Traversant la prairie jaunie du Champ d’Emond avec Egwene, Elayne s’attrista devant les changements survenus. Egwene en était comme frappée de stupeur.
Quand elle était apparue dans le Tel’aran’rhiod, une longue tresse oscillait dans son dos et elle portait une simple robe de drap, avec de solides souliers pointant sous ses jupes quand elle marchait. C’était le genre de vêtements qu’elle devait porter quand elle vivait aux Deux Rivières, supposa Elayne. Maintenant, ses cheveux noirs dénoués tombaient sur ses épaules, retenus par un petit bonnet de fine dentelle, et elle était vêtue aussi luxueusement qu’Elayne, d’une robe de soie d’un bleu profond, avec un corsage et un haut col brodés d’argent, comme l’ourlet de la jupe et les poignets. Des sandales ornées d’argent remplaçaient les grosses chaussures de cuir. Elayne devait se concentrer pour que sa robe d’équitation en soie verte ne change pas, peut-être de façon embarrassante, mais, pour son amie, les changements étaient volontaires, sans aucun doute.
Elle espérait que Rand pourrait encore aimer le Champ d’Emond, mais ce n’était plus le village où lui et Egwene avaient grandi. Il n’y avait personne, ici dans le Monde des Rêves, pourtant, à l’évidence, le Champ d’Emond était maintenant une ville prospère et de taille considérable, avec un tiers des maisons en pierre de taille, certaines de deux étages, avec plus de toits de tuiles de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel que de toits de chaume. Une épaisse muraille de pierre entourait la ville, avec des tours et des portes bardées de fer qui auraient convenu à une ville des Marches. Hors les murs, il y avait des moulins et des scieries, une fonderie et de grands ateliers de tissage de draps et de tapis. À l’intérieur, les boutiques étaient tenues par des fabricants de meubles, des potiers, des couturières, des couteliers et des joailliers, beaucoup aussi belles que celles de Caemlyn, même si les styles semblaient venir de l’Arad Doman et du Tarabon.
L’air était frais, et il n’y avait pas un flocon de neige sur le sol, du moins pour le moment. Le soleil était juste au-dessus de leurs têtes, mais Elayne espérait qu’il faisait encore nuit dans le monde réel. Elle comptait profiter de quelques heures de vrai sommeil avant d’affronter le matin. Elle était toujours fatiguée ces derniers temps ; il y avait tant à faire et si peu d’heures dans une journée. Elles étaient venues ici parce qu’il semblait improbable qu’un espion les découvre en ce lieu. Egwene s’était attardée pour observer les changements survenus dans son village natal. Et Elayne avait ses propres raisons, à part Rand, d’inspecter le Champ d’Emond. Le problème, c’est qu’il pouvait se passer une heure dans le monde réel pendant qu’il en passait cinq ou dix dans le Monde des Rêves, mais ce pouvait aussi être le contraire. C’était peut-être déjà le matin à Caemlyn.
S’arrêtant à la lisière de la prairie, Egwene se retourna pour contempler le large pont en pierre blanche s’arquant au-dessus du cours d’eau qui s’élargissait rapidement à partir d’une source qui jaillissait au milieu d’un affleurement rocheux, avec une force à renverser un homme. Une massive colonne de marbre entièrement gravée de noms se dressait au milieu de la prairie, où deux grands mâts avaient été plantés sur un piédestal de pierre.
— Monument aux morts, murmura-t-elle. Qui aurait imaginé une chose pareille au Champ d’Emond, bien que Moiraine ait dit qu’une grande bataille avait été livrée en ce lieu pendant la Guerre des Trollocs, quand Manetheren était mort.
— Cela figurait dans l’histoire que j’ai étudiée, dit doucement Elayne, levant les yeux vers les mâts sans drapeaux.
Ici, elle ne sentait pas la présence de Rand. Oh ! il était toujours dans sa tête, autant que Birgitte, tel un nœud dur comme le roc d’émotions et de sensations physiques encore plus difficiles à interpréter maintenant qu’il était loin. Pourtant, ici, dans le Tel’aran’rhiod, elle ne pouvait pas savoir dans quelle direction il se trouvait. Cette information lui manquait, pour insignifiante qu’elle fût. Rand lui manquait.
Des bannières apparurent en haut des mâts, juste le temps d’onduler paresseusement une fois et de distinguer, sur l’un, un aigle rouge volant sur champ d’azur. Pas un aigle rouge, l’Aigle Rouge. Un jour, visitant ce lieu avec Nynaeve dans le Tel’aran’rhiod, elle avait cru le voir, puis avait décidé qu’elle s’était sans doute trompée. Maître Norry avait commencé à mettre les choses au point pour elle. Elle aimait Rand, mais si quelqu’un en ce lieu où il avait grandi s’efforçait de faire sortir Manetheren de sa tombe, elle devrait réagir, quelque peine qu’elle en eût. Cette bannière et ce nom avaient encore assez de puissance pour menacer l’Andor.
— J’avais entendu parler des changements par Bode Cauthon et les novices originaires d’ici, dit Egwene, fronçant les sourcils sur les maisons entourant la prairie, mais je n’imaginais rien de semblable.
La plupart de ces maisons étaient en pierre. Une auberge minuscule se dressait encore sur les immenses fondations d’un édifice beaucoup plus grand, avec un énorme chêne au milieu, mais ce qui ressemblait à une auberge plusieurs fois plus grande était presque terminé de l’autre côté des fondations, avec une enseigne Aux Archers, déjà suspendue au-dessus de la porte.
— Je me demande si mon père est toujours maire. Ma mère va-t-elle bien ? Mes sœurs ?
— Je sais que vous déplacez l’armée demain, dit Elayne, mais vous pourriez sans doute trouver quelques heures pour revenir ici en visite quand vous serez arrivée à Tar Valon.
Voyager rendait ces déplacements faciles. Peut-être pourrait-elle elle-même envoyer quelqu’un de confiance au Champ d’Emond.
Egwene secoua la tête.
— Elayne, j’ai dû ordonner de faire fouetter des femmes avec qui j’ai grandi parce qu’elles ne croyaient pas que j’étais le Siège d’Amyrlin, ou, si elles le croyaient, qu’elles pouvaient transgresser les règles parce qu’elles me connaissaient.
Soudain, le châle aux sept rayures apparut sur ses épaules. Elle s’en aperçut en grimaçant, puis il disparut.
— Je ne pense pas pouvoir affronter le Champ d’Emond en qualité de Siège d’Amyrlin, dit-elle avec tristesse. Pas encore.
Elle se secoua et raffermit sa voix.
— La Roue tourne, Elayne, et tout change. Je dois m’y habituer. Je m’y habituerai.
Elle ressemblait beaucoup à Siuan Sanche quand celle-ci parlait à Tar Valon avant que tout ne change. Avec ou sans châle, Egwene parlait en Siège d’Amyrlin.
— Êtes-vous sûre que je ne peux pas vous envoyer certains soldats de Gareth Bryne ? Assez pour assurer la sécurité de Caemlyn, au moins ?
Brusquement, elles furent entourées par une neige étincelante, qui leur arrivait aux genoux. La neige formait des monticules brillants sur les toits, comme après une tempête. Ce n’était pas la première fois que cela arrivait, et elles refusèrent simplement de se laisser atteindre par le froid, plutôt que de penser à des capes et des vêtements chauds.
— Personne ne s’opposera à moi avant le printemps, dit Elayne.
Les armées ne bougeaient pas en hiver, à moins de pouvoir Voyager comme celle d’Egwene. La neige et la boue enlisaient tout. Ceux des Marches avaient sans doute commencé leur déplacement vers le sud, pensant que l’hiver ne viendrait pas cette année.
— De plus, vous aurez besoin de tous vos hommes quand vous arriverez à Tar Valon.
Comme elle s’y attendait, Egwene accepta de la tête sans renouveler son offre. Même avec le recrutement très actif du dernier mois, Gareth Bryne n’avait toujours pas la moitié des effectifs dont, d’après lui, il aurait besoin à Tar Valon. D’après Egwene, il était prêt à commencer avec ce dont il disposait, mais à l’évidence, cela la troublait.
— J’ai des décisions difficiles à prendre, Elayne. La Roue tisse comme elle veut, mais c’est toujours moi qui dois décider.
Impulsivement, Elayne pataugea dans la neige, et, jetant ses bras autour du cou d’Egwene, la serra contre elle. Quand elle embrassa son amie, la neige disparut, ne laissant même pas une tache d’humidité sur leurs robes. Elles chancelèrent, comme si elles dansaient, et faillirent tomber.
— Je sais que vous prendrez la bonne décision, dit Elayne, riant malgré elle.
Egwene ne rit pas avec elle.
— Je l’espère, dit-elle avec gravité, parce que, quoi que je décide, des gens mourront.
Elle tapota le bras d’Elayne.
— Vous comprenez ce genre de décision, n’est-ce pas ? Eh bien, nous avons toutes les deux besoin de sommeil.
Elle hésita avant de poursuivre.
— Elayne, si Rand revient vous voir, vous devez me faire part de ce qu’il vous dira, que ce soit au sujet de ses intentions, ou de sa destination.
— Je vous dirai tout ce que je pourrai, dit-elle, avec un pincement de remords.
Elle avait tout dit à Egwene – presque tout – mais pas qu’elle s’était liée à Rand, de même que Min et Aviendha. La loi de la Tour n’interdisait pas ce qu’elles avaient fait. Des questions très prudentes posées à Vandene le leur avaient appris. Mais la permission n’était pas claire. Elle l’avait entendu dire par un mercenaire arafellin recruté par Birgitte : « Ce qui n’est pas interdit est permis. » Cela sonnait un peu comme les antiques sentences de Lini, bien qu’elle doutât que sa nourrice se soit jamais montrée si permissive.
— Vous êtes troublée à cause de lui, Egwene. Plus que d’habitude, je veux dire. Je m’en rends compte. Pourquoi ?
— J’ai des raisons de l’être, Elayne. Les yeux-et-oreilles rapportent des rumeurs très troublantes. Ce ne sont que des rumeurs, je l’espère, mais sinon…
Elle était totalement le Siège d’Amyrlin, maintenant : une jeune femme petite et mince, qui paraissait forte comme l’acier et aussi haute qu’une montagne. Les yeux noirs pleins d’une résolution inébranlable, elle serra les dents.
— Je sais que vous l’aimez. Je l’aime aussi, mais je ne m’efforce pas de Guérir la Tour Blanche juste pour qu’il enchaîne les Aes Sedai comme des damanes. Dormez bien, et faites de beaux rêves, Elayne. Les beaux rêves ont plus de valeur qu’on ne le pense.
Sur ce, elle disparut, de retour dans le monde réel.
Elayne continua à fixer un moment l’endroit où elle s’était tenue. De quoi parlait-elle ? Rand ne ferait jamais une chose pareille ! Ne fut-ce que par amour pour elle, il ne le ferait pas ! Elle sonda ce nœud dur comme le roc au fond de sa tête. Rand si loin d’elle, les veines d’or ne brillaient que dans son souvenir. Sûrement qu’il ne ferait pas ça. Troublée elle-même, elle sortit du rêve et rentra dans son corps endormi.
Elle avait besoin de sommeil, mais elle n’était pas plutôt rentrée dans son corps que le soleil brilla sur ses paupières. Quelle heure était-il ? Elle avait des rendez-vous à honorer, des affaires à expédier. Elle aurait voulu dormir pendant des mois. Elle lutta contre le devoir, qui l’emporta. Elle avait une journée chargée devant elle. Ses paupières s’ouvrirent brusquement ; elle avait l’impression d’avoir du sable dans les yeux, comme si elle n’avait pas du tout dormi. D’après l’inclinaison des rayons entrant par la fenêtre, l’aube était déjà loin. Elle pouvait rester allongée, tout simplement. Le devoir. Aviendha remua dans son sommeil, et Elayne lui donna un bon coup de coude dans les côtes. Si elle devait se lever, Aviendha n’allait pas se prélasser au lit.
Aviendha se réveilla en sursaut, tendant le bras vers sa dague posée sur la table de nuit. Avant que sa main n’en touche la poignée d’ivoire, elle la laissa retomber.
— Quelque chose m’a réveillée, marmonna-t-elle. J’ai cru qu’un Shaido était… Regardez le soleil ! Pourquoi m’avez-vous laissée dormir si tard ? demanda-t-elle, se levant précipitamment. Juste parce que je suis autorisée à rester avec vous… – ses paroles furent un instant étouffées par la chemise fripée qu’elle passait par-dessus sa tête – … ne signifie pas que Monaelle ne me fouettera pas si elle me surprend en train de paresser. Vous avez l’intention de rester au lit toute la journée ?
Poussant un gémissement, Elayne se leva. Essande attendait déjà à la porte de la garde-robe ; elle ne réveillait jamais Elayne à moins que celle-ci ne lui ait ordonné. Elayne s’abandonna aux soins presque silencieux de sa servante pendant qu’Aviendha s’habillait. Sa sœur combla le silence d’Essande par un flot continu et rieur de commentaires, sur le fait que se faire habiller par une autre revenait à retomber en enfance, et qu’Elayne finirait par oublier comment enfiler ses vêtements, et ne pourrait plus se passer d’une habilleuse. Elle disait pratiquement la même chose tous les matins depuis qu’elles avaient commencé à partager le même lit. Aviendha trouvait cela très drôle. Elayne ne dit pas un mot, sauf pour répondre aux suggestions de sa servante sur sa tenue du jour, jusqu’à ce que le dernier bouton de nacre soit boutonné et qu’elle se lève pour s’examiner dans la psyché.
— Essande, dit-elle alors avec naturel, les vêtements d’Aviendha sont-ils prêts ?
Le fin drap de laine bleue aux discrètes broderies d’argent conviendrait très bien pour la journée.
Essande s’éclaira.
— Les jolies soies et dentelles de Dame Aviendha, ma Dame ? Oh, oui ! Tout est brossé, lavé, repassé et rangé, dit-elle, montrant les armoires occupant tout un mur.
Elayne sourit à sa sœur par-dessus son épaule. Aviendha regarda les armoires comme si elles étaient pleines de vipères, puis elle déglutit et finit d’enrouler le foulard noir plié autour de sa tête.
Quand Elayne eut congédié Essande, elle dit :
— Juste au cas où vous en auriez besoin.
— Très bien, marmonna Aviendha, attachant à son cou son collier d’argent. Plus de plaisanteries sur votre habilleuse.
— Parfait. Sinon, je lui donne l’ordre de vous habiller, vous. Voilà qui serait amusant !
Aviendha grommela entre ses dents quelque chose sur les gens qui ne comprennent pas la plaisanterie, à l’évidence en désaccord avec cette suggestion. Elayne s’attendait à ce qu’Aviendha exige qu’elle se débarrasse de tous les vêtements qu’elle avait acquis. Elle était un peu surprise qu’Aviendha ne s’en soit pas déjà chargée elle-même.
Pour Aviendha, le petit déjeuner servi dans le salon comprenait du jambon fumé avec des raisins, des œufs cuisinés avec des pruneaux, du poisson séché préparé avec des pignons, du pain frais généreusement tartiné de beurre, et du thé tellement sucré au miel qu’il en était sirupeux. Elayne avait peu de beurre sur son pain et peu de miel dans son thé, et à la place des autres plats, seulement un porridge aux herbes et aux céréales censé être très bénéfique pour la santé. Elle n’avait pas l’impression d’être enceinte, quoi que Min ait dit à Aviendha, mais Min l’avait dit aussi à Birgitte, un jour qu’elles commençaient à être pompettes toutes les trois. Entre sa Lige, Dyelin, et Reene Harfor, elle se voyait imposer un régime « convenant à une femme dans son état ». Si elle demandait une friandise à la cuisine, celle-ci n’arrivait jamais, et si elle y descendait elle-même, la cuisinière la gratifiait de regards si désapprobateurs qu’elle s’en allait sans rien prendre.
Elle ne regrettait pas le vin aux épices, les bonbons et tout ce qui lui était maintenant interdit – enfin, pas vraiment, sauf quand Aviendha se bourrait de tartes et de crèmes – mais tout le monde au Palais savait qu’elle était enceinte. Et bien sûr, cela signifiait que nul n’ignorait comment cela lui était arrivé, même s’ils ignoraient avec qui. Les hommes n’étaient pas trop insupportables, en dehors du fait qu’ils savaient, et qu’elle savait qu’ils savaient, mais les femmes ne se donnaient pas la peine de dissimuler qu’elles étaient au courant elles aussi. Qu’elles approuvent ou désapprouvent sa situation, la moitié d’entre eux la regardaient comme si elle était une traînée, et l’autre moitié spéculaient sur l’identité du père. Se forçant à avaler son porridge – ce n’était pas si mauvais, mais elle aurait bien voulu manger un peu du jambon d’Aviendha, ou des œufs aux pruneaux –, se fourrant dans la bouche des cuillerées de la bouillie grumeleuse, il lui tarda presque de ressentir les premières nausées, qu’elle pourrait partager avec Birgitte.
Ce matin-là, le premier visiteur dans ses appartements, à part Essande, fut le candidat favori pour être le père du futur bébé.
— Ma Reine, dit le Capitaine Mellar, balayant le sol de la plume de son chapeau en une révérence pleine de panache, le Premier Clerc attend le bon plaisir de Votre Majesté.
Les yeux noirs et fixes du capitaine annonçaient que les hommes qu’il avait tués ne l’empêcheraient jamais de dormir, et l’écharpe bordée de dentelle barrant sa poitrine, de même que la dentelle ornant son col et ses poignets, lui donnaient l’air encore plus dur. S’essuyant le menton avec une serviette en lin, Aviendha le regarda, sans expression. Les deux Gardes-Femmes encadrant la porte grimacèrent. Mellar avait déjà la réputation de pincer les fesses des Gardes-Femmes, celles des plus jolies en tout cas, sans parler de ses propos désobligeants dans les tavernes concernant leurs capacités, ce dernier défaut étant le pire à leurs yeux.
— Je ne suis pas encore reine, Capitaine, dit vivement Elayne, qui s’efforçait toujours de le remettre à sa place. Où en est le recrutement de ma garde personnelle ?
— Seulement trente-deux jusqu’à présent, ma Dame.
Tenant toujours son chapeau, cet homme au visage en lame de couteau avait les deux mains sur la garde de son épée, et son attitude décontractée et son large sourire ne convenaient guère en présence d’une femme qu’il venait de qualifier de « reine ».
— Dame Birgitte a des critères très stricts. Peu de femmes les satisfont. Donnez-moi dix jours, et je vous trouverai une centaine d’hommes qui les surpasseront et vous chériront autant que moi.
— Je ne pense pas, Capitaine Mellar.
Elle dut faire un effort pour ne pas parler d’un ton glacial. Il devait être au courant des rumeurs qui faisaient de lui le père de son futur enfant. Pouvait-il croire que, juste parce qu’elle ne les avait pas démenties, elle pouvait effectivement le trouver… attirant ? Repoussant son bol de porridge, elle réprima un frisson. Trente-deux jusqu’à présent ? Le nombre augmentait rapidement. Certains Chasseurs en Quête du Cor qui voulaient monter en grade avaient décidé que servir dans la garde personnelle d’Elayne avait un certain prestige. Elle concédait que ces femmes ne pouvaient pas être de service jour et nuit, mais quoi qu’en dise Birgitte, le nombre de cent lui paraissait excessif. Pourtant, Birgitte ne voulait rien entendre quand Elayne en suggérait moins.
— Dites au Premier Clerc qu’il peut entrer, s’il vous plaît, lui dit-elle.
Nouvelle révérence.
Elle se leva pour le suivre, et, quand il ouvrit l’une des portes sculptées de lions, elle lui posa une main sur le bras et sourit.
— Merci de m’avoir sauvé la vie, dit-elle, d’un ton assez chaleureux pour être caressant.
Il lui sourit d’un air suffisant ! Les Gardes-Femmes regardaient droit devant elles, figées, celles qu’elle vit dans le couloir avant que la porte ne se referme derrière lui, comme celles qui étaient dans la pièce. Quand elle se retourna, Aviendha la regardait avec à peine plus d’expression qu’elle n’avait regardé Mellar. Elayne soupira.
Elle s’approcha et prit sa sœur par la taille et lui parla à voix basse. Elle se fiait aux femmes de sa garde personnelle pour ne pas répéter ce qu’elle disait à très peu de gens, mais il y avait certaines choses qu’elle n’osait pas leur confier.
— J’ai vu une servante qui passait. Les femmes sont de pires commères que les hommes. Plus il y aura de gens pour penser que cet enfant est de Doilin Mellar, plus il sera en sûreté. Si nécessaire, je le laisserai me pincer les fesses.
— Je vois, dit Aviendha, fronçant les sourcils sur son assiette comme si elle y voyait autre chose que des œufs aux pruneaux, qu’elle se mit à chipoter.
Maître Norry lui présenta les affaires administratives en cours du Palais et de la cité, lui donna des nouvelles de ses correspondants dans les capitales étrangères, et des informations glanées chez les marchands, les banquiers et ceux qui faisaient des affaires au-delà des frontières. Mais la première chose qu’il lui apprit fut, et de loin, la plus importante pour elle, sinon la plus intéressante.
— Les deux plus gros banquiers de la cité sont raisonnables, ma Dame, dit-il de sa voix sèche comme la poussière.
Serrant sa serviette en cuir sur son cœur, il coula un regard en coin à Aviendha. Il n’était toujours pas habitué à sa présence quand il faisait son rapport. Ou à celle des Gardes-Femmes. Aviendha le regarda en découvrant les dents, et il cligna des yeux, puis toussota dans sa main osseuse.
— Maître Hoffley et Maîtresse Andscale ont été quelque peu… hésitants… au premier abord, mais ils connaissent le marché de l’alun aussi bien que moi. Je ne dirais pas que leurs coffres sont entièrement à votre disposition, mais j’ai obtenu que vingt mille couronnes d’or soient transférées dans votre chambre forte, avec d’autres qui viendront les rejoindre selon les besoins.
— Informez-en Dame Birgitte, dit-elle, dissimulant son soulagement.
Birgitte n’avait pas encore recruté assez de nouveaux Gardes pour tenir une cité aussi grande que Caemlyn et encore moins pour faire autre chose, mais Elayne ne pouvait pas espérer des revenus de ses domaines avant le printemps, et les mercenaires coûtaient cher. Maintenant, elle ne les perdrait plus par manque d’or avant que Birgitte n’ait recruté des hommes pour les remplacer.
— Ensuite, Maître Norry ?
— Je crains qu’il ne faille donner la priorité absolue aux égouts, ma Dame. Les rats s’y multiplient comme si on était au printemps, et…
Il mélangeait tout, selon ce qu’il trouvait le plus important. Norry semblait considérer comme un échec personnel le fait qu’il n’ait pas encore appris qui avait libéré Elenia et Naean, bien qu’une seule semaine ait passé depuis leur sauvetage. Le prix du grain devenait exorbitant, comme celui de tous les produits alimentaires, et il était déjà évident que les réparations de la toiture du Palais prendraient plus longtemps et revenaient plus cher que prévu au départ. Le prix de la nourriture augmentait à mesure que l’hiver avançait, et les travaux coûtaient toujours plus que ne l’avaient estimé les maçons. Norry reconnut que ses nouvelles de Braem dataient de plusieurs jours, mais les gens des Marches semblaient contents de demeurer où ils étaient, ce qu’il ne comprenait pas. Toute armée, et à plus forte raison une armée aussi importante que celle-là, aurait dû dévaster la campagne à l’heure qu’il était. Elayne ne comprenait pas non plus, mais elle se félicitait qu’il en soit ainsi. Pour le moment. Les rumeurs courant au Cairhien, selon lesquelles des Aes Sedai avaient juré allégeance à Rand, justifiaient au moins en partie les inquiétudes d’Elayne, quoiqu’il fût peu vraisemblable qu’aucune sœur ne l’ait fait. C’était la nouvelle la moins importante, pour Norry, mais pas pour elle. Rand ne pouvait pas se permettre d’aliéner les sœurs qui suivaient Egwene. Il ne pouvait pas se permettre d’aliéner n’importe quelle Aes Sedai. Il semblait pourtant trouver le moyen de le faire.
Reene Harfor remplaça bientôt Halwin Norry. Elle salua de la tête les Gardes-Femmes de chaque côté de la porte et sourit franchement à Aviendha. Si cette femme grisonnante et potelée avait jamais éprouvé des réserves en entendant Elayne appeler Aviendha sa sœur, elle ne les avait jamais montrées, et maintenant, elle paraissait approuver sincèrement. Mais son rapport était beaucoup plus inquiétant que celui du Premier Clerc.
— Jon Skellit est à la solde de la Maison Arawn, ma Dame, dit Reene, son visage rond assez sinistre. On l’a vu deux fois accepter une bourse des partisans d’Arawn. Et il n’y a aucun doute qu’Ester Norham est à la solde de quelqu’un. Elle ne vole pas, mais elle a plus de cinquante couronnes cachées sous une latte du plancher auxquelles elle en a ajouté dix hier soir.
— Faites comme pour les autres, dit Elayne avec tristesse.
Jusqu’à présent, la Première Servante avait démasqué neuf espions dont elle était certaine, parmi lesquels quatre employés par des gens dont Reene ne connaissait pas encore l’identité. Que Reene en ait trouvé suffisait à provoquer la colère d’Elayne, mais pour le barbier et le coiffeur, c’était pire encore. Tous deux avaient été au service de sa mère. Dommage qu’ils n’aient pas jugé bon de transférer leur fidélité sur la fille de Morgase. Aviendha grimaça en entendant Reene acquiescer, mais il aurait été absurde de renvoyer les espions ou de les tuer comme Aviendha le suggérait. Un espion est l’outil de ton ennemi jusqu’à ce que tu le connaisses, disait sa mère, mais après, il devient le tien. Quand vous démasquez un espion, lui avait dit Thom Merrilin, emmaillotez-le dans des langes et nourrissez-le à la cuillère. Les hommes et les femmes qui avaient trahi seraient « autorisés » à découvrir ce qu’Elayne désirait qu’ils sachent.
— Et dans les autres domaines, Maîtresse Harfor ?
— Rien pour le moment, ma Dame, mais j’ai des espérances, dit Reene, encore plus lugubre que précédemment. J’ai des espérances.
Après le départ de la Première Servante entrèrent deux délégations de marchands, d’abord un groupe important de Kandoris, aux anneaux d’oreilles sertis de gemmes, la poitrine barrée des chaînes d’or de leur guilde, puis, juste derrière eux, une demi-douzaine d’Illianers en tuniques et robes noires à peine éclairées d’un peu de broderie. Elle leur donna audience dans l’une des plus petites salles de réception. Les tapisseries flanquant la cheminée de marbre représentaient des scènes de chasse, sans le Lion Blanc, et les lambris bien cirés n’étaient pas sculptés. C’étaient des marchands, non des diplomates, pourtant certains semblèrent offensés qu’elle ne leur offre que du vin et qu’elle ne boive pas avec eux. Kandoris ou Illianers, ils regardèrent tous de travers les deux Gardes-Femmes qui les suivirent dans la salle et se postèrent de chaque côté de la porte. S’ils n’avaient pas encore entendu parler de la tentative d’assassinat dont elle avait été victime, c’est qu’ils étaient sourds. Six autres de ses gardes du corps attendaient dehors devant la porte.
Les Kandoris étudiaient subrepticement Aviendha quand ils n’écoutaient pas attentivement Elayne. Les Illianers évitèrent de la regarder après avoir ouvert de grands yeux en la voyant. Sans aucun doute, ils donnaient un sens à la présence d’une Aielle, même si elle était assise par terre dans un coin et gardait le silence. Kandoris ou Illianers, les marchands désiraient la même chose, l’assurance qu’Elayne ne provoquerait pas la colère du Dragon Réincarné pour qu’il n’interfère pas avec le commerce en envoyant ses armées et ses Aiels ravager l’Andor, mais ils n’allèrent pas jusqu’à le dire. Et ils ne mentionnèrent pas non plus que les Aiels et la Légion du Dragon avaient des campements importants pas très loin de Caemlyn. Leurs questions polies sur ses projets, maintenant qu’elle avait fait amener les bannières du Dragon et les Bannières de la Lumière, suffisaient. Elle leur répondit ce qu’elle disait à tout le monde, que l’Andor s’allierait avec le Dragon Réincarné mais que l’Andor n’était pas sa conquête. En retour, ils émirent de vagues souhaits de prospérité, suggérant qu’ils soutiendraient sans réserve sa revendication du Trône du Lion, sans l’exprimer vraiment. Après tout, si elle échouait, ils voudraient continuer à être les bienvenus en Andor, quel que soit le détenteur de la couronne.
Quand les Illianers eurent terminé leurs révérences et furent sortis, elle ferma les yeux un moment et se frictionna les tempes. Elle avait encore une réunion avec une délégation de verriers avant le déjeuner, et cinq autres avec des marchands ou des artisans après le repas. La journée était chargée, pleine de platitudes et d’ambiguïtés mielleuses. Et avec Nynaeve et Merilille, c’était de nouveau son tour de donner une leçon aux Pourvoyeuses-de-Vent le soir. Cette expérience serait moins agréable que la pire réunion de marchands, dans le meilleur des cas. Elle aurait peut-être un peu de temps pour étudier les ter’angreals qu’ils avaient rapportés d’Ebou Dar avant qu’elle ne puisse plus garder les yeux ouverts. Elle était embarrassée quand Aviendha était obligée de la porter jusqu’à son lit, mais elle ne pouvait pas s’arrêter. Il y avait trop à faire et trop peu de temps dans une journée.
Il lui restait près d’une heure avant l’arrivée des verriers, mais Aviendha lui interdit rudement de jeter un coup d’œil sur les objets d’Ebou Dar.
— Birgitte vous a-t-elle parlé ? demanda Elayne tandis que sa sœur la traînait quasiment dans un étroit escalier de pierre.
Quatre Gardes-Femmes ouvraient la marche, les autres suivaient derrière, ignorant délibérément ce qui se passait entre elle et Aviendha. Quoiqu’elle crût voir Rasoria Domanche, Chasseuse en Quête du Cor, une femme trapue, aux yeux bleus et aux cheveux blonds, trouvée parmi les Tairens, arborer un petit sourire.
— Dois-je lui dire que vous passez trop d’heures à l’intérieur et que vous dormez trop peu ? répliqua Aviendha avec dédain. Vous avez besoin de respirer l’air frais.
Dans la haute colonnade, l’air était certainement frais et piquant, bien que le soleil fût haut dans le ciel gris. Une brise froide soufflait autour des colonnes lisses, de sorte que les Gardes, prêtes à la protéger des pigeons, devaient retenir leurs chapeaux à plumes. Perversement, Elayne refusa d’ignorer le froid.
— Dyelin vous a parlé, grommela-t-elle en frissonnant.
Dyelin prétendait qu’une femme enceinte avait besoin de faire une longue promenade tous les jours. Elle n’avait pas perdu de temps à rappeler à Elayne que, Fille-Héritière ou pas, elle n’était toujours que le Haut Siège de la Maison Trakand, et que si le Haut Siège de Trakand voulait parler avec le Haut Siège de Taravin, elle pouvait le faire en arpentant les couloirs du Palais, ou pas du tout.
— Monaelle a mis sept enfants au monde, répondit Aviendha. Elle dit que je dois veiller à ce que vous respiriez du bon air.
Sans rien de plus que son châle sur les épaules, le froid ne semblait pas affecter Aviendha. Mais il faut dire que les Aielles savaient ignorer le froid aussi bien que les sœurs. Croisant les mains sur ses épaules, Elayne fronça les sourcils.
— Cessez de bouder, ma sœur, dit Aviendha.
Elle pointa le doigt sur une cour d’écurie, tout juste visible par-dessus les toits aux tuiles blanches.
— Regardez, Reanne Corly vérifie déjà si Merilille Ceandevin est revenue.
La fente verticale argentée si familière apparut dans la cour de l’écurie et entra en rotation, faisant un trou dans l’air de dix pieds de haut et de large.
Elayne fronça les sourcils en regardant Reanne. Elle ne boudait pas. Peut-être n’aurait-elle pas dû apprendre à Reanne à Voyager, vu que la Femme de la Famille n’était pas encore Aes Sedai, mais aucune des autres sœurs n’était assez puissante pour faire fonctionner le tissage, et si les Pourvoyeuses-de-Vent étaient autorisées à apprendre, alors les quelques Femmes de la Famille qui étaient douées pouvaient apprendre aussi, à son avis. De plus, elle ne pouvait pas tout faire elle-même. Par la Lumière, l’hiver avait-il été aussi glacial avant qu’elle n’apprenne à empêcher le froid ou le chaud de la toucher ?
À sa surprise, Merilille franchit le portail en secouant la neige de sa cape noire doublée de fourrure, suivie des Gardes casqués envoyés avec elle sept jours plus tôt. Zaida et les Pourvoyeuses-de-Vent avaient été très désagréables après sa disparition, mais la Grise avait sauté sur l’occasion de leur échapper, même pour peu de temps. Il avait été nécessaire de vérifier chaque jour où elle se trouvait, d’ouvrir un portail au même endroit. Elayne n’attendait pas leur retour avant une semaine, au moins. Comme le dernier des Gardes en tunique rouge entrait dans la cour de l’écurie, la mince petite Grise démonta, tendit ses rênes à un palefrenier et entra précipitamment au Palais ne laissant d’autre choix aux servantes que de s’écarter devant elle.
— J’aime vraiment l’air frais, dit Elayne s’empêchant à grand-peine de claquer des dents, mais Merilille est de retour, et je dois aller la retrouver.
Aviendha haussa un sourcil, comme si elle soupçonnait un prétexte pour esquiver la promenade, mais elle fut la première à se diriger vers l’escalier. Le retour de Merilille était important, et vu sa hâte, elle apportait des nouvelles très bonnes ou très mauvaises.
Le temps qu’Elayne entre dans son salon avec sa sœur – suivies par deux Gardes-Femmes qui se postèrent de chaque côté de la porte – Merilille était déjà là. Sa cape, humide par endroits, était pliée sur le dos d’un fauteuil, ses gants d’équitation gris perle étaient coincés dans sa ceinture, et ses cheveux noirs auraient eu bien besoin d’un coup de brosse. Avec de grands cernes sous ses yeux noirs, Merilille semblait aussi fatiguée qu’Elayne.
Malgré sa rapidité à monter des écuries, elle n’était pas seule. Birgitte, fronçant pensivement les sourcils, était debout, une main posée sur le manteau sculpté de la cheminée. L’autre serrait sa longue tresse dorée, presque comme Nynaeve. Aujourd’hui, elle portait de volumineuses chausses vert foncé avec sa courte tunique rouge, en une combinaison de couleurs propre à faire cligner des yeux. Le Capitaine Mellar fit à Elayne une profonde révérence, en agitant son chapeau à plumes. Il n’avait rien à faire ici, mais elle l’autorisa à rester, et le gratifia même d’un sourire chaleureux.
La jeune servante potelée, qui venait juste de poser un plateau sur un buffet, battit des paupières et regarda Mellar, les yeux dilatés, avant de penser à faire sa révérence. Elayne maintint son sourire jusqu’à ce que la porte se referme. Tout ce qui pouvait protéger son bébé, elle était prête à le faire. Il y avait du vin chaud aux épices pour tout le monde et un thé léger pour elle. Au moins, c’était chaud.
— J’ai eu de la chance, soupira Merilille une fois assise, lorgnant Mellar avec hésitation par-dessus sa tasse.
Elle connaissait l’histoire selon laquelle il avait sauvé la vie à Elayne, mais elle était partie avant le commencement de la rumeur.
— Il se trouve que Reanne avait ouvert son portail à moins de cinq lieues des Marches. Ils n’ont pas bougé depuis leur arrivée.
Elle fronça le nez.
— S’il ne faisait pas si froid, la puanteur des latrines et du crottin serait insupportable. Vous aviez raison, Elayne. Les quatre souverains sont là, dans quatre camps séparés de quelques lieues. Chacun commande une armée. J’ai trouvé les Shienarans le premier jour, et depuis, j’ai passé le plus clair de mon temps à parler avec Easar de Shienar et les trois autres. Nous nous sommes rencontrés chaque jour dans un camp différent.
— Vous avez également consacré un peu de temps à observer, j’espère, dit respectueusement Birgitte, debout devant la cheminée.
Elle était déférente envers toutes les Aes Sedai, sauf envers celle dont elle était la Lige.
— Combien sont-ils ?
— Je suppose que vous n’avez pas de chiffres exacts, intervint Mellar, comme s’il s’attendait à tout sauf à ça.
Pour une fois, son visage étroit ne souriait pas. Contemplant son vin, il haussa les épaules.
— Pourtant, quoi que vous ayez vu, cela peut avoir une certaine valeur. S’ils sont assez nombreux, ils mourront peut-être de faim avant de pouvoir menacer Caemlyn. Sans nourriture et sans fourrage, la plus grande armée du monde n’est qu’un regroupement de cadavres ambulants.
Il rit. Birgitte contempla sombrement son dos, mais Elayne leva imperceptiblement la main à son côté, lui faisant signe de se taire.
— Ils ne sont pas gâtés en fait de nourriture, Capitaine, dit Merilille, se redressant malgré sa fatigue évidente. Mais ils ne sont pas encore sur le point de mourir de faim. S’il faut les combattre, je ne compterais pas sur la famine pour les vaincre.
Après quelques jours loin des Pourvoyeuses-de-Vent, ses grands yeux n’étaient plus perpétuellement dilatés, et malgré sa sérénité d’Aes Sedai, il était clair qu’elle avait décidé de détester Mellar, quelle que fût la vie qu’il eût sauvée.
— Quant à leur nombre, je dirais un peu plus de deux cent mille, et je doute que quiconque puisse être plus précis, y compris leurs propres officiers. Même affamés, ça fait beaucoup d’épées.
De nouveau, Mellar haussa les épaules, indifférent aux regards des Aes Sedai.
La mince Grise ne le regarda plus mais ne l’ignora pas non plus avec ostentation ; pour elle, il semblait juste devenir un meuble.
— Il y a au moins dix sœurs avec eux, poursuivit-elle, bien qu’ils aient fait de gros efforts pour les cacher. Pas des partisanes d’Egwene, à mon avis, mais pas nécessairement affiliées à Elaida non plus. À mon avis, pas mal de sœurs semblent se tenir à l’écart jusqu’à ce que les troubles soient terminés à la Tour, je le crains.
Elle soupira de nouveau.
Grimaçant, Elayne posa sa tasse. Les cuisines n’avaient pas envoyé de miel, et elle n’aimait pas le thé amer.
— Que veulent-ils, Merilille ? Les souverains, pas les sœurs.
Dix sœurs rendaient les armées dix fois plus dangereuses, surtout pour Rand. Non, pour tout le monde.
— Ils ne sont pas restés si longtemps à attendre sous la neige pour le plaisir.
La Grise ouvrit ses petites mains en un geste d’ignorance.
— Sur le long terme, je ne peux que faire des suppositions. À court terme, ils veulent vous rencontrer, et le plus tôt possible. Ils ont envoyé des cavaliers vers Caemlyn en arrivant à Nouvelle Braem, mais en cette saison, il leur faudra encore une semaine ou plus avant d’être ici. Tenobia de Saldaea a laissé échapper par inadvertance, ou a fait semblant, qu’ils savent que vous avez des rapports, ou au moins une relation proche, avec une certaine personne à qui ils portent aussi un vif intérêt. D’une façon ou d’une autre, ils savent que vous étiez à Falme quand certains événements y sont survenus.
Mellar fronça les sourcils, en pleine confusion, mais personne ne l’éclaira.
— Je n’ai pas révélé le Voyage à cause de ces sœurs, mais j’ai dit que je pouvais revenir très bientôt avec une réponse.
Elayne échangea un regard avec Birgitte, qui haussa aussi les épaules, quoique, dans son cas, ce n’était ni par détachement, ni par dédain. Le plus grand obstacle aux espoirs d’Elayne d’utiliser des têtes couronnées pour influencer les autres prétendantes au trône, avait été la façon d’approcher des souverains établis alors qu’elle était seulement Haut Siège de la Maison Trakand et Fille-Héritière d’une reine décédée. Le haussement d’épaules de Birgitte disait qu’elle se félicitait de la disparition de cet obstacle, mais Elayne se demanda comment ces gens des Marches avaient appris ce que si peu savaient. Et s’ils savaient, combien d’autres savaient aussi ? Elle protégerait son enfant à naître.
— Accepteriez-vous d’y retourner tout de suite, Merilille ? demanda-t-elle.
La sœur accepta avec empressement et une légère dilatation des yeux suggérant qu’elle supporterait n’importe quelle puanteur pour éviter un peu plus longtemps de reprendre ses cours aux Pourvoyeuses-de-Vent.
— Alors, nous irons ensemble. S’ils veulent me voir le plus tôt possible, rien ne sera plus tôt qu’aujourd’hui.
Ils en savaient trop pour tarder. Rien ne devait être permis qui puisse menacer son enfant. Rien !