IV

Quand Maxwell arriva à la limite du campus, en provenance de l’aéroport par une des chaussées les plus lentes, l’horloge du Hall de la Musique sonnait le premier coup de six heures. Churchill avait pris une autre chaussée et Maxwell en était très content. Pas seulement à cause du dégoût qu’il éprouvait pour cet homme mais aussi parce qu’il voulait se retrouver seul. Il avait envie de faire le voyage seul, les fenêtres ouvertes, sans avoir à parler à personne, en silence. Il voulait s’imprégner du panorama et des sensations que lui apportaient les quelques hectares de bâtiments et de mails. Il rentrait chez lui, dans un lieu chéri.

Le crépuscule baignait le campus comme un divin brouillard, il estompait les contours des bâtisses, transformait les mails en illustrations de livres de contes.

Des groupes d’étudiants bavardaient tranquillement le long des mails, leurs livres ou leurs sacoches sous le bras. Un homme aux cheveux blancs était assis sur un banc. Il regardait jouer deux écureuils sur la pelouse. Deux créatures extraterrestres – des Reptiles – ondulaient le long d’un chemin brumeux, plongées dans une discussion. Un étudiant humain marchait à grands pas en sifflant, le long du trottoir. Son sifflement se répercuta dans les coins tranquilles des bâtiments. En croisant les reptiles, il leva la main pour un salut solennel.

Et partout, se dressaient les arbres, de grands ormes qui étaient là depuis des temps très lointains. Depuis plusieurs générations, ils remplissaient leur rôle de sentinelles vigoureuses.

La grosse horloge commença à sonner l’heure. Son heurtoir de bronze résonnait dans le lointain et il sembla à Maxwell que par la voix de la cloche, c’était le campus en entier qui lui souhaitait la bienvenue. Il se dit que l’horloge était une amie. Pas seulement la sienne, mais celle de tous ceux qui l’entendaient. Elle était la voix du campus. Couché dans son lit, avant de s’endormir, il l’avait écoutée nuit après nuit qui carillonnait et comptait les heures fugitives. Peut-être était-elle davantage qu’une machine à compter le temps, peut-être était-elle aussi un veilleur dont la voix s’élève dans la nuit pour dire que tout va bien.

L’ensemble imposant formé par les bâtiments du Collège du Temps se détacha dans le crépuscule. Son importance faisait paraître la chaussée et le mail plus petits. C’était un grand bloc de plastique et de verre, avec beaucoup de fenêtres éclairées. Tapi à ses pieds se trouvait le musée, sur la façade duquel se balançait une affiche blanche. Dans l’obscurité et à cette distance, il ne pouvait distinguer qu’un mot : SHAKESPEARE.

Il sourit intérieurement. Aux Lettres Anglaises, ils devaient être hors d’eux. Le vieux Chenery et tous les autres n’avaient jamais totalement pardonné au Temps d’avoir prouvé deux ou trois ans auparavant que c’était le duc d’Oxford et non Shakespeare qui avait écrit les pièces de théâtre.

Et que l’homme de Stratford-sur-Avon fasse une apparition en chair et en os, devait leur retourner le couteau dans la plaie.

Dans le lointain, à l’ouest du campus, Maxwell pouvait distinguer la section administrative qui se détachait bien, masse sombre sur la colline, contre les dernières lueurs rougeâtres du soleil couchant.

La chaussée roulante passa devant le Collège du Temps et son musée. L’horloge finit d’égrener les heures. Les dernières notes moururent dans le lointain.

Six heures… Dans quelques minutes, il descendrait de la chaussée et irait aux « Winston Arms » qui étaient depuis quatre ans – ou plutôt cinq – son domicile. Il glissa la main dans la poche droite de son veston et, du bout des doigts, il suivit le contour des clés rangées dans la petite poche intérieure.

Pour la première fois depuis qu’il avait quitté la gare du Wisconsin, l’histoire des deux Peter Maxwell lui revint à l’esprit. Peut-être était-ce vrai, mais il y avait peu de chances. C’était bien le genre de tours que la Sécurité savait inventer pour désarçonner quelqu’un. Mais, si cela n’était pas vrai, pourquoi aucun rapport n’était-il parvenu du Coonskin, signalant son absence ? Mais il tenait aussi ce renseignement de Drayton. La même chose était déjà arrivée deux fois auparavant. Si la véracité des dires de Drayton pouvait être mise en cause pour une histoire, elle l’était aussi pour l’autre. Si la planète de cristal avait déjà fait deux kidnappings, on ne lui en avait en tout cas rien dit pendant qu’il y était. Mais cela non plus n’était pas une preuve. Les habitants de la planète de cristal ne lui avaient probablement dit que ce qu’ils voulaient bien qu’il sache.

Ce qui le tracassait le plus, ça n’était pas tant ce qu’avait pu lui dire Drayton que les paroles de M. O’Toole.

— Nous avons envoyé des guirlandes de houx et de gui en signe de profond chagrin.

Si les choses s’étaient passées différemment, il aurait pu en parler à son ami le lutin, mais, malheureusement, il n’avait pu lui parler de rien du tout.

Tout cela, se dit-il, pouvait attendre.

Dans un moment, il serait chez lui et de là, en téléphonant à n’importe qui, il connaîtrait la vérité. Qui appeler ? Harlow Sharp au Temps ? Dallas Gregg, son directeur ? Ou bien peut-être Xigmu Maon Tyre, le vieil Éridnéen couvert de fourrure blanche et dont les yeux violets avaient toujours une expression de méditation. Il avait passé une grande partie de sa vie dans le petit casier de son bureau à analyser la structure des mythes. Il ferait peut-être mieux de téléphoner à Allen Preston, son ami l’avoué, car si jamais ce que lui avait dit Drayton était vrai, il lui faudrait affronter d’ennuyeuses questions administratives. Avec impatience, il se reprit intérieurement. Il commençait à y croire. S’il continuait ainsi, il en serait bientôt persuadé.

La résidence « Winston Arms » était juste au bout de la rue. Il se leva, prit son sac et passa sur la chaussée extérieure, la plus lente. Il attendit un peu et descendit en face de chez lui. Il ne vit personne pendant qu’il gravissait les marches menant à la grande entrée de l’immeuble. Il fouilla dans sa poche et il en sortit son trousseau de clés. Il y trouva celle qui ouvrait la porte d’entrée. Il monta dans un des ascenseurs et appuya sur le bouton du 7e étage.

La clé tourna doucement dans la serrure de son appartement et la porte s’ouvrit. Il s’avança dans la pièce sombre. Derrière lui, la porte se referma avec un déclic et il tendit la main vers l’interrupteur mural.

Il arrêta son geste. Il y avait quelque chose d’anormal. Une impression. À moins que ce ne soit une odeur. Oui, c’était bien cela, une odeur. Un parfum étranger, léger et délicat.

Il claqua le mur du plat de la main et la lumière s’alluma.

La pièce était différente. Les meubles n’étaient pas les mêmes. Et ces tableaux sur les murs ! Jamais il n’avait rien possédé de semblable.

Derrière lui, la clé tourna de nouveau dans la serrure et il se retourna.

La porte s’ouvrit toute grande et un tigre pénétra, de sa démarche altière.

À la vue de Maxwell, le gros chat se tapit et gronda, sortant des griffes longues de vingt centimètres.

Précautionneusement, Maxwell recula. Le chat se rapprocha d’une trentaine de centimètres, continuant à grogner. Maxwell fit encore un pas en arrière. Soudain, il sentit un choc contre sa cheville. Il tenta de se dégager mais il ne le put et il se rendit compte qu’il était en train de tomber. Pourtant, il avait vu le pouf, il aurait dû s’en souvenir. Il avait buté dessus et s’étalait sur le dos. Il s’efforça de demeurer souple pour ne pas heurter le sol trop fort. Il n’arriva pas jusque-là, il sentit sous son dos quelque chose de doux et moelleux. Il comprit qu’il avait atterri sur le canapé qui se trouvait derrière le pouf.

Le chat effectua un bond gracieux, les oreilles basses, la gueule entrouverte, ses grandes pattes tendues en avant comme deux béliers. Maxwell leva vite les bras pour se protéger mais ils furent repoussés comme un rien. Les pattes le clouèrent sur le canapé. La grosse tête du chat se trouva juste devant son visage, ses grands crocs luisants sortis. Lentement, le chat baissa la tête et une grande langue rose et râpeuse lui parcourut le visage.

Le chat se mit à ronronner.

— Sylvester ! appela une voix dans l’embrasure. Sylvester, ça suffit !

Le chat lécha encore une fois le visage de Maxwell, de sa langue humide et rêche, puis il s’accroupit et le considéra avec un intérêt amical et enthousiaste, les oreilles pointées vers l’avant, un demi-sourire posé sur sa gueule.

Maxwell se souleva et se retrouva à moitié assis, le bas du dos calé par les coussins du canapé, les épaules contre le dossier.

— Mais qui êtes-vous donc ? demanda la fille qui se tenait sur le seuil.

— Eh bien…

— Vous n’êtes pas bien, dit-elle.

Sylvester ronronna.

— Je suis désolé, Mademoiselle, mais j’habite ici, ou tout au moins, j’y habitais. C’est bien l’appartement soixante et onze n’est-ce pas ?

— Oui. Cela fait tout juste une semaine que je l’ai loué.

Maxwell secoua la tête :

— J’aurais dû m’en douter. Les meubles n’étaient pas les miens.

— J’ai demandé au propriétaire de me débarrasser de tous ces vieux machins, dit-elle. C’était vraiment atroce.

— Attendez que je devine, dit Maxwell. Un vieux siège vert, pas confortable pour un sou.

— Et un coffret rempli de liqueur de noix, ajouta la fille, et un horrible paysage, et…

— Ça suffit comme ça, dit-il, ce sont mes meubles que vous avez jetés.

— Je ne comprends pas. Le propriétaire m’a dit que le locataire précédent était mort ? Un accident, je crois.

Maxwell se leva lentement. Le gros chat l’imita, se rapprocha de lui et se frotta contre ses jambes.

— Arrête ! Sylvester, lança la fille.

Sylvester continuait à se frotter.

— Il ne faut pas faire attention, dit-elle. Ce n’est qu’un gros bébé.

— Un bio-méca ?

Elle acquiesça :

— Il n’y a pas plus mignon. Il m’accompagne partout. Il est rarement embêtant. Je ne sais pas ce qui lui a pris. On dirait qu’il vous aime bien.

Pendant qu’elle parlait, elle regardait le chat, mais maintenant, elle observait Maxwell :

— Vous ne vous sentez pas bien ? demanda-t-elle.

Maxwell secoua la tête.

— Vous avez l’air tout drôle, insista-t-elle.

— Je crois que je suis un peu secoué. Ce que je vous ai dit est la vérité. J’habitais ici, jusqu’à il y a quelques semaines. Il y a eu une confusion…

— Asseyez-vous. Vous prendrez bien quelque chose ?

— Volontiers. Mon nom est Peter Maxwell et je suis membre de la Faculté…

Elle le coupa :

— Attendez ! Vous avez bien dit Maxwell ? Je me rappelle maintenant, c’est le nom…

— Oui, je sais, dit Maxwell, de celui qui est mort.

Il s’assit avec soin sur le canapé.

— Je vais vous chercher à boire, proposa la fille.

Sylvester se rapprocha et posa doucement la tête sur les genoux de Maxwell qui le gratta derrière l’oreille. En ronronnant, le chat tourna la tête pour lui montrer où cela le démangeait.

La fille revint avec les boissons et s’assit à côté de lui.

— Je ne comprends toujours rien, dit-elle. Si vous êtes bien l’homme qui…

— C’est assez compliqué, lui dit Maxwell.

— Je dois reconnaître que vous avez l’air de le prendre assez bien. Vous êtes peut-être un peu secoué mais pas vraiment atteint dans le fond de vous-même.

— En fait, j’étais déjà un peu prévenu. On me l’avait dit mais je n’y croyais pas. Je pense que surtout, je ne voulais pas y croire.

Il souleva son verre :

— Vous ne buvez pas ?

— Si vous vous sentez bien, je vais aussi en prendre un verre.

— Oh, mais je vais très bien. Je vais tâcher de survivre.

Il la regarda et pour la première fois, il la vit réellement. Douce et nette, ses cheveux noirs libres sur les épaules, de longs cils, les pommettes hautes. Et deux yeux qui lui souriaient.

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.

— Carol Hampton. Je suis historienne au Temps.

— Mademoiselle Hampton, je vous demande pardon. J’étais en voyage, hors de la planète. Je viens de rentrer. Ma clé correspondait à la serrure et puis, au moment de mon départ, cet appartement était le mien…

— Vous n’avez pas besoin de vous justifier.

— Nous allons boire ce verre, dit-il, et je vous laisserai. À moins…

— À moins ?

— À moins que vous n’acceptiez de dîner avec moi. Mettons que ce soit pour vous remercier de votre compréhension. Vous auriez pu vous enfuir en poussant des cris.

— Et si tout cela n’était qu’une blague ! dit-elle. Si vous…

— Ce n’est pas une blague. Ce serait vraiment trop bête de ma part d’inventer toute cette histoire. Et en plus, comment expliquez-vous que j’aie la clé ?

Elle le regarda un instant puis dit :

— Excusez-moi, j’ai été idiote. Mais il faudra que Sylvester vienne avec nous. Il ne veut pas rester tout seul.

— Mais, dit Maxwell, je n’ai jamais eu l’intention de le laisser. Lui et moi sommes copains.

— Cela vous coûtera un steak. Il a toujours faim et il ne mange que de bons steaks. Des très gros, et crus.

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