À Far Madding, le Marché Amhara était l’un des trois où les étrangers étaient autorisés à commercer, mais malgré son nom, l’immense place, sans échoppes et sans étalages de marchandises, n’avait rien d’un marché. Quelques cavaliers, une poignée de chaises à porteurs transportées par des domestiques en livrées éclatantes, et une rare calèche aux rideaux tirés, se frayaient lentement un chemin dans la foule clairsemée mais animée, qu’on aurait pu voir dans n’importe quelle grande ville. La plupart étaient enveloppés dans leur cape pour se protéger du vent matinal venant du lac qui entourait la cité. C’était plutôt le froid qui les poussait à se hâter. Autour de la place, aux deux autres Marchés des Étrangers de la ville, les hautes maisons de pierre des banquiers voisinaient avec des auberges aux toits d’ardoise où descendaient les marchands, et de massifs entrepôts en pierre aux murs aveugles où ils stockaient leurs marchandises, le tout jouxtant des écuries en pierre et des cours où étaient garés les chariots. En cette saison, les auberges étaient aux trois quarts vides, et les entrepôts et les cours encore plus. Mais au printemps, avec la reprise du commerce, les marchands paieraient le triple pour tout espace disponible.
Au milieu de la place, sur un piédestal, se dressait une statue tout en marbre de Savion Amhara de deux toises de haut, grande et fière dans sa robe bordée de fourrure avec, au cou, les chaînes, insignes de son office. Son visage était sévère sous le diadème de Première Conseillère, et sa main droite tenait fermement la poignée d’une épée dont la pointe reposait entre ses sandales, tandis que sa main gauche levée pointait un doigt vers la Porte de Tear à trois quarts de lieue de distance. Far Madding dépendait de Tear, d’Illian et de Caemlyn pour son approvisionnement, mais le Haut Conseil se méfiait des étrangers et de leurs coutumes exotiques et corrompues. Des Gardes des Rues casqués d’acier, en tunique de cuir couverte partiellement de plaques de métal cousues, avec une Main Dorée sur l’épaule gauche, se tenaient au pied de la statue, avec de longues perches dont ils écartaient les pigeons gris aux ailes noires. Savion Amhara était l’une des trois femmes les plus révérées de l’histoire de Far Madding, bien qu’aucune ne fût très connue au-delà des rives du lac. Deux hommes de la cité étaient mentionnés dans toutes les histoires du monde, qui s’appelaient à leur naissance, l’un Aren Mador et l’autre Fel Moreina. Mais Far Madding faisait de son mieux pour oublier Raolin Fléau-du-Ténébreux et Yurian Arc-de-Pierre. En fait, ces deux hommes étaient la raison pour laquelle Rand se trouvait là.
Quand Rand traversa l’Amhara, quelques personnes jetèrent un coup d’œil sur lui, mais aucun ne le regarda deux fois. À l’évidence, il était étranger, avec ses yeux bleus et ses cheveux frôlant ses épaules. Ici, les hommes portaient leurs cheveux jusqu’à la taille, soit noués sur la nuque, soit retenus par une barrette. Ses vêtements de drap brun étaient quelconques, tels qu’en pouvait porter un marchand modérément prospère, et il n’était pas le seul sans cape malgré le vent. La plupart des autres étaient des Kandoris à la barbe fourchue, des Arafellins aux tresses ornées de clochettes, ou des Saldaeans au nez busqué, des hommes et femmes qui appréciaient ce climat tempéré, comparé aux hivers des Marches. Rien en lui n’affirmait qu’il n’était pas originaire de ces Marches. Pour sa part, il refusait simplement de se laisser atteindre par le froid, l’ignorait comme il l’aurait fait pour le bourdonnement d’une mouche. Une cape pouvait gêner ses mouvements s’il trouvait l’occasion d’agir.
Pour une fois, même sa taille n’attira pas l’attention. Il y avait beaucoup d’hommes de haute taille à Far Madding, la plupart étrangers. Manel Rochaid lui-même n’était qu’une main plus petit que Rand, et encore. Rand le suivait à bonne distance, laissant les piétons et les chaises à porteurs s’intercaler entre eux et parfois même cacher sa proie. Avec ses cheveux teints en noir grâce aux herbes que lui avait données Nynaeve, il doutait que l’Asha’man renégat le reconnaisse, même s’il se retournait. Pour sa part, il ne craignait pas de perdre Rochaid. La plupart des indigènes portaient des couleurs ternes, avec des broderies plus vives sur la poitrine et les épaules, et parfois une barrette ornée de gemmes dans les cheveux, tandis que les marchands étrangers s’habillaient sans prétention, pour ne pas paraître outrageusement riches, et leurs gardes et cochers s’emmitouflaient dans du drap grossier. La tunique de soie rouge vif de Rochaid se voyait de loin. Il traversait la place comme un roi, une main légèrement posée sur la poignée de son épée, une cape bordée de fourrure gonflée derrière lui par le vent. Quel imbécile ! Cette cape claquant au vent et cette épée attiraient les regards. Ses moustaches en croc gominées le désignaient comme un Murandien, qui aurait dû frissonner de froid comme tout homme normal, et cette épée… Un âne bâté !
C’est vous l’imbécile de venir en ce lieu, haletait Lews Therin dans sa tête. Folie ! Folie ! Nous devons partir ! Il le faut !
Ignorant la voix, Rand remonta ses gants et continua à suivre Rochaid d’un pas régulier. Sur la place, plusieurs Gardes des Rues surveillaient l’Asha’man. Les étrangers étaient considérés comme des fauteurs de troubles et des têtes brûlées, et les Murandiens avaient la réputation d’être susceptibles. Un étranger porteur d’une épée attirait toujours l’attention des Gardes. Rand se félicita d’avoir laissé la sienne à l’auberge, avec Min. Elle était nichée dans sa tête, sa présence plus forte que celle d’Elayne, d’Aviendha ou d’Alanna. Il n’avait que vaguement conscience des autres. Min semblait vivante en lui.
Comme Rochaid quittait l’Amhara, des vols de pigeons jaillirent des toits, mais au heu de s’élever vers le ciel, ils se cognèrent les uns aux autres, certains s’écrasant au sol, palpitants. Les gens en restèrent bouche bée, y compris les Gardes qui, quelques instants plus tôt, observaient si intensément Rochaid. Celui-ci ne se retourna pas, mais peu importait qu’il n’ait rien vu. Il n’avait pas besoin de voir les effets de la présence d’un ta’veren pour savoir que Rand était dans la cité, ou il n’aurait pas été là.
Suivant Rochaid dans la rue de la Joie, en fait deux larges rues séparées par une rangée de petits arbres dénudés, Rand sourit. Rochaid et ses amis se croyaient sans doute très malins. Peut-être avaient-ils trouvé la carte septentrionale des Plaines de Maredo, replacée à l’envers dans les porte-revues de la Pierre de Tear, ou le livre sur les cités du Sud déplacé dans la bibliothèque du Palais Aesdaishar de Chachin, ou l’un des autres indices qu’il avait laissés derrière lui. Un homme pressé pouvait commettre ces petites erreurs, mais si elles s’accumulaient, elles dessinaient une flèche pointée sur Far Madding. Rochaid et les autres s’en étaient vite aperçus, plus vite qu’il ne s’y attendait, ou alors, ils avaient eu de l’aide. Dans l’un ou l’autre cas, peu importait.
Il ignorait pourquoi le Murandien était venu avant les autres, mais il savait qu’ils viendraient, Torval et Dashiva, Gedwyn et Kisman, pour tenter de finir ce qu’ils avaient raté à Cairhien. Dommage qu’aucun des Réprouvés ne fut assez bête pour le pourchasser ici. Ils se contenteraient d’envoyer les autres. Il voulait tuer Rochaid avant l’arrivée du reste du groupe, s’il pouvait. Même ici, où ils étaient tous sur un pied d’égalité, il valait mieux mettre toutes les chances de son côté. Rochaid était à Far Madding depuis deux jours, posant ouvertement des questions sur un roux de haute taille, se pavanant, insouciant. Il en avait vu un certain nombre répondant plus ou moins à sa description, mais il se considérait toujours comme le chasseur, non le chassé.
Vous nous avez amenés ici pour mourir ! gémit Lews Therin. Notre présence ici est aussi terrible que la mort !
Rand haussa les épaules, mal à l’aise. Il était d’accord avec la voix sur la dernière remarque. Il serait aussi content de partir que Lews Therin. Rochaid était devant lui, presque à portée de sa main. C’était tout ce qui comptait pour le moment.
Les auberges et les boutiques de pierre grise changèrent à mesure que Rand s’éloignait du Marché Amhara. Les orfèvres travaillant l’argent remplacèrent les couteliers, puis les orfèvres travaillant l’or leur succédèrent. Couturières et tailleurs exposaient des vêtements de brocart et de soie brodés à la place du drap. Les calèches cahotant sur les pavés avaient maintenant des armoiries laquées sur leurs portières, avec des attelages de quatre ou six chevaux de tailles et de couleurs assorties, et des cavaliers plus nombreux montaient des pur-sang de Tairen ou d’autres races aussi réputées. Les chaises à porteurs, transportées au petit trot par des domestiques, devinrent presque aussi nombreuses que les piétons, et, à pied, les serviteurs, en livrées aussi éclatantes que celles des porteurs de chaises, étaient plus nombreux que les boutiquiers, en robes ou tuniques abondamment brodées sur la poitrine et les épaules. Des morceaux de verre coloré décoraient les barrettes des hommes, et parfois des perles ou des gemmes plus précieuses, mais peu d’hommes allaient à pied dont les femmes avaient les moyens de s’offrir des pierreries. Seul le vent froid n’avait pas changé, comme les Gardes qui patrouillaient les rues trois par trois, les yeux en alerte. Ils étaient peu nombreux aux Marchés des Étrangers, mais dès qu’une patrouille disparaissait, une autre arrivait. Chaque fois qu’une artère plus large qu’une ruelle rejoignait la rue de la Joie, une estrade en pierre se dressait au carrefour, avec deux Gardes au pied au cas où l’homme qui y était juché aurait repéré des troubles. L’ordre était maintenu rigoureusement à Far Madding.
Rand fronça les sourcils comme Rochaid continuait. Se pouvait-il qu’il allât à la Place des Conseillères, au milieu de l’île ? Là-bas, il n’y avait rien que la Salle des Conseillères, un monument datant de plus de cinq cents ans, quand Far Madding était la capitale du Maredo, et la banque des femmes les plus riches de la ville. À Far Madding, un homme riche était celui que son épouse pourvoyait généreusement d’argent de poche ou un veuf dont elle avait assuré l’avenir. Peut-être que Rochaid allait rencontrer des Amis du Ténébreux ? Mais dans ce cas, pourquoi avait-il attendu ?
Soudain, il fut frappé de vertige. Un visage trouble emplit quelques instants son champ visuel, et il chancela, se cognant dans un passant. Plus grand que Rand, en livrée vert vif, l’homme aux cheveux blonds déplaça le grand panier qu’il portait et repoussa doucement Rand. Une longue cicatrice boursouflée barrait sa joue hâlée par le soleil. Inclinant la tête, il murmura des excuses et passa son chemin.
Se redressant, Rand jura entre ses dents.
Vous les avez déjà détruits, murmura Lews Therin dans sa tête. Maintenant, vous avez quelqu’un d’autre à détruire. Combien d’autres devrons-nous tuer avant la fin, je me le demande.
La ferme ! pensa rageusement Rand, mais un rire caquetant et moqueur lui répondit. Ce n’était pas la rencontre d’un Aiel qui le bouleversait. Il en avait vu beaucoup depuis son arrivée à Far Madding. Pour une raison inconnue, des centaines d’Aiels avaient fui après avoir appris la vérité sur leur histoire, et ils avaient fini ici, s’efforçant de suivre la Voie de la Feuille, alors qu’ils n’avaient aucune idée de ce que cela supposait, sauf qu’ils étaient censés être gai’shains toute leur vie. Il ne s’inquiétait même pas de son vertige, ni de l’identité du visage qu’il avait entraperçu. Devant lui, une calèche attelée de six chevaux gris passa entre les files de chaises à porteurs, de domestiques affairés en livrée, et d’hommes et femmes entrant et sortant des boutiques, mais pas signe de tunique rouge. D’irritation, il claqua son poing ganté dans sa paume. Continuer à l’aveuglette, c’était idiot. Il pouvait se cogner dans cet homme, ou tout au moins être vu. Jusque-là, Rochaid pensait que Rand ignorait sa présence dans la cité, ce qui était un avantage trop précieux pour qu’il le gâche. Il savait que Rochaid logeait dans l’une des auberges qui accueillaient les étrangers. Il pouvait traîner dehors le lendemain et attendre une autre occasion. Les autres pouvaient aussi arriver dans la nuit. Il pensait pouvoir en tuer deux en même temps, ou peut-être tous les cinq, mais ça ne pouvait pas se faire discrètement. Contre cinq, il serait blessé, et, au mieux, il devrait abandonner son épée, ce qu’il répugnait à faire. C’était un cadeau d’Aviendha. Au pire…
Son œil saisit le tremblotement d’une cape bordée de fourrure, qui ondula dans le vent et disparut au virage suivant. Il courut dans cette direction. Les Gardes au poste du carrefour se redressèrent. Celui qui était monté sur l’estrade tira sa crécelle de sa ceinture. L’un des deux Gardes au pied de l’estrade leva son long gourdin, tandis que l’autre prenait sa perche appuyée contre les marches permettant d’y monter. Son extrémité fourchue était faite pour attraper et retenir une jambe, un bras ou un cou, et la hampe était cerclée de fer, à l’épreuve d’une épée ou d’une hache. Ils l’observèrent avec vigilance, le regard dur.
Il les salua de la tête et sourit, puis observa la rue de traverse avec ostentation, scrutant la foule. Ce n’était pas un voleur qui fuyait, juste un homme cherchant à en rattraper un autre. Le gourdin retrouva sa place au ceinturon, la perche se retrouva sur les marches. Il ne se retourna pas vers les Gardes. Devant lui, il aperçut la cape, et peut-être une tunique rouge, quand leur propriétaire tourna dans une autre rue.
Levant la main comme pour héler quelqu’un, Rand se hâta à sa poursuite, esquivant les passants et les brouettes des colporteurs. Des camelots aux plateaux chargés d’épingles, d’aiguilles et de peignes, s’efforcèrent d’attirer son attention, ou celle d’autres passants, par leurs cris. Ici, peu de gens arboraient des broderies, et une simple ficelle pour nouer les cheveux était beaucoup plus commune que la plus ordinaire des barrettes. Ces rues tortueuses étaient noires de monde, une sorte de dédale désordonné où les auberges bon marché et les étroits immeubles de trois ou quatre étages dominaient des boutiques de bouchers, de ciriers, de barbiers, de rétameurs et de tonneliers. Les calèches n’auraient pas pu y passer, et il n’y avait pas de chaises à porteurs non plus, pas de cavaliers, et seulement une poignée de domestiques en livrée, portant des paniers pour faire les courses, tout en flânant et en regardant tout le monde avec dédain, sauf les Gardes. Les patrouilles et les estrades de guet étaient omniprésentes.
Enfin, il fut assez près pour voir nettement l’homme qu’il suivait. Rochaid avait eu le bon sens de resserrer sa cape autour de lui, cachant sa tunique rouge et son épée inutile, mais il n’y avait aucun doute sur son identité. À vrai dire, il semblait vouloir éviter d’attirer l’attention, en rasant les murs et en frôlant les boutiques. Brusquement, il regarda furtivement autour de lui, puis fila dans une ruelle située entre une boutique de paniers et une auberge à l’enseigne tellement sale que son nom était illisible. Rand faillit sourire, et ne perdit pas de temps à s’élancer derrière lui. Il n’y avait pas de Gardes ni d’estrades de guet dans ces ruelles.
Elles étaient encore plus encombrées que les rues qu’il quittait, faisant un labyrinthe de chaque pâté de maisons. Rochaid était déjà hors de vue, mais Rand entendait ses bottes claquer sur la chaussée mouillée. Le son se répercutait en écho entre les murs aveugles, au point qu’il ne savait plus d’où il venait, mais il le suivit, courant dans des passages à peine assez larges pour que deux hommes y marchent de front. S’ils étaient amis. Pourquoi Rochaid venait-il dans ce dédale ? Où qu’il aille, il semblait pressé. Mais il ne pouvait pas savoir comment circuler dans ces ruelles pour aller d’un endroit à un autre.
Brusquement, Rand réalisa que les seules bottes qu’il entendait, c’étaient les siennes, et il s’arrêta pile. Silence. D’où il était, il voyait trois autres étroites ruelles partant de celle où il se trouvait. Respirant à peine, il prêta l’oreille. Silence. Il décida de tourner les talons. Puis il entendit un choc distant, venant de la ruelle la plus proche, comme si un pied avait accidentellement projeté une pierre dans un mur en passant. Il valait mieux tuer l’homme et en finir.
Rand tourna dans la ruelle, et trouva Rochaid qui l’attendait.
De nouveau, le Murandien avait rejeté sa cape en arrière, et il serrait la poignée de son épée à deux mains. La poignée et le fourreau avaient été enveloppés d’un réseau de fils très fins par les Gardes de l’entrée. Il eut un petit sourire entendu.
— Vous êtes aussi facile à appâter qu’un pigeon, dit Rochaid, commençant à dégainer.
Les fils avaient été coupés puis arrangés de façon à paraître indemnes à un observateur non prévenu.
— Fuyez si vous voulez.
Rand ne s’enfuit pas. Au contraire, il s’avança, abattant sa main gauche au bout de la poignée, immobilisant l’épée à demi dégainée. La surprise dilata les yeux de son adversaire, pourtant il ne semblait pas réaliser que sa minute de triomphe l’avait déjà tué. Il recula, tentant de prendre assez de champ pour tirer sa lame, mais Rand le suivit avec souplesse, continuant à immobiliser l’arme, et, pivotant à partir des hanches, il lança son poing fermé dans la gorge de Rochaid. Les cartilages craquèrent bruyamment, et le renégat oublia son désir de tuer. Titubant en arrière, les yeux fixes et dilatés, il porta ses mains à sa gorge, s’efforçant désespérément d’aspirer de l’air par sa trachée écrasée.
Rand amorçait déjà son coup mortel, sous le sternum, quand un son imperceptible lui parvint par-derrière, et soudain, la jubilation de Rochaid prit un autre sens. Le repoussant du pied, Rand se laissa tomber sur lui. Du métal frappa un mur, et un homme jura. Saisissant l’épée de Rochaid, Rand transforma sa chute en roulé-boulé, dégainant l’épée en se recevant sur l’épaule. Rochaid poussa un cri aigu et gargouillant tandis que Rand se relevait, les genoux fléchis, face à la direction dont venait l’homme.
Stupéfait, Raefar Kisman regardait Rochaid, la lame qui devait percer Rand enfoncée dans sa poitrine. Du sang sortait en bouillonnant des lèvres du Murandien, et ensanglantait ses mains posées sur l’acier tranchant comme s’il voulait le sortir de sa poitrine. De taille moyenne et pâle pour un Tairen, Kisman portait des vêtements aussi ordinaires que ceux de Rand, à part son ceinturon. Sa cape refermée, il aurait pu aller n’importe où à Far Madding sans attirer l’attention.
Sa consternation ne dura qu’un instant. Comme Rand se relevait, tenant l’épée à deux mains, Kisman dégaina la sienne, sans jeter un nouveau regard sur son complice, agité de spasmes. Il observait Rand, ses mains se déplaçant nerveusement sur la longue poignée de son épée. Sans aucun doute, il faisait partie de ceux qui, si fiers d’utiliser le Pouvoir comme une arme, avaient dédaigné d’apprendre l’escrime. Ce n’était pas le cas de Rand. Rochaid eut un dernier spasme, et s’immobilisa, ses yeux morts fixés sur le ciel.
— C’est l’heure de mourir, dit doucement Rand. Comme il s’avançait, des cliquetis résonnèrent quelque part derrière le Tairen, accompagnés d’un bavardage incessant.
Les Gardes des Rues.
— Ils vont nous arrêter tous les deux, dit Kisman en un souffle, d’un ton hystérique. S’ils nous trouvent avec un cadavre, ils nous pendront tous les deux ! Vous le savez !
Il avait raison, du moins en partie. Si les Gardes les trouvaient là, ils les enfermeraient dans les cachots sous la Salle des Conseillères. D’autres bruits leur parvinrent, plus proches. Les Gardes devaient avoir remarqué que trois hommes s’étaient esquivés l’un après l’autre dans la même ruelle. Peut-être avaient-ils même vu l’épée de Kisman. À contrecœur, Rand hocha la tête.
Le Tairen recula avec précaution, et quand il vit que Rand ne le suivait pas, il rengaina son épée et partit ventre à terre, sa cape noire claquant derrière lui.
Rand jeta son épée d’emprunt sur le cadavre de Rochaid et courut dans la direction opposée. Il n’y avait pas de cliquetis par là, pour le moment. Avec un peu de chance, il pourrait regagner les rues larges et se fondre dans la foule avant d’être repéré. Il avait d’autres craintes que le nœud coulant. Enlever ses gants et montrer les Dragons imprimés sur ses bras suffiraient à prévenir la pendaison, il en était certain. Mais les Conseillères avaient proclamé leur acceptation du bizarre décret d’Elaida. Une fois qu’il serait dans un cachot, il y resterait jusqu’à ce que la Tour Blanche l’envoie chercher. C’est pourquoi il courut aussi vite qu’il put.
Se fondant dans la foule, Kisman poussa un soupir de soulagement tandis que trois Gardes entraient dans la ruelle qu’il venait de quitter. Resserrant sa cape autour de lui pour dissimuler son épée, il avança dans le sens de la foule, au même rythme que les autres, pour ne pas attirer l’attention des Gardes. Deux passèrent avec un prisonnier ligoté fourré dans un grand sac attaché à une longue perche. Seule sa tête en dépassait, les yeux hagards et affolés. Kisman frissonna. Que ses yeux soient réduits en cendres, cela aurait pu être lui ! Lui !
Il avait été idiot de laisser Rochaid l’embarquer dans cette aventure. Ils étaient censés attendre que les autres soient arrivés, se glissant dans la ville un par un pour ne pas se faire remarquer. Rochaid aurait voulu être auréolé de la gloire de celui qui tuerait le Dragon Réincarné ; le Murandien avait toujours brûlé du désir de prouver qu’il valait mieux qu’al’Thor. Et maintenant il était mort, et il avait failli entraîner Raefar Kisman avec lui, ce qui le mettait en fureur. Il était avide de pouvoir plus que de gloire, peut-être pour gouverner la Pierre de Tear. Ou plus. Il voulait vivre à jamais. Ces choses lui avaient été promises ; elles étaient son dû. Sa colère venait partiellement du fait qu’il n’était pas absolument certain qu’ils devaient tuer al’Thor. Le Grand Seigneur savait qu’il le désirait – il ne dormirait pas tranquille tant que cet homme ne serait pas mort et enterré – et pourtant…
— Tuez-le, avait ordonné le M’Hael avant de les envoyer à Cairhien, mais il avait été mécontent qu’ils soient découverts et de leur échec.
Far Madding devait être leur dernière chance ; il le leur avait dit, aussi clairement que possible. Dashiva avait simplement disparu. Kisman ne savait pas s’il s’était enfui ou si le M’Hael l’avait tué. Il s’en moquait.
— Tuez-le, avait commandé Demandred plus tard.
Mais il avait ajouté qu’il vaudrait mieux pour eux mourir que d’être découverts une seconde fois. Par quiconque, même par le M’Hael, comme s’il ignorait l’ordre précédent de Taim.
Et plus tard encore, Moridin avait dit :
— Tuez-le si c’est indispensable, mais avant tout, apportez-moi tout ce qu’il a en sa possession. Cela rachètera votre échec.
Moridin disait qu’il faisait partie des Élus, et nul homme n’était assez fou pour prétendre une chose pareille si elle était fausse. Pourtant, il semblait penser que les possessions d’al’Thor étaient plus importantes que sa mort, le meurtre étant accessoire et pas vraiment nécessaire.
Ces deux-là étaient les seuls Élus que Kisman avait rencontrés, mais ils étaient pires que des Cairhienins. Leur silence pouvait tuer un homme plus vite qu’un ordre signé du Grand Seigneur, soupçonnait-il. Enfin, quand Torval et Gedwyn seraient là, ils trouveraient un moyen de…
Brusquement, quelque chose piqua son bras gauche, et il baissa les yeux avec consternation sur la tache de sang qui s’élargissait sur sa cape. La coupure ne semblait pas profonde, mais aucun coupe-bourse ne l’aurait blessé au bras.
— C’est à moi qu’il appartient, murmura un homme derrière lui.
Quand il se retourna, il ne vit que la foule ordinaire, chacun allant à ses affaires. Les rares passants qui remarquèrent la tache de sa cape détournèrent vivement les yeux. En ce lieu, personne ne voulait être impliqué dans la moindre violence. Ils savaient ignorer ce qu’ils ne voulaient pas voir.
La blessure pulsait, plus brûlante qu’elle ne l’avait été d’abord. Laissant sa cape flotter au vent, Kisman pressa sa main droite sur la fente sanglante de sa manche gauche. Il avait l’impression que son bras était enflé au toucher, et brûlant. Soudain, il fixa avec horreur sa main droite qui noircissait et gonflait comme un cadavre d’une semaine.
Frénétique, il se mit à courir, bousculant les gens devant lui, les renversant. Il ne savait pas ce qui s’était passé, mais il était sûr du résultat. Sauf s’il sortait de la cité, traversait le lac, s’enfonçait dans les collines. Alors, il aurait une chance. Un cheval ! Il lui fallait un cheval ! Il devait avoir une chance. On lui avait promis qu’il vivrait à jamais ! Tout ce qu’il voyait, c’étaient des gens à pied, qui se dispersaient devant lui. Il crut entendre le cliquetis annonciateur des Gardes, mais c’était peut-être simplement son sang bourdonnant à ses oreilles. Tout s’assombrissait. Son visage heurta quelque chose de dur, et il sut qu’il était tombé. Sa dernière pensée fut qu’un des Élus avait décidé de le punir, mais pour quelle raison, il l’ignorait.
Quand Rand entra, seuls quelques hommes étaient assis autour des tables rondes de La Couronne de Maredo. Malgré son nom ronflant, c’était une auberge modeste, avec deux douzaines de chambres aux deux étages supérieurs. Les murs en plâtre étaient peints en jaune, et les serveurs portaient de longs tabliers jaunes. Les deux cheminées de pierre aux extrémités de la salle émettaient une chaleur bienvenue après le froid extérieur. Les volets étaient fermés, mais des appliques murales atténuaient la pénombre. Les odeurs venant de la cuisine promettaient un déjeuner savoureux de poisson du lac. Rand n’aurait pas voulu le manquer. La Couronne de Maredo avait d’excellentes cuisinières.
Il vit Lan, assis seul à une table proche du mur. Quelques clients coulèrent des regards en coin sur la tresse de cuir retenant ses cheveux, mais il refusait de renoncer au hadori, même pour peu de temps. Il rencontra le regard de Rand, et quand celui-ci lui montra de la tête l’escalier au fond de la salle, il ne perdit pas de temps à des regards interrogateurs ; il posa sa coupe, se leva et se dirigea vers les marches. Même avec seulement un petit couteau à sa ceinture, il avait l’air dangereux, mais on ne pouvait rien y faire. Plusieurs clients regardèrent du côté de Rand, mais pour une raison inconnue, ils détournèrent vivement les yeux quand il rencontra leur regard.
Près de la cuisine, à la porte de la Salle des Femmes, Rand s’arrêta. Les hommes n’y étaient pas admis. À part quelques fleurs peintes sur les murs jaunes, la Salle des Femmes n’était guère plus luxueuse que la salle commune, mais les torchères étaient peintes en jaune, comme le revêtement de la cheminée. Les femmes qui servaient là portaient des tabliers jaunes comme ceux des hommes. Maîtresse Nalhera, la mince aubergiste grisonnante, était assise à une table avec Min, Nynaeve et Alivia, et elles prenaient le thé toutes les quatre en papotant et en riant. Rand serra les dents à la vue de l’ancienne damane. Nynaeve prétendait que cette femme avait insisté pour venir, mais il ne croyait pas que personne pût « insister » devant Nynaeve. Elle voulait qu’Alivia les accompagne pour une raison secrète. Elle se comportait mystérieusement ces derniers temps, tout en paraissant travailler aussi dur que possible en tant qu’Aes Sedai. Toutes les femmes avaient adopté les robes à haut col de Far Madding, aux épaules et au corsage abondamment brodés de fleurs et d’oiseaux jusqu’au menton, mais parfois Nynaeve en paraissait agacée. Aucun doute qu’elle eût préféré le solide drap des Deux Rivières aux fines étoffes d’ici. D’autre part, si le ki’sain rouge de son front ne suffisait pas à attirer l’attention, elle s’était harnachée de bijoux comme pour assister à une audience royale : mince ceinture d’or, long sautoir, et nombreux bracelets, tous, sauf un, sertis de saphirs bleus et de gemmes vertes qu’il ne connaissait pas, et elle avait à chaque doigt une bague assortie. Son anneau du Grand Serpent était caché quelque part, pour ne pas attirer l’attention, mais le reste l’attirait dix fois plus. Beaucoup de gens n’auraient pas su que c’était un anneau d’Aes Sedai, mais n’importe qui voyait la richesse dans ces gemmes.
Rand s’éclaircit la gorge et baissa la tête.
— Épouse, j’ai besoin de te parler à l’étage, dit-il, se rappelant au dernier moment d’ajouter : si cela te convient.
Il ne pouvait pas formuler sa requête de façon plus urgente tout en observant les convenances, mais il espéra qu’elles ne traîneraient pas. Elles le feraient peut-être ne fût-ce que pour montrer à l’aubergiste qu’elles ne lui obéissaient pas au doigt et à l’œil. Pour une raison inconnue, les gens de Far Madding semblaient croire que les étrangères réagissaient au moindre désir d’un homme !
Min se retourna dans son fauteuil pour lui sourire, comme chaque fois qu’il l’appelait « épouse ». Sa présence en lui était plaisante et chaleureuse, et soudain pétillante d’amusement. Elle trouvait très drôle la situation à Far Madding. Se penchant vers Maîtresse Nalhera sans le quitter des yeux, elle dit quelque chose à voix basse qui fit rire l’aubergiste et grimacer Nynaeve.
Alivia se leva, sans aucune ressemblance avec la femme maussade qu’il se rappelait vaguement avoir confiée à Taim. Toutes ces sul’dams et damanes capturées avaient été un fardeau dont il était bien content d’être débarrassé. Il y avait quelques fils blancs dans ses cheveux d’or, et de fines pattes d’oie au coin de ses yeux, mais, pour l’instant, son regard était farouche.
— Eh bien ? dit-elle d’une voix traînante, baissant les yeux sur Nynaeve, mais elle s’arrangea pour faire de ces deux mots à la fois une critique et un ordre.
Nynaeve la foudroya et prit tout son temps pour se lever et lisser ses jupes.
Rand n’attendit pas plus longtemps pour se ruer à l’étage. Lan se tenait en haut des marches, juste hors de vue de la salle commune. À voix basse, Rand lui fit un bref récit de ce qui s’était passé. Visage de pierre, Lan ne changea pas d’expression.
— Au moins, l’un d’eux est éliminé, dit-il, se tournant vers la chambre qu’il partageait avec Nynaeve. Je prépare nos affaires.
Rand était déjà dans la chambre qu’il partageait avec Min, sortant à la hâte leurs vêtements de la grande armoire et les fourrant en vrac dans l’un de leurs paniers d’osier, quand elle entra enfin, suivie de Nynaeve et Alivia.
— Par la Lumière, tu vas abîmer nos affaires, s’exclama Min, l’écartant de l’épaule.
Elle vida le panier et se mit à plier soigneusement les vêtements sur le lit, à côté de son épée vouée à la paix.
— Pourquoi faire nos bagages ? demanda-t-elle, mais elle ne lui donna pas le temps de répondre. Maîtresse Nalhera dit que tu ne serais pas si boudeur si je te fouettais tous les matins, poursuivit-elle en riant, secouant une tunique qu’elle ne portait pas ici.
Il lui avait dit qu’il lui en achèterait d’autres, mais elle avait refusé d’abandonner ses chausses et ses tuniques brodées.
— Je lui ai répondu que j’y penserai. Elle aime beaucoup Lan.
Soudain elle prit une voix aiguë, imitant l’aubergiste.
— Un homme soigné et courtois est de beaucoup préférable à un joli minois, comme je dis toujours.
Nynaeve renifla.
— Quelle femme voudrait d’un homme qui lui passerait ses moindres caprices ?
Rand la fixa, éberlué, et la mâchoire de Min s’affaissa. C’était exactement ce que Nynaeve faisait avec Lan, et Rand ne comprenait pas comment il l’acceptait.
— Vous pensez trop aux hommes, Nynaeve, dit Alivia.
Nynaeve fronça les sourcils mais ne dit rien, se contentant de tripoter l’un de ses bracelets, un bijou bizarre avec des chaînettes d’or tendues sur le dos de sa main gauche et attachées à quatre de ses bagues. Alivia hocha la tête, comme déçue de ne pas obtenir de réaction.
— Je fais les bagages parce que nous devons partir, et vite, dit vivement Rand.
Nynaeve restait silencieuse pour le moment. Mais si son visage s’assombrissait davantage, elle se mettrait à tirer sur sa tresse et à vociférer si bien que personne ne pourrait plus placer un mot pendant des heures.
Avant qu’il ait terminé son récit, Min s’arrêta de plier les vêtements et se mit à remettre ses livres dans le second panier, précipitamment, car elle ne les cala pas avec des tuniques comme elle le faisait toujours. Les deux autres femmes regardaient Rand sans bouger, comme si elles le voyaient pour la première fois. Au cas où elles n’auraient pas compris aussi vite que Min, il ajouta avec impatience :
— Rochaid et Kisman m’ont tendu une embuscade. Ils savaient que je les suivais. Kisman s’est échappé. S’il connaît cette auberge, lui, Dashiva, Torval et Gedwyn peuvent y venir, peut-être dans deux ou trois jours, ou peut-être dans une heure.
— Je ne suis pas aveugle, dit Nynaeve, le fixant toujours.
Il n’y avait aucune véhémence dans sa voix ; protestait-elle juste pour la forme ?
— Si tu veux faire vite, ajouta-t-elle, aide Min au lieu de te croiser les bras comme un imbécile.
Elle le fixa un instant de plus et branla du chef avant de sortir.
Alivia se mit en devoir de la suivre, mais fit une pause pour foudroyer Rand. Non, il n’y avait plus rien de maussade en elle, maintenant.
— Vous pourriez vous faire tuer, dit-elle, désapprobatrice. Vous avez trop à faire pour être assassiné maintenant. Vous devez nous laisser vous aider.
Il fronça les sourcils sur la porte qui se refermait derrière elle.
— Tu as eu des visions sur elle, Min ?
— Tout le temps, mais pas du genre auquel tu penses, rien que je comprenne.
Elle fronça le nez sur l’un des livres et elle le posa à l’écart. Il y avait peu de chances qu’elle abandonne un volume de sa bibliothèque. Sans doute voulait-elle prendre celui-là avec elle et le lire à la première occasion. Elle passait des heures le nez dans des bouquins.
— Rand, tu as fait tout ça, dit-elle lentement, tué un homme, affronté un autre et… Rand, je n’ai rien senti. Par le lien, je veux dire. Pas de peur, pas de colère, pas même d’inquiétude. Rien !
— Je n’étais pas en colère contre lui.
Branlant du chef, il se remit à fourrer les vêtements dans le panier.
— Il fallait juste que je le tue, c’est tout. Et pourquoi aurais-je eu peur ?
— Oh ! dit-elle d’une toute petite voix. Je vois.
Elle retourna à ses livres comme plongée dans ses pensées, mais une idée troublante s’insinuait dans le silence.
— Min, je promets que je ne laisserai rien t’arriver.
Il ne savait pas s’il pourrait tenir cette promesse, mais il avait l’intention d’essayer.
Elle lui sourit, riant presque. Par la Lumière, ce qu’elle était belle !
— Je le sais, Rand. Et je ne laisserai rien t’arriver non plus. L’amour afflua par le lien, comme l’embrasement du soleil de midi.
— Mais Alivia a raison. Tu dois nous laisser t’aider, d’une façon ou d’une autre. Si tu nous décris assez bien ces individus, nous pourrons peut-être poser des questions. Tu ne peux pas fouiller seul toute la cité.
Nous sommes des hommes morts, murmura Lews Therin. Des hommes morts devraient rester tranquilles dans leur tombe, mais ça ne leur arrive jamais. Rand entendit à peine la voix dans sa tête. Soudain, il sut qu’il n’avait pas à décrire Kisman et les autres. Il pouvait les dessiner pour que tout le monde les reconnaisse. Sauf qu’il n’avait jamais été capable de dessiner. Mais Lews Therin le pouvait. Cela aurait dû l’effrayer.
Isam arpentait la pièce, étudiant l’omniprésente lumière du Tel’aran’rhiod. Les draps fripés devenaient repassés. Le dessus-de-lit passait de fleuri à noir puis à matelassé. L’éphémère changeait sans cesse ; il le remarquait à peine. Il ne pouvait pas utiliser le Tel’aran’rhiod comme le faisaient les Élus, mais c’était là qu’il se sentait le plus libre. Ici, il pouvait être qui il voulait. Il gloussa à cette idée.
S’arrêtant près du lit, il dégaina avec précaution les deux dagues empoisonnées, et sortit du Monde Invisible dans le monde de la veille. Ce faisant, il devint Luc. Cela lui sembla approprié.
La pièce était sombre dans le monde de la veille, mais l’unique fenêtre laissait suffisamment entrer le clair de lune pour que Luc distingue les formes de deux personnes endormies sous les couvertures. Sans hésitation, il enfonça une dague dans chacune d’elles. Elles poussèrent un petit cri, mais il ressortit les lames et les poignarda encore et encore. Avec le poison, il était peu probable que l’une ou l’autre ait la force de crier assez fort pour être entendu à l’extérieur, mais il voulait personnaliser ces meurtres comme le poison ne le pouvait pas. Bientôt, leurs spasmes s’arrêtèrent quand il plongea ses lames entre leurs côtes.
Essuyant ses dagues sur le couvre-pied, il les rengaina avec autant de précautions qu’il les avait dégainées. On lui avait donné beaucoup de cadeaux, mais l’immunité contre le poison, ou contre toute autre arme, n’en faisait pas partie. Puis il sortit une courte chandelle de sa poche, souffla la cendre pour dégager quelques braises dans l’âtre et allumer la mèche. Il aimait toujours regarder les gens qu’il avait tués, après, s’il n’avait pas pu le faire avant. Il avait particulièrement aimé ces deux Aes Sedai à la Pierre de Tear. L’incrédulité de leurs visages quand il était apparu, sortant de nulle part, l’horreur quand elles avaient réalisé qu’il ne venait pas pour les sauver, étaient des souvenirs inoubliables. C’était Isam, pas lui, qui avait agi ce jour-là, mais les souvenirs n’en étaient pas moins précieux. Aucun des deux ne tuait des Aes Sedai très souvent.
Un moment, il étudia les visages de l’homme et de la femme dans le lit, puis éteignit la chandelle entre le pouce et l’index, et la remit dans sa poche avant de retourner dans le Tel’aran’rhiod.
Son protecteur du moment l’attendait. Il s’agissait d’un homme, de cela il était sûr, mais Luc ne pouvait pas le regarder. Ce n’était pas comme avec ces visqueux Hommes Gris, qu’on ne remarquait même pas. Il en avait tué un, une fois, à la Tour Blanche. Ils étaient froids et vides au toucher. Il avait eu l’impression de tuer un cadavre. Non, cet homme avait fait quelque chose avec le Pouvoir. Le regard de Luc glissa sur lui comme l’eau glisse sur le verre.
— Le couple endormi dans cette chambre dormira à jamais, dit Luc. Mais l’homme était chauve et la femme grisonnante.
— Dommage, dit l’homme, d’une voix qui sembla fondre dans l’oreille de Luc.
Il serait incapable de la reconnaître s’il l’entendait sans son déguisement. Ce devait être l’un des Élus. À part les Élus, rares étaient ceux qui savaient comment le joindre, et, parmi ces rares privilégiés, aucun ne pouvait canaliser ou aurait osé tenter de lui donner des ordres. Tout le monde devait quémander ses services, sauf le Grand Seigneur, et plus récemment, les Élus. Mais aucun des Élus que Luc avait rencontrés n’avait jamais pris tant de précautions.
— Voulez-vous que j’essaye encore une fois ? demanda Luc.
— Peut-être. Quand je vous le dirai. Pas avant. Rappelez-vous : pas un mot de cela à quiconque.
— À vos ordres, répondit Luc en s’inclinant, mais l’homme avait déjà ouvert un portail, un trou donnant sur une forêt enneigée.
Il disparut avant que Luc ne se redresse.
C’était dommage. Il avait vraiment désiré tuer son neveu et la traînée. Mais quand il avait des loisirs, la chasse était toujours un plaisir. Il devint Isam. Isam aimait tuer les loups encore plus que Luc.