Le dimanche soir! On ne met pas la table, on ne fait pas un vrai dîner. Chacun va tour à tour piocher au hasard de la cuisine un casse-croûte encore endimanché – très bon le poulet froid dans un sandwich à la moutarde, très bon le petit verre de bordeaux bu sur le pouce, pour finir la bouteille. Les amis sont partis sur le coup de six heures. Il reste une longue lisière. On fait couler un bain. Un vrai bain de dimanche soir, avec beaucoup de mousse bleue, beaucoup de temps pour se laisser flotter entre deux riens ouatés, brumeux. Le miroir de la salle de bains devient opaque, et les pensées se ramollissent. Surtout ne pas penser à la semaine qui s'achève, encore moins à celle qui va commencer. Se laisser fasciner par ces petites vagues au bout des doigts fripés par la mouillure chaude. Et puis, quand tout est vide, s'extirper enfin. Prendre un bouquin? Oui, tout à l'heure. À présent, une émission télévisée fera l'affaire. La plus idiote conviendra. Ah – regarder pour regarder, sans alibi, sans désir, sans excuse! C'est comme l'eau du bain: une hébétude qui vous engourdit d'un bien-être palpable. On se croit tout confortable jusqu'à la nuit, en pantoufles dans sa tête. Et c'est là qu'elle vient, la petite mélancolie. Le téléviseur peu à peu devient insupportable, et on l'éteint. On se retrouve ailleurs, parfois jusqu'à l'enfance, avec de vagues souvenirs de promenades à pas comptés, sur fond d'inquiétudes scolaires et d'amours inventées. On se sent traversé. C'est fort comme une pluie d'été, ce petit vague à l'âme qui s'invite, ce petit mal et bien qui revient, familier – c'est le dimanche soir. Tous les dimanches soir sont là, dans cette fausse bulle où rien n'est arrêté. Dans l'eau du bain les photos se révèlent.
Le trottoir roulant de la station Montparnasse
Du temps perdu, du temps gagné? En tout cas, c'est une longue parenthèse, ce trottoir qui défile, infiniment rectiligne, silencieux. À l'origine, il y a presque un aveu: on ne peut imposer un couloir aussi long, un transit aussi colossal. Les esclaves du stress urbain ont droit à quelque rémission. À condition toutefois de rester dans le courant, de convertir en accélération objective cet allégement nuageux dans leur parcours du combattant.
Il est immense, le trottoir roulant de la station Montparnasse. On s'y engage avec la même appréhension que sur les escalators des magasins. Mais ici, pas de marches dépliées comme des mâchoires d'alligator. Tout se fait dans l'horizontalité. Du coup, on éprouve le même type de vertige que lorsqu'on descend un escalier dans le noir, et que l'on croit à une dernière marche alors qu'il n'y en a plus.
Une fois embarqué sur cette eau vive, tout bascule. Est-ce le déroulement du trottoir qui contraint à une certaine raideur, ou bien compense-t-on par une réaction d'amour-propre ce soudain laisser-aller, ce laisser-faire? On voit bien devant soi quelques inconditionnels de la précipitation qui multiplient la vitesse du trottoir par de longues enjambées. Mais c'est bien meilleur de demeurer guetteur, la main posée sur la rampe noire.
En sens inverse glissent vers vous des silhouettes hiératiques, et c'est de part et d'autre le même regard faussement absent. Étrange façon de se croiser, proches et inaccessibles, dans cette fuite accélérée qui joue la nonchalance. Destins happés une seconde, visages presque abstraits, planant sur fond d'espace gris. Plus loin, le couloir réservé aux marcheurs impénitents, dédaigneux des facilités du trottoir mécanique. Ils vont très vite, soucieux de démontrer l'inanité des concessions à la paresse. On les ignore: leur désir de donner mauvaise conscience a quelque chose d'un peu fruste et ridicule. Il faut s'en tenir au charme accaparant du trottoir roulant. C'est une fièvre sage, au long du rail mélancolique. Dans l'immobilité fuyante, on est un personnage de Magritte, une enveloppe de banalité urbaine croisant des doubles évanescents sur un ruban d'infini plat.