Le bibliobus

C'est bien, le bibliobus. Il passe une fois par mois, et s'installe sur la Place de la Poste. On connaît toutes les dates de l'année à l'avance. – Elles sont écrites sur une petite carte brune qu'on vous glisse dans un livre emprunté. Le 17 décembre, de 16 heures à 18 heures, on sait que le grand camion blanc balafré du sigle «Conseil général» sera fidèle au rendez-vous. C'est rassurant, cette mainmise sur le temps. Rien de mal ne peut vous arriver, puisque l'on sait déjà que dans un mois le salon de lecture ambulant reviendra mettre une petite tache de lumière sur la place. Oui, c'est encore mieux l'hiver, quand les rues du village sont désertes. Le seul centre d'animation devient alors le bibliobus. Oh! il n'y a pas foule, ce n'est pas le marché. Mais quand même, des silhouettes familières convergent vers le petit escalier malcommode qui permet d'accéder au camion.

On sait que dans six mois on rencontrera là Michèle et Jacques («Alors, cette retraite, c'est pour quand?»), Armelle et Océane («Elle porte bien son nom, ta fille, elle a des yeux d'un bleu!»), d'autres qu'on connaît moins mais qu'on salue d'un sourire entendu: rien que ce rite à partager, c'est toute une complicité.

La porte du camion est étrange. Il faut se glisser entre deux parois transparentes de plastique rigide, qui prémunissent à l'intérieur des courants d'air. Ce sas entrouvert, traversé, on est tout de suite dans le moquette, le silence douillet, la flânerie studieuse. La jeune fille et l'employé plus âgé à qui l’on rend les livres rapportés témoignent par leur salut qu'ils vous connaissent, mais leur amabilité ne va pas jusqu'à l'enjouement. Tout doit rester feutré. Même si certains jours l'exiguïté du lieu fait déployer des trésors d'ingéniosité déambulatoire pour ne pas déraper vers la promiscuité, chacun reste libre dans son silence, dans son choix. Les rayons sont des plus variés. On a droit au total à douze emprunts, et c'est très bon de faire dans l'hétéroclite. Ce petit recueil de poèmes en prose de Jean-Michel Maulpoix, pourquoi pas? «Le jour tarde sous un entassement de feuilles et de fleurs de tilleul.» Cette phrase suffit à en donner l'envie.

L'énorme album de Christopher Finch L'aquarelle au XIXe siècle sera un peu lourd, mais il y a des beautés rousses préraphaélites, des aubes de Turner, et puis quel privilège de s’arroger ainsi en toute impunité ces trois kilos volumineux de luxe mat! Un magazine de photos avec des enfants de Boubat, une cassette des cantates de Bach, un album sur le Tour de France: on peut glisser dans son panier toutes ces merveilles disparates; déjà comblé, se dire que l'on va en glaner encore tout autant, au hasard des étagères. Les enfants n'en finissent pas de s'accroupir devant les bandes dessinées, les romans illustrés, de s'émerveiller parfois: «La dame a dit que je pouvais en prendre un de plus!»

La soif étanchée, le choix s'alentit. Une odeur de laine tiède, de gabardine mouillée monte dans l'espace étroit. Mais c'est du sol surtout que monte une sensation particulière: une espèce de tangage infime, de roulis. On avait oublié l'équilibre des pneus, le fondement mobile de ce temple familial. Ce mal de mer au chaud des livres, c'est la province en creux d'hiver. Prochain passage du bibliobus: jeudi 15 janvier, de 10 heures à 12 heures, Place de l'Église, de 16 heures à 18 heures, Place de la Poste.


Frous-frous sous les cornières


Dans la vitrine se déploient des caracos fleuris, des soutiens-gorge balconnets, des culottes échancrées dans des tons de fraîcheur, de pois de senteur mauves et bleus, quelques photos de modèles alanguis arborent des ensembles noirs plus sulfureux. Les allusions démoniaques de ces dessous soyeux sont-elles vraiment démenties par le sourire franc des cover-girls qui vous regardent en face, sans arrière-pensée apparente? Sans doute est-ce au contraire le comble de la perversité. On entre là avec un alibi des plus humbles, des plus honnêtes:

– Tu passeras me prendre des boutons-pression chez Mme Rosières?

Mme Rosières! Oui, la tenancière de cet émoustillant comptoir d'ambiguïtés officielles affiche un nom de pruderie fanée. Quant aux panoplies lucifériennes, on a du mal à croire qu'elles puissent être vendues par une Mme Rosières, quelque part dans l'ombre des cornières.

Dehors il faisait lourd, d'une chaleur orageuse dont la touffeur vous avait suivi à la Maison de la Presse, et même dans la luxueuse pharmacie voisine. Mais chez Mme Rosières, il fait bon, il fait crème – la couleur de tous ces minuscules tiroirs qui s'empilent jusqu'au plafond. La boutique est un long couloir; au fond se dresse le comptoir. Dans le renfoncement qui lui succède, deux petites vieilles sont assises, l'une vêtue de satinette fermière, un chapeau de paille rubané sur les genoux, l'autre en tablier bleu, très écolière d'autrefois. La satinette est de passage et de conversation, Mme Rosières est l'écolière. Elle se lève, et s'approche avec un empressement flatteur – mais bientôt on comprend qu'elle n'est pas fâchée d'avoir interrompu ainsi le babillage envahissant de sa compagne. Très momentanément. Malgré votre présence, la satinette lancera sans écho mais sans renoncement des phrases régulières:

– Moi, la tapisserie, ma pauvre, je n'ai plus le goût!

– Il faudra que tu me redonnes du coton à broder.

– C'est bien mardi prochain, la foire à la volaille?

– Cette chaleur, cette chaleur!

Au fond du magasin, le frou-frou cède la place aux canevas: biche aux abois, gitane langoureuse, chanteur sucreux, paysage breton. Mais c'est tout autour du comptoir que s'affiche le trésor des lieux. Il y a d'abord, rangés par ordre croissant de taille sur des plaquettes de carton blanc, des boutons de toutes formes. Émaux utilitaires, camées pratiques, ces bijoux du raffinement ordinaire n'ont de sens que par juxtaposition avec leurs semblables. Ce serait un sacrilège d'acheter les vert pâle, et de les priver de la contiguïté des vert prune, des vert émeraude, et des rose corail. La même irisation complémentaire préside au rangement des bobines de fil, sur le présentoir mural qui fait chanter une palette d'infimes dégradés. Pour les cotons à broder, l'art de la nuance est plus secret. Mme Rosières les extrait des tiroirs où ils ondulent par affinité de ton, et brandit une poignée de serpents bruns, noués aux deux extrémités par une bague de papier noir.

Une pensée incongrue vous traverse. Mme Rosières, l'écolière des patiences ravaudeuses, la sainte patronne des broderies pour doux regards aux yeux baissés, Mme Rosières la protectrice des vêtements de qualité qu'on use jusqu'au bout en changeant les boutons, Mme Rosières a-t-elle recours pour sa propre élégance aux sous-vêtements pois de senteur? On l'eût vouée pourtant aux engonçantes gaines rose chair amoncelées sur un étal non loin de sa boutique, le jour du marché, à l'avantageux confort des culottes de pilou qui s'empilent près des robes paysannes.

Et cependant. Si Mme Rosières a toute sa vie maintenu la tradition de la lingerie fine, c'est sans doute qu'elle en a adopté à sa manière quelques tentatives, quelques coquetteries, quelques audaces. À son âge, évidemment… Mais c'est peut-être là le secret de cette atmosphère si précieuse et si fraîche qui flotte à l'ombre des cornières. Le caraco fleuri que porterait Mme Rosières ne serait pas destiné au contentement de quelque brutalité mâle, ni à l'autosatisfaction d'une jeune femme à son miroir. Non, ce serait un caraco parfait, un ascétique caraco choisi pour l'absolu de sa couleur, de sa texture. Voilà pourquoi le temple crème a cette fraîcheur baptismale. Voilà pourquoi malgré la modestie de son tablier bleu Mme Rosières reste imperceptiblement nimbée d'une aura singulière: elle est la vierge du frou-frou.


Plonger dans les kaléidoscopes


On plonge dans cette chambre japonaise de miroirs; on découvre les cloisons secrètes; on goûte la lumière emprisonnée dans l'étouffant cylindre de carton. Théâtre d'ombres du mystère, coulisses nues du jeu de la lumière, parois de glace sombre. C'est là que le miracle se prépare, dans l'équivoque cruauté des images multipliées. Aux deux bouts du cylindre, pas grand-chose: d'un côté le petit œilleton niaisement évident du voyeur; de l'autre, entre deux cercles opaques, les cristaux de couleur, verre peint d'un ton vif, atténué par le brouillard de la distance et l'idée de poussière. En bas le spectacle est tout plat, en haut le regard froid. Mais quelque chose se prépare entre les deux; dans le caché, le sombre, le fermé, dans ce tube si lisse recouvert d'une mince couche de papier glacé, si anonyme, de mauvais goût souvent, avec des arabesques entrelacées.

On regarde. Dedans, les joyaux bleu canard, mauve ancien, orange lourd, se fractionnent dans une aqueuse fluidité. Palais des glaces de l'Orient, harem des banquises, cristal de neige du sultan. Voyage unique, chaque fois recommencé. Voyage de turquoise au bord des pierreries du Nord, voyage de grenade au large parfumé des golfes chauds. Des pays s'inventent, pays sans nom qu'aucune carte ne saurait retrouver. On tourne à peine le cylindre; on est ailleurs, plus loin; derrière soi, le pays chaud et froid se disloque déjà, avec un petit bruit douloureux de brisure.

Qu'importé ce qu'on abandonne. Quelques cristaux de verre peint se recommencent et inventent le pays nouveau. On attend une image, et c'est presque celle qui vient, mais jamais tout à fait. La petite différence fait tout le prix de ce voyage et son vertige, parfois presque son désespoir: on ne possédera jamais le pays des cristaux qui bougent. Cette mosaïque de ciel ne reviendra pas: vert angélique et rouge de velours théâtre, elle a la solennité géométrique des jardins du Louvre, et l'oppressante intimité d'une maison chinoise. Plafond, mur ou plancher, c'est bien une image de la terre, mais flottant dans l'apesanteur d'un espace éclaté. Il faut rester là, s'abîmer longuement – si l'on pose le cylindre, le geste le plus doux suffit à bouleverser le continent; un souffle devient cyclone, le palais s'envole.

Dans une chambre noire le mystère réfléchit. Tout se perd et tout se confond, tout est léger, tout est fragile. On ne possède rien. Tout juste sans bouger quelques secondes de beauté, une patience ronde, sans désir. Un peu de bonheur sage passe; on le retient entre le pouce et le majeur de ses deux mains. Il faut toucher à peine.


Appeler d'une cabine téléphonique


Ce n'est d'abord qu'une succession de contraintes matérielles toujours un peu embarrassées: la lourde porte hypocrite dont on ne sait jamais s'il faut la pousser-tirer ou la tirer-pousser; la carte magnétique à retrouver entre les tickets de métro et le permis de conduire – contient-elle encore assez d'unités? Puis, le regard rivé sur le petit écran, obéir aux consignes: décrochez… attendez… Dans l'espace clos, trop étroit et déjà embué, on se tient ramassé, crispé, pas à l'aise. Le pianotage du numéro sur les touches métalliques déclenche des sonorités aigrelettes et froides. On se sent captif, dans le parallélépipède rectangle, moins isolé que prisonnier. En même temps, on sait qu'il y a là un rite initiatique: il faut ces gestes d'obédience au mécanisme raide pour accéder à la chaleur la plus intime, la plus désemparée – la voix humaine. D'ailleurs, les sons progressent insensiblement vers ce miracle: à l'écho glacial du pianotage succède une espèce de chanson ombilicale modulée qui vous conduit au point d'attache – enfin, les coups d'appel plus graves, en battements de cœur, et leur interruption comme une délivrance.

C'est juste à ce moment-là qu'on relève la tête. Les premiers mots viennent avec une banalité exquise, un faux détachement – «oui, c'est moi – oui, ça s'est bien passé – je suis juste à côté du petit café, tu sais, place Saint-Sulpice».

Ce n'est pas ce que l'on dit qui compte, mais ce qu'on entend. C'est fou comme la voix seule peut dire d'une personne qu'on aime – de sa tristesse, de sa fatigue, de sa fragilité, de son intensité à vivre, de sa joie. Sans les gestes, c'est la pudeur qui disparaît, la transparence qui s'installe. Au-dessus du bloc téléphonique bêtement gris s'éveille alors une autre transparence. On voit soudain le trorroir devant soi, et le kiosque à journaux, les gosses qui patinent. Cette façon d’accueillir tout à coup l'au-delà de la vitre est très douce et magique: c'est comme si le paysage naissait avec la voix lointaine. Un sourire vient aux lèvres. La cabine se fait légère, et n'est plus que de verre. La voix si près si loin vous dit que Paris n'est plus un exil, que les pigeons s'envolent sur les bancs, que l'acier a perdu.

Загрузка...