Bien qu’une grande partie de
cette histoire soit authentique,
tous les personnages qui la composent sont fictifs.
L’objet le plus triste du monde ? Je crois que c’est un violon brisé. En tout cas, c’est la vue de la boîte à violon écrasée sur la route, avec les cordes de l’instrument s’en échappant, qui m’a le plus serré le cœur. Elle symbolisait l’accident plus encore que la jeune femme étendue en bordure du fossé, les doigts griffant la terre sèche et les jupes relevées sur des cuisses admirables. Oui, ce violon mort m’a fait mal. Il était une sorte de paroxysme de la fatalité qui m’avait conduit là, à cet instant.
Je me souviens qu’un peu avant j’évoquais mon enfance, sans doute à cause de cette nuit d’Espagne, riche en lucioles et en phalènes qui venaient éclater sur mon pare-brise avec un petit bruit hideux… Ces bestioles me rappelaient les soirées des étés perdus, lorsque avant de me laisser mettre au lit je respirais les senteurs sucrées du vieux tilleul, derrière chez nous.
Chaque soir, j’allais pendant un long moment contempler les ombres angoissantes qui s’accumulaient contre le ciel pâle de la nuit. L’air frémissait de mille insectes titubants qui dansaient autour de moi la troublante farandole de l’ombre.
Je pensais à ce beau pays perdu de ma prime jeunesse. Mes phares ouvraient l’obscurité comme un soc lumineux. L’air était tiède et, sur ma gauche, la grosse rumeur de la mer emplissait le ciel filandreux. J’avais loué une chambre dans une très modeste auberge du bord de la mer à Castelldefels : la Casa Patricio, tenue par un vieux ménage de Catalans. La cuisine était ni meilleure ni pire qu’ailleurs et, si l’habitat s’avérait sommaire, il offrait du moins l’avantage de se situer en bordure de plage. J’ouvrais les yeux sur la mer, et c’était sa grande voix monotone qui m’appelait, à l’heure où le soleil la transforme en un gigantesque brûlot.
Des vacances idéales.
Et voilà que soudain, tout avait changé. Oui, tout, à cause de cette silhouette qui s’était échappée de la nuit pour bondir dans la lumière blonde de ma voiture.
J’avais freiné à mort, de toutes mes forces, de toute ma volonté, et la fraction de seconde qui avait suivi m’avait semblé plus longue que les plus longues années de ma vie. En un éclair, la silhouette s’était précisée, j’avais vu qu’il s’agissait d’une femme et qu’elle était jeune et jolie.
Je m’étais dit, dans une espèce de formidable cri muet, que j’allais la heurter ! Franchement, il n’y avait pas moyen d’éviter le choc.
L’instantanéisme de la pensée est extraordinaire. En moins d’une seconde, je m’étais posé une foule de questions sur ma victime en puissance. J’avais trouvé le temps de me demander qui elle était, ce qu’elle faisait à pareille heure sur cette route déserte avec une boîte à violon sous le bras et surtout pourquoi elle se jetait délibérément sous les roues de ma voiture. Et, surtout, je m’en étais posé une plus secrète, plus humaine, concernant la somme de péchés que je soldais avec cette catastrophe. À cette heure, il n’y aurait pas le moindre témoin pour dire qu’il s’agissait d’un suicide…
Et puis, ç’a été le choc. Un choc plus mou que celui des phalènes éclatant sur ma vitre ; un choc dont tout mon être a longuement frémi. Mon moteur a dû caler, car le silence s’est établi sans que j’aie fait un geste pour couper le contact. Maintenant, tout était immobile autour de moi. J’étais planté dans un univers figé et le bruit de la mer ne me parvenait plus.
Mon premier regard lucide a été pour mes deux mains qui tremblaient. Elles m’étaient brusquement devenues étrangères. J’ai fait un effort considérable pour les arracher du volant. Puis j’ai ouvert la portière de droite et je me suis jeté dehors !
L’air doux du soir reprenait vie. Des froissements d’ailes l’allégeaient… J’ai vu la boîte à violon écrasée par terre dans le goudron et j’ai été anéanti devant ce ventre de bois crevé qui perdait ses entrailles célestes… Quelque chose de violent, d’indéfinissable, est monté du tréfonds de moi-même, jusqu’à ma gorge. J’aurais voulu pleurer, mais l’énorme boule qui m’obstruait le gosier m’empêchait de le faire… Je me suis tourné vers ma victime. Elle gisait en bordure de la route, sur le talus, dans une pose abandonnée. Elle semblait s’être confiée à la mort comme un être épuisé se confie au sommeil.
Je me suis penché sur elle. Mon calme est revenu. Je n’avais jamais palpé quelqu’un d’inanimé pour vérifier s’il vivait encore et je me sentais infiniment maladroit. Je ne savais comment m’y prendre. Je n’osais pas la toucher… Mon phare droit la baignait d’une lumière jaune qui faisait ressortir sa blondeur. Ma main est partie à l’aventure sur ce corps chaud, en quête d’un battement de cœur… Et j’ai trouvé son cœur tout de suite, comme s’il avait attiré ma main. Elle vivait ! Une joie âpre et presque douloureuse m’a sonné.
Avec d’infinies précautions, je l’ai retournée sur le dos. Elle était belle ! Ce brusque vis-à-vis m’a causé un choc. Elle avait des cheveux très longs et des pommettes légèrement proéminentes d’Asiatique. Ses traits étaient d’une régularité parfaite. Elle gardait les yeux clos. Sa poitrine se soulevait à une cadence précipitée… Elle a poussé un gémissement…
« Fais quelque chose », me suis-je dit.
J’avais honte de mon désarroi. J’ai pris la fille sous la nuque et sous les genoux, puis, d’une détente, je l’ai arrachée du sol. Mal équilibré, j’ai failli partir en arrière avec ma charge. Je l’ai assurée en la ramenant contre ma poitrine et l’ai portée jusque dans l’auto.
À la lumière du plafonnier, j’ai pu l’examiner. À part une vilaine plaie au coude gauche, quelques ecchymoses aux jambes et une bosse à la tempe, elle paraissait indemne… Pourtant, je n’ai pas osé me réjouir…
Machinalement, j’ai actionné mon démarreur. Le moteur a toussé plusieurs fois avant de tourner… J’ai passé ma vitesse et quelque chose a craqué sous la voiture : c’était la boîte à violon. J’ai foncé dans la nuit, sans trop savoir ce que j’allais faire de la blessée. C’était la première fois que je venais en Espagne et je ne parlais pas la langue du pays. C’est ce qui m’a retenu de la conduire dans un hôpital à Barcelone. J’avais besoin d’aide et le père Patricio me semblait la seule personne capable de me secourir en pareille conjoncture… Comme je n’étais plus qu’à une dizaine de kilomètres de Castelldefels et que l’état de la jeune femme ne semblait pas critique, j’ai résolu d’aller jusqu’à la Casa de la plage…
J’y suis parvenu sans que ma victime ait repris connaissance. Il y avait encore de la lumière, ce qui m’a mis un peu de baume au cœur. L’auberge se composait d’une grande pièce blanchie à la chaux servant de réfectoire. La partie donnant sur la plage était vitrée et des portes peintes en vert se succédaient sur les trois autres faces. Elles s’ouvraient toutes sur des chambres guère plus grandes que des cabines de bain, meublées chichement d’un lit et d’une chaise. Ces pièces ressemblaient davantage à des cellules de cloître qu’à des chambres d’hôtel, mais la vie qu’on menait ici était purement extérieure et ces niches réservées au sommeil vous donnaient envie d’aller gambader sur l’immense plage hérissée de plantes épineuses.
Les domestiques saisonniers de la Casa Patricio dormaient sur des matelas étendus pour la nuit dans la grande salle commune. Au fond du réfectoire, une grande niche fermée par un volet de fer servait de bar. Le père Patricio y vidait sa vingtième bouteille de cerveza de la soirée en buvant au goulot. Il prenait deux cuites par jour au vin rouge, et les « guérissait » en absorbant une formidable quantité de bière.
Lorsque je suis entré, il m’a souri sans ramener sa tête en avant, sans cesser de boire.
C’était un vieil homme petit et noueux, avec de longs cheveux blancs rejetés en arrière et des yeux d’un bleu intense. Il a posé la bouteille vide sur l’étroit comptoir bordant la niche. Un profond soupir s’est exhalé de ses lèvres.
Il m’a cligné de l’œil. Sa face cuite avait une expression polissonne.
— Amusé, Barcelona ? m’a-t-il fait d’une voix grasse. Barrio chino ?
En guise de réponse, je lui ai fait signe de me suivre dehors. Intrigué, il a enjambé les serveurs qui ronflaient sur leurs minces matelas.
J’avais laissé la porte de ma voiture ouverte pour que la lumière subsistât. Depuis le seuil de la Casa, on voyait la blessée renversée sur la banquette. On eût dit quelque sainte reposant dans une châsse de verre. Patricio a eu un mouvement de recul.
Il m’a posé en espagnol une question que je n’ai pas comprise et s’est avancé ; le vent marin plaquait sa chemise sur son corps en sueur.
Il est arrivé à l’auto, a contemplé la fille et m’a regardé. Il avait perdu son expression courtoise ; maintenant, il montrait une dure figure de Catalan qui semblait taillée au couteau dans du buis.
— Elle s’est jetée devant mon auto sur l’autoroute…
Il a hoché la tête.
— Doctor, ai-je murmuré.
— Oui…
Nous avons sorti la femme de l’auto… Ses vêtements étaient blancs de poussière… Sa tête pendait sur son épaule gauche et la bosse de sa tempe était devenue violette.
— Vous avez un cuarto ?
Patricio a fait un signe affirmatif. Il avait pris la fille par les jambes et marchait de profil en direction de la Casa. Nous avons traversé le réfectoire sans réveiller les domestiques. Le vieux a poussé du pied la porte verte qui était la plus près de la cuisine. Avec d’infinies précautions, nous avons déposé la blessée sur le lit bas qui occupait presque toute la chambre.
Patricio l’a examinée en détail. Il a dégrafé le corsage imprimé de ma victime et de ses gros doigts calmes lui a palpé la poitrine. Ce contact m’a révolté. D’un geste brusque, je lui ai détourné la main.
— Doctor !
— Oui… Je vais…
Il est sorti en marmonnant des choses vagues qui ne devaient pas être spécialement gentilles pour moi. Un instant plus tard, j’ai entendu la pétarade de son vélomoteur sur le chemin cahoteux. Je me suis laissé choir au pied du lit, les jambes coupées par l’émotion. Ç’avait été une secousse nerveuse difficile à dominer. Comme au moment du choc, mes mains se sont mises à trembler…
Je faisais intérieurement une prière pour que l’accident n’ait pas pour la jeune femme de conséquences fâcheuses… Ce qui m’inquiétait, c’était son inconscience absolue…
Je suis sorti de la chambre et, en passant devant le bar, j’ai raflé la bouteille de Mister Gin. Mister Gin était un touriste anglais ainsi surnommé par les pensionnaires de la Casa Patricio parce qu’il buvait la valeur d’une bouteille de gin chaque jour. Il arrivait après le déjeuner et le père Patricio commençait à le servir sans interruption jusqu’à la fermeture de l’auberge.
D’ordinaire, il finissait le flacon, mais ce soir-là, il en avait laissé la valeur d’un verre à vin et j’ai lampé l’alcool à même la bouteille.
Patricio est revenu un quart d’heure plus tard, escorté par le médecin du pays. Étrange praticien, en vérité. Il ressemblait à un colporteur, avec son vêtement de toile mince, fatigué, ses lunettes cerclées de fer dont une branche était rafistolée avec du fil blanc et ses joues mal rasées…
Il s’est accroupi au bord du lit pour ausculter la jeune femme. D’abord la tête… Puis le reste du corps… Au fur et à mesure de ses investigations, il la dévêtait et je me sentais rougir parce qu’elle était belle et bien faite… Quand il a eu fini, il a hoché la tête.
— Pas beaucoup de mal, m’a-t-il dit.
Il a pansé les plaies après les avoir nettoyées et m’a demandé cinquante pesetas qu’il a empochées d’un geste preste d’homme cupide.
— Hasta mañana !
— À demain, docteur…
Je trouvais son diagnostic un peu hâtif et ses soins des plus sommaires, mais je n’ai rien dit. Quand il a été parti, j’ai bordé la femme et j’ai touché son front. Il était frais, et elle respirait maintenant régulièrement, comme si elle dormait.
— Couché ! m’a dit le vieux Patricio en me montrant ma chambre.
— Et la police ?
Il a froncé les sourcils. Le mot le troublait.
Je le regardais danser d’un pied sur l’autre. Il sentait la sueur, et le gros vin rouge d’Espagne avait déposé sur ses lèvres une pellicule violacée qui s’écaillait aux commissures.
Il a dû songer que les carabiniers passaient tous les matins sur la plage et venaient se faire offrir à boire à la Casa…
— Mañana…
« Mañana », il serait temps d’aviser… On n’est pas pressé en Espagne… C’est un pays qui vit replié sur sa grandeur ancienne et qui n’a pas encore été saisi par le vertige du progrès.
J’ai jeté un dernier coup d’œil à la jeune femme allongée sur ce lit monacal, avec ses longs cheveux blonds en guise d’oreiller. Elle faisait un peu personnage de légende… Son visage fin recelait un mystère…
Je me suis arraché à cette contemplation. J’aurais passé le reste de la nuit à la regarder, comme un sculpteur de génie regarde le gisant de marbre né de son ciseau.
Mañana !
Oui, demain… Demain, peut-être, je saurais…
J’ai mis beaucoup de temps à m’endormir. Tricornio, le chien de la Casa, aboyait à tout moment, sur la plage, après les bateaux de pêche dont les feux de position mettaient au large une sorte de frontière lumineuse. J’étais angoissé. Dans l’obscurité de ma petite chambre, je revivais les différentes phases de l’accident… Je n’arrivais pas à m’abandonner au sommeil… C’était toujours la même séquence qui se déroulait dans ma tête, car il ne me suffisait pas d’ouvrir les yeux pour l’interrompre : cela se passait en moi. Je voyais le triangle lumineux de mes phares, la route grise, les haies de lentisques et cette silhouette vite identifiée qui, sans que je comprenne, se lançait devant moi. Tout mon corps devenait un frein, une concentration de muscles s’insurgeant contre l’inévitable. J’éprouvais le choc… Et à nouveau, hideuse comme la perpétuité de l’enfer, se posait à mon cerveau affolé la même question : a-t-elle du mal ?
La boîte à violon éclatée… Des détails auxquels je n’avais pas pris garde, mais que pourtant mes sens avaient enregistrés, affluaient, dans l’ombre lourde… Je revoyais des clés noires éparpillées sur le goudron, au bout des cordes… L’éclat velouté du capitonnage pourpre de la boîte…
Enfin j’ai fini par m’assoupir, puis par m’engloutir tout à fait dans un sommeil au fond duquel mugissait la Méditerranée.
Comme chaque matin, c’est l’entrain des domestiques qui m’a réveillé. Ils étaient trois. Il y avait Tejero, le serveur indolent ; Pilar, la plongeuse ; et Pablo, un adolescent un peu idiot qui faisait tout et rien et dont la principale utilité était de soulager les nerfs du père Patricio lorsque celui-ci avait forcé sur la manzanilla.
Au réveil, tous trois chantaient, en nettoyant la salle, des flamencos désespérants que je fuyais d’ordinaire pour prendre mon premier bain. Lorsque j’ai ouvert les yeux, ce matin-là, j’ai retrouvé mon angoisse intacte. Toutes mes pensées étaient là, qui m’attendaient.
J’ai bondi hors de mon lit et, nu-pieds, j’ai couru à la chambre de l’inconnue.
Les serveurs, qui n’étaient au courant de rien, me regardèrent avec surprise.
— Amigo ? me demanda Tejero.
— Si…
J’ai poussé la porte.
Elle était éveillée et se tenait assise sur son lit, le dos au mur de plâtre, examinant les écorchures couvrant ses bras.
Au bruit que j’ai fait en entrant, elle a relevé la tête et, pour la première fois, j’ai vu ses yeux.
Ils étaient fauves et emplis de paillettes d’or. Ils donnaient de l’intelligence à sa beauté et c’est vraiment le plus beau cadeau qu’on puisse faire à une jolie figure.
Elle me fixait. L’arrivée d’un homme en pyjama dans cette chambre minuscule devait la dérouter. Je lui ai souri, cherchant par où commencer.
Et naturellement, j’ai proféré les paroles les plus banales qu’un imbécile de mon espèce pût trouver.
— Vous avez bien dormi ?
Elle n’a pas répondu. Ses yeux ardents me fouillaient jusqu’à l’âme. J’y lisais un ardent besoin de savoir.
— Je… C’est moi qui vous ai renversée cette nuit en auto… Comment vous sentez-vous ?
Soudain, j’ai réalisé que je lui adressais la parole en français et que, par conséquent, il y avait de fortes chances pour qu’elle ne comprît pas.
Les serveurs se tenaient immobiles dans l’encadrement, regardant avec surprise cette pensionnaire qu’ils n’avaient pas vue arriver… La face blême et stupide de Pablo m’a agacé. J’ai poussé la porte du pied. Au-dessus de la tête de ma victime, une lucarne laissait entrer le soleil. Dans l’intense lumière, sa peau prenait un éclat extraordinaire. Je n’avais jamais vu une peau aussi tentante, j’avais envie de la caresser, tellement elle me paraissait douce et tiède.
Je me suis assis sur le lit.
— Vous permettez ?
Elle me tenait sous son regard fauve, mais son expression anxieuse s’apaisait et elle semblait tranquille maintenant.
— Que m’est-il arrivé ?
J’ai sursauté. Elle venait de parler d’une voix brève, en un français dépourvu de tout accent.
— Vous êtes française ?
— Française ?
Elle a réfléchi un peu, comme si elle comprenait mal le sens du mot. Puis elle a eu un hochement de tête…
— Oui… Française…
Le choc semblait lui avoir perturbé la mémoire. J’ai ressenti à nouveau une grande inquiétude.
— Vous ne vous souvenez pas ?
Elle a eu une crispation. Chaque mot passait au travers d’un filtre avant d’atteindre son entendement.
— Non…
J’ai vu qu’elle regrettait sérieusement de ne pas se souvenir. La soif de savoir lui faisait mal.
— Cette nuit, sur la route… Vous…
J’ai hésité. Je ne pouvais lui parler de son suicide manqué. Le mot « accident » me paraissait plus convenable.
— Je vous ai accrochée avec mon auto ; vraiment, vous ne vous rappelez pas ?
— Non…
— Où habitez-vous ?
Elle a porté sa main à sa tête… Son front s’est plissé sous l’effort.
— Je ne sais pas !
— Vous demeurez en Espagne ?
Elle a sursauté. D’une voix incrédule, elle a balbutié :
— En Espagne ! Pourquoi en Espagne ?
— Vous ne savez pas que nous sommes en Espagne ?
Il y a eu comme une lueur amusée dans son regard, mais ç’a été fugace.
— Vous plaisantez !
— Je ne plaisante pas… Nous sommes à Castelldefels, c’est-à-dire à quelques kilomètres au sud de Barcelone. Barcelone, voyons, ça ne vous dit rien ?
J’en avais la gorge sèche. Si elle ne se souvenait plus qu’elle se trouvait en Espagne, son cas était sérieux.
J’ai encore bégayé, d’une voix qui ne passait plus :
— Barcelone…
— Non ! C’est vrai ?…
Et, tout à coup, sans que rien le laisse prévoir, elle a éclaté en sanglots. Elle pleurait comme pleure une toute petite fille, sans avoir l’instinctive pudeur de cacher ses larmes.
— Que m’est-il arrivé ? Que m’est-il arrivé ?
J’ai posé ma main sur sa nuque. C’était chaud et plus doux encore que je ne pensais.
— Ne vous désolez pas, c’est le choc… Ça va se tasser… Attendez, on va s’y prendre autrement, je me conduis comme une brute…
Elle s’est arrêtée de pleurer. Son visage reflétait un brusque espoir. Elle est restée attentive…
— Vous souffrez ?
— À la jambe, un peu… À la tête, aussi… J’ai un bruit dans les oreilles…
— Oui, la commotion… Je vous promets que ça va passer… Ayez confiance, je vous mènerai chez un grand toubib à Barcelone.
Ça l’a fait tiquer.
— Barcelone !
Je me comportais décidément avec des grâces d’éléphant…
— Comment vous appelez-vous ?
Elle a secoué la tête.
— Mais je…
— Oui ?…
— Je ne sais pas !
Ce que j’ai éprouvé à cet instant ressemblait à de la colère. Je n’acceptais pas ce coup du sort.
— Comment, vous ne savez pas ! Tout le monde a un nom… Ça ne s’oublie pas un nom ! Bon Dieu, faites un effort pour vous souvenir… Votre nom ! Votre nom ? Durand ? Martin ? Boileau ?… Ce sont des noms, vous comprenez ? Moi, par exemple, je m’appelle Daniel, Daniel Mermet.
Cet éclat l’a épouvantée. Elle a perdu la confiance qu’elle me témoignait ; pourtant, elle n’a pas pleuré. Elle a seulement baissé la tête comme si elle avait honte.
Ça m’a anéanti.
— Pardonnez-moi… Je suis navré de vous voir ainsi à cause de moi…
Je lui caressais les cheveux… J’ai senti la bosse de sa tempe sous mes doigts. La blessée a eu un sursaut causé par la souffrance.
— Ça vous fait mal ?
— Oui…
J’ai examiné la bosse. Elle était laide, violacée, avec un petit trou noirâtre à son sommet. C’était par ce minuscule orifice que sa mémoire avait fichu le camp…
— J’y pense, vous devez avoir des papiers… On ne se promène pas à l’étranger sans pièces d’identité…
Ses vêtements étaient là, pêle-mêle sur l’escabeau. Je les ai palpés. Ils ne contenaient rien d’autre qu’un mouchoir marqué d’un « M ».
— Votre prénom doit commencer par M… Ne serait-ce pas Marie ?
Elle a répété.
— Marie… Marie…
Ça n’était pas ça. Je l’ai compris à la façon dont elle prononçait le nom. Il ne lui était pas familier…
— Attendez, on va essayer autre chose… Prenez votre temps… Mariette ?
— Non…
— Fermez les yeux… Voilà… Je vais vous appeler par différents prénoms commençant par M. Peut-être aurez-vous une sensation de déjà connu. N’est-ce pas, Marcelle ?
Elle a rouvert les yeux.
— Je ne m’appelle pas Marcelle.
On étouffait dans cette pièce. J’ai ouvert la lucarne et le bruit de la mer s’est amplifié. Le bruit de la chaleur aussi… C’est à mon avis le plus beau de tous les bruits… Il est craquant, pétillant, joyeux… Il bourdonne… Il varie, il exalte.
— Dites, Martine…
Le jeu avait je ne sais quoi de sinistre… Il me déprimait… À quoi cela rimait-il ? S’il fallait se livrer à une pareille gymnastique pour retrouver un prénom, jamais par un tel procédé on n’arriverait à lui reconstruire un passé valable…
— Marguerite ?
— Non…
— Madeleine ?
— Non !
Plus nous avancions dans l’énumération, plus ses « non » se faisaient menus et tristes.
— Marthe ?
À la fin, elle s’est contentée de secouer la tête… Puis elle a fermé les yeux, épuisée par cet effort prolongé. Au bout d’un moment, elle dormait. Alors je suis sorti de la chambre sur la pointe des pieds et j’ai refermé la porte en la soulevant un peu pour l’empêcher de grincer.
Je me sentais un peu perdu en retrouvant la grande salle fraîche où les autres pensionnaires — tous espagnols — prenaient leur petit déjeuner. J’aurais voulu pouvoir m’entretenir de la situation avec quelqu’un qui fût capable de s’exprimer couramment dans ma langue, mais les rares personnes qui parlaient français, à Castelldefels, le parlaient très mal. La conversation avec elles se limitait toujours à des considérations d’ordre alimentaire.
Le père Patricio faisait une sérieuse collation en ponctuant chaque bouchée d’une lampée de vin bu à la régalade. Il se versait de très haut dans le gosier un filet du liquide violine contenu dans un flacon à double orifice. En m’apercevant, il a hoché la tête.
— Señora, bien dormir, a-t-il déclaré avec satisfaction.
— Si…
— Française…, l’ai-je prévenu.
Ça a eu l’air de le soulager.
— Ah ?
— Si.
Je me suis tu. Les deux carabiniers qui inspectaient la plage trois fois par jour entraient, le fusil à l’épaule, le tricorne avantageux, louchant sur les cuisses des estivantes en maillot.
Le père Patricio a levé la main en guise de bienvenue. Tous les gens d’ici craignaient les carabiniers comme la peste et leur faisaient une cour honteuse. Les deux militaires ont pris place à la table et Tejero, de son allure morne, a apporté deux verres et une bouteille pleine.
Patricio s’est mis à leur parler d’une voix lente. Il leur narrait mon aventure de la nuit, car les carabiniers me jetaient de fréquents regards intéressés. Fréquemment, le mot « francés » revenait dans le discours du vieux. Quand il a eu terminé, il a enfourné un formidable quartier de saucisson à l’ail et les carabiniers sont allés ouvrir la porte de la chambre où dormait l’inconnue.
Je les ai suivis. Un obscur besoin de la protéger me poussait. Les policiers sont restés dans l’encadrement. Le drap de leur uniforme dégageait une âcre odeur de sueur et de suint. Ils se sont attardés dans la contemplation de la blessée, sans parler. Puis ils m’ont regardé d’un air de reproche et ont refermé la porte.
— Papeles ! a grommelé le plus jeune qui portait un mince galon de laine.
Je ne comprenais pas.
— Pasaporte !
J’ai fait un geste d’assentiment et je suis allé prendre mon passeport. Ils l’ont détaillé, ainsi que mon permis de conduire international et le triptyque de ma voiture.
— Pasaporte de la señora ?
— Je n’ai pas… Je ne sais pas qui est elle…
À grand renfort de gestes, je leur ai expliqué qu’elle avait perdu la mémoire… Et je leur ai raconté l’accident… Ils m’ont fait un signe vague, mais que j’ai interprété comme étant rassurant. Ils ont pris mon identité par écrit sur un méchant carnet puis sont allés vider leur verre. Patricio m’a cligné de l’œil. Ensuite les carabiniers sont partis sur la plage brûlante et j’ai regardé leurs longues ombres baroques gondoler sur les ondulations du sable.
— Très bien, a fait le père Patricio.
Il m’a expliqué à sa façon que les carabiniers se moquaient éperdument que j’aie écrasé une Française. Du moment qu’aucun cadavre n’encombrait la voie publique, c’était tout ce qu’ils demandaient !
En soupirant, je suis allé prendre ma douche au cabinet de toilette commun. Je me suis rasé et j’ai changé mon pyjama contre une chemise à carreaux et un blue-jean… Mon chevalet, planté contre le mur de ma chambre, me sollicitait. D’un geste quasi automatique, j’ai passé sur mon épaule la bretelle de ma boîte à peinture.
Du regard, j’ai interrogé la patronne qui sortait de la chambre de l’inconnue. La mère Patricio était une grosse femme gentille à laquelle je ne connaissais qu’un défaut : son obstination à cuire des plats à l’huile.
Joignant les deux mains, elle a appuyé sa joue mafflue dessus pour m’indiquer que la blessée reposait. Son homme l’avait mise au courant de l’histoire et elle était surexcitée…
Je suis sorti de la Casa… Ce matin-là, la mer était d’un vert profond qui me rappela l’Adriatique. Mon tempérament de peintre a repris possession de moi. J’ai descendu la plage et je suis allé enfoncer les trois pieds de mon chevalet en bordure de l’eau, à cet endroit où le sable est humide, mais hors d’atteinte du flot.
Je ne peignais pas la mer, mais au contraire l’alignée de constructions pittoresques formant une espèce de guirlande bariolée tout le long du littoral.
Après tout, j’avais le temps de statuer sur le cas de la jeune femme. Il fallait tout d’abord attendre l’avis du médecin… L’après-midi, j’irais au consulat de France à Barcelone. Là-bas, on saurait quoi me dire. L’identité de ma victime ne devait pas être difficile à découvrir. Il lui avait fallu des papiers pour entrer en Espagne. Elle avait dû descendre quelque part… Sans doute des gens l’accompagnaient, qui signaleraient sa disparition ?
Puis, il n’y avait pas de quoi se tourmenter outre mesure… L’essentiel était de ne pas avoir sa mort sur la conscience.
Je me mis à peindre. Et, quand je peins, plus rien n’existe au monde que ma palette constellée de couleurs, et l’univers spécial que je crée en deux dimensions…
Et puis mon sujet me captivait. J’avais été bien inspiré en venant à Castelldefels. Malgré le soleil infernal, malgré la mer, malgré les pick-up épars moulant des fados et des flamencos, malgré les riches couleurs, toute la tristesse de l’Espagne était là, sous mes yeux. Ces petites constructions typiques couronnant le sommet de la plage dégageaient je ne sais quoi de désespérant. Et les baigneurs aussi étaient tristes… Au fond, n’était-ce pas eux qui donnaient le ton à ce paysage ? Vêtus de maillots archaïques, trop longs, sans grâce… Les visages graves jusque sous le rire… Anxieux et résignés… Mal nourris…
Je peignais comme un athlète accomplit l’effort libérateur. Mon cœur battait et ma température montait. C’était bon et déprimant. Ça me fatiguait et me transportait… Je frémissais en dégageant de mes tubes le bleu idéal que je cherchais… Le bleu triste de l’Espagne… Un bleu intense et usé qui ne reflète pas la moindre paix, contrairement aux autres bleus.
Parfois, des baigneurs s’arrêtaient près de moi, et silencieux, me regardaient travailler. Depuis longtemps, ces yeux curieux ne m’incommodaient plus. Je n’éprouvais plus la moindre gêne à me sentir observé parce que, à la longue, j’avais fini par faire abstraction de tout ce qui n’était pas mon art… Ma vie, dans ces moments frénétiques, ne dépasse pas le rectangle de toile sur lequel je m’assouvis. Ce rectangle est un territoire inviolable où je règne en maître absolu.
Pourtant, j’ai fini par remarquer une ombre insistante derrière moi. Ayant déposé sur ma toile une touche qui m’enchantait, je me suis retourné. C’était elle. Elle était là, nu-pieds, avec ses cheveux défaits, son corsage déchiré et ses pansements au genou et au bras.
Du coup, j’ai abaissé ma palette !
— Vous ! Mais… comment…
Elle était un peu pâle. Sa peau restait toujours aussi veloutée, mais la teinte s’était modifiée comme celle d’une étoffe restée trop longtemps dans un tiroir.
— C’est le vieux avec la chemise… Il m’a montré où vous étiez !
— Vous parlez espagnol ?
— Non… Mais il… il a compris que je voulais vous voir…
C’est idiot, mais ça m’a fait du bien. Qu’elle ait eu besoin de me rejoindre m’a rempli d’une joie exubérante.
— Vous ne vous sentez pas mal ?
— Non… J’ai faim…
— Venez, on va manger…
J’ai rangé mes tubes et mes pinceaux dans la boîte.
— Vous êtes peintre ?
— Oui…
J’aurais voulu lui poser un tas de questions, histoire de vérifier où en était son amnésie. Je n’ai pas osé.
— Vous avez du talent, a-t-elle murmuré.
Elle ne perdait pas ma peinture du regard.
— Vous trouvez ?
— Oui… Vos bleus, surtout !
Ça m’a frappé. Je l’ai prise aux épaules et j’ai planté mes yeux dans les siens.
— Qui êtes-vous ? ai-je balbutié dans un souffle.
Un léger voile a assombri l’intensité de son regard.
— Je ne sais pas… Vous êtes sûr que nous sommes en Espagne ?
— Vous avez dû vous en rendre compte, non ?
— Oui…
Elle a regardé le haut de la plage. On voyait la Casa Patricio avec sa façade longue et blanche, ses volets verts et la grosse tache rouge de la réclame du Coca-Cola.
— C’est beau, vous ne trouvez pas ?
— Oui.
— En Espagne… J’avais toujours rêvé d’y venir…
C’était sorti comme ça. Je lui ai pris le bras.
— Donc vous vous souvenez ?
— Non, pourquoi ?
— Vous dites que vous aviez toujours rêvé de venir en Espagne…
Elle a étudié au fond d’elle-même je ne sais trop quelle manifestation d’une vie antérieure.
— Non, je ne me souviens de rien… Je sens que j’ai toujours rêvé de connaître l’Espagne, c’est tout… Je le sens, je le comprends en regardant autour de moi.
J’ai arraché mon chevalet du sable humide. Je le tenais éloigné de moi, pour protéger ma toile fraîche… De l’autre main, j’ai pris la taille de… de X pour l’aider à marcher.
Elle a mangé de bon appétit, et même avec une certaine gloutonnerie, ce qui contrastait étrangement avec ses manières réservées.
L’idée m’est venue qu’elle n’avait peut-être pas pris de repas depuis longtemps… Je pensais à la boîte à violon. Il est surprenant qu’une jeune femme se balade en pleine nuit sur une route d’Espagne munie d’un violon en guise de bagages. Peut-être était-ce une musicienne d’orchestre venue pour la saison sur la Costa Brava ? Elle avait dû perdre son emploi et c’était ce qui l’avait poussée à cet acte désespéré.
— D’où êtes-vous ?
J’avais posé la question à brûle-pourpoint, sans cesser de manger. Je voulais essayer de débusquer ses souvenirs par de soudaines questions posées sur le mode innocent.
Du même ton, elle a dit, la bouche pleine :
— De…
Puis elle s’est arrêtée net. On eût dit qu’on venait de lui lancer un coup de poing en plein visage. Elle a avalé le morceau de tartine qui lui emplissait la bouche, d’un seul coup de gosier.
— C’est affreux, a-t-elle soupiré. Je ne sais plus… Du flou… Du gris…
Deux larmes sont nées au bord de ses longs cils ; je les ai regardées rouler sur ses joues, avec le sentiment déprimant de ne rien pouvoir faire…
Mollement, j’ai murmuré :
— Allons, ne pleurez pas, je suis là…
Ça paraissait sans doute prétentieux, mais franchement je ne trouvais rien de plus réconfortant. Elle a continué de manger, en fixant son bol de café que les tartines beurrées étoilaient de petites bulles brillantes.
Je la considérais d’un œil triste. D’après sa mise, c’était une femme de condition moyenne, ou du moins qui n’avait pas de grosses possibilités financières. Sa jupe et son corsage devaient être vendus en solde à l’intérieur des grands magasins… Ça m’a donné l’idée de vérifier le label de ses effets. Il pouvait fournir une indication.
— Vous permettez ? me suis-je excusé en retournant le col de son corsage.
Elle était docile comme une malade. J’ai trouvé le rectangle d’étoffe portant le nom du chemisier. « Établissements Février, Saint-Germain-en-Laye, S.-et-O. »
— Vous connaissez Saint-Germain ?
Elle n’a pas entendu. Elle rêvassait tout en mangeant.
— Dites : Saint-Germain-en-Laye… Ça ne vous dit rien ?
Son petit « non » est tombé comme un couperet. Je n’ai pas insisté.
Lorsqu’elle a eu terminé sa forte collation, Pilar, la plongeuse, l’a conduite jusqu’au cabinet de toilette. Tejero est venu desservir. Il m’a désigné la chaise vide de l’inconnue et s’est vrillé la tempe avec son index.
— Loca !
J’ai haussé les épaules.
Les autres pensionnaires me regardaient avec réprobation. Je ne sais comment ils interprétaient mon attitude, en tout cas elle ne concordait pas avec les mœurs pudibondes du pays.
Tous ces gens m’agaçaient. Jusqu’à la señora Rodriguez qui me boudait ! Pourtant elle-même se trouvait au ban de la petite société de la Casa Patricio, parce que chaque week-end un homme venait la rejoindre et ça n’était jamais le même !
J’ai quitté la salle commune. La mère Patricio préparait du poisson pour le déjeuner, comme tous les jours. Elle n’a pas répondu à mon sourire… Et Pablo, le demeuré, a baissé les yeux sur mon passage.
Bonté divine ! Qu’est-ce qu’ils s’imaginaient tous ? Que j’écrasais les femmes pour le plaisir de les rendre amnésiques et de les avoir à ma discrétion ?
Rageur, je suis allé sortir ma voiture du hangar de roseaux et j’ai attendu que la blessée eût terminé sa toilette en fumant une cigarette espagnole qui avait un goût âcre d’herbe brûlée.
Lorsqu’elle a réapparu dans le soleil écrasant la Casa, avec ses cheveux blonds attachés sur la nuque et sa peau neuve, toute luisante, j’ai eu comme un choc. J’aurais voulu l’immobiliser et peindre immédiatement ce sujet merveilleux.
J’ai lancé un bref coup de klaxon afin d’attirer son attention. Elle a mis son bras pansé en visière devant ses yeux et m’a aperçu… Je lui ai ouvert la portière.
— Montez…
— Où allons-nous ?
— À Barcelone.
D’une voix noyée, elle a répété :
— Barcelone.
Je sentais qu’elle n’arrivait pas à se faire à l’idée que nous étions vraiment en Espagne.
— Nous allons tirer votre cas au clair…
— Comment ?
— En prévenant le consulat de France, d’abord, puis la police espagnole… Que diable, vous n’êtes pas tombée du ciel. Et quand bien même vous en seriez tombée, quelqu’un a bien assisté à cette chute !
Elle a eu son petit sourire navré qui me peinait plus que ses larmes.
— C’est étrange, n’est-ce pas, ce qui m’arrive ?
— Ça n’est pas fréquent, d’accord, mais on a déjà vu des cas semblables, vous savez…
La voiture dansait sur le mauvais chemin gondolé qui, à travers la pinède, menait à l’autoroute. Sur notre passage, nous soulevions un formidable nuage de poussière jaune. Ma voiture avait changé de couleur. Elle ressemblait à quelque engin de guerre camouflé. Cette poussière de terre nous brûlait les yeux et nous faisait tousser… Enfin, nous avons débouché sur le goudron.
Les haies bordant la voie principale étaient en fleur et des oiseaux s’égosillaient un peu partout. D’invraisemblables et vétustes véhicules roulaient en ferraillant sur l’autoroute.
— C’est pittoresque, a remarqué ma victime.
Elle s’intéressait à tout et regardait avec une avidité croissante cette vie si différente de la nôtre…
Moi je songeais qu’à la même heure, à douze cents kilomètres de là, à Saint-Germain-en-Laye, quelqu’un pensait peut-être à la femme qu’elle était devenue…
Je l’ai regardée. Le soleil embrasait tout un côté de son visage, révélant sa carnation incomparable. Je me suis dit que lorsqu’elle était heureuse, elle devait être plus que belle.
— J’aimerais faire votre portrait.
Elle a tourné vers moi sa figure pensive.
— Pourquoi ?
— Parce que vous avez un visage intéressant…
— Moi ?
Elle semblait vraiment surprise.
— Oui, vous ! Votre visage inspire un artiste… On peut le peindre, l’écrire ou le jouer… Je ne sais pas si vous me comprenez.
— Je comprends ce que vous voulez dire, mais je ne comprends pas que ma figure soit cela…
— Et pourtant elle l’est…
Nous sommes passés devant une porcherie et une odeur effroyable de fumier surchauffé nous a soulevé le cœur. Ensuite, ç’a été la dérivation conduisant à l’aéroport de Barcelone. Instinctivement, j’ai jeté un regard sur l’autre voie dans l’espoir de repérer les débris de la boîte à violon. Mais je n’ai rien vu. Rien n’est plus mouvant qu’une route… Depuis l’accident, beaucoup de gens étaient passés. Les premiers avaient recueilli les débris de l’instrument et les pneus des autres en avaient effacé les traces.
Nous parvenions sur la plaza de España. Des employés de la voierie enlevaient les ordures dans de petits tombereaux traînés par des ânes. D’autres arrosaient les trottoirs et une bonne odeur de chaleur mouillée flottait sur ce coin de la grande ville.
À un carrefour, un policier vêtu et casqué de blanc faisait la circulation en s’efforçant de ressembler à un automate.
Je me suis arrêté à sa hauteur.
— Vous parlez français ?
— No.
— Do you speak english ?
— Yes.
Derrière moi, un tramway crème carillonnait. Le flic lui a fait signe de patienter. Je lui ai demandé où se trouvait le consulat de France et il me l’a indiqué.
Ma compagne m’a désigné les arènes de la plaza de España sur la gauche.
— Ce sont les arènes ?
— Oui.
— Je les imaginais autrement… Plus… plus romaines ! Elles font un peu cirque, vous ne trouvez pas ?
C’était exactement l’impression que j’avais eue en arrivant à Barcelone.
— C’est vrai.
— Vous avez déjà assisté à des corridas ?
— J’y vais toutes les semaines…
— C’est bien ?
— Quand on aime ça, c’est formidable et un peintre ne peut pas ne pas aimer ça…
— Je voudrais voir une corrida…
— Demain, il y en a une plaza Catalan, je vous y mènerai.
Cette promesse m’a surpris. J’étais là, avec cette émanation de la nuit que je cherchais à reclasser dans la niche de la Société qu’elle occupait avant de se flanquer sous ma voiture… Et voilà que je faisais presque des projets d’avenir la concernant ! Je voulais peindre son portrait, lui montrer des courses de toros…
Elle a médité un moment. Nous roulions dans les artères peu encombrées. Dix heures, c’est pour ainsi dire l’aube en Espagne.
Vous vivez de votre peinture ?
— Oui… C’est rare… je sais ! J’ai eu de la veine : un gros ponte s’est emballé sur mon œuvre l’an dernier. Une galerie s’est intéressée à moi et m’a signé un contrat. Oh, ça n’est pas la fortune, mais elle me sert une confortable mensualité me permettant de peindre sans avoir à m’occuper du steak et des notes de gaz… Alors, je voyage… Je suis attiré par le soleil… Il est la vraie lumière…
— Comme Van Gogh !
C’était effarant ! Elle ne se rappelait plus son nom, mais elle se souvenait de celui de Van Gogh… Quel psychiatre pourrait se retrouver dans les méandres de son subconscient ?
Nous arrivions devant la hampe du consulat. Je l’ai fait descendre de l’auto et nous avons franchi le porche où un policier montait une garde débonnaire en roulant une cigarette de tabac noir.
J’ai dit à ma compagne de m’attendre dans l’antichambre pendant que le consul me recevait. Je voulais parler hors de la présence de la jeune femme pour ne pas avoir à chercher mes mots. Le consul était un homme entre deux âges qu’on n’aurait pas différencié d’avec les Espagnols si on l’avait croisé dans la rue. Il était courtois et sévère avec l’air maussade d’un homme qui déclenche la trotteuse de son chrono lorsque vous poussez la porte de son bureau.
— De quoi s’agit-il ?
Je lui ai raconté mon aventure par le menu. Il l’a écoutée sans m’interrompre, mais en jetant parfois un regard à son bracelet-montre.
Enfin, lorsque je me suis tu, il a eu un léger hochement de tête.
— Ceci n’est pas de mon ressort, a-t-il déclaré.
— Pardon ?
— Rien ne prouve que cette personne soit française.
— Mais monsieur le consul, elle ne connaît que le français et ses vêtements ont été achetés dans la banlieue parisienne !
— On ne peut considérer ces indices comme des preuves !
— Enfin, monsieur le consul…
Il a tranché d’un ton qui n’avait pas l’habitude d’admettre la réplique.
— Faites une déclaration d’accident à votre assureur.
Je me suis mis en rogne.
— Ça n’est pas mon assureur qui recherchera son identité. Je suppose qu’elle n’est pas seule au monde… Des gens doivent l’attendre !
— Voyez la police locale… Attendez, je vais m’en occuper…
Il a décroché le téléphone et composé un numéro… Quelqu’un a répondu à son appel… Il s’est mis à converser en espagnol. De temps en temps, il mettait la main sur la passoire d’ébonite pour m’interroger.
— À quel endroit s’est produit l’accident ? Comment vous appelez-vous ? Où êtes-vous descendu ? Signalement de la blessée… Voulez-vous la conduire à un hôpital ?
J’ai répondu en détail à chacune des questions, mais en ce qui concernait la dernière, j’ai lâché un « non » très sec.
Le consul a encore parlementé un bon moment, puis il a posé brutalement le combiné sur sa fourche.
— Voilà, il ne reste plus qu’à attendre. S’il y a du nouveau, les autorités locales vous préviendront…
— J’aimerais faire visiter cette jeune fille par un bon médecin, pouvez-vous m’en indiquer un ?
Il m’a écrit une adresse sur une feuille de bloc.
— J’espère que ce praticien parle français ? ai-je bougonné.
— Soyez sans inquiétude, il a fait ses études à Paris…
— Très bien, je vous remercie…
Le diplomate m’a accompagné jusqu’à la porte de l’antichambre. Une fois là, il s’est arrêté, sidéré à la vue de ma victime. Il n’avait pas pensé qu’elle pouvait être jolie et ça le prenait au dépourvu.
— Au revoir, monsieur le consul…
J’ai saisi le bras de l’inconnue et je l’ai entraînée dehors. Au fond, je n’étais pas mécontent de cet immobilisme, car je n’étais pas pressé de me séparer d’elle.
C’est seulement quand nous avons pris place dans ma voiture qu’elle a osé me questionner.
— Alors ?
— J’ai fait la déclaration au consulat. Le consul a prévenu la police… Il est probable que les autorités vont vérifier les disparitions qu’on leur signalera. Sans doute vont-elles communiquer une note aux hôtels en donnant votre signalement. Il faut attendre…
— Mais que vais-je faire pendant ce temps ?
— Poser pour moi, je vous ai dit que je tenais à faire votre portrait…
Elle n’a rien dit et je l’ai conduite chez le docteur Solar sans proférer une syllabe de plus. Elle a vu la plaque de cuivre sur la grille de la maison de style espagnol et elle a compris. Pourtant pas un muscle de son visage n’a bougé.
Une soubrette un peu grasse nous a reçus. Je lui ai dit que nous venions de la part du consul de France et que nous voulions voir le docteur au plus tôt. J’avais préparé quelques mots d’espagnol qui ont été suffisants. Elle nous a fait entrer directement dans le cabinet luxueux du praticien et nous nous sommes assis côte à côte, le cœur comprimé par un même malaise. Il s’est écoulé un bon quart d’heure avant l’entrée du médecin. Il devait être dans son bain car, lorsqu’il est entré, il sentait la savonnette et il avait des traces de talc sur les lobes de ses oreilles. C’était un robuste vieillard aux cheveux blancs et au teint olivâtre. Il parlait un français parfait, mais avec un fort accent.
Une fois de plus, j’ai résumé notre aventure. Elle a paru l’intéresser. Il s’est mis à examiner la tête de la jeune femme avec minutie.
Quand il a eu fini, il m’a pris à l’écart.
— Je ne pense pas que ce soit le traumatisme qui lui a occasionné cette amnésie. Le coup à la tête, si j’en crois la blessure bénigne, a été relativement léger… Je pense que cette femme souffrait déjà de troubles nerveux, ou bien est-ce l’émotion causée par l’accident qui a provoqué chez elle une commotion psychique…
— Que faut-il faire, docteur ?
Il aurait bien voulu le savoir lui-même. Du reste, il ne m’a pas bluffé.
— Nous nous trouvons devant un cas où la médecine redevient tâtonnante, monsieur. Je crois qu’il lui faut le calme… Dans quelque temps, si son cerveau n’émet pas de lueurs, nous essayerons des électrochocs.
— Votre conviction intime, s’il vous plaît ?
— Franchement, je n’en ai pas. Peut-être retrouvera-t-elle peu à peu la mémoire. Il est évident que si elle se trouvait en présence de gens ou de lieux qui lui furent chers, elle récupérerait davantage…
En bref, nous n’étions pas plus avancés en sortant de chez lui qu’en y entrant.
Nous avons repris la route de la Casa Patricio.
— C’est définitif, n’est-ce pas ? m’a-t-elle demandé au moment où je quittais l’autoroute pour prendre le chemin poussiéreux.
— Rien n’est définitif… Ne vous tracassez pas… Laissez-vous vivre…
Elle a fait un signe affirmatif. Elle était résignée.
Devant un groupe de maisons cossues, un attelage bizarre stationnait. Sur une charrette garnie de guirlandes fanées, un piano mécanique aux touchantes enluminures moulait de vieilles scies. Un homme en guenilles l’actionnait d’un mouvement accablé. Sa femme bordait un nourrisson couvert de croûtes suppurantes à l’arrière de la charrette. Elle avait de longs cheveux noirs, emmêlés, et l’air le plus tragique que j’aie jamais vu sur un visage.
La musique du piano était plus désespérante que l’attelage lui-même. Elle accrochait de la navrance aux pompons décorant les oreilles de l’âne.
Je me suis arrêté. Ma compagne avait les larmes aux yeux. Sa tristesse m’a fait du bien, car elle me prouvait qu’elle était accessible à la pitié. Que la détresse des autres l’émût, en cet instant où elle-même était si pitoyable, m’a noué la gorge.
— Je commence à apprendre beaucoup de choses sur vous, ai-je murmuré. Je sais déjà que vous êtes jolie et que vous êtes bonne. Ce sont les deux principales qualités qu’un peintre et un homme puissent espérer d’une femme.
J’ai remisé ma voiture sous le toit de roseaux.
— Venez…
Elle m’a suivi. J’étais un peu gêné en entrant dans la Casa ; heureu-sement, les pensionnaires étaient sur la plage et les Patricio s’activaient dans la cuisine. L’air empestait l’huile chaude. Je finissais par perdre tout appétit dans ce pays.
La jeune fille est restée debout au milieu du réfectoire, regardant Te-jero disposer les couverts sur les nappes douteuses. Il a feint de nous ignorer.
J’ai touché le bras de ma compagne.
— Vos vêtements sont déchirés et poussiéreux. J’aurais dû vous en acheter d’autres à Barcelone… Ce sera pour demain… En attendant, je vais vous prêter un pantalon de toile et une chemise. Ils seront trop grands pour vous, sans doute, mais on n’en a rien à fiche !
Je crois que ce déguisement l’a amusée. J’avais justement un black-jean très étroit et une mari-nière de toile bleue… C’était naturellement bien trop grand, mais cette am-pleur lui donnait un côté artiste qui lui allait bien.
La coquetterie féminine a repris le dessus. Elle s’est arrêtée devant le mauvais miroir du bar pour renouer ses cheveux.
— Voulez-vous que je commence tout de suite votre portrait ?
— Oui.
Ça a eu l’air de lui faire plaisir… Elle a rougi de contentement…
Je suis allé chercher mon attirail dans ma chambre. J’ai posé derrière le lit ma toile en cours et j’en ai choisi une de dimension moyenne, toute blanche.
Rien n’est plus angoissant qu’une toile blanche pour un peintre. C’est une sorte de fenêtre ouverte sur l’infini. Une fenêtre où peuvent surgir les plus troublantes métamorphoses.
Je connaissais un endroit tranquille, loin de la plage, dans la pinède. Le sol sableux était jonché de pommes de pin poisseuses et les cigales y menaient grand tapage.
J’ai balayé les pommes de pin et enfoncé mon che-valet profondément de manière qu’il soit bas et que je puisse travailler à genoux. C’est à mon avis une position idéale pour peindre. Elle vous met dans l’état de ferveur nécessaire à une profonde concentration. L’agenouillement, c’est en somme l’exercice physique du recueillement.
— Asseyez-vous dans le sable.
Elle s’est laissée choir sur le sol poudreux. Vous avez vu tomber une étoffe de soie ? Elle décrit une figure gracieuse en chutant. Pour mon modèle, ç’a été ça…
— Il ne faut plus que je bouge ? a-t-elle de-mandé.
— Oh ! si… Ça n’a pas d’importance…
Mais elle est pourtant restée immobile, le visage un peu de profil, avec un œil qui me regardait en biais.
J’ai pris un pin-ceau assez fort et j’ai touillé du noir.
Un tableau, pour moi, ça commence toujours par du noir parce qu’à mon avis c’est l’armature de votre œuvre. Je fais mon dessin en larges traits gras et, ensuite, la couleur vient s’installer sur cette charpente. Elle la fait disparaître lentement.
Du premier coup d’œil je l’ai eue. Vous savez, franchement, ç’a été le petit coup de patte qui différencie les vrais peintres des autres.
Ma compagne s’est installée sur ce rectangle blanc. Et c’était elle à crier… Ça allait presque au-delà d’elle-même. C’étaient ses traits, ses pommettes proéminentes, ses yeux profonds et attentifs, sa bouche un peu sceptique… Et puis c’était aussi sa calme tristesse, son tendre désenchantement.
J’étais transporté. Je ne sais combien de temps j’ai étalé de la couleur sur de la couleur. Je n’avais plus la notion de rien, ni du temps, ni du lieu, pas plus que de mon sujet sur le plan humain. Ce que je voulais dégager d’elle, je le voyais en elle. Elle s’abandonnait lentement, se dégageait de sa propre personnalité pour devenir ce que je voulais qu’elle fût. Je confondais mon travail avec mon modèle. Je prenais un être et je le versais sur une surface qui n’avait plus de limites…
À la fin, j’ai eu une lourdeur dans le bras, des crampes dans les jambes. J’ai lâché le pinceau et me suis affalé sur le sable chaud, de toute ma longueur. À plat ventre, les bras en croix, les pieds en flèche, j’écoutais les pulsations lointaines de la terre comme on écoute battre un cœur. Toute la chaleur de l’été espagnol était enfouie dans ce sable fin, d’un blanc légèrement grisâtre. Et elle montait en moi lentement.
J’ai perçu un glissement à mes côtés. C’était elle qui se rapprochait. Elle s’est assise, les jambes repliées sous elle, et l’ombre de sa main s’est allongée par terre comme l’ombre portée d’un oiseau. J’ai éprouvé une caresse sur ma tête. Elle avait posé sa main sur mes cheveux et ses doigts remuaient faiblement.
Je me suis redressé. J’ai étendu le bras pour l’attirer contre moi. Elle s’est laissée couler sur ma poitrine et n’a plus bougé. Son corps était plus chaud encore que le sable. Nous sommes de-meurés étendus un long moment sans bouger. Je ne pensais à rien. J’étais heureux…
Et puis elle a murmuré :
— Dites voir « Marianne ».
Vous me croirez si vous voulez, mais ça n’est pas elle qui a reconnu le prénom, c’est moi. À la façon dont elle l’a prononcé, j’ai compris que c’était le sien.
Je lui ai saisi le cou et, bouche à bouche, j’ai balbutié.
— Marianne…
J’ai vu deux larmes rouler sur les ailes de son nez.
— Je m’appelle Marianne…
— Comment ça vous est-il revenu ?
— Je ne sais pas… Je crois que c’est d’être contre vous. J’ai eu envie que vous m’appeliez par ce nom.
— Il est très joli…
Je regardais ses lèvres et j’avais envie d’y poser les miennes. Mais aucun désir charnel ne participait à ce besoin. Je l’ai embrassée. Elle a gardé ses lèvres closes. Elles étaient fermes et douces.
— Marianne !
Mon amour pour elle est parti très exactement de là. Comme démarre une course quand le starter presse la détente de son pistolet. C’était le plus fort, le plus exaltant des amours, car il se vouait à un être absolument neuf. Je réalisais le grand rêve de tous les hommes : aimer une femme sans passé. Une femme pour qui on représente un commencement.
Pour elle, tout partait de la nuit précédente. Ce qui s’était passé avant concernait une autre Marianne qui avait péri sous les roues de ma voiture.