Je ne dirai rien des jours qui ont suivi, sinon qu’ils furent les plus magnifiques de ma vie. L’existence avec Marianne dans ce paradis brûlé de Castelldefels était un enchantement de toutes les minutes. Elle était infiniment douce et tendre. Je peux dire que nous avons vécu pratiquement bouche à bouche pendant deux semaines. Nous allâmes aux courses de toros, dans les restaurants de nuit de la côte où les feuillages roussis des arbres brûlaient de mille ampoules versicolores. Nous fîmes des excursions dans le maquis environnant et le long de la mer jusqu’à Sitges.
Il me semblait que le Créateur m’avait confié le soin de recommencer le monde avec cette femme. Elle avait jailli de la nuit, pour moi. Et je la gardais farouchement. Pourtant elle n’était pas ma maîtresse. Nous avions des caresses chastes et des élans lourds de passion, mais jamais nous n’allions jusqu’à la consommation de notre amour, et cela nous effrayait. Nous le désirions sans doute, mais confusément, et cela nous effrayait.
Les étreintes seraient pour plus tard. Je savais qu’elles nous apporteraient, certes, une plénitude, mais aussi qu’elles abîmeraient quelque chose d’unique. J’avais la chance inouïe de retrouver grâce à elle mon innocence d’adolescent. J’étais redevenu neuf avec elle. Elle m’avait donné ma chance. Et ça, c’était un cadeau inestimable.
On a fini par nous accepter à la Casa Patricio. Je crois que les autres ont été touchés par notre amour, et qu’ils nous ont pardonné son caractère insolite. De moins en moins, se posait pour moi le problème de l’identité de Marianne. Au contraire, je redoutais de voir arriver quelqu’un, un matin, qui lui tendrait les bras et l’appellerait par son prénom… En compagnie de qui avait-elle franchi la frontière ? Ses parents ? Des amis ? Un amant ?… Un mari ? Elle ne portait pas d’alliance, mais cela ne voulait rien dire… Pourtant elle se comportait comme une jeune fille et décidément, je ne la voyais pas mariée… Du reste je ne « voyais » rien de ce que j’appelais « sa vie antérieure » car j’aimais mieux ne pas songer à ce genre de chose.
Mari ou parents, ami ou amant, elle n’était pas venue seule et des gens la cherchaient. Ces gens iraient soit au consulat de France, soit à la police et on les brancherait sur Castelldefels… Mais rien ne se produisit et les jours passèrent dans la paix dorée que j’avais décrite.
J’avais terminé son portrait. Il était excellent du point de vue pictural et cependant il me déplaisait, car avec cette toile un phénomène s’était produit. J’avais tellement réussi à capter la moindre expression de Marianne que je pouvais mieux lire son caractère sur ma toile que sur son visage. Or j’avais découvert dans cet œil qui me fixait en coulisse je ne sais quel bizarre éclat qui m’incommodait. Ce pétillement semblait étranger au reste de sa personne. Il témoignait d’une attention soutenue, presque gênante à force de fixité.
Pour le fuir, j’avais enveloppé ma toile dans un cartonnage et glissé le tout dans le coffre de mon auto, mais de temps à autre j’allais le contempler à la cruelle lumière du jour. Et tout de suite cet œil droit plongeait en moi et me faisait mal. Si je n’avais été aussi satisfait de mon œuvre, je crois que je l’aurais volontiers détruite.
L’original calmait mon trouble. L’éclat de l’œil existait bien dans la prunelle de Marianne mais il ne me produisait pas la même impression. Il était au contraire rassurant et je ne me lassais pas de son tendre rayonnement.
— Je t’aime, Marianne…
Elle rougissait un peu. J’embrassais les cheveux fous de ses tempes en pétrissant sa taille parfaite qui vibrait sous ma main.
Tout en elle me ravissait : son excitation, aux corridas, lorsque son visage s’empourprait et que sa bouche s’ouvrait sur des cris d’enthousiasme… Ses rêveries interminables, à mes côtés, tandis que je peignais… Elle se lovait dans le sable et le prenait à poignée. Elle le regardait couler de ses doigts serrés, en un mince filet d’or que le vent du large dispersait par saccades, comme une fumée.
Parfois, elle se mettait debout d’un bond et venait inspecter ma toile. Elle aimait ma peinture et la commentait avec une rare intelligence. Elle sentait ces formes étirées, ces couleurs puissantes. Elle percevait la poésie de mes sujets… Quel merveilleux public ! Un après-midi, tout de suite après la sieste, je peignais sur la plage, tourné vers la mer dans laquelle grouillait une foule miteuse. Marianne venait de prendre un bain et se faisait dorer sur une immense serviette-éponge à rayures multicolores. Il y avait un peu de brise et l’eau sentait très fort le sel marin. La voix cassée du père Patricio m’a hélé.
— Señor francés ! Señor francés !
Il n’avait jamais pu se mettre mon nom dans la tête. Je me suis retourné. J’ai vu qu’il brandissait un petit carré de papier blanc depuis l’étroite terrasse de la Casa !
— Correo !
J’ai posé ma palette. Une vilaine angoisse me serrait la gorge. Marianne somnolait, superbe, dans le soleil aveuglant qui faisait miroiter les paillettes de quartz et les débris de coquillages…
— Courrier !
Je ne recevais pratiquement pas de lettres. Ce devait être au sujet de Marianne… Je me suis dirigé vers la Casa Patricio d’une démarche accablée. Je pressentais une menace, une atteinte à mon bonheur.
Le Vieux me regardait. Il avait depuis quelque temps un mauvais sourire lorsqu’il me parlait. Il comprenait mal le comportement de ce barbouilleur qui devenait amoureux perdu des femmes qu’il écrasait.
— Correo !
— Gracias.
J’ai eu un soupir soulagé. La lettre venait de Paris. Je reconnaissais même l’enveloppe qui appartenait à ma Galerie. Je l’ai éventrée d’un coup d’ongle.
J’ai lu. Mon premier mouvement, en prenant connaissance du contenu, a été de joie, car Brutin, le directeur de la galerie Saint-Philippe, m’annonçait que ma peinture avait été remarquée par un mécène américain et qu’une grande exposition de mes œuvres aurait lieu deux mois plus tard à Philadelphie. C’était presque la gloire ! En tout cas, cela représentait un sérieux pas vers la fortune. Brutin me demandait de rentrer d’urgence à Paris car je devais partir aux États-Unis où, disait-il, « mon jeune âge et ma belle gueule représenteraient les meilleurs atouts publicitaires »…
Je me suis tourné vers la plage. Marianne était debout devant ma toile. Elle la contemplait sans bouger, la tête légèrement inclinée sur le côté droit.
Du coup, mon allégresse s’en est allée. Qu’allait-il advenir d’elle ? Nous allions être obligés de nous séparer. On ne fait pas franchir des frontières à quelqu’un qui n’a pas d’identité. J’ai brusquement compris que ce rêve dans lequel nous vivions n’était qu’un rêve et qu’il ne m’apportait qu’une félicité illusoire.
Cette situation ne pourrait s’éterniser. De toute façon, Marianne aurait besoin de devenir socialement quelqu’un.
Je me suis approché d’elle. Le sable brûlait mes pieds nus. Cette douleur n’était pas désagréable. Marianne regardait un insecte aux ailes bleutées qui venait de se coller sur ma toile. L’une de ses ailes s’était enlisée dans une touche de peinture fraîche et le pauvre diable remuait bêtement ses minuscules pattes en attendant du secours.
Alors Marianne l’a saisi délicatement entre le pouce et l’index. Elle a tiré un coup sec et l’aile arrachée est demeurée collée à la toile. Elle a ouvert la main et a examiné l’insecte mutilé. Il tournait en rond dans la paume de sa main, en traînant son autre aile comme un sabre.
Je me suis avancé, déconcerté par son intervention cruelle.
— Pourquoi as-tu fait ça, Marianne ?
Elle a sursauté, car elle ne m’avait pas entendu venir. Un bref instant j’ai vu briller dans ses yeux le fameux éclat qui me gênait sur le tableau. Puis sa figure s’est épurée.
— Mais, Daniel, il souillait ton paysage…
Je n’ai rien dit. Je tenais ma lettre à bout de bras.
— C’est… à mon sujet ? a-t-elle demandé.
— Non. On veut m’envoyer aux États-Unis pour faire une exposition de mes œuvres…
— Et tu ne veux pas ?
— Je voudrais, si… Mais avec toi…
Elle n’a pas compris. Elle a eu un sursaut joyeux et s’est jetée contre ma poitrine.
— Tu vas m’emmener ?
J’ai baissé la tête.
— Non ?
L’anxiété brisait sa voix.
— Pour aller aux États-Unis, Marianne, il faut des papiers…
— Ah oui, bien sûr…
Elle s’est écartée. Son beau visage avait repris l’air triste qui me poignait parfois.
— Je comprends, a-t-elle balbutié.
Elle est retournée s’allonger sur la serviette. Elle se tenait à plat ventre, la figure posée sur le sable.
— Je comprends, a-t-elle encore répété. Mais c’était maintenant à elle-même qu’elle disait cela.
Je me suis laissé tomber près d’elle.
— Eh bien, je vais la retrouver, ton identité, puisqu’on est obligés d’en arriver là !
Elle n’a pas bronché.
— Tu m’entends, Marianne ? Je vais agir maintenant… J’arriverai à savoir ton nom…
— Tu ferais ça, Daniel !
— Je vais le faire. Et vite, car cela urge…
J’ai plié mes affaires.
— Attends-moi là, je serai de retour pour le dîner…
— Où vas-tu ?
— À Barcelone !
— Je t’accompagne ?
— Non, je préfère être seul, j’ai besoin de réfléchir… Avec toi, je ne pense plus à rien…
Elle m’a embrassé. Son baiser avait un goût de fruit, un goût de femme. J’ai compris que je ne pourrais jamais plus me passer d’elle. Si je n’arrivais pas à percer le mystère entourant sa personne, eh bien ! je renoncerais aux États-Unis… S’il était impossible de lui faire quitter l’Espagne, je m’installerais en Espagne ! J’étais prêt à tous les sacrifices pour la garder !
— Très bien, Daniel… Je vais t’attendre.
Elle s’est recouchée dans le sable embrasé. Et elle a pris une pose commode, comme pour attendre longtemps !
J’ai beaucoup réfléchi en franchissant les quelques kilomètres séparant Castelldefels de Barcelone. La première chose à faire était de revoir le consul pour lui demander s’il existait un moyen de faire rentrer Marianne en France. Une fois là-bas, il serait plus aisé de retrouver son identité. D’abord parce qu’elle était française, ensuite parce que les moyens mis à notre disposition seraient plus efficaces que ceux employés par les autorités espagnoles.
Mais le consul a été plus décevant encore que lors de ma précédente visite. Il s’appuyait sur la raison. On ne passe pas une frontière sans papiers. Sauf en fraude, naturellement. Si je me décidais pour ce moyen et que Marianne se fasse arrêter, elle risquerait le camp d’internement puisqu’elle ne pourrait justifier d’aucune identité.
Je lui dis qu’on pouvait faire une demande officielle auprès du gouvernement espagnol en soumettant le cas. Puisque Marianne était de toute évidence française, il n’y avait aucune raison pour qu’on lui refuse le droit de rentrer dans son pays.
Le haut fonctionnaire a hoché la tête. Évidemment, on pouvait présenter la demande, mais le résultat serait très long et très hasardeux. De plus, on n’avait aucun intérêt à mettre Marianne en lumière puisqu’elle se trouvait dans une situation irrégulière… Enfin, dernière objection valable, en admettant que les choses se passent bien avec les Espagnols, il fallait également les aplanir du côté français, car rien ne prouvait, somme toute, que Marianne fût française.
— Enfin, monsieur le consul, on ne peut laisser cette femme sans identité ?
— Communiquez son signalement en France ! Peut-être est-elle sur les listes du Service des disparus…
— Bon, merci…
Je suis parti mécontent. Décidément, je n’avais rien à attendre de ce qu’on a coutume d’appeler les Autorités ! Le cas de Marianne les effrayait un peu, tous, français ou espagnols. Je devais me débrouiller tout seul.
J’ai laissé ma voiture le long d’un trottoir ombragé et je suis allé m’asseoir à une terrasse sur la rambla. Une foule compacte coulait comme du goudron en fusion. Il faisait chaud et ma chemise me collait au corps.
J’étouffais. J’avais mal à la gorge et je devais faire un peu de température… La lettre de Brutin crissait dans ma poche. C’était elle qui, en une seconde, avait gâché mon bonheur. Elle qui m’avait placé devant la terrifiante réalité.
J’ai commandé une bière et j’ai clos les yeux. Les gens qui disparaissent sont rares. Et ceux qu’on ne retrouve pas le sont plus encore. Pour ceux-ci, deux cas seulement peuvent se présenter : ils sont morts ou ils ont disparu volontairement !
Marianne avait, en perdant la mémoire, laissé quelque part dans la société une place vide qu’on pouvait retrouver…
J’ai avalé d’un trait ma bière mousseuse. Elle m’a donné soif. J’en ai commandé une autre.
Je sentais que j’allais avoir des idées. Ça pétillait sous mon crâne, un peu comme grésille un appareil de radio avant d’émettre.
J’avais un indice sérieux. Ses vêtements venaient de Saint-Germain-en-Laye. Pour s’être habillée dans une localité aussi proche de Paris, il fallait qu’elle eût habité cette ville ou en tout cas ses environs immédiats. Je me suis dit que Saint-Germain étant en Seine-et-Oise, il y avait mille chances contre une pour que le passeport qui avait permis à Marianne d’entrer en Espagne lui eût été délivré par la préfecture de Versailles.
Je me suis levé et j’ai tendu un billet de cent pesetas au garçon. Depuis la terrasse, j’avais repéré un marchand d’appareils photographiques à côté du café. Jusque-là, je ne m’étais jamais intéressé à la photo, mais j’y venais par la force des choses…
Comme je sortais du magasin, j’ai aperçu un aveugle qui jouait du violon près d’un kiosque à journaux. Il avait posé sa boîte ouverte à ses pieds et les âmes charitables y faisaient pleuvoir de la menue monnaie.
Cela m’a rappelé le soir de l’accident. Souvent, je repensais à cette boîte de violon écrasée dans le goudron… Mais jamais je n’avais associé, si je puis dire, cet objet à Marianne.
Oui, je tenais le fil conducteur… Les jours qui venaient de s’écouler, Marianne les avait vécus dans la tranquillité d’esprit la plus totale. Pas une seule fois je n’avais essayé d’extraire son passé de sa mémoire brumeuse. Peut-être était-il temps maintenant de la travailler dans ce sens. Car enfin, la vérité, cette vérité que je voulais découvrir, Marianne la portait en elle. Il fallait la dégager de sa nuit…
J’ai traversé la rambla et pris une ruelle fétide menant au barrio chino. On trouve de tout dans ce quartier maudit. Des filles, des avorteurs, de la drogue, des brocanteurs, des épiciers, des marchands de crocodiles empaillés.
Je n’ai pas eu de mal à découvrir un vague luthier qui, sans trop marchander, m’a abandonné un violon fort convenable pour mille pesetas…
Nanti de ces différents objets, il ne me restait plus qu’à partir à l’assaut du passé de Marianne.
Elle n’avait pas bougé pendant ces quelques heures… Je l’ai retrouvée dans cette bizarre position qu’elle avait adoptée lorsque j’étais parti. Elle se tenait sur le côté, les jambes en chien de fusil, la tête appuyée sur son bras allongé. Sa main disparaissait dans le sable. Sa peau était rouge écrevisse…
— Tu vas prendre une insolation ! me suis-je écrié.
Elle s’est dressée. Il y avait je ne sais quoi d’incrédule dans son regard.
— C’est toi, a-t-elle bégayé. C’est toi, Daniel !
Elle hoquetait.
— Tu le vois, ma chérie… c’est moi, tu sembles surprise…
— J’avais peur que tu ne reviennes pas !
— En voilà une idée !
— Oui, maintenant, en te regardant, je comprends qu’elle était stupide…
Je l’ai embrassée pour cet effroi qui prouvait son attachement. J’avais faim de son corps. Je l’ai serrée contre moi à l’étouffer… Il brûlait… Sa bouche aussi brûlait… Un désir impétueux s’est emparé de moi. J’avais besoin de la prendre, tout de suite. Ce péril qui planait sur notre amour me donnait brusquement la notion aiguë de l’amour total…
— Viens !
Je l’ai entraînée vers la Casa Patricio.
Entre deux services, Tejero se prélassait à la terrasse, vautré dans un fauteuil, les pieds sur une table. Il lisait un roman d’amour dont la couverture s’ornait d’un mauvais dessin verdâtre…
Il nous a regardés entrer par-dessus le bouquin, et j’ai lu dans son œil sombre le reflet de mon désir. Il avait tout de suite compris ce que j’allais faire et pourquoi j’entraînais si précipitamment Marianne dans la Casa. Lui qui toujours souriait est resté grave, avec une pointe de nostalgie.
À l’intérieur, Mister Gin arpentait la salle commune, son verre à la main, en remâchant des souvenirs tropicaux… Il ne nous a même pas vus entrer dans ma chambre.
Il ne faisait pas particulièrement frais dans la petite pièce, mais la température différait sensiblement pourtant de celle qui régnait sur la plage.
Marianne s’est allongée sur mon lit.
— On est bien…
J’ai ôté ma chemise trempée de sueur.
Je me suis mis près d’elle sur le couvre-lit rouge… Elle respirait profondément. J’ai posé ma main sur sa poitrine. Elle a tourné sa tête vers moi. Ses yeux étaient infinis. Des bulles d’or tourniquaient dedans comme dans une coupe de champagne.
« Je t’aime », ai-je voulu murmurer.
Mais ça ne passait pas. Une main d’acier me broyait la gorge et j’entendais le bruit de mon cœur. Il emplissait la pièce de son rythme sourd.
Elle a compris pourtant.
— Moi aussi, je t’aime… Tu ne me quitteras jamais, Daniel ?
— Jamais !
— Tu me le promets ?
— Je te le jure…
— Et pourtant, si tu ne peux pas m’emmener ?
— Si je ne peux pas t’emmener, je ne partirai pas…
— Il faudra bien pourtant que tu rentres en France ?
— J’irai pour faire valider mon visa, mais dussé-je me faire naturaliser espagnol, je resterai près de toi.
J’ai fait glisser la bride du maillot. Il était plein de sable qui coulait sur le couvre-lit. Il y en avait aussi dans ses cheveux blonds.
Je l’ai embrassée. Ses lèvres étaient salées par la mer. Toute sa peau était salée. Le haut du maillot s’est détendu. Je l’ai tiré sur le bas et ses seins ont jailli. Ils étaient durs comme du marbre.
Elle a balbutié :
— Alors, tu veux bien de moi ?
— Je ne veux que toi, Marianne. Mon univers, c’est toi…
J’ai tiré encore le maillot. Il lui collait aux hanches et elle s’en dégageait par de légers soubresauts. Il était vert et ressemblait à la peau d’un serpent en train de muer. J’ai pétri la cambrure harmonieuse de ses reins. Puis ma main a glissé lentement sur son ventre plat et ferme. Quelque chose alors m’a glacé. Je suis sorti de mon extase pour regarder cette chose insolite que je sentais sous mes doigts. C’était une cicatrice… Une cicatrice plus éloquente que n’importe quel certificat médical : celle que laisse un accouchement dramatique.
J’ai été anéanti. Jusque-là, lorsque je me demandais qui pouvait attendre Marianne, j’avais pensé à des parents, à un amant… Je n’avais pas envisagé que ce pût être un enfant…
— Qu’as-tu ? a-t-elle soupiré.
Je devais avoir une sale figure, car elle s’est dressée sur un coude. La pointe de son sein gauche effleurait ma joue.
J’ai fermé les yeux.
— Rien, Marianne, je t’aime…
Et je l’ai prise comme on se tue, avec la volonté farouche d’échapper à l’insupportable.
Lorsque nous sommes revenus à nous, car la fureur de notre étreinte équivalait à une perte de conscience, le soleil avait disparu de la petite fenêtre et l’air avait pris cette teinte mauve qui précède les nuits de là-bas.
Elle gisait sur le lit, pantelante, éperdue, avec ses grands cheveux collés sur les joues et un bras pendant hors du lit comme une branche cassée pend de son arbre. Je me sentais sans volonté. Cet anéantissement m’avait soustrait à la peur. Car ce que j’avais ressenti en constatant que Marianne était mère, c’était avant tout de la peur. Une peur physique de la perdre. Si elle retrouvait la mémoire elle penserait à son enfant. Et alors l’instinct maternel reprendrait ses droits et je ne compterais plus pour elle. Si je découvrais son identité, son mari la récupérerait… En somme, j’avais entrepris une tâche qui ne pouvait que m’être fatale. Je forgeais une arme destinée à n’abattre que moi.
— À quoi penses-tu, Daniel ?
— Je suis bien, ai-je menti, je ne pense pas…
— On pense toujours à quelque chose ou à quelqu’un.
— Alors, toi, à qui penses-tu ?
J’ai presque crié la question. Elle a ramené sa main sur ma poitrine et ses ongles ont labouré doucement ma peau.
— Je pense à nous, mon amour… Je voudrais que tu me promettes une chose…
— Laquelle ?
— Elle est idiote, promets d’abord…
— Eh bien, je promets…
Elle s’est tue.
— Parle !
— Si un jour tu devais me quitter, Daniel, je voudrais qu’avant tu me tues !
Ça ne m’a pas fait rire. L’amour, quand il est sincère, est toujours voisin de la mort. Parce que l’amour, c’est avant tout une soif d’absolu et que rien n’est plus absolu que la mort.
— Je te promets…
— Merci. Tu comprends, tu es tout pour moi. TOUT ! C’est sûrement la première fois qu’un homme représente autant de choses pour une femme. Je pense que les chiens éprouvent pour leur maître ce que j’éprouve pour toi.
— Ne dis pas ça ?
— Mais c’est vrai, Daniel ! Imagine-toi un peu ce qui se passe là !
Elle a frappé sa tête.
— Un matin j’ouvre les yeux sur le monde. Je suis une femme adulte. Je pense, j’existe et pourtant je ne suis rien… Ou plutôt je ne suis qu’un être vivant sans mémoire, sans famille…
J’ai regardé sa cicatrice.
— Tais-toi ! ai-je grondé.
— Mais, Daniel, il faut que nous parlions de ça…
— Alors parlons-en !
— Ce qu’il y a de fabuleux, a-t-elle poursuivi, c’est que je sois un être complet, instruit… relativement, bien sûr ; je veux dire sachant ce que tout le monde sait… Et que cet être soit complètement neuf ! Je suis mademoiselle Sans-Nom ! Venant de Nulle-part. Née il y a trois semaines sur l’autoroute de Barcelone. Tu es à toi seul mon créateur, mon père, ma mère, mon frère, mon amant…
— Tu penses à tout cela ?
— Mais naturellement ! T’imagines-tu que je reste des heures sur la plage comme un caillou ?
Elle pensait à cela… Pourtant, elle ne pensait pas qu’elle pouvait être madame Sans-Nom au lieu de mademoiselle. Elle ne pensait pas qu’elle avait un enfant…
— Je voudrais te dire encore autre chose, Daniel…
— Quoi ?
— Je n’ai pas envie de savoir qui je suis. Je n’ai pas envie de connaître d’autres gens que toi. Ça ne me tourmente pas, le passé. Ce qui compte, c’est le présent ! Un peu l’avenir, aussi, bien sûr !..
Je l’ai serrée contre moi. Des sanglots m’étouffaient.
— Je te remercie, Marianne, d’être là et de m’aimer à ce point. Non, nous laisserons ton passé là où il est…
Il y a eu un silence. Nous pensions au même problème : les papiers ! Ces sacrés pedigrees que les hommes exigent les uns des autres ! Ces numéros, ces étiquettes qu’ils s’accrochent au cou pour se situer, s’enrégimenter…
— Écoute, Marianne, il me vient une idée !
— Oui ?
— Je vais te faire établir de faux papiers… Ça doit être possible, non ? Les gangsters en ont bien. En y mettant le prix, j’en obtiendrai.
— Tu crois ?
— Oui. Seulement ça ne me paraît pas possible ici. Je ne parle pas l’espagnol et je me ferais escroquer. Je vais prendre l’avion pour Paris, une fois là-bas je me débrouillerai…
— Tu vas me laisser ?
— Quelques jours seulement, le temps de faire le nécessaire !
Elle n’a pas insisté. Elle savait bien que c’était la seule solution, si on voulait en finir avec cette situation ambiguë.
— Je ne vois que ça… Je vais prendre des photos de toi afin de pouvoir les faire figurer sur les pièces officielles…
— Et puis ?
— Et puis… Attends… Le hic, lorsque j’aurai le passeport, sera de faire apposer le visa d’entrée en Espagne pour que nous puissions obtenir celui de sortie…
J’ai éclaté de rire !
— Suis-je idiot ! Ça n’a rien de calé. Lorsqu’on franchit la frontière, on passe au poste de douane pour faire viser les passeports tandis que les douaniers examinent la voiture. J’en ferai viser deux au lieu d’un, comme si tu m’accompagnais. Seulement, je dois prendre l’auto, ça n’est pas possible autrement… C’est idiot parce que mon voyage aller-retour durera au moins trois jours de plus, mais ça vaut la peine.
— Comme tu voudras…
Je l’ai embrassée. J’étais heureux de cette trouvaille… Oui, j’aurais, grâce à ce stratagème, une ombre pour compagne. Quelqu’un qui n’existerait que par moi !
— Viens, profitons de ce qui reste de lumière pour prendre des photos de toi.
Nous avons enjambé la petite fenêtre, ce qui évitait de traverser toute la Casa. Dehors, derrière l’habitation, il y avait une sorte de petite terrasse baignée par l’ultime soleil de ce jour-là. J’ai réglé l’obturateur suivant les indications du marchand afin de prendre une image rapprochée de Marianne.
J’ai tiré la totalité du rouleau en changeant l’angle. Je choisirais la meilleure…
— Je partirai dès qu’elles seront tirées ! ai-je dit en fermant l’appareil.
— Je voudrais en ce cas qu’elles ne le soient jamais !
— Voyons, ma chérie, tu sais bien que c’est nécessaire ? Mais la séparation sera courte, je te le promets… Une semaine !
— Et que ferai-je pendant tout ce temps ?
— Tu m’attendras ici. Tu y as tes habitudes, ta chambre, la plage… On te connaît !
— Bon…
Ça m’arrachait l’âme d’avoir à la laisser. Moi aussi je me disais : « Et si tu ne la retrouvais pas ? »
Mais je repoussais cette idée de toutes mes forces. Rien ne pouvait plus nous séparer. J’irais jusqu’au bout !
Elle est allée mettre une jupe dans sa chambre. Je lui avais acheté beaucoup de vêtements de couleurs vives. Ça lui allait bien. Lorsque nous nous promenions dans Barcelone, les hommes lui faisaient de l’œil. L’Espagnol, si réservé avec les femmes de son pays, se montre plus que polisson avec les étrangères.
Lorsqu’elle est revenue, j’étais étendu sur mon lit, les mains derrière la tête, regardant une fissure en éclair au plafond.
Elle a murmuré :
— Tiens !
J’ai regardé. Elle venait d’apercevoir la boîte à violon posée près de mon chevalet.
L’instant était pour moi terriblement émouvant. Je retenais mon souffle, comme lorsqu’on surprend un somnambule dans une position périlleuse et qu’on craint de l’éveiller.
Marianne s’est baissée et a pris l’étui noir dont le ventre bombé luisait dans la pénombre.
Elle l’a ouvert et, d’un index caressant, a fait vibrer les cordes.
Je gardais mes paupières à demi closes pour ne pas la troubler. Elle a sorti l’instrument, a dégagé l’archet… Au geste qu’elle a eu pour mettre le violon sous son menton, j’ai compris qu’elle était une bonne exécutante. C’était un mouvement net et souple. Elle a tâté les cordes avec l’archet et a réglé les clés… Puis elle s’est recueillie un instant et, brusquement, avec une netteté déconcertante, elle a attaqué le concerto en ré mineur de Tchaïkovski… Alors j’ai sombré dans quelque chose que j’ignorais avant ce jour. Quelque chose qui ressemblait à de l’admiration et à du chagrin, quelque chose de flou…
Elle jouait avec un art consommé, la tête inclinée, les yeux mi-clos, ses cheveux tombant de chaque côté du violon…
J’ai passé un moment inoubliable à l’écouter. J’étais pétrifié par l’émotion. Derrière la vitre de la croisée, le visage soufflé de Tejero est apparu. Il avait des yeux lourds de dévotion.
Quand elle a eu terminé ce morceau, et avant que je puisse proférer le moindre mot, elle a poursuivi par une sérénade de Mozart, la Petite Musique de nuit, je crois, et ç’a été comme si on me versait le ciel dans l’oreille.
Il me semblait impossible que cette musique n’évoquât aucun souvenir dans sa pauvre tête sans mémoire… Du moment qu’elle jouait par cœur des partitions, c’est qu’elle les voyait imprimées devant ses yeux. Il n’y avait aucune raison pour qu’elle ne retrouvât pas, plus ou moins confusément, l’atmosphère du lieu où elle les avait apprises et la silhouette du maître qui les lui avait enseignées.
Elle s’est arrêtée, soudain, en plein morceau.
— Continue ! ai-je supplié.
Elle a secoué tristement la tête.
— Je ne me souviens plus…
— Mais puisque tu as joué jusqu’à présent…
— J’ai joué comme ça… Et puis j’ai eu un coup de noir… Tout s’est brouillé…
Tout en parlant, elle rangeait le violon dans sa boîte.
— Il est à toi, Daniel ?
— Non… À toi ! Je te l’ai acheté tout à l’heure à Barcelone.
— Quelle idée ! Comment pouvais-tu savoir que je jouais ?
J’ai hésité.
— Écoute, Marianne, lorsque je t’ai renversée avec ma voiture, tu tenais une boîte à violon sous le bras !
— Moi ?
— Oui… L’instrument a été pulvérisé par le choc… Je t’en ai offert un autre pour que…
— Tu as pensé que ça allait déclencher quelque chose dans ma tête ?
— Je… oui, je crois que j’ai fait ce calcul…
Elle s’est assise près de l’étui noir et l’a caressé du bout des doigts. Elle réfléchissait.
— Effectivement, a-t-elle murmuré, ça a fait naître une image.
J’ai passé ma main sur mes yeux. J’avais à la fois peur et soif de savoir. Elle ne parlait plus et j’ai glapi :
— Vas-y, dis-le !
— Quoi, Daniel ?
— Ce que tu vois… La fameuse image…
Elle a placé sa main en écran devant ses yeux.
— Je vois une fenêtre… avec des rideaux brodés… L’espagnolette représente une tête de lion avec la gueule ouverte… Derrière la fenêtre, il y a une grosse branche d’arbre qui bouge doucement…
— Et puis ?
Je l’avais saisie par le poignet et je la secouais. Quand je l’ai lâchée, elle avait la main toute blanche. Je l’ai prise pour la porter à mes lèvres.
— Dis, et puis, Marianne, que vois-tu encore ?
— C’est tout…
— Comment, cette musique n’évoque pour toi qu’une fenêtre ?
— Oui. Parce que je jouais devant cette fenêtre…
— Fais un effort !
— Non… C’est inutile, je te dis que j’ai du ciment dans le crâne… Et puis, je ne tiens pas à me souvenir, je te le répète…
La visage de Tejero avait disparu de la croisée. Nous sommes partis pour le village afin de faire développer le rouleau de pellicule.
Les photos étaient bonnes et je suis parti le surlendemain dans la nuit. Comme une séparation en règle nous eût été pénible, j’ai filé au moment où s’endormait la Casa Patricio.
J’avais préparé une lettre pour elle que j’avais remise à son intention à la mère Patricio en même temps que de l’argent pour nos pensions. Dans cette missive, je lui faisais des recommandations au sujet de sa vie à la Casa pendant mon absence et naturellement je lui écrivais de ces choses folles qu’on écrirait avec son sang quand on aime.
Ma voiture était dans le chemin, je l’y avais conduite après le dernier bain, tandis que Marianne se changeait dans sa chambre. Aussi, sur le coup de deux heures, je suis sorti de la mienne par la fenêtre et j’ai gagné l’auto.
En ouvrant la portière, j’ai eu un haut-le-corps. Marianne était là, sur le siège avant. Dans l’ombre, son regard brillait étrangement.
Elle m’a souri.
— Je savais que tu allais partir cette nuit, Daniel…
— Mais comment ?
— Oh, ça n’a rien de sorcier. Je t’ai vu sortir l’auto du hangar ce soir… Alors j’ai compris que tu voulais t’en aller sans rien dire, pour nous éviter de pleurer… tu avais sans doute raison… Mais je ne pleurerai pas… Je voulais te dire quelque chose avant de nous séparer…
Je suis monté dans la voiture. J’avais déjà pris l’habitude de la trouver à mes côtés lorsque je conduisais. J’ai passé ma main sur son épaule.
— Que voulais-tu me dire, mon ange ?
— Daniel, le violon, l’autre jour, m’a remis la musique en mémoire, n’est-ce pas ?
— Oui, alors ?
— Alors il faut que tu saches que… ton amour ne me rappelle rien. Je suis certaine de n’avoir jamais aimé d’autres hommes, Daniel. Jamais ! Oui, il faut que tu le saches. J’en ai peut-être connu d’autres, mais je ne les ai pas aimés, ça n’est pas possible… Tu comprends ?
J’ai posé ma tête sur sa poitrine et c’est moi qui ai pleuré, dans le noir…
Qu’elle me fasse un tel aveu m’éblouissait.
Elle a pris ma tête dans ses mains et m’a obligé à la relever. Délicatement, elle a embrassé mes yeux. Puis elle a murmuré :
— Va !
Et, tout à coup, elle n’a plus été là. J’ai voulu l’appeler, mais je me suis retenu de le faire. J’avais honte de ma faiblesse.
J’ai vu sa silhouette légère sortir de l’ombre de la pinède et cabrioler sur le sable éclaboussé de lune. Puis elle a disparu derrière la Casa Patricio et je suis resté infiniment seul dans mon auto, avec le grondement de la mer et la farandole des phalènes.
Je me suis ébroué, j’ai actionné le démarreur. L’automatisme de l’habitude est une force généreuse qui calme nos misères.
Les roues de la voiture ont chassé dans le sable. Je suis descendu pour glisser dessous une branche de pin. J’ai pu arracher l’auto au sol poudreux. Puis j’ai tangué comme à l’ordinaire jusqu’à cette autoroute déserte où, par une nuit semblable, tout avait commencé pour nous.