3 Coutumes

Dès la première heure qui suivit sa capture, peinant dans les bois enneigés, Faile craignit de geler. Le vent se levait et tombait inlassablement. Peu d’arbres avaient encore des feuilles, dont la plupart étaient mortes et brunes.

Le vent tourbillonnait librement à travers la forêt, et même les plus faibles rafales charriaient des cristaux de glace. Perrin espérait seulement avoir eu toutes les informations au sujet des intrigues secrètes de Masema. Et celles des Shaidos, bien entendu. Même si cette traînée de Berelain était la seule à pouvoir l’avertir. Elle souhaitait que Berelain eût échappé à l’embuscade et tout raconté à Perrin. Enfin, qu’elle était tombée dans une fondrière et s’était cassé le cou. Mais elle avait des préoccupations plus pressantes que son mari.

Elle avait qualifié ce temps d’« automnal », pourtant les gens mouraient de froid dans l’automne saldaean. De tous ses vêtements, il ne lui restait que ses bas de laine noirs. Elle avait les coudes attachés derrière le dos, et une laisse lui enserrait le cou. Le courage était un piètre vêtement pour son corps nu. Elle avait trop froid pour transpirer, et bientôt ses jambes la firent souffrir. La colonne des Shaidos, des hommes et des Vierges voilés, ralentissait quand la neige leur arrivait aux genoux, mais ils se remettaient au trot dès que l’épaisseur ne leur arrivait plus qu’à la cheville. Ils paraissaient infatigables. Des chevaux n’auraient pas été plus vite sur la distance. Frissonnante, elle peinait au bout de sa laisse, faisant de son mieux pour aspirer l’air, les mâchoires serrées pour ne pas claquer des dents.

Les Shaidos étaient moins nombreux qu’elle ne l’avait estimé durant l’attaque, cent cinquante environ, et presque tous armés de lances et d’arcs prêts à tirer. Peu de chance que quiconque les prenne par surprise. Toujours en alerte, ils couraient comme des fantômes, sans aucun bruit excepté le faible crissement de leurs bottes dans la neige. Mais le vert, le gris et le brun de leurs vêtements se détachaient dans le paysage blanc. Le vert avait été ajouté au cadin’sor depuis qu’ils avaient franchi l’Échine du Dragon, lui avaient dit Chiad et Bain, pour mieux les camoufler au milieu de la verdure. Pourquoi n’y avaient-ils pas ajouté le blanc pour l’hiver ? En l’état actuel, on les repérait de loin. Elle s’efforçait de noter tout ce qu’elle voyait, de se rappeler tout ce qui pourrait se révéler utile par la suite, quand viendrait le moment de s’évader. Elle espérait que toutes les prisonnières faisaient comme elle. Perrin la chercherait, c’était certain, mais l’idée d’un sauvetage n’entrait pas dans ses calculs. On pouvait attendre éternellement des secours. De plus, ils devaient s’échapper le plus vite possible, avant que ses ravisseurs ne rejoignent le reste des Shaidos. Elle ne voyait pas comment, pour l’heure, mais il devait bien y avoir un moyen. Leur seule chance, c’est que le gros des Shaidos devait être à des jours de marche. Le chaos régnait dans cette région de l’Amadicia, mais des milliers de Shaidos ne pouvaient pas être tout proches sans qu’elle en ait entendu parler.

Au début, elle avait tenté de regarder en arrière les femmes capturées avec elle, avec pour seul résultat une chute dans une congère. Elle s’était retrouvée à demi ensevelie dans la poudreuse blanche, l’immense Shaido qui tenait sa laisse l’avait remise sur ses pieds. Aussi large que Perrin et plus grand d’une tête, Rolan l’avait simplement soulevée par les cheveux, propulsée d’une bonne claque sur les fesses, puis avait repris sa course à grandes foulées qui la forçaient à suivre tant bien que mal. La claque aurait pu convenir à un cheval. Malgré sa nudité, les yeux bleus de Rolan n’avaient rien du regard d’un homme sur une femme. Elle en était en partie reconnaissante, et en partie… déconcertée. Elle n’avait certes pas envie qu’il la regarde avec concupiscence ou même avec intérêt, mais son indifférence était presque insultante ! Après la chute, elle redoubla de précautions. Mais à mesure que les heures passaient, sans aucune pause, le simple fait de tenir debout devint de plus en plus difficile.

Au début, elle se demandait avec inquiétude quelles parties de son corps allaient geler les premières, puis elle comprit qu’il fallait qu’elle se concentre sur ses pieds. Rolan et ceux qui le précédaient tassaient la neige, traçant une piste devant elle, mais la croûte de neige brisée formait des bords tranchants. Elle commença à laisser derrière elle des traînées rouges qui gelaient dans ses empreintes de pas. Le pire, c’était le froid lui-même. Elle avait déjà vu des gelures. Quand ses orteils allaient-ils commencer à noircir ? Titubante, elle fléchissait le pied avant de le poser, et remuait les mains constamment. Les doigts et les orteils étaient les plus vulnérables, mais toutes les parties de son corps nu étaient en danger. Elle préférait souffrir plutôt que de ne rien sentir du tout. Fléchir et avancer. Fléchir et avancer. Cela emplissait toutes ses pensées. Elle continua à courir sur des jambes flageolantes, et à empêcher ses mains et ses pieds de geler.

Brusquement, elle trébucha contre Rolan et rebondit sur sa large poitrine, haletante. À moitié étourdie, elle n’avait pas réalisé qu’il s’était arrêté, comme ceux qui les précédaient. Quelques-uns jetaient un coup d’œil en arrière, d’autres scrutaient les alentours, vigilants et méfiants, les armes levées sur la défensive. Ce fut tout ce qu’elle eut le temps de voir avant que Rolan ne l’empoigne par les cheveux, et se baisse pour lui soulever un pied. Par la Lumière, il la traitait vraiment comme un cheval !

Puis il lui entoura les jambes de son bras, et tout tourbillonna autour d’elle quand il la jeta sur son épaule, la tête contre l’arc en corne qu’il portait en bandoulière dans le dos. L’indignation monta en elle quand il la déplaça pour trouver la position la plus commode pour le transport, mais elle la refoula aussitôt. Ce n’était ni le moment ni le lieu. Ses pieds n’étaient plus dans la neige ; c’était la seule chose qui comptait. Et maintenant, elle pouvait reprendre son souffle. Il aurait quand même pu la prévenir.

Difficilement, elle souleva la tête pour voir ses compagnes, qui étaient toutes là. Nues et prisonnières, certes, mais vivantes. Celles qui marchaient encore étaient tenues par une laisse faite de leurs bas ou de bandes de tissu déchirées dans leurs anciens vêtements, et la plupart avaient les bras liés derrière le dos. Alliandre avait renoncé à se plier en deux pour dissimuler sa nudité. D’autres préoccupations avaient remplacé la pudeur chez la Reine du Ghealdan. Tremblante et haletante, elle serait tombée si le Shaido trapu qui examinait son pied ne l’avait pas retenue par ses coudes ligotés. Pour un Aiel, trapu signifiait qu’il serait passé inaperçu partout ailleurs, n’étaient ses épaules, aussi larges que celles de Rolan. Le vent fouettait les cheveux noirs d’Alliandre ; elle avait le visage hagard. Derrière elle, Maighdin était en aussi piteux état, aspirant l’air à grandes goulées, ses cheveux blond-roux en désordre, ses yeux bleus fixes, mais elle parvint à rester bien droite quand une Vierge osseuse lui souleva le pied. D’une certaine façon, la servante de Faile même échevelée avait davantage l’air d’une reine qu’Alliandre.

Par comparaison, Chiad et Bain ne se portaient pas plus mal que les autres Shaidos, malgré la joue enflée de Chiad qui avait reçu un coup pendant l’attaque et le sang noir dans les cheveux courts et flamboyants de Bain et sur son visage où il semblait avoir gelé. En revanche, les deux Vierges n’étaient pas essoufflées, et levèrent elles-mêmes un pied pour l’examen. Parmi toutes les prisonnières, elles étaient les seules à n’avoir pas été liées – sauf par la coutume plus solide que des chaînes. Elles avaient calmement accepté leur sort, en l’occurrence servir durant un an et un jour en qualité de gai’shaines. Chiad et Bain seraient peut-être utiles pour les aider à s’échapper – Faile ne savait pas au juste jusqu’où la coutume les contraignait – mais elles ne chercheraient pas elles-mêmes à s’évader.

Les dernières prisonnières, Lacile et Arrela, s’efforçaient d’imiter les Vierges, sans grand succès. Un grand Aiel avait simplement pris la minuscule Lacile sous son bras pour examiner son pied, et ses joues pâles s’étaient empourprées de honte. Arrela était grande, mais les deux Vierges qui s’occupaient d’elle étaient encore plus grandes que Faile elle-même, et elles traitaient la Tairene avec une aisance impersonnelle. Son visage hâlé se renfrogna quand elles la tâtèrent, et peut-être aussi parce qu’elles se parlaient dans la langue des signes. Faile espéra qu’elle ne ferait pas d’histoires. Pas maintenant. Tous les Cha Faile s’efforçaient de ressembler aux Aiels, de vivre comme eux, mais Arrela voulait être une Vierge de la Lance et elle en voulait à Sulin et aux autres de ne pas lui enseigner la langue des signes. Cela aurait été encore pire si elle avait su que Chiad et Bain en avaient enseigné quelques rudiments à Faile, pas assez pour comprendre tout ce que se disaient les deux Vierges en ce moment, mais mieux que rien. D’ailleurs, heureusement qu’Arrela ne comprenait pas : elles trouvaient que ceux des Terres Humides avaient les pieds tendres et qu’elle était bien trop molle et gâtée. Cela l’aurait mise hors d’elle.

Finalement, Faile n’aurait pas dû s’inquiéter pour Arrela. La Tairene se raidit quand l’une des Vierges la jeta sur son épaule – feignant de tituber sous son poids, elle se servit de son autre main pour lancer un message à l’autre Vierge, qui rigola bruyamment derrière son voile – mais après un coup d’œil à Chiad et Bain, déjà docilement hissées sur les épaules de deux Aiels, Arrela se laissa pendre dans son dos. Lacile glapit quand le grand gaillard qui la tenait sous le bras la retourna sans façon et la fit atterrir dans la même position, après quoi elle se tut, tout en demeurant écarlate. Il y avait quand même des avantages à imiter les Aiels.

Mais pour Alliandre et Maighdin, les dernières dont Faile aurait attendu des problèmes, ce fut une tout autre histoire. Quand elles réalisèrent ce qui se passait, bien que nues et épuisées, les coudes liés derrière le dos, elles se contorsionnèrent, crièrent et lancèrent des coups de pied. Maighdin mordit même la main d’un Aiel imprudent, s’y accrochant comme un bouledogue.

— Arrêtez ça, imbéciles ! leur cria Faile. Alliandre ! Maighdin ! Laissez-vous faire ! Obéissez-moi !

Ni sa vassale ni sa servante ne lui prêtèrent la moindre attention.

Maighdin gronda comme un lion, la bouche pleine de l’Aiel. Alliandre fut remise par terre, toujours criant et gigotant. Faile ouvrit la bouche pour leur crier un ordre.

— La gai’shaine doit se taire, grogna Rolan.

Elle grinça des dents et marmonna quelque chose, ce qui lui valut une claque ! Cet homme lui avait pris ses couteaux et les avait coincés dans sa ceinture derrière son dos. Si seulement elle pouvait en attraper un… ! Non. Ce qu’elle devait endurer était supportable. Elle avait l’intention de s’évader, non de se livrer à des bravades inutiles.

La résistance de Maighdin dura un peu plus que celle d’Alliandre, jusqu’à ce que deux grands gaillards l’obligent à ouvrir la bouche pour libérer la main du Shaido. Ils durent s’y mettre à deux. À la surprise de Faile, au lieu de gifler Maighdin, la victime de la morsure secoua le sang de sa main et éclata de rire ! Mais elle ne fut pas épargnée pour autant. En un clin d’œil, la servante de Faile se retrouva à plat ventre dans la neige à côté de la Reine. Elles n’eurent que quelques instants pour haleter et gesticuler dans le froid. Deux Shaidos, dont une Vierge, sortirent des arbres, ébarbant de longues badines avec leur couteau. Un pied planté entre les omoplates de chacune, une main sur les coudes liés pour écarter leurs propres mains du trajet de la badine, et des zébrures rouges apparurent sur leur peau blanche.

Les deux femmes continuèrent à se débattre et à se contorsionner malgré leurs entraves. Leur lutte fut encore plus futile lorsqu’elles furent debout. Au-dessus de la taille, elles ne pouvaient que remuer la tête et agiter follement les mains. Alliandre hurlait qu’on ne pouvait pas la traiter ainsi, chose compréhensible venant d’une reine, mais stupide en la circonstance. De façon surprenante, Maighdin glapissait les mêmes protestations. N’importe qui aurait pu la prendre pour une reine. Faile savait pertinemment que Lini avait fouetté Maighdin sans tout ce cirque. En tout cas, les protestations ne leur servirent à rien ; la raclée méthodique continua jusqu’à ce qu’elles se taisent. Quand deux Aiels les jetèrent enfin sur leurs épaules, comme les autres, elles pleurèrent dans leur dos, toute résistance vaincue.

Faile ne les plaignit pas. À son avis, ces imbéciles n’avaient pas volé leur mésaventure. Sans parler des gelures et des pieds meurtris, plus longtemps elles restaient nues dans le froid, plus elles avaient de chances de ne pas survivre pour s’échapper. Les Shaidos allaient sans doute les emmener dans un abri quelconque, et Alliandre et Maighdin avaient retardé ce moment. Peut-être d’un quart d’heure seulement, mais quelques minutes pouvaient faire la différence. De plus, même des Aiels devaient un peu baisser la garde quand ils trouvaient un abri et allumaient leurs feux. Et, étant portées, elles se reposaient. Elles seraient prêtes à saisir la chance quand elle se présenterait.

Portant leurs prisonnières, les Shaidos se remirent à courir à un train d’enfer. Ils semblaient même aller plus vite qu’avant.

Faile se balançait, de même que le dur étui de l’arc qui la cognait. Elle commença à avoir le vertige. Les longues enjambées de Rolan lui nouaient l’estomac. Subrepticement, elle essaya de trouver une position où elle serait moins secouée et cognée.

— Arrêtez ou vous allez tomber, marmonna Rolan, lui tapotant la hanche comme il aurait flatté le flanc d’un cheval pour le calmer.

Relevant la tête, Faile regarda vers Alliandre en fronçant les sourcils. Il n’y avait pas grand-chose à voir de la Reine du Ghealdan, et ce qu’on en voyait était marqué de stries sanguinolentes depuis les hanches jusqu’à la pliure des genoux. À la réflexion, quelques minutes de délai et quelques coups de badine, ce ne serait pas cher payé pour mordre un bout de ce mufle qui la secouait comme un sac de grain. Mais pas pour le mordre à la main. La gorge serait une meilleure cible.

Ses pensées téméraires étaient bien plus qu’inutiles. Stupides. Elle savait qu’elle devait lutter contre le froid. En un sens, elle commença à réaliser qu’être portée était pire que courir. En marchant, elle avait au moins dû lutter pour rester debout et éveillée, mais avec le soir venant et l’obscurité croissante, le balancement imprimé par la course de Rolan avait sur elle un effet soporifique. Non. C’était le froid qui lui engourdissait l’esprit. Ralentissait sa circulation. Elle devait se secouer, ou elle mourrait.

Régulièrement, elle remuait ses mains et ses bras liés, raidissait les jambes et les relâchait, s’efforçant de faire circuler son sang. Elle pensa à Perrin, cherchant ce qu’il pourrait faire au sujet de Masema, et comment convaincre le Prophète s’il refusait. Elle repassa les arguments qu’elle présenterait, quand il apprendrait qu’elle s’était servie des Cha Faile comme espions, se préparant à affronter sa colère et à la détourner. C’était un art que de détourner la colère d’un mari et de l’orienter dans la direction qu’on voulait, et elle l’avait appris d’une virtuose, sa mère. Ce serait une dispute magnifique. Suivie d’une magnifique réconciliation. D’y penser, elle en oublia de raidir et détendre ses muscles, et elle essaya de se concentrer sur la dispute, sur son plan. Mais le froid embrumait son esprit.

Elle commença à en perdre le fil, obligée de secouer la tête et de repartir du début. Les grognements de Rolan lui intimant l’immobilité l’aidèrent ; sa voix la tenait éveillée. Même les claques sur les fesses qui accompagnaient ses objurgations y contribuaient, chacune la secouant et la réveillant. Au bout d’un moment, elle se mit à remuer davantage, puis à se débattre presque au point de tomber, courtisant la fessée. N’importe quoi pour rester éveillée. Elle n’aurait su dire combien de temps passa, mais ses contorsions faiblirent au point que Rolan cessa de maugréer et de lui claquer les fesses. Par la Lumière, elle voulait qu’il continue à jouer du tambour sur son postérieur !

Pourquoi au nom de la Lumière, souhaiter une chose pareille ? pensa-t-elle vaguement, et un tout petit coin de son esprit réalisa que la bataille était perdue. La nuit semblait plus noire qu’elle n’aurait dû l’être. Elle ne distinguait même pas le reflet du clair de lune sur la neige. Et elle se sentait glisser, glisser de plus en plus vite, dans un noir plus profond. Gémissant mentalement, elle sombra dans l’hébétude.

Elle rêvait. Elle était assise sur les genoux de Perrin qui l’étreignait si fort qu’elle pouvait à peine bouger, devant un feu qui ronflait dans une grande cheminée de pierre. Sa barbe bouclée lui chatouillait la joue tandis qu’il lui mordillait l’oreille, presque douloureusement. Soudain, un vent de tempête hurlait dans la pièce, éteignant le feu comme une chandelle. Et Perrin se transforma en fumée emportée par le vent. Restée seule dans la sinistre obscurité, elle lutta contre le vent, qui la renversa pieds par-dessus tête au point que, prise de vertige, elle ne distinguait plus le haut du bas. Seule et tombant sans fin dans l’obscurité glacée, sachant qu’elle ne le retrouverait jamais.

Elle courait sur une terre gelée, titubant de congère en congère, se relevant et se remettant à courir, paniquée, avalant à grandes goulées un air si froid qu’il lui blessait la gorge comme des couteaux de glace. Des stalactites étincelaient autour d’elle sur les branches, et un vent glacial gémissait dans la forêt dénudée. Perrin était furieux, et elle devait le fuir. Elle ne parvenait pas à se rappeler exactement leur dispute, sauf qu’elle avait poussé son « loup magnifique » un peu trop loin dans la colère, au point de lui lancer des choses à la tête. Mais Perrin ne lançait jamais rien à la tête des gens. Il allait la coucher sur ses genoux pour lui donner la fessée, comme il l’avait fait une fois, voilà bien longtemps. Mais pourquoi fuyait-elle, d’ailleurs ? Il y aurait toujours la réconciliation. Et elle lui ferait payer son humiliation, naturellement. D’ailleurs, elle l’avait fait un peu saigner une fois ou deux, avec un bol ou un pichet, sans l’avoir vraiment voulu, et elle savait qu’il ne lui ferait jamais vraiment du mal. Mais elle savait aussi qu’elle devait courir, rester en mouvement.

S’il me rattrape, pensa-t-elle avec ironie, au moins une partie de mon corps sera réchauffée. Ce qui la fit rire, jusqu’au moment où la blancheur morte qui l’entourait se mit à tournoyer autour d’elle, et elle sut que bientôt, elle serait morte elle aussi.

Le monstrueux feu de joie la dominait, immense tas de grosses bûches aux flammes rugissantes. Elle était nue. Et elle avait froid, si froid. Elle avait beau s’approcher du feu, ses os restaient glacés, sa chair prête à se désintégrer au moindre contact. Elle avança plus près. La chaleur du brasier augmenta et la fit reculer, mais le froid glacial restait piégé en elle. Plus près. Ô Lumière, c’était chaud, trop chaud ! Et toujours ce froid intérieur. Plus près. Elle se mit à hurler à la douleur cuisante, mais elle était toujours glacée à l’intérieur. Plus près. Plus près. Elle allait mourir. Elle hurla, mais il n’y avait que le silence, et le froid.

Il faisait jour. Des nuages de plomb emplissaient le ciel. La neige tombait sans discontinuer, les flocons duveteux tournoyant dans le vent à travers les arbres. Un vent modéré la léchait de ses langues de glace. La neige s’accumulait sur les branches jusqu’à ce qu’elle s’effondre sous son propre poids, jetant de lourdes averses de neige sur le sol. La faim lui rongeait le ventre de ses dents émoussées. Un homme très grand et osseux, le visage caché par sa cagoule de laine blanche, lui introduisit de force quelque chose entre les dents, le bord d’une grosse chope en terre cuite. Ses yeux étaient d’un vert étonnant, comme des émeraudes, et entourés de cicatrices boursouflées. Il était à genoux auprès d’elle sur une grande couverture de laine brune, et une autre couverture à rayures grises la recouvrait. Le goût du thé chaud sucré au miel explosa sur sa langue, et elle saisit faiblement à deux mains ses poignets osseux au cas où il aurait voulu lui enlever la chope. Ses dents claquaient contre la terre cuite, mais elle avala avidement le brûlant liquide sirupeux.

— Pas trop vite ; il ne faut pas en renverser une goutte, lui dit docilement l’homme aux yeux verts.

La docilité paraissait bizarre chez cet homme au visage féroce et à la voix rauque.

— Ils ont offensé votre honneur. Mais comme vous êtes des Terres Humides, cela vous est peut-être indifférent.

Lentement, elle réalisa qu’elle ne rêvait plus. Les pensées lui revinrent en un mince filet d’ombres qui s’évaporaient si elle s’efforçait de les retenir. La brute en robe blanche était un gai’shain. La laisse et ses liens avaient disparu. Il dégagea ses poignets mais seulement pour incliner sur sa chope une outre d’où coula un liquide noir. De la vapeur s’éleva de la chope. L’arôme de thé.

Tremblant si fort qu’elle faillit tomber, elle resserra autour d’elle la grosse couverture à rayures. Une douleur cuisante s’épanouissait dans ses pieds. L’eût-elle tenté, elle n’aurait pas pu rester debout. Non qu’elle en eût envie. La couverture couvrait tout son corps sauf ses pieds quand elle était accroupie ; levée, ses jambes auraient été découvertes, et peut-être d’autres parties de son corps. Avant la décence, elle recherchait surtout la chaleur. Les dents de la faim s’aiguisèrent, et elle ne parvenait pas à s’arrêter de trembler. Intérieurement, elle était gelée, la chaleur du thé n’étant plus qu’un souvenir. Elle chercha des yeux ses compagnes.

Elles étaient toutes là. Sur la même ligne qu’elle, Alliandre, Maighdin et les autres, agenouillées et frissonnantes sous des couvertures saupoudrées de neige. Devant chacune, un gai’shain se tenait à genoux avec une outre, une chope ou un gobelet dans les mains. Même Bain et Chiad assoiffées buvaient avidement.

Quelqu’un avait lavé le visage de Bain. Cette fois-ci, elles étaient aussi abattues que les autres. D’Alliandre à Lacile, elles avaient toutes l’air – comment Perrin disait-il, déjà ? – d’avoir été traînées dans un trou à la renverse. Mais elles étaient toutes vivantes ; c’était là l’important. Seules les vivantes pouvaient s’évader.

Rolan et les autres algai’d’siswai chargés des prisonnières s’étaient regroupés au bout de la rangée. Cinq hommes et trois femmes, recouverts d’un voile noir tombant sur la poitrine, surveillaient les prisonnières et les gai’shains, impassibles. Un moment, elle les considéra en fronçant les sourcils, cherchant à saisir une idée qui lui échappait. Oui, bien sûr. Où étaient les autres ? L’évasion serait plus facile si les autres étaient partis pour une quelconque raison. Il y avait autre chose, une autre question brumeuse qu’elle ne parvenait pas à formuler.

Soudain, ce qu’il y avait derrière les huit Aiels lui sauta aux yeux, question et réponse déferlant en même temps. D’où étaient venus les gai’shains ? À environ cent pas, dissimulés par les arbres clairsemés et l’averse de neige, un flot ininterrompu de gens et de bêtes de bât, de chariots et de charrettes s’avançait. Des Aiels en mouvement. Au lieu de cent cinquante Shaidos, elle devrait affronter le clan au grand complet. Cela paraissait impossible qu’une telle masse puisse passer inaperçue à un jour ou deux d’Abila, même avec l’anarchie régnant dans le pays. Elle en avait pourtant la preuve sous les yeux. Intérieurement, elle en fut accablée. Peut-être que l’évasion n’en serait pas plus difficile, mais elle n’y croyait pas.

— Comment m’ont-elles offensée ? demanda-t-elle d’une voix tremblante, puis elle referma vivement la bouche pour ne pas claquer des dents.

Elle la rouvrit quand le gai’shain lui remit la chope entre les lèvres. Elle aspira goulûment la première gorgée, s’étrangla, et se força à avaler plus lentement. Le miel, si abondant qu’il aurait été écœurant en toute autre circonstance, apaisa un peu sa faim.

— Vous autres des Terres Humides, vous ne connaissez rien à rien, lui dit dédaigneusement l’homme aux cicatrices.

— Les gai’shains restent nus jusqu’à ce qu’on puisse leur donner des robes conformes à leur état. Mais ils craignaient que vous ne geliez à mort, et tout ce qu’ils avaient pour vous envelopper, c’étaient leurs tuniques. On vous a traitées de faiblardes, on vous a déshonorées, si toutefois celles des Terres Humides savent ce que c’est que le déshonneur. Rolan et la plupart des autres sont des Mera’dins, mais Efalin aurait dû être au courant. Efalin n’aurait pas dû permettre ça.

Déshonorées ? Furieuses, aurait été le mot juste. Répugnant à détourner la tête de sa précieuse chope, elle roula les yeux vers le géant qui l’avait portée comme un sac de grain et fessée impitoyablement. Elle crut se rappeler vaguement qu’elle avait souhaité ces claques sur les fesses, mais c’était impossible. Bien sûr que c’était impossible ! Rolan n’avait pas l’apparence d’un homme qui avait trotté tout un jour et toute une nuit en portant quelqu’un. La buée blanche de son haleine était régulière. Mera’din ? Elle crut se rappeler que ça voulait dire Sans Frères dans l’Ancienne Langue, ce qui ne lui apprit rien, mais il y avait eu une nuance de mépris dans la voix du gai’shain en prononçant ce nom. Il faudrait qu’elle se renseigne auprès de Chiad et Bain, en espérant que les Aiels n’en parlaient pas à ceux des Terres Humides, ni même aux amis intimes. N’importe quelle bribe d’information pouvait aider à l’évasion.

Ainsi, ils avaient couvert leurs prisonnières pour les protéger du froid ? Alors, personne n’aurait risqué de geler à part Rolan et les autres. Quand même, elle lui devait peut-être une petite faveur. Très petite, à tout prendre. Elle pourrait se contenter de lui couper les oreilles. Si elle en avait jamais l’occasion, entourée qu’elle était de milliers de Shaidos. Des milliers ? Les Shaidos se comptaient par centaines de milliers, et des dizaines de milliers d’entre eux étaient des algai’d’siswai. Furieuse contre elle-même, elle lutta contre le désespoir. Elle s’évaderait ; elles s’évaderaient toutes, et elle emporterait les oreilles de Rolan avec elle !

— Je veillerai à lui rendre la monnaie de sa pièce, marmonna-t-elle quand le gai’shain lui prit sa chope pour la remplir une fois de plus.

Il étrécit les yeux, l’air soupçonneux, et elle ajouta vivement :

— Comme vous l’avez dit, je suis des Terres Humides. Comme la plupart d’entre nous. Nous ne suivons pas le ji’e’toh. Selon vos coutumes, nous ne devrions pas devenir gai’shains, n’est-ce pas ?

Le visage balafré de l’homme demeura impassible, sans même un battement de cils. Une vague pensée lui disait que c’était trop tôt, qu’elle ne connaissait pas encore le terrain, mais une pensée engourdie par le froid ne suffit pas à retenir sa langue.

— Et si les Shaidos décident de violer d’autres coutumes ? Ils peuvent décider de ne pas vous libérer quand vous aurez terminé votre temps.

— Les Shaidos violent des tas de coutumes, lui dit-il placidement, mais pas moi. Je n’ai plus que six mois à porter le blanc. Jusque-là, je servirai comme l’exige la coutume. Si vous pouvez tant parler, c’est peut-être que vous avez bu assez de thé ?

Faile lui arracha gauchement sa chope. Il haussa les sourcils, et elle rajusta sa couverture aussi vite qu’elle le put, sentant ses joues s’empourprer.

Lui, il savait certainement qu’il regardait une femme. Par la Lumière, elle était subtile comme un éléphant dans un magasin de poterie ! Elle devait réfléchir, se concentrer ! Son cerveau était sa seule arme. Buvant avidement le thé au miel, elle s’obligea à réfléchir au moyen de transformer en avantage la présence de milliers de Shaidos. Mais aucune idée ne lui vint. Absolument aucune.

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