Cet hiver marqua un hiatus entre deux générations, le fameux «vingt ans après» qui, trop vague pour les historiens, cadence pourtant la chronologie des pays. La fin de la guerre avait déjà vingt ans d'âge. Une génération avait eu le temps de naître, de grandir et de faire naître. Tout cela sans guerre. Le lien de sang avec elle le distendait, l'hérédité du souvenir se rompait, les morts se figeaient définitivement dans le bronze. On éleva une forêt de monuments, précisément à partir de ces années-là, dans notre ville, d'immenses mémoriaux en béton célébrant la bataille de Stalingrad, des statues cyclopêennes, on alluma des «feux étemels». Et l'on ferma notre orphelinat, considérant que la quarantaine avait assez duré, que nous avions expié le passé de nos pères et qu'il serait à présent idéologiquement plus judicieux de nous disperser, tels les éclats de ce passé, dans la population saine.
Les derniers mois avant le départ furent remplis à parts égales d'exaltation et d'inquiétude. Nous savions que le mythe des pères-héros ne pourrait que faire sourire les gens parmi lesquels nous allions vivre. Nous venions non seulement d'un lieu étrange, mais d'une autre époque, du temps où les statues bougeaient et parlaient encore, chaudes du sang qui coulait sous le bronze. Il nous fallait, nous le comprenions tous, apprendre à rattraper le temps, à gagner notre place dans la réalité des autres. Apprendre à oublier.
Il me reste de ces mois quelques brefs fragments, rapides prises de vue de la mémoire, apparemment accidentelles mais sans lesquelles je serais certainement devenu autre. Cet après-midi de janvier, notamment, un froid cinglant qui nous oblige à rompre l'immobilité exigée et à nous frotter le nez, les lèvres devenues insensibles. Le cortège que nous attendons sur une grande avenue de la ville tarde. Tout le monde sautille pour ne pas se transformer en une colonne de glace: les miliciens postés à quelques mètres d'intervalle, nous derrière eua, d'autres représentants des «masses travailleuses». D'après la rumeur qui circule, il s'agirait d'un personnage très important, de Brejnev lui-même, murmure-t-on autour de nous. Notre curiosité est attisée par le désir de deviner dans quelle voiture du cortège ce personnage voyagera. Pas celle de tête, ça, nous en sommes sûrs. La deuxième, la troisième? Un secret d'État. Nous nous sentons investis d'une mission. Mais le cortège n'est toujours pas là. Nos pieds semblent sonner comme des glaçons. Par dépit, un élève chuchote une histoire drôle. Transmise dans la buée d'un souffle, elle réchauffe nos oreilles. L'attentat contre Brejnev, le tireur vise mal, il est arrêté, interrogé: «Qu'est-ce qui vous a empêché de viser juste? – La foule. Chacun voulait tirer le premier.» Le rire dégèle les lèvres. Les miliciens se retournent. Un surveillant surgit derrière nous, distribue de rapides claques… Le cortège déferle à une vitesse telle qu'il est impossible de fixer les vitres dans cette coulée noire de limousines. Nos mains s'agitent trop tard, saluant les motards qui ferment la course. Ils ont des casques blanchis de givre et des visages rubiconds… Les «masses travailleuses» rompent les rangs et s'égaillent, pressées de rentrer et de boire chaud. Mais notre mission n'est pas terminée. Embarqués dans un car, nous sommes amenés au pied d'un mémorial tout neuf, pour rejouer, à la Potemkine, la mème comédie de la liesse populaire. Sur cette colline, le vent venu des steppes est atroce. On nous dispose en un maigre carré, pour imiter certainement une foule nombreuse. Nous ne parlons plus, restons immobiles sans que les surveillants aient à nous rabrouer. Eux-mêmes semblent comprendre l'absurdité inhumaine de cette attente. Le jour décline, le cortège ne vient pas. Un gradé s'approche de nos rangs, parle à l'oreille d'un surveillant. Celui-ci nous sourit uni peu tristement: «Repos!»
Je me sauve à ce moment-là. Tout le monde est trop fatigué pour nous compter. Je descends la colline sur l'autre versant, je cours vers la ville. Je ne m'explique pas les raisons de ma fugue. Peut-être le mépris de ce visiteur de marque qui n'a pas daigné venir. Ou bien le bonheur imaginé des autres figurants qui sont déjà rentrés et qui boivent un thé chaud, entourés de leur famille. Probablement cette pensée-là. L'intuition fulgurante de ce chez-soi, de sa chaleur, de son calme. Je parcours les rues en simulant le pas des passants, j'entre dans un magasin, je reste un instant, mêlé à l'attroupement d'un arrêt de bus. Avec l'espoir irréfléchi que leur vie va m'aspirer en elle, faire de moi leur semblable. Un écran, pareil à une fine facette de glace, me sépare de ces gens… Je me retrouve dans une église sans aucune intention. particulière, simplement pour me réchauffer. Le rejet de tout ce qui est lié à la religion est instinctif. Je n'aime pas ces vieilles qui se signent et marmonnent face aux icônes enfumées. L'écho sous les voûtes est désagréable, glaçant. L'iconostase est écrasante dans sa rutilante richesse. Et même la flamme des bougies ne parvient pas à dégourdir mes doigts, elle les brûle, les mord ou bien s'esquive. Je me souviens qu'un jour, à l'orphelinat, on a fait sortir de nos rangs un élève pour fustiger sa faute honteuse: secrètement, quelque vieille tante rétrograde l'avait amené à l'église et l'avait fait baptiser! Notre mépris pour ce rouquin éploré était sincère. «L'une de ces vieilles», me dis-je en voyant leurs ombres courbées. La voix du prêtre est légèrement plaintive, tremblante de froid. Je déchiffre mal sa litanie, il invite à prier, à prier pour tous, pour les proches, pour les lointains, pour les morts… Je regagne l'orphelinat juste avant le dîner. Je ne peux avouer à personne que ma première tentative de vivre parmi les autres a échoué.
Je ne serais pas non plus devenu celui que je suis sans avoir vécu cette nuit-là, à la fin de l'hiver. Plutôt cette heure particulière lorsque, pour un moment très bref, s'arrêtait le passage des trains qui longeaient la maison où habitait Alexandra. Dans la journée, les voies, distantes seulement de quelques mètres des murs en bois, faisaient entendre la bruyante symphonie des convois qui traversaient la bourgade. Les habitants ne remarquaient même plus tous ces martèlements, fracas, sifflements, grincements, amplifications et décroissances. Ils pouvaient reconnaître à l'oreille le lourd tambourinement d'un convoi venant de l'Oural avec ses wagons chargés de minerai, l'onde de choc soulevée par l'express de Novossibirsk, l'interminable percussion des citernes noires qui amenaient le pétrole de la Caspienne… Il y avait dans cette vie ferroviaire, vers deux heures du matin, un moment creux, un bref répit entre les trains les plus tardifs et ceux qui allaient, de très bonne heure, réveiller la gare de triage. Parfois cette pause nocturne était violée par le passage très rapide des trains spéciaux. De mon lit, séparé du reste de la pièce par un vieux paravent, il me suffisait de tendre le cou pour voir le défilé des longues plates-formes, des bâches qui laissaient deviner le contour des blindés, la forme des canons. Je me rappelais alors ce que nos professeurs nous racontaient de la vie du globe. Ces armes étaient destinées sans doute aux défenseurs du Viêt-Nam que les Américains étaient en train de brûler au napalm, aux Cubains étranglés par le blocus, aux Africains dans leur lutte de libération. L'argument me paraissait juste. J'adorais être réveillé par ces trains ombrés de mystère.
Cette nuit-là, je manquai le passage du convoi nocturne. Quand je me relevai dans mon lit, la dernière plate-forme glissait déjà sous la fenêtre. Je distinguai seulement le volume inhabituel des engins transportés: le haut des bâches dépassait notre premier étage. «Des fusées, peut-être…», pensai-je à travers un demi-sommeil et je restai un moment à écouter le long effacement du bruit. La nuit, comme souvent après les dégels de février, était glaciale et limpide. Dans la partie haute de la fenêtre que le givre n'avait pas envahie de ses rameaux, le noir avait l'éclat d'une cassure de granit micacé. Entre deux stalactites de glace accrochées à la gouttière, une étoile se laissait voir en relief, vivante et consciente de notre vie, de l'existence de la vieille maison en bois suspendue dans un isolement total, dans la splendeur un peu terrifiante de ce ciel éveillé.
Les dernières vibrations des rails se turent, le calme allait devenir absolu. Et c'est alors que je discernai un imperceptible murmure qui troublait encore la décantation du silence. Je tendis l'oreille et reconnus la voix, ou plutôt l'ombre de la voix d'Alexandra. Le plafond était faiblement teinté du reflet de sa veilleuse. Confus de surprendre ce chuchotis, j'allais me recoucher quand, soudain, il me sembla entendre mon prénom. «Elle a peut-être mal au cœur, me dis-je, et n'a pas la force de m'appeler…» Inquiet mais ne voulant pas me trahir, j'écartai légèrement le satin fatigué du paravent… Dans l'angle de la pièce, de l'autre côté de l'armoire qui formait mon recoin, je vis une vieille femme assise sur son lit, les pieds, sous une longue chemise de nuit, posés sur un petit rectangle de tapis. Elle me parut d'abord inconnue. Ses cheveux blancs étaient dénoués et touchaient ses épaules. Mais surtout ce geste: la tête profondément baissée, les doigts pressés contre le front. Dans le ténu frémissement de ses paroles, je reconnus de nouveau mon prénom…
Je ne pensai pas, je ne me dis pas: «Une femme qui prie.» Mon intuition était, à cet instant-là, beaucoup moins réfléchie. De tout mon être, je ressentis l'infini du noir dans lequel était perdue notre maison, l'abîme de la nuit, les étendues glacées du ciel et de la terre, et au fond de cette béance, une femme qui disait ma présence dans cet univers.
La veilleuse s'éteignit. Je restai étendu, sans sommeil. Déjà au milieu du vacarme matinal des trains, je me souvins qu'elle avait murmuré ces paroles secrètes dans sa langue maternelle.
Les jours suivants, quand je sus trouver les mots pour comprendre cette nuit, je me rappelai la litanie du prêtre, cette voix inégale qui m'avait, déplu. Il invitait à prier, entre autres, «pour ceux pour qui personne ne prie». L'expression, alors incompréhensible, me paraissait à présent d'une justesse poignante. Ignorant tout de la pratique religieuse, je voyais dans la prière plutôt le fait de penser à un être, d'imaginer sa solitude égarée sous ce ciel, de le rejoindre par cette pensée, même s'il ignorait, surtout s'il ignorait cette pensée.
«… pour qui personne ne prie». Dans la grisaille d'une matinée lente à se lever, j'aidai Village à relever ses lignes, toutes sans prise. Le petit feu de bois qu'il venait d'allumer ne servirait donc à rien. «Les mois avec un r sont fichus pour la pêche», expliquait-il en plaisantant. Nous étions aux premiers jours de mars. L'échec ne parut pas l'affecter. Il s'assit sur la carcasse d'une vieille barque, tira un quignon de pain, m'en tendit la moitié. Les nuages se mettaient à pâlir au-dessus de la rivière encore recouverte d'une carapace blanche. Il mangea, puis resta immobile, silencieux, la vue portée au-delà de la rivière. Je le regardais avec attention, avec insistance même. «… ceux pour qui personne ne prie», pensai-je de nouveau.
«Alors, tu veux aller la voir? dit-il soudain, sans se tourner vers moi.
– Voir qui? demandai-je, perplexe.
– Arrête de déconner, tu sais bien: l'infirmière?
– Mais… pourquoi? Tu débloques…»
Il se tut, les yeux de nouveau perdus au milieu des broussailles des berges. Fébrilement, je cherchai ce qui, dans nos conversations, avait pu me trahir. Rien. Et tout… Chaque mot, chaque geste.
«Donne-moi ta main», m'ordonna-t-il soudain d'un ton presque brutal en se levant. Je tendis ma main droite, il la repoussa, saisi l'autre main et, avant que je puisse réagir, en raya la paume avec un glaçon, me sembla-t-il. Non, c'était une pièce de cinq kopecks aiguisée en lame de rasoir. La coupure, peu profonde, brilla, se mit à saigner.
«Tu lui diras que c'était encore ce bac à merde rouillé…» Je restai indécis, regardant tantôt lui, tantôt le filet du sang. «Vas-y», dit-il plus bas, sans brutalité, et il me sourit avec une expression de bonté que je n'avais jamais vue sur aucun visage à l'orphelinat.
À l'infirmerie, je tombai pour quelques minutes dans cet état hypnotique que la lenteur de la femme faisait régner autour d'elle. Un état de félicité pour moi, mélange de douceur maternelle et de tendresse amoureuse.
Il ne restait plus de la bibliothèque de Samoïlov, dans la pièce condamnée, que les volumes très abîmés par l'incendie. Les mains couvertes de cendre, j'essayais de les ramener à la vie, plutôt par respect pour leur infirmité. Souvent la lecture devenait impossible. J'avais juste le temps de fixer une feuille brunie par le feu et déjà elle s'effritait entre mes doigts en emportant à jamais son contenu. C'est ainsi que je lus, sans pouvoir le relire, un bref poème dont les scènes se trouvèrent étrangement en accord avec la fragilité de cette unique lecture. Je ne connaissais pas l'auteur, sans doute un des obscurs poètes de la périphérie du romantisme. La bibliothèque de Samoïlov, composée avec l'appétit omnivore d'un néophyte, était riche de ces noms négligés par les anthologies et aurait pu, me dirais-je des années plus tard, tracer une histoire littéraire originale, presque parallèle à celle qu'on enseigne et honore.
Le poème avait pour titre «Le dernier carré», emprunté probablement à Hugo et en écho aux épopées guerrières du début du dix-neuvième. Les soldats de ce carré tombaient les uns après les autres devant l'assaut d'un ennemi plus nombreux et mieux armé. Le héros n'exprimait qu'une crainte, celle de voir ses compagnons fléchir. Ils tenaient bon pourtant (une rime me reviendrait, un jour: «batterie – fratrie»), resserraient leur carré pour refermer les brèches laissées par les morts. À la fin, ils restaient deux, le héros et son ami. Dos à dos, ils se battaient par pure bravoure, chacun redoutant de laisser l'autre seul. Quand enfin le cœur du guerrier fut transpercé, il se retourna et vit, à la place de son ami, un ange dont les ailes puissantes étaient tachées de sang.
La page se cassa entre mes doigts comme une fine couche d'ardoise. Ce côté immatériel renforrça l'effet des mots. Peu de strophes garderaient dans ma mémoire autant de vitalité que ces vers sans renom.
Je me souviens aussi de l'une des dernières (peut-être même de la toute dernière) lectures en compagnie d'Alexandra. Cette soirée à la fin du mois de mars resta longtemps claire, nous pouvions boire notre thé et lire sans allumer. Parfois un train passait et dans ses compartiments éclairés se laissait surprendre la vie des voyageurs: cette femme qui bordait un drap sur sa couchette, ce jeune homme, les mains en œillères, le front collé à la vitre, comme s'il espérait voir ceux qu'il venait de quitter… Alexandra avait ouvert la fenêtre, l'air attiédi apportait l'agréable amertume des derniers amas de neige, de l'écorce gonflée des arbres. Promesse de printemps. J'y pensai en observant Alexandra qui lisait à haute voix, un reflet de sourire teintant ses lèvres. Pour la première fois, je pensai à ce que pouvait ressentir une femme à l'arrivée d'un nouveau printemps. Une femme de son âge. Ou peut-être l'âge ne comptait-il pas?
Le livre qu'elle lisait provenait de la bibliothèque ravagée, de ce lot de volumes d'auteurs oubliés auquel appartenait «Le dernier carré». Il s'agissait d'un recueil de courts textes, intéressants uniquement par leur jolie construction qui laissait planer le suspense, l'espace d'une demi-page, avant la victoire du Bien. J'écoutais, bercé par ces dénouements facilement prévisibles, quand soudain le récit suivant, plus bref encore que les autres, rompit ce va-et-vient de la narration. Un amoureux se prend d'une passion folle pour une jeune femme aussi belle que cruelle, il lui déclare son amour et lui offre son cœur. «Non, cher ami, ton cœur je l'ai déjà. Pour me prouver que tu m'aimes vraiment, apporte-moi le cœur de ta mère, oui, le cœur que tu arracheras de sa poitrine.» Le soupirant court chez lui, poignarde sa mère, s'empare de son cœur. Pressé de combler sa bien-aimée, il trébuche sur le chemin, fait une chute, laisse échapper le cœur qui tombe au milieu des cailloux. L'amoureux gémit, se relève et, tout à coup, entend une voix inquiète, le cœur de sa mère: «Tu ne t'es pas fait mal, mon fils?»
Je n'eus pas souvenir de me redresser, de quitter la pièce, de courir. Tout simplement, après une totale rupture de conscience, je me vis debout, dans la pièce condamnée que j'avais donc gagnée en sortant par le palier, en glissant contre le mur de la maison, sur une vieille plinthe, en poussant la porte. J'étais là, la lèvre mordue jusqu'au sang pour ne pas hurler, les yeux ne voyant rien au début, puis voyant ce vide derrière la porte: les champs sous une neige grise, fatiguée, le ciel éteint, le printemps. Un monde parfaitement familier et méconnaissable. Alexandra ne m'appela pas, me laissa seul, attendit tranquillement que je descende. Et ne reparla jamais de ce récit.
Bien des années plus tard, la différence entre la langue maternelle et la langue apprise deviendrait un sujet à la mode. J'entendrais souvent dire que seule la première pouvait évoquer les liens les plus profonds et les plus subtils – les plus intraduisibles – de notre âme. Je me souviendrais alors de l'amour maternel que j'avais découvert et ressenti en français, dans un petit livre tout simple aux pages marquées par le feu.
Dans l'embrasement du soleil, d'immenses plateaux de glace descendaient le fleuve, se heurtaient, se brisaient, découvrant leur tranche verdâtre, épaisse parfois d'un mètre. Au moment de notre passage, un pan de banquise percuta un pilier du pont. La chaussée vibra sous nos pieds. L'écho du choc détona. En rompant nos rangs, nous nous jetâmes vers la rambarde. Ce fut un vertige d'ivresse: l'éblouissement des gerbes de lumière, la fraîcheur fauve des eaux libérées et la puissance bestiale des glaces qui se dressaient contre le pilier, se soulevaient par secousses. Sur la rive opposée, semblables à des fourmis noires, des enfants jouaient aux draveurs, sautant d'une banquise à l'autre. La surface blanche se fendait, les jeunes trompe-la-mort s'élançaient vers le fragment le plus large qui se morcelait à son tour, les chassant tantôt sur la terre ferme tantôt, pour les plus fous, sur un bloc dont l'instabilité exigeait des contorsions d'équilibriste. Ce jeu, vu de la hauteur du pont, rappelait le papillotement d'un kaléidoscope.
Notre vie à nous, durant ces mois printaniers, faisait penser à un kaléidoscope dont on aurait fracassé le tube et laissé échapper, peu à peu, les paillettes de verre et les miroirs. Les événements défilaient, moins pour nous mener vers l'avenir que pour épuiser, jusqu'au dernier éclat de rêve, nos années d'orphelinat.
Il y eut, en quelques semaines, plusieurs fugues, de vraies fugues sans retour dont l'une se terminerait, nous apprendrait-on, en Extrême-Orient. Puis, juste avant les fêtes de mai, cette élève que le directeur amena vers une ambulance garée près de l'entrée. Il était difficile d'imaginer qu'une adolescente de quatorze ans, maigre et aux traits effacés, allait bientôt devenir mère, et que depuis l'automne dernier elle portait en elle cette autre vie et parvenait à ne pas se trahir parmi nous qui barbouillions les pages de nos manuels et racontions des blagues sur Brejnev.
Un des premiers soirs de mai, je compris que le monde des autres exigerait de nous un tribut. J'étais accoudé à une table haute, à côté d'un kiosque où l'on servait de la bière. Je n'avais pas d'argent mais, tant que la serveuse ne remarquait pas ma présence, je pouvais écouter les conversations des clients. C'étaient surtout des hommes qui, avant de retrouver sans joie leurs foyers (je découvrais qu'un foyer familial pouvait être sans joie), exposaient ici leur virilité, parlaient des femmes (deux catégories: celles qui «donnaient» et les autres), blâmaient l'injustice du sort. Des femmes, il y en avait peu dans ce lieu mâle. Ce soir-là, une seule, à deux tables de la mienne. L'homme qui l'accompagnait lui parlait sur un ton si méprisant qu'on avait l'impression qu'à chaque mot il rassemblait sa salive pour cracher. À un moment, il la gifla d'une petite claque sèche, furtive. Elle tourna le visage, je la reconnus. C'était Mouza, une fille de l'orphelinat, de trois ans mon aînée. Elle avait peut-être du sang caucasien ou tatar car ses traits étaient d'une extraordinaire finesse ciselée, l'un de ces visages dont la noblesse et l'harmonie font douter des origines zoologiques du genre humain. Personne parmi les élèves ne s'était jamais avisé de la courtiser. Ce degré de beauté la situait, pour nous, dans une autre espèce vivante, entre une branche enneigée et une étoile filante…
Les clients étaient peu nombreux, le kiosque allait fermer. J'entendais clairement les mots que l'homme soufflait entre ses dents: «Tu vas aller là où je te dirai d'aller, sale petite pute. Sans moi, tu n'aurais même rien à te mettre sur le cul…» Mouza protesta de la tête et alors l'homme, très calmement, avec un rictus de haine, lui pinça la lèvre inférieure, plongeant son doigt dans cette bouche déformée. Il était deux fois plus âgé qu'elle et, à cause de son costuma beige et de la couleur de ses cheveux clairsemés, ressemblait à une longue cigarette perdant son tabac. Elle voulut se dégager, mais il lui serra la bouche plus fortement, l'empêchant de parler. C'est avec ce pouce enfoncé derrière sa joue qu'elle réussit à bafouiller d'un ton pitoyable- ment comique: «Je sais où aller, moi. Je ne dormirai pas dans la rue…» Il ricana, en desserrant sa prise, comme dégoûté: «Oui, bien sûr, retourne dans ta pouillerie. On va vous foutre tous dehors bientôt…» Elle se mit à pleurer et je fus frappé par ces larmes car elle sanglotai comme une femme déjà mûre, déjà usée par la vie.
La serveuse fit résonner une demi-douzaine de bocks vides qu'elle attrapa sur ses doigts en éventail. «Alors, tu as fini ta sucette ou bien j'appelle le milicien, il est pas loin, sauve-toi avant que je devienne méchante!»
Je m'en allai avec le regret de ne pas être intervenu, cette honte que chaque homme éprouve dix ou vingt fois dans sa vie. Cette fois-là demeurerait pour moi l'une des plus pénibles.
Je n'étais pas seul à avoir vu Mouza en compagnie de l'homme ressemblant à une cigarette beige. Quelques jours plus tard, un élève prétendit les avoir surpris dans une barque accostée en amont de l'orphelinat. Malgré les exagérations salaces de son récit, je le crus car le comportement de l'homme beige qu'il décrivait correspondait exactement à ce que j'avais vu. Dans ce récit bégayant d'excitation, l'homme était assis dans la barque, le pantalon déboutonné, le bas-ventre à l'air, il sifflotait et Mouza, à genoux, avait la tête collée à ce bas-ventre, mais sa chevelure empêchait de voir… Le conteur, fier de son succès, rejoua la scène, représentant l'homme qui regardait les nuages en sifflotant, la femme et sa bouche déformée par le va-et-vient de l'effort… Village qui ne participait jamais à nos discussions rompit soudain notre cercle et, sans rien dire, frappa. Le conteur bascula en agitant les bras, se releva, les lèvres en sang, lâcha un juron et se tut en rencontrant le regard de Village. Un regard non pas menaçant mais triste.
D'une façon ou d'une autre, nous approuvions tous Village, même celui qui avait reçu le coup.
Je revis l'infirmière un jour férié de mai. Elle sortait d'un magasin, tenant une poignée d'un grand sac à provisions. L'autre poignée était tenue par… Je pensai d'abord: son frère jumeau. C'était son mari et il lui ressemblait comme une cocasse copie masculine. Presque la même taille, moyenne. La même corpulence, plutôt ronde. Des boucles claires et vaporeuses, plus brillantes même chez l'homme. Je n'éprouvai ni jalousie ni déception. Le couple rappelait des petits cochonnets de bandes dessinées et ne pouvait donc rien avoir de commun avec la femme silencieuse qui avait soigné ma blessure. De toutes mes forces, je voulus croire à la possibilité d'un tel dédoublement. Il me fallait garder dans le kaléidoscope fracassé de notre vie au moins cette brisure de rêve.
Dans ce rapide miroitement de visions, il y eut aussi ces deux jeunes filles et leurs amis qui bavardaient à l'entrée d'une allée. Nous les observions du camion qui nous ramenait d'un chantier. Le chauffeur l'avait garé sous les arbres et était allé chercher un paquet de cigarettes. L'un des garçons était assis sur son vélo, l'autre tenait le sien par le guidon. De notre enclos formé par les ridelles du camion, nous les épiions dans leur petite oasis d'insouciance. Leur liberté nous subjuguait. Même leur peau était différente de la nôtre. Après quelques journées de fournaise, nos visages pelaient, nos cheveux courts étaient rêches et décolorés. La peau dorée des jeunes filles révélait un mode de vie mystérieux où l'on prenait soin de son corps comme d'un bien… À un moment, le garçon monté sur son vélo attrapa une fine tresse de cheveux glissée sur la joue de son amie et la lui remit derrière l'oreille. Elle sembla ne pas remarquer ce geste, continuant à parler. Je sentis autour de moi une rapide tension musculaire, comme dans une salle de cinéma, lorsque le héros avance vers un danger… Une bordée de jurons explosa au milieu de notre foule serrée. Des rires, des obscénités, des coups dans la tôle de la cabine et puis, comme si quelqu'un en avait donné l'ordre, le silence. Les deux couples s'éloignèrent rapidement sous les arbres de l'allée. À côté de moi, une fille qui s'appuyait sur le bord de la ridelle avait les yeux gonflés de larmes.
Du même kaléidoscope brisé fusa cette gerbe d'étincelles: les voyous de la ville qui venaient parfois nous provoquer étaient armés de couteaux courts qu'on appelait «finnois» à double tranchant, et ce soir-là, dans l'air déjà sombre, le choc d'une lame contre une barre de fer fit jaillir une minuscule gerbe bleu-vert. Nous ne savions pas encore que ces bagarres étaient en fait un moyen, pour la pègre locale, de nous tester. C'est parmi des jeunes comme nous qu'on recrutait ceux qui n'avaient rien à perdre ni personne à aimer. Ce feu d'étincelles fixa dans mes yeux le visage plat, laid d'un des assaillants. Quelques jours plus tard, je le croiserais près de la gare. Il serait en train de tendre un briquet à l'homme beige.
C'est de cette gare que je partais pour la bourgade où vivait Alexandra. Je n'étais pas revenu la voir depuis les fêtes de mai et nous étions déjà à la fin du mois. Les passagers parlaient d'un incendie qui venait de détruire un dépôt de chemin de fer, le souffle chaud avait un goût acre de résine calcinée… Je ne trouvai pas Alexandra chez elle, descendis, contournai la maison et l'aperçus au loin, debout, à côté des voies. Je la voyais de dos, mais devinais son geste: la main en visière, elle regardait les nuées de fumée au-dessus des longues bâtisses du dépôt. Le mouvement des trains était interrompu, les casques des pompiers scintillaient au milieu des rails, on entendait le craquement des poutres qui s'effondraient, le sifflement des jets. De temps en temps, l'éclipsé cernait à travers la fumée un fantôme de soleil, la journée se figeait dans le contraste noir et blanc d'un négatif. Puis la vivacité des flammes, l'intensité du ciel se déversaient dans ce crépuscule momentané. Près d'un butoir, entre les rails, les grappes d'un lilas semblaient fleurir dans une journée d'un autre monde.
La silhouette d'Alexandra se perdait face à la hauteur des fumées, devant l'horizon des plaines où menaient les voies désertes. Je la regardais et plus clairement que jamais je croyais comprendre qui elle était. Je me rappelai les paroles du vieux Tatar Youssouf, son voisin: «Tu sais, Alexandra, vous autres, les Russes…» Il avait raison, cette femme qui se tenait au milieu des rails, le regard fixé sur les flammes, était russe. Le temps avait effacé en elle tout ce qui pouvait encore la distinguer de la vie de ce pays, de ses guerres, de ses douleurs, de son ciel. Elle en faisait partie, comme l'ondulation d'une tige d'herbe au milieu de la houle infinie de la steppe. Elle s'était inventé une patrie lointaine et une langue. Mais sa vraie patrie était cette pièce minuscule dans une vieille maison en bois, à moitié détruite par les bombes. Cette maison et l'infini des steppes alentour. Le lieu où elle resterait à jamais enfermée, prisonnière d'une époque faite de guerres et de souffrances. Je me sentis chanceler à la frontière de ce passé, risquant de me laisser entraîner dans sa béance noire. Il fallait m'en écarter, fuir.
Une boule de feu frangé de suie s'éleva au-dessus du dépôt. Effrayé, je reculai, retrouvai d'un regard inquiet la silhouette d'Alexandra qui était toujours là, immobile. Et je m'en allai très vite, en sautant sur les traverses. J'avais peur de la voir se retourner, m'appeler…
Dans le train, je pensai à la langue qu'elle m'avait apprise. Ses mots, je le savais, ne pouvaient rien désigner dans le monde qui nous entourait. Je me souvins de Mouza, de sa beauté, de l'homme beige, du récit de l'élève qui les avait espionnés… L'un des derniers poèmes que j'avais découverts dans les ruines de la bibliothèque de Samoïlov parlait d'un couple d'amoureux batifolant dans «un pré de mille fleurs diapré». J'éprouvai soudain presque un dégoût pour la minauderie de cette coulée de mots. Derrière la vitre du wagon s'étendait la monotonie de la steppe, sèche et rude, saignée par le couchant.
J'avais donc appris une langue morte.
En rentrant à l'orphelinat, je remarquai l'absence de Village qui n'était pas venu dîner. Je le retrouvai au milieu des saulaies de la berge, sur l'un de ses lieux de pêche. Il fut gêné d'être surpris à fabriquer un jouet d'enfant: un petit radeau fait de bûchettes qu'il liait avec des lamelles d'écorce. Les restes d'un feu de bois fumaient légèrement. Pour ne pas perdre la face, il m'expliqua avec un clin d'œil: «Ça va flotter d'abord sur la rivière, puis, hop, dans la Volga, et là, si un brochet ne le bouffe pas, droit dans la Caspienne. Tu te rends compte, les Persans vont le cueillir un jour!» Avec un bout de bois, il sortit de la braise quelques tisons encore rouges, les plaça sur son radeau, le mit à l'eau. Nous restâmes un long moment à suivre dans l'air violet du crépuscule l'éloignement de ces lumignons.
Sur le sentier qui montait vers l'orphelinat, il me confia d'un ton un peu confus: «Tu sais, la barque où ce salaud et Mouza… enfin… cette barque je l'ai coulée…»
Vingt ans plus tard, quand je commencerais à écrire, je songerais à faire de cette soirée passée en compagnie de Village une nouvelle sur les dernières vingt-quatre heures de la vie d'un jeune homme. Car il allait mourir le lendemain soir. Un sujet à effet, penserais-je, la quintessence d'une vie révélée au milieu de l'apaisante banalité d'un crépuscule de mai. Je ne l'ai jamais écrite, devinant sans doute la fausseté d'un pareil jeu d'esprit. Au lieu de réinventer ces vingt-quatre heures pour en tirer le sens, il fallait retenir le peu que j'en savais et le dire en évitant toute tentation philosophique.
Il y eut, le lendemain soir (c'était un dimanche), la même bande de voyous «recruteurs» qui, cette fois, nous invitèrent à boire. Visiblement, entre le bâton et la carotte, ils cherchaient notre point faible. Nous ne refusâmes pas, certains désireux de jouer les durs, d'autres, tous peut-être, prêts à répondre à la moindre promesse d'amitié. Ils burent aussi et n'avaient probablement même pas prévu la bagarre qui démarra par un verre renversé, une injure, une gifle. Ou bien, au contraire, tout était calculé, pour nous diviser entre ceux qui mordraient à la carotte et ceux qui résisteraient.
Nous avions pour seules armes nos cinq kopecks aiguisés en lame, puis une barre de fer, arrachée à l'un des voyous, un tesson de bouteille… Je savais déjà que les corps à corps étaient beaux seulement dans les films et que cette bagarre ressemblerait aux précédentes: un piétinement lourd, des coups ratés, l'absence de pitié pour celui qui tombait, la joie animale devant un signe de faiblesse. L'alcool rendit le combat encore plus laid, nous avions tout simplement l'impression de sauver notre peau. L'un des nôtres était déjà par terre, refermé sur lui-même comme un scarabée pour éviter des coups à la tête.
Je remarquai Village pendant une seconde de répit quand, un tesson à la main, je pus tenir en respect mon adversaire, hors d'haleine comme moi. Village remontait de la rivière, attiré sans doute par nos râles. Je le vis jeter ses lignes, ramasser un gros caillou, se précipiter vers nous. Je le reverrais quelques minutes après (j'eus le temps de recracher un éclat de dent). L'assaut des voyous venait inexplicablement de fléchir, ils reculaient, l'un d'eux, en leur donnant des tapes dans le dos, les incitait à partir. Enfin, ils coururent à travers un terrain vague, nous laissant cette victoire inespérée. Nous riions, essuyions le sang, commentions les meilleurs coups… Soudain, nous entendîmes cette voix. Nous vîmes Village assis, les bras abandonnés sur le sol, le regard figé et, nous sembla-t-il, étonné. Il ne gémissait pas, mais de ses lèvres sortait un bafouillis mouillé comme eût fait un nourrisson. Quelqu'un toucha son épaule. Village bascula doucement en arrière. Nous l'entourâmes, accroupis, gênés par ce regard fixe, palpâmes maladroitement sa poitrine, sa tête… Tous ces feras qui l'agrippèrent paraissaient vouloir le retenir sur un bord glissant. L'un de nous eut encore le temps de plaisanter en parlant d'un verre de vodka, mais déjà sous la chemise déboutonnée on voyait une fine coulée de sang et l'éclat gris d'une lame – celle d'un «couteau finnois» qui s'était cassée à la garde.
De notre course effrénée vers l'orphelinat et des minutes qui suivirent, je ne me rappelle que ce tambourinement désespéré contre la porte de l'infirmerie: nous avions oublié que c'était dimanche.
Je vécus les jours suivants dans la hantise d'un geste, d'une pensée que cette mort attendait de moi et que je ne parvenais pas à trouver. Un geste marquant, grave. Mais tout ce qui arrivait me blessait par son insignifiance. Le lendemain, comme si de rien n'était, à neuf heures précises, l'infirmière ouvrit la porte de son cabinet. Deux jours plus tard, on nous ordonna de retirer des salles de classe nos vieux pupitres et personne ne remarqua, parmi ces tablettes recouvertes de dessins et d'inscriptions, celle de Village. Insignifiant aussi était ce fébrile calcul des hasards: si j'avais eu l'idée d'apporter ce jour-là le poignard Misericordia, alors, peut-être… Je savais pourtant qu'un coup de barre de fer aurait cassé comme du verre cette lame effilée.
Je sus me libérer de ce verbiage du remords quand un soir, au début de juin, je me souvins du petit radeau que Village avait lancé dans une navigation nocturne. Il me sembla soudain qu'a était très important d'imaginer cette minuscule embarcation chargée de quelques fumerons, de ne pas interrompre dans le souvenir sa lente progression vers la Caspienne. Croire qu'il flottait toujours.
Au moment de l'enterrement, nous avions tous noté qu'il n'y avait personne à prévenir de la mort de Village. L'idée n'était pas neuve pour nous, mais son côté absolu, cosmique nous frappait: sur ce globe terrestre, personne! Les paroles du prêtre entendues l'hiver précédent s'éveillèrent alors en moi: «… ceux pour qui personne ne prie». J'imaginai de nouveau le petit radeau, le rougeoiement de la braise s'éloignant dans la nuit, sous l'immense ciel de la Volga.