5 Drapeaux

Il courait dans la plaine enneigée, nez au vent, flairant sa précieuse odeur. La neige ne fondait plus sur sa fourrure glacée, mais le froid ne l’arrêtait pas. Les coussinets de ses pattes étaient gourds. Mais il cavalait si vite que le paysage se brouillait devant ses yeux. Il fallait la trouver.

Soudain, un grand loup grisonnant, aux oreilles déchirées et couturé des cicatrices, descendit du ciel et se posa près de lui, pour courir vers le soleil. Il n’était pas aussi grand que lui. Ses dents auraient déchiré les gorges de ceux qui l’avaient enlevé. Elles auraient broyé leurs os !

Ta femelle n’est pas là, lui transmit mentalement Sauteur, mais ta présence ici est trop forte, tu es sorti de ton corps trop longtemps. Tu dois y rentrer, Jeune Taureau, ou tu mourras.

Je dois la trouver. Même ses pensées semblaient haleter. Il ne se sentait plus Perrin Aybara. Il était Jeune Taureau. Autrefois, il avait trouvé le faucon ici même. Il fallait la trouver. Face à cet impératif la mort n’était rien.

Un éclair gris fulgura, et l’autre loup bondit, cognant contre son flanc. Bien que Jeune Taureau fut plus gros, et comme il était fatigué, il tomba lourdement dans la neige. Se relevant péniblement, il gronda et se jeta à la gorge de Sauteur. Rien n’avait plus d’importance que le faucon.

Le loup balafré fit un vol plané, et Jeune Taureau s’étala de tout son long. Sauteur retomba dans la neige derrière lui.

Écoute, louveteau ! déclara mentalement Sauteur avec véhémence. Tu es fou d’angoisse ! Elle n’est pas là, et tu mourras si tu restes plus longtemps. Cherche-la dans le monde réel. C’est là que tu la trouveras. Retourne dans ton corps, et trouve-la !

Les yeux de Perrin s’ouvrirent brusquement. Il était épuisé, et il avait l’estomac vide, mais la faim n’était rien comparé au vide de son cœur. Il était en dehors de lui-même, comme s’il était le témoin des souffrances de Perrin Aybara. Au-dessus de sa tête, le toit rayé bleu et or de la tente ondulait au vent. La pénombre régnait à l’intérieur, mais le soleil passant à travers la toile y projetait une douce clarté. Et les expériences de la veille n’étaient pas plus un cauchemar que ne l’avait été Sauteur. Par la Lumière, il avait tenté de tuer Sauteur. Dans le rêve des loups, la mort était… définitive. Il faisait chaud, mais il frissonna. Il était couché sur un matelas en plume, dans un grand lit à colonnes sculpté et doré. Par-dessus l’odeur du charbon de bois brûlant dans les braseros, il sentit le parfum musqué et la femme qui le portait. Il n’y avait personne d’autre.

Sans lever la tête de l’oreiller, il dit :

— L’ont-ils trouvée maintenant, Berelain ?

Sa tête était trop lourde pour qu’il puisse la soulever.

Elle remua et la chaise de camp craqua légèrement sous son poids. Il était souvent venu sous cette tente avec Faile, pour discuter de leurs plans. Elle était assez vaste pour abriter une famille, et l’ameublement luxueux de Berelain n’aurait pas été déplacé dans un palais. Bien qu’il soit démontable pour être chargé dans une charrette, le mobilier était tout en sculptures et en dorures. Mais à cause des chevilles, l’assemblage était parfois branlant.

Sous l’odeur du parfum, il perçut celle de la surprise qu’il connût sa présence, mais elle parla calmement.

— Non. Vos éclaireurs ne sont pas encore revenus, et les miens… À la tombée de la nuit, ne les voyant pas revenir, j’ai envoyé toute une compagnie à leur recherche. Ils ont trouvé tous mes hommes morts dans une embuscade, tués avant d’avoir parcouru cinq ou six miles. J’ai ordonné au Seigneur Gallenne d’établir une garde rigoureuse autour des camps. Arganda possède une puissante garde montée, lui aussi, mais il a envoyé des patrouilles. Contre mon avis. Cet homme est un imbécile. Il croit que personne n’est capable de retrouver Alliandre à part lui. Ça ne m’étonnerait pas qu’il pense que les autres recherches ne sont pas sérieuses.

Les mains de Perrin se crispèrent sur ses couvertures de laine. Gaul ne serait pas pris par surprise, ni Jondyn, même par des Aiels. Ils étaient toujours en chasse, et cela signifiait que Faile était vivante. Ils seraient revenus depuis longtemps s’ils avaient trouvé son cadavre. Il devait le croire. Il souleva légèrement une de ses couvertures bleues. Au-dessous, il était nu.

— Pourquoi ces couvertures ?

La voix de Berelain ne changea pas, mais la circonspection frémit dans son odeur.

— Vous et votre homme d’armes, vous seriez morts de froid si je n’étais pas sortie vous chercher quand Nurelle est rentré avec des nouvelles de mes éclaireurs. Personne d’autre n’avait le courage de vous déranger ; apparemment, vous grondiez comme un loup si quiconque approchait. Quand je vous ai trouvé, vous étiez tellement engourdi que vous n’entendiez rien quand on vous parlait, et votre compagnon était sur le point de s’affaler à plat ventre. Votre Lini l’a gardé près d’elle – tout ce qu’il lui fallait, c’était des couvertures et une bonne soupe chaude – mais je vous ai fait transporter ici. Vous auriez pu perdre au moins quelques orteils sans Annoura. Elle… Elle semblait craindre que vous mouriez après sa Guérison. Vous dormiez comme un homme déjà mort. Elle a dit qu’elle vous sentait comme quelqu’un qui a perdu son âme, glacé malgré les nombreuses couvertures empilées sur vous. J’ai ressenti la même chose en vous touchant.

Trop d’explications, et pas assez. Une colère distante fulgura en lui, qu’il réprima sauvagement. Faile était toujours jalouse quand il élevait la voix à l’adresse de Berelain. Cette femme ne le forcerait pas à lui crier dessus.

— Grady ou Neald auraient pu faire le nécessaire, dit-il d’un ton catégorique. Même Seonid et Masuri étaient plus près.

— J’ai d’abord pensé à ma propre conseillère. Je n’ai pas pensé aux autres avant d’être presque revenue ici. D’ailleurs, qu’importe qui a réalisé la Guérison !

C’était plausible. Et s’il demandait pourquoi la Première de Mayene le veillait dans une tente obscure à la place d’une de ses servantes, ou d’un de ses soldats, ou même d’Annoura, elle aurait encore une réponse plausible. Il n’avait pas envie de l’entendre.

— Où sont mes vêtements ? demanda-t-il d’une voix monocorde, se soulevant sur les coudes.

Une unique chandelle posée sur une petite table près de Berelain fournissait la seule vraie clarté de la tente, mais c’était plus qu’assez pour les yeux de Perrin, même larmoyants de fatigue. Elle était vêtue assez modestement, pour elle, d’une robe d’équitation vert foncé à haut col, le menton niché dans une fraise de dentelle. Associer la modestie à Berelain c’était comme déguiser un loup en mouton. Son beau visage était délicatement ombré, mais n’inspirait pas la confiance. Elle ferait ce qu’elle promettait. Mais comme les Aes Sedai, pour d’autres raisons, elle était capable de vous poignarder dans le dos.

— Là-bas, sur la commode, dit-elle, avec un geste gracieux de sa main, presque cachée par de la dentelle blanche. Je les ai fait laver par Rosene et Nana, mais vous avez plus besoin de repos et de nourriture que de vêtements. Et avant que nous en venions au repas et aux affaires, vous devez savoir que personne ne souhaite plus que moi que Faile soit vivante.

Elle avait l’air si honnête et sincère qu’il l’aurait cru de tout autre. Elle parvint même à diffuser un parfum de sincérité !

— J’ai besoin de mes vêtements maintenant.

Il se tourna pour s’asseoir au bord du lit, les couvertures rabattues sur les jambes. Ses vêtements étaient soigneusement pliés sur un coffre de voyage sculpté et doré. Sa cape doublée de fourrure était drapée à un bout du coffre et sa hache reposait près de ses bottes sur les tapis à fleurs amoncelés sur le sol. Par la Lumière, ce qu’il était fatigué ! Il ne savait pas combien de temps il était resté dans le rêve des loups, mais l’état de veille était aussi épuisant pour le corps dans la réalité que dans le rêve. Son estomac grogna bruyamment.

— Et j’ai besoin de manger.

Berelain émit un bruit de gorge exaspéré et se leva, lissant ses jupes, levant un menton désapprobateur.

— Annoura ne sera pas contente de vous quand elle reviendra de sa réunion avec les Sagettes, dit-elle fermement. Vous ne pouvez pas ignorer une Aes Sedai. Vous n’êtes pas Rand al’Thor comme elles vous le prouveront tôt ou tard.

Mais elle quitta la tente, laissant entrer un tourbillon d’air glacé. Dans son mécontentement, elle oublia sa cape. Par l’ouverture momentanée entre les rabats, il vit qu’il neigeait toujours. Pas aussi fort que la veille, mais sans discontinuer. Même Jondyn aurait du mal à trouver des traces. Il s’efforça de ne pas y penser.

Quatre braseros réchauffaient l’atmosphère de la tente, mais le froid saisit ses pieds dès qu’ils touchèrent les tapis pour marcher vers le coffre. Il était si fatigué qu’il avait envie de se coucher sur les tapis et de se rendormir. Il se sentait aussi faible qu’un agneau nouveau-né. Le rêve des loups avait peut-être quelque chose à voir avec ça – se précipiter follement dans ce rêve en abandonnant ici son corps – mais la Guérison avait sans doute accru sa fatigue. À jeun depuis le petit déjeuner de la veille, et après une nuit passée dans la neige, il n’avait plus de réserves. Maintenant, ses mains cafouillaient pour exécuter une tâche aussi simple que d’enfiler ses sous-vêtements. Jondyn la retrouverait. Ou Gaul. Vivante. Rien d’autre au monde ne comptait. Il était engourdi.

Il ne pensait pas que Berelain reviendrait, mais une bouffée de froid lui apporta son parfum tandis qu’il enfilait ses chausses. Son regard sur son dos était comme une caresse, mais il continua à se vêtir comme s’il était seul. Elle n’aurait pas la satisfaction de le voir se dépêcher parce qu’elle le regardait. Il l’ignora.

— Rosene apporte un repas chaud, dit-elle. Il n’y a que du ragoût de mouton, j’en ai peur, mais je lui ai dit d’en mettre pour trois portions.

Elle hésita, et il entendit ses escarpins se déplacer sur les tapis. Elle soupira doucement.

— Perrin, je sais que vous souffrez. Vous avez sans doute des choses à dire que vous ne pouvez pas avouer à un autre homme. Je ne peux pas vous voir pleurer sur l’épaule de Lini, alors je vous offre la mienne. Faisons une trêve jusqu’à ce qu’on retrouve Faile.

— Une trêve ? dit-il, se penchant avec précaution pour enfiler une botte.

De gros bas de laine et d’épaisses semelles de cuir auraient tôt fait de lui réchauffer les pieds.

— Pourquoi aurions-nous besoin d’une trêve ?

Elle garda le silence pendant qu’il chaussait l’autre botte et en repliait les rabats au-dessous des genoux, sans rien dire jusqu’à ce qu’il ait lacé sa chemise et l’ait rentrée dans ses chausses.

— Très bien, Perrin. Si c’est ce que vous voulez.

Quoi que cela signifiât, elle semblait très déterminée. Soudain, il se demanda si son nez l’avait trahi. À son odeur, elle semblait offensée ! Pourtant, quand il la regarda, elle arborait un petit sourire. Il y avait cependant une lueur de colère dans ses grands yeux.

— Les hommes du Prophète ont commencé à arriver avant l’aube, dit-elle d’un ton vif, mais pour autant que je sache, il n’est pas venu lui-même. Avant que vous le revoyiez…

— Ont commencé à arriver ? l’interrompit-il. Masema a accepté de n’amener qu’une garde d’honneur, d’une centaine d’hommes.

— Quoiqu’il ait accepté, ils étaient trois ou quatre mille la dernière fois que j’ai regardé – une armée de ruffians, tous les hommes capables de tenir une lance à des miles à la ronde, semble-t-il – et d’autres arrivant de toutes les directions.

Il enfila sa tunique à la hâte, boucla son ceinturon par-dessus, suspendant sa hache à sa hanche. Elle lui paraissait toujours plus lourde qu’elle n’aurait dû.

— On va voir ça ! Que je sois réduit en cendres, mais je ne vais pas me laisser ralentir par cette vermine meurtrière !

— Cette vermine est une simple contrariété comparée à Masema. Le vrai danger, c’est Masema.

Elle parlait d’un ton calme, mais une peur étroitement tenue en laisse frémissait dans son odeur. Comme toujours quand elle parlait de Masema.

— Les sœurs et les Sagettes ont raison à ce sujet. Si vous avez besoin d’autres preuves, il a eu des contacts avec les Seanchans.

Cela le frappa comme un coup de marteau, surtout après ce que Balwer lui avait dit des combats en Altara.

— Comment le savez-vous ? demanda-t-il. Vos preneurs-de-larrons ?

Elle en avait deux, amenés de Mayene, et, dans chaque ville ou village, qu’elle envoyait glaner des nouvelles. À eux deux, ils ne découvraient pas la moitié de ce qu’apprenait Balwer. Ou alors, elle n’en disait rien.

Berelain secoua un peu la tête, à regret.

— Des domestiques de… Faile. Trois d’entre eux nous ont rejoints juste avant l’attaque des Aiels. Ils avaient parlé avec des villageois qui avaient vu atterrir une énorme créature…

Elle frissonna d’une façon un peu trop ostentatoire, mais, à en juger à son odeur, c’était une réaction authentique.

Ce n’était pas une surprise ; il avait vu une fois certaines de ces créatures, et un Trolloc ne ressemblait pas plus à une Engeance de l’Ombre.

— Une créature transportant un passager. Ils ont remonté sa trace jusqu’à Abila, jusqu’à Masema. Je ne crois pas que c’était un premier contact. Pour moi, c’était une habitude bien huilée.

Brusquement, ses lèvres s’incurvèrent en un sourire, moqueur, provocant. Cette fois, son odeur s’accorda à son visage.

— Ce n’était pas très gentil de votre part de me faire croire que votre petit secrétaire desséché était mieux renseigné que mes preneurs-de-larrons, alors que vous avez deux douzaines d’yeux-et-oreilles qui se font passer pour les serviteurs de Faile. Vous m’avez jeté de la poudre aux yeux, je l’avoue. Vous me surprendrez toujours. Pourquoi avez-vous l’air si stupéfait ? Croyiez-vous vraiment que vous pouviez faire confiance à Masema après tout ce que nous avons vu et entendu ?

Le regard fixe de Perrin n’avait pas grand-chose à voir avec Masema. Peut-être pensait-il pouvoir amener les Seanchans jusqu’au Seigneur Dragon, aussi. Il était assez fou pour ça. Mais… Faile demandait à ces imbéciles de se livrer à l’espionnage ? De s’introduire en cachette dans Abila ? Et la Lumière seule savait où encore ? Bien sûr, elle avait toujours dit que l’espionnage était un travail d’épouse, mais prêter l’oreille aux commérages dans un palais était une chose ; ici, c’était tout différent. Elle aurait pu le prévenir, au moins. Ou bien s’était-elle tue parce que ses serviteurs n’étaient pas les seuls à fourrer leur nez là où ils n’auraient pas dû ? Ce serait bien d’elle. Faile avait vraiment l’esprit d’un faucon. Elle trouvait peut-être amusant d’espionner elle-même. Non, il n’éprouverait pas de colère contre elle, certainement pas maintenant. Par la Lumière, elle était capable de trouver ça amusant.

— Je me réjouis de constater que vous pouvez être discret. Je ne pensais pas que c’était dans votre nature, mais la discrétion peut être une bonne chose. Surtout maintenant. Mes hommes n’ont pas été tués par des Aiels, à moins que les Aiels ne se soient mis à utiliser des arcs et des haches.

Il releva brusquement la tête, et malgré ses bonnes résolutions, il la foudroya.

— Et vous glissez ça dans la conversation comme une chose sans importance ? Y a-t-il autre chose que vous ayez oublié de me dire, quelque chose qui ait échappé à votre esprit ?

— Comment pouvez-vous poser ces questions ? dit-elle en riant. Il faudrait que je me déshabille complètement pour en révéler davantage.

Ouvrant tout grands les bras, elle eut une torsion lascive de serpent, comme pour lui en faire la démonstration.

Perrin gronda, écœuré. Faile avait disparu, la Lumière seule savait si elle était vivante – Ô Lumière, fais qu’elle soit vivante – et Berelain choisissait ce moment pour se jeter à sa tête de façon plus éhontée que jamais ? Mais elle était comme ça. Il aurait dû se féliciter qu’elle ait respecté la décence le temps qu’il s’habille.

Le regardant pensivement, elle se passa un doigt sur les lèvres.

— Malgré ce que vous avez peut-être entendu dire, vous ne seriez que le troisième homme à partager mon lit.

Ses yeux étaient… lascifs… et pourtant, elle parlait comme s’il était le troisième homme à qui elle s’adressait ce matin. Son odeur… la seule comparaison qui lui vint à l’esprit, ce fut celle d’un loup lorgnant un cerf empêtré dans des ronces.

— Les deux autres, c’était politique. Vous, ce serait le plaisir. À plus d’un égard, termina-t-elle avec une nuance étonnamment mordante.

À cet instant, Rosene entra en coup de vent, accompagnée d’une rafale d’air glacé, sa cape bleue flottant derrière elle, et portant un plateau d’argent recouvert d’un linge blanc. Perrin referma brusquement la bouche, priant qu’elle n’ait pas entendu. Souriante, Berelain ne paraissait pas s’en soucier. Posant le plateau sur la plus grande table, la grosse servante déploya ses jupes bleu et or en une profonde révérence à Berelain, puis en une autre plus modeste à Perrin. Ses yeux noirs s’attardèrent sur lui un instant, et elle sourit, aussi satisfaite que sa maîtresse, avant de resserrer sa cape autour d’elle et de sortir sur un petit geste de Berelain. Elle avait entendu, c’était certain. Des odeurs de ragoût de mouton et de vin aux épices s’élevaient du plateau, qui firent grogner l’estomac de Perrin une fois de plus. Mais il ne serait pas resté pour manger même s’il avait eu les jambes cassées.

Jetant sa cape sur ses épaules, il sortit dignement dans la neige fraîche en enfilant ses gantelets. De gros nuages voilaient le soleil, mais à en juger par la lumière, plusieurs heures avaient passé depuis l’aube. Les piétinements avaient tracé des chemins dans la poudreuse, mais la neige qui tombait toujours s’amoncelait sur les branches dénudées, et revêtait les résineux d’habits blancs. La tempête était loin de se terminer. Par la Lumière, comment cette femme pouvait-elle lui parler ainsi ?

— N’oubliez pas, lui cria Berelain, sans faire aucun effort pour baisser la voix. La discrétion.

Grimaçant, il accéléra l’allure.

À douze pas de la grande tente, il réalisa qu’il avait oublié de demander où se trouvaient les hommes de Masema. Tout autour de lui, les Gardes Ailés se réchauffaient autour des feux de camp, en cape et armure, près de leurs montures sellées au piquet. Leurs lances étaient à portée de main, réunies en faisceaux et ornées de rubans rouges qui flottaient au vent. Les feux étaient disposés en lignes droites, et de tailles aussi proches qu’il était humainement possible. Les charrettes de ravitaillement acquises sur le trajet étaient chargées, les chevaux harnachés et disposés en lignes droites eux aussi.

Les arbres ne dissimulaient pas complètement le sommet de la colline. Les hommes des Deux Rivières y montaient la garde, mais les tentes étaient démontées, et il distinguait les chevaux de bât chargés. Il crut apercevoir aussi une tunique noire ; l’un des Asha’man, mais sans pouvoir dire lequel. Parmi les Ghealdanins, des groupes regardaient le sommet de la colline et ils paraissaient aussi prêts à partir que les Mayeners. Les deux camps étaient même disposés de façon identique. Mais aucun signe n’annonçait que des milliers d’hommes se rassemblaient, aucun large chemin piétiné dans la neige pour les rejoindre. D’ailleurs, il n’y avait aucune empreinte de pas entre les trois camps. Si Annoura était avec les Sagettes, elle se trouvait sur la crête depuis un bon moment. De quoi parlaient-elles ? Sans doute de tuer Masema sans que Perrin découvre les responsables. Il jeta un coup d’œil sur la tente de Berelain, mais l’idée d’y retourner et de l’y retrouver lui donna la chair de poule.

Une autre tente restait dressée, non loin, où résidaient les deux femmes de chambre de Berelain. Malgré la neige qui continuait à tomber, Rosene et Nana étaient assises devant sur des tabourets pliants, en cape et capuchon rabattu sur la tête, se réchauffant les mains à un petit feu. Semblables comme deux pois dans la même cosse, elles n’étaient jolies ni l’une ni l’autre, mais elles avaient de la compagnie, raison pour laquelle, sans doute, elles n’étaient pas à l’intérieur. Il semblait que Berelain exigeait plus de décence de ses servantes que d’elle-même. Normalement, les preneurs-de-larrons de Berelain prononçaient rarement plus de trois mots à la suite, du moins en présence de Perrin, mais ils étaient plus bavards et riaient avec Rosene et Nana. Simplement habillés, ils avaient une apparence si ordinaire qu’on ne les aurait même pas remarqués dans la rue. Perrin ne savait toujours pas distinguer Santes de Gendar. Une petite marmite posée au coin du feu diffusait une odeur alléchante de ragoût de mouton ; il essaya de l’ignorer, mais son estomac grogna quand même.

La conversation s’arrêta à son approche. Avant qu’il n’arrive jusqu’au feu, Santes et Gendar regardèrent alternativement Perrin et la tente de Berelain, le visage neutre, puis, resserrant leur cape autour d’eux, ils s’éloignèrent, fuyant son regard. Rosene et Nana regardèrent Perrin et la tente, ricanèrent derrière leurs mains en coupe. Perrin hésita entre rougir et hurler.

— Sauriez-vous par hasard où se rassemblent les hommes du Prophète ? demanda-t-il.

Il lui était difficile de parler d’une voix neutre devant leurs haussements de sourcils et leurs sourires satisfaits.

— Votre maîtresse a oublié de me le dire.

Elles échangèrent des regards sous leur capuchon, et se remirent à pouffer dans leurs mains. Il se demanda si elles étaient débiles, mais Berelain n’était pas femme à tolérer longtemps des idiotes.

Après force gloussements, entrecoupés de coups d’œil ici et là, Nana daigna répondre qu’elle n’était pas sûre, mais qu’elle pensait que c’était par là, accompagnant ses paroles d’un vague geste de la main vers le sud-ouest. Rosene était certaine d’avoir entendu sa maîtresse déclarer que ce n’était pas à plus de deux miles. Ou peut-être trois. Elles pouffaient toujours quand il s’éloigna. Peut-être qu’elles étaient idiotes.

Avec lassitude, il contourna la colline d’un pas lourd, réfléchissant à ce qu’il avait à faire. La profondeur de la neige dans laquelle il dut patauger dès qu’il eut quitté le camp des Mayeners n’arrangea pas son humeur. Pas plus que les décisions qu’il prit. Et cela ne fit qu’empirer jusqu’à ce qu’il arrive à son propre camp.

Tout était tel qu’il l’avait ordonné. Des Cairhienins en cape étaient assis dans les charrettes chargées, les rênes enroulées autour du poignet ou coincées sous la hanche, et d’autres petites silhouettes arpentaient les rangées de chevaux de remonte, calmant les animaux harnachés. Les hommes des Deux Rivières qui ne montaient pas la garde sur la colline étaient accroupis autour des petits feux de camp dispersés au milieu des arbres, équipés pour monter et tenant les rênes de leur cheval. Ils n’étaient pas rangés hiérarchiquement, comme dans les autres camps, mais ils avaient déjà affronté les Trollocs et les Aiels. Chacun portait son arc en bandoulière dans le dos, un carquois plein sur la hanche, parfois équilibré par une épée de l’autre côté. Par miracle, Grady était debout près d’un feu. En général, les deux Asha’man se tenaient un peu à l’écart des autres, et réciproquement. Personne ne parlait, tous se concentrant sur la nécessité de se réchauffer. Les visages lugubres apprirent à Perrin que Jondyn n’était pas encore revenu, ni Gaul, ni Elyas, ni aucun des autres. Il y avait encore une chance qu’ils la ramènent. Ou qu’ils découvrent au moins où elle se trouvait. Pour un temps, il sembla que c’étaient les dernières pensées optimistes qu’il aurait de la journée. L’Aigle Rouge de Manetheren et sa propre bannière à Tête de Loup, pendaient, flasques sous la neige, à leurs hampes appuyées contre une charrette.

Il avait prévu d’utiliser ces drapeaux avec Masema, comme il s’en était servi pour descendre dans le Sud, en se cachant au grand jour. Si un homme était assez fou pour tenter de ressusciter les anciennes gloires de Manetheren, personne ne lui prêtait attention, ni ne cherchait pourquoi il marchait à la tête d’une petite armée, et tant qu’il ne s’attardait pas en un même lieu, ils étaient bien trop contents de voir le fou s’en aller et se gardaient de l’arrêter. Il y avait assez de dangers dans le pays sans aller en attirer davantage sur leurs têtes. Ils laissaient les autres combattre, saigner et perdre des hommes qui seraient nécessaires au moment des semailles de printemps. Les frontières de Manetheren étaient à peu près là où se trouvaient maintenant celles du Murandy, et, avec un peu de chance, il aurait pu être en Andor, que Rand tenait fermement, avant que son stratagème ne soit découvert. Maintenant, tout était changé, et il connaissait le prix du changement. Un prix très élevé. Il était prêt à le payer, seulement ce n’était pas lui qui paierait. Mais ça lui donnerait tout de même des cauchemars.

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