CINQUIÈME PARTIE

26

J’ai couru des heures. Je m’arrêtais lorsque je rencontrais quelqu’un pour lui demander s’il avait aperçu Marianne. Je m’exprimais dans un espagnol petit nègre, mais ma volonté de la retrouver était telle que je parvenais à me faire comprendre presque aussi bien que si j’avais manié la langue de Cervantès.

Toutes les réponses étaient identiques :

No

Pas de Marianne… J’avais pris la mauvaise direction… Je repartais en sens inverse, prenais des sentiers pour couper court… J’arrivais en vue des bourgs embrasés… Je prenais les paysans au revers de leur veste.

Una señorita con cabellos dorados !

Ils n’avaient jamais vu de demoiselle aux cheveux d’or… Ça se faisait fort peu dans le pays.

Ils me regardaient avec inquiétude, croyant que j’étais fou.

Je ne sais combien de temps a duré cette poursuite creuse à travers la campagne déprimante. Mes espadrilles de corde étaient disloquées. Je marchais en traînant la jambe.

« C’est fini, me disais-je… Complètement fini… Je ne la retrouverai pas. »

Lentement je suis retourné à la villa pour y reprendre mes papiers, mon argent et ma peinture. Il m’a fallu plusieurs heures pour la retrouver à cause des multiples changements de direction que j’avais opérés.

Lorsque enfin je l’ai aperçue, au bord de l’horizon, grise et triste entre ses palmiers jaunis, je titubais de fatigue…

Les derniers mètres ont été les plus atroces. Mes jambes de plomb me refusaient tout service. J’ai buté dans le portillon démantelé de la barrière et j’ai dû m’adosser à un arbuste rabougri pour me reprendre un peu. Enfin, j’ai fait les quelques pas me séparant de la maison.

Je l’ai vue depuis le seuil. Elle était dans la salle de séjour, assise à la table, avec ses mains jointes devant elle. Elle m’a regardé venir sans bouger.

J’étais à bout.

— Espèce de petite garce !

J’ai tiré un siège en face d’elle, et m’y suis assis avec une lenteur de paralytique. Nous nous sommes regardés intensément, et j’ai senti fondre ma rancœur. J’étais heureux de la retrouver. J’en avais des sanglots secs dans la poitrine et dans le gosier.

— Comme tu trembles ! a-t-elle soupiré.

— J’ai tellement couru, tellement gueulé ton nom… Pourquoi es-tu revenue ?

— Parce que je t’aime trop fort, Daniel… Rien ne pourra me séparer de toi.

— Alors, pourquoi étais-tu partie ?

— Je me suis éveillée, sur le matin, je t’ai regardé dormir… Et j’ai pensé que tu étais un voleur. J’ai eu honte… J’ai cru que je ne pourrais plus vivre à tes côtés !

— Idiote !

— Oui, je sais… C’est ce que je me suis dit en marchant. Mon amour devait être au-dessus de tout ça…

Elle s’est levée, a contourné la table et elle est venue s’agenouiller à mes pieds. Ses mains ont pris mes mains. J’ai senti son beau visage lisse sous mes doigts.

— Je ne t’en veux plus, Daniel. Je te pardonne…

J’ai fermé les yeux et, tout au fond de moi, une voix secrète a murmuré :

« Moi aussi ! »

*

La soirée que nous avons passée dans la villa du bout du monde fut la plus extraordinaire de mon existence. Existe-t-il des mots pour traduire la sauvagerie de nos étreintes, nos cris de bête, nos pleurs et surtout notre volonté farouche d’être l’un à l’autre à corps, à âmes perdus !

Nous avions de brèves périodes d’un sommeil fiévreux, et puis nous nous rejetions encore et toujours l’un contre l’autre, comme si, en nous soudant, nous avions essayé de créer un être plus fort que la vie… Comme si notre union nous libérait d’elle, de ses servitudes et de ses menaces.

Enfin, un peu avant les prémices de l’aube, nous avons coulé à pic dans le néant.

Je n’avais pas remonté ma montre depuis belle lurette, aussi était-elle arrêtée lorsque je me suis éveillé. Mais à la qualité de la chaleur et à la position du soleil, j’ai pensé que midi approchait. J’avais une faim d’ogre. Je suis descendu à la cuisine pour préparer du café au lait et j’ai monté nos deux bols avec des toasts dans la chambre.

Marianne venait d’ouvrir les yeux. Elle semblait un peu égarée, ce qui m’a inquiété.

— Ça ne va pas, ma chérie ?

— Si, seulement, j’ai fait des cauchemars cette nuit. Je pense que ce sont ces émotions d’hier qui en sont la cause.

J’ai posé les bols fumants sur la table où le mot « Adieu » était resté tracé avec les allumettes.

— Quel genre de cauchemars, Marianne ?

Elle s’est voilé les yeux. Ses longs cheveux blonds ruisselaient en pluie dorée sur ses épaules nues. Je regardais ses seins bronzés, admirablement proportionnés et durs…

J’ai répété, torturé par l’anxiété :

— Quel genre de cauchemars, hein ?

Qu’allait-elle dire, qui m’épouvanterait ?

— J’ai vu un berceau blanc, sur une rivière. Dedans, il y avait un enfant mort… Et il s’en allait, au fil de l’eau, jusqu’à un gros tourbillon qui l’engloutissait !

Le petit rire idiot que j’ai réussi à émettre était le plus pitoyable qu’on eût jamais entendu.

— En effet, pour un cauchemar…

Je lui ai tendu son bol de café au lait. Elle l’a touillé machinalement…

— Daniel…

— Oui ?

— Tu ne crois pas que… que j’ai eu un enfant, avant ?

— En voilà une idée !

Je sentais que sa mémoire reviendrait peu à peu… Un lent travail se faisait en elle et quand il aurait restitué suffisamment d’images dans sa pauvre tête, elle se souviendrait. Sa vie présente rejoindrait l’autre !

Cette perspective m’effrayait bien plus que la police.

— Tout de même, a-t-elle soupiré, ça n’est pas normal que je rêve des choses aussi étranges !

— Le propre du rêve, c’est l’étrangeté, Marianne…

J’avais fait une bêtise en l’amenant dans cette villa perdue. Ici, j’avais retrouvé immédiatement une atmosphère similaire à celle de la maison de Saint-Germain. Tout est question d’atmosphère ici-bas. Le surprenant climat de cette demeure attisait sa mémoire engourdie.

Il fallait que je réagisse, que je m’emploie à freiner cette marche arrière.

Je devais mobiliser mon intelligence, mon amour, ma volonté.

— Enfin, Marianne, c’est ridicule, chaque fois que tu vas faire un rêve absurde, tu vas t’identifier à ce rêve ? Si une nuit tu rêves d’une femme à barbe, tu vas en déduire que dans ta vie précédente tu t’exposais dans les foires ?

Ça l’a à peine fait sourire… Elle ne bougeait pas, ne mangeait pas.

— Daniel, si j’avais eu un enfant, je ne l’aurais pas oublié, n’est-ce pas ?

— Ben voyons !

— Je le sentirais dans ma chair, hein ?

— Mais oui, bien sûr…

C’était maintenant qu’elle avait des instincts de mère. Elle avait laissé mourir son petit, mais maintenant elle savait ce que doit être un enfant.

— Daniel…

— Marianne ?

— J’aimerais que nous ayons un enfant, tu ne voudrais pas ?…

À cette minute, j’ai cru que je poussais la porte du premier étage, rue des Gros-Murs.

J’ai retrouvé l’odeur de charnier, j’ai deviné les deux cadavres. Celui du vieux, mutilé, crevé, saignant… Et celui de l’enfant, couvert de sanie.

Elle m’a fait horreur, pour la première fois. Non à cause de ce qu’elle avait commis, mais à cause des liens qui l’attachaient aux deux morts. Je pensais à ce vieillard dénudé qui s’était étendu sur elle… Je pensais à ce petit mort sale et pustuleux qui était né de leur ignoble étreinte. J’en avais la chair de poule. C’était toucher le fond de l’abîme humain.

Nous avons déjeuné. C’était triste, car nous ne trouvions rien à dire.

Marianne a posé son bol.

— Qu’allons-nous faire aujourd’hui ?

La question m’a pris de court. Ici, nous n’avions aucune distraction… C’était le désert, sans eau, sans jeu, sans promenades… Nous ne pouvions qu’errer dans la poussière blanche des chemins, en butant dans des pierres et en regardant les feuilles laiteuses aux piquants perfides des plantes exotiques.

— Nous allons peindre…

— Nous ?

— Oui… Je veux refaire ton portrait…

— Pourquoi ?

— Parce que tu es un sujet qui m’inspire, parbleu…

Je tenais à recommencer mon œuvre, maintenant que je savais. La première fois, j’avais mis sans le savoir l’accent sur ce qui n’allait pas chez elle… Sa folie homicide brillait dans son œil, et je ne me souvenais pas d’avoir voulu la traduire… Je ne me rappelais pas la touche de couleur claire que j’avais déposée sur la toile pour l’exprimer. Maintenant, il fallait que je peigne sa pureté intégrale en sachant qu’elle avait été une criminelle et qu’elle portait ce germe en elle.

— Bon… Si tu sens l’inspiration.

C’était la solution idéale, car ça nous permettait de tuer le temps sans nous en apercevoir.

J’ai peint une partie de la journée, mais je n’étais pas content de mon travail, car toujours revenait le regard cruel que, précisément, j’essayais d’oublier. Je ne le voyais pas en contemplant Marianne, mais sur la toile il était là, indélébile, présent, envahissant, gommant toutes les autres expressions de la physionomie.

À une période de pause, Marianne est venue regarder la toile.

— Pourquoi me fais-tu un air méchant ?

Je n’ai rien répondu.

J’ai essayé de revenir sur les traits esquissés. J’ai perdu la ressemblance… Le portrait est devenu un portrait anonyme. Je devais bien me rendre à l’évidence : si je peignais Marianne, je peignais une criminelle, et je n’y pouvais rien…

Écœuré par ce sortilège de mon art, j’ai abandonné mon tableau. Nous n’avions plus de pain. J’ai proposé à Marianne d’aller jusqu’au village, mais elle a refusé parce qu’elle se sentait lasse. J’ai donc pris seul la route du petit village. J’étais content d’échapper pour un moment à l’envoûtement de la maison, et plus encore à celui de ma compagne. Mon amour était si étrange ! Par-dessus tout, il y avait cette attirance physique et cette attirance graphique, si je puis dire. J’aimais sa chair, son harmonie, son odeur, ses regards… J’aimais son mystère…

Je voulais la sauver. Ça n’était pas sa faute si elle avait poussé sur un tas de fumier avec un violon en guise d’âme !

J’ai bu plusieurs apéritifs au café du village. Puis j’ai acheté du pain et des fruits, ainsi que de la charcuterie de sanglier.

J’allais rentrer lorsque j’ai pensé qu’on vendait peut-être des journaux français dans le pays. J’appris qu’il fallait aller à Tarragona pour s’en procurer. Justement le patron du café y partait sur une vieille motocyclette qui crachait une fumée noire avec un bruit de meeting d’aviation. Il me promit de me les rapporter.

Je lui tendis cent pesetas en lui disant de me les livrer à la villa à son retour.

Il vint à la tombée de la nuit, tandis que Marianne préparait une salade de fruits arrosée de rhum. J’avais les doigts pleins de peinture. Je criai à l’homme de poser les imprimés sur la table et je le raccompagnai jusqu’à la porte.

Lorsque je rentrai dans la cuisine, ma compagne s’emparait d’un des journaux. C’était le Figaro. Je me saisis du second, France-Soir. La photographie de Marianne s’étalait sur deux colonnes en première page. Il s’agissait d’une méchante photo d’identité que la police avait dû dénicher dans un tiroir de la vieille bicoque. Ce qui m’a frappé, c’est qu’elle avait vraiment l’air d’une criminelle. Son regard était fuyant et une vilaine lippe tordait sa bouche. Ses cheveux blonds, coiffés, tirés, accentuaient son côté dur et sournois. Vraiment, ça n’était pas du tout la même personne. En la regardant, sur cette mauvaise photo, j’éprouvais moins de répulsion pour ce qu’elle était avant que d’admiration pour ce qu’elle était devenue. Une transformation radicale était intervenue dans toute sa personne. Les dominantes de son visage avaient changé.

J’ai levé les yeux et réalisé qu’elle avait un journal dans les mains. Un journal qui allait lui apprendre brutalement ce que je lui cachais au prix des plus grands sacrifices.

Je me suis précipité.

— Donne-moi ça, Marianne !

Je lui ai arraché l’imprimé des mains. J’ai regardé avec avidité la première page : il n’y avait rien… Aux autres non plus… J’ai eu l’idée d’examiner la date et j’ai vu que le Figaro était plus vieux que France-Soir de deux jours. Je le lui ai rendu, mais elle ne l’a pas pris.

— Pourquoi as-tu eu ce geste, Daniel ?

— Excuse-moi !

— On aurait dit que tu avais peur que je lise quelque chose de particulier dans ce journal ?

— Penses-tu ?

— Si !

— Ce n’est pas ça, Marianne, mais quand tu es susceptible de retrouver des impressions passées, je frémis, je ne me contiens plus…

Timidement, j’ai ajouté :

— Tu sais ?

— Oui, je sais… Pourtant, Daniel, il faut bien que tu saches que ma mémoire reviendra.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Je le sens bien… Ça craque dans ma tête, maintenant. À chaque instant, je m’arrête pour voir des choses floues, comme on regarde dans une pièce à travers des vitres embuées.

— Et tu as encore vu des choses depuis ce matin ?

— Oui. Pendant que tu faisais mon portrait.

— Qu’as-tu vu ?

Elle a réfléchi.

— Une maison… Un vestibule… Je sais que notre maison était comme celle d’ici… Avec un vestibule et un étage…

— Tu en es certaine ?

— Presque.

— Cette maison t’aide à te souvenir, en somme ?

— Oui.

— Alors il faut que nous partions !

— Non, Daniel, c’est trop tard maintenant. Je voudrais, vois-tu, me débarrasser de ce tourment. Il vaut mieux que je me souvienne… Ça ne changera rien à mon amour pour toi. Quels que soient les gens dont je vais me souvenir, je resterai avec toi ! Je te l’ai dit à Castelldefels : je n’ai jamais aimé personne d’autre que toi ! Plus j’approche de la vérité, plus j’en suis intimement persuadée !

Je l’ai embrassée. Ses lèvres étaient moins fraîches que d’ordinaire. Elle avait la fièvre. Oui, il se passait quelque chose en elle.

— Tout à l’heure, Marianne, tu as dit : je sais que notre maison était comme celle-ci…

— Alors ?

— NOTRE, donc tu as eu conscience de ne pas y avoir vécu seule ?

Marianne a passé sa main dans ses cheveux, labourant de ses ongles la toison de miel qui accaparait toute la lumière de la pièce.

— Il me semble que je vivais presque seule pourtant… Quelqu’un était mort depuis peu de temps… Je n’arrivais pas à m’y habituer…

Elle a écouté au fond d’elle-même je ne sais quel balbutiement secret.

— Et pourtant non… Il y avait quelqu’un…

Elle a levé la tête machinalement. Son instinct retrouvait des gestes.

— Quelqu’un… au-dessus… Quelqu’un qui m’empêchait de jouer du violon.

— Tu te fais des idées !

— Non… Attends !

J’ai eu une peur affreuse.

— Arrête ! Arrête, Marianne, ne pense plus ! Tu m’entends ! Je ne veux plus ! Arrête !

Elle s’est assise devant la table et a recommencé de découper ses fruits menus dans le saladier ébréché.

J’ai pris mon France-Soir et je suis allé le lire au fond du jardin.

Ici, du moins, elle ne risquait pas de me tomber dessus à l’improviste. J’étais tranquille pour lire… Pour en savoir davantage !

27

Le journal n’était pas tendre pour elle. Pourtant il ne m’a rien appris que je ne connusse déjà. Le flic avait découvert les cadavres et il y avait un drôle de remue-ménage à Saint-Germain. On retraçait l’existence de Marianne en mettant l’accent sur sa vie de débauche. Elle était la cupide petite provinciale qui, pour assurer sa matérielle, avait vampé l’amant de sa mère après la mort de celle-ci. Elle en avait eu un enfant dont elle ne s’occupait guère, préférant passer son temps à « racler du violon », prétendait le reporter. Elle avait laissé périr le bébé de faim et le vieil amant s’en étant aperçu, elle avait trucidé celui-ci. Telle était la version de la police…

On n’avait pas retrouvé d’argent dans le portefeuille de Bridon, ce qui prouvait que Marianne Renard avait dépouillé sa victime avant de fuir. Son signalement était diffusé largement et on espérait une prompte arrestation du « monstre ». L’article s’achevait sur l’hypothèse que Marianne ait eu un amant avec lequel elle était partie. Cet amant (moi) serait revenu à la maison pour récupérer un objet de valeur, peut-être était-ce lui qui avait détroussé Bridon ? La police suivait sa piste et espérait bien, grâce à lui, remonter jusqu’à Marianne…

J’ai déchiré le journal en menus morceaux que j’ai enfouis au pied d’un palmier… Puis je suis allé retrouver « le monstre ».

Jamais je ne l’avais vue aussi belle et tragique. Personne n’aurait pitié d’elle ; non, personne ! C’était une femme maudite. Et pourtant je comprenais son cas. J’imaginais bien cette petite fille romanesque élevée dans la vieille maison par une névrosée qui recevait devant elle son rustaud d’amant. Elle avait eu la musique comme évasion. Toute sa poésie, toute sa sentimentalité s’étaient cristallisées sur son archet… La vie laide et féroce, grâce à lui, perdait de sa cruauté. À la mort tragique de sa mère, le vieux avait jeté son dévolu sur elle, et elle l’avait subi parce qu’il symbolisait l’exigence de la vie pour cette âme frêle. Il était la nécessité, la rançon à payer quotidiennement… Elle avait eu cet enfant avec, je suppose, plus de surprise et de terreur que de joie… Mais il n’avait déclenché en elle aucun élan maternel. Peu à peu elle l’avait… (je vais dire un mot incroyable, mais qui pourtant résume la situation), elle l’avait oublié ! Il était devenu une vague présence importune qui troublait son extase de violoniste…

— Tu parais abattu, Daniel !

Il fallait que je fasse bonne contenance.

— Tu me dis toujours ça ! Je suis un peu préoccupé, simplement…

— Par qui ?

— Par… par ce que j’ai fait !

— Bien vrai ?

— Bien vrai !

— Tu risques la prison ?

— Évidemment !

Elle a secoué la tête.

— Je ne veux pas qu’on te mette en prison, Daniel. Qu’est-ce que je ferais sans toi ? Dis ? Je ne pourrais pas vivre.

— On ne m’y mettra pas !

— Tu crois ?

— Je te le promets…

— Ce serait abominable pour moi, tu comprends ?

— Ne parlons pas toujours de ça, Marianne… Il est encore plus pénible d’appréhender les choses que de les subir. Tiens, sers-nous plutôt à manger. Qu’est-ce qu’il y a au menu ?

— Une omelette !

— Aux œufs ?

Elle a souri.

— Oui, tu l’aimes ?

— J’en raffole !

L’omelette répandait une bonne odeur. Je regardais s’activer Marianne. Elle avait pour cuisiner la gaucherie d’une artiste. Elle n’était pas faite pour les travaux ménagers…

Quand l’omelette a été prête, elle ressemblait à n’importe quoi sauf à une omelette. Elle était un peu brûlée d’un côté et claire de l’autre.

Marianne a disposé deux assiettes. Les propriétaires avaient laissé quelques ustensiles ébréchés, histoire de pouvoir qualifier la villa de meublée…

Elle a apporté la poêle et m’a servi une énorme portion d’omelette.

— Goûte si elle est bonne.

J’ai goûté. Elle avait omis de la saler.

— Fameuse, ai-je menti. Avec un grain de sel, ce sera parfait.

Elle a mis une part raisonnable dans la seconde assiette. Il restait encore beaucoup d’omelette dans la poêle. J’ai regardé Marianne, surpris par sa soudaine immobilité. Comme toujours, elle paraissait écouter un bruit imperceptible pour les autres. Puis, d’une démarche d’automate, elle s’est dirigée vers l’escalier, sans lâcher la poêle.

— Où vas-tu ?

Ma voix était un rugissement. Ça m’a brûlé la gorge.

Elle s’est retournée, flottante.

— Je vais lui en porter !

Si le petit cadavre du môme s’était brusquement trouvé sur la table, devant moi, je n’aurais pas ressenti une semblable secousse.

— À qui ?

Il y avait une espèce de brume dans ses yeux…

— Mais à…

Elle est revenue et a déposé la poêle sur le réchaud.

— Oh ! je ne me souviens plus, Daniel, c’est affreux ! Pourtant, je savais qu’il y avait quelqu’un là-haut qui m’attendait !

— Il n’y a personne en haut, Marianne ! PERSONNE !

Je m’étais levé et je la secouais.

— Personne ! Mets-toi bien ça dans la tête. Nous sommes tous les deux ici et seuls ! SEULS !

— Oui, Daniel ! Ne crie pas, je t’en supplie.

J’allais devenir fou si ça continuait.

— Répète, Marianne ! Répète pour bien te foutre ça dans ton sacré crâne ! Nous sommes seuls ici !

Elle pleurait. Je n’avais cure de ses larmes. Je continuais à la secouer et son corsage s’est déchiré sur l’épaule. Sa chair dorée s’est mise à briller ; on aurait dit du cuivre patiné.

— Répète !

— Oui, lâche-moi ! Tu me fais peur !

— Répète !

— Nous sommes seuls ici, tous les deux !

Je l’ai lâchée. Mais elle s’est plaquée contre moi et nous sommes demeurés un bout de temps comme ça, debout, haletants, avec nos deux cœurs cognant l’un contre l’autre…

28

Quand nous avons mangé notre omelette, celle-ci était figée dans notre assiette. Nous l’avons avalée tout de même, du bout des dents, parce que nous avions faim. La salade de fruits a mieux passé. Quand ce frugal repas a été expédié, j’ai décidé :

— Nous allons descendre le lit dans la salle de séjour.

— Pourquoi ?

— J’ai l’idée que c’est cette chambre du haut qui te donne des cauchemars. Alors couchons en bas !

Elle a secoué la tête.

— À quoi bon ?

— Essayons toujours…

Je m’efforçais à créer de l’entrain. Je chantonnais… Elle m’a aidé à descendre la literie. J’ai laissé les montants du lit en haut, me contentant du sommier et du matelas. Malgré son mobilier navrant, je préférais la salle du bas.

Nous nous sommes couchés lorsqu’il a fait tout à fait nuit.

— Demain, j’achèterai des bougies ou une lampe à pétrole…

Heureusement, il y avait cette furia qui s’emparait de nos êtres dès que nous étions couchés. C’étaient les seuls moments de grâce de la journée où l’amour nous insufflait une force renouvelée qui nous permettait de vivre la journée du lendemain.

*

Le matin, j’avais hâte de lire les nouvelles. Les journaux français seraient livrés désormais au village à ma demande. Ils arriveraient par le car de huit heures.

En me réveillant, j’ai immédiatement pensé à la presse. Il fallait que je sois là lorsqu’elle arriverait car, si par hasard le marchand de journaux avait la curiosité de les feuilleter, il pourrait découvrir la photo de Marianne ou bien la mienne et nous reconnaître.

Je me suis donc levé très tôt. J’avais la bouche amère et j’ai dédaigné le café matinal. J’ai pris une grappe de raisin sur le buffet et je suis parti à grandes enjambées en mordant dedans…

Il faisait doux, ce matin-là… Le ciel était d’un bleu moins cruel et une légère brise caressait les palmes de mes arbres rabougris.

Je suis parvenu au village en même temps que le car. Le marchand attendait ses paquets d’imprimés. Il m’a adressé un signe joyeux. D’un coup de couteau, il a fait sauter la ficelle maintenant les journaux. Les canards français se trouvaient roulés à part. Je m’en suis emparé d’un geste vif.

Je me suis fouillé pour les régler à l’Espagnol qui attendait, la main en sébile, mais j’avais oublié dans la précipitation de me munir d’argent. Je lui ai expliqué par signe. Il s’est renfrogné.

C’était un grand type cupide qui devait dormir avec son porte-monnaie sous l’oreiller. Bien que je lui aie refilé cent pesetas de gratification la veille, il n’entendait pas me laisser partir avec les journaux sans que je les paie…

Ça m’a mis dans une rogne noire. Je l’ai traité de tous les noms, en français, bien entendu, mais la colère est un sentiment international et il s’est drapé dans une dignité outragée. Il m’a arraché les journaux des mains. J’avais eu le temps de lire mon nom en sous-titre… Si jamais ma gueule figurait dessous, j’étais perdu.

De toute façon, nous courions un grand danger. Maintenant qu’on avait percé mon identité, on saurait que je me trouvais en Espagne et les recherches allaient…

J’ai sauté ! j’oubliais une chose capitale : ces journaux qui me semblaient frais parce qu’ils arrivaient le matin dataient de l’avant-veille… Le téléphone allait beaucoup plus vite qu’eux.

À la minute où je trépignais sur cette place de village, les flics espagnols me recherchaient…

Je ne savais que faire ni où aller. Nous étions à pied… Si, il y avait une solution : prendre beaucoup de provisions et gagner le maquis. Mais en était-ce bien une ? Pouvais-je espérer vivre indéfiniment une existence de bête traquée avec Marianne ?

J’en étais là de mon expectative lorsque mon attention a été attirée par une voiture noire qui arrivait dans un tourbillon de poussière. C’était une vieille Renault d’avant-guerre, toute cabossée. Elle portait une plaque minéralogique espagnole spéciale. Dans un lamentable bruit de freins, elle a stoppé devant l’estaminet. Il y avait deux carabiniers dedans et deux types en civil. Les flics sont les mêmes dans tous les pays du monde. Je parle des flics en civil. Ils s’affublent des mêmes costumes neutres, des mêmes chaussures de mauvais goût…

Cette arrivée inopinée me glaça le sang. Je compris que ces renforts arrivaient pour nous. Ils étaient sur notre piste. La grosse fille de l’agence de location avait dû lire mon nom dans les journaux espagnols de la veille et faire une déclaration à la police.

Les quatre hommes sont entrés au café. Sans doute allaient-ils se renseigner quant à l’emplacement de la villa ? On allait le leur dire. Ils remonteraient dans leur auto et seraient à la villa avant moi. Lorsque j’y parviendrais, Marianne aurait déjà les menottes aux poignets et ne comprendrait rien.

J’avais un volcan dans la tête… Je gémissais sans parvenir à arrêter ces râles de bête. Je ne voulais pas ! Je m’insurgeais éperdument, comme le premier soir, sur la route, je m’étais insurgé contre le sort en comprenant que je ne pouvais éviter le choc !

À cet instant, le car s’ébranlait. Cet autobus poussif passait devant la villa. Je me suis élancé en gesticulant, seulement j’avais démarré à cinquante mètres du véhicule et il n’y avait vraiment pas moyen de le rattraper.

Heureusement, à la sortie du village, un vieux type sur une voiture à âne barrait la route, forçant le car à stopper… J’ai forcé tant que ça pouvait. Mes jambes me rentraient dans le buste… Mais je voyais diminuer la distance entre le car et moi. Ce damné autobus cornait comme un perdu et le petit vieux de la charrette se rangeait pour le laisser passer. Le car passait en première, s’ébranlait. Dans un sursaut de tout mon individu, je me suis arraché du sol, j’ai tendu les mains en avant et saisi l’échelle de fer fixée à l’arrière du lourd véhicule. Mes jambes traînaient sur le sol. Je n’avais pas la force d’accomplir le rétablissement nécessaire… Heureusement, le car s’est arrêté une fois encore pour éviter un cochon. J’ai pu mettre un pied sur le dernier échelon… Nous sommes repartis… Je regardais derrière moi en soufflant. Le village s’amenuisait dans le soleil et la route restait vide et immobile, avec seulement le gros serpent de poussière qui se tortillait à notre suite.

Je croyais la villa plus éloignée que ça du village. Le visage plaqué contre la paroi du car, je l’ai vue défiler brusquement sur la droite.

L’autobus roulait à assez vive allure. Je me suis jeté en arrière… Une atroce douleur m’a tordu la cheville… Je m’en foutais… Rien ne pouvait m’empêcher de marcher… J’ai couru jusqu’à la maison. Je ne sentais plus ma jambe droite. À la place, il y avait une lame rougie qui s’enfonçait progressivement dans mon corps.

J’ai franchi le portillon. Marianne était levée. Elle portait un short bleu et une casaque blanche en tissu-éponge. Ses cheveux étaient noués sur le dessus de sa tête. Elle tenait un bol de café au lait sur une assiette et se dirigeait vers l’escalier.

J’ai appelé, doucement, car ma voix ne passait plus ma gorge carbonisée par l’effort terrible que je venais de fournir.

— Marianne !

Elle ne s’est pas retournée et a mis le pied sur la première marche.

— Marianne, nom de Dieu ! Écoute-moi !

Elle s’est retournée. Ses yeux étaient morts comme ceux d’un médium.

Sapristi, le temps pressait. Il fallait que je ramasse mon fric, que je la chope par la main et que je l’entraîne à travers la rocaille vers l’horizon d’arbousiers et de chênes nains où nous trouverions refuge.

— Écoute, Marianne !

Elle a paru reconnaître ma voix par-delà une immensité vide et figée.

— C’est toi, Daniel !

— Mais oui !

— J’ai cru que c’était M. Bridon, j’ai eu peur…

Mon sang n’a fait qu’un tour… Ça y était. Elle commençait à pénétrer dans sa vie ancienne.

— Viens ici ! Pose ce bol et foutons le camp !

J’avais mal à ma jambe, un mal féroce qui me faisait larmoyer.

— Non, je monte le déjeuner du petit !

Et elle s’est engagée dans l’escalier… Je l’ai vue gravir une marche, deux marches, dix marches… Je l’ai entendue ouvrir la porte…

Elle a poussé un cri et le bol a éclaté sur le plancher. Je me suis lancé dans l’escalier. Je m’agrippais à la rampe pour pouvoir l’escalader… Enfin je suis parvenu à l’étage. À cet instant, j’ai entendu miauler les freins de la Renault ; devant la porte, des portières ont claqué…

Je suis entré dans la chambre. Marianne se tenait debout devant un coin vide. Elle était toute pâle.

On cognait à la porte du bas… J’ai vu briller dans la pénombre de la cheminée de briques un superbe tisonnier de cuivre ouvragé. Je l’ai saisi par sa tige, j’ai assuré celle-ci dans ma main et je suis revenu me placer derrière Marianne. Je regardais sa nuque frêle et duveteuse comme une fleur rare. J’étais hypnotisé… En bas les coups redoublaient… Alors j’ai levé le tisonnier. Non, on ne l’arrêterait pas… Elle ne s’enfoncerait pas dans son puits de boue et de sang ! Non !

Mon bras s’est abattu… Il y a eu un bruit, comme lorsque mon pneu était passé sur la boîte à violon… Marianne est tombée à genoux, la tête penchée en avant… Puis elle s’est couchée sur le plancher.

Moi, je me suis traîné jusqu’au palier et me suis penché sur la rampe. Ils regardaient en l’air, j’ai vu leurs figures basanées, hérissées de moustaches, leurs yeux noirs et fixes, leurs vieux pistolets…

— Vous pouvez monter, ai-je soupiré : elle est là !

29

Un jour, beaucoup plus tard, après mon séjour à l’hôpital, le juge d’instruction m’a fait entrer dans son bureau.

Quand j’avais appris que Marianne n’était pas morte de mon coup de tisonnier, j’avais écrit tout ce qui précède pour sa défense.

Le juge a dit à son secrétaire de faire entrer « la fille Renard ». Et elle m’est apparue entre deux gendarmes. Seulement ça n’était plus ma Marianne, c’était l’autre, la première, l’infanticide, comme disait la presse. Elle portait un petit tailleur noir qui faisait ressortir sa pâleur. Ses cheveux étaient tirés et elle avait encore un pansement, derrière la tête. Son regard était buté, froid, calculateur. Elle m’a regardé avec calme et curiosité.

Vous reconnaissez Daniel Mermet ? a demandé le juge.

Elle m’a considéré d’un œil un peu oblique.

Non, monsieur le juge.

C’est pourtant avec lui que vous avez séjourné en Espagne !

Ah !

Je voyais bien que ça ne lui disait rien… En la frappant pour la libérer, là-bas, dans la villa, je n’avais fait que rebrancher le contact sur sa vie première… La nôtre s’était engloutie dans sa mémoire… Ce coup de tisonnier n’avait tué que notre amour

Marianne, ai-je balbutié, tu ne te souviens pas de moi ?

Non, monsieur

Mais, Marianne !

C’est bon, a tranché le juge, emmenez l’inculpée

Avant de sortir, elle m’a encore détaillé avec curiosité.

Je t’aime ! lui ai-je crié… Je t’aimerai toujours, Marianne, je t’attendrai et

Le greffier venait de la faire sortir. Je me suis retrouvé en tête-à-tête avec le juge. Celui-ci a secoué une boîte de cachous dans sa paume en creuset.

Qu’en dites-vous ?

J’étais incapable de lui répondre. Il l’a compris et est allé ouvrir la fenêtre pour se donner une contenance. Il y avait du soleil sur Versailles. Deux hirondelles en forme de flèches se poursuivaient dans le ciel bleu.

Alors, sans comprendre pourquoi, je me suis mis à pleurer sur leur amour.

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