XIV

— Je vais vous faire passer par-derrière, dit le chauffeur. Il y a une nuée de journalistes de l’autre côté. Miss Clayton a pensé que vous ne voudriez peut-être pas les rencontrer.

— Merci, dit Maxwell, c’est très aimable à vous.

Nancy, se dit-il, avait, selon son habitude, tout organisé. Elle considérait comme une de ses prérogatives de décider de la vie des autres.

Sa maison était située sur la falaise basse qui longeait le lac à l’ouest. L’eau brillait à la lumière de la lune. La façade était inondée de lumière mais l’arrière était dans l’obscurité.

La voiture quitta l’autoroute et grimpa lentement la route bordée de grands chênes. Un oiseau effrayé s’envola, les phares de la voiture éclairèrent un moment ses battements d’ailes désespérés. Deux chiens se précipitèrent dans l’allée, aboyant furieusement de chaque côté de la voiture.

Le chauffeur ricana :

— Si vous étiez à pied, ils vous dévoreraient vivant.

— Mais pourquoi miss Clayton a-t-elle subitement besoin d’une meute pour la garder ?

— Il ne s’agit pas d’elle mais de quelqu’un d’autre.

Maxwell réprima la question qui lui venait aux lèvres.

Le chauffeur s’engagea dans un petit chemin qui passait sous un portique et il s’arrêta.

— C’est la porte de derrière, dit-il. Vous n’avez pas besoin de frapper. Ensuite, vous traversez le hall et vous passez devant un escalier en colimaçon. Vous verrez, la réception est au fond du corridor.

Maxwell posa la main sur la poignée de la porte et hésita.

— Ne vous occupez pas des chiens, dit le chauffeur, ils connaissent la voiture, ils ne vous feront rien.

En effet, aucun des chiens n’était en vue et Maxwell monta rapidement les trois marches du perron. Il ouvrit la porte de derrière et pénétra dans le hall.

Il y faisait sombre. Une faible lueur provenait du haut de l’escalier. Sans doute quelqu’un qui avait laissé allumé. Des éclats de voix et de rires résonnaient quelque part.

Il demeura un moment immobile puis il s’habitua à l’obscurité et il vit que le hall s’avançait vers le centre de la maison, plus loin que l’escalier. Ensuite, il devait y avoir une porte, ou bien un brusque tournant dans le corridor, et il tomberait sûrement sur la soirée.

Il se dit que tout cela était curieux. Si Nancy avait donné des ordres au chauffeur pour qu’il le dépose derrière la maison, elle aurait dû demander à quelqu’un de l’accueillir ou tout au moins s’assurer qu’il trouverait facilement son chemin.

Il trouvait que c’était vraiment très étrange d’arriver de cette façon et de chercher les invités dans le noir. Il pensa à rebrousser chemin et retourner chez Oop, mais il se souvint des chiens qui étaient dehors, deux brutes sauvages.

Ce n’était pas dans le style de Nancy, elle ne faisait pas de choses de ce genre. Il sentait que cela ne collait pas du tout et il ne se sentait pas à son aise.

Il avança avec précaution dans le hall, en faisant attention à ne pas buter contre un meuble. Il distinguait un peu mieux mais le hall ressemblait toujours à un tunnel.

Il passa l’escalier, rasant la première marche et il se trouva en partie coupé de la lumière qui provenait de l’étage supérieur. Le hall était encore plus sombre qu’auparavant.

Une voix appela :

— Professeur Maxwell, je sais que vous êtes là.

En fait, cela ne ressemblait pas à une voix, Maxwell aurait pu jurer qu’il n’avait pas entendu de son. Il avait l’impression que la voix provenait de quelque part dans sa tête.

Il sentit la crainte s’emparer de lui. Il essaya de se dominer mais il n’y réussit pas. Il voulut parler mais il ne put émettre un son.

La voix reprit :

— Je vous attendais, Professeur. Je désire m’entretenir avec vous. Il y va de votre intérêt autant que du mien.

— Où êtes-vous ? demanda Maxwell.

— Derrière la porte tout de suite à votre gauche.

— Je ne vois pas de porte.

Le bon sens de Maxwell lui soufflait :

— Va-t’en ! Sauve-toi aussi vite que tu le peux !

Mais il ne le pouvait pas. Il n’y parvenait pas. S’il partait, dans quelle direction devait-il courir ? Pas vers la porte de derrière à cause des chiens, ni dans le hall sombre où il heurterait sûrement quelque chose et alerterait tous les invités avec un grand bruit. On le retrouverait échevelé et mort de peur, car, il le savait, s’il se mettait à courir, la terreur s’emparerait de lui et il n’y pourrait rien.

Ce n’était déjà pas tellement brillant de s’introduire à une réception par la porte de derrière sans en plus être trouvé dans un tel état.

S’il s’était agi de n’importe quelle voix, cela n’aurait pas été aussi terrifiant. Cette voix-là ne possédait aucune intonation, elle rendait un son métallique et dur, inhumain. C’était, se dit Maxwell, la voix d’un être extra-terrestre.

— Il y a une porte, hacha la voix monocorde. Avancez-vous un peu sur la gauche et ouvrez-la.

Tout cela devenait vraiment ridicule. Ou il l’ouvrait, ou il prenait la fuite. À moins qu’il ne parte tout simplement. Mais, il savait bien que dès qu’il aurait tourné le dos à cette porte, il prendrait ses jambes à son cou, involontairement, fuyant la terreur à laquelle il tournerait le dos.

Il fit un pas vers la gauche, trouva la porte et la poussa. La pièce était sombre mais une faible lueur filtrait par la fenêtre pour éclairer une créature rondouillette au milieu de la pièce. Dans son ventre s’agitait une vermine phosphorescente comme des vers luisants dans un bocal.

— Non, dit la créature, vous ne vous trompez pas. Je suis bien un de ceux que vous nommez Roulants. Vous m’appellerez monsieur Marmaduke, ce sera plus facile. Ce n’est pas mon nom, aucun d’entre nous n’en possède un, nous n’en avons pas besoin, notre personnalité réside ailleurs.

— Enchanté de faire votre connaissance, monsieur Marmaduke.

Maxwell parlait lentement, ses lèvres étaient devenues dures et raides comme le reste de son corps.

— Moi aussi, Professeur.

— Comment saviez-vous qui j’étais ? demanda Maxwell. Vous n’avez pas hésité, vous saviez que j’allais traverser le hall.

— Bien sûr, dit le Roulant.

Maxwell distinguait mieux la créature. Un corps bouffi porté par deux roues et rempli de matière luisante et frétillante.

— Vous êtes invité par Nancy ? demanda-t-il.

— Oui, répondit M. Marmaduke. Je crois être l’hôte d’honneur de sa soirée.

— Alors, peut-être devriez-vous être avec les autres.

— J’ai dit que j’étais fatigué. C’est un léger mensonge car je ne suis jamais fatigué. Alors, j’ai été me reposer un moment.

— Et vous m’attendiez ?

— Exactement.

Maxwell était certain que Nancy n’y était pour rien. Elle était futile et pour elle la seule chose qui avait de l’importance était ses éternelles soirées. Elle était incapable de toute intrigue.

— Il y a un sujet dont nous pourrions discuter, dit M. Marmaduke. Cela pourrait être profitable pour tous les deux. Je crois que vous cherchez un acheteur pour une marchandise importante. Cela pourrait m’intéresser.

Maxwel fit un pas en arrière et chercha une réponse, mais il n’en trouva pas.

— Vous ne dites rien, dit M. Marmaduke. Je ne peux pas m’être trompé, vous êtes bien l’intermédiaire chargé de cette vente ?

— Oui, dit Maxwell.

Il savait que cela ne servirait à rien de le nier. Cette créature était au courant de l’existence de l’autre planète et du trésor de science, il ne savait trop comment. Peut-être en connaissait-elle aussi le prix. Se pouvait-il que ce soit les Roulants qui aient fait la proposition d’achat de l’Artifact ?

— Eh bien alors, dit M. Marmaduke, occupons-nous tout de suite de cette affaire et examinons-en les modalités. Sans oublier, bien entendu votre commission.

— J’ai bien peur que ce ne soit impossible pour le moment. Je ne connais pas les conditions. Voyez-vous, je suis chargé de trouver l’acheteur et ensuite…

M. Marmaduke le coupa :

— Aucune importance. Je suis au courant des détails qui vous manquent.

— Et vous paierez le prix ?

— Bien entendu, dit le Roulant. Simplement, cela sera un peu long. Il me faut le temps de mener à bien certaines négociations. Ensuite, nous pourrons conclure l’affaire sans aucun problème. Le seul que je vois est de déterminer le montant de votre commission.

— Je présume, dit Maxwell que ce sera une bonne commission.

— Nous avions pensé vous nommer, disons bibliothécaire. Nous avons besoin d’une créature comme vous et je pense que ce travail pourrait vous intéresser. Nous voudrions connaître le salaire que vous demandez et vos conditions d’emploi.

— Il va me falloir réfléchir.

— Bien entendu. Dans un cas comme celui-ci, il est bon de s’accorder un peu de réflexion. Nous sommes prêts à une grande générosité.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, dit Maxwell. C’est de l’opération elle-même que je parlais. Il faut que je décide si je veux traiter avec vous.

— Peut-être doutez-vous de notre solvabilité ?

— Peut-être.

— Professeur Maxwell, je vous conseillerais d’abandonner vos doutes, car nous sommes décidés à obtenir de toute façon ce que vous avez à vendre. Alors, il vaudrait mieux que vous nous le vendiez de bon cœur.

— Que je le veuille ou non ?

— Je ne l’aurais pas dit aussi franchement mais c’est bien cela.

— Vous n’êtes pas très bien placé pour employer ce ton.

— Vous ne savez rien de notre position. Votre savoir ne dépasse pas une certaine limite dans l’espace. Au-delà, vous ne savez plus rien.

Il y avait quelque chose dans le ton employé, dans les mots mêmes qui fit frémir Maxwell.

Votre savoir ne dépasse pas une certaine limite dans l’espace, avait dit le Roulant. Qu’y avait-il au-delà de cette limite ? Personne ne le savait. On savait seulement que les Roulants avaient installé leur empire quelque part dans la zone inconnue et on racontait des histoires horribles, comme celles qu’inspire toute frontière.

Peu de contacts avaient été établis avec les Roulants et on ne savait pratiquement rien d’eux, ce qui était mauvais. Il n’y avait pas eu de mains tendues, pas de gestes de bonne volonté ni d’un côté ni de l’autre. La frontière entre les Roulants et les Humains était installée dans l’espace, ligne silencieuse et sombre que personne n’avait traversée.

— Je me déciderais plus facilement, dit Maxwell, si nous en savions davantage sur vous.

— Vous savez que nous sommes de la vermine, dit M. Marmaduke avec dédain. Vous êtes intolérants.

— C’est faux, dit Maxwell. Nous savons que vous êtes des mécaniques dont la base est composée de ce que, sur notre Terre, nous nommons insectes. Ceci vous rend différents de nous, bien sûr, mais pas davantage que beaucoup d’autres créatures. Je n’aime pas beaucoup le mot intolérant, M. Marinaduke car il suppose que le sujet puisse appeler la tolérance et il n’en est pas question, ni pour vous, ni pour moi, ni pour aucune autre créature au monde.

Il s’aperçut qu’il tremblait de colère et il se demanda comment un seul mot avait pu le mettre dans cet état, alors qu’il n’avait pas été touché à l’idée de voir le Roulant acheter le savoir de la planète de cristal. Il se dit que cela provenait de ce que depuis que tant de races se côtoyaient, la tolérance et l’intolérance étaient devenues des mots prohibés.

— Votre discours était percutant et courtois, dit le Roulant. Il se peut que vous ne soyez pas intolérant.

— Même si l’intolérance existait, dit Maxwell, je ne vois pas pourquoi elle vous heurterait. Elle salirait davantage celui qui l’éprouverait que celui vers lequel elle serait dirigée. Ce serait non seulement une preuve de sa mauvaise éducation mais aussi de son peu de culture. Il n’y a rien de plus bête que l’intolérance.

— Alors, s’il ne s’agit pas d’intolérance, qu’est-ce qui vous fait hésiter ?

— Il me faudrait savoir ce que vous comptez faire de ce que vous voulez acheter. Je voudrais être plus renseigné sur vous.

— Pour pouvoir juger ?

— Je ne sais pas d’après quoi on peut émettre un jugement dans un cas pareil.

— Nous parlons trop, dit M. Marmaduke, et cela ne sert à rien. Je vois que vous n’avez pas l’intention de traiter avec nous.

— Pour l’instant, je crois que vous avez raison.

— Alors, nous devons trouver un autre moyen. Votre refus va nous causer bien du tracas et va nous faire perdre notre temps. Nous vous le reprocherons.

— Je pense que je le supporterai.

— Il vaut mieux être du côté du vainqueur.

Une masse compacte et rapide frôla Maxwell et il saisit un éclair de dents luisantes et un pelage roux.

— Sylvester ! cria Maxwell. Arrête !

M. Marmaduke se déplaça à toute vitesse. Il vira sur ses roues pour éviter la charge de Sylvester et tenter d’atteindre la porte. Sylvester fit demi-tour et on entendit le grincement de ses griffes sur le sol. Maxwell aperçut le Roulant qui se dirigeait droit sur lui, il fit un plongeon pour s’écarter mais une roue le heurta à l’épaule et le poussa rudement sur le côté. M. Marmaduke sortit de la pièce comme un éclair, suivi par Sylvester, silhouette longue et souple qui paraissait voler dans les airs.

— Arrête, Sylvester ! cria Maxwell tout en sortant lui-même en courant. Il prit si vite le tournant du hall que ses jambes pédalèrent dans le vide un moment.

Devant lui, le Roulant avançait avec aisance dans le hall, toujours suivi de Sylvester. Maxwell ne s’essouffla pas davantage à appeler le chat mais se lança dans la course.

Au fond du hall, M. Marmaduke bifurqua sur la gauche et Sylvester perdit de précieuses secondes à essayer, sans succès, de l’imiter. Maxwell les suivit et il déboucha dans un corridor au bout duquel un petit escalier de marbre descendait vers la foule des invités.

M. Marmaduke se dirigeait très vite vers l’escalier, suivi à une distance d’environ trois bonds par Sylvester, puis encore un bond plus loin par Peter Maxwell.

Maxwell tenta d’avertir le Roulant mais il ne trouva pas le souffle et, de toute façon, les événements étaient trop rapides.

Le Roulant trébucha sur la marche supérieure. Maxwell fit un vol plané pour atterrir sur le chat et le ceinturer. Tous deux s’étalèrent sur le sol et ils déboulèrent le long du couloir. Il eut le temps d’apercevoir le Roulant qui rebondissait sur la deuxième marche et commençait à dévaler l’escalier.

Soudain, des cris de femmes effrayées, d’hommes stupéfaits retentirent, accompagnés de bruits de verres cassés. Maxwell eut une vilaine pensée et se dit que Nancy aurait plus de succès qu’elle ne l’avait espéré.

Il s’écrasa contre le mur au bord de l’escalier et, il ne comprit pas comment, Sylvester était installé sur lui, appliqué à lui lécher le visage.

— Sylvester, tu as réussi cette fois-ci. Tu nous as bien mis dans le pétrin.

Sylvester continua à le lécher en ronronnant.

Maxwell repoussa le chat et réussit à s’asseoir contre le mur.

En bas, M. Marmaduke était renversé sur le flanc. Ses roues tournaient dans le vide, et le frottement de celle qui était sur le sol le faisait tourner sur lui-même.

Carol descendit l’escalier en courant et s’arrêta les poings sur les hanches pour regarder Maxwell et Sylvester.

— Tous deux ensemble, s’exclama-t-elle, puis la colère l’étouffa.

— Nous sommes désolés, dit Maxwell.

— L’hôte d’honneur ! Vous pourchassez l’hôte d’honneur dans les couloirs comme si c’était un élan !

Elle pleurait presque.

— Je vois qu’il est entier. Nous ne lui avons pas fait trop de mal. Je m’attendais à lui trouver le ventre éclaté et toute sa vermine répandue partout.

— Que va penser Nancy ? dit Carol avec reproche.

— Je pense qu’elle sera ravie. Il n’y a jamais eu autant d’ambiance à aucune de ses soirées. À part la fois où l’Amphibie du Système Nettle, celui qui soufflait des flammes, a mis le feu à l’arbre de Noël.

— Vous inventez, dit Carol.

— Je vous jure que c’est vrai. J’y étais. J’ai même aidé à éteindre le feu.

En bas, on hissait M. Marmaduke pour le remettre d’aplomb sur ses deux roues. De petits robots serveurs s’affairaient. Ils ramassaient les débris de verres cassés et essuyaient les boissons répandues sur le sol.

Maxwell se releva et Sylvester se rapprocha de lui. Il se frotta contre ses jambes en ronronnant.

Nancy était apparue, elle parlait à M. Marmaduke. Un cercle d’invités s’était formé autour d’eux pour écouter la conversation.

— À votre place, suggéra Carol, je disparaîtrais le plus vite possible. Je ne pense pas que vous soyez très bien accueilli.

— Je crois que si. Je suis toujours le bienvenu ici.

Il commença à descendre l’escalier. Sylvester le suivit d’un pas royal. Nancy se retourna et le vit. Elle traversa le cercle des invités pour venir à sa rencontre.

— Pete ! s’exclama-t-elle. Alors, c’est bien vrai, vous êtes revenu ?

— Bien sûr, dit Maxwell.

— Je l’ai lu dans les journaux mais je n’y croyais pas vraiment. Je pensais qu’il s’agissait d’une blague ou d’une mystification.

— Mais, vous m’avez invité !

— Invité ?

Il voyait qu’elle ne plaisantait pas.

— Vous voulez dire que vous ne m’avez pas envoyé la Crevette ?

— La Crevette ?

— Enfin, quelque chose qui ressemblait à une crevette géante.

Elle hocha la tête négativement. Maxwell l’observait et il s’aperçut qu’elle vieillissait. Elle avait au coin des yeux de petites rides que le maquillage n’avait pu camoufler. Cela lui fit un choc.

— Cela ressemblait à une crevette, dit-il. Il m’a dit qu’il vous servait de coursier, que vous m’invitiez, qu’une voiture viendrait me prendre. Il m’a apporté des vêtements parce que, disait-il…

Nancy le coupa :

— Pete, croyez-moi. Je n’ai rien fait de tout cela. Je ne vous ai pas invité mais je suis heureuse que vous soyez ici.

Elle se rapprocha de lui et lui posa la main sur le bras. Elle se retenait pour ne pas rire :

— J’aimerais savoir ce qui s’est passé avec M. Marmaduke.

— Je suis désolé.

— Il n’y a pas de quoi. Il est mon invité et, bien sûr, il faut respecter les invités mais il est épouvantable. Il est profondément ennuyeux et snob et…

— Pas maintenant, lui souffla-t-il.

M. Marmaduke se dirigeait en roulant vers eux. Nancy se tourna vers lui :

— Vous n’avez rien ?

— Je vais très bien.

Il se rapprocha de Maxwell, et de son corps grassouillet sortit un bras. On aurait dit une corde articulée ou plutôt un tentacule. Au bout du bras, il y avait trois doigts en forme de griffes. Il en entoura l’épaule de Maxwell. Celui-ci eut envie de se dégager mais il se força à rester immobile.

— Merci, monsieur, dit M. Marmaduke. Je vous suis très reconnaissant. Vous m’avez peut-être sauvé la vie. En tombant, je vous ai vu sauter sur l’animal, c’était très courageux de votre part.

Sylvester était toujours collé contre Maxwell. Il leva la tête, et montra les crocs en grondant silencieusement.

— Il ne vous aurait pas fait de mal, dit Carol. Il est aussi doux qu’un petit chat. Si vous ne vous étiez pas enfui, il ne vous aurait pas poursuivi. Il a cru que vous vouliez jouer. Sylvester adore jouer.

Sylvester bâilla, découvrant une magnifique rangée de dents.

— Ce genre de jeux ne m’intéresse pas, dit M. Marmaduke.

— Quand je vous ai vu tomber, dit Maxwell, j’ai eu peur pour vous. J’ai cru que vous alliez éclater.

— Il n’y avait pas de quoi avoir peur. Je suis très résistant. Mon corps est d’excellente qualité. Il est fait d’une matière à la fois ferme et élastique.

Il retira son bras de l’épaule de Maxwell. On aurait dit une corde huileuse qui s’enroulait dans son corps, sans laisser la moindre trace extérieure pour indiquer la cavité.

— Vous m’excuserez, dit M. Marmaduke, j’ai quelqu’un à voir.

Il fit demi-tour et s’éloigna en roulant.

Nancy frissonna :

— Il me donne la chair de poule. Pourtant, il faut le reconnaître, il est très décoratif. N’importe quelle maîtresse de maison ne peut pas s’offrir un Roulant. À vous, je peux le dire, Pete, je me suis donné beaucoup de mal pour l’avoir ce soir et maintenant je le regrette. Il est repoussant.

— Savez-vous ce qui l’amène ici ? Je veux dire sur la Terre ?

— Non. Je crois que c’est un voyage d’agrément, bien que cela m’étonne beaucoup d’une telle créature.

— Je crois que vous avez raison.

— Pete, racontez-moi. Les journaux…

Il l’interrompit en souriant :

— Je sais, on dit que je suis revenu de chez les morts.

— Mais c’est faux. Je sais que c’est impossible. Qui donc a été enterré ? Tout le monde était à l’enterrement. Nous pensions tous que c’était vous qui étiez mort, mais cela n’est pas possible.

— Nancy, je ne suis rentré qu’hier. J’ai appris ma propre mort. J’ai trouvé mon appartement loué, je n’ai plus de travail et…

— C’est impossible. Ces choses-là n’existent pas. Je ne comprends pas.

— Moi non plus. Je pense que je saurai tout un peu plus tard.

— De toute façon vous êtes là. Si vous ne voulez pas en parler, je vais faire passer la consigne.

— Je ne crois pas que vous réussirez.

— N’ayez pas peur des journalistes, il n’y en a pas. Avant, j’en invitais toujours quelques-uns mais finalement, on ne peut faire confiance à aucun d’eux. Je l’ai découvert à mes dépens.

— J’ai entendu dire que vous possédiez un tableau ?

— Vous êtes au courant ? Je vais vous le montrer. Il n’y a rien de plus beau, pensez donc, un Lambert ! En plus, il avait disparu. Je vous raconterai tout plus tard, mais je ne vous dirai pas combien je l’ai payé. C’est un secret, j’en ai honte.

— Beaucoup, ou peu ?

— Beaucoup. J’ai fait très attention, on se fait si facilement rouler, je l’ai fait examiner par un expert. En fait, j’en ai fait venir deux, le second pour vérifier ce qu’avait dit le premier.

— Il n’y a aucun doute possible ? C’est bien un Lambert ?

— Aucun doute. Moi-même, j’en étais presque certaine. Personne n’a jamais peint comme lui, mais, cela aurait pu être un faux et je devais m’en assurer.

— Que savez-vous de Lambert ? Que connaissez-vous de lui qu’on ne trouve pas dans les livres ?

— Rien sur l’homme lui-même. Pourquoi cette question ?

— Parce que vous montrez un tel enthousiasme !

— Voyons ! Avoir découvert un Lambert suffit pour cela ! J’avais déjà deux œuvres de lui mais celle-ci, c’est spécial. Le tableau avait disparu. En fait, personne n’en avait jamais eu connaissance. Et en plus, il s’agit d’une de ses œuvres de la période grotesque, il est impensable qu’on ait pu l’égarer. Ce serait un de ses premiers tableaux, ce serait compréhensible.

Ils traversèrent la pièce.

— Le voilà, dit Nancy.

Ils s’étaient frayé un passage au travers du petit groupe d’invités qui regardait le tableau. Maxwell pencha la tête pour mieux le voir.

C’était différent de ce qu’il avait vu le matin dans le livre. Sans doute était-ce à cause des dimensions du tableau et de l’éclat des couleurs qui rendaient moins bien sur les planches de couleur à la bibliothèque. Mais, ce n’était pas tout. Les créatures et le paysage étaient différents. Le paysage était plus terrestre avec ses collines grises, sa végétation de broussailles brunes, ses arbres rabougris qui ressemblaient à des fougères. Sur une colline, avançaient en ligne des créatures qui auraient pu être des Gnomes. Au pied d’un arbre, dormait une sorte de Lutin, son chapeau enfoncé sur les yeux. Et puis, partout des êtres effrayants, avec des visages et des corps obscènes.

Maxwell sursauta, il s’avança d’un pas, s’arrêta et demeura immobile devant le tableau, essayant de ne pas se trahir.

Il était impossible que personne d’autre ne l’ait remarqué. Peut-être que si quelqu’un l’avait vu, il avait pensé que ce n’était pas la peine d’en parler ou bien il n’en avait pas été sûr et avait préféré se taire.

Pour Maxwell, cela ne faisait aucun doute. La petite protubérance qu’il distinguait au sommet d’une des collines était bien l’Artifact.

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