Elle débute par un rêve. Cette histoire, qui peut commencer partout et nulle part, comme un cercle, débute pour moi – et, après tout, cette histoire est la mienne, et celle de personne d’autre, ne pourrait jamais être l’histoire d’un autre que moi – elle débute par un rêve que j’ai fait une nuit, en mai.
Un de ces rêves extravagants. Jane y figurait, raide et amidonnée comme une serviette de table d’hôtel. Il se trouvait là, lui aussi. Je ne l’ai pas reconnu, bien entendu. À l’époque je le connaissais à peine. Tout juste un petit vieux qu’on salue d’un signe de tête dans la rue, ou à qui on sourit en franchissant une porte de bibliothèque obligeamment retenue. Le rêve le rajeunissait, le transformait, d’un vieux mollusque barbu marqué de taches de vieillesse en barman à la Mack Sennett avec des moustaches noires en croc, pendant sur un visage rendu lugubre, long et blême par la malnutrition.
Son vrai visage, d’ailleurs. Ce que j’ignorais, à l’époque.
Dans ce rêve, il se trouvait au labo avec Jane : le labo de Jane, bien entendu – le rêve n’était pas assez prophétique pour prédire les dimensions du sien, que j’ai seulement connu par la suite – enfin, en supposant le rêve prophétique, ce que rien ne prouve. Si vous me suivez.
Ça ne va pas être facile.
Enfin, bref, elle regardait dans un microscope et il la pelotait par derrière. Il la caressait entre les cuisses sous la longue blouse blanche. Elle n’y prêtait aucun attention, mais j’ai été scandalisé, scandalisé quand le doux ziip des mains frottant contre le nylon s’est arrêté, que j’ai su que ses doigts avaient atteint tout en haut des longues cuisses l’endroit où s’arrêtait le bas et où commençait la chair chaude et intime – une chair chaude et intime qui m’appartenait.
« Laissez-la tranquille ! » ai-je lancé depuis un poste invisible de metteur en scène, derrière, pour ainsi dire, la caméra du rêve.
Il a levé la tête vers moi avec des yeux tristes, qui m’ont retenu, comme ils le font toujours, dans leur faisceau bleu. Ou comme ils l’ont toujours fait par la suite, parce que, dans ma vie réelle et éveillée, je n’avais pas jusque-là échangé un seul mot avec lui.
« Wachet auf », dit-il.
Et j’obéis.
La lumière puissante d’un matin de mai blanchissant le crème sale de rideaux moches que nous projetions depuis des mois de changer.
« Bonjour, mon bébé, murmure-je. Ma mère parlait toujours de rêves de fromage. Je viens de faire un Double Gloucester… »
Mais elle n’est pas là. Jane, je veux dire ; pas ma mère. Ma mère non plus n’est pas là, ceci dit. Certainement pas. Ce n’est absolument pas une histoire de ce genre.
La moitié du lit de Jane est froide. Je tends l’oreille pour capter le chuintement de la douche ou le choc des tasses de thé qu’on cogne par maladresse sur l’égouttoir. En dehors de son travail, dans tous ses gestes, Jane est maladroite. Elle a coutume de détourner la tête de ses mains, comme une élève infirmière impressionnable qui retire un appendice à nu. La main qui tient une cigarette allumée, par exemple, peut très bien se tendre à gauche vers un cendrier tandis que Jane regarde à droite, pour écraser son mégot contre une soucoupe, un livre, une nappe, une assiette de nourriture. J’ai toujours éprouvé une puissante attirance pour les femmes mal coordonnées, les femmes myopes, longues, gauches et embarrassées.
Voilà, je commence à me réveiller. Les dernières particules du rêve se dissipent et je suis prêt pour le mystère de la réinvention matinale de ma personne. Je fixe le plafond et me remémore ce que je dois me remémorer.
Pour l’instant, nous allons me laisser étendu là, en train de me ré-assembler. Je ne sais pas vraiment si je raconte cette histoire par le bon bout. Je l’ai déjà dit, elle ressemble à un cercle qu’on peut aborder par tous les points. Comme un cercle, également, on ne peut l’aborder par aucun.
L’histoire est mon métier.
Quelle entrée en matière… L’histoire n’est pas du tout mon métier. J’ai quand même réussi à ne pas décrire l’histoire comme mon gagne-pain et pour ça, j’estime, je peux me décerner quelques bons points. J’éprouve vis-à-vis de l’histoire de la passion, une vocation. Ou, pour faire preuve d’une candeur plus douloureuse, elle représente mon champ de moindre incompétence. C’est ce que je fais, à l’heure actuelle. Avec de la patience et de la discipline, j’aurais choisi la littérature. Mais si je peux lire Middlemarch et La Dunciade ou, je ne sais pas, moi, Julian Barnes ou Jay McInnerney, avec autant de plaisir que n’importe qui, il me manque également une petite zone du cerveau, ce lobe supplémentaire que les étudiants en littérature possèdent naturellement, cette bosse qui les dote du détachement et du cran nécessaires pour parler de livres (de textes, diraient-ils) comme d’autres débattent de la composition d’un traité ou de la structure d’une cellule. Je me souviens comment en classe nous lisions ensemble une ode de Keats, un sonnet shakespearien ou un chapitre de La Ferme des animaux. Je sentais un fourmillement dans mon corps ; j’en aurais fondu en larmes, rien qu’à cause des mots, du simple enchaînement des sons. Mais dès qu’il s’agissait de rédiger cette chose qu’on appelle un essai, je pataugeais et je bredouillais. Je n’ai jamais découvert par où l’on devait commencer. Où trouve-t-on assez de recul et de froideur pour parler dans un style approuvé par les institutions académiques de choses qui vous font tourner la tête, vaciller et pleurer ?
Je me souviens de cette enfant dans un roman de Dickens, Les Temps difficiles, je crois, la fillette qui avait grandi parmi des forains, en passant son temps auprès des chevaux, à les soigner, les nourrir, les dresser et les aimer. Dans une scène, Gradring (il s’agit bien des Temps difficiles, je viens de vérifier) fait visiter son école à quelqu’un et demande à la fillette la définition de cheval et, bien sûr, la pauvrette sèche totalement, elle reste plantée là à bafouiller, à chercher et à regarder en vain devant elle comme une neuneu.
« Écolière numéro vingt, incapable de définir un cheval », déclare Gradring en se tournant avec un grand sourire dédaigneux vers la petite fouine qui sait tout, Bitzer, un gamin des rues sûr de lui qui, de toute sa vie, n’a sans doute jamais osé flatter un cheval et adore leur jeter des pierres, ça ne m’étonnerait pas. Ce petit avorton se lève avec un sourire comblé et déclare tout de go : « Quadrupède granivore. Quarante dents… », et ainsi de suite, sous de folles acclamations et l’admiration générale.
« Maintenant, écolière numéro vingt, vous saurez ce qu’est un cheval », conclut Gradring.
Hé bien, à chaque fois qu’on m’a demandé à l’école d’écrire un essai avec un titre comme : « Le Prélude de Wordsworth : l’égotisme sans le sublime. Discutez », j’avais l’impression, en récupérant ma copie notée d’un 3, d’un 4 ou je ne sais quoi, d’être moi-même cet amoureux des chevaux qui bredouille, tandis que le reste de la classe, avec des 12 et des 15, réunissait les avortons de perroquets, les je-sais-tout qui avaient perdu leur âme. Pour écrire sur les livres, les poèmes et les pièces on devait ne pas s’y intéresser, pas réellement. Branlette d’écolier hystérique, évidemment, une attitude uniquement composée d’égocentrisme, de vanité et de lâcheté. Mais ô combien profondément ressentie. Durant tout le temps que j’ai passé à l’école, j’ai eu cette conviction, que les « études littéraires » se résumaient à une série d’autopsies exécutées par des techniciens sans âme ; pire que des autopsies : des biopsies. De la vivisection. Aux films aussi, que j’adore plus que tout au monde, plus que la vie même ; on inflige ça aux films, de nos jours. Actuellement, on ne peut plus parler de films sans méthodologie. Dès qu’ils commencent à donner des cours, vous savez que le domaine est mort. L’histoire, ai-je découvert, m’offrait un terrain plus sûr : je n’aimais pas Raspoutine ou Talleyrand, Charles-Quint ou le Kaiser Guillaume. Qui le pourrait ? Un historien a l’agréable luxe de pouvoir indiquer, de la sécurité de son bureau, à quel endroit Napoléon a déconné, comment on aurait pu éviter telle révolution, renverser tel dictateur ou remporter telles batailles. J’ai découvert que je pouvais être merveilleusement dépassionné sur l’histoire, où, par définition, tout le monde est vraiment mort. Jusqu’à un certain point. Ce qui nous ramène à la narration de cette histoire.
En tant qu’historien, je devrais pouvoir proposer un compte-rendu propre et net des événements qui se sont déroulés le… Ah, quand se sont-ils déroulés, exactement ? Tout cela est hautement sujet à débat. Quand vous connaîtrez mieux mon histoire, vous comprendrez les énormes difficultés que j’affronte. L’historien, a dit quelqu’un – Burke, je crois ; si pas Burke, alors Carlyle – est un prophète qui regarde en arrière. Je ne peux pas aborder ma propre histoire de cette façon. L’énigme que j’affronte peut se définir par les déclarations suivantes :
A : Rien de ce qui va suivre n’est jamais arrivé.
B : Tout ce qui va suivre est entièrement vrai.
Essayez de vous accoutumer à ces idées. Cela signifie que ma tâche consiste à vous raconter l’histoire vraie de ce qui n’est jamais arrivé. Voilà peut-être une façon de définir la fiction.
Je l’admets, ce préambule paraît assez compliqué. Je m’impatiente autant que n’importe qui lorsque les auteurs attirent l’attention sur leurs techniques littéraires, et cette phrase plonge elle-même encore plus profondément que la plupart dans l’élastique crasseux de son propre rectum narratif, mais je n’y peux rien.
J’ai vu une pièce, l’autre semaine (les pièces n’arrivent pas à la cheville des films, jamais. Le théâtre est mort, mais je ressens parfois le besoin d’aller regarder le cadavre se décomposer) dans laquelle un des personnages disait un truc de ce genre, il déclarait que la vérité des choses ressemble à un bol d’hameçons : on essaie d’examiner un petit bout de vérité et tout le tas vous saute à la figure en un paquet noir et hargneux. Je ne peux pas permettre que cela se produise ici. Je dois procéder à des décrochages et des démêlages, afin que, si les hameçons jaillissent de concert, ils émergent au moins en enfilade soignée, comme une guirlande de trombones.
Il me semble pouvoir aborder avec une confiance suffisante cette petite série de liens : sans une serrure pourrie, un voisinage alphabétique et les gueules de bois, forcément immondes et altérantes, auxquelles Alois était sujet, je n’aurais rien à vous raconter. Donc, nous pouvons bien commencer au point dont j’ai déjà affirmé (et nié) qu’il constituait le début.
Je suis là, étendu, à m’interroger comme Keats. Était-ce une vision, était-ce un rêve ? La musique s’est envolée, suis-je endormi, suis-je éveillé ? Me demandant également pourquoi Jane n’est pas douillettement lovée à côté de moi, nom de Dieu.
La pendule m’en apprend la raison.
Il est neuf heures moins le quart.
Elle ne m’a encore jamais fait ce coup. Jamais.
Je déboule en trombe dans la salle de bains et j’en ressors en trombe, le dentifrice écumant aux commissures de mes lèvres.
« Jane ! gargouille-je, Jane, c’est quoi, ce bordel, bon sang ? Il est neuf heures et demie ! »
Dans la cuisine, je branche d’un coup la bouilloire et je me déchaîne en quête de café, suçant dans ma panique mes lèvres fluor menthe. Un paquet de Kenco vide, et des boîtes de thé, des boîtes et encore des boîtes.
Rendez-vous à la mûre, nom de Dieu. Rendez-vous ! Éclat à l’orange. Rêverie banane et réglisse. Délices du coucher.
Bon Dieu, mais c’est quoi, son problème ? Toutes les variétés de thé, sauf le thé au thé. Et pas un grain ni un paquet de café en vue.
Au fond du placard… triomphe et gloire. Smack ! Un grand baiser à l’Aquafresh pour toi, ma chérie.
« Café de Colombie Safeway, moulu fin pour filtres. »
Hé ben, voilà !
Retour dans la chambre, pour sauter dans un short en jeans. Pas le temps de passer un caleçon, pas le temps d’enfiler des chaussettes. Pieds nus fourrés dans des baskets, les lacets remis à plus tard.
Retour dans la cuisine, juste au moment où la bouilloire tressaute, un petit sifflement pour si peu d’eau, mais assez pour une tasse, largement assez pour une tasse.
Non !
Oh, putain, non !
Non, non, non, non et non !
La garce. La truie. La vache. Mon ange. La salope. Ma douceur. Sale chienne.
« Jane ! »
Café de Colombie Safeway, moulu fin pour filtres. Naturellement décaféiné.
« Crotte ! »
Du calme, Michael, du calme. Bleib ruhig, mein Sohn.
Je peux tenir le coup. Je suis un doctorant. Doctorant et bientôt docteur. Pas question de me laisser vaincre par ça. Pas par une petite broutille de ce genre.
Ah ! J’ai trouvé ! Un Euréka, façon ampoule qui s’allume au-dessus du crâne, claquement de doigts, il est malin le bougre ! Oui…
Les pilules, les remontants. Prosomnil ? Insomnil ? Un truc comme ça.
Entrée sur dérapage dans la salle de bains, mon cerveau enregistrant à demi un élément. Un détail capital. Une anomalie. Mise de côté. On aura le temps après.
Où on les range ? Où on les range ?
Aah, vous voilà, petites saloperies… Oui, c’est ça, venez voir papa…
Insomnil. Restez lucide. Idéal pour les révisions d’examen, soirées prolongées, conduite tardive etc. Chaque pilule contient 50 mg de caféine.
Face au placard de la cuisine tel un sniffeur de coke londonien dans des toilettes de boîte de nuit. J’écrase, je broie, je pulvérise.
Les miettes blanches tombent et disparaissent dans le magma de café quand je verse l’eau bouillante.
Café de Colombie Safeway, moulu fin pour filtres : anti naturellement re-caféiné !
Ah… Ça, c’est du café ! Un chouïa amer, peut-être, mais du vrai café, pas du Réconfort à la Fraise ni de la Tisane orties & camomille. Toi qui prétends que je n’ai aucune énergie, Jane, hein ? Ha ! Attends que je te raconte ça, ce soir. J’ai fait mieux que Paul Newman dans Détective privé. Lui, il recyclait simplement un filtre usagé, non ?
Dix heures moins le quart. Cours à onze. Pas de panique. J’entre avec aisance, maintenant, tasse à la main, urbain, totalement aux commandes. Je te lui ai montré, moi !
L’Apple est froid. Fini, la chieuse avec son bourdonnement de nounou. Qui peut dire quand je daignerai te rallumer, Mackie Thatcher ?
Et là, sur le bureau, en une pile bien carrée, magnifiquement épais, obscène. Das Meisterwerk en personne.
Je garde mes distances, me bornant à me pencher en avant ; nous ne saurions laisser une infime gouttelette de re-caf souiller la gloire de la page de titre.
De Braunau à Vienne :
Les racines du pouvoir
Michael Young, L, M Lett.
You-hou ! Quatre ans. Quatre ans et deux cent mille mots. Regardez-le-moi, ce salopard de clavier, bête comme du plastique, vide à en paraître comique.
AZERTYUIOPQSDFGHJKLMWXCVBN1234567890
Aucune autre option. Rien que ces dix chiffres et ces vingt-six lettres permutés en deux cent mille mots, une virgule par ci, un point-virgule par là. Et pourtant, pendant un sixième de ma vie, le sixième entier de ma vie, par Bouddha, grand et beau, ce clavier m’a croché comme un cancer.
Ahhhh-yahhhh-houu ! On s’étire un peu, ce sera notre gym du matin.
Je pousse un soupir de satisfaction et je pars à la dérive vers la cuisine. Les 150 mg de caféine ont bondi à l’attaque et franchi la barrière du sang encéphalique, bras levés. Je suis désormais réveillé. Réveillé, au taquet.
Oui, je suis réveillé, désormais. Réveillé pour tout.
Réveillé pour L’Anomalie Dans La Cuisine.
Réveillé pour un bout de papier dressé entre un rognon de fromage de la veille et la bouteille de vin vide au centre de la table de la cuisine.
Réveillé pour la raison qui explique qu’à huit heures pétantes, je n’étais pas réveillé comme je l’aurais dû.
Voyons les choses en face, P’tit Chiot. Ça ne marche pas. Je repasserai plus tard dans la journée prendre le reste de mes affaires. Nous calculerons combien je te dois pour la voiture. Félicitations pour ta thèse. Réfléchis un moment, et tu verras que j’ai raison. J.
Alors même que je me sens passer par l’état de choc, la fureur et les hurlements qui s’imposent, une partie de moi éprouve du soulagement, un soulagement immédiat, ou, sinon du soulagement, assurément la perception que cet élégant petit billet affecte une proportion de mes émotions moindre et moins significative que ne l’ont fait un peu plus tôt l’absence de café, la possibilité que j’aie pu dormir trop tard ou, en ce moment avant tout, sa conviction négligente, arrogante, que ma voiture doit lui échoir.
L’explosion de fureur, par conséquent, se produit surtout pour le respect des convenances, un genre de compliment envers Jane, en fait. Le lancement de la bouteille de vin – la bouteille de vin que j’avais sélectionnée hier au soir avec tant de soin chez Oddbins, ce Chateauneuf-du-Pape en direction duquel j’avais œuvré durant un sixième de toute mon existence – constitue en définitive un geste, la confirmation théâtrale et nécessaire que le terme de nos trois années passées ensemble mérite au moins un peu de fracas et de spectacle.
En revenant prendre ses « affaires », elle notera la traînée élégamment incurvée de sédiments couleur rouille le long du mur de la cuisine, ses grands pieds feront craquer le verre, elle en tirera la satisfaction de croire que j’avais « des sentiments », et ce sera tout. Jane&Michael a cessé d’être et il y a désormais Jane, et il y a Michael, et Michael est, finalement, Quelqu’un. Un homme au singulier, comme aurait dit Isherwood.
Bon.
De passage dans le bureau pour prendre le Meisterwerk, le soupesant entre mes mains, prêt à l’insérer avec délicatesse dans mon cartable, j’exorbite soudain les yeux, des yeux pédonculés à la Roger Rabbit avec bruyante fanfare de klaxons, devant une petite tache sur la page de titre : elle a jailli de nulle part comme un mélanome sur un vieux surfeur, pendant le court laps de temps précis où j’étais en train de lober des bouteilles de vin dans la cuisine. Ce n’est pas une tache de café, j’en suis certain, peut-être un vulgaire défaut du papier que seule la vive lumière de mai met en évidence. Pas le temps d’allumer l’ordinateur pour effectuer un nouveau tirage, alors j’empoigne une bouteille de correcteur, j’applique le bout du pinceau sur cette vilaine petite éphélide et je souffle avec délicatesse.
Tenant la page par les bords, je sors et je la brandis face au soleil. La réparation est suffisante, elle peut compter.
Là, près du poteau télégraphique s’étend l’espace où devrait stationner la Renault.
« La salope ! »
Oups. Mauvaise idée.
« Pardon ! »
La petite livreuse exécute un écart et s’éloigne à pleine vitesse, penchée sur le guidon, en se remémorant toutes les histoires d’horreur qu’elle a pu entr’apercevoir à la une des journaux qu’elle parachute chaque jour sur les paillassons. Je vais le dire à ma maman.
Ah, misère. Mieux vaut lui laisser prendre du champ, sinon elle va croire que je me lance à sa poursuite, et il vaudrait mieux éviter ça. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi nous avons besoin qu’on nous livre les journaux. Jane est accro aux quotidiens, voilà la seule raison. Nous recevons même le Cambridge Evening News. Chaque après-midi. Non, mais je vous demande un peu.
Je tourne les talons et je pousse le vélo pour sortir de l’allée. Le cliquetis de ses roues me comble. Bon Dieu, je suis jeune. Je suis libre. J’ai les dents propres. Dans mon noble et ancien cartable, gîte un avenir. Gîte l’avenir. Le soleil brille. Au diable tout le reste.
Alois grimpa en selle, fit basculer la musette sur ses épaules et se mit à pédaler en cadence pour gravir la colline, les rayures vertes de son pantalon d’uniforme et l’aigle doré sur son casque scintillant au soleil. Klara, en le regardant s’éloigner, se demanda pourquoi il ne se dressait jamais sur les pédales pour prendre de l’élan, comme font les enfants. Toujours, chez lui, cette même action absolument mécanique, affreusement régulière, délibérément retenue.
Elle s’était levée à cinq heures pour allumer le fourneau et nettoyer la table de la cuisine avant le réveil de la bonne. Elle éprouvait toujours le besoin de purger la table des taches de vin, des flaques collantes de schnaps et des éclats de verre cassé. Comme avec l’espoir, peut-être, que la vue d’une table propre pourrait faire oublier à Alois combien il avait bu la nuit d’avant. Comme si elle ne voulait pas, non plus, que les enfants découvrent un jour les vestiges des « petites soirées à la maison » de leur père.
À six heures, quand Anna la bonne se leva, elle renifla, comme toujours, devant le spectacle de la table propre, et son front plissé semblait dire à Klara, dans le dos d’Alois, tandis qu’il lustrait ses chaussures devant la cuisinière : « Je t’ai démasquée. Nous sommes semblables. Tu as été une bonne, toi aussi, autrefois. Pas même une gouvernante. Une simple fille de cuisine ; et à l’intérieur, voilà encore tout ce que tu es, et que tu seras jamais. »
Klara, comme toujours, avait regardé son mari cirer, enviant l’amour, la méticulosité et l’orgueil qu’il investissait dans son uniforme. Bercée par le balancement cadencé de la brosse contre le cuir, elle avait, comme toujours, souhaité revenir à Spital, avec ses champs, ses seaux de lait et son odeur d’ensilage, revenir auprès de ses frères, de ses sœurs et de leurs enfants, loin de la respectabilité, de la raideur, de la brutalité de l’oncle Alois, des uniformes et des gens dont elle ne comprenait ni les conventions ni les conversations.
L’oncle Alois ! Il lui avait interdit de l’appeler de cette façon.
« Je ne suis pas ton oncle, ma fille. Cousin par alliance, tout au plus. Ne m’appelle plus mon oncle. Compris ? » Mais quand elle se parlait à elle-même, elle ne pouvait s’en empêcher. L’oncle Alois il avait toujours été, et l’oncle Alois il resterait à jamais.
La veille au soir, il n’avait pas été plus soûl que d’habitude, pas plus violent, pas plus agressif, pas plus insultant. Toujours, chez lui, ce même comportement absolument mécanique, affreusement régulier, délibérément retenu.
Lorsqu’il la brutalisait, elle ne faisait jamais assez de bruit pour réveiller Angela et le petit Alois, car elle ne pouvait supporter l’idée qu’ils sachent ce que leur père lui faisait subir. Klara n’était pas une femme intelligente, mais elle avait de la sensibilité, et comprenait que ses beaux-enfants ne ressentiraient pour elle aucun chagrin, juste du mépris, s’ils apprenaient qu’elle se soumettait avec si peu de révolte aux coups de leur père. Elle avait après tout, et quelle situation ridicule ! un âge plus proche de celui des enfants que d’Alois. Voilà pourquoi, supposait-elle, il tenait tant à avoir des enfants d’elle. Pour la vieillir, transformer la paysanne empotée en Mère. La débarrasser de son odeur de purin. Lui faire prendre des rondeurs, de la substance, de la respectabilité. Oh, il aimait la respectabilité. C’était la seule chose qu’elle possédait et qu’il n’avait pas. Sotte paysanne, certes, mais elle au moins connaissait son père. Pas l’oncle Alois, ce bâtard. Pourtant, elle aussi voulait avoir des enfants de lui. Avec quel désespoir elle les voulait.
Trois ans plus tôt, leur fils Gustav était mort au bout d’une semaine d’une existence bleue passée à tousser. L’année suivante, une petite fille était mort-née et il y avait un an exactement, le petit Josef avait lutté un mois, déterminé comme un coq de combat, avant d’être emporté à son tour. C’est alors que les rossées avaient commencé. L’oncle bâtard avait acheté un fouet en hippopotame et l’avait accroché au mur avec un sourire terrible.
« Voici Pnina, avait-il dit. Pnina die Pietsche. Pnina le fouet, notre nouvel enfant. »
Klara, debout à présent près de la porte, regardait la silhouette toute droite dans son uniforme atteindre le sommet de la colline. Seul Alois pouvait conférer de la dignité à une machine aussi ridicule que la bicyclette. Et comme il l’aimait. Chaque nouveau progrès des pneus, des pédales ou des chaînes l’enthousiasmait. Hier, il avait lu le journal avec exaltation au petit Alois. À Mannheim, un ingénieur, un certain Benz, avait construit une machine à trois roues qui circulait à quinze kilomètre-heure sans effort humain, sans chevaux, sans vapeur.
« Tu imagines, mon garçon ! Comme un petit train personnel qui n’aurait pas besoin de rails ! Un jour, nous aurons un tel engin autopropulsé et nous voyagerons ensemble jusqu’à Linz ou à Vienne, comme des princes. »
Klara rentra à la maison et regarda Anna préparer des œufs au plat pour les enfants.
« Laissez-moi faire », avait-elle envie de dire. Elle savait se retenir, désormais, aussi se dirigea-t-elle avec un bref sentiment de culpabilité vers le seau vide près de la porte du fond, sentant Anna, plus qu’elle ne la voyait, se tourner au grincement de l’anse du seau.
« Laissez-moi… » commença Anna, mais Klara était sortie, et la porte de la cuisine se ferma avant que la phrase geignarde ait pu s’achever.
Klara constata avec amusement qu’elle avait, comme si souvent, calculé sa visite à la pompe pour qu’elle coïncide avec le passage du train d’Innsbruck. Elle se représenta son trajet jusqu’ici à travers fermes et prés, et vit, dans sa tête, ses neveux et nièces à Spital sauter sur place et lancer des saluts au machiniste. Elle abaissa plus rapidement le bras de la pompe et força l’eau à plonger dans le seau, exactement au rythme de la locomotive tandis que celle-ci projetait d’impériales moustaches blanches dans le ciel.
Et subitement, l’odeur. Oh, quelle odeur, mon Dieu.
Klara plaqua la main sur sa bouche et son nez. Mais sans résultat. Le vomi filtra entre ses doigts alors que son corps essayait de chasser ce remugle, cette abominable puanteur, abominable. La mort et la corruption emplirent l’air.
Négliger les chaussettes avait représenté une énorme erreur. Le temps de longer le Moulin, j’avais les pieds suants et meurtris. Et, tout bien considéré, je me trouvais dans le même état.
Tandis que je pédalais avec lassitude pour passer le pont en suivant Silver Street, des premières années babillaient gaiement, zigzagant pour éviter la circulation et manifestant ce mélange de désintérêt pour les choses de ce monde et de démarche arrogante qui est leur sot héritage. Je n’avais jamais agi comme ça quand j’étais étudiant. Trop emprunté. Cette façon qu’a le corps estudiantin de se héler par leur nom d’un côté de la rue à l’autre.
« Lucius ! Tu y es allé, à cette soirée, finalement ?
— Kate !
— Dave !
— Mark, on s’voit ’tàl’heure, vieux !
— Bridget, rhôôoo, t’es mortelle ! »
Si je n’avais pas fait partie intégrante de tout cela, j’en aurais vomi.
Je me souvins d’un énorme graffiti sur Downing Street, appliqué aux environs de la chute du Communisme et toujours visible, effronté et braillard, sur le mur de briques du Musée d’Archéologie et d’Anthropologie.
LE MUR NE TOMBERA PAS ICI.
KILLAGRAD 85
On ne pouvait vraiment pas reprocher à un gamin qui avait grandi à Cambridge de se réinventer en guerrier de la lutte des classes. Imaginez-vous cerné toute votre vie par ces Fabiens{Société socialiste britannique (N.d.T.).} aux cheveux longs et ces Brian en casquette de base-ball, avec de l’argent et une jolie peau, de l’argent et une haute taille, de l’argent et une belle gueule, de l’argent et des livres, et de l’argent et de l’argent. Bande de branlous.
Branle-nous ! vous criaient les guerriers de la lutte des classes dans les chœurs de supporters pendant les matches de football. Branle-nouuuus ! Avec les gestes des mains qui allaient bien.
Killagrad 85. Le Musée d’Archéologie et d’Anthropologie devrait restaurer ces lettres en train de s’effacer et les chérir comme leur objet le plus précieux, une exposition en plein air qui en dit plus long que toutes leurs collections d’amulettes celtiques sur piédestaux, leurs vases incas ou leurs os de nez de Bornéo éclairés par des spots.
Un collègue à Oxford (quelle merveille d’être diplômé, en dernière année de doctorat et de pouvoir employer des mots tels que collègue) un collègue, oui, un collègue, un Historien comme moi, m’a parlé d’une photographie qu’il a vue exposée dans une galerie, ici. Il y en avait deux, en fait, côte à côte, de deux containers de bouteilles pour le recyclage du verre. La photo de gauche avait été prise à Cowley, en banlieue de la ville, près de l’usine d’automobiles. Ce container-ci se composait, comme la plupart d’entre eux, je suppose, de trois bacs, avec un code coloré pour représenter les trois variétés de verres destinées à chaque bac. Il y avait une section peinte en blanc pour le verre transparent, une section verte pour le vert et, trois fois plus large que les deux autres, une section marron. La photo voisine, qu’au premier coup d’œil vous auriez crue identique, présentait un autre container de bouteilles, mais pris cette fois-ci dans le centre d’Oxford, dans le quartier de l’université. Après un regard interloqué, la différence vous frappait. Une section blanche, une section marron et, tenez-vous bien, trois fois plus large que les deux autres, une section verte. Qu’avez-vous encore besoin d’apprendre sur le monde ? On devrait diffuser la photographie de ces deux containers de bouteille à la fin des émissions, pendant qu’on joue l’hymne national.
Non que je sois d’une génération révoltée par l’injustice sociale. Tout le monde le sait, notre groupe s’en fout. Je veux dire, merde, on est à la Foire aux Jobs, ici, et au diable les fines bouches. D’ailleurs, je suis historien. Moi, historien. Un historien, s’il vous plaît.
Je me redressai sur ma selle, croisai les bras et passai en roue libre devant University Press en fredonnant un tube d’Oily-Moily.
Jamais je ne serai femme
Jamais je ne serai toi
J’ai dû perdre le compte du nombre de bicyclettes qui se sont succédées au cours des sept dernières années. Ce modèle-ci, se trouvait-il, était assez équilibré pour me permettre de lâcher les mains du guidon, ce qui est un truc hachte cool que j’aime bien faire.
Le vol de bicyclette à Cambridge s’apparente au vol d’autoradio à Londres ou de sac à main à Florence : une activité endémique, quoi, merde.
Chaque vélo porte, peint sur son garde-boue arrière, un élégant matricule inutile. Il y a même eu le temps, qui aurait dû symboliser une humiliation pour la ville, où on a adopté un Plan. Dieu nous garde de tous les Plans, pas vrai ? Les édiles municipaux ont acheté des milliers de vélos, les ont barbouillés de peinture verte et laissés dans de petits parcs à vélos disséminés à travers la ville. L’idée voulait qu’on saute sur l’un d’eux, qu’on se rende où l’on voulait aller et qu’on le laisse dans la rue pour l’usager suivant. Oh, la mignonne petite idée, tellement William Morris, tellement utopique, tellement crétine.
Lecteur, tu seras étonné d’entendre, que dis-je ? stupéfait, médusé d’apprendre qu’en une semaine, tous les vélos verts avaient disparu. Jusqu’au dernier. Il y avait tant de charme, de confiance, d’espoir, de noblesse et de Aaah ! dans ce Plan que la ville a fini non pas plus humble, mais plus fière d’elle de l’avoir appliqué. Nous avons pouffé. Et lorsque le conseil municipal a annoncé un nouveau Plan, amélioré, nous nous sommes roulés par terre en hurlant de rire, en les suppliant d’arrêter, entre deux hoquets.
Le problème, c’est que le skate n’a aucune chance à Cambridge : trop de pavés. Il existe une misérable petite Assoce de rollers en ligne et une Assoce de la Pelouse qui essaie de maquiller le pré de la Saint-Jean en Central Park, mais ça ne trompe personne, les petits gars. Il ne reste que le vélo, et les VTT – dans la région la plus plate de Grande-Bretagne, où une crotte de chien suscite l’intérêt de l’Assoce d’Alpinisme – ça ne trompe personne non plus.
Les conseillers municipaux de Cambridge raffolent du mot parc. Comme parquer sa voiture est la seule chose qu’on ne peut vraiment pas faire en ville, ils emploient le mot parc à tout bout de champ. Cambridge a été à peu près le premier endroit à proposer des parcs relais voiture/bus. Elle s’enorgueillit d’un parc des sciences, de parcs industriels et bien entendu, les chers et défunts parcs à vélos. Je ne serais pas étonné qu’on ait droit avant la fin du siècle à des parcs de sexe, des parcs Internet, des parcs commerciaux et peut-être, une idée folle, au hasard, des parcs de parcs, avec balançoires et toboggans.
À Cambridge, on ne trouve pas de place où se garer pour maintes raisons. Il s’agit d’une ville médiévale, dont la largeur des rues est délimitée par les alignements de facultés qui se font face, déterminés et immuables comme une chaîne de montagnes. Durant les mois de vacances, subitement, elle grouille de touristes, d’étudiants étrangers et de festivaliers. Par-dessus tout, c’est la capitale de la région des Fens, le seul centre commercial conséquent pour des centaines de milliers d’habitants du Cambridgeshire, du Huntingdonshire, du Hertfordshire, du Suffolk et du Norfolk, pauvres bougres. Mais en mai, en revanche, en mai, Cambridge appartient aux étudiants, à tous les jeunes gars avec leurs petites barbiches hirsutes et leurs rouflaquettes bien taillées. Les collèges ferment leurs portes et un mot monte au-dessus du centre-ville, et enfle jusqu’à crever, comme un énorme ballon rempli d’eau.
Révisions.
Cambridge en mai est un parc de Révisions. La rivière et les pelouses, les bibliothèques, les cours et les couloirs éclosent de jeunes bourgeons qui se prennent la tête sur des livres. La panique, la vraie panique, d’un genre qu’on n’avait jamais connu avant les années 1980, s’abat sur les troisièmes années comme une marée. Les examens comptent. Le type de diplôme compte.
À moins que, comme moi, vous n’ayez passé votre examen final il y a quelques années, bûché comme un malade pour décrocher une mention, que vous ayez achevé votre thèse de doctorat et que vous soyez désormais libre.
Libre ! me criai-je à moi-même.
Li-breuuuuu ! répondit la bicyclette en roue libre et les bâtiments qui filaient en panoramique rapide.
Mon Dieu, que je m’aimais, ce jour-là.
Savoure les démangeaisons et la douleur de tes pieds sur les pédales. Qu’est-ce que tu as à faire la gueule, bon sang ? Combien, comme toi, peuvent-ils tenir droit et se déclarer libres ?
Libre de Jane également. Pas encore tout à fait sûr de mon sentiment sur ce sujet. Je veux dire, je dois bien admettre, c’est tombé comme ça, que c’était ma toute première véritable petite amie. Étudiant, je n’ai jamais été un des grands beaux gosses de ce monde, parce que… bon, faut voir les choses en face… je suis timide. J’ai du mal à regarder les gens dans les yeux. Comme ma mère avait coutume de le dire en parlant de moi (et devant moi) : « Il rougit quand y a du monde, vous savez ». Ça m’aidait beaucoup, évidemment.
J’avais seulement dix-sept ans en arrivant en fac, et comme j’avais une tête de bébé, que je rougissais et que je ne me sentais en confiance avec personne, surtout pas avec les filles, je suis resté un peu solitaire. Je n’avais pas de copains de classe déjà établis, parce que je venais d’une école publique qui n’avait encore jamais expédié personne à Cambridge, et j’étais nul en sport, en journalisme, en théâtre, toutes les activités qui vous font remarquer. Nul en ces domaines précisément parce qu’ils vous font remarquer, je présume. Non, soyons honnête : nul en ces domaines parce que j’étais nul en ces domaines. Si bien que Jane était… hé bien, Jane était ma vie.
Mais maintenant, ya-houu ! Si j’étais capable de boucler un doctorat en quatre ans et de re-caféiner tout seul un décaféiné naturel de chez Safeway, je n’avais besoin de personne.
Toutes les Fiona et les Frances concentrées sur leur Flaubert apparaissaient sous un jour nouveau à ce moi tout neuf et libre, qui déboula en roue libre pour mettre librement pied à terre au portail de St-Matthew et pousser, avec un sentiment de liberté, la 4857M qui cliqueta librement dans le bâtiment.
Alois poussa sa bicyclette par les portes pour entrer dans le chalet.
« Grüß Gott ! »
La bonne humeur de Klingermann durant ces visites d’inspection l’agaçait toujours. Ce type aurait dû se sentir inquiet.
« Gott », marmonna-t-il, quelque part entre un salut et un juron.
« C’est calme, ce matin. Herr Sammer a envoyé un message par la machine téléphonique pour dire qu’il ne viendrait pas aujourd’hui. Un rhume d’été.
— Ma foi, au mois de juillet, ça ne pouvait pas être un rhume d’hiver, mon garçon, non ?
— Non, monsieur ! » s’amusa Klingermann, prenant la remarque pour une bonne plaisanterie, ce qui accrut encore l’agacement d’Alois. Et cette peur du téléphone, appeler ça Das Telefon Ding, comme s’il ne s’agissait pas de l’Avenir, mais d’un engin diabolique envoyé pour mystifier les gens. Mentalité de paysan. Les mentalités de paysan, voilà ce qui empêchait ce pays d’avancer.
Alois passa avec froideur devant Klingermann, s’assit au bureau, sortit de sa musette un quotidien et une bouteille de schnaps, et s’installa pour lire.
« Je vous demande pardon, monsieur ? » intervint Klingermann.
Alois l’ignora et rejeta le journal. Il avait simplement aboyé le seul mot scheiße ! Il avala un bon trait de schnaps et regarda par la fenêtre, au-delà des piquets de la frontière, en Bavière, pardon : en Allemagne, bordel. L’Allemagne, où, en ce moment même, on perfectionnait à Mannheim les transports sans chevaux. Où on construisait des réseaux téléphoniques qui traverseraient toute la nation, et où ce gros porc de Bismarck allait récolter ce qu’il méritait.
« Nous les Allemands, nous ne craignons que Dieu, en ce monde », s’était vanté le Vieux Porc au Reichstag, en s’attendant à ce que Russes et Français se pissent aux culottes devant la puissance de sa Triple Alliance chérie. « Nous les Allemands ! » Qu’est-ce que ça voulait dire, bordel ? Salopard de vieux filou, avec ses guerres danoises et sa langue tirée vers l’Autriche, histoire de dire : on ne veut pas de vous. Seul le Vieux Porc décidait qui faisait partie de « Nous les Allemands ». Les Prussiens. Ces poivrots de junkers.
Eux, oui, ils décidaient. Les Westphaliens avaient le droit d’être allemands, oh oui. Les Hessiens, les Hambourgeois, les Thuringiens, les Saxons avaient le droit d’être allemands. Même les Bavarois en avaient le droit, bon Dieu. Mais les Autrichiens, non. Pas question. Qu’ils aillent croupir avec les Tchèques, les Slaves, les Magyars et les Serbes. Je veux dire, ça se voyait, non ? Même pour un Arschloch comme Bismarck, il était clair qu’Autrichiens et Allemands avaient… oh, et puis à quoi bon ? Peu importait, désormais, le Vieux Porc récolterait ce qu’il avait semé.
Guillaume, avec sa gueule de raie, avait crevé depuis des semaines. Maintenant, le deuil fini, Frédéric-Guillaume occupait le trône. Frédéric-Guillaume et Bismarck se détestaient, ha ha ! Adieu, Chancelier de fer ! Et bon débarras, Vieux Porc de merde. Tes jours sont comptés.
Une carriole avançait vers eux. Alois se leva et rectifia sa tunique. Il espérait que ce serait un Bavarois, et pas un Autrichien de retour. Un Allemand. Chaque fois qu’il venait inspecter un poste frontière, il adorait faire passer un sale quart d’heure aux Allemands.
Bill le Portier leva les yeux de son guichet quand je m’évertuai à entrer avec le vélo. Je le soupçonnais depuis longtemps d’avoir des réserves à mon égard.
« Bonjour, Mr Young.
— Plus pour longtemps, Bill. »
Il parut interloqué. « Les prévisions sont bonnes.
— Plus Mister pour longtemps », développai-je avec un petit sourire rougissant, et je brandis le cartable qui contenait le Meisterwerk. « J’ai achevé ma thèse.
— Oh », fit Bill, et il ramena le regard vers son comptoir.
Se réjouir de mon triomphe, ce serait trop lui demander. Qui sondera jamais le malaise des relations maître/serviteur de la fin du XXe siècle ? Et on pousse même un peu loin en qualifiant ça de relation maître/serviteur. Les portiers avaient leurs Monsieur, leurs M’dame et leurs chapeaux melon, et nous avions nos sourires idiots, sincères et serviles pour essayer de compenser tout cela. Nous ne saurions jamais de quels noms ils nous traitaient quand nous avions le dos tourné. Eux, sans doute, ne sauraient jamais ce que nous trafiquions toute la sainte journée. Était-ce des fils et des filles de portiers qui inscrivaient Killagrad 85 sur les murs ? Bill savait que certains étudiants restaient ici, rédigeaient des thèses de doctorat et devenaient membres du collège, tout comme il savait que d’autres rataient leurs examens ou partaient dans le vaste monde pour devenir riches, célèbres ou oubliés. Peut-être s’en souciait-il, peut-être pas. Cependant, j’aurais apprécié un peu plus de Denholm Elliott dans Un fauteuil pour deux et un peu moins de Judith Anderson dans Rebecca. Je veux dire, vous voyez, hein ? Exactement.
« Bien sûr », dis-je en soupesant à deux mains le cartable avec ce qui devait ressembler, je l’espérais, à une modestie pleine de regret, « on doit d’abord l’examiner… »
Un bougonnement, je ne tirai de lui rien de plus, aussi me détournai-je pour aller voir ce que le courrier m’avait apporté. Un épais paquet jaune dépassait de ma niche. Cool ! Je l’en dégageai avec tendresse.
Imprimé sur l’étiquette d’adresse figurait le logo d’une maison d’édition allemande spécialisée dans les textes universitaires et historiques. Seligmanns Verlag. Je connaissais bien leur nom par mes recherches, mais comment diable pouvaient-ils connaître le mien ? Je ne leur avais pas écrit. Très bizarre. Jamais je ne leur avais commandé de livres… à moins, bien sûr, qu’ils aient je ne sais comment entendu parler de moi de réputation, et qu’ils écrivent pour me demander si je consentirais à ce qu’ils publient mon Meisterwerk. Gééé-nii-aaaal !
Voir ma thèse publiée, c’était naturellement mon vœu le plus grand, le plus cher, celui qui me tenait le plus à cœur. Seligmanns Verlag, ouah, la journée s’annonçait épatante.
Des rêves entiers, des visions et des constructions fantasmées de l’avenir s’édifiaient dans ma tête comme dans un film en accéléré dépeignant la construction des gratte-ciel. Madriers et piliers de soutènement, poutrelles et joints s’assemblant en frétillant, sur un accompagnement guilleret de xylophone. J’étais déjà là-bas, dans la Tour Michael Young, entièrement meublée et louée, en train d’accepter récompenses et postes de professeur, et de signer des exemplaires élégamment maquettés de ma thèse chez Seligmanns Verlag (je voyais même la couleur du livre, la police de caractères, l’illustration de couverture, la photo pleine de dignité de l’auteur et l’accroche) dans l’infinitésimale fraction de temps qui sépara la première vision de l’étiquette sur le colis de la compréhension ultérieure, dans un crissement de freins, un couinement de pneus et un déploiement d’airbags, du nom du véritable destinataire. C’est un peu la merde, tout ça, côté métaphore, mais vous voyez ce que je veux dire.
« Professeur L. H. Zuckermann » lisait-on. « Collège St-Matthew, Cambridge, CB3 9BX. »
Oh. Pas Michael Young MA{Master of Arts, diplôme britannique d’études universitaires (N.d.T.).}, donc.
Je regardai la niche située immédiatement au-dessous de la mienne. Elle était bourrée jusqu’à l’engorgement de lettres, de prospectus et de notes. Dernier de l’alphabet, plus bas encore que « Young, Mr M. D », venait « Zuckermann, Prof ». Cuisant sous la déception, je fixai l’étiquette Dymo.
« Merde, dis-je en essayant de caler le colis dans son réceptacle correct.
— Monsieur ?
— Non, rien. C’est simplement qu’il y a un truc pour le professeur Zuckermann dans ma niche, et que la sienne va exploser.
— Si vous me le donnez, monsieur, je veillerai à le lui remettre.
— Laissez, je vais le lui apporter. Il pourra peut-être m’aider à… à me présenter à certains éditeurs. Où est-ce qu’il loge ?
— Hawthorn Tree Court, monsieur, le 2A.
— Mais qui est-ce, au juste ? » demandai-je en glissant le colis dans mon cartable. « Jamais croisé son chemin.
— Le professeur Zuckermann », répondit-il d’un air pincé. L’administration. Pff.
« Mais je suis allemand !
— Non, vous n’êtes rien. Ces papiers me révèlent que vous n’êtes rien. Rien du tout. Vous n’existez pas.
— Une journée ! Ils sont périmés depuis une journée, c’est tout.
— Monsieur, ce monsieur passe sans arrêt. » Klingermann jeta à Alois un coup d’œil gêné. « Il est… je le connais bien. Je peux répondre de lui.
— Oh. Vous pouvez répondre de lui, vraiment, Klingermann ? Et pourquoi croyez-vous que le Gouvernement impérial à Vienne dépense une fortune chaque mois en papiers, en tampons, en passeports et en affidavits ? Pour le plaisir ? Est-ce que vous savez seulement ce qu’est un affidavit ? C’est un document tamponné, qu’on doit porter tout le temps sur soi, et qui légitime le porteur. À moins que ce citoyen inexistant de nulle part ne se figure qu’il va vous transporter partout, en guise d’affidavit ?
— Mais en tant qu’allemand, j’ai le droit d’entrer librement en Autriche !
— Seulement, vous n’êtes pas allemand. Sans doute, selon ces papiers, étiez-vous allemand hier. Mais aujourd’hui, aujourd’hui, vous n’êtes ni rien ni personne.
— Il faut que je gagne ma vie, que je nourrisse ma famille !
— Il faut que je gagne ma vie, que je nourrisse ma famille…?
— Il faut que je gagne ma vie, que je nourrisse ma famille, monsieur.
— Les ébénistes autrichiens doivent gagner leur vie et nourrir leur famille, eux aussi, monsieur ! Chaque misérable article de camelote allemande qu’on achète ici retire le pain de la bouche d’un ébéniste autrichien.
— Monsieur, sauf votre respect, ce n’est pas de la camelote, ce sont des jouets fabriqués à la main avec amour et attention et, pour autant que je sache, personne n’en fabrique en Autriche, si bien qu’on ne peut pas vraiment m’accuser de retirer le pain de la bouche de qui que ce soit.
— Mais l’argent dépensé par de pauvres parents autrichiens respectables sur ces babioles allemandes corruptrices pourrait sinon être dépensé en nourritures saines, cultivées par des fermiers d’Autriche. Je ne vois aucune raison, en tant qu’agent accrédité de l’Empereur, de tolérer un tel état de fait. Et vous ?
— Corruptrices ? Monsieur, ce sont les plus innocents…
— Comment les appelle-t-on ? Hein ? Répondez-moi. Comment appelle-t-on ça ?
— Monsieur ?
— Le nom qu’ils portent ?
— Des diabolos, monsieur. Vous avez déjà dû en voir…
— Des diabolos, précisément. Diabolos est le mot italien pour Diable. Satan. Le Corrupteur. Et vous les prétendez innocents ?
— Mais, Herr Zollbeamter, on les appelle diabolos parce qu’ils sont… ils sont diablement compliqués. À maîtriser. Un défi, une mise à l’épreuve de la coordination et de l’équilibre ! Une distraction !
— Une distraction, Herr Tischlermeister ? Vous trouvez distrayant que la jeunesse autrichienne gaspille avec un satanique jouet allemand, un temps qu’elle pourrait consacrer avec profit à l’étude ou aux exercices virils ?
— Monsieur, peut-être… aimeriez-vous en essayer un par vous-même ? Tenez… un cadeau. Je crois que vous constaterez qu’ils sont inoffensifs et distrayants.
— Oh, misère. » Alois se pourlécha. « Oh, misère, misère, misère. Un pot-de-vin. Voilà qui est bien regrettable. Un pot-de-vin. Miséricorde. Klingermann ? Le formulaire KI 171, un stock de cire à cacheter et un cachet impérial ! »
L’Idée Diabolique Numéro Un me vint en allant chez Zuckermann.
J’avais passé la loge du Portier et je contournais Old Court en direction de l’arche qui donnait sur Hawthorn Tree. J’avais peut-être le droit absolu de couper à travers la pelouse, plutôt que de faire le tour, mais je n’étais pas précisément certain d’être habilité à fouler la pelouse. La pancarte disait « Réservé aux Professeurs » et je n’avais jamais réuni le courage de demander si cela comprenait les doctorants. Je veux dire, ça paraît tellement niais de poser la question. Vous savez, comme si vous étiez nommé chef de classe à l’école et que vous vouliez savoir si ça signifie que vous pourrez porter des baskets ou appeler les professeurs par leur prénom. Ça craint, non ?
Impose-toi, Michael, voilà ce qu’il faut faire. Je veux dire, que doit-il encore t’arriver avant que tu aies l’assurance que tu as autant de droits que quiconque à vivre sur Terre ? Il faut adopter une nouvelle attitude : un peu plus digne, posée, un style qui s’accorde avec ton nouveau statut dans la vie…
Ces aimables pensées furent interrompues par un brouhaha, un fracas et des éclats de voix au moment où je passais devant la porte ouverte de l’escalier F au coin de la cour. Une silhouette en déboula, une forme floue et stridente, pour fouler d’un pas lourd la pelouse. Elle était chargée d’une pile de CD, d’un buste en plâtre, de trois coussins et d’un poster roulé. Je reconnus Edward Edwards, Double Eddie, quelqu’un qui avait encore moins le droit que moi de marcher sur la pelouse. Il partageait un appartement et sa vie avec un autre deuxième année, James McDonell. Ils prenaient un malin plaisir à m’embarrasser en poussant sur mon passage des feulements de matous et en s’écriant : « Mate-moi ce petit cul ! » ou « Mignooon ! », ce genre de conneries. Très gentil couple, au fond, mais susceptible de basculer dans des scènes d’hystérie et de proclamer haut et fort les vertus soi-disant supérieures de leur sexualité.
Double Eddie semait ses CD sur la pelouse à une cadence soutenue.
« Hé ho ! lui ai-je crié. Tu en fais tomber ! »
Double Eddie ne se retourna pas, n’arrêta pas de marcher. Son dos furieux tourné vers moi, il se borna à me répondre : « M’en fous ! », et renifla.
Oh misère, me dis-je. Encore une dispute. Je lui emboîtai le pas, m’engageant sur l’herbe d’un pas prudent, comme un père responsable qui teste la glace pour voir si elle soutiendra le poids de ses enfants.
Derrière nous, une voix hurla sur un ton clair et aigu, qui se répercuta contre les murailles et les fenêtres de la cour. Je me retournai pour voir James encadré par la porte de l’escalier F, les yeux qui fulminaient et les bras ballants.
« Reviens ici tout de suite ! » hurla-t-il.
Mais Double Eddie continua de s’éloigner à grands pas. « Jamais ! riposta-t-il sans un regard en arrière. Jamais, jamais, jamais, jamais, jamais.
— Hé, là-bas ! »
Bill le Portier, à présent, avait émergé de sa loge avec un air rogue. « Pas sur l’herbe, messieurs, s’il vous plaît. »
Comme Double Eddie avait déjà atteint l’autre bord de la pelouse et que Bill avait usé d’un pluriel sans ambiguïté, j’avais désormais la réponse à ma question sur les doctorants et les pelouses. Verboten.
Tandis que Double Eddie traversait la loge comme une furie en essayant sans succès de siffloter d’un air guilleret, j’entrepris de ramasser les CD tombés par terre, rougissant furieusement sous le regard du portier.
« Désolé ! marmonnai-je. Je ramasse ça, c’est tout, et… »
Bill hocha la tête avec sévérité et observa mes tâtonnements trop désordonnés et pas assez rapides. « Festina lente. Eile mit Weile », bredouillai-je pour moi-même. Quand un universitaire se retrouve sous pression, il jacasse en devises latines et en langues étrangères pour se remettre sa supériorité en tête. Ça n’a jamais aucun effet.
Je rassemblai maladroitement Cabaret, Gypsy, Carousel, Sweeney Todd et le reste, et repartis en toute hâte vers James qui était appuyé contre le chambranle, les yeux mouillés de larmes.
« Euh, tiens, ben, voilà. »
Sa main les repoussa. « Je n’en veux pas, moi, de ces horreurs ! Tu peux les brûler, pour ce que j’en ai à faire ! »
Je posai une main sur son épaule qui tressautait. « Bon, alors, je vais vous les garder. Écoute, je suis vraiment désolé, lui dis-je. Je veux dire, c’est moche. De se faire plaquer. » Il ne dit rien, aussi continuai-je, en lui offrant cette fois-ci tout le bénéfice de mon expérience récente. « Je suis bien placé pour le savoir, vieux. Je viens d’être largué, moi aussi, tu vois ? »
Il me regarda comme si j’étais cinglé. Je me dis qu’il allait peut-être me rétorquer que, dans mon cas, ça n’avait absolument rien à voir. Mais non, il brailla que ce n’était pas juste. Puis il tourna les talons et gravit l’escalier d’un pas lourd, m’abandonnant avec les CD.
En effet, oui, me dis-je en traînant lamentablement mes lacets sous l’arche en coupant à travers le parking, ce n’était absolument pas juste. Se faire plaquer est vraiment la plus vache des vacheries. On avait surtout du mal à distinguer entre l’humiliation et la perte. On ne peut jamais savoir vraiment si l’on est torturé par la douleur de se trouver séparé de la personne aimée, ou par l’embarras d’admettre qu’on a été rejeté. J’avais déjà envisagé de convaincre Jane de revenir, afin de pouvoir être celui qui plaquait, rien que pour égaliser le score.
Et dans le parking, elle souffle ! Quatre mille livres de Renault Clio. Avec mes Ray-Bans sur le tableau de bord, notai-je. Alors, elles, j’allais les récupérer. Je laissai choir le cartable par terre à côté de la voiture, extirpai mon trousseau de clefs, ouvris la portière et les chaussai. S’affirme-t-on moins ou plus, quand on porte des lunettes noires ? On se cache les yeux, on devrait donc paraître faible ou timoré, mais en réalité on devient froid et hyper indéchiffrable. En revanche, on ne voit pas très clair à l’intérieur d’une voiture, avec. J’arrivai à distinguer un rouleau de bonbons à la menthe dans le renfoncement entre les sièges ; à moi, pas d’hésitation. Je me souvenais de les avoir achetés dans une station-service. Maintenant que j’y réfléchissais, la moitié de ces cassettes m’appartenaient aussi. J’empoignai tout ce que ma main pouvait tenir. Assortiment divers : un peu de Pulp, de Portishead, des Kinks, de Verdi, de Tchaïk, de Blur, les compils de Morricone et d’Alfred Newman et bien entendu, tous mes Oily-Moily adorés. Qu’elle conserve les Mariah Carey, les K. D. Lang, les Wagner et les Bach, estimai-je. Nombre de liaisons sans enfant à notre époque tournent autour de la garde de la collection de disques, aussi est-il essentiel d’établir le premier ses revendications.
L’Idée Diabolique Numéro Un me frappa en fait à ce moment-là. Je me penchai plus avant dans la voiture et j’arrachai l’autorisation de parking du collège collée sur la face interne du pare-brise pour la déchirer en tous petits morceaux. Hé hé hé.
L’Idée Diabolique Numéro Deux frappa au moment où les cassettes venaient rejoindre dans mon cartable les CD d’opéra de Double Eddie, et où je tombai sur ma petite fiole de Blanco.
Pour un homme de la génération clavier, je dois avouer que j’ai une écriture superbe. Ma marraine m’avait offert un coffret de calligraphie Osmiroid pour Noël quand j’avais environ quatorze ans et c’est vraiment devenu une passion, pendant un temps. Vous savez, former correctement les lettres, deux traits pour le o, les petits sérifs vers le haut sur les ascendantes et les descendantes des italiques, épais fin, épais fin, tout cela joliment proportionné, la totale. Vous auriez dû voir mes lettres de remerciements, cette année-là. Du tonnerre.
Je m’inclinai vers le capot de la Renault comme un suspect se plaçant en position pour un motard de la police des autoroutes US, tirai la langue sur un côté de la bouche et me mis à l’ouvrage. Il me parut vraisemblable que les solvants du Blanco auraient une action fabuleusement corrosive sur la peinture, compliquant de façon redoutable l’effacement de mon petit mot d’amour sans recourir à une peinture intégrale, ennuyeuse, très longue et extrêmement coûteuse. Cool. Voilà sans aucun doute le Michael Young volontaire que nous cherchions. Mon cœur fit doum-ba-doum-ba-doum tandis que je reculais pour juger pleinement de l’effet. Je n’avais vraiment jamais rien commis de ce genre jusque-là. J’avais l’impression de piquer dans un grand magasin, ou d’acheter une revue porno.
Les lettres n’étaient pas aussi énormes que je l’aurais souhaité, mais une petite bouteille de Blanco ne va pas très loin, même sur le capot compact d’une Clio. Cependant, le blanc tranchait de façon étonnante sur le rouge Dubonnet, et la formulation, à mon avis, frappait à peu près juste.
Je demeurai un petit moment en contemplation en me demandant si je ne devrais pas tenter par la même occasion de retirer cet autocollant débile, mais vraiment débile, sur la vitre arrière : LES GÉNÉTICIENS FONT ÇA IN VITRO, grosse poilade, ha ha ha, quand je m’aperçus qu’il ne devait pas être loin de onze heures. Je devais encore livrer son foutu colis à Zuckermann, larguer le Meisterwerk dans la salle de Fraser-Stuart et aller dans la mienne où une première année devait attendre qu’on la supervise. Si je me souvenais bien, elle était en retard pour un essai sur Castlereagh et Canning, sur la remise duquel j’avais déjà obligeamment accordé deux prolongations. Elle pouvait s’attendre de ma part au plus froid des accueils glaciaux en cas de retard supplémentaire. Moi qui venais d’achever une thèse en deux cent mille mots de débat historique argumenté avec finesse, documenté avec intensité, présenté avec originalité et exprimé avec élégance, je n’allais pas supporter des feignants d’étudiants sournois, bonne humeur ou pas. Fini la bonne poire. Je vous présente le Dr Sale Type.
Je m’étais arrêté pour reprendre mon cartable lorsque ÇA se produisit. La pire chose qui pouvait arriver arriva. Un incident merdique en lui-même, mais qui déclencha ce qui était sans doute l’événement (ou non-événement) le plus merdique de l’histoire de l’humanité. Bien entendu, sur l’instant, je n’en avais aucune idée. Sur l’instant, seule m’absorba la catastrophe personnelle que cet incident merdique représentait. Croyez-moi, la calamité se suffisait déjà à elle-même, sans savoir que le destin de millions de gens se trouvait dans la balance, sans même avoir la plus vague idée que je mettais en marche l’explosion de tout ce que je connaissais.
Voici ce qui se produisit. Alors que j’attrapais mon cartable par sa poignée, la fermeture, usée par des années de manipulations, de déplacements, de tiraillements, de soulèvements, de traînements, de coups de pied, de chutes et de mauvais traitements, choisit cet instant-là pour céder. Peut-être était-ce le fardeau inaccoutumé des CD de Double Eddie, de mes cassettes de musique, du Meisterwerk et de ce paquet de chez Seligmanns Verlag, posté à tort dans ma niche. Peu importe. La plaque en laiton en trois parties qui accueillait la languette de la fermeture s’arracha à ses amarres agrafées et pourries, ouvrant en grand la gueule défunte du cartable pour expédier quatre cents pages non reliées de débat historique argumenté avec finesse, documenté avec intensité, présenté avec originalité et exprimé avec élégance, dans les remous désordonnés d’une brise de mi-mai qui tourniquait autour du parking.
« Oh, non ! hurlai-je. Par pitié, non ! Non, non, non, non, non, non ! », tout en courant d’un coin à l’autre en cherchant à happer le tourbillon de pages emportées par le vent, comme un chaton giflant des flocons de neige.
Il existe à la télé une émission où des célébrités agissent de même avec de l’argent. Mille billets de banque sont projetés en l’air par une soufflerie, et un couillon doit en récupérer le plus possible. Attrapez une brique, ça s’appelle. Présenté par le type, là, qui ressemble à Kenneth Branagh quand il porte la barbe façon Shakespeare. Edmunds. Noel Edmunds. Ou Edmonds, peut-être bien.
L’essentiel de la table des matières avait atterri sous les roues de ma Renault/celle de Jane en un tas qui ne craignait rien. Le reste, le corps puissant de ce noble ouvrage, y compris l’appendice, les tables, la bibliographie, l’index et les remerciements, voletaient en toute liberté.
Me courbant en deux pour retenir contre mon torse les pages sauvées, je titubai d’un tourbillon de papiers au suivant, les saisissant et les crochant comme une mouette pêchant des harengs. Bon, d’accord, je ne pouvais pas être à la fois un chaton giflant des flocons de neige et une mouette pêchant les harengs.
« Bon Dieu d’enfer de merde, non ! Revenez, saloperies ! hurlai-je. Par pitié ! »
Mais je n’étais pas seul.
« Mon Dieu, mon Dieu ! Quel malheur. » Je me retournai pour découvrir un vieillard qui traversait lentement le parking, en ramassant calmement une page après l’autre.
Il me parut, dans ma fièvre et mon affolement et malgré ma gratitude pour l’assistance qu’il m’apportait, que c’était très facile pour lui, car partout où il passait les courants d’air semblaient s’évanouir et les pages voleter sans vie jusqu’au sol, ravies qu’il les ramasse. Ce n’était pas possible. Mais je m’arrêtai, j’écarquillai les yeux et je vis que c’était possible. Vraiment. Réellement. Partout où il allait, le vent tombait devant lui. Comme le sorcier qui dompte les balais et les seaux dans la séquence de « L’apprenti sorcier » de Fantasia. Ce qui me laissait, bien entendu, le rôle de Mickey Mouse.
Le vieil homme se tourna vers moi. « Il vaut mieux approcher dans le sens du vent », dit-il en prononçant les V en F, à l’allemande, « votre corps protège les feuilles.
— Oh, dis-je. Merci. Ouais. Merci bien.
— Et vous devriez peut-être lacer vos chaussures ? »
Il y a toujours un gros malin, non ? Quelqu’un pour vous donner l’impression que vous n’avez pas un gramme de bon sens. Mon père était comme ça jusqu’à ce qu’il apprenne que mieux valait ne pas essayer de m’enseigner les plus modestes rudiments d’ébénisterie ou de voile. Et puis il est mort avant que j’aie pu le remercier en manifestant le moindre intérêt. Le gros malin ici présent portait la barbe, préférant le modèle Tolstoï au Branagh-Shakespeare, et il continuait à avancer sereinement à travers le parking en ramassant les feuilles volantes qui se couchaient et faisaient les mortes à son ordre.
La technique « tans le fent » se révéla plus ou moins efficace avec moi aussi et nous naviguâmes tous deux entre les pages à terre et le poisson échoué de mon cartable mort et hébété.
Une fois toutes les feuilles visibles rassemblées, je vérifiai sous chaque voiture, harmonisant ma saleté, mes écorchures et mes accrocs extérieurs avec ceux que j’éprouvais à l’intérieur. La dernière page récupérée gisait, le recto contre le capot de la Clio, collée au Blanco en train de sécher. Je la détachai avec délicatesse.
Cette catastrophe ne me retardait que d’un jour, bien entendu. Je veux dire, tout se trouvait là-bas, sur le disque dur, dans notre maison au village de Newnham, mais ce n’était pas, vous comprenez, ce n’était pas bon signe. Cela signifiait l’achat d’une nouvelle ramette de cinq cents pages de papier pour photocopie et… Hé bien, en quelque sorte, cela sortait la dorure du pain d’épice, voilà mon sentiment. Les festivités de la nuit dernière, le Chateauneuf-du-Pape à soixante-deux livres, ce sentiment de liberté en arrivant en ville sur mon vélo… Prématuré, tout cela.
Un nuage passa sur le soleil, et je frissonnai. Le Vieil Homme se tenait parfaitement immobile en fixant une des pages du Meisterwerk.
« Je vous remercie infiniment », dis-je, tout rose et essoufflé. « C’est vraiment idiot. Faut que j’achète un cartable neuf. »
Il leva les yeux et il y avait quelque chose dans ce regard, quelque chose de monumental ; même à l’époque, je m’en aperçus clairement. Une chose absolument éternelle et inexprimable.
Il me rendit le morceau de papier qu’il lisait en exécutant une petite courbette raide. Je vis que c’était la page 49 de la première section du Meisterwerk, celle qui couvrait la reconnaissance par Alois jusqu’au mariage avec Klara Pölzl.
« Qu’est-ce que c’est, s’il vous plaît ? s’enquit-il.
— C’est, euh… ma thèse de doctorat.
— Vous êtes diplômé ? »
J’avais l’habitude de cette surprise dans la voix. Je paraissais trop jeune pour être diplômé. Franchement, je paraissais trop jeune pour être étudiant, parfois. Je devrais peut-être essayer à nouveau de me laisser pousser la barbe. Si j’avais assez de testostérone pour ça, en fait. J’avais fait une tentative l’année précédente et les risées m’avaient presque poussé à l’auto-immolation. Je rosis derechef et hochai la tête.
« Pourquoi ? me demanda-t-il avec un signe de tête vers le papier dans sa main.
— Pardon ?
— Pourquoi ce sujet ? Pourquoi ?
— Pourquoi ?
— Oui. Pourquoi ?
— Hé bien… »
Je veux dire, tout le monde sait comment se choisit un sujet de thèse de doctorat, en histoire. On fait fiévreusement le tour des bibliothèques, à la recherche d’un sujet que personne d’autre n’a couvert depuis, disons, vingt ans, et ensuite, on l’annexe. On fait valoir ses droits sur ce filon unique. Tout le monde sait ça. Mais le regard que me jeta le vieil homme exprimait une gravité si insondable que je ne trouvai pas même un commencement de réponse, aussi exécutai-je un haussement d’épaules désemparé, en adressant au sol un sourire idiot. Jane me houspillait constamment pour cette piteuse tactique, mais je n’arrivais jamais à me retenir.
« Comment vous appelez-vous ? » demanda-t-il, sans la dureté de quelqu’un qui aurait bien envie de vous dénoncer aux autorités, mais avec un genre d’incrédulité, avec une inflexion aiguë vers le haut, comme s’il était abasourdi et légèrement horrifié de ne pas avoir été prévenu plus tôt.
« Michael Young.
— Michael Young », répéta-t-il, étonné encore une fois. « Et vous êtes diplômé ? Ici ? Dans ce collège ? » J’opinai et il leva les yeux vers les nuages qui couvraient le soleil derrière moi. « Je ne vois pas bien votre figure, dit-il.
— Oh, dis-je. Pardon. » Je me déplaçai pour qu’il puisse mieux me voir.
Absolument surréaliste. Mais qui était-ce donc ? Un chirurgien esthétique ? Un portraitiste ? Qu’est-ce que ma figure avait à voir là-dedans ?
« Non, non. Les lunettes de soleil. » En infléchissant la fin des mots, « soleil », allemand sans aucun doute, peut-être un peu du sud ou de l’est.
Je retirai les Ray-Bans, ce qui me rendit encore plus timide et nous restâmes là à nous dévisager. Enfin, lui, il regardait et moi, je lui jetais de petits coups d’œil par-dessous mes cils, comme une jeune Lady Di.
Il portait une barbe et était vieux, comme je l’ai dit. Un visage ridé et usé, mais difficile à dater avec exactitude. Les universitaires ne vieillissent pas de la même façon que le reste des gens. Certains conservent une peau surnaturellement lisse et juvénile même en étant septuagénaires, le type d’Alan Bennett, jeune et blond, celui, je le supposai, selon lequel je mûrirais. D’autres décatissent prématurément et se mettent à regarder par-dessus leurs lunettes, à cligner des yeux et à se voûter comme de petites taupes bien avant quarante ans. Cet homme m’évoquait la photo de… du chef Joseph, c’est ça ? Ou de Geronimo ? Un de ces deux-là. Une tête de W. H. Auden sexagénaire, en tout cas. Ce qui me rappela à son tour ce qu’avait déclaré David Hockney en apercevant pour la première fois Auden vieux : « Bon sang, si son visage ressemble à ça, comment a-t-il le scrotum ? » Le vieil homme devant moi, à en juger par les crevasses et fissures de son front, devait avoir un genre de chou-fleur en suspension dans le pantalon. La barbe, blanche aux racines, se graduait, si on peut ainsi employer ce mot, vers un gris moyen aux bouts raides et fourchus.
Je ne sais pas bien ce qu’il a vu en me regardant : vingt-quatre ans, tous mes cheveux et pas un poil sur la figure, et oui, merde, d’accord, une casquette de base-ball. Ce qu’il a vu a suffi, en tout cas, pour pousser sa main droite à émerger pour serrer la mienne.
« Leo Zuckermann, dit-il.
— Le professeur Zuckermann ? » J’y crois pas. Lui, en chair et en os.
« Je suis professeur, oui.
— Oh. Bon. J’ai quelque chose pour vous, en fait. » Le colis de Seligmanns Verlag gisait à terre, retourné. J’époussetai un peu de saleté et le lui tendis. « Ça se trouvait dans ma boîte aux lettres, qui est placée au-dessus de la vôtre. La vôtre débordait, alors je…
— Ah, oui. Xenakis, Young, Zuckermann. X, Y, Z. » Il prononça zi au lieu de zéde, ce qui cadrait avec le balancement légèrement américanisé de son accent. « Je vous demande vraiment pardon. Je néglige de façon lamentable l’entretien de ma boîte à lettres.
— Ne vous inquiétez pas. Très bien.
— Pas votre unique exemplaire, j’espère ? dit-il en désignant d’un geste le fatras dans mon cartable. Tout sauvegardé sur ordinateur, certainement ?
— Oui. Mais c’est quand même contrariant.
— Le châtiment de Dieu.
— Pardon ?
— Pour prendre avec si mauvaise grâce le rejet. » Il tendit le doigt, en souriant, vers le capot de la Clio et son message d’amour.
« Ouais, lui dis-je. Puéril. »
Il me considéra avec un regard intense. « Vous, je le suppose, vous êtes un homme de café.
— Un homme de café ?
— À votre façon de danser et de sauter en l’air quand vous êtes énervé. Un homme de café. Je suis un homme de chocolat chaud. Aimeriez-vous venir visiter mon appartement bientôt ? Pour prendre un café ?
— Un café ? D’accord. Heu… Ouais. Pourquoi pas ? Bien sûr. Merci. Certainement. Parfait. » Ne réussissant à éviter qu’Excellent et Volontiers dans l’absurde litanie des politesses anglaises de Grande-Bretagne.
« Quel jour ? Quelle heure ? Je suis libre tout l’après-midi aujourd’hui.
— Euh… Oh, cet après-midi ? Aujourd’hui ? Certainement ! Oui. Volontiers. Ce serait parfait. Je… Il faut que j’aille imprimer tout ça de nouveau, mais…
— Alors, nous disons quoi ? Vers quatre heures trente ?
— Ça me paraît très bien, merci. Et merci pour m’avoir aidé avec le… vous savez. Merci.
— Je crois que vous m’avez sans doute assez remercié.
— Quoi ? Oh… Oui. Pardon.
— Tshish ! » dit-il.
Enfin, le bruit ressemblait à tshish, et voulait indiquer, je suppose, l’amusement d’un étranger face à cette maladie anglaise de ne plus pouvoir, une fois lancé, arrêter remerciements et excuses.
Nous nous éloignâmes à reculons l’un de l’autre, comme font les universitaires.
« Quatre heures et demie, alors, lui dis-je.
— Hawthorn Tree Court, indiqua-t-il. 2A.
— D’accord, dis-je. Merci. Je veux dire, pardon. Excellent. Cool. »
Klara, couchée sous lui, pensait à des pâquerettes. À des pâquerettes, des campanules, des perce-neige, du foin, au chœur de Mondsee à la messe de Pâques, à n’importe quoi, n’importe quoi sauf à la puanteur, au poids et aux éructations du Bâtard qui se vautrait sur elle.
Ses deux épouses précédentes avaient dû arriver à supporter ça, tout comme elles avaient réussi à lui donner des bébés qui avaient vécu. Peut-être que ce sera la bonne, pensa-t-elle. Cette fois-ci. Pas comme cette pauvre Frieda Braun qui avait fait une fausse-couche cet après-midi même, après avoir tiré de l’eau à la pompe de la citerne, reniflé cette abominable puanteur et vu un torrent d’asticots se déverser dans son seau. Pauvre Frieda. Et maintenant, on avait vidé la citerne et ils devaient emprunter de l’eau aux gens de l’autre côté de la rue, comme des paysans. Pauvre Frieda. Elle aurait tellement voulu avoir un enfant, elle aussi.
Une petite fille, pria Klara. Une gentille petite fille, Lilli, à qui elle enseignerait en secret à aimer les montagnes et les champs et à détester les villes haïssables et étouffantes. Le Bâtard avait annoncé ce soir qu’il avait l’intention d’installer sous peu la famille à Linz. Linz, une ville énorme en comparaison avec Braunau. Linz, qui évoquait pour Klara l’idée de plumes, de pattes et de fourrure. Les plumes sur les chapeaux des femmes, les plumes d’autruche bleu vif dans des vases, dans les couloirs au carrelage coloré, les plumes en éventail sur des vitraux au-dessus des portes d’entrée et les plumes des oiseaux empaillés sous des globes transparents sur les buffets de chêne noir dans les salles à manger. Des plumes, des pattes et de la fourrure. Des pattes de daim serties de pierres précieuses en guise de broches. Des fourrures de renard autour du cou de femmes bossues comme des douairières ; pas seulement la fourrure du renard, mais l’animal au complet, la bête entière : les pattes, la tête, les yeux, les dents, la mâchoire en V exposée en un sourire, la totalité de la bête aplatie et séchée comme de la morue salée, comme du papier qu’on ne pourrait déchirer.
Ils déplacent la campagne à la ville, songea-t-elle. Ils tuent les animaux pour les porter en vêtements, les conserver sous des globes de verre ou les écorcher pour les transformer en escarpins vernis et en valises brunes. Aux chevaux, ils font tracter des autobus toute leur vie à travers les villes avant de les faire bouillir pour fabriquer de la colle ou de les écorcher pour en tirer du rembourrage de canapés et des archets de violons. On jette les arbres dans des hauts-fourneaux pour actionner les machines et surchauffer les maisons ou on les sculpte en bouquets de feuilles de chêne, avec glands, noix et ronces, pour tout teindre ensuite, sombre, lugubre et mort. On dessèche et on teint les fleurs pour les arranger sur les pianos en bouquets, sur des carrés de soie frangée. La clarté même de la vaste campagne est plaquée à l’huile sur des toiles, sous forme de sombres montagnes d’orage, de caverneux ravins dans la brume et de lourds tumultes de nuages, pour les accrocher ensuite aux murs de corridors sinistres, éclairés par de tristes becs de gaz chuintants pour infliger aux enfants la terreur permanente du monde extérieur à la ville. Comment peut-on supporter la ville ? Du sang, du fer et du gaz. Des pâquerettes. Pense aux pâquerettes. Mais on donne des pâquerettes aux oies. Aux oies, aux poules, chair de poule. La chair qui frissonne et se hérisse au contact moite de l’homme.
Elle avait su que ce soir serait une nuit d’amour, comme il les appelait. Liebesnacht. Elle l’avait su parce qu’il ne l’avait pas battue, n’avait pas donné l’impression de le vouloir, même lorsqu’elle avait lui renversé de la soupe dans le giron au repas. Pas un regard vers Pnina sur le mur, juste un sourire atroce et une tape badine sur la main, accompagnée du mot : « Vilaine ! », moqueur, avec la voix de fausset d’une gouvernante. Ignoble, sa grimace comme s’il savait qu’elle trouvait son amour infiniment plus affreux que ses poings de brute.
Qu’il mettait du temps ! Klara se souvint de sa sœur, plaisantant de son époux Hermann, de sa précipitation impossible qui la laissait parfaitement insatisfaite.
« Sorti avant d’être entré ! »
À l’époque, Hermann était un petit campagnard qui ne buvait qu’aux fêtes religieuses et aux jours fériés, pas un homme de cinquante – Dieu du ciel ! De cinquante et un an. Alois avait eu cinquante et un ans le mois dernier – dont la grande plaisanterie voulait qu’il ne boive que les mercredis et les jours en G. Montag, Dienstag, Mittwoch, Donnerstag, Freitag, Samstag, Sontag.
Klara tendit le cou en arrière et contempla avec envie la Sainte Vierge sur le mur au-dessus de la tête du lit. Alois, après être sorti sept ou huit fois sur une embardée, jurant comme un charretier, parut, enfin, toucher au but. Elle reconnut ces cadences plus frénétiques et attendit les ultimes soubresauts animaux.
Le ciel, songea-t-elle. Le ciel, des lacs, des forêts, des lapins et des aigles. Oui, un aigle immense qui fondrait de son aire dans les montagnes pour emporter ce porc couinant. Un grand aigle en plein essor, qui pouvait tout, qui voyait tout, qui conquérait tout, ses yeux perçants et ses ailes puissantes, et des serres qui dégoulinaient du sang du porc !
Un liquide rouge perlait goutte à goutte dans un de ces machins entortillés en spirale qu’ils aiment tant, et je le contemplai, fasciné. Le travail de Jane demeurait pour moi un mystère impénétrable, et elle préférait qu’il en aille ainsi, mais on ne pouvait nier l’attachante joliesse des ustensiles employés. Des mètres et des mètres de rangées de cornues, de capillaires et de tubes en plastique transparent qui tournaient, viraient, montaient, descendaient, entraient, sortaient dans un sens et dans l’autre, de zig et de zag. Et, plus sexy que tout, il y avait des centrifugeuses. J’avais souvent observé Jane prendre une petite tache sale d’un truc coloré et visqueux pour décharger un pistolet à injection avec un plip délicat à l’intérieur de petites éprouvettes nichées comme des oisillons affamés dans un tambour compact et rond. Une fois la becquée donnée à toutes les gueules de verre, on lançait la rotation du tambour. La précision chromée et le bourdonnement grave de l’ensemble étaient hyper géniaux. Fabrication bien plus solide qu’un lave-vaisselle ou un sèche-linge. Aucune vibration, du solide, du lisse et du scientifique comme Jane elle-même. Et sur une autre paillasse, j’aimais admirer les lamelles de gel colorées d’élégantes marbrures d’une autre pigmentation qui couraient en leur centre, comme un truc tiré d’un garde-manger de confiseur ou peut-être comme les filaments de sang torsadés qu’on trouve dans un jaune d’œuf. Jane appelait son labo la Cuisine ; la rencontre entre l’acier inoxydable et le verre, et la gelée organique colorée et les liquides criards ravivaient le petit garçon en moi, le fils serviable et guilleret qui aimait regarder sa mère battre les œufs et étaler la pâte.
Grosse affaire, bien entendu, le marquage génétique. On raconte au monde qu’on travaille sur un plan énorme baptisé Projet Génome Humain, de la Bonne Science, du Progrès de l’Humanité, des Frontières de la Connaissance, du louable et du noble – voire du Nobel –, tout ça, mais en fait, on essaie de découvrir un nouveau gène pour lui coller dessus un maximum de brevets avant qu’un autre le repère à son tour. Rien qu’à Cambridge, on trouve des dizaines de compagnies « biotechniques » privées. Dieu sait dans quel genre de pots-de-vin et de saletés ils sont impliqués. Pas Jane, elle ne serait pas corruptible, évidemment. Jamais.
Parfois, je l’attaquais sur la nature de son travail.
Que ferais-tu si tu découvrais qu’il existe réellement un gène de l’homosexualité ? Ou que les Noirs ont moins d’intelligence verbale que les Blancs ? Ou que les Asiatiques sont plus doués pour les chiffres que les Blancs ? Ou que les Juifs sont congénitalement méchants ? Ou que les femmes sont plus bêtes que les hommes ? Ou les hommes plus bêtes que les femmes ? Ou que la religion tient à une prédisposition génétique ? Ou que tel gène détermine des tendances criminelles et tel autre prédispose à l’Alzheimer ? Tu sais bien, les conséquences pour les assurances, les munitions que cela fournirait aux racistes ? Tout ça ?
Elle répondait qu’elle verrait ça le moment venu et que, de toute façon, son travail se situait dans un domaine différent. Et d’ailleurs, si toi, en tant qu’historien, tu découvrais que Churchill s’était tapé la Reine durant toute la Guerre, est-ce que ce serait ton problème ? Tu exposes des faits. Au commun de l’humanité la tâche de les interpréter. Il en va de même avec la science. Que Dieu n’ait pas créé Adam et Ève n’était pas le problème de Darwin, mais celui des évêques. Ne t’en prends pas au messager, expliquait-elle avec calme, grandis un peu et pose-toi plutôt des questions.
De l’ongle, je flanquai une chiquenaude contre la paroi du goutte-à-goutte. Donald, l’assistant de recherches de Jane, s’était éclipsé avec embarras dix minutes plus tôt pour aller la chercher. J’entendis une porte claquer au bout du couloir et je me redressai. Elle n’aimait pas qu’on touche à ses affaires.
« Hé bien, merde. La bête est là, en effet. Elle a le front de se présenter devant nous.
— Salut, mon bébé…
— À quoi as-tu touché ? Montre à maman ce que tu as tripoté et salopé, pour nous éviter de devoir le découvrir plus tard.
— Rien du tout ! Je n’ai rien touché… Enfin, j’ai simplement tapoté le tuyau, là. Le liquide restait coincé, alors je l’ai aidé à avancer. C’est tout. »
Jane me fixa avec horreur. « C’est tout ? C’est tout ? » Elle hurla à la porte : « Donald ! Donald ? Venez ici ! Il faut tout recommencer. Dix semaines foutues en l’air. Bon Dieu ! »
Donald accourut. « Quoi ? Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’il a fait ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Jane, j’ai donné une toute petite tape, je jure…
— Ce connard a simplement secoué le réactif méthyle orange dans le tuyau de tartration.
— Mais bon Dieu, Jane, me lamentai-je, ça n’a quand même pas changé les choses à ce point, si ? »
Donald fixa la tuyauterie. « Oh, bon Dieu, dit-il. Non ! Non ! » Il s’effondra sur la paillasse et enfouit son visage entre ses mains.
Je poussai un soupir de soulagement et je me retournai pour faire face à Jane. « C’était une sale blague, c’était cruel, en fait. Si Donald n’était pas un menteur aussi minable, ça m’aurait vraiment perturbé. »
Les sourcils de Jane remontèrent vivement. « Oh, dit-elle, alors, comme ça, c’était cruel ? Je vois. Ça t’aurait perturbé.
— Écoute, je sais ce que tu vas dire…
— Vandaliser ma voiture, la faire enlever par la fourrière pour parking illicite. Ça, ce n’étaient pas des blagues cruelles qui m’auraient perturbée ? C’étaient les tendres réflexes d’une âme aimante et torturée. Des jeux romantiques nés d’un bel esprit complexe. Pas du tout puérils : adultes. Un commentaire plein d’ironie sur l’amour et l’échange. Un compliment tout à fait merveilleux. Je devrais te remercier. »
Je déteste vraiment quand elle se met dans ces états-là. Et Donald en train de ricaner, comme s’il savait de quoi elle parlait.
« Ouais, ouais, ouais, dis-je en levant une main. C’est bon.
— Laissez-nous, Donald, dit Jane en s’installant sur un tabouret. J’ai besoin d’avoir une conversation avec ce phénomène. »
Donald, comme moi un rapide du rougissement, sortit de la pièce à reculons, tout pataud. « Ho. Oui. D’accord, bien sûr. Je vais… Oui. K. »
J’attendis que le battement des portes s’apaise avant d’oser lever les yeux vers ce regard moqueur.
« Désolé », dis-je.
Les mots tombèrent avec un bruit mat dans un silence d’une longueur douloureuse.
Elle n’avait pas vraiment le regard moqueur. Je n’aurais pu lui attacher aucune qualité. J’aurais pu le qualifier de froid, ou d’ironique. Ou de calculateur. C’était le regard de Jane et pour n’importe qui d’autre, il aurait pu paraître a) amical, b) gentil, c) amusé, d) provocant, e) sexy, f) impérieux, g) sceptique, h) admiratif, i) passionné, j) racoleur, k) terne, l) intellectuel, m) méprisant, n) embarrassé, o) apeuré, p) faux, q) désespéré, r) ennuyé, s) satisfait, t) plein d’espoir, u) inquisiteur, v) inflexible, w) furieux, v) attentif, x) déçu, y) pénétrant ou z) soulagé.
Il était tout cela. Je veux dire, il s’agissait d’une paire d’yeux humains, le miroir de l’âme. Pas le miroir de la sienne, mais de la mienne. J’y plongeais le regard avec le sentiment d’avoir agi en immense couillon et donc, naturellement, j’en retirais un regard moqueur.
Soudain, à ma surprise, elle sourit, se pencha en avant et me caressa la nuque.
« Oh, Pup, dit-elle. Qu’est-ce que je vais faire de toi ? »
Un mot sur cette histoire de Pup.
Les gens m’appellent Pup. P’tit Chiot.
Voilà l’histoire.
Vous êtes sur le point d’entrer dans une grosse université, vêtu d’un veston, d’une cravate et d’un pantalon chic, ceux que Maman a achetés spécialement pour le grand événement. Vous vous appelez Michael. Vous avez deux ans de moins que tout le monde, et c’est pratiquement la première fois que vous vous retrouvez loin de chez vous. Que faire ? Un voyage en train de Winchester à Cambridge nécessite de traverser Londres pour changer de gare. Donc, vous débarquez dans le West End, pour en revenir avec une sérieuse coupe de cheveux, un pantalon hyper flottant, un T-shirt qui beugle « Suce-moi l’âme », une doudoune kaki et le nom Puck. Vous remontez à bord du train pour Cambridge, réincarné en mec à la coule. On tolérait plus ou moins l’emploi de mec et de à la coule, il y a huit ans. De nos jours, évidemment, seuls les publicitaires et les journalistes parlent encore comme ça. Ce qu’on dit vraiment dans la rue aujourd’hui, j’en sais moins que rien. J’ai laissé tomber ces préoccupations peu de temps après avoir été latté deux fois et m’être entendu dire de dégager, connard.
J’ai choisi Puck, parce que j’avais joué le rôle à l’école dans une représentation du Songe d’une nuit d’été, et j’avais trouvé que ça m’allait pas mal. Spike, Yash, Blast, Spit, Fizzer, Jog, Streak, Flick, Boiler, Zug, Klute, Rogne – j’ai passé toute la liste en revue. Puck me paraissait cool sans sombrer dans l’agressivité. Malheureusement, à mon premier repas au réfectoire, il y avait eu une confusion.
« Salut, me dit un type totalement nul en veston et cravate en s’asseyant à côté de moi. Je m’appelle Mark Taylor. Tu dois être un bizuth, non ? »
Je lui donnai mon nouveau nom cool, mais j’avais la bouche pleine et, je ne sais comment, il intégra dans sa petite tête que je m’étais présenté en disant Puppy Young.
— Pup ? Ah, ouais, je vois. P’tit Chiot. D’accord. » Aucune de mes protestations postillonnées n’aboutit à rien, et je devins Pup ou Puppy, le Chiot ou P’tit Chiot. De ce coup-là, je me suis jamais remis, en termes du genre de racaille dans la place, beeyatch, street, gangsta, trop cool que j’avais aspiré à devenir. Peut-être que Snoop Doggy Dog de South Central, Los Angeles, Californie, aurait bien encaissé qu’on l’appelle Snoop Puppy Pup, mais Michael Young, d’East Dene, Andover dans le Hampshire, n’avait pas l’ombre d’une chance, ce petit con.
Jane a adoré, bien entendu. Adoré m’appeler P’tit Chiot, Toutou et Choupinet. Ce qui expliquait en partie le petit pétage de plombs qui m’avait conduit à graphiter le capot de sa Renault.
Sa Renault ? Notre Renault, voulais-je dire. Vous voyez ? Elle était déjà en train de gagner.
Tout ça pour dire que… oui, j’ai adoré sortir avec une femme plus âgée. Deux ans de différence ne comptent peut-être pas réellement comme Une Femme Plus Âgée, mais je tirais quand même satisfaction de cette petite différence. Oui, j’aimais bien me faire materner un peu. Oui, j’appréciais tout à fait la gifle salée de ses moqueries modérées, mais NON, je ne suis ni un eunuque ni un masochiste. Une partie de moi aime simplement être un Homme, une fois de temps en temps. Et je ressentais, franchement, je ressentais…
« Je sais ce que tu as ressenti hier au soir, me dit-elle. Tu as pensé que j’étais jalouse. Tu as cru que l’idée que tu aies terminé ta thèse me déplaisait. Nous allions nous retrouver tous les deux Docteurs, tous les deux à égalité. Tu as cru que ça m’irritait.
— Rien ne pourrait être plus loin de la vérité », répliquai-je, et rien n’aurait pu être plus loin de la vérité.
« Et peut-être as-tu cru que je ne prenais pas l’Histoire très au sérieux, comparée à mon travail.
— Certainement pas ! mentis-je de nouveau.
— Oh. » Jane leva les sourcils avec une surprise sincère. « Vraiment ? Parce que c’était vrai. Tout ça. C’est vrai, ça m’ennuyait que tu sois sur le point de décrocher ton doctorat. Et de devoir te regarder te pavaner à la maison comme un petit coq. Je veux dire, vois les choses en face, mon chéri, une femme moins solide aurait vomi.
— J’étais heureux, c’est tout.
— Et c’est vrai, je me suis dit, qu’est-ce qu’un doctorat d’histoire ? N’importe qui avec une demi-cervelle est capable de grignoter les fruits de la bibliothèque quelques mois et de chier une longue thèse luisante. Ça ne met pas en jeu de la réflexion, des calculs ou du travail. Pas du vrai travail. Juste des postures de dilettante prétentieux.
— Ah, merci ! Merci vraiment beaucoup.
— Je sais, P’tit Chiot, je sais. Ça n’a pas duré. J’étais jalouse. Je t’en ai voulu.
— Oh.
— Désolée. Je suis ravie que tu aies achevé ta thèse. Je suis fière de toi. »
Un véritable génie en matière de feinte, d’esquive et de finasserie, Jane. Elle vous présente tous les arguments à sa charge avant que vous en ayez l’occasion, et ensuite, elle demande pardon avec tant de douceur et de courage, qu’elle ne laisse que la bonne volonté comme dernière option.
« À propos de la voiture, dis-je en baissant les yeux. Je me suis conduis de façon puérile.
— Laisse tomber la voiture. Qu’est-ce qu’on en a à foutre, de la voiture ? C’est une voiture, pas un petit chat ou une déclaration des droits de l’homme. Rien à foutre au carré. Et, au risque d’éveiller de nouveau ton viril courroux, tu dois reconnaître que ça a été un des rares actes courageux, amusants et indépendants que tu aies jamais commis. D’ailleurs, j’ai menti en disant que la fourrière l’avait embarquée et il se trouve que les graffiti sont partis avec un coup de fréon, alors, quel mal y a-t-il eu ?
— Alors, ça veut dire… euh… que nous sommes toujours ensemble ?
— Viens par ici, toi », dit-elle en attirant ma tête vers la sienne.
Nous nous sommes embrassés, longuement, avec force, et, en reprenant mon souffle, j’ai bredouillé mes remerciements. À l’intérieur… ma foi, je n’avais peut-être pas les mêmes certitudes. Je m’étais fait à l’idée d’avoir été manipulé, trahi et recraché. Les blessures de la douleur et de la manipulation possèdent une sorte de réconfort. Mais après tout, voyez-vous, je l’aimais. Je l’aimais vraiment. Je frissonne toujours/Quand tu me tou-tou-tou tou-touches. C’était vrai. Oily-Moily ne se trompait jamais. Chaque fois que la chair de Jane touchait la mienne, je ressentais une montée de sève. Alors, bon, on s’est embrassés et j’ai dit adieu à ma liberté.
Elle est plus grande que moi : ça ne veut pas dire grand-chose, la plupart des gens sont plus grands que moi. Elle est brune, alors que je suis blond. Pas mal de gens la croient italienne ou espagnole. Je l’appelle ma bohémienne d’amour aux cheveux aile de corbeau, ce qui lui fait lever les yeux au ciel avec amusement. Elle est très propre. L’expression semble incongrue, mais c’est vrai. Pas simplement presque propre, comme disent les publicités, mais vraiment propre. Elle a toujours des mains fraîches, immaculées, et sa blouse de laboratoire, ses vêtements, ne sont jamais froissés ni avachis. Il y a juste cette maladresse charmante et attendrissante, une vague gaucherie, la raideur de son manque de coordination ; comme avec l’infime strabisme d’Ingrid Bergman, c’est le défaut minuscule, presque imperceptible, qui magnifie la beauté.
« Écoute, lui annonçai-je. Je vais passer chez Sainsbury, et ce soir, nous allons mitonner un bon petit gueuleton. Tout se passera comme il faut, cette fois-ci. Qu’est-ce que tu en dis ? »
Elle baissa les yeux vers moi. « Tu sais, P’tit Chiot, dit-elle. Si tu étais encore un peu plus mignon, il faudrait que je te conserve dans le formol.
— Oh, allez », fis-je, en prenant sur la paillasse la petite coupelle en perspex contenant les pilules orange, pour les secouer sur un rythme sud-américain très emprunté. « Hum, commentai-je en en prenant une que je tins entre le pouce et l’index. Et elles apportent quoi, comme trip, celles-là ?
— Mais tu vas poser ça, merde ? » Soudain folle de rage, elle voulut s’emparer de la coupelle et manqua son coup, projetant les pilules sur toute la paillasse et par terre.
Je ne l’avais jamais vue ainsi. Une furie, une vraie furie.
« Hé ! » m’écriai-je en protestant, tandis qu’elle m’écartait sans douceur de la paillasse.
« Pourquoi est-ce tu ne pourras jamais comprendre qu’il ne faut toucher à rien ? »
Elle sauta du tabouret et se mit à ramasser les pilules éparpillées, tout en maudissant, elle, moi, la vie et Dieu.
Ça dépassait tout. Je la rejoignis par terre pour me lancer à la chasse aux pilules.
« Écoute-moi, ma puce, je voulais…
— Ferme-la et cherche. Je ne te parle pas. »
Pour la troisième fois en autant d’heures, je ramassai des objets par terre. Les CD, les feuilles de papier, et maintenant les pilules. Il y a des jours comme ça. Des journées à thème.
Lorsque toutes les pilules eurent réintégré la coupelle, à bonne distance de mes petites menottes, Jane se tourna vers moi, la poitrine frémissante d’indignation, je regrette de devoir le dire.
« Bon Dieu, P’tit Chiot, mais tu as vraiment un problème !
— Un problème ? Quel problème ? Putain, mais j’ai juste pris une pilule…
— Est-ce que tu sais de quoi il s’agit ? Est-ce que tu en as la moindre idée ? Non, bien sûr, pas la moindre. Ça pourrait contenir de l’anthrax, la polio ou Dieu sait quoi. On pourrait les absorber par la peau. Ça pourrait être du cyanure, tu n’en sais rien.
— Bon, alors, qu’est-ce que c’est ?
— Ce sont des contraceptifs.
— Ah oui ? » Je leur jetai un coup d’œil, intéressé.
« Un contraceptif masculin.
— Une pilule pour homme. Cool.
— Non, pas une pilule pour homme, la pilule pour homme.
— Mais pas dangereuse ?
— Ça dépend, tête de nœud, de ce que tu entends par dangereux. On ne les a pas testées sur les humains, pour commencer.
— Hé ben, je peux te servir de cobaye, alors, non ?
— Non, tu ne peux pas me servir de cobaye, bordel, rugit-elle. Elles ont un effet irréversible.
— Répète un coup ?
— Voilà précisément ce que tu ne pourras plus faire : répéter un coup, pas dans un sens productif, en tout cas. Elles stérilisent de façon permanente. »
Je déglutis. « Oh.
— Oui. Oh.
— Pas passé loin, dis donc.
— Non que ton héritage génétique fasse partie de ceux qu’un monde rationnel souhaiterait jamais voir se propager.
— Tu devrais les mettre sous clef.
— C’est toi que je devrais mettre sous clef. On va décider d’une règle, P’tit Chiot. Tu n’interviens pas dans mon travail, et je n’interviendrai pas dans le tien. De cette façon, nous pouvons éviter les catastrophes, d’accord ?
— Oui, bon, dis-je en m’éloignant. Faut que, genre, je me tire, d’ac’ ? »
Elle me considéra, un sourire s’élargissant sur son visage. « Tu crois qu’il pourrait y avoir une chance, une fois que ta thèse sera lue, pour que tu te mettes à parler un anglais correct ?
— Comment ça ?
— Tous ces cool et d’enfer, ces ouah… d’où ça sort ? Tu seras sans doute professeur au collège, l’an prochain. Tu crois que Trevor Roper se baladait dans l’établissement en disant Ouah, mec… genre, cool ! Franchement, mon chéri, ça sonne tellement bizarre. Tellement incongru.
— Hé bien, dis-je en me rasseyant. La chose, vois-tu, c’est que l’Histoire, gros problème d’image. » C’était une de mes théories personnelles, que je ne lui avais encore jamais exposée. Je lissai de mes paumes la surface de la paillasse, comme si je séparais deux monticules de sel. « Il existe deux genres d’historiens, d’accord ? De ce côté, tu as A, la jeune baderne – les Hayek, Peterhouse, Cowling, le genre lecteurs du Spectator, Thatcher-était-ma-déesse, je rêve de devenir secrétaire particulier d’un membre conservateur du Parlement, d’accord ? Et puis, de l’autre côté, on a B, le genre poids lourds sérieux, Christopher Hill, Althusser, E.P. Thompson, poststructuralistes, dans ta gueule, aux chiottes l’individu, j’encule l’histoire.
— Et à quel genre appartiens-tu, P’tit Chiot ?
— À aucun des deux.
— Aucun des deux. Hum. Donc, ma formation scientifique me conduit à postuler l’existence de plus de deux genres. Il y a un genre C.
— Oui, oui, oui. Très drôle. Ce que je voulais dire, étant donné cette histoire d’image, que veux-tu faire ? Tu vois, le type baderne appartient stylistiquement aux années quarante et cinquante, le genre poids lourd aux années soixante et soixante-dix. Donc, tous les deux sont, disons, dépassés, et l’histoire n’est plus un feeling actuel. Ma théorie, d’accord ? C’est que l’historien devrait appartenir plus complètement à son époque que n’importe qui d’autre. Comment peut-on historifier une période révolue si on ne s’identifie pas totalement à la sienne, OK ? Faut venir de sa propre époque. Alors, moi, j’appartiens à maintenant.
— J’appartiens à maintenant ? J’appartiens à maintenant ?? Je n’arrive pas à croire que tu as dit ça. Et historifier ?
— Oui, bon, de toute évidence, il faut un peu de temps pour s’habituer au jargon.
— Hum. Donc, ce que tu as fait, c’est que tu as inventé un troisième genre, le C, l’historien surfeur. Sur la déferlante du point break du passé, courant le tube à travers les déferlantes d’hier. Dr Keanu Young, Mec diplômé en philosophie.
— Voilà. C’est triste, non ?
— À peine, mon chéri. Mais du moment que tu en as conscience, ce n’est pas trop grave. Il y a plein de hippies fanés dans les facultés et les salles des professeurs de ce monde, je ne vois donc pas pourquoi il n’y aurait pas également des surfeurs fanés.
— Ouais, hypra cool, ma garce. »
Nous nous embrassâmes à nouveau et je sortis en trébuchant du labo, avant de réussir à la fâcher encore contre moi.
En route vers le garage à vélo, je fis un petit détour. Ouaip, elle était bien là. Notre Clio. Pas une trace sur le capot ne demeurait de mes efforts calligraphiques. Salopards de savants. C’était quoi, cette connerie de fréon, d’abord ? Je me penchai pour renouer mes lacets. Toute la journée, ils étaient restés défaits – vous savez comment ça se passe, avec les baskets blanches – les montants deviennent tellement mous et avachis que les bouts des lacets peuvent entrer se loger sous la plante des pieds pour vous donner l’irritation permanente d’être la princesse sur un pois.
Tiens donc ? Les lacets de la basket droite se trouvaient à l’extérieur, sans aucun bout qui se faufile en dessous. J’avais dû embarquer un gravillon, parce que, sans le moindre doute, quelque chose me travaillait la plante du pied.
Holà ! Une des pilules orange de Jane. La vengeance de Germaine. Il fallait que je fasse demi-tour et…
Et merde. Je fourrai le petit cachet dans mon portefeuille. Et si je le laissais choir dans le terrier du lapin d’à-côté ? Ricanement.
Lacets noués, désormais, je descends à vélo Madingley Road, composant des listes de courses dans ma tête. À manger, à boire, du vrai café, du papier pour imprimante laser, retour à la maison, réimpression du Meisterwerk, retour en ville pour déposer un exemplaire net à Fraser-Stuart et ensuite, ah oui, passer voir ce Zuckermann, mon gars Zuckermann…
« Poussez donc, madame ! Poussez ! Vous dites que c’est son quatrième ? »
Alois hocha la tête et baissa les yeux d’un air dégoûté.
« Écoute-moi, Klara… Mais écoute-moi ! »
Klara ne pouvait pas entendre.
« Klara ! » Alois se pencha sur elle et parla de son ton le plus sévère.
Mais elle se trouvait à des kilomètres de là. Dévalant les collines, s’élevant au-dessus des lacs et des villages, se perchant sur le clocher des églises, serrant un moment dans ses serres les dômes dorés en oignon avant de se jeter à nouveau dans le vent, pour monter toujours plus haut.
Le médecin vint se placer à côté d’Alois. « Si elle a déjà été trois fois en travail, il ne devrait pas y avoir de souffrance, même sans une dose aussi copieuse de laudanum. »
La remarque pénétra dans l’esprit de Klara, embrumé par l’opiacé. La souffrance ? Il n’y a pas de souffrance, rit-elle à part elle. Aucune souffrance, rien que l’extase ! La joie ! La joie pure d’un libre essor.
Une nouvelle contraction formidable l’envoya tournoyer plus haut que les plus hautes montagnes. L’Europe entière s’étendait sous elle. Sans poteaux de douane, ni limites ou frontières ; avec tous les animaux qui couraient librement. Si haut qu’elle fût, les mouvements de la plus petite musaraigne ou d’un papillon lui apparaissaient clairement, elle entendait gratter la terre quand un lapin quittait son terrier vingt kilomètres plus bas, se concentrait sur une unique goutte de rosée tremblant sur un minuscule brin d’herbe. Maîtresse du temps et de l’espace, seigneur de tout. Elle poussa un cri de joie, perçant, aigu, en voltant de l’est vers l’ouest, du nord au sud, les terres filant sous ses vastes ailes en une liberté pure et sans entraves.
« Mon Dieu, Schenck, tout ce sang ! Elle n’avait jamais encore autant saigné ! Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, monsieur. Rien, je vous assure. La tête est grosse, une légère déchirure du muscle hyménal, rien de plus. »
Le bec de l’aiglon qui picore avec une volonté farouche les parois de son œuf. Celle-ci vivra ! Je perçois sa force. Sa volonté de fer. Ma fille l’aigle, que j’élèverai pour qu’elle me libère.
« Klara ! Au nom du ciel ! Tout ce bruit ! Vous êtes sûr de lui en avoir donné suffisamment ?
— C’était d’emblée une dose énorme. Un peu plus, monsieur, et elle serait endormie. Ah, le voilà. Oui, voilà l’enfant ! Encore une poussée, Klara. »
Elle est libre ! Elle est venue au monde ! Libre ! Écoutez la vigueur de ses cris ! Quelle force ! Quelle volonté ! La volonté de vivre, la soif de vivre. Elle vivra et sera forte, et je l’aimerai plus qu’aucun être vivant n’a jamais aimé sa fille.
« Ha ha ! » Alois en train de rire. Jamais il ne riait, mais voilà qu’il s’esclaffait. Lui aussi se sentait bien. Il percevait la grandeur de ce moment.
La main du docteur Schenck lissa les cheveux trempés de sueur de Klara, étalant sur son front une ligne de sang de la largeur d’un pouce.
« Félicitations, ma chère. Votre enfant. Solide comme un chêne.
— Liebling ! Klara ! Mein Schatz !
— Elle dort, à présent, monsieur.
— Elle dort ?
— À franchement parler, c’était une dose énorme. Elle était plongée dans un rêve. À son réveil, elle se sentira plus fraîche. Elle n’aura aucun souvenir de la douleur. Sur ce point, la Nature est bonne. »
Alois se pencha pour embrasser le front maculé de sang. « Regarde-le, habile femme. Regarde-le ! Le voilà ! Mon garçon ! Mon magnifique garçon ! »
« Mon garçon ! Et si ponctuel ! C’est en train de passer, il y en a pour une minute à peine. Entrez, entrez ! L’ordre ne règne pas autant qu’il le devrait, mais vous devriez trouver un endroit où vous asseoir. Là, peut-être ? Parfait. Je reviens en un Augenblick. Vous parlez allemand ? Mais bien sûr. Je vais chercher des tasses. Pour vous, Michael Young, des tasses ! »
Je m’assois, les mains sur les genoux et j’examine mon environnement tandis qu’il s’affaire dans la kitchenette pour préparer le café.
« Enfin, je ne le parle pas vraiment, lance-je. J’arrive plus ou moins à le lire. J’ai un ami qui m’aide pour les… vous savez, les expressions compliquées. » Je ne sais pas bien s’il m’entend par-dessus le fracas des tasses.
Bel appartement, qu’il a pour lui, j’observe. Double baie vitrée sur Hawthorn Tree Court, vue sur la rivière et le pont Sonnet au-delà. Deux murs tapissés de bibliothèques. Je me lève pour mieux voir.
Ouah !
Primo Levi, Ernst Klee, George Steiner, Baruch Fiedler, Lev Bronstein, Willi Dressen, Marthe Wencke, Volker Riess, Elie Wiesel, Gyorgy Konrad, Hannah Arendt, Daniel Jonah Goldhagen et ainsi de suite et cætera. Des rangées et des rangées, chacun des livres dont j’ai jamais entendu parler sur le sujet, et des dizaines, des vingtaines, des centaines même, dont je n’ai pas entendu parler.
Si Zuckermann se spécialise en histoire contemporaine, comment se fait-il que nos chemins ne se sont jamais croisés jusqu’ici ? À quelques étagères de là, les livres deviennent plus généraux. En voici un que je connais bien. Les racines du nationalisme allemand de Snyder, Presses universitaires de l’Indiana. Je pourrais presque citer son numéro d’ISBN, que j’ai bien entendu inclus dans la bibliographie du Meisterwerk, compilée il y a deux soirs à peine. Je le prends, obéissant à cette étrange compulsion qui pousse les gens à examiner, chez les autres, les biens qu’ils ont en commun. Je me souviens, j’ai lu ça quelque part, les publicitaires des firmes automobiles ont découvert que les gens sont beaucoup plus susceptibles de lire des publicités sur la voiture qu’ils viennent d’acheter que sur n’importe quelle autre marque. Le même syndrome, je présume. Ou peut-être estimons-nous que regarder le double d’un objet que nous possédons nous-mêmes représente une violation moindre de l’intimité d’autrui que de fourrer le nez dans l’inconnu. Peu importe.
« Le nationalisme politique est devenu pour les Européens de notre époque, cite Zuckermann en arrivant avec un plateau qui tangue, la considération la plus importante au monde, plus importante que l’humanité, la correction, la bonté, la piété, plus importante même que la vie. C’est bien ça ?
— Mot pour mot, lui dis-je, impressionné.
— Et quand a-t-il dit cela, Norman Angell ? Un peu avant la Première Guerre mondiale, je pense. Prophétique.
— Allons, donnez-moi ça.
— Ça va. Je le pose ici. Et maintenant ! Du lait ? Du sucre ?
— Du lait, mais pas de sucre, man, plaisante-je.
— Sucre, man. Zucker Mann ! Très amusant ! »
Il rit, me semble-t-il, davantage de la rougeur furieuse qui suit cet effort lamentable, que de l’humour de la plaisanterie proprement dite. Pourquoi est-ce que je fais des efforts ?
« Ah, je vois que vous avez attaché votre bagage, maintenant. Très sage. »
Je baisse les yeux vers le vieux cartable ligoté par un sandow que j’ai déposé par terre à côté de moi. « Oui. Je suppose que je vais devoir finir par m’en payer un neuf. Je trimballe ce vieux machin depuis l’école primaire.
— Tenez. Maintenant, excusez-moi une seconde. » Il me tend une tasse de café et emporte un pot d’autre chose, du chocolat chaud, je suppose, jusqu’à un ordinateur portable sur son bureau. « Je m’amuse », dit-il, regardant l’écran en clignant des paupières et en laissant glisser son doigt sur le trackpad, « à un jeu avec un collègue en Amérique. »
Je vois par-dessus son épaule qu’il a commencé à télécharger du courrier. Je distingue un message long de trois ou quatre caractères seulement. Il le lit avec un petit rire et va à une table à la fenêtre où une partie d’échecs se déploie devant la banquette.
« Siss ! s’exclame-t-il en déplaçant un cavalier noir. Je n’aurais pas pensé à ça. Vous jouez, Michael ?
— Non… euh, non, je ne joue pas. Je veux dire, je connais les mouvements, mais je ne vous poserais guère de défi, je le crains.
— Oh, je crois que si. Je suis très mauvais aux échecs. Très mauvais. Mes amis se moquent de moi pour ça. D’accord, une bonne chose de faite. » Il revient se rassoir face à moi. « Alors. Comment trouvez-vous le café ? »
Je lève la tasse vers lui. « C’est cool. Merci.
— Cool ? Ah oui. Vous voulez dire que ça va ? Cool. Il me fait toujours rire, ce mot. À la mode et démodé, comme les patins à roulettes dans le passé je ne sais pas combien de fois. Je me souviens quand West Side Story a débuté à New York. Play it cool, Johnny, Johnny cool ! C’est quand ? Voyons… oui, bien sûr, 1957, il y a presque quarante ans, ma première année à l’université de Columbia. Et vous dites encore cool ici ! Mais on ne dit plus cool, Raoul, hein ? Maintenant, c’est cool tout court. »
Je me tortille sur mon siège. « Franchement, je n’en sais rien, Professeur. J’ai vingt-quatre ans, j’ai dépassé tout ça.
— Appelez-moi Leo. Oh, certainement, dépassé, bien sûr. Vingt-quatre ans ! Bientôt, vous devrez changer de nom, de Young à Old. Oui, vous avez eu vingt-quatre ans en avril, je pense. »
Je le dévisage. « Comment le savez-vous ?
— J’ai fait des recherches, bien sûr. Votre site sur le Vor-r-ld Vide Vep ! » Il accompagne son accent exagéré pour un effet comique d’un ample geste des mains, digne d’un magicien. « Michael Duncan Young, né à Herford, avril 1972. »
Tout le monde, dans toutes les facultés, a son site Internet de nos jours. Le mien est vaguement ennuyeux, établi pour moi par Jane qui comprend tous ces machins informatiques, les cadres, le Hot Java, les applets, le VRML, tout ça. La page consiste en une section biographique étique, une photographie de nous deux près de la rivière qu’elle avait je ne sais comment scannée ou numérisée, enfin, ce qu’on fait dans ce but, et de quelques liens vers la faculté d’histoire et ses propres pages, qui sont beaucoup plus frappantes que la mienne et comprennent une vidéo d’ADN en train de tourner, et d’autres trucs sérieusement balaises.
« Et en quel jour exact d’avril est-ce donc, je me demande ? poursuit Zuckermann. Laissez-moi deviner…
— Je ne vois pas…
— Disons… disons, je ne sais pas… le 20 ? Le 20 avril ? Qu’est-ce que vous en dites ? »
Je m’essuie les paumes contre les cuisses, et j’opine.
« Pas mal, non ? Dans le mille ! À vingt-neuf chances contre une, je mets dans le mille du premier coup ! Et le lieu de naissance ? J’ai cru au premier regard que c’était une faute de frappe, et que vous étiez né dans la ville de Hertford en Angleterre. Mais non, peut-être votre père était dans l’armée. Peut-être vous êtes né à Herford, en Allemagne, où se trouvait, il y a encore quelques années, un camp militaire britannique ? »
Encore une fois, j’opine.
« Bien. Vous êtes né à Herford, en Allemagne, le 20 avril 1972. »
Il me regarde avec malice. Pendant une horrible seconde, il est le double de ce vieillard absurde avec des bretelles qui chantait avec les Schtroumpfs, le menton sur la table, les yeux allant de gauche et de droite tandis qu’ils dansaient devant lui.
« Et vous ? » je lui demande, pressé de changer de sujet. « Vous n’êtes pas historien. Que faites-vous, exactement ? »
Ses yeux suivent les miens jusqu’aux rayonnages. « Très ennuyeux, j’en ai peur. Un savant, c’est tout. Mon domaine est la Physique, mais j’ai, comme vous voyez… d’autres centres d’intérêt.
— La Shoah ?
— Ah, vous pensez que vous me flattez peut-être en employant le mot hébreu. Oui, la Shoah très spécialement. » Ses yeux reviennent sur moi. « Dites-moi, Michael, êtes-vous juif ?
— Euh, non. Non, pas du tout, comme ça se trouve.
— Comme ça se trouve. Vous êtes sûr ?
— Ben, oui, enfin, je veux dire, ça ne me dérange pas dans un sens ou dans l’autre, mais je ne suis pas un… je ne suis pas juif.
— Forster, vous savez, dans les années trente, il a écrit un essai sur ce qu’il appelait “La conscience juive”. Comment savons-nous, a-t-il dit, que nous ne sommes pas juifs ? Est-ce qu’un seul d’entre nous pourrait nommer nos huit arrière-grands-parents avec la certitude qu’ils étaient tous aryens ? Et pourtant, qu’un seul d’entre eux soit juif, alors nos vies deviennent absolument contingentes de ce Juif, comme elles le sont de la lignée de mâles qui nous a donné notre nom de famille et notre identité. Une remarque intéressante, je trouve. Je doute que même le Prince de Galles puisse citer ses huit arrière-grands-parents, non ?
— Ah, c’est certain que je ne pourrais pas nommer les miens, dis-je. À la réflexion, je ne peux même pas citer précisément mes quatre grands-parents non plus. Mais, pour autant que je sache, je ne suis pas juif.
— Non que ça vous importe dans un sens ou dans l’autre ?
— Non », lui réponds-je en m’efforçant de réprimer une note d’agacement dans ma voix. Il y a vraiment quelque chose de très zarb dans toute cette histoire, toutes ses questions. Zuckermann me dévisage avec intensité comme s’il prenait une décision – mais dans quel sens, cette décision, je ne saurais dire.
J’avais découvert au cours de mes recherches que mon domaine regorge de gens très bizarres, et certains considèrent comme une évidence que vous partagiez leur bizarrerie. Un groupe à Londres avait appris je ne sais comment mon sujet de thèse et m’a envoyé des échantillons de leur « littérature » qui nous ont fait bondir, Jane et moi, sur le téléphone pour appeler la police.
Zuckermann éclate de rire devant l’expression de mon visage. « Je vois que vous êtes irrité que je vous taquine de cette façon.
— En fait, je ne vois absolument pas où…
— Okay ! Fini de taquiner, je promets. Droit au but. » Il se penche en avant dans son fauteuil. « Vous, Michael Duncan Young, vous avez écrit une thèse sur un sujet qui m’intéresse beaucoup. Vraiment beaucoup. Donc. Deux choses. Alpha, j’aimerais la lire. Beta, j’aimerais savoir pour quelle raison vous l’avez écrite. Voilà. Rien de plus simple. » Il se renfonce dans son fauteuil pour attendre ma réponse.
Je déglutis avec difficulté. Nous nageons en eaux profondes, Watson. Avancez avec prudence. Beaucoup de prudence. « La première chose que vous devez savoir », lui dis-je lentement, en essayant sans succès de soutenir le bleu perçant de son regard, « c’est que je ne suis pas un… vous savez. Je ne suis pas un de ces cinglés, du genre de… Je ne suis pas un gars style David Irving{Négationniste britannique (N.d.T.).}, si c’est ce que vous pensez. Je ne collectionne pas les Croix de fer ou les croix gammées, les Luger ou les uniformes SS, je ne soutiens pas qu’il y a eu seulement vingt mille morts au cours de l’Holocauste, ce genre de conneries. »
Il hoche la tête, les yeux clos comme quelqu’un qui écoute de la musique, et me fait signe de poursuivre.
« Et vous avez raison, mon anniversaire tombe bien le 20 avril. Je suppose que, depuis que j’ai découvert que le 20 avril était, vous savez, ce qu’on pourrait appeler un jour spécial, je suis fasciné ou je ne sais pas, coupable. » J’avale une gorgée de café pour humecter une gorge qui se dessèche rapidement.
« Coupable ? Voilà qui est intéressant. Vous croyez à l’astrologie, peut-être ?
— Non, non. C’est pas ça. Je ne sais pas. Comme je disais. Vous savez.
— Hum. Et puis, bien sûr, c’est un sujet que les biographies couvrent en très peu de détails, aussi convient-il tout à fait à une thèse de doctorat, où l’on se doit de revendiquer un territoire vierge, non ?
— Y a de ça aussi, ouaip. »
Il ouvre les yeux. « Nous n’avons pas prononcé le Mot, n’est-ce pas ?
— Heu, pardon ?
— Le Nom. Nous avons évité le Nom. Comme si c’était un juron.
— Oh, vous voulez dire, euh… Hitler ? Ben…
— Oui, je veux dire : euh, Hitler. Adolf Hitler. Hitler, Hitler, Hitler, répète-t-il à un volume croissant. Vous avez peur de lui ? Hitler ? Ou peut-être vous pensez que je ne permets pas le nom Hitler dans mon logement, que c’est comme de dire cancer dans un boudoir de dame ?
— Non, simplement…
— Bien sûr. »
Nous sombrons dans le silence jusqu’à ce que je m’aperçoive qu’il attend que je continue.
« Heu… Pour ce qui est de la lire. Ma thèse, je veux dire. Elle se trouve chez mon superviseur, pour l’instant. Le docteur Frasier-Stuart et, évidemment, il doit tout lire, tout vérifier, vous savez, avant de l’envoyer au professeur Bishop. Ensuite, elle part à Bristol, je crois. Le professeur Ward. Emily Ward. Je vois que vous avez un de ses ouvrages, là-bas… Enfin, bref, à midi, j’ai dû en imprimer un nouvel exemplaire pour le Dr Fraser-Stuart, après… vous savez bien, ce qui s’est passé dans le parking, tout ça. Mais je pourrais vous en tirer un autre si vous voulez. Heu… Évidemment.
— Hé bien, je vous dis la vérité, Michael. Vous avez toujours les pages que j’ai vues ?
— Oui, mais elles sont toutes mélangées, et assez abîmées.
— Je suis si impatient de lire votre travail que je prends tout ce que vous avez et je mets de l’ordre moi-même. J’imagine que les pages sont numérotées ?
— Bien sûr, dis-je en tendant la main vers le cartable, servez-vous. »
Il prend possession du copieux paquet de feuilles marquées de traces de pneus, déchirées, froissées et criblées de trous par le gravier, et les place avec soin sur la table, lissant avec douceur la page du dessus pendant qu’il parle. « Alors, Michael Young. Diriez-vous que vous en savez davantage sur le jeune Adolf Hitler que n’importe qui de vivant ? »
Je cligne des yeux, et j’essaie d’y réfléchir le plus honnêtement possible. « Ce serait aller un peu loin, je crois, dis-je enfin. J’ai visité l’Autriche l’an dernier et j’ai consulté autant d’archives que j’ai pu trouver, et je ne crois pas avoir découvert quoi que ce soit de nouveau. Je m’intéresse à un créneau de temps très étroit, voyez-vous. Je crois pouvoir dire que j’en ai appris plus long sur sa mère, Klara Pölzl, qu’on n’en savait avant, et des choses sur leur maison à Braunau, où il est né, mais c’est très tôt et ça n’a pas eu d’influence sur sa vie. Voyez-vous, ils ont déménagé à Gross-Schonau alors qu’il n’avait qu’un an, et ensuite à Passau un ou deux ans après, et quand il avait cinq ans ils ont quitté Fischhalm pour un village près de Linz, et tout ce qu’on peut savoir sur sa scolarité là-bas est connu, je dirais. Les historiens de la fin des années quarante et des années cinquante avaient l’avantage de pouvoir parler à des gens qui l’avaient connu enfant. Évidemment, je ne disposais que de vieilles archives sur lesquelles me baser. Alors…
— Et vous continuez à éviter le nom.
— Ah oui ? Heu, ce n’est pas délibéré, je vous assure », lui dis-je, nettement décontenancé, désormais. Ce que je viens de dire représente un assez long discours, pour moi. « Pour répondre à votre question, je crois que j’en sais autant sur l’enfance d’ADOLF HITLER que n’importe qui et dans certains domaines, oui, davantage.
— Tiens, tiens.
— Pourquoi ?
— Heu, pardon ?
— Pourquoi voulez-vous savoir, exactement ?
— Hé bien, je vais commencer par lire votre travail, si vous permettez. » Il va vers la porte, signalant la fin de l’entrevue. « Et ensuite, peut-être, vous me ferez la faveur de revenir me rendre visite ?
— Bien sûr. Absolument. D’accord.
— Parfait.
— Je voulais dire. » Je regarde de nouveau sa bibliothèque. « Vous êtes visiblement un peu un expert, vous aussi, alors votre opinion aurait beaucoup de valeur. »
Je reste planté gauchement près de la porte, sans savoir comment prendre congé.
« En fait, finis-je par bredouiller, ma petite amie est juive. »
Pas rose, cette fois-ci : écarlate. Je sens la pleine rougeur se propager sur mon dos et mon torse, envahir ma gorge et submerger tout mon visage, jusqu’à devenir un grand fanal clignotant de malaise et d’embarras. Quel connard ! Pourquoi est-ce que j’ai dit ça ? Mais pourquoi est-ce que j’ai été dire ça ?
Il me surprend en me passant un bras autour du cou et en me tapotant doucement l’épaule. « Merci, Michael, dit-il.
— Elle travaille en biochimie. Cette université. Vous la connaissez, peut-être ?
— Peut-être. Et elle est toujours votre amie ? Après ce que vous avez fait à sa voiture ?
— Oh… Ben… Elle est très indulgente. En fait, ça l’a amusée.
— Ça m’a amusé aussi. Un compliment si chevaleresque, à vrai dire. Alors, vous reviendrez me rendre visite ? Et peut-être, la prochaine fois, vous voudrez voir mon laboratoire, hein ?
— Hem, dis-je, ce serait passionnant. »
Il rejette sa tête en arrière et éclate de rire. « En fait, mon garçon, je crois, et vous en serez surpris, que ce sera vraiment passionnant.
— Bon, très bien. Et merci pour le café. Oh, je ne l’ai pas fini…
— Inutile. Je ne sais pas comment il était avant, mais il est cool, maintenant. »
Klara toucha malgré elle le bras d’Alois, pour une pressante intercession.
« Vous serez gentil ? Vous ne vous mettrez pas en colère ?
— Lâche-moi, toi ! Contente-toi de le faire entrer. »
Elle baissa la tête avec abattement et quitta la pièce. En refermant les doubles portes sur Alois, elle le vit prendre sa pipe. Klara se mordit la lèvre avec tristesse : il réservait la pipe aux moments de sévérité paternelle.
Dans le couloir, Anna époussetait un globe de verre sous lequel, ailes figés en un déploiement triomphal, deux chardonnerets lançaient un regard vif. Klara lui adressa un timide signe de tête et gravit l’escalier, le chêne tendu, noir et brillant, craquetant comme une sorcière sous ses pas.
Il était étendu à plat ventre sur le lit, en train de lire, les mains collées sur les oreilles. Malgré le grincement des planches, il ne l’avait pas entendue, aussi l’observa-t-elle un moment avec amour. Il lisait à une vitesse prodigieuse, tournant les pages et parlant tout seul ce faisant, de petits rires, des hoquets et des grognements dégoûtés accompagnant chaque paragraphe. Encore un livre d’histoire, supposa-t-elle. Récemment, à la fête d’anniversaire d’un camarade de classe, il avait impressionné le bibliothécaire de Linz en discutant de l’Empire romain avec un savoir consommé, tandis que les autres enfants dansaient et cabriolaient les uns sur les autres au son d’un piano. « Gibbon se trompe totalement », l’avait-elle entendu déclarer sur un ton de reproche. Ce qui avait fait rire le bibliothécaire, qui lui avait tapoté l’épaule. Il s’était déhanché et avait fulminé sous ce traitement et s’en était amèrement plaint pendant leur retour à pied à la maison. « Pourquoi faut-il qu’ils me traitent comme un enfant ?
— Hé bien, mon chéri, ils te voient comme un enfant. Les gens estiment que les enfants devraient se conduire comme des enfants, et les adultes comme des adultes.
— Quelle bêtise ! La vérité reste la vérité, qu’elle sorte de la bouche d’un petit campagnard de dix ans ou d’un vieux professeur viennois. Quelle différence ça peut-il bien faire, l’âge que j’ai ? »
Il avait parfaitement raison. Après tout, Notre Seigneur, enfant, n’avait-Il pas débattu au Temple avec les prêtres ? Et n’avait-Il pas déclaré : Laissez venir à moi les petits enfants ? Elle ne lui en fit pas part, toutefois. Cela n’aboutirait qu’à encourager des déclarations arrogantes qui fâchaient Alois.
Pour l’heure, sous les yeux de Klara, il cessa subitement de tourner les pages et leva la tête.
« Mutti », dit-il sur un ton tranquille, sans regarder derrière lui.
Elle se mit à rire. « Comment l’as-tu su ? »
Il se retourna pour lui faire face. « Les violettes. Tu viens à moi par les airs, tu sais. » Il lui adressa un clin d’œil et s’assit sur le lit.
« Oh, Dolfi, lui dit-elle sur un ton de reproche en remarquant un accroc à ses culottes de peau et des égratignures sur son genou. Tu t’es battu.
— Ce n’était rien, Mutti. En plus, j’ai gagné. Un garçon plus grand et plus fort, d’ailleurs.
— Hé bien, il faut te débarbouiller. Ton père désirerait te voir. »
Elle prépara pour lui un des vieux costumes d’Alois junior tandis qu’il faisait sa toilette dans la salle de bains. Un petit peu trop grand pour lui, peut-être, mais il avait l’air très chic et sérieux là-dedans. Elle ramassa le livre qu’il lisait et eut la surprise de découvrir L’Île au trésor, un roman pour enfants qui ne parlait que de pirates, de perroquets et de rhum.
Il revint de la salle de bains, une serviette autour de la taille. Il se rembrunit en voyant qu’elle tenait son livre à la main. « Je dois me changer, maintenant », annonça-t-il sans bouger. Elle poussa un soupir et se retira. Un an plus tôt, il l’aurait laissée le baigner ; désormais, il refusait même de s’habiller en sa présence. Sa voix changeait, également, et il devenait chaque jour plus secret et plus réservé ; c’était le problème, avec les garçons, ils s’éloignaient de vous en grandissant. Elle descendit lentement et alla dans la cuisine. Anna s’y trouvait, en train de préparer le thé de la petite Paula. Klara décida de sortir s’occuper du jardin. De façon commode, une platebande devant le bureau d’Alois avait besoin qu’on y arrache les mauvaises herbes.
« Entre, s’il te plaît ! » Alois avait adopté son ton de douanier, d’une politesse glaciale. Klara s’agenouilla sous la fenêtre ouverte, la main autour d’une tige de liseron, et entendit la porte du bureau s’ouvrir et se refermer.
Un long silence suivit. Cette habitude puérile de faire semblant de lire pendant que le pauvre Dolfi restait là, abandonné sur le tapis.
« Tu a des chaussures sales ?
— Non, monsieur.
— Alors, pourquoi les frottes-tu contre ton pantalon ? Tiens-toi sur tes deux jambes, mon garçon ! Tu n’es pas une cigogne, que je sache ?
— Non, monsieur, pas une cigogne.
— Et je te prie de quitter sur-le-champ ce ton impertinent dans ta voix ! »
De nouveau le silence, rompu cette fois par un froissement de feuilles théâtral et un raclement de gorge sec tandis qu’Alois se mettait à lire.
« De la cervelle, mais manque de discipline… capricieux, indiscipliné, arrogant et acariâtre. Il éprouve de nettes difficultés à s’intégrer à l’école. Il cède à des enthousiasmes avec une énergie zélée qui s’évapore à l’instant où il discerne que la réflexion, l’application et l’étude seront nécessaires. De plus, il accueille tout conseil ou reproche avec une hostilité mal dissimulée. Un trimestre de travail tout à fait insatisfaisant. Hé bien ? Qu’as-tu à répondre à ça ?
— Le docteur Humer. C’est l’appréciation du docteur Humer, non ? Il me déteste.
— Peu importe de qui vient cette appréciation ! As-tu la moindre idée de la somme que la Realschule me demande de débourser pour le douteux honneur de t’instruire ? Et voilà comment tu me remercies ? On ne peut pas non plus dire qu’il a une influence saine sur le reste des élèves. Il semble exiger d’eux une docilité sans bornes, se réservant un rôle de meneur. Un meneur ? Tu ne saurais pas mener une maternelle sur un jeu de piste, mon garçon !
— Et le docteur Potsch ? Que dit-il ?
— Potsch ? Il dit que tu as du talent et de l’enthousiasme.
— Voilà !
— Mais il t’accuse aussi d’indiscipline et de paresse.
— Je ne vous crois pas ! Il ne dirait pas de telles choses. Le docteur Potsch me comprend. Vous inventez.
— Comment oses-tu ! Viens ici. Viens ici ! »
Les yeux de Klara se remplirent de larmes quand elle entendit le fouet siffler dans l’air et claquer à plat contre le tissu tendu du vieux costume d’Alois junior. Et Dolfi qui criait, criait, criait : « Je vous déteste, je vous déteste, je vous déteste ! » Pourquoi ne pouvait-il pas apprendre à se soumettre, comme elle ? Ne comprenait-il pas que plus il protestait et plus cela plaisait au Bâtard ?
« Va dans ta chambre et restes-y jusqu’à ce que tu aies appris à faire des excuses !
— Très bien. » La voix de Dolfi, mi-enfant, mi-homme, ne fléchit pas. Seul le bruit du liquide qui faisait des bulles dans ses narines, reniflé avec défi, trahissait sa fureur et sa douleur. « Alors, je resterai là-haut jusqu’à votre mort !
— Non, non, mon chéri ! » chuchota Klara, serrant ses bras autour d’elle dans son angoisse, terrifiée qu’Alois puisse lever de nouveau Pnina.
Mais elle fut surprise de l’entendre pousser un drôle de petit rire. « Ta mère peut bien te gâter et flatter ta sale petite vanité, mais crois-moi, Adolf, je finirai par te briser. Je te tuerai. Je te tuerai ! » Des sanglots qui ne se cachaient plus, à présent.
Alois rit de nouveau. « Oh, allez, décampe, petit garçon, avant que ta morve coule sur le tapis ! »
La sueur coula de mon nez et tomba sur le plancher. Au diable ces conneries, me dis-je en aparté.
Le docteur Angus Alexander Hugh Fraser-Stuart aimait réunir ses longs cheveux blancs dans une résille. Il affectionnait les kimonos en soie, les happis, ces vestes japonaises en coton blanc, et les pantalons bouffants de satin noir. Ses appartements, une série de pièces spacieuses qui occupaient le coin du bâtiment Franklin dominant la rivière Cam, laissaient entrer la lumière à profusion : le soleil direct éblouissait par les fenêtres, la lumière reflétée sur la rivière ondulait au plafond et les spotlights blancs sur des tringles modernes se braquaient vers des peintures et des gravures arrangées méticuleusement le long des murs blancs et nus. Tout autour de la pièce, sur les encadrements, les rebords, les tables et les tapis de coprah, des cactus s’ordonnaient en lignes strictes. Un énorme spécimen venu d’Arizona, qui semblait sorti d’un dessin humoristique de Gary Larson, dominait un coin de la pièce, tendant deux bras asymétriques comme un agent de la circulation difforme. Au-dessus de la cheminée, un portrait baveux par Bacon ricanait avec une joie débauchée en lorgnant une paire de sabres de cavalerie turcs contre le mur d’en face. Sur l’ensemble une énorme chaleur pesait comme un étouffant brouillard. Dehors, la journée était torride, le ciel d’un bleu de science-fiction, sinistre et sans nuages et, à l’intérieur de la pièce, des radiateurs à convection jetaient sur les cactus de l’air sec et bouillant. La sueur continuait de couler sous mes aisselles et dans l’interstice séparant mon caleçon de mes hanches. Je vis alors, frémissant d’horreur, que la situation allait considérablement s’aggraver.
Fraser-Stuart, assis au sol en tailleur, sans lever les yeux du Meisterwerk déposé dans son giron, tendit la main vers sa boîte à cigares. La première fois que je m’étais assis dans cette pièce, cinq ans plus tôt, par une journée de chaleur exactement aussi violente, j’avais demandé, noyé dans un océan de fumée de Havane, si on pouvait ouvrir une fenêtre. Le vieil homme avait regardé d’un œil triste sa collection de cactus et m’avait demandé, en soufflant un nuage de déception, si je me consacrais totalement à mon confort personnel. Je l’avais considéré à l’époque comme un fils de pute, et je le considérais en ce moment comme un fils de pute.
Je vis la fumée transmuer des volutes douces, arrondies et bleues, en ellipses étirées et jaunes comme le sommet des cèdres et s’installer en hauteur, près du plafond, tandis qu’il continuait à lire.
« J’ai seulement besoin de me rafraîchir la mémoire, m’avait-il annoncé à mon entrée. Soyez assis. »
Et donc, voilà ce que j’étais : assis. J’étais aussi en nage, étouffé, dévoré de démangeaisons et de picotements.
Vous savez peut-être comment fonctionne une thèse de doctorat. Vous la remettez à votre superviseur et il la transmet à un examinateur qui à son tour la communique à un assesseur, extérieur à votre université. Les deux examinateurs se concertent pour décider si le travail a atteint le niveau requis et, lors d’une investiture simple mais émouvante dans la Maison du Sénat, vous êtes nommé Docteur par le Chancelier ou son bienveillant représentant. Après avoir avalé quelques couleuvres et léché quelques postérieurs dans la bonne direction, vous devenez professeur de votre collège, chargé de cours dans votre propre faculté et universitaire doté d’un poste permanent. Votre thèse est publiée à grandes acclamations ; vous laissez entendre auprès des producteurs de radio et des journalistes télé à travers le monde anglophone que vous êtes disponible pour des avis d’expert lorsque quelque chose proche de votre domaine se manifeste dans l’actualité ; une série bien jaugée de manuels destinés au lucratif marché des établissements scolaires vous libère de soucis financiers ; vous épousez votre petite amie dans la splendeur médiévale de la chapelle de votre collège ; vos enfants se révèlent profondément blonds, intelligents, amusants et plus doués que la moyenne pour le ski ; vos anciens élèves accèdent au poste de Premier Ministre et ont la bonté de se rappeler leur Don d’histoire préféré lorsqu’ils dispensent les présidences de commissions, les titres de chevaliers et les directions d’université qui sont du ressort de la royauté ; bref, la vie est belle.
Je regardais le premier maillon de cette chaîne se forger. Fraser-Stuart aurait dû transmettre depuis une semaine le Meisterwerk au professeur Bishop, de Trinity Hall, mais après tout, Fraser-Stuart était feignant comme un chat. Ancien soldat doté d’un « esprit brillant » – Dieu seul sait ce que ça veut dire –, il était de ces farfelus qui se spécialisent dans l’histoire militaire. Comme, avant lui, Parton, Orde Wingate et bien d’autres militaristes imbus de leur personne, il estimait présenter un aspect frappant en mêlant comme il le faisait l’amour des armes et de la guerre à des lambeaux de philosophie et des arcanes suspects. Tracez une ligne entre le Colonel Jack Ripper de Sterling Hayden et le M. Kurtz de Marlon Brando. Un général tonitruant et éructant est déjà assez catastrophique, mais celui qui s’enorgueillit de sa science du taoïsme, de la musique baroque française et des écrits de Duns Scotus représente la vraie menace contre l’ordre établi du monde. Si l’on doit m’envoyer un jour au combat, qu’on me donne le colonel Blimp, une vieille ganache brave et fière à la moustache en bataille qui lit John Buchan et croit que Kierkegaard est le principal aéroport de Suède, et pas un couillon fier de lui qui joue nu au polo et rédige en latin classique des commentaires sur les Cantos pisans d’Ezra Pound.
Finalement, juste au moment où je me disais qu’il n’en finirait jamais, il leva les yeux et cracha un jet de fumée dans ma direction, comme un poisson archer embrochant sa proie, un petit pet tendu partant de ses lèvres.
« Hé bien, mon jeune Young, avez-vous cherché assistance ?
— Pardon ?
— Pour votre problème de drogue.
— Mon quoi ?
— Vous êtes tout défoncé aux joints d’héroïne, mon vieux ! On ne me la fait pas. En train de planer, avec de l’Euphorie ou une autre drogue à la mode. Je sais que c’est un problème chez tous les gens de votre âge. Je pense que vous devriez y remédier. Et de façon vraiment urgente.
— Euh… Vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre, sans doute, monsieur ?
— Oh, ça m’étonnerait. Pas du tout. Quelle autre explication pourrait-il y avoir ?
— À quoi ?
— À ceci, mon garçon. À ceci ! » Il agita le Meisterwerk avec un grognement.
Mon monde commença à se désintégrer. « Vous voulez dire… que ça ne vous plaît pas ?
— Me plaire ? Me plaire ? C’est n’importe quoi. Bon pour la poubelle. Ce n’est pas une thèse, ce sont des excréments ! C’est de la sanie, de la glaire morale, de l’ordure.
— Mais… mais… Je croyais que nous avions établi que je travaillais dans la bonne direction.
— À ma connaissance, vous travailliez dans la bonne direction, oui. C’était avant que vous vous mettiez à sniffer du sel de jazz ou à vous injecter de la beeyatch ou à vous adonner à je ne sais quoi. C’est à cause de ce film, Trainspotting, non ? Ne vous figurez pas que je n’en ai pas entendu parler. Bon Dieu, ça me rend malade ! J’en ai la nausée. Toute une génération d’ignares fauchée par la lame des drogues de danse et les poudres de récréation.
— Écoutez, je peux vous assurer que je ne prends aucune drogue. Pas même de l’herbe.
— Alors, c’est quoi ? Comment ? Hum ? » Il s’était provoqué une énorme toux saccadée. Je l’observai avec alarme tandis que, les yeux ruisselant de larmes, il agitait de façon répétitive une main vers moi pour indiquer qu’il se remettait et que c’était toujours à lui de parler. « Nous… nous discutons de votre travail », reprit-il, avec des hoquets essoufflés, « et vous donnez tous les signes d’avoir le sujet bien en main, et puis, ce… ce rebut. Ce n’est pas un argumentaire universitaire, c’est un roman, et un roman parfaitement nauséabond, qui plus est. Quoi ? Quoi !
— Vous êtes sûr de lire le bon travail ? » Je me penchai en avant, plus par espoir que par anticipation. Non, aucun doute, il empoignait bien le Meisterwerk.
« Pour qui me prenez-vous ? Évidemment que j’ai lu le bon travail ! Donc, si vous n’êtes pas accro au crack en phase finale en train d’halluciner sur des champignons comiques, alors où est le problème ? Oh… ha ! Mais bien sûr ! » Son visage s’illumina, et il m’exposa ses dents jaunes en un rictus jovial. « C’est une blague, n’est-ce pas ? Vous avez planqué la véritable thèse ailleurs ! C’est un genre de canular de la Semaine de Mai{Une période qui suit les derniers examens, que les élèves de Cambridge fêtent en se laissant aller. (N.d.T.).}. Tsk ! Franchement !
— Mais je ne comprends pas ce qui ne va pas, là-dedans, monsieur ! » faillis-je gémir avec désespoir. Mon dernier et meilleur espoir avait été que ce soit lui qui me monte un canular.
Il me dévisagea avec incrédulité pendant ce qui dut être six bonnes secondes. Six secondes. Comptez. Un laps douloureusement long en pareilles circonstances. Un-Mississipi-deux-Mississipi-trois-Mississipi-quatre-Mississipi-cinq-Mississipi-six. Je lui rendis son regard, bouche bée comme un poisson rouge, en essayant de retenir les larmes de contrariété dans mes yeux.
« Oh, bon Dieu, chuchota-t-il. Il est sérieux. Il est vraiment sérieux. »
Je le regardai en face, en pensant exactement la même chose. « Je reconnais… dis-je, je reconnais que certaines parties sont… inhabituelles, mais…
— Inhabituelles ? » Il prit une page et se mit à lire. « Un grand aigle en plein essor, qui pouvait tout, qui voyait tout, qui conquérait tout, ses yeux perçants et ses ailes puissantes, et des serres qui dégoulinaient du sang du porc ! Et vous soutenez que vous ne vous injectez pas de la résine de cannabis ? Une nouvelle contraction formidable l’envoya tournoyer plus haut que les plus hautes montagnes. L’Europe entière s’étendait sous elle. Sans poteaux de douane, ni limites ou frontières ; avec tous les animaux qui couraient librement. Vous avez procédé à des recherches tellement exhaustives que vous vous êtes procuré des informations sur les plus infimes détails de l’accouchement de cette Pölzl et des images qu’elle avait à l’esprit sur le moment ? Elle tenait un journal ? Elle dictait ses pensées au magnétophone ? Et, je note, vous prétendez que son mari a effectué la démarche très fin de vingtième siècle de suivre son accouchement ? Si tel est bien le cas, c’est fascinant ! Mais où sont les références ? Où sont les sources ?
— Non, en fait, ce sont de simples transitions. Je suis d’accord, elles ne sont pas orthodoxes, mais j’ai pensé qu’elles conféraient, vous savez, de la couleur, du drame.
— De la couleur ? Du drame ? Dans une thèse universitaire ? Courez vous réfugier dans un centre de désintoxication avant qu’il ne soit trop tard, mon petit ! » Il tourna quelques pages d’un air ahuri, ses sourcils menaçant de se catapulter directement dans l’espace. « Vous ne daignez pas davantage expliquer au lecteur abasourdi de quelle façon vous êtes tombé sur les carnets de notes du jeune Hitler, je remarque.
— C’est vrai, j’ai pris quelques libertés, je l’admets. Mais le professeur d’Adolf, Eduard Hümer, a réellement dit qu’Adolf était indiscipliné et qu’il se voyait comme un meneur.
— Oh, on dit Adolf, maintenant ? Nous voilà très intimes, non ?
— Hé bien, si l’on parle d’un petit garçon de douze ans, on ne peut pas continuer à l’appeler par son nom de famille, quand même ?
— Et la maman d’Adolf qui va chercher l’eau au puits pendant que le train fait tchou tchou en projetant d’impériales moustaches blanches ? La maman d’Adolf qui empoigne une tige de liseron ? La maman d’Adolf qui embaume la violette ? Quoi ?
— J’ai juste pensé que cela rendait le tout plus lisible, vous savez, pour quand ce sera publié…
— Publié ? » Je jure devant Dieu que j’ai cru qu’il allait exploser. « Publié ? Bon Dieu de merde, mon petit, même la collection Arlequin rougirait à cette idée.
— Je ne le leur ai pas soumis, dis-je en essayant de ne pas perdre le contrôle. Mais Seligmanns Verlag a manifesté son intérêt.
— Pour leur collection de psychopathologie, sans doute. Non, non, non, non, non, non, non, non, non, non. C’est absolument intolérable.
— Bon, je pourrais retirer ces passages », concédai-je, aux abois. « Je veux dire, ils ne représentent qu’un vingtième de l’ensemble. Au grand maximum.
— Les retirer ? Hem… » Il y réfléchit un moment.
« Je veux dire, comment est le reste ?
— Le reste ? Oh, c’est compétent, je suppose. Ennuyeux, mais compétent. Simplement, je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous avez lâché toute cette merde incompréhensible, au départ. Même si on la retranchait, je serais incapable de lire l’ensemble du même œil. Le travail est contaminé. On peut repêcher un étron dans un réservoir d’eau, mais tous ceux qui connaissaient la présence de l’étron refuseront d’y boire, non, hein ? Hum ? Quoi ? N’est-ce pas ? Hé ? Hem ?
— Mais personne ne le saura, si ? » J’encaisse la vision démente d’un Fraser-Stuart, saisi par un excès d’intégrité et de zèle fanatique, en train de rédiger des lettres de déploration à mes deux autres examinateurs pour les tenir à l’écart de mon Meisterwerk pollué.
« Je me demande simplement si vous êtes tout à fait sûr d’être taillé pour une carrière universitaire, voyez-vous. Vous ne croyez pas que vous seriez plus heureux dans une autre ambiance ? Les médias, par exemple ? La publicité ? La presse ? La Biii Biii Si ?
— Mon ambiance se trouve ici, répondis-je avec toute la fermeté dont j’étais capable. Je le sais.
— Très bien, très bien. Alors, retournez dans vos appartements et retapez-moi tout ça, en omettant cette fois-ci toutes vos fictions et spéculations impertinentes. Il se peut qu’on parvienne à tirer quelque chose des décombres. Je suis absolument stupéfait que vous ayez pu imaginer que je transmettrais de pareilles insanités à mes collègues. » Soudain il rota et se claqua la cuisse, tanguant d’avant en arrière : « Franchement, bon sang, ils m’auraient cru fou à lier, mon garçon, hein ? »
Je me levai pour prendre congé. « Grand Dieu, dis-je en le considérant de ses cheveux dans leur résille à ses espadrilles à semelle de corde, il ne faudrait surtout pas, certes. »
Libéré de la chaleur suffocante de son appartement, je me penchai sur la rambarde du pont de Sonnet, laissant la brise éventuelle dégager la chaleur moite retenue dans les recoins intimes de mon corps et l’indignation bouillonnante qui tourbillonnait dans les recoins intimes de ma tête. Au-dessous de moi, des barques glissaient en descendant et en remontant la rivière, retentissant des éclats de rire de ces heureux salopards fraîchement libérés des salles d’examen. Bon Dieu, pensais-je. Flûte et crotte et supermerde. Quelle garce, la vie.
« Couuu-couu ! »
Sur la berge nichaient Jamie McDonell et Double Eddie, culottés de maillots de bain, réconciliés et heureux. Je leur adressai un timide salut de la main.
« Vas-y, P’tit Chiot ! Plonge, tu sais que tu en meurs d’envie !
— J’ai, euh, j’ai toujours vos CD, répondis-je. Je vous apporte tout le paquet, un de ces quatre ? »
Ils s’esclaffèrent, se tenant tous les deux par la taille. « Oh, oui ! Vas-y. Apporte-nous ton paquet ! S’il te plaît ! Le paquet, le paquet ! Apporte-nous ça ! »
Tout près, dans mon dos, une voix me fit sursauter. « Le bonheur de la jeunesse a quelque chose de très mélancolique, vous n’êtes pas d’accord ? » Leo Zuckermann, un improbable panama perché sur sa tête, regardait vers le bas en direction de Jamie et de Double Eddie qui se tortillaient sur la berge. « Si l’été arrive, dit-il, l’automne peut-il encore tarder ?
— C’est facile, pour eux, dis-je avec une satisfaction morose. Ce sont des secondes années. Pas d’examen final, pas d’examen blanc. Ils n’ont que la Semaine de Mai et le vin.
— Et bien entendu, c’est tellement à la mode d’être gay, comme ils aiment à appeler ça, de nos jours.
— Euh, oui, je suppose…
— Le triangle rose est une marque de fierté. Vous savez quoi, Michael ? Vous savez, dans les camps, il y avait un triangle mauve, également.
— Vraiment ? Pour qui ?
— Devinez ?
— Un triangle mauve ?
— Mauve. »
Je réfléchis un moment. C’était le genre de choses que j’aurais dû savoir. « Ce n’étaient pas les Tziganes ?
— Non.
— Euh… les criminels, alors ?
— Non.
— Les lesbiennes ?
— Non.
— Les Communistes ?
— Non, non.
— Fichtre. Attendez voir…
— Oui, un drôle de jeu, non ? Se placer dans l’état d’esprit d’un Nazi. Vous devez imaginer une toute nouvelle collection d’humains à haïr. Essayez encore.
— Les décorateurs d’intérieur ?
— Non.
— Les malades mentaux ?
— Non.
— Les Slaves ?
— Non.
— Les Polonais ?
— Non.
— Euh… les Musulmans ?
— Non.
— Les Cosaques ?
— Non.
— Les anarchistes ?
— Non.
— Les objecteurs de conscience ?
— Non.
— Les déserteurs ?
— Non.
— Les journalistes ?
— Non.
— Ah, bon Dieu, j’abandonne.
— Vous abandonnez ? Personne ne vous vient à l’idée ?
— Les voleurs à l’étalage ? Non, pas les criminels, vous avez dit. Euh, un groupe racial ?
— Le triangle mauve ? Non, pas un groupe racial.
— Politique.
— Pas politique.
— Alors quoi ?
— Très bien, je vous dis pour qui était le triangle mauve. Je vous le dis quand vous venez me rendre visite dans mon laboratoire. Quand viendrez-vous ?
— Oh. Hé bien. J’ai encore du travail à faire sur ma…
— Peut-être vous pouvez venir demain matin ? Ça me plairait beaucoup. Nous pourrions parler de votre thèse, aussi.
— Parce que vous l’avez lue ?
— Certainement. »
J’attendis des compliments, mais il n’ajouta rien de plus. Nous autres écrivains, nous détestons ça. Enfin, je veux dire, vous comprenez, c’était mon bébé, bon sang. Imaginez-vous étendu là, dans la chambre de la maternité, et tous vos amis qui déboulent pour inspecter le nouveau-né. « Ah, alors, le voilà ?
— Oui », hoquetez-vous, rose de fierté maternelle. Silence.
Enfin, franchement… Ce n’est pas tolérable, je ne vous demande pas une génuflexion d’émotion respectueuse, l’offrande de bols d’encens et d’amphores de myrrhe, mais un simple petit « Aaaaah ! »… quelque chose, n’importe quoi.
« D’accord », ai-je dit lorsqu’il est devenu clair qu’aucun gloussement de plaisir et d’admiration n’allait émerger, rougissant un peu à l’idée qu’il trouvait aussi mes envolées d’imagination fantasques, insupportables et gênantes. « Bon, je passe à votre labo demain matin, alors ?
— Au premier étage. New Rutherford. On vous indiquera le chemin à partir de là.
— Les francs-maçons ? lui demandai-je.
— Je vous demande pardon ?
— Est-ce que c’étaient les francs-maçons ? Le triangle mauve.
— Pas les francs-maçons. Je vous le dis demain. Au revoir. »
Il me laissa affalé sur le pont sous le soleil ardent. Au-dessous de moi, Jamie et Double Eddie se penchèrent en avant sur la berge, tirèrent sur un fil de pêche et halèrent hors des flots une bouteille de vin blanc. Quoi qu’il puisse leur arriver, me dis-je, ils auraient la possibilité de se remémorer ce genre de journée. Dans d’humides bibliothèques provinciales en février, quand, chauves et amers, ils se démèneraient avec leur tasse d’Earl Grey ; dans des bureaux de production des informations locales, s’évertuant pour obtenir un budget ; dans des salles de classe, à se débattre dans le chaos des racailles méprisantes ; dans le Crush Bar à Covent Garden, à piapiater sur la tessiture d’une diva – où qu’ils échouent, toujours ils conserveraient le souvenir d’avoir eu dix-neuf ans, le ventre plat, une chevelure éblouissante et des bouteilles de Sancerre gardées au frais dans la rivière. Ces lieux, songeai-je avec tristesse, leur appartenaient beaucoup plus qu’à moi ; et pourtant, je resterais ici à jamais. Pour eux, ce serait toujours une île dans le temps, une oasis dans le désert de leurs ans, tandis que pour moi, cela deviendrait un lieu de travail, plein de ragots et suffocant comme n’importe quel autre.
Oh, ta gueule, Michael. Une oasis dans le désert de leurs ans ? Pfff ! Les pensées vraiment connes que j’ai, par moments. Pour ce que j’en sais, si l’on doit souffrir dans la vie, il vaut beaucoup mieux ne jamais avoir connu le moindre bonheur. Pour ce que j’en sais, la douleur torture bien plus cruellement celui dont l’enfance et la jeunesse n’ont été que confiance, amour et joie. Je veux dire, puisqu’on parle de déserts et d’oasis, il serait bien pire de se retrouver au Sahara pour un habitant de Verte-vallée dans le Vermont, que pour un Targui qui n’a jamais rien connu d’autre. Les souvenirs de verres de thé glacé jamais terminés en des temps plus heureux n’offrent aucun réconfort à l’homme assoiffé, non ? Plutôt un supplice corrosif. Mieux vaut, sans doute, avoir une enfance misérable, connaître la faim et les mauvais traitements. Ça permet de vraiment apprécier les choses. Ça force à savourer pleinement chaque goutte de bonheur quand elle tombe. Non, attendez, ça ne peut pas marcher comme ça : il y a le problème du traumatisme qui joue. Tout le monde n’arrête pas d’en parler, de nos jours. La souffrance traumatise et prive de la capacité à prendre plaisir à quoi que ce soit. Anesthésie, insensibilise, dissocie. Ce genre de truc. Jamie et Double Eddie s’amusaient, carpaient le diem, cueillaient les roses de la vie, vivaient intensément l’instant présent dans sa pulsation, pleinement sensibilisés, totalement associés. Tant mieux pour eux, quoi que l’avenir leur réserve.
Et le mien, d’avenir ? Peut-être Fraser-Stuart avait-il raison, peut-être n’étais-je pas taillé pour une carrière universitaire. Merde, je veux dire. Je savais, au plus profond de moi, je savais que j’avais déconné en lui présentant toutes ces foutaises. Bon Dieu, je le savais bien. Néanmoins, un démon en moi m’avait laissé inclure ces passages et les lui présenter. Peut-être avais-je voulu le pousser à me disqualifier.
Peut-on connaître la crise de la quarantaine à vingt-quatre ans ? Ou s’agit-il simplement de la crise habituelle de passage à l’âge adulte, un état auquel j’allais devoir m’accoutumer jusqu’à ce que je m’enfonce en gâtisant dans le néant ? Au cours de l’année écoulée, pris-je conscience, j’avais éprouvé une douleur, un suintement de plomb fondu dans mon ventre. Chaque matin en m’éveillant, en contemplant le plafond et en écoutant le léger ronflement de Jane, elle envahissait mes entrailles, une noire vague de conscience que débutait un nouveau jour de merde que j’allais devoir vivre en tant que moi. Comment savoir si c’est atypique ou courant ? Personne ne parle jamais de ça. Les Sociétés Chrétiennes toujours plus présentes à l’université vous diraient y voir le signe que vous aviez besoin de faire une place au Christ dans votre vie. Que votre douleur provenait d’un vide de l’âme. Ouais, c’est ça. Bien sûr. Le même vide que celui que remplissent les drogues, je supposais. J’avais également pensé que Jane servait à ça. Non, pas Jane, mais l’Amour, l’Amour servait à ça. En ce cas, soit je n’aimais pas Jane autant que j’aurais dû, soit une nouvelle théorie sombrait. Les appels d’un esprit créatif, alors ? Peut-être mon âme souhaitait-elle s’exprimer à travers l’Art ? Problème : ne sait pas dessiner, ne sait pas écrire, ne sait pas chanter, ne sait pas jouer la comédie. Super. Je fais quoi, moi ? Un plan à la Salieri, peut-être. La malédiction d’un feu divin suffisant pour le reconnaître chez les autres, mais insuffisant pour accomplir moi-même quoi que ce soit. Aah, la barbe…
Alors, il ne s’agissait peut-être que de crainte face à l’arrivée d’une période de transition dans ma vie. Le moment où le néant s’ouvre devant vous.
Où l’on se tient au bord des précipices, sur les seuils. Le néant est la porte qu’on a toujours voulu franchir, mais, en approchant, on ne peut se retenir de regarder derrière soi en se demandant si on va oser.
Trop conscience de moi, voilà la réponse. Toujours mon vice suprême. Je me vois sans cesse. Je suis là. Me voilà, qui marche dans la rue, que voient les autres ? Me voilà, sur le point de devenir le Docteur Young. Me voilà, avec une fille à mon bras. Me voilà, en train d’arborer une casquette – couillon ou branché ? Me voilà, des livres sous le bras, avançant avec l’assurance de l’historien branché, l’universitaire cool à deux pattes, quel type ! Donc, c’est le syndrome de Prufrock. Vais-je oser manger une pêche ? Est-ce qu’ils rient sous cape ? Ou pas. Moi, en train de m’imaginer qu’ils rient sous cape. Moi, en train de m’observer en train d’observer les autres qui m’observent. Comment se défait-on de ça ? Quel est le secret ? Le rougissement en marque le signe au dehors. Et si je m’entraînais à ne pas rougir à l’extérieur, la conscience de moi disparaîtrait peut-être aussi à l’intérieur ? Naaan.
Les éléments constitutifs et subséquents d’une crise, explique le dictionnaire, sont critiques. Ma vie se situe donc à une étape critique. Un pivot, voilà. Ma thèse forme le gond de la porte sur mon avenir. Ainsi donc, de façon délibérée mais inconsciente, je n’huile pas le gond. Je le laisse grincer bruyamment, au cas où je voudrais rebrousser chemin en toute hâte pour choisir une autre porte. On vient de m’enjoindre de revenir huiler le gond. La porte va s’ouvrir sans bruit et tout se passera bien, en douceur. Est-ce cela que je veux ?
Finalement, Jamie et Double Eddie finissent leur vin, rassemblent leurs affaires et se lèvent pour partir, saluant pour dire au revoir et s’avançant avec des pas exagérément prudents et minaudiers pour remonter la berge, comme des enfants de l’ère edwardienne enjambant des flaques dans les rochers au bord de la mer. Une larme coule du bout de mon menton et se joint à l’eau de la rivière dans son voyage vers l’océan.
La physique est hyper branchée. Si vous voyez deux étudiants en littérature discuter, ces temps-ci, il y a des chances qu’ils parlent du chaton de Schrödinger ou du Chaos et de la Catastrophe. Il y a vingt-cinq ans, les mecs les plus branchés du campus étaient E. M. Forster et F. R. Leavis ; ensuite vinrent les Structuralistes, Stephen Heath, ses affidés et groupies avec la tournée Différence et Déconstruction ; de nos jours, les touristes américains traînent en t-shirts Niels Bohr en espérant toucher les pneus du fauteuil roulant de Stephen Hawking et être foudroyés par les secrets de l’univers.
L’Alpha et l’Omega de la science, c’est les nombres. Je veux dire, on va pas quelque part sans eux.
Les deux phrases ci-dessus, par exemple, ne fonctionnent pas au point de vue chiffres. L’Alpha et l’Omega de la science, ce sont les nombres, et on ne va nulle part sans eux.
La partie de mon cerveau qui gère les nombres dépasse à peine dans son développement celle qui traite de la politique en Nouvelle-Zélande et de l’issue du tournoi des Masters PGA. Je parle un français d’école primaire et j’ai un niveau de maths d’école primaire. Juste ce qu’il faut pour se débrouiller dans les boutiques et les restaurants. Si je paie un journal de trente pence avec une pièce d’une livre, je suis assez intelligent pour attendre soixante-dix pence de monnaie. Si je parie cinq livres sur un gagnant du Derby à trois contre un, je ferai la gueule en ne terminant pas plus riche de quinze livres. En revanche, estimez le cheval à sept contre deux et la sueur commence à me perler au front. Les chiffres craignent.
Comme il se doit, à l’instar de la plupart des gens de ma génération, j’ai lu, ou essayé de lire, des histoires vulgarisées de la relativité, de la mécanique quantique, des théories du champ unifié, de la Théorie du Tout et de tout le reste. On peut sans doute affirmer qu’on m’a gentiment expliqué plus de vingt fois sur papier et en personne ce qu’est un électron, et pourtant, à ce jour, je ne me souviens plus vraiment si c’est un machin de charge positive ou négative. Négative, il me semble, parce que le proton a une tête à être positif (mais pas tout à fait aussi positif que le positron, et je n’ai aucune idée de ce que ça peut être, ces bidules), mais ce que cette négativité implique, j’en ai moins de zéro idée. Toutes les petites particules qui composent un atome doivent s’additionner et se lier d’une certaine façon. J’en suis pratiquement sûr. Mais comment une particule peut-elle avoir une qualité négative ou une charge négative ? Je reste complètement largué. Et si c’était une charge négative pour équilibrer les comptes de l’atome ?
J’ai lu des ouvrages conçus précisément, pour autant que je puisse dire, afin de permettre aux pseudo-intellectuels non savants de mon genre de faire illusion dans les soirées sur les accélérateurs de particules, la Force Forte et le charme des bosons, rédigés dans un style clair avec de grands schémas, des mots simples et un minimum d’algèbre. Pourtant, j’ai été totalement infichu, une fois ma tête sortie des pages, de conserver en mémoire un seul fait utile – et ne parlons même pas des principes mis en jeu. Dites-moi une seule fois, par contre, à voix basse par un après-midi bruyant, que la bataille de Bannockburn a été livrée en l’an 1314 et je m’en souviendrai jusqu’au jour de ma mort. Franchement, qu’est-ce qu’il se passe, là ? 1314 est aussi un chiffre, non ?
Je me souviens d’avoir lu un jour quelque chose sur la querelle entre Robert Hooke et Isaac Newton. Selon Hooke, Newton lui avait volé l’idée que les corps s’attirent entre eux avec une force qui varie inversement selon le carré de leur distance. Il ne le lui a jamais pardonné. Bon, je me souviens nettement d’avoir appris la phrase à l’école en me disant qu’elle ferait bel effet dans un essai sur le dix-septième siècle (les historiens aiment saluer les savants au passage, les Darwin, les Newton, ce genre de types), quelques remarques sur « les univers mécanistes » et le « bouleversement des certitudes victoriennes » ne présentent pas plus de risques que le vieux cliché sur « la nouvelle émergence des classes moyennes ». Comme chacun sait, il n’y a aucune période de l’histoire où l’on coure un risque à annoncer l’apparition nouvelle, la confiance nouvelle d’une classe moyenne, tout comme il n’existe aucune période de l’histoire après le seizième siècle où l’on ne peut pas évoquer des « anciennes certitudes qui se font balayer ». Bref, j’apprends joyeusement la phrase sur Hooke et Newton et je la consigne dans mes notes. En écrivant, je regarde chacun des mots. Ils sont tellement simples. « Les corps s’attirent entre eux… », aucun problème, là. Facile à retenir, surtout pour un élève que, voyons les choses en face, les corps attirent à chaque instant de veille et de sommeil de sa vie. Nous savons que les corps, pour un savant, désigne d’ordinaire « des objets dans l’espace ». « Les corps s’attirent entre eux avec une force qui varie… » Ça aussi, ça va plus ou moins, la plupart des choses varient, après tout. Donc la lune est attirée par le soleil, mais peut-être pas autant, plus peut-être, qu’elle n’est attirée par la Terre. Ça, je peux faire face. « Les corps s’attirent entre eux avec une force qui varie inversement. » Holà… Inversement, hein ? Problème en vue. Baissez le périscope. Déclenchez l’alarme. « Une force qui varie inversement selon le carré de leur distance. » En plongée, en plongée, en plongée ! Non, je veux dire : d’accord, le carré, je connais. Quatre est le carré de deux. Seize, de quatre et ainsi de suite. J’ai à peu près maîtrisé ça. Mais inversement ? Allez, vous devez bien reconnaître que c’est quand même un tantinet merdique. L’inverse d’une force, c’est quoi ? Et tant qu’on y est, l’inverse d’un nombre ? L’inverse du carré désigne-t-il la même chose qu’une racine carrée ? L’inverse du carré de quatre, est-ce moins quatre ? Ou deux, peut-être ? Ou un quart ? Ou moins seize ? Vous voyez le problème. Enfin, non, pas si vous êtes un savant. Vous voyez juste Michael Young, couillon comme un jeune chien.
Les corps s’attirent entre eux avec une force qui varie inversement selon le carré de leur distance… Je suis à peu près convaincu que je pourrais contempler cette phrase jusqu’aux Trompettes du Jugement Dernier sans jamais avancer plus loin avec elle. Un grand vulgarisateur, un type toujours en Planck, si vous voulez, devrait pouvoir me trouver une belle analogie du genre de « quand on jette un caillou dans un seau d’eau, les ondes se propagent vers l’extérieur, non ? » Ou : « Représentez-vous l’univers comme un beignet, bon, en ce cas… » et pendant qu’il parlerait, s’il avait le don des mots et des images, j’arriverais sans doute à appréhender le principe qu’il décrit. Mais ça ne m’aiderait pas quand je tomberais sur une nouvelle phrase. « Les corps sont parfois attirés avec une force constante qu’on définit comme la racine réciproque de leur masse », ou je ne sais quoi. Il devrait alors reprendre tout ce labeur éreintant avec un nouveau modèle ou une nouvelle analogie. Un peu comme pour attraper un saumon vivant : plus j’essaie de saisir, plus ça me glisse entre les doigts. Ça craint, les chiffres.
Ne perdure en moi que l’anecdote. Einstein aimait la crème glacée, les voiliers et les violons. Un musicien lui a dit, un jour où ils interprétaient un duo ensemble : « Bon Dieu, Albert, vous ne savez pas compter ? » Einstein lui-même a dit des trucs sur Dieu qui ne joue pas aux dés avec l’univers. Il a dit qu’il ne savait pas avec quelles armes se livrerait la Troisième Guerre mondiale, mais qu’il savait avec lesquelles on mènerait la Quatrième : des massues et des pierres. Heisenberg a été attaqué par un journal SS qui l’a traité de « juif blanc » et d’« esprit de l’esprit d’Einstein » et il n’a été sauvé que parce que sa mère connaissait la mère d’Himmler. Sous le séchoir, un après-midi à Berlin, elle lui a dit : « Dites à votre Heinrich de ficher la paix à mon Werner », et Mme Himmler a répondu : « Mais Heinrich considère le Principe d’Incertitude comme un mensonge juif. » « Bah, Werner est comme ça, a dit Mme Heisenberg. Il ne pense pas ce qu’il dit. Il fait l’intéressant, comme d’habitude, pour se faire remarquer. » Qu’est-ce que je connais d’autre à la physique ? Ah, oui, Max Planck, le Père de la mécanique quantique, était aussi le père d’Erwin Planck, qui a fait partie de ceux qu’a exécutés la Gestapo en 1944 après l’échec de l’attentat à la bombe. Erwin, bien entendu, était aussi le prénom de Rommel, et Rommel a péri après l’attentat manqué, lui aussi. Le chat de Schrödinger était un siamois. Le mot quark sort de Finnegan’s Wake. Un des Bohr a un jour déclaré que, si l’on n’était pas choqué par la mécanique quantique, c’est qu’on ne l’avait pas bien comprise. Lorsque Crick et Watson ont construit leur maquette d’ADN en forme de pâte torsadée, ils ont été aidés par une femme dont beaucoup estiment qu’elle aurait dû partager le prix Nobel avec eux. Nobel, à propos, a inventé la dynamite, et Friedrich Flick, un sympathisant nazi qui a gagné des millions grâce au travail d’esclaves durant la Deuxième Guerre mondiale, était propriétaire de la compagnie de Dynamite Nobel. Flick a laissé un milliard de livres à son playboy de fils en 1972, sans une excuse ni un centime pour les survivants de ses usines d’esclaves. Le petit-fils de Flick a voulu fonder une chaire de « Compréhension européenne » à l’université d’Oxford, mais s’est retiré lorsque des philosophes moraux ont déclaré que son argent était « souillé ». Vous voyez ? Tout ce que je connais sur la physique se résume à de l’histoire. Non, soyons honnête. Tout ce que je connais sur l’histoire se résume à des ragots.
« Newton a eu une dispute terrible avec Leibnitz.
— C’est pas vrai ?
— Aussi vrai que je me tiens devant toi.
— Il prétend qu’il lui a volé sa méthode fluxionnelle.
— Arrête, tu rigoles !
— Non. Il dit qu’il a beau appeler ça algèbre, ou ce qu’il voudra, c’est tout bonnement sa méthode fluxionnelle, affublée d’une perruque, et Isaac l’a trouvée le premier.
— C’est quoi, la méthode fluxionnelle, exactement ? Ou l’algèbre, d’ailleurs ?
— On s’en fiche. L’important, c’est qu’ils ne se parlent plus.
— Ça alors !
— Je sais… En plus, Wolfgang Pauli et Albert Einstein se sont engueulés, eux aussi.
— Pour quel motif ?
— Une histoire de neutrinos, à ce que j’ai entendu dire. Albert n’y croit pas. Wolfgang est furibard.
— Des neutrinos ?
— Un genre d’antiacide pour la digestion, je crois. Je suppose que depuis qu’il vit en Amérique, Albert préfère le Maalox.
— Bonté divine ! »
Et ainsi de suite…
La science, disent les savants, constitue la véritable histoire. Le mélange, fumant et bouillonnant sur la cuisinière du cosmos, qui a donné naissance à la planète Terre il y a x milliards d’années, voilà la véritable histoire ; ce qui s’est passé dans l’hypothalamus et le cortex de l’homo sapiens il y a x millions d’années pour nous apporter la conscience, voilà la véritable histoire. Les technoprêtres voudraient vous faire gober ça. Les salopards. Ça craint, les chiffres. Ça n’existe pas. Quatre n’existe pas. Pire encore, moins quatre n’existe pas. Je veux dire, pas étonnant que le monde ait cessé de tenir debout après Gresham et Descartes. Laisser des nombres négatifs courir le globe. Mille ans pendant lesquels on a interdit l’usure, à bon droit et – paf ! – débit, crédit, nombres négatifs et d’hypothétiques « moins cent tonnes de café ». Des actions négatives. Du capital à la captivité, de la dette à la prison pour dettes, de l’épargne à l’esclave. Ça craint, les chiffres.
Ce flot de pensées amères était né du basculement de Jane et de moi dans une nouvelle dispute. Je m’étais présenté à Newnham dans l’espoir d’une chaleureuse étreinte, après le choc de la débâcle Fraser-Stuart.
« Mais enfin, bon sang, déclara Jane. À quoi t’attendais-tu ? Tu n’étais pas sérieux en intégrant toutes ces inepties sentimentales, quand même ? Dans une thèse universitaire ? »
Blessé, j’expliquai que je les considérais comme des poèmes en prose.
« C’est ça, P’tit Chiot. Des poèmes en prose. Il va falloir que je m’essaie à la même chose dans mon prochain article. Il se cabra et se tordit au-dessus d’elle, son esprit exultant dans la liberté de l’acte. Pur ! Stérile ! Libre d’aimer sans conséquences ! Subitement, il était maître du temps et de l’espace ! On aurait dit…
— J’ai pris des blancs de poulet sans peau chez Sainsbury, interrompis-je d’une voix glacée. Je vais les débiter en petits dés. »
Je fis frire avec éloquence la viande dans l’huile d’olive bouillante pendant qu’elle ouvrait une bouteille de vin méprisante d’une façon plus horripilante que les mots ne sauraient la décrire. En soi-même, ce que nous autres écrivains aimons qualifier de casus belli.
« C’est facile, pour les savants. Il suffit de faire une addition. Oui non, vrai faux, blanc noir.
— Connerie, mon chéri.
— C’est toi qui me l’as dit. Toutes les réponses sont enfermées dans de petits paquets semés à travers tout l’univers. Il suffit de les ouvrir. Voilà le gène qui donne la musique à certains, celui qui fait de vous un saint. Là, une particule vous donne le poids de l’univers, là-bas une autre explique comment tout a commencé.
— Oui, c’est exactement ce que j’ai dit. Tout est si simple. Si seulement nous autres, les matheux sans âme, nous étions aussi intelligents que vous, les historiens sensibles, nous aurions tout réglé depuis des siècles.
— Je n’ai pas dit ça ! » J’abattis bruyamment la poêle. « Ce n’est pas ce que je voulais dire, et tu le sais. Tu ne peux pas t’empêcher de comprendre de travers, pas vrai ?
— Je vais regarder la télé. Ton verre de vin est sur la table. »
Tandis que je mélangeais la pâte de curry vert et que je rinçais le riz, les arguments montaient, s’agitaient et bouillonnaient en moi. Quelle arrogance, me disais-je, l’arrogance de ces gens-là. Je claquais les cuillères en bois et j’abattais le couvercle du wok au rythme de chaque argument victorieux que je passais en revue dans ma tête. On dirait que les savants consacrent chaque atome de volonté qu’ils possèdent à trouver délibérément les problèmes les plus insignifiants du monde pour les expliquer. L’art compte. Le bonheur compte. L’amour compte. Le bien compte. Le mal compte. Et que je te claque la porte du frigo. Voilà les seules choses qui importent et, bien entendu, ce sont précisément celles que la science s’évertue à ignorer. Encore cinq minutes pour absorber l’eau et le bouillon, je suppose. Vous autres, vous traitez l’art comme une maladie – oh putain, que c’est chaud – ou un mécanisme évolutionnaire, le plaisir comme si c’était – merde, je l’ai cassé – jamais on ne vous entend dire : « Ooh, on a découvert que ces électrons-ci sont méchants, et que ceux-là sont bons », pas vrai ? Tout est moralement neutre, dans votre univers ; pourtant, un enfant de deux ans saurait que rien n’est moralement neutre. Salopards. Enfoirés. Prétentieux de prétentiards bourrés de prétentions.
« C’est prêt !
— Un instant ! »
J’enveloppai le pain chaud dans des serviettes en papier et me versai un autre verre. Et le mépris, ce mépris ahurissant, confit d’arrogance, pour ceux qui pataugent dans la tourbière fangeuse des répugnantes motivations et désirs véritables des êtres humains. Parce que notre méthode n’est « pas scientifique » – mais bien sûr que notre méthode n’est pas scientifique, ma chérie. Les vrais problèmes ne se présentent pas sous forme de nombres, mais sous forme de gens.
— Hum, ça sent bon !
— Je sais ce que tu penses », dis-je en supposant que pendant tout le temps qu’elle avait passé assise devant la télé, elle avait elle aussi répété ses arguments. « Tu penses que seuls des savants peuvent comprendre la science. Si l’on n’a pas subi la cérémonie d’initiation, on est automatiquement disqualifié pour en parler. Tandis que les savants peuvent gloser sur Napoléon ou Shakespeare avec autant d’autorité que n’importe qui.
— Haa ! C’est chaud ! » Jane se donne le temps de la réflexion en allant à l’évier se verser une tasse d’eau.
« Tout ce que je veux dire, dis-je en poussant mon avantage, c’est que nous vivons soixante-dix ou quatre-vingts ans sur cette planète ; qu’est-ce qui importe le plus, que nous comprenions les principes de physique derrière la bombe atomique ou que nous examinions les motivations humaines pour empêcher qu’on s’en serve ?
— Pourquoi ne tenterait-on pas de faire les deux ?
— Oui. Bien sûr. Ouais. Dans un monde idéal, tout à fait. Mais voyons les choses en face, tu sais. Comprendre quelque chose d’aussi complexe que le fonctionnement d’une bombe atomique exige de se dévouer à une discipline précise qui réclame du temps et de l’engagement…
— Je pourrais t’expliquer ça en moins de quatre minutes. Je serais fascinée d’entendre quiconque m’expliquer les motivations humaines derrière la guerre et la destruction en un temps aussi bref. Tu me passes la bouteille, s’il te plaît ?
— Ah ! Exactement ! Exactement ! » D’un doigt, je poignarde la table. « La simplicité de la science ressemble à une religion. Elle donne le sentiment d’apporter les réponses, mais…
— P’tit Chiot, tu viens tout juste de dire que comprendre quelque chose d’aussi complexe qu’une bombe nucléaire exigeait du temps et de l’engagement.
— Mais pas du tout.
— Ah bon. Alors, c’est moi qui entends des voix. Pardon.
— Écoute ! » Je m’enfièvre, à présent. « Je n’ai jamais dit qu’on devait reprocher quoi que ce soit à la science…
— Ouf !
— …mais simplement, elle ne s’occupe jamais des choses qui comptent vraiment.
— Elle s’occupe des choses qui comptent pour la science, en revanche. Je veux dire, c’est pour cela qu’existent des matières différentes, sans doute ?
— Oui, mais on ne vénère pas aveuglément les autres matières, comme si elles devaient contenir la totalité de la vérité.
— Mais la science, si ?
— Tu le sais très bien !
— Pas moi, en tous cas. Et tu n’as pas l’air non plus de la vénérer aveuglément. » Elle commence à saucer le curry avec son nan. « Mais je vais te dire, P’tit Chiot. Il y a des milliers de savants, ici, à Cambridge. Présente-moi à tous ceux qui adorent aveuglément la science parce qu’elle contient la totalité de la vérité, et je les fais renvoyer de l’université pour démence et incompétence. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Ils ne le reconnaîtront pas, évidemment ! Vous feignez tous l’humilité, le scepticisme, l’émerveillement, vous touchez le visage de Dieu et toutes ces conneries, mais regardons les choses en face. Enfin, je veux dire, quoi !
— Ah ! Très bien exprimé. Il en reste encore ?
— Sur la cuisinière. Ce que je veux dire, ce que je veux dire, c’est que… la science n’a pas toutes les réponses.
— Non. Ça, certes, c’est vrai. Ça ne veut pas dire qu’elle n’en a aucune, toutefois ? Tu en reprendras ?
— Merci.
— Je veux dire, P’tit Chiot : que la science ne puisse pas expliquer pourquoi Mozart pouvait faire ce qu’il faisait ne nous disqualifie pas pour spéculer sur la nature des cellules hépatiques, non ? Ou crois-tu que si ?
— On ne peut vraiment pas discuter avec toi. Tu le sais, ça, non ?
— Non, je l’ignorais. Je te demande bien pardon. Ce n’est pas délibéré. »
Et voilà : Jane résumée à sa plus simple expression. Les savants, résumés à leur plus simple expression. Et que je me tortille, que je me tortille, que je me tortille. Ils craignent.
Elle lisait je ne sais quel romancier sud-américain quand j’éteignis ma lampe de chevet. « ’Ne nuit », marmonna-t-elle.
Je contemplai le plafond. « Ce type, là, Hamilton, dis-je. Tu te souviens de lui ? À Dunblane. Il entre dans un gymnase d’école primaire avec quatre armes de poing. En trois minutes, quinze enfants de cinq ans et un instituteur sont morts. Un être humain pointe une arme sur un enfant et regarde la balle lui exploser dans le crâne. Tu imagines, les hurlements, le sang, l’incompréhension totale dans les yeux de ces enfants ? Et pourtant, il recommence, encore et encore. Il vise et il presse la détente. »
Elle posa le livre. « Où veux-tu en venir ?
— Je sais pas. Je sais pas. Mais n’est-ce pas ce que nous devrions essayer de comprendre ?
— J’espère que tu n’évoques pas cette affreuse histoire pour prouver que tu as le cœur plus grand que le mien, ou que tes sujets ont plus d’importance.
— Non, je ne parle pas de ça. Pas du tout. Vraiment pas du tout.
— P’tit Chiot, tu pleures !
— C’est rien. »
Pédalant sur Queen’s Road le lendemain matin, je m’expliquai toute l’affaire. L’humiliation. Pas plus difficile que ça. Fraser-Stuart m’avait plus profondément blessé que je n’avais voulu l’admettre. Tout cela se résumait à un énorme rougissement de colère. Je m’étais conduit comme un gamin gâté parce que l’idée de passer de l’état d’étudiant au pays des adultes m’effrayait. Bon, cool, quoi. Un petit caprice bien naturel, rien de plus. Comme je l’avais dit à propos des portes, du passage des seuils. Un adieu au long et heureux développement du gentil petit garçon intelligent qui rédige des essais et remporte des félicitations, écrit de nouveaux essais et récolte encore des louanges. À sept ans, j’étais plus intelligent que la plupart des enfants de dix ans ; à quatorze, plus qu’un adolescent de dix-sept ans ; à dix-sept, plus intelligent qu’une personne de vingt ans. À vingt-quatre ans désormais, je n’étais pas plus intelligent que n’importe quel étudiant de vingt-quatre ans sur place et, d’ailleurs, il n’y avait plus de compétition ni de trophée pour me comporter en prodige. Tout le monde m’avait rejoint et je savais, je comprenais, avec une horreur qui me vrillait soudain le ventre, qu’à présent me guettait le danger de rester sur place tandis que tout le monde me dépasserait à toute allure. On pouvait sûrement m’autoriser un petit éclat complaisant et puritain, avant d’entamer la longue ascension vers la discipline et l’application, l’intégrité et la diligence, la prudence et la méticulosité ? Rien qu’une fois, j’avais le droit de flanquer des coups de pieds et de pousser des hurlements, en voyant se ternir l’éclat et l’éblouissement de la jeunesse.
Comme j’ai déjà dit, j’ai vraiment des pensées connes, par moments.
J’ai filé le long de la route de Madingley, couché sur le guidon. Les laboratoires Cavendish se dressaient devant moi, non comme la cathédrale de l’Antéchrist, mais en simple immeuble, une assemblée d’entrepôts en limite de ville. Les gens qui œuvraient ici avaient bon cœur ou mauvais cœur comme tout le monde. Ils ne se considéraient pas comme les dépositaires de la seule clef du savoir humain. Ils se contentaient de courir après leurs particules, leurs gènes, leurs forces et leurs formes ondulatoires, comme des historiens traquent des documents ou des ornithologues guettent un épervier rouge dans le ciel. Jane doit me croire cinglé. Au bord de la crise de nerfs. Non, elle comprend, la brave cocotte. Elle prend exactement la mesure de la situation et elle adore ça. Le petit fardeau à sa maman.
Les laboratoires Cavendish d’origine, où Rutherford a affûté la hache qui a fendu son premier atome, se trouvent au centre de Cambridge, mais le nouveau bâtiment se situe après Churchill College, du côté du Cimetière américain et de Madingley.
Le couchant est-il encore une mer dorée
De Haslingfield à Madingley P{Citation du poème « The Old Vicarage, Grantchester » (« Le vieux presbytère, Grantchester »), de Rupert Brooke (N.d.T.).}.
Non, mon bon Rupert, plus maintenant. Plutôt une brume d’oxyde de carbone, je le crains. Pas plus que l’église n’indique trois heures moins dix. Quant à savoir s’il reste du miel pour le thé, il faudra demander à Jeffrey Archer, puisque le Vieux Presbytère lui appartient, à présent. Quelqu’un devrait peut-être écrire un nouveau Grantchester.
Dites, les bornes sont-elles encor’ alignées,
Gardiennes muettes aux contre-sens opposées ?
Poignarde-t-on toujours, la nuit, les gens,
Et se garer est-il toujours aussi chiant ?
Dieu bénisse notre siècle. Le laboratoire principal aussi, on dirait un immeuble de bureaux ; tout en verre, en portes à battants et « Ici l’accueil ! Puis-je vous aider ? » Casquettes à visière privatisées, registres d’entrée à parapher, badges de visiteurs plastifiés, la totale.
S’il existe un mot pour décrire notre époque, ce doit être la Sécurité, ou, pour formuler cela autrement, l’Insécurité. De l’insécurité névrotique de Freud, en passant par les insécurités du Kaiser, du Führer, d’Eisenhower et de Staline, tout droit vers les terreurs des citoyens du monde moderne –
ILS RÔDENT !
Les ennemis. Ils vont fracturer votre voiture, cambrioler votre domicile, molester vos enfants, vous vouer aux feux de l’enfer, vous assassiner pour se procurer l’argent de leurs drogues, vous forcer à vous tourner vers La Mecque, infecter votre sang, mettre vos préférences sexuelles à l’index, dévaloriser votre retraite, polluer vos plages, censurer vos pensées, voler vos idées, empoisonner l’air que vous respirez, mettre vos valeurs en péril, employer un vocabulaire ordurier à la télévision, détruire votre sécurité. Tenez-les à distance ! Enfermez-les dehors ! Cachez-les à votre vue ! Enterrez-les !
La moitié de mes camarades d’école ont – en nette contradiction avec mon propre échec en ce domaine, précédemment exposé – réussi à se rebaptiser Speeder, Bozzle, Volo, Tortue, Grip et Janga, se sont percés tous les replis de chair disponibles pour les agrafer d’or, d’argent et de bronze, et ils ont pris la route. Ils défilent dans les rues principales des petites villes du sud, affublés d’un masque anti-pollution, en brandissant des bannières frappées d’un crâne et de tibias croisés ; ils luttent contre la voiture, la réforme du code pénal, les autoroutes, l’abattage des arbres, la construction de centrales d’énergie… tout. Ils veulent être ceux qu’on enferme dehors ; ils aiment qu’on les juge dangereux ; ils se délectent de leur exil.
Et ils me considèrent comme une tête de nœud.
Je suis allé rendre visite à Janga l’an dernier, à Brighton, un des endroits où elle et ses amis Voyageurs se rassemblent, et je voyais bien, oh oui, je le voyais bien, que ces âmes libres me considéraient vraiment comme une tête de nœud. Si j’étais vraiment une tête de nœud, remarquez, et une sale tête de nœud, en plus, je vous raconterais ici qu’ils ne voyaient pas la moindre objection à ce que je leur paie tournée après tournée dans les pubs, que cela ne leur posait pas le moindre problème moral de m’expédier au mini-marché à huit heures du matin leur acheter du lait, du pain et les journaux. Je dirais aussi qu’on peut être un écoguerrier hyper cool sans puer la clocharde crevée. Je pourrais ajouter que n’importe qui peut être un héros, au chômage. Mais j’ai trop de dignité pour ce genre de commentaires, et je n’en dirai donc rien.
Dans le hall, je me tiens maintenant dans un rayon de soleil et je subis de bonne grâce les moues de ceux qui filent autour de moi. D’accord, je ne porte pas de blouse de labo. Hé ben, allez-y, faites-moi flinguer ! Ah, les gens…
« Michael, Michael, Michael ! Tellement désolé de vous faire attendre. » La blouse blanche de Leo porte les taches appropriées et fait, de façon cocasse, trois tailles de moins pour ses longs bras. « Venez, venez, venez. »
Petit chiot obéissant, je le suis au long des couloirs, me dressant sur la pointe des pieds au passage pour jeter des coups d’œil sur les labos à travers les hautes vitres des murs du couloir.
Nous arrivons devant une porte. NC 1.54 (D) Professeur L. Zuckermann. Leo passe une carte : un voyant vert s’allume, un petit bip bipe, une serrure claque et la porte s’ouvre. Je m’arrête sur le seuil et marmonne d’un air malheureux, comme Michael Hordern dans Quand les aigles attaquent : « La sécurité ? Ce mot est devenu une plaisanterie, par ici. » Alarmé, Leo se retourne ; aussi, je chuchote contre le revers de ma veste, en cabotinant : « Nous sommes à l’intérieur ! Laissez-nous trente secondes avant de lancer la diversion. »
Leo pige et je suis récompensé par un gloussement pincé tandis que les néons au plafond se flagellent pour s’allumer. Je comprends que mon envie puérile de prononcer des paroles frivoles vient d’une tension de Leo, une crainte, presque, qui me met mal à l’aise. Elle va et vient avec lui, je décide. Dans son appartement, elle était là pendant qu’il me parlait de ma thèse, puis elle a disparu pour être remplacée par une jovialité bonhomme. Finalement, ce regard traqué est revenu dans ses yeux quand il a mis fin à l’entrevue en m’invitant ici, dans ces lieux.
À quoi est-ce que je m’attendais, je ne sais pas bien. Quelque chose. Je m’attendais à quelque chose. Après tout, pourquoi un homme voudrait-il faire visiter son laboratoire si ce laboratoire se résumait à un bureau ?
Un tableau blanc luisant sans aucune formule ni enfilade de caractères grecs inversés griffonnées dessus. Pas d’oscilloscopes, de générateurs Van de Graff, de longs tubes de verre palpitant d’efflorescences mauve de plasma ionisé, pas d’éviers profonds maculés d’horribles composés, pas de zone d’isolation aux parois de verre avec des bras robots pour transférer de petites pépites de substances hautement radioactives d’un récipient dans un autre, pas de poster d’Einstein en train de tirer la langue, pas de chaude voix d’ordinateur pour nous accueillir avec une personnalité programmée de façon excentrique : « Bonjour, Leo. Encore une journée de merde, hein ? » Bref, rien qu’on ne trouverait pas dans le bureau des ventes de votre concessionnaire Toyota du coin. Moins, en fait, parce que votre concessionnaire Toyota aurait au moins un calculateur de bureau, un ordinateur, une plante en pot, un agenda électronique, un fax, un gadget réducteur de tension pour cadre et un grand calendrier. Non, attendez. Il y a au moins un ordinateur, ici. Un petit portable, avec une souris qui traîne sur le côté. Il y a aussi, je le concède, des étagères de livres et de magazines, et, à la place du grand calendrier, une table périodique.
Leo note ma déception. « Ce n’est pas un lieu pour ce que nous appelons les sciences molles, j’en ai peur. »
Je me rends à la table périodique et je l’examine avec intelligence, pour montrer un minimum d’intérêt.
« Je l’ai héritée de mon prédécesseur », précise Leo.
Bon. Ben, voilà.
Je regarde autour de moi. La remarque : « Voilà donc où tout se passe », si elle a une riche tradition, paraîtrait assez sotte, aussi me contente-je de hocher la tête avec vigueur, comme si je donnais mon approbation à l’odeur et à l’ambiance des lieux.
« Si j’ai besoin d’équipement, il y a d’autres salles où je peux retenir du temps sur les grosses machines.
— Ah. D’accord. Alors comme ça, vous êtes plutôt dans la physique théorique ?
— Y en a-t-il d’autres sortes ? » Mais dit avec amabilité, sans impatience.
Il va à son portable et l’ouvre. Je constate à présent que l’ordinateur ne ressemble à aucun portable que j’aie jamais vu et je peux déduire au tremblement de ses longs doigts que le moment est important, pour lui. L’appareil possède une partie supérieure assez conventionnelle, un écran rectangulaire. Mais le clavier attire l’œil. Une rangée de boutons carrés court dans la partie la plus haute, à l’endroit où devraient se trouver les touches de fonction, mais ils ne portent aucune attribution marquée dessus. Des nombres, des lettres et des glyphes sont inscrits à la main au crayon gras jaune sous chaque touche. Le corps principal du bloc, que devraient occuper les touches azerty et un trackpad ou une trackball, porte de petits carrés en verre noir où se reflètent les néons du plafond au-dessus.
Sous la section de paillasse où est posée cette boîte de fabrication artisanale – je suppose qu’il est permis d’employer le mot paillasse puisque, en dépit des apparences, nous sommes dans un laboratoire – il y a un placard. Leo en ouvre les portes et, enfin, je vois une machinerie décente. Deux majestueux coffres d’acier équipés de lourdes manettes d’alimentation et, tordue tout autour, une tagliatelle de câbles qui désoriente autant qu’on pourrait le souhaiter. Je note pour la première fois la présence de deux larges rubans de branchement multicolores, comme les anciens câbles Centronix d’impression parallèle, qui jaillissent de l’arrière du portable pour descendre dans ce placard.
Leo enclenche les manettes d’alimentation sur chacun des coffres. Un bourdonnement grave et satisfaisant monte quand des ventilateurs de refroidissement se mettent en route. Les plaques en verre noir sur le clavier se révèlent être un affichage à diodes, car une rangée de chiffres verts s’allume et clignote, comme sur un magnétoscope dont on n’a pas réglé l’horloge. Leo ploie ses doigts en arrière pour faire craquer les jointures tandis que ses mains survolent le clavier. Il me jette un coup d’œil rapide et appuie sur une suite de touches de fonction, d’un air vaguement coupable, comme un chaland qui ne peut s’empêcher de jouer Au clair de la lune sur un synthétiseur de grand magasin. Un par un, alignés graduellement, les huit clignotants affichent des chiffres stables et l’écran s’épanouit à la vie.
Que m’attendais-je à voir ? Une représentation animée de la naissance de l’univers, peut-être. De l’ADN en train de tourniquer. De la géométrie fractale. Des dossiers secrets des Nations Unies sur la propagation d’une nouvelle maladie atroce. Un défilé de chiffres. Des images prises par satellite espion. Teri Hatcher nue. Les dossiers du courrier électronique personnel du président Clinton. Le concept d’une nouvelle arme de destruction. Un gros plan serré sur un seigneur de la guerre cardassien annonçant l’invasion de la Terre.
Qu’ai-je vu ? J’ai vu le ciel empli de nuages. Pas des nuages météorologiques, mais des nuages colorés, comme des gaz. Et pourtant, pas des nuages gazeux. Si je les examinais de plus près, ils ressemblaient peut-être davantage à des courants aériens vus par une caméra thermique. À l’intérieur de ces volutes se mouvaient des zones de couleur plus pure, bordées de corolles irisées qui tourbillonnaient et pétillaient, parcourant le spectre dans leur mouvement. Hypnotique. Magnifique aussi, d’une beauté tout à fait radieuse. Il existait toutefois sur la plupart des PC des économiseurs d’écran qui n’étaient pas moins agréables à l’œil.
« Qu’en pensez-vous, Michael ? » Leo contemple l’écran. Les masses colorées se reflètent sur ses verres de lunettes. Sur son visage, je vois ce regard hanté, avide qui m’a déjà intrigué. Obsession. Pas de Calvin Klein, mais Obsession de Thomas Mann ou Vladimir Nabokov. Le besoin, la colère et le désespoir douloureux d’un vieux pervers coupable calcinant une jeune beauté de son regard. Ou du moins c’est ce que je pense sur le moment. Je devrais avoir l’habitude de taper à côté de la plaque, maintenant.
« C’est magnifique », dis-je en un souffle, comme si je craignais que le son de ma voix ne fasse éclater la beauté douce des coloris. Oui, éclater, car voilà à quoi ressemblent ces formes, je le comprends à présent. Elles ressemblent à des bulles de savon. Les membranes d’arcs-en-ciel huileux en lente rotation apaisent la prunelle et flottent dans les profondeurs de mon âme.
« Magnifique ? » Les yeux de Leo ne quittent jamais l’écran. Il a la main droite sur la souris, et les formes se déplacent. Tandis que la scène change, l’écran me rappelle les cinémas de mon enfance. J’étais assis dans le noir avec vingt minutes d’attente avant les publicités pour Benson & Hedges. Pour faire passer le temps, la direction de l’Odeon proposait de la musique et un spectacle lumineux de roses, de verts et d’oranges psychédéliques qui se tordaient avec fluidité sur l’écran. J’observais, avec une bouche bée où j’enfournais un par un, muet, des chocolats aux raisins secs, tandis que les couleurs évoluaient et que les bulles d’air emprisonnées dans le liquide traversaient l’écran comme des amibes saccadées.
« Oui, magnifique, je répète. Vous ne trouvez pas ?
— Qu’imaginez-vous être en train de voir ?
— Je ne sais pas bien. » Ma voix ne monte pas au-dessus d’un chuchotement révérencieux. « Un genre de gaz ? »
Leo me regarde alors pour la première fois. « Du gaz ? » Il affiche un sourire sans joie. « Du gaz, il dit ! » Secouant la tête, il se tourne de nouveau vers l’écran.
« Alors quoi ?
— Et pourtant, ça pourrait être du gaz » fait-il, plus pour lui-même qu’à mon intention. « Quelle horrible plaisanterie. Oui, ça pourrait être du gaz. » Je remarque qu’il se mâchonne la lèvre inférieure avec une rapidité insistante de rongeur. Il a entamé la peau et du sang coule, mais il ne paraît pas s’en apercevoir. « Je vous dis ce que vous voyez, Michael. Vous n’allez pas me croire, mais je vous le dis quand même.
— Oui ? »
Il pointe un doigt vers l’écran et déclare : « Voyez ! Anus mundi ! Das Arschloch der Welt ! » Ma perplexité et mon mouvement de recul l’amusent, et il hoche la tête avec énergie. « Vous regardez, dit-il en pointant du menton vers l’écran, Auschwitz. »
Mes yeux vont de Leo à l’écran et reviennent. « Pardon ?
— Auschwitz. Vous avez dû en entendre parler. Un lieu en Pologne. Très célèbre. Le trou du cul du monde.
— Mais de quoi parlez-vous, exactement ? Une photographie ? De l’infrarouge, l’imagerie thermique, quelque chose comme ça ?
— Pas de l’imagerie thermique. De l’imagerie temporelle, on pourrait appeler ça. Oui, ça irait.
— Je ne vous suis toujours pas.
— Vous regardez, dit Leo en indiquant l’écran du doigt, le camp de concentration d’Auschwitz le 9 octobre 1942. »
Je fronce les sourcils, désorienté. Si lent. Que je suis lent.
« Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire ce que je dis. C’est Auschwitz, le 9 octobre. À trois heures de l’après-midi. Vous regardez ce jour-là. »
Je fixe de nouveau les belles formes en volutes dans leurs douces évolutions colorées.
« Vous voulez dire… un film ?
— Vous demandez toujours ce que je veux dire et je dis toujours ce que je dis et vous ne comprenez toujours pas ce que je dis. Je dis que nous regardons à la fois un lieu et un moment. »
Je le fixe.
« Si ce laboratoire avait une fenêtre, dit Leo, et que vous regardiez par elle, vous verriez Cambridge le 5 juin 1996, oui ? »
J’opine.
« Quand vous regardez par cet écran, c’est la même chose, une fenêtre. Toutes ces formes, ces mouvements, ce sont les mouvements d’hommes et de femmes à Auschwitz, en Pologne, le 9 octobre 1942. Vous pourriez appeler ça des signatures d’énergie. Des traces particulaires.
— Vous voulez dire… Enfin, ce que vous dites, c’est que cette machine regarde en arrière dans le temps ?
— Une de ces formes », continue Leo comme si je n’avais rien dit, ses yeux courant en tous sens sur l’écran, « une de ces couleurs », sa main déplace la souris, « l’une de celles-ci. N’importe laquelle, ce pourrait être n’importe laquelle.
— Qu’est-ce qui pourrait être n’importe laquelle ? »
Il se tourne une seconde vers moi. « Quelque part ici se trouve mon père. »
Je le regarde mouvoir la souris avec sauvagerie dans sa quête. Elle semble agir comme une poignée de caméra de télé, lui permettant de cadrer, de tourner et de zoomer dans son monde de formes colorées. Il fait brusquement rouler la souris vers la gauche : toute la scène pivote dans le sens des aiguilles d’une montre.
« Mon père est arrivé à Auschwitz le 8 octobre. Cela, je le sais. Voilà ! Vous croyez que c’est lui ? » Leo pointe un doigt vers une forme basse dont la gaine plumeuse extérieure oscille dans un mauve délicat. « Peut-être que c’est lui. Peut-être que c’est un chien ou un cheval. Ou simplement un arbre. Un cadavre. Plus probablement un cadavre. »
Il y a dans les yeux furieux de Leo des larmes qui coulent sur son visage pour se mêler au sang qui filtre encore de sa lèvre mordue. « Je ne saurai jamais », dit-il en se penchant sous le bureau pour claquer les manettes d’alimentation. « Jamais je ne le saurai. »
Dans un mélodieux froissement d’électricité statique l’écran se vide. Les chiffres de l’affichage disparaissent. Le bourdonnement grave du ventilateur se tait avec un boum. Je fixe l’écran nu, en silence.
« Et voilà, Michael Young. » De la manchette pointue qui émerge de sa manche de blouse de labo, Leo absorbe une larme avec élégance. « Vous avez vu Auschwitz. Mes félicitations.
— Vous êtes sérieux ?
— Tout à fait sérieux. » La colère et l’intensité de Leo ont disparu et il est redevenu un Grand Schtroumpf calme. Il referme la machine et caresse la souris avec une affection délicate.
« Nous regardions vraiment dans le passé ?
— Chaque fois que vous regardez le ciel nocturne, vous regardez dans le passé. Ce n’est pas grand-chose.
— Mais vous vous concentriez sur un jour précis.
— C’est un autre genre de télescope, certainement. Hélas, il est aussi complètement inutile. Un simple spectacle lumineux, c’est tout. Une singularité quantique artificielle, sans plus d’utilité qu’un taille-crayon. Moins d’utilité.
— Vous ne pouvez pas traduire tous ces tourbillons de couleur en formes reconnaissables ?
— Non.
— Mais un jour ?
— Quand je serai mort depuis longtemps, peut-être. Oui. C’est possible. Tout est possible.
— Qu’avez-vous regardé d’autre ? Des batailles, des tremblements de terre ? Vous savez, Hiroshima, ce genre de choses ?
— J’ai regardé Hiroshima. J’ai aussi observé le front Ouest durant la Grande Guerre. Beaucoup d’époques et de lieux. Toujours, je le crains, je reviens à Auschwitz. La réponse, à propos, est : les Témoins de Jéhovah.
— Euh… vous m’avez largué, là. Les Témoins de Jéhovah est la réponse à quoi ?
— Le triangle mauve ? Vous vous souvenez, vous n’arriviez pas à trouver qui devait le porter ? C’étaient les Témoins de Jéhovah !
— Oh ! » Je ne pouvais vraiment rien trouver à répondre à ça. « Et vous revenez toujours à Auschwitz à cette date ?
— Toujours ce même jour.
— Et vous ne pouvez rien faire, vous ne pouvez pas… interagir ?
— Non. C’est… Comment puis-je bien décrire cela ? C’est comme une radio. Vous vous réglez, vous écoutez, mais vous ne pouvez pas transmettre.
— Et vous ne savez pas ce que vous regardez ? Je veux dire, vous ne pouvez pas l’interpréter ?
— Les couleurs sont liées aux éléments. L’oxygène est bleu, l’hydrogène rouge, l’azote vert et ainsi de suite. Mais ça ne m’apprend rien.
— À qui d’autre avez-vous montré ça ?
— C’est quoi, le Jeu des Vingt questions ? Vous êtes la première personne à voir l’appareil.
— Pourquoi moi ? »
Il me regarde. « Une impression », dit-il.
Il fait assez sombre à six heures du matin. Impénétrable, dans un tel brouillard. Voilà pourtant le moment que choisit Stower, le commandant du peloton, pour un de ses discours.
« Soldats ! Le front britannique s’étire entre Gheluvelt et Beselare, avec Ypres à huit kilomètres à l’est, seulement. Le Seizième a reçu l’ordre d’écraser les Tommies par le cœur de leurs lignes. Nous n’échouerons pas. Le colonel Von List compte sur nous. L’Allemagne compte sur nous. »
Les soldats Westenkircher et Schmidt scrutaient les ténèbres en direction de la voix de Stower.
« L’Allemagne ignore complètement notre existence, commenta gaiement Ignaz Westenkircher.
— Ne parle pas comme ça », grommela une voix entre eux deux.
Ignaz regarda avec surprise le soldat au teint jaune à sa droite. À un mètre soixante-quinze, Adi – tout le monde l’appelait Adi – avait une taille qui dépassait un peu la moyenne, mais sa fragilité, son teint bilieux et sa carrure frêle le faisaient paraître plus menu et plus petit que les autres.
« Pardon, monsieur », Ignaz inclina la tête en parodiant le salut des Junkers.
Plus que quarante-cinq minutes. Un feu sporadique avait débuté en provenance des lignes britanniques, un bruit de claques gras qui semblait plus cocasse que dangereux, comme les pets d’un bœuf gonflé de gaz.
Ernst Schmidt proposa en silence des cigarettes à la ronde. Adi baissa les yeux vers le paquet et ne dit rien, si bien qu’Ignaz en prit deux.
« Même pas maintenant ? s’étonna-t-il. Si près de l’action ? »
Adi secoua la tête et serra son fusil tout contre lui. Ignaz se souvint de l’avoir observé au cours de leur deuxième journée de classes, d’avoir vu Adi bercer ce fusil de la même façon, dès l’instant qu’il l’avait reçu. Avec surprise et joie, comme une femme contemple de nouveaux sous-vêtements en soie de Paris.
« Alors, tu n’as jamais fumé ?
— Une fois, répondit Adi. À l’occasion. En société. »
Ignaz croisa le regard d’Ernst et souleva un sourcil. Difficile d’imaginer Adi dans une autre société que la file pour le mess ou les douches communes. Ernst, comme d’habitude, n’ajouta pas un mot ni un geste à cette offre d’une plaisanterie partagée.
Tout ce qu’il me fallait autour de moi, songea Ignaz : un puritain et une bûche dénuée d’humour.
Comme en réponse à un signal, un sifflement bas jaillit du côté ouest de la tranchée et Gloder leur tomba dessus. À dix-neuf ans, Rudi Gloder semblait plus rempli de vie et plus riche d’années qu’Adi et Ernst, qui avaient déjà traversé la moitié de leur vingtaine. Gai, beau et blond, Rudi, avec ses pétillants yeux bleus et son humour généreux, avait charmé et enchanté tous les hommes de la compagnie. Il avait déjà obtenu le grade de Gefreiter, et personne ne lui en voulait de cette promotion. Ceux qui avaient entendu parler de lui, de ses prouesses avec un fusil, de sa façon de composer des chansons, de son souci d’autrui, décidaient souvent de le prendre en grippe. « Mélomane, athlétique, intelligent, drôle, brave, modeste et invraisemblablement séduisant, tu dis ? Je le déteste déjà. » À l’instant où ils le rencontraient, bien entendu, ils succombaient volontiers à son charme, comme tous les autres.
« Je passe parmi vous », annonça Rudi en s’accroupissant devant Adi, Ignaz et Ernst, « avec du café aux figues. Ne demandez pas comment ce miracle s’est produit, contentez-vous de profiter. »
Ignaz prit la gourde tendue avec plaisir. La riche liqueur sucrée coula dans sa gorge et, toute dépourvue d’alcool qu’elle fût, lui grisa les sens comme un cognac. Il abaissa la gourde et regarda Rudi dans ses yeux qui dansaient.
« Rien n’est trop bon pour mes hommes, déclara Rudi en une parfaite imitation de Von List. Et pour vous, cher monsieur ? »
Gloder prit la gourde des mains d’Ignaz et la tendit à Adi. Une seconde, leurs regards se croisèrent. Le bleu sombre de chaton de celui de Rudi, le cobalt pâle et fulgurant de celui d’Adi.
« Merci », dit Adi. Ce merci qui signifie non. Rudi haussa les épaules et passa le café à Ernst.
« Adi ne boit pas, ne fume pas, ne jure pas, ne va pas avec les femmes, dit Ignaz. Il y a une rumeur qui court : il ne chie pas. »
Rudi posa une main sur l’épaule d’Adi. « Mais je parie qu’il se bat. Tu te bats, pas vrai, Adi, mon ami ? »
Les yeux d’Adi s’éclairèrent à ce mot. Kamerad. Il hocha la tête avec énergie et tira sur sa grosse moustache. « Certainement, je me bats, dit-il. Les Tommies vont entendre parler de moi. »
Rudi garda encore un instant la main sur l’épaule d’Adi, avant de la lâcher.
« Je dois continuer, expliqua-t-il. Mais il m’est venu une idée. » Il indiqua sa tête du doigt. « Nos calots.
— Quoi, nos calots ? » s’enquit Ernst, parlant pour la première fois ce matin.
« Ça ne te frappe pas ? répondit Rudi, surpris. Bah, peut-être que c’est moi, alors. »
Après son départ, ils attendirent encore une demi-heure.
À sept heures, Stower lança un coup de sifflet et l’avance commença. Trop bruyante, trop précipitée, trop chaotique pour laisser place à la peur et à l’hésitation. Un désordre de cris, de jurons et d’escalade, et ils avancèrent en trébuchant vers les lignes britanniques.
Les mitraillettes des Tommies ouvrirent immédiatement le feu. On ne sait comment, dans les premiers instants, Ernst et Adi s’étaient débrouillés pour perdre Ignaz de vue. Ils continuèrent à progresser tous les deux en direction de ce qu’ils savaient être l’origine des tirs, le cœur des tranchées britanniques.
« Stower est mort ! » cria quelqu’un en avant d’eux.
Soudain, derrière eux, à gauche et à droite, de nouveaux coups de feu claquèrent et des hommes tombèrent de chaque côté, frappés dans le dos.
« Schmidt ! Suis-moi », cria Adi.
Ernst Schmidt avait perdu ses repères. Tous ses repères. Ils attaquaient, ils étaient censés attaquer. Une attaque en avant. Contre les Britanniques. Étaient-ils tombés dans un piège ? Les avait-on subitement encerclés ? Ou avaient-ils, dans ce brouillard, décrit un demi-tour, si bien que les Britanniques se retrouvaient à présent dans leur dos ? Ernst s’écroula sous une haie à côté d’Adi et tous deux s’enfoncèrent dans le maigre couvert en ahanant farouchement.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Ernst.
— Silence ! » ordonna Adi.
Ils restèrent couchés là pendant ce qui aurait pu être, pour l’esprit confus d’Ernst, des secondes, des minutes ou des heures, jusqu’à ce que, soudain, confirmant cette irréalité et lui coupant complètement le souffle, un homme s’écroule sur eux en criant. Son poids sur le visage d’Ernst lui écrasa et lui cassa les lunettes. Il hurla contre le ventre de l’homme, sous la douleur de boutons et de piquants de bronze qui lui entamaient la chair du nez et des joues.
Je vais finir suffoqué sous un mourant, songea-t-il. « Frau Schmidt, nous avons le regret de vous faire part de la mort de votre fils, étouffé par un cadavre. Il est mort comme il avait vécu, dans une confusion totale. »
Alors, c’est ça, la guerre, des morts qui tuent des morts.
Ernst eut le temps de penser tout cela. Le temps de ricaner de la futilité de tout cela. Le temps d’imaginer sa mère et son père en train de lire le télégramme, à Munich. Le temps d’envier son frère qui avait choisi la Marine. Le temps d’éprouver de la colère envers l’état-major qui n’était pas venu à leur secours. Ils devaient bien savoir que cela arriverait. La guerre ne sera jamais gagnée à Noël, annoncerait Ernst avec gravité à ses officiers, si on laisse se produire ce genre de choses.
L’instant d’après, il avalait l’air à grandes gorgées, tirait sur son col et cherchait à tâtons les ruines de ses lunettes.
L’homme au-dessus de lui n’était pas mort. C’était un officier d’un régiment de Saxe, et bien vivant. Il avait roulé sur lui-même et tenait Adi et Ernst en joue avec son Luger. Il les dévisagea, puis ouvrit la bouche, stupéfait, en abaissant son pistolet.
« Bon Dieu ! s’exclama-t-il. Vous êtes allemands !
— Seizième d’infanterie de réserve bavarois, mon lieutenant, répondit Adi.
— Le régiment de List ? Merde, je vous avais pris pour des Britanniques ! »
En réponse, Adi arracha le calot de sa tête et le jeta loin de lui. Puis il saisit celui d’Ernst et lui fit subir le même sort. « Rudi avait raison, dit-il.
— Rudi ? s’enquit l’officier.
— Un Gefreiter de notre peloton, mon lieutenant. Ce sont nos calots. Ils sont pratiquement identiques à ceux des Tommies. »
L’officier les fixa un instant, puis éclata de rire. « Putain de diable ! Bienvenue dans l’Armée impériale de sa Majesté, les gars ! »
Adi et Ernst restèrent bouche bée tandis que l’officier, un homme de presque quarante ans, un engagé, supposèrent-ils à ses manières et son langage rudes, se claquait les cuisses en hurlant de rire.
Adi le secoua par l’épaule. « Mon lieutenant, mon lieutenant ! Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? Nous sommes cernés ?
— Ah, ça oui, vous êtes cernés ! Les Tommies face à vous. Des Saxons à gauche et des Wurtembergeois à droite ! Bon Dieu, en vous voyant devant nous, on a cru à une contre-attaque britannique. Nous vous tirons dessus comme des brutes depuis dix minutes. »
Adi et Ernst se regardèrent avec horreur. Ernst vit des larmes commencer à perler dans les yeux de porcelaine d’Adi.
« Écoutez. » L’officier s’était calmé, à présent. « Je dois rester auprès de mes hommes. Je vais essayer de faire circuler la consigne, mais les communications sont merdiques, ici. Vous voulez vous porter volontaires pour retourner au quartier général, tous les deux ? Il faut que quelqu’un mette un terme à cette folie.
— Bien sûr que nous sommes volontaires », déclara Adi.
L’officier les regarda s’éloigner. « Bonne chance », leur lança-t-il, avant d’ajouter à voix basse : « Recommandez-moi auprès de Saint Pierre. »
J’occupe dans la Clio le siège du passager, tandis que Jane nous conduit vers Magdalene pour une garden party. Siegfried Idyll passe sur Classic FM et je sifflote la petite partie de hautbois qui sautille comme un diablotin entre les cordes.
« Je ne comprends absolument pas, dit Jane. Pourquoi Wagner n’y a-t-il pas pensé tout seul ? Le morceau avait absolument besoin d’un mugissement monocorde sans rythme, en ce point.
— Pardon. » Je m’arrête et j’y récolte un radieux sourire d’absolution.
« Ce n’est pas grave, P’tit Chiot, dit-elle en décochant sur ma cuisse deux solides claques. Tu fais de ton mieux.
— C’est drôle, finis-je par déclarer, que tu aimes Wagner.
— Hein ?
— Je veux dire, tu sais, comme tu es juive.
— Ah oui ?
— Le compositeur préféré de Hitler, tout ça.
— Ce n’est pas vraiment la faute de Wagner. Hitler aimait les chiens, aussi. Et je suppose qu’il adorait totalement les gâteaux à la crème.
— Les chiens et les gâteaux à la crème », répliquai-je, prompt comme la foudre, « ne sont pas antisémites.
— À la différence de Wagner ?
— Tu le sais bien. Tout le monde le sait.
— Mais je ne crois pas, P’tit Chiot, qu’il se serait planté à côté des fours pour encourager les assassins, pas toi ? Il parlait d’amour et de pouvoir. On ne peut pas avoir les deux. L’amour est plus fort, l’amour prime. Il l’a si souvent répété.
— Mouais. Mais quand même.
— Quand même, approuve-t-elle. Et je dois reconnaître que mon père détestait que je joue le Ring à plein volume dans ma chambre. Ça le rendait fou. »
Ça ne m’irrite pas réellement que Jane ait toujours des goûts artistiques un tout petit peu plus sérieux que les miens, mais ça me surprend toujours. S’il faut choisir un film, elle préfère l’art et essai aux choix évidents. Je peux regarder n’importe quel film à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et en tirer quelque chose, même quand je trouve que c’est une daube, mais je n’ai jamais vraiment cru Jane quand elle a dit qu’elle n’avait pas aimé Toy Story, pas plus que je n’ai la moindre idée de la raison pour laquelle elle n’a pas vomi pendant La Leçon de piano. La Liste de Schindler, elle a refusé de le voir, ce qui se défend.
« Est-ce que tu as perdu », demande-je, la gorge un peu serrée, parce que je ne lui ai encore jamais posé la question, « beaucoup de membres de ta famille dans les camps ? »
Elle me lance un coup d’œil surpris. « Plusieurs. La plupart des frères et des sœurs de mes grands-parents. Mes grands-oncles et grands-tantes, je suppose. Et des cousins, ce genre de parents.
— Où ça ? Je veux dire, dans quel camp ? Tu le sais ?
— Non. » Sa réponse a l’air de la surprendre quand elle la donne. « Non. Je ne sais pas. La famille de ma mère venait d’Ukraine, je crois. Mon père est originaire de Pologne. Donc, dans cette région, je suppose.
— Tu n’as jamais interrogé tes parents ?
— Ça ne se fait pas. On a tendance à éviter. D’ailleurs, il faudrait plutôt dire qu’eux n’ont pas interrogé les leurs. Mon père est né deux ans après la fin de la guerre.
— Bien sûr.
— Je crois que mon grand-père a écrit quelque chose. Des mémoires, un journal, un truc de ce genre. Pourquoi ?
— Oh, tu sais. Je me demandais, comme ça. Ce n’est pas un sujet dont je t’ai entendue parler.
— Qu’y a-t-il à en dire ?
— C’est vrai. »
Une petite pause de bon aloi.
Siegfried Idyll atteint sa fin en sourdine, et je passe sur One FM où Oasis s’éclate grave, à conseiller au monde de ne pas regarder derrière soi avec colère.
« Suppose, dis-je en surprenant sa grimace et en baissant un chouia le son, suppose que tu puisses remonter le temps jusqu’à, je ne sais pas, à Dachau, par exemple, Treblinka, Auschwitz, peu importe. Qu’est-ce que tu ferais ?
— Ce que je ferais ? Je serais gazée, j’imagine. Je ne crois pas qu’on me laisserait beaucoup le choix, en l’occurrence.
— C’est vrai. »
Nouvelle petite pause. Pas d’aussi bon aloi, mais plutôt amicale.
« Crois-tu, lui demande-je, qu’on pourra jamais remonter le temps ?
— Non.
— C’est scientifiquement impossible ?
— Logiquement, juste.
— Que veux-tu dire ?
— Hé bien », dit Jane, en faisant reculer la voiture en un créneau scientifiquement et logiquement impossible, « si c’était possible, alors à un moment donné dans le futur, quelqu’un serait revenu en arrière pour empêcher que se produisent des choses comme l’Holocauste, non ? Et ils auraient empêché l’autre cinglé d’entrer dans le gymnase de l’école, à Dunblane, en faisant feu de toutes ses armes. Et ils auraient prévenu les gens dans cet immeuble fédéral de l’Oklahoma qu’il y avait une bombe sur place. Ils auraient averti l’archiduc Ferdinand d’annuler sa visite à Sarajevo, conseillé à Kennedy de voyager dans une voiture fermée, suggéré à Martin Luther King de rester chez lui ce jour-là. Tu ne crois pas ? Et par-dessus tout, dit-elle en coupant la radio avec un claquement sec, par-dessus tout, ils seraient revenus à Manchester dans les années soixante-dix, séparer les frères Gallagher à la naissance et s’assurer qu’Oasis ne se formerait jamais. »
Tsk ! Y a des gens…
Double Eddie et James assistent à la réception, tout de blanc vêtus, coiffés de couronnes de laurier. Ce sont des mecs de ce genre qui donnent cette réception, et c’est une réception de ce genre.
« Mais c’est Toutou !
— Euh… Salut, tous les deux. Vous connaissez Jane Greenwood ? »
Ils lui prennent tous deux la main avec solennité.
« Bonjour, Jane Greenwood. Je suis Edward Edwards.
— Et moi, James McDonell. Et voilà.
— Vous êtes la copine de P’tit Chiot ? »
Jane opine avec gravité.
Double Eddie lui passe un bras autour des épaules. « Dites-moi, est-ce qu’il est merveilleux, au lit ?
— J’ai toujours vos CD, dis-je. Il faudra que je vous les rende, un de ces jours.
— C’est le cas, hein ? Oui ! Non ? Je parie que si. Dites-moi que si. »
Je m’éclipse, rose au-delà du rose, me dirigeant vers une grande fontaine centrale de punch, et je remplis un verre.
Nous partons après quelques verres. Les réceptions sont faites pour les jeunes.
De retour dans la maison d’Onion Row, Jane me soutient au-dessus des waters et observe, détachée et tout juste amusée, tandis que je retourne mes intestins comme une vieille chaussette.
« Je suppose », dis-je en essayant de déloger un filament de bave qui pendouille et danse comme un yoyo au-dessus de la cuvette, « qu’il va me falloir une paire de ciseaux pour me débarrasser de ça. On dirait qu’il est, genre, collé au fond de ma gorge.
— Si tu continues à faire cet horrible bruit de régurgitation pour le chasser, je quitte le pays définitivement, déclara Jane. Tu n’auras même pas une carte postale.
— C’est pas de la bave normale, ça. On dirait un élastique. Tu sais comme pour les sauts. Khkhkhya ! »
Mon imitation d’une machine à capuccino paraît efficace. Une masse de crachats se dégage de ma luette et le long filament se colle contre la cuvette. « C’est drôle », dis-je, me redressant en titubant, « je ne me souviens pas d’avoir mangé des peaux de prunes.
— Tu es un horrible petit garçon, déclare Jane. Tu es entré blanc comme un linge, et tu en ressors violet comme…
— Comme un linge violet.
— Tu as les cheveux trempés et collés au front, le nez et les yeux qui coulent, une odeur épouvantable, la sueur dans ce duvet de fesses sur ta lèvre supérieure…
— Un début de moustache », rectifie-je avec un reniflement qui propulse les acides de mon vomi au tréfonds de mes sinus.
« Du duvet de fesses.
— Enfin, bref », dis-je, avec les yeux qui me piquent. « Ce punch n’était pas normal.
— Bien sûr. Il se composait à 90 % de vodka. Comme tous les ans. Et tous les ans, tu te ridiculises avec ça. Tous les ans, je dois pratiquement te traîner jusqu’à la salle de bains et te regarder vomir.
— C’est donc une tradition. Sympa.
— Et je ne vois pas pourquoi tu te diriges vers la chambre.
— En fait, je me disais que j’allais me coucher tout de suite.
— Tu vas commencer par prendre une douche.
— Oh, pas faux. Bonne idée, sans doute. Une douche. Cool. Ouais. Judicieux. » Je rétrécis les yeux, avec un pétillement. « Ça va me réveiller et peut-être qu’on pourrait… » J’émets deux clappements au fond de ma bouche, comme un cavalier qui encourage sa monture, et je lance une œillade suggestive.
« Bon Dieu, soupire Jane. Tu ne serais pas en train de suggérer que nous fassions l’amour ?
— T’as tout pigé, ma cochonne.
— Plutôt nettoyer la cuvette des WC avec ma langue. »
Je m’éveillai avec un frémissement pour me retrouver au lit, avec Jane en train de ronfler doucement à côté de moi. Un ronflement qui ne manquait pas de charme, je me dois de préciser. Un ronflement léger, élégant. Je l’écoutai et regardai un moment avant de remarquer le réveil à côté d’elle.
Quatre heures dix.
Hum.
Nous étions rentrés tôt de la réception, pas plus de huit heures dix. Que s’était-il passé ensuite ?
J’avais vomi. Œuf corse.
Et après ?
Je supposai que j’avais pris une douche puis que je m’étais écroulé au lit. Pas étonnant que je sois éveillé. J’avais dormi presque huit heures.
Je me rendis compte que j’avais la langue collée au palais et qu’une grande soif me possédait. Voilà peut-être pour quelle raison mon corps m’avait réveillé.
Je glissai hors du lit et me rendis pieds nus à la cuisine, les os de mes pieds craquant sur le plancher.
La fenêtre au-dessus de l’évier donnait sur des champs, mais le ciel était déjà clair, si bien que je baissai pudiquement le store avant de me pencher pour passer par-dessus le bord et pisser dans la bonde. Une sensation délicieusement canaille, que je justifiai à mes yeux en me disant que ce pissou tranquille risquait moins de réveiller Jane qu’une grande cataracte se déversant dans les waters de la salle de bains. D’ailleurs, W. H. Auden pissait toujours dans l’évier. Et souvent, même quand la vaisselle y était empilée.
Je fis couler le robinet jusqu’à ce que l’eau soit glacée et plongeai sous le mélangeur pour boire. J’avalai, avalai, avalai. Jamais eau n’avait eu meilleur goût.
Pas besoin d’aspirine. Pas de mal de crâne, c’est la joie de la vodka.
Et non seulement pas de migraine, ceci dit. Je me sentais formidablement bien. Craquant comme des Frosties. Je vibrais littéralement de bien-être.
Je restai là, le souffle court, l’eau dégoulinant de mon menton sur mon torse.
Il y avait des éternités que je ne m’étais pas senti aussi seul. C’est quand le monde dort autour de vous que vous vous retrouvez vraiment seul. Il faut se lever tôt, bien sûr. Maintes fois, en travaillant sur ma thèse, j’étais resté debout aussi tard que maintenant et je me sentais misérable, seul ; mais en se levant tôt comme ceci, on se sent alors merveilleusement, positivement seul, la différence se situe là. Bien mieux. Hum.
J’allai à la huche à pain, savourant le claquement de mes pieds sur le carrelage. Ni trop chaud ni trop froid. Trop exactement ce qu’il fallait. Je rompis un quignon de pain et visitai le frigo.
Je ne sais pas pourquoi je trouve intensément érotique de me tenir nu devant un frigo ouvert, mais c’est le cas. Peut-être y a-t-il un rapport avec l’attente d’une faim bientôt satisfaite, peut-être est-ce le flot de lumière sur mon corps qui me donne l’impression d’être un stripteaseur professionnel. Peut-être ai-je vécu un épisode bizarre quand j’étais petit. Une sensation également inquiétante, remarquez, parce que toutes ces victuailles rassemblées vous mettent des idées en tête, quand vous êtes excité. Des suggestions de ce qu’on peut faire avec du beurre non salé, des melons mûrs ou du foie cru, se bousculent dans votre tête quand le sang commence à s’activer.
Je repérai une belle portion de Leicester rouge et en arrachait un morceau avec les doigts. Je restai là un moment à mâcher mon fromage, vibrant de contentement.
C’est alors que l’idée me vint, toute formée.
Sa puissance me laissa bouche bée. Un bout de pain mâché tomba de ma bouche ouverte, et le sang monta immédiatement vers le cerveau, où on avait besoin de lui, ne laissant à l’excitation qui frémissait plus bas que l’option de se ratatiner comme un escargot surpris.
De l’épaule, je refermai le frigo et me retournai en pouffant. Je ressentais un martèlement dans ma tête en gagnant le bureau sur la pointe des pieds. Toutes mes notes s’empilaient sur une étagère au-dessus de l’ordinateur. Je savais ce que je cherchais, et je savais pouvoir le trouver.
Je mentionne l’état d’excitation sexuelle qui a précédé la naissance de mon idée parce que j’ai rétrospectivement conçu la théorie qu’une zone subconsciente de mon cerveau, songeant à un genre de soulagement sexuel, avec ou sans emploi de beurre non salé, d’huile d’olive ou de foie cru, avait dérivé vers une association avec le sperme. L’idée de sperme avait créé une affinité (en rapport avec mon absence de mal de tête pendant que je buvais au robinet, sans doute), un lien dans ma mémoire qui avait alors provoqué une décharge de synapses en tous sens, jusqu’à ce que l’idée s’éveille en hurlant dans ma conscience. Simple théorie. À vous de juger.
SCÈNE 1 – ENTRÉE EN FONDU :
COLLEGE ST-MATTHEW – INT. MATIN
UN JARDINIER tond la pelouse de la cour dans Hawthorn Tree Court. Une cloche sonne l’heure.
SCÈNE 2 :
COLLÈGE ST-MATTHEW. DEVANT L’APPARTEMENT DE LEO – INTÉRIEUR MATIN
Michael se tient devant la porte du Professeur, tambourinant avec impatience contre le chêne. Il porte deux grands sacs de supermarché.
LEO
(voix off)
Entrez !
MICHAEL dépose laborieusement les sacs, ouvre la porte en grand, ramasse les sacs et entre, en tirant derrière lui la porte avec le pied pour la fermer.
LEO lève les yeux de son ordinateur, surpris.
LEO
Michael !
MICHAEL
(avec nervosité)
Professeur. Il faut que je vous parle.
LEO
Bien sûr, bien sûr. Entrez, entrez.
COLLÈGE ST-MATTHEW, APPARTEMENT DE LEO – INT. MATIN
MICHAEL rougit, nerveux et essoufflé. Il s’avance au centre de la pièce, mais semble incapable de trouver quoi dire. LEO le fixe avec intensité.
LEO
(suite)
Asseyez-vous. Je vous prépare une tasse de café.
LEO disparaît dans la kitchenette. Plan fixe sur MICHAEL.
Nous entendons, comme auparavant, s’entrechoquer des tasses de café et se remplir une bouilloire, HORS CHAMP.
MICHAEL avance vers les rayonnages et les regarde une fois de plus. Il ne tient pas en place. Il tapote ses dents avec ses ongles, nerveusement. Il parvient à une décision.
MICHAEL
(élevant la voix)
Professeur…
LEO
(sortant de la kitchenette)
Combien de fois faut-il que je le dise à ce garçon ? Je m’appelle Leo.
MICHAEL
Leo, bon, je ne suis pas un savant, vous le savez, mais est-ce qu’il n’est pas vrai que, lorsque Marconi a inventé la TSF, la première chose qu’il a faite a été de diffuser ?
LEO
Que voulez-vous dire ?
MICHAEL
Hé bien, il ne pouvait pas se contenter de recevoir, non ? Je veux dire, il n’y avait aucun signal à recevoir, hein ? Donc, il devait transmettre et recevoir.
LEO hoche lentement la tête.
LEO
C’est logique.
MICHAEL
Cool. Alors, ce que je dis, c’est que la découverte de… comment vous appelez ça… la télégraphie sans fil ?
LEO
La télégraphie sans fil, c’est ça.
MICHAEL
La découverte de la télégraphie sans fil impliquait la capacité de recevoir et d’émettre. Sinon, ça n’aurait eu aucun sens, d’accord ?
LEO
Aucun sens.
MICHAEL
Et vous disiez que votre machine… celle que vous m’avez montrée hier…
(s’interrompt alors qu’une pensée le frappe)
…comment elle s’appelle, à propos ?
LEO
Comment elle s’appelle ? De quoi parlez-vous ?
MICHAEL
Son nom. Quel est son nom ?
LEO
(perplexe)
Son nom ? Elle n’a pas de nom.
MICHAEL
Oh. On devrait peut-être l’appeler…
(réfléchit)
…on devrait l’appeler Tem.
LEO
Tem ?
MICHAEL
Oui, comme pour Temps. Ou… attendez ! Ouais, Tim, ça pourrait vouloir dire… euh, vous avez dit comment, déjà ? Imagerie temporelle… Donc, Tim veut dire Temporal Imaging Machine : machine à imagerie temporelle. Cool ! Tim. Tim. Pas mal.
LEO
Tim. D’accord, on l’appelle Tim.
MICHAEL
Qu’est-ce que je disais ?
LEO
(avec un haussement d’épaules)
Quelque chose qui avait un vague rapport avec Marconi.
MICHAEL
Oui, voilà. Vous m’avez dit que Tim ressemblait à un poste de radio qui pouvait juste capter, sans pouvoir transmettre.
LEO
C’est ce que j’ai dit.
MICHAEL
Bon, ce que je veux dire, alors, un ingénieur un tant soit peu compétent pourrait prendre une radio ordinaire, la trifouiller un peu et la transformer en émetteur, d’accord ?
Une radio ordinaire, oui. Mais qui parle de radio ordinaire ?
La bouilloire commence à SIFFLER furieusement en fond.
MICHAEL
C’est la même chose ! Le même principe.
(une pause)
Vous êtes capable de le faire, non ? Vous savez le faire !
LEO soutient le regard pressant de MICHAEL.
LEO
Je vais prendre le café.
MICHAEL
(parlant plus fort pour se faire entendre)
Vous pouvez ! Vous en êtes capable !
MICHAEL suit LEO dans la kitchenette. LEO verse de l’eau bouillante dans une cafetière. MICHAEL observe dans un état d’excitation maîtrisée.
MICHAEL
(suite)
C’est vrai, non ? C’est vrai.
LEO lève un doigt pour lui imposer silence et, avec calme et délibération, réunit sur un plateau un pot de lait, un petit bol de sucre et une tasse pour son propre chocolat chaud. Il prend le plateau et sort : MICHAEL le suit, sur ses talons, bouillonnant toujours d’excitation.
LEO dépose le plateau, observant du coin de l’œil les allées et venues énergiques de MICHAEL.
Je comprends maintenant pourquoi on vous appelle P’tit Chiot. Vous suivez les gens partout, vous avez le souffle court, vous jappez. Si ça se trouve, vous faites pipi sur le plancher.
MICHAEL
Je veux simplement savoir…
LEO
(lui coupant la parole)
Écoutez. Asseyez-vous et écoutez.
MICHAEL se laisse choir sur une chaise, morose.
LEO
(suite)
Pendant que je verse votre café, vous écoutez. Vous ne savez rien de l’appareil que j’ai construit, ce Tim. Vous ne connaissez rien de la physique sur laquelle il se base, ni de la technologie sur laquelle il se base. J’ai dit pour le décrire qu’il ressemblait à une radio parce que j’ai pensé que c’était quelque chose… un modèle, une analogie… que vous pourriez comprendre.
(il lui tend sa tasse de café)
Mais ça ne veut pas dire que cet appareil, ce Tim, fonctionne vraiment comme un poste de radio. Sur beaucoup de points, l’analogie ne s’applique plus.
MICHAEL
(avec une expression de défi)
Mais vous pouvez, non ? Vous pouvez !
LEO prend sa tasse de chocolat et se cale dans son siège. Il ferme les yeux.
LEO
Oui. En théorie, c’est possible.
MICHAEL
(triomphalement)
Je le savais ! Qu’est-ce que je disais ? Nous pouvons y arriver ! Remonter le temps.
LEO
Pas remonter le temps. Je peux, comme vous dites, transmettre. Du moins, je le crois. C’est possible. Dans le principe, c’est possible.
MICHAEL
Alors, nous l’effaçons ! Si nous voulions, nous pourrions liquider Hitler.
LEO
(avec violence)
Non ! Absolument pas !
MICHAEL
Mais…
LEO
Vous croyez que cette pensée ne m’a pas traversé l’esprit ? Vous croyez que la possibilité de débarrasser l’humanité de la malédiction d’Adolf Hitler n’est pas une idée à laquelle je pense à chaque minute de ma vie éveillée ? Mais écoutez-moi, Michael, écoutez-moi. Le jour où on m’a dit pour la première fois ce qui était arrivé à mon père, ce qui s’est passé là-bas, à Auschwitz, ce jour-là, je me suis juré une chose. J’ai juré devant Dieu et l’Univers que jamais, au grand jamais, je ne prendrais part à une guerre, un meurtre, une atteinte contre un autre être humain. Vous me comprenez ?
MICHAEL
Respect.
LEO
Alors, ne me parlez pas de tuer.
MICHAEL
C’est cool. Je vous capte. Mais si tout cela est vrai, alors dites-moi une chose. Pourquoi étiez-vous si excité par l’idée de lire ma thèse ? Et pourquoi m’avez-vous invité dans votre labo pour me montrer Tim ? Quand je vous ai posé la question hier, quand j’ai demandé : Pourquoi moi ?, vous vous souvenez de ce que vous m’avez répondu ? Une impression, vous avez dit. Vous vous souvenez ? Une impression. Qu’est-ce que vous vouliez dire par une impression ?
LEO
Je ne sais pas vraiment. Je… je n’en sais rien.
MICHAEL
Mais si, vous le savez. Vous pensiez que je pourrais vous aider, et je le peux. Oui, je peux vous aider à effacer le souvenir de Hitler de la face de la Terre.
LEO est torturé.
LEO
Je vous ai dit, Michael ! Je vous l’ai dit. Je ne peux pas tuer. J’ai juré.
Mais MICHAEL attendait cet argument. Il répond avec un sourire satisfait.
MICHAEL
Mais qui vous parle de tuer ?
LEO le dévisage. MICHAEL affiche un sourire triomphal et sort son portefeuille. Il fouille à l’intérieur et brandit, entre le pouce et l’index, une PETITE PILULE ORANGE.
GROS PLAN sur la pilule orange.
MICHAEL
(qui poursuit, avec un sourire féroce)
Nous nous assurons simplement que ce salopard ne naîtra jamais. Vous voyez ce que je veux dire ?
SCÈNE 3 :
COLLÈGE ST-MATTHEW – EXT. JOUR
MOUVEMENT ASCENSIONNEL DE GRUE vers la fenêtre de l’appartement de LEO. Au même moment, nous voyons la silhouette de LEO, qui ferme les rideaux.
MUSIQUE : CONCERTO POUR ORGUE DE SAINT-SAËNS.
SCÈNE 4 :
UN MONTAGE de plans en divers lieux à diverses périodes du jour.
APPARTEMENT DE LEO – INT. JOUR
LEO et MICHAEL examinent un vieux plan des rues de la ville de Braunau-am-Inn en Haute-Autriche. MICHAEL indique du doigt une rue particulière. LEO hoche la tête et prend des notes.
SCÈNE 5 :
NOUVEAUX LABORATOIRES CAVENDISH – EXT. APRÈS-MIDI
PLAN GÉNÉRAL en hauteur, partant de l’Observatoire Royal pour traverser la rue vers l’énorme container d’azote liquide, la forêt de paraboles et le laboratoire de physique.
SCÈNE 5 :
LABO DE LEO – INT. APRÈS-MIDI
MICHAEL tète une bouteille d’un litre de Coca. Juché sur un tabouret, il observe LEO qui teste une partie de « TIM », l’appareil de LEO. La coque de TIM a été retirée, et diverses sondes sont fixées sur les circuits à l’intérieur.
SCÈNE 6 :
MAISON DE MICHAEL à NEWNHAM – INT. MATIN
JANE s’éveille et voit MICHAEL vautré, tout habillé sur le lit à côté d’elle. Elle lui flanque une bourrade. Il roule sur lui-même et, lui tournant le dos, continue de dormir.
JANE fronce les sourcils, perplexe.
SCÈNE 7 :
COLLÈGE ST-MATTHEW, LOGE DU PORTIER – INT. MATIN
MICHAEL, qui bâille, inspecte sa niche. Il en extrait un petit colis jaune. Il le retourne dans sa main et note qu’il porte un cachet postal autrichien. Il l’ouvre en le déchirant avec enthousiasme. Nous voyons qu’il s’agit d’une liasse de schémas, de fac-similés de plans ou quelque chose qui y ressemble. MICHAEL est plein de trépidation.
MICHAEL sort de la loge du portier, la tête plongée dans sa lecture. Il percute de plein fouet le PROFESSEUR FRASER-STUART, qui porte un ravissant kimono. MICHAEL lui adresse des excuses précipitées et reprend aussitôt sa lecture.
FRASER-STUART se retourne pour le regarder, perplexe.
SCÈNE 8 :
COLLÈGE ST-MATTHEW, APPARTEMENT DE LEO, INT. MATIN
Les meubles ont été poussés sur un côté et les plans que MICHAEL a reçus d’AUTRICHE couvrent le sol.
LEO regarde depuis sa chaise, les doigts en suspens au-dessus du clavier de son ORDINATEUR, tandis que MICHAEL, couché à plat ventre, suit avec soin un réseau de conduites sur les plans avec un surligneur. Il s’arrête, saisit un compas à pointes sèches et reporte un segment sur l’échelle, d’un côté du plan. Il annonce un nombre à LEO qui l’entre dans l’ORDINATEUR.
SCÈNE 9 :
NOUVEAUX LABORATOIRES CAVENDISH – EXT. NUIT
Plan général sur le labo de physique, la nuit. Nous approchons à présent d’une lumière qui brûle au premier étage.
SCÈNE 9 :
SALLE DES SATELLITES DE COMMUNICATION – INT. NUIT
Un palais de la High-tech. Une rangée de moniteurs de télévision portant les appellations « Med.Sat.IV », « Geo.Sat.II » et ainsi de suite. Les écrans montrent des scènes en imagerie thermique, des systèmes météorologiques, des analyses spectrographiques et des images du même acabit. Au-dessous d’eux, des consoles de boutons, de voyants et de claviers. Éblouissant et cher.
MICHAEL est perché sur une paillasse, en train d’extraire une part de pizza de son carton. Un badge de sécurité est épinglé sur son T-shirt.
LEO, équipé lui aussi d’un badge de sécurité, a ouvert TIM sur un tabouret sous une console de communications satellite. Le câblage relie TIM au dispositif de contrôle.
MICHAEL observe, s’ennuyant vaguement. Le moniteur TV au-dessus de TIM affiche une zone d’Europe Centrale au crépuscule. Au-dessous est indiquée l’heure.
Subitement, MICHAEL se redresse avec un sursaut et consulte sa montre. LEO lève les yeux, horrifié.
LA MAISON DE NEWNHAM – INT. SOIR
JANE est assise à la table de la cuisine, élégante dans une belle robe du soir noire. Une bouteille de vin à moitié vide est posée à côté d’elle.
La porte s’ouvre à la volée et MICHAEL, essoufflé, se tient là. JANE lui jette un regard assassin.
SCÈNE 10 :
GRANDE SALLE DES PROFESSEURS DE ST-MATTHEW – INT. NUIT
JANE et MICHAEL entrent en tenue de soirée dans la G.S.P. MICHAEL a le col de travers, il est tout rose, luisant, et a le souffle court, Jane est pâle et furieuse.
La G.S.P. est remplie de PROFESSEURS et d’INVITÉS qui bavardent, en tenue de soirée eux aussi. JANE serre les dents et adresse des excuses au MAÎTRE du collège, qui ne semble pas apprécier.
MICHAEL regarde de l’autre côté de la salle LEO, en tenue impeccable, qui secoue la tête, émettant un bruit de reproche et regardant sa montre de gousset d’un air réprobateur.
SCÈNE 11 :
LE VIEUX RÉFECTOIRE DE ST-MATTHEW – INT. NUIT
Un banquet officiel se tient à la Table Haute. Les APPARITEURS du collège, en gants blancs, versent le vin et servent le potage. JANE et MICHAEL sont assis côte à côte. JANE tourne ostensiblement le dos à MICHAEL.
Un VIEUX PROFESSEUR fixe le nœud papillon calamiteux de MICHAEL. MICHAEL tente de rectifier la situation en ajustant le nœud papillon dans le reflet d’un grand surtout d’argent au centre de la table. Le résultat s’aggrave de façon comique.
MICHAEL se tasse de nouveau sur son siège, contrarié. Il s’ennuie. Il jette un coup d’œil à LEO qui lève les sourcils. D’un regard, MICHAEL lui pose en retour une question.
LEO lui adresse un clin d’œil. MICHAEL sourit quand LEO se lève de table et prend congé des personnes assises à ses côtés, se massant les tempes comme s’il souffrait d’une atroce migraine.
MICHAEL attend qu’il s’en aille, puis se comporte à l’identique : se lève, porte la main à ses tempes et adresse un sourire contrit de petit garçon.
JANE le gifle avec vigueur.
Des cuillères à soupe sont lâchées, des yeux s’écarquillent. MICHAEL quitte la salle.
SCÈNE 12 :
SALLE DES SATELLITES DE COMMUNICATION – INT. NUIT
LEO, veston retiré, nœud papillon défait, sourit à MICHAEL, débarrassé lui aussi de sa veste, se frictionnant la joue d’un air amer.
LEO se tourne vers TIM, se frotte les mains et enclenche quelques manettes.
FONDU SUR SCÈNE 13 :
SALLE DES SATELLITES DE COMMUNICATION – INT. NUIT
GROS PLAN sur MICHAEL qui se réveille en sursaut. LEO, au-dessus de lui, le regarde en le secouant par l’épaule.
MICHAEL
Quelle heure est-il ?
LEO
Six heures. Nous devrions déjà être partis.
MICHAEL se redresse sur son séant. Il était étendu sur une paillasse, sa veste de soirée roulée en oreiller sous sa nuque. Il saute à terre.
LEO
Ah, jeunesse ! Il me faudrait dix minutes pour me redresser après avoir dormi dans cette position. Venez. Petit-déjeuner.
SCÈNE 14 :
KING’S PARADE – EXT. MATIN
Nous descendons par un plan à la grue depuis King’s College, dépassons la chapelle et la loge du portier jusqu’à l’extérieur du Copper Kettle, un salon de thé. Par la fenêtre, nous voyons les profils de MICHAEL et de LEO, assis à une table. Nous entendons leur dialogue, en voix off.
MICHAEL
(voix off)
Hé bien ?
LEO
(voix off)
Je préfère mes œufs un peu moins coulants.
MICHAEL
(voix off)
Vous savez très bien de quoi je parle. Est-ce que nous approchons ?
SCÈNE 15 :
LE COPPER KETTLE – INT. MATIN
LEO boit une petite gorgée de chocolat chaud. Par-dessus la tasse, il regarde MICHAEL avec gravité.
MICHAEL
(qui continue)
Une semaine ? Dix jours ? Quoi ?
LEO
Encore quelques tests.
MICHAEL
Quel genre de tests ?
LEO
C’est difficile. Comme pour les anneaux qui ouvrent les cannettes de soda.
MICHAEL
Euh, quoi ?
LEO
La seule façon de tester un de ces anneaux, c’est de le tirer. Mais quand on l’a tiré, il est détruit. Vous voyez le problème ? C’est la même chose avec un parachute plié. Ou une barrière d’arrêt. Impossible à tester.
MICHAEL
Qu’est-ce que vous me dites ?
LEO
Je vous dis que je peux vérifier mes calculs autant que je veux. Je peux vérifier la programmation autant que je veux. Au bout du compte, le seul test véritable reste la pratique.
MICHAEL
(se penchant en avant, dans un chuchotement pressant)
QUAND ?
LEO
La semaine prochaine, je pense. Jeudi. Mais, Michael…
LEO touche la manche de MICHAEL.
LEO
(qui continue)
Vous devez bien comprendre ce que nous essayons de faire, ici.
MICHAEL
Je comprends.
LEO
Je ne crois pas, non. Rien ne sera plus jamais pareil. Rien.
MICHAEL
Mais c’est le but !
(enthousiaste)
Tout ira mieux. Nous allons créer un monde meilleur.
LEO hoche la tête et pique sa fourchette dans un œuf. Le jaune gicle dans toute l’assiette.
LEO
Peut-être.
SCÈNE 16 :
NEWNHAM – INT. MATIN
MICHAEL regagne sa maison à bicyclette. Il croise la LIVREUSE DE JOURNAUX, qui garde ses distances, faisant un écart spectaculaire pour l’éviter. MICHAEL sourit tout seul. Il entre chez lui et referme la porte derrière lui.
SCÈNE 17 :
MAISON DE MICHAEL – INT. MATIN
MICHAEL pousse le vélo en silence dans l’entrée et se dirige sur la pointe des pieds vers la chambre.
Le lit est vide. MICHAEL reste immobile, le regard fixe. Il se dirige vers un placard et l’ouvre. Vide.
Il va dans le bureau. Le bureau de JANE a été nettoyé. Il y a une pile de cartons. Il fixe les étiquettes.
MERCI DE NE PAS TOUCHER ; JE PASSERAI LES PRENDRE.
MICHAEL se précipite dans la cuisine. Sur la table, appuyé à une théière, se trouve un BILLET. Nous approchons du billet rapidement. On y lit, tracé d’une écriture féminine énergique :
CETTE FOIS, C’EST POUR DE BON.
FONDU AU NOIR.
Je suis resté assis là un moment, à la table de la cuisine, avec un sérieux ras-le-bol.
J’abandonne le format du scénario hollywoodien pour revenir à une prose toute simple, terne et vieillotte, parce que voilà comment je me sentais. On se sent toujours ainsi, au bout du compte.
Je l’ai déjà dit et je le répète : il n’y a plus de livres, plus de théâtre, plus de poèmes : ne restent que les films. La musique, ça va encore, parce que la musique sert d’accompagnement. Il y a dix ou quinze ans, tous les étudiants aux Beaux-arts voulaient être romanciers ou dramaturges. Vous m’étonneriez en en découvrant un seul, de nos jours, qui ambitionne un tel cul-de-sac. Tous veulent tourner des films. Tous, faire des films. Pas écrire des films. On n’écrit pas des films. On fait des films. Mais il est difficile de rester au niveau des films.
Quand vous marchez dans la rue, vous êtes dans un film ; quand vous vous disputez, vous êtes dans un film ; quand vous faites l’amour, vous êtes dans un film. Quand vous faites des ricochets sur l’eau avec un galet, achetez un journal, garez votre voiture, attendez dans la file chez McDonald, vous tenez sur un toit pour regarder en bas, rencontrez un ami, faites une plaisanterie dans un pub, vous réveillez en sursaut au milieu de la nuit ou vous endormez ivre mort, vous êtes dans un film.
Mais quand vous êtes seul, totalement seul, sans accessoires ni acteur secondaire, alors vous vous retrouvez dans les chutes, en salle de montage. Ou, pire encore, vous êtes dans un roman ; vous êtes sur scène, coincé dans un monologue ; vous êtes prisonnier d’un poème. Vous êtes en PLAN DE COUPE.
Les films, c’est l’action. Dans les films, il se passe des choses. Vous êtes ce que vous faites. Le contenu de votre tête ne signifie rien tant que vous n’agissez pas. Geste, expression, action. On ne pense pas. On agit. On réagit. À des choses. Des événements. On provoque les événements. On crée son histoire et son avenir. On coupe les fils et on désamorce la bombe, on étend le méchant pour le compte, on sauve la communauté, on jette son insigne dans la poussière et on s’en va, on referme les bras autour de la fille et on disparaît en un lent fondu au noir. On n’a jamais le temps de penser. Vos yeux peuvent aller du monstre extraterrestre aux câbles à haute tension qui crépitent tandis qu’un plan vous vient en tête, mais vous n’êtes jamais obligé de penser.
Hamlet représente le parfait héros de théâtre. Lassie résume le parfait héros de cinéma.
Votre histoire – votre « back story », comme on dit à Hollywood – ne compte que dans la limite où elle informe le présent, le maintenant, l’Action du film de votre vie. Et voilà comment nous vivons tous, aujourd’hui. Par scènes. Dieu n’est pas l’Auteur de l’Univers, c’est le scénariste de votre biopic.
Les répliques qu’on entend toujours dans les films :
Arrête de parler, agis.
J’ai un mauvais pressentiment.
Messieurs, nous affrontons une crise.
Je n’ai pas le temps de discuter.
Bouge-toi de là, mec.
Les phrases qu’on lit toujours dans les livres :
Je me demandais ce qu’il voulait dire.
Au fond de son cœur, il savait qu’il avait tort.
Elle aimait, par-dessus tout, la façon dont ses cheveux se hérissaient quand il cédait à l’agitation ou à l’enthousiasme.
Rien n’a plus de sens.
Et donc, j’étais assis là, dans tous mes états, dans un roman, dans une cuisine, à me tirer les cheveux en cadence en contemplant de mes yeux morts un message mort. Aucune action possible, rien que la contemplation.
Cette fois, c’est pour de bon.
J’avais prévu – d’où l’ironie de l’affaire – j’avais prévu de tout raconter à Jane ce matin même. Non, pas de tout lui raconter. J’allais éviter d’évoquer sa petite pilule. J’aurais présenté cela comme une expérience que Leo et moi allions effectuer pour ainsi dire in vitro. Une enquête sur le temps et les possibilités historiques. Un projet entrepris pour le plaisir et l’érudition. Cela aurait expliqué mes habitudes irrégulières de sommeil, ma distraction, mon air d’enthousiasme à peine maîtrisé, mon expression vague, sans laisser soupçonner le danger ou l’imprudence.
Le plus étrange, c’est que, pas une fois au cours de la semaine écoulée, Jane ne m’avait demandé ce que je fabriquais. Elle ne s’était pas campée, bras croisés, à la porte de la cuisine, en marquant la cadence de son pied en pantoufle contre le parquet, avec le genre de tête qu’on prend pour dire : Et tu trouves que c’est une heure décente, peut-être ? Elle n’avait pas soutenu mon regard avec un féroce « Hé bien ? », évacué un puissant soupir par les narines ou, pour feindre de m’ignorer, fredonné un air guilleret afin de m’agacer, comme le font souvent les amants.
Rien. Tout juste une vague distraction accompagnée de soupirs, une distance attristée.
Et la voilà partie. Pour de bon. Ou de mauvais.
Peut-être, me dis-je, peut-être le destin débarrassait-il le terrain pour moi. Vidait-il ma vie actuelle de tous liens, pour que je puisse m’embarquer dans la nouvelle vie que Leo et moi nous préparions à créer.
C’était une folie, bien sûr. Je le savais. Ça ne pouvait absolument pas marcher. On ne peut pas changer le passé. On ne peut pas réaménager le présent. Bon Dieu, si ça se trouve, on ne peut même pas réaménager l’avenir. Hitler est né, on ne peut pas le rendre non-né. Débile. Mais quelle mise à l’épreuve de mes connaissances. Moi – qui en savais plus long que n’importe qui sur Passau, Braunau, Linz et Spital, et tous les autres détails fastidieux de l’éducation sordide du petit Adolf – on mettait mes connaissances à l’épreuve comme jamais on ne l’avait fait pour personne. L’historien en tant que Dieu. J’en sais si long sur vous, M. Soi-disant Hitler, que je peux vous empêcher de naître. Malgré tous vos petits discours si malins et vos uniformes chic, vos défilés aux flambeaux, vos Panzers de la mort, vos fours assassins et vos grands airs. En dépit de tout cela, vous êtes totalement à la merci d’un étudiant qui s’est documenté sur votre petite enfance. Prends ça dans la gueule, mon grand.
Pour Leo, bien entendu, cette mission avait un sens. La vérité vraie sur cette mission, le choc aveuglant, arrivèrent deux jours après que Jane m’eut quitté.
J’avais essayé de la retrouver, naturellement. Comme la première fois, j’étais allé à son laboratoire quêter une réconciliation. J’exécuterais une danse charmante et ridicule et Jane m’infligerait une petite tape et sa condescendance, et tout irait bien. Plus ou moins.
Donald le rouquin était là. La bosse grotesque de sa pomme d’Adam tressautait de haut en bas sur son cou blanc tandis qu’il déglutissait son embarras.
« Jane a… euh, comment dire, voyez-vous, pris du champ.
— Un riche paysan prend du champ. Un tireur au but prend du champ. Qu’est-ce que vous racontez ?
— Princeton. Une bourse de recherche. Alors, elle ne vous a rien dit ?
— Princeton ?
— Dans le New Jersey. »
Super. Putain, génial.
« Aucun numéro de téléphone, je présume ? »
Donald souleva une ou deux fois ses épaules osseuses.
Je le regardai avec haine. « Ça veut dire quoi, ça ? C’est son code international par sémaphore ? »
Il repoussa ses lunettes avec le pouce. « Elle a bien spécifié… »
J’avançai vers lui. Ses yeux s’écarquillèrent de peur et il leva rapidement une main. Mais je connaissais son genre. On ne me trompe pas là-dessus. Maigre, fragile, cérébral, cagneux, faible. Il faut se méfier de ceux-là. On a plus de mal à briser l’entêtement borné des faibles que la détermination des forts.
« Foutaises ! lui criai-je à la figure. Dites-lui ça : foutaises. Si elle demande de mes nouvelles, dites-lui que j’ai dit foutaises. »
Il hocha la tête, l’ivoire froid de ses joues anémiques reprisé par des rehauts d’un orange rosé trouble.
Je posai la main sur une rangée de tubes à essai proprement étiquetés.
Il poussa un croassement alarmé.
Ensuite, tout ralentit en moi. Je vis les veines bleues frémir sur la gorge de Donald et sa bouche s’ouvrir d’un élan mouillé. Je sentis les muscles de mon bras préparer une bourrade énorme qui enverrait les éprouvettes valdinguer sur le sol du laboratoire. J’entendis rugir à mes tympans le sang que la tornade de colère dans ma poitrine propulsait vers mon cerveau.
Je retirai subitement le bras comme si je m’étais brûlé. Sur chaque tube à essais un ménisque bleu tangua avec un léger soulagement et la gorge sèche de Donald déglutit avec un soubresaut râpeux.
J’étais peut-être un connard en dedans, mais pas au dehors. Je ne pouvais pas faire ça.
Je sortis de la salle en sifflotant.
Leo affecta une totale absence de surprise.
« Elle vous écrira, dit-il. Vous pouvez le parier. »
Il se concentrait sur ses échecs à distance, se tirant la barbe et fronçant les sourcils devant la position présentée sur la table devant lui. Juste deux rois et deux tours, et un duo de pions.
« Toujours la même partie ? lui ai-je demandé en tripotant les crins qui s’échappaient du bras de mon fauteuil.
— On arrive à un moment de crise. Fin de partie. La musique de chambre des échecs, on appelle ça. Entre mes mains, plutôt le pot de chambre des échecs. Je trouve que c’est si difficile de faire les bons mouvements. »
Tenez-vous-en à la physique, me dis-je en privé, considérant d’un œil hostile son gloussement satisfait, et laissez l’humour à d’autres.
« Qui est le type contre qui vous jouez ? demandai-je.
— Kathleen Evans, elle s’appelle.
— Elle est physicienne, aussi ?
— Bien sûr. Sans son travail je n’aurais jamais pu construire Tim.
— Elle connaît l’existence de Tim ?
— Non. Mais je pense que peut-être elle travaille sur quelque chose de semblable avec ses collègues de Princeton.
— De Princeton ?
— L’Institut d’études avancées. Sans lien avec l’Université.
— Quand même. Tout de même. Princeton. Je ne peux pas sacquer cet endroit.
— Einstein est allé à Princeton. Beaucoup d’autres réfugiés, aussi.
— Jane n’est pas une réfugiée, répliquai-je avec froideur. Elle a déserté.
— Vous savez que Hitler a commis là une grosse erreur, dit Leo en m’ignorant. L’Université de Berlin et l’Institut de Gottingen abritaient la plupart des hommes qui ont inventé la physique moderne, et un grand nombre d’entre eux se sont enfuis en Amérique. L’Allemagne aurait pu avoir une bombe atomique en 1939. Peut-être plus tôt. »
Je me remis debout avec impatience et j’inspectai de nouveau les livres. « Qu’est-ce qui attire tant les Juifs, en science, d’ailleurs ? demandai-je.
— Les Asiatiques représentent une moitié des savants ici aujourd’hui. Indiens, pakistanais, chinois, coréens. Le fait d’être un étranger. Pas de racines culturelles, pas de place dans la société. Les chiffres sont universels.
— La nana de Princeton avec laquelle vous jouez aux échecs, cette Kathleen Evans. Elle n’a pas l’air étrangère, d’après son nom.
— Elle est britannique et donc, en Amérique, oui, c’est une étrangère.
— Encore une qui a déserté. »
Leo n’accorda pas à la remarque la dignité d’une réponse.
« Enfin, bref, dis-je. Vous devriez au moins arriver à l’écraser aux échecs.
— Comment ça ?
— Vous les Juifs, vous excellez aux échecs. Tout le monde sait ça. Fischer, Kasparov, ces gens-là.
— Vous, les Juifs ? » Leo leva les yeux de l’échiquier, surpris.
« Vous savez ce que je veux dire. Vous, les gens de religion juive, si vous préférez.
— Ah, dit-il tout bas. Vous n’avez pas compris, non. C’est de ma faute, bien sûr. » Il se leva de son fauteuil et vint vers moi, devant la bibliothèque, et plaça une main sur mon épaule. « Michael, dit-il. Je ne suis pas juif. Pas du tout. »
Je le dévisageai. « Mais, vous avez dit…
— Je n’ai jamais dit que j’étais juif, Michael. Quand ai-je un jour prétendu être juif ?
— Votre père, Auschwitz ! Vous avez dit…
— Je sais ce que j’ai dit, Michael. Certes, mon père se trouvait à Auschwitz. Il était dans les SS. C’est avec cela que je dois vivre. »
« Tu es invivable, Adi », s’esclaffa Hans Mend, haussant les épaules avec une bonne grâce exagérée pour concéder l’argument. « Désormais, tout ce que tu pourras dire fera autorité. Le noir est blanc. Le soleil se lève le soir. Les pommes poussent sur les poteaux télégraphiques. Le Danemark est la capitale de la Grèce. Je promets de ne plus jamais te contredire.
— La vérité n’est jamais la bienvenue », déclara Adi avec superbe, en rangeant le livre et en sautant pour revenir au pas, tandis qu’ils avançaient ensemble sur les caillebotis.
Chaque fois qu’on discute avec lui, songea Hans, il dégaine son maudit Schopenhauer. Die Welt als Wille und Vorstellung. Le Monde comme volonté et représentation. Ça contenait toutes les réponses, apparemment. Et par-dessus tout, ça contenait le mot préféré d’Adi, Weltanschauung.
« Le fait demeure, dit Adi, que je lisais les prospectus de propagande que les Britanniques utilisent pour leurs propres hommes.
— Mais tu ne parles pas anglais ! »
Mal à l’aise, Adi se tortilla. Il n’aimait guère s’entendre rappeler qu’il y avait quelque chose qu’il ne savait pas faire. « Rudi m’a traduit, grommela-t-il.
— Ah, bien sûr ! » Rudolf Gloder parlait un anglais absolument irréprochable, comme tout ce qui le concernait.
« Ce que je voulais dire, c’est que les Britanniques dans leurs prospectus nous présentent, nous les Allemands, comme des barbares, des Huns. »
Nous les Allemands. Si Weltanschauung constituait le mot préféré d’Adi, voilà quelle était sa tournure favorite. « Nous les Allemands, pensons… » « Nous les Allemands, n’accepterons pas… » Alors qu’Adi était un Wienerschnitzel. Mais eux les Autrichiens, ils sont comme ça, songea Hans.
« Évidemment qu’ils disent ça, répondit-il. C’est de la propagande. Tu t’attendais à quoi ? Des compliments à profusion ?
— Le problème n’est pas là. Ils mentent, naturellement, mais leurs mensonges sont psychologiquement solides. Ils préparent le soldat britannique aux horreurs de la guerre, ils le préservent de la déception. Il arrive au Front et découvre un ennemi brutal, en effet, une guerre infernale, c’est certain. Ses chefs disaient vrai. La guerre va exiger une dure lutte. Et donc, notre Tommy s’enterre avec une résolution accrue. Et que raconte notre propre propagande au gamin allemand plein d’espoir que nous avons enrôlé ? Que les Britanniques sont des lâches et qu’on peut les écraser facilement. Que les Français manquent de discipline et sont toujours au bord de la mutinerie. Que Foch, Pétain et Haig sont des imbéciles. Des mensonges, mais sans aucune valeur psychologique. En arrivant sur le front, nos hommes se rendent vite compte que les Français ont en réalité une dangereuse discipline, que les Tommies sont loin d’être des pleutres. Conclusion : Ludendorff ment, l’état-major n’abrite que des crapules et des escrocs. Ils commencent à douter de la grande phrase sur les affiches à Berlin : Der Sieg wird unser sein. La pensée qu’il puisse s’agir là aussi d’un mensonge se développe dans leur tête. Peut-être, se disent-ils, que la victoire ne nous reviendra pas. Résultat : la volonté est sapée, le moral baisse. Défaitisme.
— Ça se peut, répondit Hans, sceptique. Mais toi, tu crois en une victoire assurée.
— Justement ! Tout est question de foi ! » Adi se martela la main du poing, les yeux brillant d’excitation. « La volonté crée la victoire ! Le défaitisme est une prophétie qui œuvre à son propre accomplissement. On ne suscite pas la volonté de gagner en racontant de piteux mensonges facilement mis à nu. Nous gagnerons si nous voulons la victoire. Il n’y a rien que nous les Allemands ne puissions accomplir, pour peu que nous le croyions. Pas plus qu’il n’y a de limites aux profondeurs où nous pouvons sombrer quand nous perdons notre foi. Il ne doit pas y avoir de place pour le doute. Un solide rempart de conviction, voilà de quoi nous avons besoin, assez fort pour défendre notre Allemagne contre l’ennemi extérieur et les lâches incursions des pacifistes et des planqués à l’intérieur. L’unité, rien que l’unité. Si notre propre camp ne croit pas à sa propagande, quel espoir avons-nous que l’ennemi y croie ?
— Et c’est pour ça que tu as cassé la gueule au caporal ? »
Quelques jours plus tôt, Adi avait étonné tout le monde en déclenchant une rixe contre un solide maréchal des logis originaire de Nuremberg. « La guerre est une arnaque d’un bout à l’autre, avait déclaré l’homme. Ce n’est pas notre guerre, c’est celle des Hohenzollern. Une guerre d’aristocrates et de capitalistes.
— De quel droit oses-tu parler ainsi devant les hommes ? avait hurlé Adi en se précipitant sur lui. Menteur ! Traître ! Bolchevique ! »
Caporal lui-même, Adi n’avait pourtant aucun respect pour le grade en soi. On lui avait offert une promotion des années plus tôt, mais rien n’avait été prévu pour promouvoir un coursier de régiment au-dessus du grade de Gefreiter, et Gefreiter il était donc resté.
Ce maréchal des logis, cet Obergefreiter, avait flanqué son poing de gorille dans le visage d’Adi, encore et encore, mais sans résultat. Manque de volonté, peut-être. Une Weltanschauung inadéquate. Finalement, il s’était effondré dans la boue, saignant du nez et de la bouche, tandis qu’Adi se dressait au-dessus de lui, les flancs soulevés de ahanements, les lèvres couvertes d’une écume de postillons.
L’incident avait nui à sa popularité parmi les hommes les plus récemment arrivés, en dépit de la Croix de Fer de seconde classe d’Adi et de sa réputation de récupérateur de première classe en matière de nourriture et d’équipement. Les anciens, Ignaz Westenkirchner, Ernst Schmidt, Rudi Gloder, Hans lui-même, éprouvaient toujours une grande affection pour l’Autrichien au caractère de cochon. Mais le bonhomme était un compagnon exaspérant, aucun doute là-dessus. On aurait une vie plus confortable sans lui. Plus confortable, mais peut-être plus dangereuse, car il ne connaissait pas la peur.
Ils approchaient à présent de la principale tranchée de communication, surnommée le Kurfürstendamm d’après la principale artère commerçante de Berlin. Adi ralentit.
« Je me souviens de la première fois qu’on m’a épouillé », déclara-t-il, à propos de rien.
« En octobre, il y a quatre ans », lança promptement Hans. Il leva les yeux au-delà du Ku’damm et des tranchées avancées, par-delà le no man’s land en direction d’Ypres. « Il y a quatre ans, et quatre kilomètres. Nous avons décrit un tour complet, Adi. Un kilomètre par an. Bel exploit. Belle guerre. » Il leva une main en défense devant son visage, précipitamment. « C’est pas du bolchévisme, je te jure ! Une simple remarque idiote. »
À sa surprise, Adi sourit avec un amusement réel. « Ne t’en fais pas, je ne frappe jamais mes amis. » Kameraden. Encore un de ses mots favoris.
« Loué soit le Seigneur. J’y tiens, à ce visage.
— Je ne vois pas pourquoi. »
Bonté divine, songea Hans. C’était presque une boutade.
« Non, en fait, ce n’était pas la première fois, enchaîna Adi. La première fois que j’ai été épouillé, ça se passait à Vienne, il y a presque dix ans de ça. Ils appelaient ça un Obdachlosenheim{Refuge pour sans-logis (N.d.T.).}, mais en fait c’était une prison, ignoble, humiliante. J’avais épuisé l’argent de la pension envoyée par ma famille, personne n’achetait mes toiles. Je n’ai pas eu d’autre choix que de me placer à la merci de l’État. »
Hans frémit légèrement. Adi ne parlait quasiment jamais de chez lui ou de son passé. Lorsqu’il le faisait, une incohérence ou l’emploi exagéré d’un langage mélodramatique conduisait souvent les gens à le prendre pour un affabulateur ou un menteur. Me placer à la merci de l’État, tu parles. M’inscrire dans un foyer, voilà ce qu’il voulait dire. Sacré Adi.
« Ça a dû être affreux, pour toi. »
Adi balaya cette commisération d’un haussement d’épaules. « Je ne me suis pas plaint. Ni à l’époque, ni maintenant. Mais je te le dis, Hans. Plus jamais. Plus jamais.
— Plus jamais ? Plus jamais ? » Une voix enjouée derrière eux. « Ça ne ressemble pas à notre cher Adolf.
Rudi Gloder arriva dans leur dos et leur assena une claque sur l’épaule à chacun.
« Herr Hauptmann ! » Adi et Hans se raidirent en un salut. La succession régulière des promotions de Gloder sur le champ de bataille, de Gefreiter à Obergefreiter, Stabsgefreiter, puis Unteroffizier, et maintenant Hauptmann, avait été rapide et inévitable. Qu’il ait franchi le Grand Fossé pour devenir Leutnant, Oberleutnant et maintenant Hauptmann, n’avait surpris que ceux qui n’avaient jamais combattu ni vécu à ses côtés. Certains hommes sont nés pour s’élever.
« Arrêtez avec ça, dit Rudi, embarrassé. Ne saluez que lorsque d’autres officiers peuvent nous voir. Alors, dites-moi, c’est quoi, ces histoires de plus jamais ?
— Rien, mon capitaine, répondit Adi. Hans et moi, nous discutions des Français et du casque du Colonel. »
L’aisance de ce mensonge stupéfia Hans. Si rapidement, avec tant de naturel. Qu’Adi ne tienne à parler à personne de son passé peu reluisant à Vienne, rien de plus normal. Qu’il fasse preuve de réticence devant Gloder, en particulier, cela aussi, on devait s’y attendre. Adi résistait plus que les autres aux charmes de Rudi. Hugo Gutmann, leur ancien adjudant, lui, avait activement haï Gloder, mais après tout, Gutmann était juif, et Rudi n’avait jamais eu peur de manifester son mépris à son encontre, en fait il l’avait traité un jour en face d’aufgeblasene Puffmutter. Adi n’éprouvait aucune affection pour Gutmann non plus, bien que ce dernier ait mis tant d’énergie à faire aboutir sa recommandation pour la Croix de Fer. Une loyauté envers Gutmann n’avait donc rien à voir avec le fait qu’Adi était moins sensible que d’autres à la radieuse personnalité de Rudi. Toutefois, immunisé ou pas, il était étrange de mentir si facilement et négligemment à un Kamerad… Étrange et un peu troublant.
« Les Français et le casque du Colonel ? demanda Rudi. On dirait le titre d’une comédie de bas étage.
— Vous n’en avez pas entendu parler ? » Adi paraissait surpris. « Un des hommes qui surveillait les tranchées ennemies ce matin a vu le Pickelhaube du colonel Baligand, son plus beau casque impérial à queue de homard, qu’on agitait triomphalement de long en large au bout d’un fusil. Ils ont dû s’en emparer durant l’attaque contre l’abri de Fleck, la nuit dernière.
— Salopards de Français, fit Rudi. Des ordures et des violeurs de petites filles.
— J’en parlais avec Mend, ici, mon capitaine. Nous devons le récupérer.
— Mais certainement, nous devons le récupérer ! La fierté du régiment est en jeu. Nous devons le reprendre et revenir avec un trophée à nous. Ces gamins du Sixième ont de la pisse dans les veines. Il faut leur montrer comment se battent les hommes, les vrais. »
Se retrouver encombrés du Sixième régiment d’infanterie de Franconie, une excroissance non désirée, suite à leur décimation au bout de quatre ans de combats, avait suscité une certaine rancœur parmi les soldats d’origine du régiment de List. Dans l’esprit des vétérans bavarois, ces nouveaux venus étaient des lavettes malingres et hésitantes qui avaient grand besoin d’un surcroit de discipline et de courage.
« J’ai sollicité la permission du Commandant pour effectuer seul un raid ce soir, déclara Adi. Ça se passe dans le secteur K, au nord de la nouvelle batterie française qui se trouve là-bas. Je connais l’endroit par cœur. Après tout, c’étaient nos tranchées il n’y a pas si longtemps. J’y apportais régulièrement des messages. Mais le commandant a dit… » Ici, Adi se livra à une imitation respectable de l’adjudant actuel du régiment (le Juif Gutmann avait été tué en conduisant un assaut, plus tôt, cette année-là) « …Il a dit qu’il ne pouvait pas sacrifier un homme dans un aventurisme aussi téméraire, si bien que je ne sais pas trop ce qu’on pourrait faire, à présent. » Il jeta à Gloder un coup d’œil d’expectative, et Hans aurait pu jurer que la voix d’Adi contenait une nuance de défi.
« Le commandant Eckert est franconien, bien sûr, déclara Gloder. Hum… Ça mérite réflexion. »
Hans regardait attentivement Adi. Les yeux bleu pâle scrutaient le visage de Rudi avec une attente exaltée. Hans n’y comprenait rien. Espérait-il une nouvelle permission de partir en raid ? Il devait savoir qu’un Hauptmann ne pouvait pas aller contre les ordres d’un commandant. D’ailleurs, Hans n’arrivait pas à comprendre quand Adi avait demandé à Eckert d’approuver une telle action. Ils avaient pratiquement passé toute la journée ensemble.
Peut-être lorsque Hans s’était rendu aux latrines, pour sa corvée du matin. Très bizarre.
« Si je tentais le coup, demanda Adi sur un ton songeur, crois-tu qu’Eckert fermerait les yeux sur mon insubordination ? J’aimerais vraiment…
— Tu ne peux pas désobéir à un ordre direct, déclara Rudi. Laisse faire papa. Je vais trouver une solution. »
Mend goûtait à son premier quart d’un simili café immonde, le lendemain matin, quand Ernst Schmidt s’approcha dans un état d’agitation peu caractéristique.
« Hans ? Tu as entendu ? Oh, mon Dieu, c’est vraiment trop affreux.
— Entendu quoi ? Je me lève tout juste, bordel.
— Alors, regarde. Jette un coup d’œil ! »
Avec des mains tremblantes, Ernst colla une paire de jumelles sous le nez de l’autre.
Hans prit son casque et s’en alla en bougonnant vers la plus proche échelle de tranchée, passant lentement la tête par-dessus la ligne du parapet. Ernst Schmidt, d’ordinaire taciturne, devait perdre le contrôle, se disait-il.
« À trois heures ! À gauche du trou d’obus inondé. Là-bas !
— Baisse-toi, imbécile ! Tu veux nous faire tous les deux flinguer ?
— Là-bas ! Tu vois ? Oh, bon Dieu, la ruine que c’est… »
Soudain, Hans vit.
Gloder gisait le visage vers le ciel, ses yeux aveugles fixés sur le soleil levant, sa gorge d’ivoire ouverte et des mares écarlates de sang figé étalées sur sa tunique comme des lacs de lave pétrifiée. À un mètre environ de son poing tendu, se trouvait le majestueux Pickelhaube de cérémonie à queue de homard du colonel Maximilian Baligand, la pointe dressée, comme si le colonel lui-même, enfoui sous terre, le portait encore. Sur une épaule, à la mode négligente des hussards, était passée une veste de mess à brandebourgs de brigadier français.
Un mouvement à l’avant-plan attira l’attention de Hans. Lentement, centimètre par centimètre, depuis les lignes allemandes, un homme progressait sur le ventre en direction du corps.
« Mon Dieu ! souffla Hans. C’est Adi !
— Où ça ? »
Hans fit passer les jumelles à Ernst. « Merde, si on ouvre un feu de couverture, les Français vont sûrement le repérer. Baisse-toi, on va employer les périscopes. C’est plus sûr. »
Vingt minutes durant, en silence, ils observèrent en priant Adi qui s’insinuait vers les barbelés.
« Fais attention, Adi ! chuchota Hans à part lui. Zoll für Zoll, mein Kamerad. »
Adi se coula le long du rouleau principal de barbelés qui le séparait de Rudi jusqu’à ce qu’il atteigne une section marquée de minuscules bouts de tissu, une porte codée laissée par les groupes de poseurs de barbelés. Une fois cette entrée négociée sans problème, il reprit son périple de reptation vers le cadavre.
Une fois arrivé là…
« Et maintenant ? demanda Ernst.
— De la fumée ! s’exclama Hans. Maintenant qu’il est là-bas, on peut dresser un écran de fumée entre lui et les tranchées avancées ennemies. Vite ! »
Ernst beugla qu’on lui apporte des pistolets fumigènes, tandis que Hans continuait à observer.
Adi, couché sur le ventre, semblait explorer en aveugle la blessure dans le dos de Rudi.
« Qu’est-ce qu’il fabrique ?
— J’en sais rien.
— Peut-être que Rudi n’est pas mort ?
— Bien sûr que si, il est mort, tu n’as pas vu ses yeux ?
— Alors, qu’est-ce que fout Adi ? »
Hans ne put rien voir, car Adi, se redressant à quatre pattes, lui boucha sa vue sur le cadavre.
« Bon Dieu, mais couche-toi, espèce de cinglé ! » chuchota Hans.
Comme s’il l’avait entendu, Adi s’aplatit brusquement, et demeura sans bouger auprès du cadavre de Gloder.
« Mon Dieu ! Il a été touché ?
— On aurait entendu quelque chose.
— Il est paralysé, alors ! »
Hans prit conscience d’une animation croissante dans sa propre tranchée. Il s’écarta du périscope pour regarder autour de lui. L’alarme d’Ernst avait alerté des dizaines d’hommes. Non, pas d’hommes. De gamins, pour la plupart. Quelques-uns avaient eux-mêmes des périscopes et transmettaient, avec des commentaires extravagants, chaque détail de la scène. Les autres tournèrent vers Hans leurs gros yeux apeurés.
« Pourquoi est-ce qu’il ne bouge plus ? Il reste immobile. Il a perdu son cran ? »
La vision d’un homme qui se figeait dans le no man’s land n’avait rien d’extraordinaire. Une minute, on courait et on zigzaguait, la suivante, on restait pétrifié comme une statue.
« Pas Adi, déclara Hans avec toute la jovialité qu’il put. Il reprend des forces pour le trajet de retour, c’est tout. » Il se tourna de nouveau vers le périscope. Toujours aucun mouvement. « Tous ceux qui ont des pistolets fumigènes, préparez-vous », lança-t-il.
Une demi-douzaine d’hommes se faufila jusqu’au sommet des échelles, pistolets tenus en arrière au-dessus de l’épaule, à la façon des cow-boys.
Hans s’humecta le doigt et vérifia le vent avant de reprendre son observation. Soudain, sans prévenir, Adi se redressa, face à l’ennemi. Il passa les bras sous ceux de Rudi et le hala à reculons vers les lignes allemandes, sautillant en arrière, genoux ployés, comme un danseur cosaque.
« Maintenant ! cria Hans. Feu ! Tirez en hauteur, cinq minutes sur la gauche ! »
Les pistolets fumigènes lancèrent une salve d’applaudissements polis. Hans observa Adi tandis que les cartouches tombaient au-delà de lui et qu’un dense rideau de fumée s’élevait et s’épaississait, dérivant lentement au fil du vent entre lui et les tranchées avancées françaises. Adi continua de progresser péniblement vers ses lignes sans s’arrêter ni regarder en arrière. Peut-être avait-il escompté cet écran de fumée, se dit Hans. Il avait confiance en nous pour savoir quoi faire. Peut-être aurait-il couru le risque quand même. Hans avait toujours su qu’Adi en avait le courage, mais ne lui aurait jamais soupçonné une telle vigueur.
« Mais qu’est-ce que vous foutez, ici ? » Le commandant Eckert fit irruption dans la tranchée, la moustache frémissante. « Qui a donné l’ordre de lancer les fumigènes ? »
Un jeune Franconien exécuta un salut impeccable. « Le Gefreiter Hitler, mon commandant.
— Hitler ? Qui lui a permis de donner un tel ordre ?
— Non, mon commandant. Il n’a pas donné d’ordre, mon commandant. Il est dehors, mon commandant. Dans le Niemandsland. Il ramène le corps du Hauptmann Gloder, mon commandant.
— Gloder ? Le Hauptmann Gloder est mort ? Comment ? Quoi ?
— Il est sorti la nuit dernière récupérer le casque du colonel Baligand.
— Le casque du colonel Baligand ? Mais vous avez bu, soldat !
— Non, Herr Major{Le grade de Major allemand correspond au grade français de commandant (N.d.T.).}. Les Français ont dû s’en emparer au cours de l’attaque de jeudi plus loin sur la ligne, mon commandant. Le Hauptmann Gloder est parti le récupérer. Et il l’a fait et il a fauché une veste de mess de brigadier, par-dessus le marché. Mais un tireur a dû l’atteindre, mon commandant.
— Bonté divine !
— Oui, mon commandant. Et le Gefreiter Hitler est sorti récupérer le corps à présent, mon commandant. Le Stabsgrefreiter Mend nous a donné ordre de le protéger avec des fumigènes.
— Est-ce vrai, Mend ? »
Mend se mit au garde-à-vous. « Parfaitement exact, mon commandant. J’ai jugé que c’était la meilleure solution.
— Mais bon Dieu, les Français pourraient s’imaginer que nous les attaquons. »
Mend, trop abasourdi et horrifié pour réfléchir clairement, réussit pourtant à répondre. « Sauf votre respect, Herr Major, cela ne peut guère aggraver la situation. Tout ce qui arrivera est que les Franzmänner vont gaspiller quelques milliers de précieuses cartouches.
— Ma foi, tout ça n’est pas très orthodoxe. »
Pas autant que toi, connard de petit maître d’école, se dit Mend, avant de céder à des considérations plus inquiètes.
« Et où se trouve Hitler, à présent ? »
Schmidt beugla la réponse, derrière ses jumelles. « Il a atteint les barbelés, caporal ! Caporal, il va bien ! Il a trouvé le passage. Il a le corps. Et le casque, caporal ! Il a même le casque ! »
Un immense rugissement de joie monta des hommes et même le commandant Eckert s’autorisa un sourire.
Hans, dans son effarement, se répétait, encore et encore : Eckert n’en savait rien jusqu’à maintenant. Eckert ne savait rien ! Adi n’avait pas parlé à Eckert du casque du colonel, hier. Adi ne lui avait jamais demandé la permission d’effectuer un raid. Et pourtant, il nous a affirmé le contraire, à Rudi et moi. Pourquoi Adi avait-il menti ?
Hans sortit lentement de la tranchée au moment où le cadavre de Rudi y roulait. Adi le suivit, brandissant dans sa main droite le casque du colonel, l’aigle dorée qui y était frappée flamboyant au soleil.
Tandis que Hans s’éloignait, les vivats des hommes grandirent et enflèrent en lui jusqu’à se déverser par ses yeux en un flot de larmes brûlantes d’écœurement.
Du revers de la main, Leo s’essuya les larmes des joues. Assis en silence dans le fauteuil, je tirais les crins en le regardant avec nervosité. Je n’avais encore jamais vu pleurer un adulte. En-dehors des films, je veux dire. Dans les films, les adultes pleurent tout le temps. Mais en silence. Leo pleurait avec de sonores sanglots et de grands hoquets pour reprendre son souffle. J’attendais que cette horrible tempête s’apaise.
Au bout de deux ou trois minutes, il avait retiré ses lunettes pour les lustrer avec le pan de sa cravate. Il cligna ses yeux humides en me regardant.
« Oh, je sais. Pourquoi est-ce que je ne vous en ai pas parlé plus tôt ? Pourquoi vous ai-je laissé croire que j’étais juif ? »
Je produisis un son, quelque part entre un grognement et un geignement, dans l’intention d’exprimer mon assentiment, ma tolérance, ma compréhension… Je ne sais pas, quelque chose de ce genre. Mais à la façon dont le bruit émergea, je parus suggérer que la balle se trouvait dans le camp de Leo ; à lui de parler, je réservais mon jugement.
Il dut le percevoir ainsi, lui aussi. « Vous devez le savoir, on ne parle pas si facilement d’une telle chose. En fait, je n’en ai jamais parlé avant. Sinon à moi-même. »
Je tâtonnai en cherchant un commentaire constructif. « Zuckermann, dis-je. C’est un nom juif, non ? Il y a un chef d’orchestre, ou un musicien, quelque chose comme ça ?
— Pinchas Zuckermann. Il est violoniste et chef d’orchestre. Il joue de la viole, également. Chaque fois que je vois son nom sur un disque, dans un journal, je m’interroge… »
Leo rechaussa ses lunettes et s’enfonça dans le fauteuil devant moi. Nous étions assis face à face comme au jour de notre rencontre. Ni café ni chocolat chaud, cette fois-ci. Rien que l’espace entre nous.
« De son vrai nom, mon père s’appelait Bauer, dit Leo. Dietrich Joseph Bauer. Il est né à Hanovre, en juillet 1904. Durant les années vingt, il s’est spécialisé en histologie et en radiologie et a accepté un poste de chercheur à l’Institut d’Anatomie de l’Université de Münster, sous la direction du professeur Johannes Paul Kremer, dont je vous reparlerai. Mon père s’est inscrit au Parti national-socialiste ouvrier allemand en 1932 et a été pendant deux ans Sturmarzt au Reiterstandart SS n°8.
— Sturmarzt ?
— Médecin. Chez les SS, à peu près tout commence par Sturm : tempête. Qu’a-t-on besoin de savoir d’autre sur eux quand on sait qu’ils baptisaient leurs médecins docteurs de tempête ? Docteurs de tempête ! » De nouvelles larmes jaillissaient de ses yeux et il secouait la tête d’avant en arrière. « La nature se révolte. »
Pour la première fois de ma vie, j’aurais bien aimé fumer. Je remarquai que ma jambe gauche montait et descendait de façon incontrôlable sur mon talon, une habitude que je croyais avoir perdue depuis mes tourments d’adolescent de seize ans.
« Enfin bref », déclara Leo, retirant ses lunettes pour s’essuyer de nouveau les yeux. « En 1941 mon père s’est enrôlé dans la réserve des Waffen-SS, avec le rang de SS-Hauptscharführer, un genre de sergent supérieur, quelque chose comme un sergent-major, je suppose, mais sans les devoirs d’entraînement et autres. Un rang honorifique. Tout cela, je l’ai appris par mes propres recherches.
— Alors, vous ne le connaissiez pas ? Votre père ?
— Nous y venons. En septembre 1942 il exerçait à l’hôpital SS de Prague et a reçu un message de Kremer, son ancien professeur qui l’avait au départ encouragé à entrer chez les SS et avait depuis été promu au rang de sous-officier, Untersturmführer, et travaillait à un poste provisoire dans une petite ville de Pologne du nom d’Auschwitz. Kremer voulait reprendre ses travaux universitaires et recommandait mon père comme successeur approprié. J’avais quatre ans. Ma mère et moi vivions encore à Münster. Je me prénommais Axel. Je n’ai aucun souvenir de cette époque. Nous avons reçu l’ordre de rejoindre Papa en Pologne en octobre 1942, et nous y sommes restés deux ans et demi.
— Dans Auschwitz même ?
— Grand Dieu, non ! En ville. Oui, la ville. Toujours en ville. »
Je hochai la tête.
« Vous demandez si je me souviens de mon père. Je vous dis ce que je me rappelle maintenant, des souvenirs qui me sont revenus après des années d’absence. Ça arrive quand on devient plus vieux, vous savez sans doute. Je me rappelle maintenant un homme qui me faisait sans cesse des piqûres. Contre la diphtérie, le typhus, le choléra. La ville d’Auschwitz a connu de fréquentes épidémies de fièvre, et il avait décidé que je ne devais pas périr. Je me souviens aussi d’un homme qui rentrait chaque soir à la maison avec des colis. Des bouteilles de vin de prune de Croatie, des perdrix et des lapins entiers fraîchement tués, des pains de savon parfumé, des pots de café moulu et, pour moi, du papier multicolore et des crayons de couleurs. Tout cela représentait des luxes suprêmes, vous devez comprendre. Une fois, il a même rapporté à la maison un ananas. Un ananas ! Il ne parlait jamais de son travail, sauf pour dire qu’il ne parlait jamais de son travail. C’est pour ça que j’emploie le mot travail. C’était le sien. Il était gentil et drôle à la fois et, à l’époque, je crois que je l’aimais de tout mon cœur.
— Et en quoi exactement, consistait son travail ?
— Son travail consistait à soigner les malades parmi les officiers et les soldats SS et à assister aux Sonderaktionen en tant qu’observateur médical.
— Sonder…
— Les Actions spéciales. Les actions pour lesquelles on a construit les camps de la mort. Les gazages. Ils appelaient ça les Actions spéciales. Et aussi… » Leo s’interrompit et regarda par-derrière moi, en direction de la fenêtre, un instant. « Et aussi, mon père a poursuivi des expériences médicales mises en route par Kremer. L’ablation d’organes vivants pour les étudier. Tous deux s’intéressaient au taux d’atrophie cellulaire chez les mal-nourris et les constitutions faibles. En particulier, quand cela affectait les jeunes. Kremer a écrit de Münster à mon père, en 1943, pour lui demander de poursuivre le travail et de lui envoyer régulièrement les données. »
Je regardai Leo se lever pour se rendre à la bibliothèque. Il y prit un petit livre noir et blanc dont il feuilleta les pages.
« Kremer tenait un journal, vous savez. Ça a causé sa perte. Il n’est resté que trois mois à Auschwitz, mais cela a suffi. Les Britanniques, qui ont autorisé son extradition en Pologne, ont confisqué le journal. Des extraits sont parus dans ce livre, publié en Allemagne en 1988. Je vous lis : 10 octobre 1942. Extrait et fixé matériau vivant frais de foie, de rate et de pancréas. Demandé aux prisonniers de me fabriquer un tampon avec ma signature. Pour la première fois, allumé le chauffage dans la pièce. Nouveaux cas de fièvre typhoïde et de typhus abdominalis. Dans le camp, la quarantaine continue. Le lendemain : Aujourd’hui dimanche, nous avons eu du rôti de lièvre pour déjeuner – une cuisse vraiment grosse – avec des croquettes et du chou rouge. 17 octobre. Assisté à procès et à onze exécutions. Extrait du matériau vivant frais de foie, rate et pancréas après injection de pilocarpine. Assisté à la 11e Sonderaktion par temps froid et humide, ce matin, dimanche. Scènes horribles, avec trois femmes nues qui nous suppliaient de les épargner. Et ça continue, ça continue. Voilà les trois mois de Kremer. La totalité de sa contribution à la Solution finale du Problème juif en Europe. La vie de mon père là-bas a dû beaucoup y ressembler, mais il ne tenait pas de journal. Il ne reste de ses deux ans et demi ni journal ni lettres. » Leo marqua une pause entre chaque mot. « Deux. Ans. Et. Demi. »
Je déglutis. « Et votre père a été capturé, lui aussi ? À la fin de la guerre ?
— Toujours, mon esprit revient, je ne sais pas pourquoi, déclara Leo en m’ignorant totalement, à cette entrée particulière du journal de Kremer. Demandé aux prisonniers de me fabriquer un tampon avec ma signature. Comment se fait-il, quand on contemple l’histoire, qu’on ne considère jamais ces choses-là ? On se représente les chambres à gaz, les fours, les chiens, la brutalité des gardes, les maladies, la terreur des enfants, la douleur des mères, l’insondable cruauté, l’horreur qu’on ne peut pas décrire, mais Demandé aux prisonniers de me fabriquer un tampon avec ma signature. Un brillant professeur, à la tête d’une école d’anatomie, se voit nommer dans un camp de concentration. Au bout d’une semaine, environ, il se lasse de signer des ordres sans fin. Quel genre d’ordres, à votre avis ? Commander de nouvelles réserves de phénol et d’aspirine ? Faire déclarer tels ou tels prisonniers malades inaptes au travail et les diriger vers une Action spéciale ? Autoriser l’extraction d’organes in vivo ? Qui sait ? Des ordres, voilà tout. Et donc, Bon Dieu, dit-il un matin à un collègue. Je n’arrive pas à obtenir du chef de magasin un tampon avec ma signature. Il me dit que je ne suis là qu’à titre temporaire et qu’il faut deux mois pour qu’un tampon nous parvienne de Berlin.
« — Où est le problème ? lui répond son ami. Demande aux prisonniers de t’en fabriquer un.
« Et comment procède-t-il, ce brillant professeur qui a deux doctorats, qui a formé pour le monde deux générations de praticiens et de chirurgiens entraînés ? Comment met-il en œuvre cette idée simple, évidente ? Est-ce qu’il envoie chercher un prisonnier, un Kapo juif peut-être, pour lui demander de s’en occuper pour lui ? Est-ce qu’il entre un jour dans un baraquement et déclare, devant les prisonniers au garde-à-vous : Bon, dites-moi, certains d’entre vous s’y connaissent-ils, en papeterie ? J’ai besoin qu’on me fabrique un tampon avec ma signature. Volontaires, s’il vous plaît. Qui sait ? D’une façon ou d’une autre, peu importe la procédure, on prend des dispositions commodes. Kremer signe de son nom, Johannes Paul Kremer, une feuille de papier qu’il confie au prisonnier choisi. Quelle est la méthode, selon nous ? L’encre encore humide, le prisonnier applique un tampon en caoutchouc vierge sur le papier. L’image miroir de la signature se transfère sur le tampon. Le prisonnier découpe avec précaution le reste du caoutchouc. Il exécute ce travail dans un bureau, peut-être, ou dans un atelier, dans un lieu où on lui autorise l’accès à des couteaux. Cela lui prend-il une heure, ou plus, pour s’assurer de la qualité du travail pour satisfaire le Herr Professor Obersturmführer Kremer, un homme qu’il importe de satisfaire. Et maintenant, le Professeur Kremer se retrouve l’heureux possesseur d’un tampon portant la reproduction parfaite de sa signature, l’équivalent pour le vingtième siècle d’une bague à signet ou du Grand Sceau. Fini la tâche fastidieuse de signer de sa main toutes les feuilles de papier. Il lui suffit d’un coup de tampon. Bam, bam ! » Leo frappa du côté de son poing droit dans la paume ouverte de sa main gauche, avec une violence et un fracas qui me firent me redresser tout droit, sous le choc. « Et le prisonnier qui a fabriqué le tampon ? Son nom apparaîtra-t-il un jour au-dessus de la signature qu’il a découpée avec tant de soin ? Bam, bam ! Et mon père ? Quand il est arrivé, a-t-il également demandé à un prisonnier de fabriquer un tampon avec sa signature ou a-t-il attendu que Berlin lui procure quelque chose de plus officiel, d’un peu plus élégant ? Bam, bam ! » Il s’arrêta pour reprendre son souffle. « Tenez, je vais me préparer du chocolat. Du café pour vous. Peut-être quelques gâteaux à grignoter. »
Je hochai la tête sans mot dire.
« Quelle morbidité de parler de chocolat, de café et de petits gâteaux après une telle conversation, vous pensez », me dit Leo en revenant après avoir allumé la bouilloire. « Vous avez raison. On est frappé par le même écœurement en lisant ce qu’écrivent les hommes qui dirigeaient les camps. Pitoyable tentative de rébellion dans la salle des douches, ce matin. Une douzaine de Musulmanes nues – ils appelaient les Juives des Musulmanes, vous saviez ça ? – une douzaine de Musulmanes nues ont cherché à fuir. Kretschmer leur a tiré à chacune une balle dans la jambe et les a forcées à sautiller dix minutes avant de les liquider. Spectacle vraiment cocasse. Au repas de midi, excellente bière envoyée de Bohème. Un veau délicieux, suivi par du vrai café moulu. Le temps reste abominable. Voilà le genre de choses qu’on lit, encore, encore et toujours. Ou les lettres envoyées à la maison. Trudi chérie, Mon Dieu, quel endroit épouvantable. Nos hommes montrent une persévérance vraiment héroïque dans leur travail. Il arrive toujours plus de Juifs chaque jour, il y a toujours tellement à faire. Tu serais fière de voir combien les gardes et les officiers se plaignent peu en effectuant leur tâche dans le camp. Face à tant de provocations de la part de ces Juifs simiesques, avec leur puanteur. Embrasse bien Mutti pour moi, et dis à Erich que j’attends de meilleurs résultats à l’école ! C’est ainsi.
— La banalité du mal », murmurai-je.
Leo fronça les sourcils. « Peut-être. Je ne sais jamais très bien, avec cette expression. Ah, j’entends la bouilloire. »
Devant la fenêtre, une tondeuse à gazon démarra. Un téléphone sonnait en vain dans la pièce d’en bas. Avec la même délicatesse plutôt féminine que précédemment, Leo déposa le plateau sur la table basse qui nous séparait et me versa un café.
« Bref. Un jour de 1945, ma mère m’appelle. Papa se tient à côté d’elle dans son uniforme. L’uniforme noir d’un SS-Sturmbannführer, désormais. L’uniforme qui aujourd’hui encore suscite la terreur chez des millions et le désir chez quelques malades. La casquette dure et noire qui porte la Tête de Mort sur son bandeau, les agrafes de col qui disent SS en éclairs – rien que cela, quel coup de maître, comme design ! Ce que de nos jours on appellerait un logo, non ? – les culottes de cheval bouffantes, les bottes cirées, la cravache qu’on claque d’un geste viril contre sa cuisse, les manchettes, la cravate, la chemise impeccable. Le génie des Nazis. Un tel uniforme a le pouvoir de transformer le plus grotesque lourdaud en impressionnant Übermensch. Même les noms de grade portent la puissance d’un totem. Sturmbannführer. Redressez la visière de votre casquette devant un miroir, levez la main droite pour saluer, claquez des talons et dites : “Ich bin Sturmbannführer. Heil Hitler !” Les jeunes enfants s’amusent à ça partout dans le monde. L’uniforme, le langage, le style. Pour un monde sain d’esprit, ils symbolisent toutes les postures de l’orgueil, de l’arrogance, de la cruauté, de la barbarie et de la bestialité. Tout ce qui nous fait honte. Pour moi, c’est le symbole de tout ce qu’était Papa.
— Mais ce n’est pas de votre faute.
— Michael, nous en viendrons aux blâmes plus tard, voulez-vous ? »
Je levai la main en signe d’excuse. Hé, c’était lui qui menait le jeu. Il avait la balle, il décidait des règles.
« Et donc, ma mère m’appelle ce jour-là et j’arrive. Papa s’agenouille devant moi et lisse mes cheveux en arrière. Comme il fait quand il veut toucher mon front pour vérifier ma température.
« Axi, me dit-il. Il va falloir que tu t’occupes de Mutti quelque temps. Tu crois que tu peux faire ça pour moi ?
« Je ne comprends pas, mais je regarde en direction de ma mère en larmes, et je hoche la tête.
« Mon père, toujours accroupi, se tourne vers sa sacoche médicale. Brave petit soldat ! D’abord, il faut que je fasse quelque chose qui va piquer un peu. C’est pour ton bien. Tu comprends ?
« Je hoche encore la tête. J’ai l’habitude des piqûres.
« Mais celle-ci fait plus mal que toutes celles que j’ai déjà subies. Elle dure un long moment et je hurle de douleur. Tant de douleur… Ça me désoriente et ça me perturbe, mais Mutti est là, en train de me caresser les cheveux en me disant chut. Une partie de moi comprend qu’on me fait cela par amour. Finalement, Papa m’embrasse, puis il se redresse et embrasse aussi Mutti. Il tire fermement sur sa tunique pour effacer les plis, referme sa sacoche médicale et quitte la maison. C’est la dernière fois que je le vois. » Leo s’interrompit pour souffler sur la surface de son chocolat avant de goûter avec prudence.
« Et quel âge aviez-vous à l’époque ?
— J’avais six ans. Tout ce que je vous raconte, je le sais, mais je ne m’en souviens pas forcément. Il y a des choses dont je me souviens très clairement, d’autres pas du tout. De petits éclairs, de petits îlots de mémoire que j’ai… Je ne me rappelle pas ma mère en train de m’expliquer que nous allions porter un nouveau nom. Je ne me rappelle pas avoir été Axel Bauer. Je ne me rappelle pas avoir jamais eu un autre nom que Leo Zuckermann. Je le sais, mais je ne me rappelle pas.
— Alors comment avez-vous découvert tout cela ?
— En 1967, en Amérique, je suis à l’Université de Columbia, à New York, tout va bien. Un jeune professeur, pas tellement plus vieux que vous actuellement, avec un grand avenir devant lui. Un jeune Juif survivant de la Shoah qui enseigne dans une des plus prestigieuses écoles américaines. Si ce n’est pas l’exemple parfait d’une évasion hors du cauchemar européen vers le rêve américain, il n’y en aura jamais. Mais un jour, on m’appelle au téléphone et on me convoque une nouvelle fois dans le cauchemar. Cette fois, je ne partirai plus. Votre mère s’est effondrée, venez tout de suite, Leo. Affolé, je prends ma voiture pour gagner le Queens par le pont. Lorsque j’arrive dans l’appartement de ma mère, je trouve des hommes et des femmes qui parlent bas, réunis à l’extérieur de la chambre. Un rabbin, un docteur, des amis en pleurs. On avait trouvé la vieille femme sur le sol de la cuisine. Elle est à l’agonie, me dit le docteur. J’entre seul dans la chambre. Ma mère me fait signe de fermer la porte et de venir m’asseoir près de son lit. Elle est affaiblie, mais elle trouve assez de force pour me raconter son histoire. Mon histoire.
« Elle me dit ce que je vous ai expliqué, que je m’appelle en réalité Axel Bauer, que mon père était un médecin SS à Auschwitz. Elle me dit qu’à la fin de 1944, mon père savait avec certitude que les Russes arrivaient, savait avec certitude qu’il devrait payer, expier ce qui avait été commis. Il était convaincu que la vengeance ne s’exercerait pas seulement contre lui, mais contre toute sa famille. Le peuple juif qui, croyait mon père, a pour devise œil pour œil, dent pour dent, ne se satisferait pas de sa seule mort. De cela, il était persuadé. Très méthodiquement, il a préparé un plan pour la survie de sa famille. À l’époque, un médecin juif l’assistait pour la chirurgie. Un docteur très brillant, originaire de Cracovie, un certain Abel Zuckermann. Naturellement, la femme de Zuckermann, Hannah, une juive allemande de Berlin, et leur jeune fils, Leo, avaient été tout de suite gazés, car ils ne servaient à rien, mais on a trouvé quelque intérêt à la science de Zuckermann dans le domaine des maladies hépatiques et on lui a donné du travail à effectuer en chirurgie. Mon père, apparemment, se conduisait avec prévenance envers Zuckermann, lui apportait en cachette de petites quantités de nourriture et l’encourageait à parler de lui. Au cours de ces quelques semaines, mon père a beaucoup appris sur la famille de Zuckermann, son histoire, son frère perdu de vue à New York, son éducation, son passé, les circonstances de sa rencontre avec sa femme, tout ce qu’on pouvait savoir.
« Mais un jour arriva. Le jour où les autorités avaient décidé que le médecin juif ne servait plus à rien et que le temps était arrivé en tant que juif d’aller rejoindre sa famille juive dans l’enfer des juifs. Peut-être mon père a-t-il joué un rôle dans cette décision. Je me pose la question avec crainte. Mais que mon père l’ait envoyé à la mort ou pas, ce jour-là, Abel Zuckermann est mort. Ce jour-là, le Sturmbannführer Bauer a pu appliquer son plan pour placer sa femme et son fils en sécurité. Ce jour-là, il est venu à la maison et m’a dit d’être fort et de m’occuper de ma mère comme un brave soldat. Ce jour-là, il s’est agenouillé pour me tatouer sur le bras un numéro de camp, le meilleur passeport possible pour un enfant, dans les temps qui venaient. Ce jour-là, je suis devenu Leo Zuckermann. Ce jour-là, ma mère, non plus Marthe Bauer, mais Hannah Zuckermann, m’a emmené loin d’Auschwitz, vers l’Ouest. Toujours plus loin des Russes, que ma mère redoutait par-dessus tout. Nous essaierions d’être recueillis par les Américains ou les Britanniques. Papa avait promis à ma mère qu’il nous rejoindrait un jour, quand il n’y aurait plus de risques. Il nous retrouverait d’une façon ou d’une autre et nous formerions de nouveau une famille. En fait, selon ma mère, il avait toujours su qu’il ne nous reverrait plus jamais.
« J’écoute tout ceci pendant que le rabbin et les amis attendent au-dehors. Au fur et à mesure que ma mère parle, des souvenirs commencent à s’éveiller et à m’appeler comme de la musique au loin. Le souvenir de la douleur de l’aiguille à tatouer. Le souvenir d’un ananas. Le souvenir de l’uniforme de mon père. Et puis le souvenir de marches de nuit, pendant des kilomètres, en pleurant. Le souvenir de me voir refuser la nourriture. Le souvenir de ma mère qui me dit, sans arrêt : Tu dois maigrir, Leo ! Tu dois maigrir.
« Je lui raconte ce souvenir, et je lui demande s’il a un sens.
« Mon pauvre garçon, dit-elle. Ça m’a crevé le cœur de t’affamer, mais comment aurais-je convaincu un officiel que nous étions des réfugiés d’un camp de concentration si nous avions paru gras et bien nourris ?
« Après une semaine de marche vers le sud-ouest, me dit-elle, nous avons rejoint des réfugiés juifs qui avaient échappé à une des marches de la mort. »
Leo s’interrompit ici et me jeta un coup d’œil interrogateur. « Vous connaissez les marches de la mort ?
— Euh… pas vraiment, dis-je.
— Oh, Michael ! Si vous, un historien, vous ne savez pas, alors quel espoir reste-t-il encore ?
— Ben, ça ne correspond pas réellement à ma période, vous comprenez. »
Leo inclina la tête avec désespoir. « Hé bien, je vous raconte, alors. Vers la fin, les SS avaient absolument décidé que pas un juif ne serait libéré par l’avance des Alliés. Pour eux, clairement, la guerre était perdue, mais aucun Juif ne survivrait pour retrouver la liberté ou raconter son histoire. Tandis que les Américains et les Britanniques arrivaient par l’ouest et les Soviétiques par l’est, une immense armée de prisonniers a été évacuée des camps pour s’avancer vers le centre de l’Allemagne. On battait les prisonniers jusqu’au sang, on les torturait, on les affamait, on les assassinait carrément. Forcés de voyager sur des kilomètres sans autre ration journalière qu’un seul navet. Ils moururent par centaines de milliers. Voilà les Todesmärsche, les marches de la mort. Maintenant, vous savez.
— Maintenant, je sais, acquiesçai-je.
— Donc, un jour, environ une semaine après avoir quitté Auschwitz, ma mère et moi avons rencontré un petit groupe qui avait échappé à une de ces marches, on ne sait comment. Trois enfants et deux hommes. D’autres qui étaient partis avec eux étaient morts en chemin. Ils venaient pratiquement du même endroit que nous. Du camp de Birkenau, qu’on appelle parfois Auschwitz Deux. Nous avons persévéré vers l’ouest pour traverser ensemble la frontière tchécoslovaque, dans un état pitoyable, ne voyageant que de nuit, quittant la route le jour pour dormir dans les fossés et sous les haies. Un des hommes n’arrivait à marcher qu’à cloche-pied, il avait à la jambe un œdème qui commençait à puer la gangrène. Un des enfants est mort alors qu’il marchait avec moi. Il est tombé mort, comme ça, sans un bruit. Au bout d’une semaine, des communistes tchécoslovaques nous ont trouvés. Ma mère et moi avons été déplacés d’un centre de réfugiés à un autre, chaque fois plus grand que le précédent. Finalement, cédant aux références incessantes de ma mère à son beau-frère de New York, on nous a envoyés plus à l’ouest pour que les Américains se chargent de nous. Un sergent m’a ébouriffé les cheveux et m’a donné un morceau de chewing-gum, exactement comme dans les films. Il nous a interrogés, a noté les numéros de nos tatouages et nous a remis des papiers de voyage et d’identité. En 1946, nous avons obtenu la permission de traverser l’Atlantique pour aller vivre avec notre oncle Robert et sa famille dans le quartier du Queens.
« Bien. Le plan de mon père avait marché à la perfection. J’ai grandi en juif américain, avec mes cousins juifs américains, sans rien savoir de mon passé, en dehors des histoires qu’on me racontait sur mon admirable père assassiné, le bon docteur Abel Zuckermann de Cracovie. Ça vous étonne que j’aie accepté cette histoire, peut-être ? Je devais bien savoir que c’était un mensonge.
— Je ne sais pas. Je veux dire, vous avez bien dû garder le souvenir d’une partie de votre vie antérieure.
— Je ne sais pas. Ça se peut, ou je l’ai effacée. Je ne me souviens plus maintenant de ce dont je me souvenais, à l’époque, si vous voyez ce que je veux dire. Combien de votre vie avant sept ans vous rappelez-vous ? Est-ce que ça ne se borne pas à des ombres, avec quelques bizarres taches de lumière ? Tout ce que m’a raconté ma mère, je l’ai cru. Comme tous les enfants. Prenez en compte également le traumatisme de journées passées à avoir faim, à marcher, à se cacher, la désorientation des transferts d’un endroit à l’autre pendant des mois sans fin, l’ennui, le mal de mer de la traversée sur l’océan. Tout cela a accompli le plus gros du travail de ma mère pour elle. Un an et demi a passé après mon arrivée en Amérique, avant que je sois capable de tenir une vraie conversation. Le temps que j’émerge de mon silence, je croyais vraiment être Leo Zuckermann. Rien d’autre n’aurait eu de sens.
— Mais votre oncle ? Comment votre mère l’a-t-elle convaincu qu’elle était vraiment sa belle-sœur ?
— Robert était séparé de son frère depuis dix ans. Il n’avait jamais rencontré la véritable Hannah Zuckermann. Pourquoi aurait-il mis sa parole en doute ? Oh, elle avait une explication pour tout, ma mère. Elle a même expliqué… » Leo s’interrompit, son visage un instant tordu par la douleur et la gêne. « Elle a même expliqué mon pénis.
— Euh, pardon ?
— Elle a raconté à l’oncle Robert que le moil de Cracovie avait été arrêté par les Nazis en 1938, avant qu’on puisse effectuer ma circoncision. On me l’a faite à New York, dans la semaine de mon arrivée là-bas. Ça, je n’oublierai jamais. La circoncision, les cours d’hébreu, la bar-mitsvah, tout ça, je m’en souviens avec une clarté totale. Et maintenant, étendue devant mes yeux en train de mourir, ma mère décide de me raconter que tout était un mensonge, que toute ma vie était un mensonge. Je ne suis pas juif. Je suis allemand.
— Ouah.
— Ouah est un mot qui en vaut bien un autre. Ouah couvre à peu près tout ça. Je regardais cette femme devant moi, cette Marthe Bauer de Münster. Elle avait le visage aussi blanc que l’oreiller derrière elle, et ses yeux brûlaient de ce que je ne peux appeler que de la fierté.
« Et maintenant, tu sais, Axi, m’a-t-elle dit.
« L’emploi de mon nom m’a frappé comme une pierre. A remué des trous boueux de souvenirs. Axi… ça me rappelle quelque chose, comme on dit.
« Et mon vrai père ? je lui demande. Le Sturmbannführer Bauer. Qu’est-il devenu ?
« Elle secoue la tête. Les Polonais l’ont capturé et pendu. Je l’ai appris. J’ai fini par l’apprendre. Il m’a fallu des années. Je devais faire attention, tu comprends. J’ai finalement eu l’idée d’appeler le Centre Simon Wiesenthal, à Vienne, en prétendant l’avoir vu dans la rue à New York. Ils m’ont dit que ce devait être quelqu’un d’autre, car il n’y avait pas de doute, Dietrich Bauer avait été jugé et exécuté en 49. Alors, je sais. Mais ne t’inquiète pas, Axi, ajoute-t-elle précipitamment, je suis sûre qu’il est mort heureux. En nous sachant en sécurité. »
« Pourquoi ne m’as-tu jamais raconté ça avant, Mutti ? je lui demande en cachant l’horreur dans ma voix. C’est une femme en train de mourir. On ne houspille pas les mourants.
« Une seule chose comptait. Ta sécurité. En ce monde, mieux vaut être juif qu’allemand. Mais j’ai toujours voulu que tu saches un jour ce que tu es vraiment. J’ai été une bonne mère, pour toi. Je t’ai protégé.
« Michael, je vous le dis, il y avait dans sa voix une sorte de férocité qui m’a terrifié.
« Tu ne dois pas avoir honte de ton père. C’était un brave homme. Un excellent docteur. Un homme bon. Il a fait de son mieux. Personne ne comprend, maintenant. Les Juifs étaient une menace. Une vraie menace. Il fallait agir, tout le monde le pensait. Tout le monde. Certains ont peut-être été trop loin. Mais à les écouter parler de nous maintenant, on nous prendrait tous pour des animaux. Nous n’étions pas des animaux. Nous étions des êtres humains, avec des familles, des idéaux, des sentiments. Je ne veux pas que tu aies honte, Axi. Je veux que tu sois fier.
« Voilà ce qu’elle m’a dit. Je suis resté assis un moment avec elle, sa main serrant la mienne. J’ai senti sa poigne s’affaiblir. Finalement, elle a dit : Dis aux autres qu’ils peuvent entrer, à présent. Je suis prête.
« Je me suis détourné de la porte et j’ai vu qu’elle avait pris un petit livre de prières en hébreu. Je suis resté à la fixer tandis que ses amis entraient à la file devant moi pour entourer le lit, selon la coutume juive. Et voilà, Michael, la dernière fois que j’ai vu mon autre parente. Comme ça, maintenant, vous savez. »
Le café était froid dans ma tasse. Je considérai la bibliothèque avec ses innombrables rayonnages de livres. Tous sur ce sujet.
Leo suivit mon regard. « Le livre de Primo Levi, Le Système périodique, porte en préface une maxime yiddish, dit-il. Ibergekumene tsores iz gut tsu dertseylin. Les ennuis surmontés sont bons à raconter. Lui, d’autres, peut-être ont-ils surmonté les ennuis. Moi, je ne pourrai jamais. Et les raconter n’a rien de bon. Je porte une tache de sang que rien ne pourra jamais laver en ce monde. Dans un autre, peut-être. Alors, allons-y, Michael, et créons cet autre monde. »
FONDU SUR SCÈNE 1 :
MAISON DE MICHAEL – EXTÉRIEUR NUIT
Plan général sur la maison de Newnham. Toutes les lumières sont allumées. Un hibou ulule. On entend à l’intérieur des bruits de chocs et de frottements.
SCÈNE 2 :
MAISON DE MICHAEL, LA CHAMBRE – INTÉRIEUR NUIT
À l’intérieur de la maison, MICHAEL se trouve dans la chambre, en train de regarder sous le lit. Il parle tout seul.
MICHAEL
Allez, ma jolie… Je sais que tu es par là, quelque part…
Il se rend à la garde-robe et l’ouvre. Elle est vide. Il cherche par terre.
MICHAEL
Oh, allez !
Il se donne une claque sur la cuisse avec agacement, en se remettant debout. Il vérifie le haut de la garde-robe. Rien.
SCÈNE 3 :
MAISON DE MICHAEL, LA CHAMBRE – INTÉRIEUR NUIT
MICHAEL ouvre en grand l’armoire de la salle de bains, au-dessus du lavabo.
Son geste a été un peu trop violent. La totalité du contenu de l’armoire dégringole. Crème à raser, dentifrice, brosses à dents, tubes de crèmes, flacons de pilules.
MICHAEL
(hurlant de colère)
Merde ! Chié ! Tétrachié !
Il ramasse tous les objets ensemble et essaie de les tasser à l’intérieur de l’armoire. Cela ne donne pas de très bons résultats.
MICHAEL
Chié de merde, putain !
Il saisit un rasoir, se coupant à la main en la refermant sur l’objet. MICHAEL suce le sang, fou de rage.
MICHAEL
Bon Dieu de merde de chié…
Il part à grands pas vers la cuisine en marmonnant.
MICHAEL
Chié de merde de merde de putain de bordel.
SCÈNE 4 :
MAISON DE MICHAEL, LA CUISINE, INTÉRIEUR NUIT
MICHAEL passe la main sous le robinet et va, la mine morose, vers la table centrale.
Sur la table de la cuisine repose son portefeuille, ouvert. Le contenu en est répandu. De l’argent, des cartes de crédit, un permis de conduire, des bouts de papier.
MICHAEL s’assoit à table, renfrogné, et fouille ces objets. Il enfonce les doigts dans le portefeuille et vérifie chaque recoin de la poche.
MICHAEL
(marmonnant tout seul)
Un endroit sûr, où il n’y aura aucun danger ! Tu parles d’une bonne blague…
Il enfouit sa tête entre ses mains et se balance d’avant en arrière, accablé.
MICHAEL
(imitant Olivier dans Marathon Man)
C’est sans danger ? C’est sans danger ?
(imitant Hoffman dans le même film)
C’est sans danger, oui. C’est tellement sans danger que c’est à peine croyable…
Il hurle de rage contre lui-même.
MICHAEL
Espèce de taré. Connard. On pourrait même pas compter sur toi pour garder… le… lit, hein ? Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je ne pouvais pas simplement…
SOUDAIN, il lève la tête…
MICHAEL
Hé !
Un sourire s’élargit.
MICHAEL
Ouais…
Il devient radieux.
MICHAEL
Putain, mais pourquoi pas ?
Il se lève et court au bureau.
SCÈNE 5 :
MAISON DE MICHAEL, LE BUREAU – INTÉRIEUR NUIT
MICHAEL se rend, non pas dans sa moitié de bureau, mais dans celle de Jane. Les cartons sont toujours là, proprement étiquetés, prêts à partir.
MICHAEL
Elle n’a pas dû s’en souvenir. Elle n’a pas dû se souvenir. Elle ne peut pas s’être souvenue…
Il ouvre le tiroir du bas du bureau de Jane et tâtonne vers l’autre bout.
MICHAEL
(en imitant Jane)
« Garde toujours un double »…
« Garde toujours un double »…
Sa main trouve quelque chose.
MICHAEL
Oui !
La main émerge, porteuse…
D’une CARTE DE CRÉDIT couverte de poussière.
MICHAEL souffle dessus.
GROS PLAN sur la carte.
Pas une carte de crédit, mais un genre d’identification. L’objet affiche une photo de Jane, l’air sévère.
MICHAEL embrasse la carte, et caresse du doigt la piste magnétique.
MICHAEL
La garce. La truie. La vache. Mon ange. Smack !
SCÈNE 6 :
LABORATOIRE DE GÉNÉTIQUE – EXTÉRIEUR NUIT
MICHAEL en pull à col roulé noir, pantalon noir et gants noirs, bondit de façon pas très convaincante de buisson en buisson devant le laboratoire.
Il contemple le bâtiment. Le hall est allumé, mais on n’y voit aucune autre lumière.
MICHAEL consulte sa montre.
MICHAEL
Merde.
Il jaillit d’un bond de derrière un buisson et avance vers les portes vitrées, avec plus ou moins d’assurance.
Nous voyons à côté de la porte principale une serrure sécurisée, avec une fente où glisser les cartes.
MICHAEL saisit la carte, déglutit deux fois et la fait passer.
Un voyant rouge vire au vert et nous entendons un CLAQUEMENT satisfaisant.
MICHAEL pousse la porte pour l’ouvrir et entre.
SCÈNE 7 :
LABORATOIRE DE GÉNÉTIQUE, LE HALL – INTÉRIEUR NUIT
MICHAEL traverse le hall à pas feutrés, en se dirigeant vers les ascenseurs. Il regarde à gauche en direction du comptoir de l’accueil. Personne. Partout règne un silence impressionnant.
MICHAEL presse un bouton d’ascenseur et les portes s’écartent.
Il déglutit nerveusement, entre dans la cage d’ascenseur et les portes se referment derrière lui.
SCÈNE 8 :
LABORATOIRE DE GÉNÉTIQUE, DEUXIÈME ÉTAGE – INTÉRIEUR NUIT
Un passage silencieux, à peine éclairé.
DING !
La lumière déferle lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrent et MICHAEL en émerge en regardant avec nervosité à gauche et à droite.
Il avance à tâtons dans le couloir jusqu’à ce qu’il atteigne une porte qu’il connaît.
Il inspecte la serrure sécurisée et fait une nouvelle fois glisser sa carte vers le bas.
Nouveau claquement satisfaisant !
Il entre dans la salle et allume les lumières.
MICHAEL
Par-fait…!
SCÈNE 9 :
LABORATOIRE DE GÉNÉTIQUE, LE LABO DE JANE – INTÉRIEUR NUIT
Des NEONS au plafond s’allument tandis que MICHAEL s’avance au centre de la salle.
Il est ici en terrain connu. Il scrute un instant les lieux, s’accoutumant à l’éclat de l’éclairage au néon.
Il s’avance vers la paillasse.
MICHAEL
Bon. Où êtes-vous, mes toutes belles ? Ne me racontez pas…
Il fixe un coin de la paillasse qui est vide. Sa main caresse la surface nue.
MICHAEL
Non. Non, ce serait… Reste calme, petit. Toujours calme.
Il recule, en essayant de juguler ses craintes croissantes. Il regarde la paillasse, comme nous…
Des éviers profonds avec des robinets prolongés de tuyaux en caoutchouc. De l’équipement électrique. Des centrifugeuses. Des batteries d’éprouvettes. Au-dessous et au-dessus de la paillasse se trouvent des placards, comme dans une cuisine intégrée.
MICHAEL prend une profonde inspiration et va vers un placard. Il l’ouvre.
GROS PLAN sur le visage de MICHAEL.
Nous voyons le placard…
VIDE
MICHAEL
Bordel.
Il ouvre un autre placard…
VIDE
MICHAEL
Chié.
Et encore un autre…
VIDE
MICHAEL
Double chié.
Encore un…
VIDE
MICHAEL
Tétrachié.
Et encore un autre…
PLEIN.
Quoi ? Comment ? Les sourcils de MICHAEL montent d’un coup.
Oui ! Plein !
Le placard est rempli de grosses bouteilles en verre. L’une d’elles contient des pilules orange. Nous les avons déjà vues. Osant à peine respirer, de peur que tout ceci ne soit qu’un mirage, MICHAEL se penche et saisit la bouteille de pilules.
Il la dépose avec tendresse sur la paillasse, l’ouvre et en sort une poignée de pilules.
Il les regarde, pousse un profond soupir et commence à se remplir les poches.
SCÈNE 10 :
LABORATOIRE DE GÉNÉTIQUE, HALL DU REZ-DE-CHAUSSÉE – INTÉRIEUR NUIT
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent et MICHAEL en sort. Il traverse le hall et se prépare à ouvrir la porte pour s’en aller, quand…
UN BRUIT.
MICHAEL dresse l’oreille.
Nous ENTENDONS un étrange HURLEMENT étouffé. MICHAEL se retourne pour regarder dans le couloir, les sourcils froncés par la perplexité.
Intrigué, MICHAEL remonte le couloir à pas de loup. Le bruit de HURLEMENT grandit.
Il s’arrête devant une porte. Elle est en bois, pour l’essentiel, mais porte une bande centrale en verre. MICHAEL y colle l’œil.
Du point de vue de MICHAEL, nous regardons aussi.
Confusément éclairées, nous distinguons des CAGES.
À l’intérieur des cages se trouvent des CHIENS. Les plus attendrissants petits chiots qu’on ait jamais vus, poussant doucement et tristement de la truffe contre leurs barreaux d’acier.
MICHAEL
(dans un chuchotement)
Coucou, les petiots !
Le HURLEMENT augmente, les cages commencent à s’agiter.
MICHAEL
Chut ! Hé, les gars… Chut, d’accord ?
MICHAEL cherche à tâtons son badge de sécurité et le fait passer. Il entre.
SCÈNE 11 :
LABORATOIRE DE GÉNÉTIQUE, SALLE D’EXPERIMENTATION ANIMALE, INTÉRIEUR NUIT
MICHAEL allume la lumière et contemple la salle. Tout autour de lui se trouvent des cages remplies de chiots.
Les gémissements, les grattements et les hurlements prennent des proportions horribles.
MICHAEL
(nerveux)
Salut, les petits… Taisez-vous, maintenant.
Le bruit augmente encore.
MICHAEL
Vous chiots… Moi P’tit Chiot. Enchanté de vous rencontrer.
Toujours des grattements et des hurlements.
MICHAEL
Écoutez, je peux pas vous libérer. Vous êtes trop jeunes. Vous mourriez. Croyez-moi. Ce serait cruel. Désolé.
DIFFÉRENTS ANGLES sur les chiots. Bizarrement, ils commencent à paraître presque inquiétants. Énormes, menaçants. Le vacarme enfle, les cages s’agitent.
On a l’impression que les serrures pourraient céder.
MICHAEL recule, de crainte. Il quitte la pièce et ferme la porte derrière lui.
SCÈNE 12 :
LABORATOIRE DE GÉNÉTIQUE – INTÉRIEUR NUIT
MICHAEL s’enfuit du bâtiment en courant, le hurlement des chiots résonnant encore à ses oreilles.
SCÈNE 13 :
MADINGLEY ROAD – EXTÉRIEUR NUIT
MUSIQUE :
MICHAEL file à toute allure sur son vélo. Il s’incline dans un virage et dévale l’allée qui conduit aux laboratoires Cavendish.
Il fonce jusqu’au parking et à la façade de l’immeuble, où LEO attend dehors, tenant une mallette d’ordinateur portable, avec une expression un peu impatiente. MICHAEL met pied à terre et laisse choir sa bicyclette sur place.
LEO
Encore un peu, et nous rations le satellite.
MICHAEL
(essoufflé)
Désolé… j’ai dû…
LEO
Peu importe. Vous êtes là. Allons-y.
LEO se tourne vers la porte du bâtiment. MICHAEL sort son cartable de l’arrière de son vélo écroulé et le suit.
MICHAEL
(en aparté)
Jawohl, mein Hauptmann !
Schnell, schnell !
SCÈNE 14 :
SALLE DES COMMUNICATIONS SATELLITE – INTÉRIEUR NUIT
LEO a installé la machinerie. TIM est branché. Des câbles et des relais plats partent de l’arrière.
Nous remarquons qu’on a collé au-dessus de l’écran une étiquette Dymo marquée « T.I.M. ».
MICHAEL
J’ai perdu la pilule. Vous y croyez, à ça ? J’étais convaincu de l’avoir placée en lieu sûr, mais je l’ai perdue, cette garce. Il a fallu que j’aille en chercher d’autres. C’est pour ça que je suis en retard.
LEO
(se concentrant sur ce qu’il fait)
Vous l’avez perdue ?
MICHAEL vide ses poches. Il y a une bonne trentaine de pilules.
MICHAEL
Non, ça va, j’ai toutes celles-ci, maintenant. Ce n’est peut-être pas plus mal. Je veux dire, est-ce qu’une seule aurait suffi ? En fait, nous ne savons pas grand-chose de ces machins, non ?
LEO regarde les pilules.
LEO
C’est vrai.
MICHAEL
Combien, à votre avis ?
LEO
Nous verrons. Nous ne sommes même pas sûrs qu’Alois va boire.
MICHAEL
Mais si, il va boire. Pensez à ses gueules de bois, le matin. Tout ce dont il aura envie, c’est de boire des litres et des litres d’eau.
LEO
C’est ce que nous espérons. Maintenant, si vous voulez bien. Les coordonnées.
MICHAEL ouvre son cartable et consulte ses notes. Il dicte les coordonnées.
MICHAEL
Quarante-sept degrés, treize minutes, vingt-huit secondes nord, dix degrés, cinquante-deux minutes, trente-et-une secondes est.
LEO va vers la console du satellite de communication et entre ces chiffres au fur et à mesure qu’ils sont prononcés.
Nous voyons l’image des écrans de télé d’un des satellites changer de position et d’inclinaison par rapport à la Terre. Un bandeau au-dessous affiche : 47° 13’ 28" N – 010° 52’ 31" E
LEO
C’est fait.
LEO avance vers TIM, prend un câble et l’enfonce dans une prise qui émerge de la console de communication par satellite.
LEO revient à TIM et l’allume. On voit un petit éclair lumineux, mais pas d’image.
LEO
Maintenant. Les dates.
MICHAEL
Nous avions choisi juin 1888.
LEO
Très bien. Disons le 1er juin 1888.
MICHAEL
Le matin.
LEO
Six heures… zéro six zéro zéro…
LEO appuie sur des touches de TIM. Il allume un commutateur. On entend un bourdonnement, tandis que l’écran de TIM s’anime.
GROS PLAN sur l’écran. Comme auparavant, des couleurs en train de tournoyer de façon chaotique. Un filament mauve sombre court au milieu comme une veine.
MICHAEL
C’est ça ?
LEO
C’est ça. Braunau-am-Inn. Haute-Autriche, 1er juin 1888.
MICHAEL
Ouah.
LEO et MICHAEL se regardent.
LEO prend quatre pilules et va à un autre endroit de la paillasse où se trouve un ETRANGE CONTAINER GRIS muni d’un couvercle de verre. Il soulève le couvercle et place les pilules à l’intérieur. Il prend un câble du container et le branche dans le dos de TIM.
MICHAEL déglutit.
MICHAEL
Vous êtes sûr qu’on tient à faire ça ?
LEO fixe MICHAEL.
LEO
Nous n’avons pas de temps à gaspiller en bavardages. Dans dix minutes, nous perdons le satellite.
MICHAEL
C’est juste que…
LEO
Qu’est-ce que vous me dites ? Nous en avons discuté, discuté, discuté. L’idée vient de vous, bon Dieu !
MICHAEL
Je sais, je sais. Mais supposez que ça tourne mal ?
LEO
Supposez que ça tourne mal ? Que ça tourne mal ? Michael, ça a déjà mal tourné. C’est bien le problème.
Il tend un doigt vers l’écran.
LEO
(qui poursuit)
Regardez ! Là ! Regardez. La force la plus malfaisante de l’histoire du monde est à dix mois d’être libérée. Le malheur, la souffrance, la torture, la mort, le désespoir, la ruine, la destruction… Que voulez-vous que je dise d’autre ? Les mots se révèlent impuissants. Et nous pouvons l’arrêter.
Nous nous approchons EN GROS PLAN de l’écran et voyons les lumières colorées, tandis que LEO parle.
LEO
(parlant toujours)
Cette petite rue tranquille se prépare à faire passer la boîte de Pandore pour le coffret à bijoux de Barbie. Et nous pouvons intervenir ! Nous n’avons pas à tirer un coup de feu ni à lancer un poignard. Quatre petites pilules et voilà, le mal ne s’est jamais produit.
MICHAEL
Et vous pourrez dormir la nuit.
LEO
(en colère)
Vous croyez qu’il ne s’agit que de cela ? De ma conscience ?
MICHAEL
Hé bien… oui, non ?
LEO
Alors, avant… quand vous me croyiez juif. Ça allait, à ce moment-là ? J’avais le droit de vouloir me venger. Mais maintenant. Maintenant que vous savez que je suis allemand, le fils d’un des monstres d’Auschwitz, cela fait une différence ? Vouloir se venger est noble, mais vouloir réparer, non ?
MICHAEL
Non, je ne dis pas ça. Je voulais juste…
LEO saisit MICHAEL par la main.
LEO
P’tit Chiot, écoutez-moi. Dans cette vie, soit on est un rat, soit on est une souris. Il n’y a rien entre les deux. Mais…
MICHAEL
Mais qui voudrait être un rat ?
LEO
Vous ne m’avez pas laissé finir. La différence est qu’un rat fait du mal ou du bien en changeant les choses autour de lui, en agissant. La souris fait du bien ou du mal en ne faisant rien, en refusant d’intervenir. Lequel voulez-vous être ?
MICHAEL regarde l’écran. Le visage de LEO. Les pilules dans les mains de LEO.
MICHAEL
(en respirant profondément)
Et merde. LEO sourit.
MICHAEL répond à son sourire.
MICHAEL
(parlant toujours)
Conduisez-vous comme un rat et chopez-moi cette souris.
LEO saisit la souris de l’ordinateur qui part de TIM et l’image bouge sur l’écran.
LEO
Là ! Le mauve est de l’eau. C’est votre puits, sans le moindre doute.
Nous voyons le filament mauve courir sur l’image. Un mouvement subit se produit à l’arrière-plan.
MICHAEL
Bon Dieu, c’est quoi, ça, à votre avis ?
LEO
Qui sait ? Un animal, peut-être. Je fais un zoom à l’intérieur du puits.
Lentement, le mauve remplit l’image.
MICHAEL
Je n’arrive pas à y croire…
LEO retire sa main de la souris.
LEO
Vous savez quoi faire, maintenant. Quand je donnerai le signal.
LA MUSIQUE commence à monter.
MICHAEL va au container où se trouvent les pilules. Il y a un bouton rouge sur le côté.
MICHAEL s’humecte les lèvres et pose le pouce contre le bouton.
LEO, cependant, a la main sur un interrupteur sur le clavier de TIM.
Tous deux se regardent.
La MUSIQUE enfle.
GROS PLAN sur MICHAEL.
GROS PLAN sur les pilules dans le container.
GROS PLAN sur LEO.
GROS PLAN sur les doigts de LEO au-dessus du dispositif du commutateur.
GROS PLAN sur le pouce de MICHAEL.
LEO hoche deux fois la tête et…
LEO
MAINTENANT !
Le pouce de MICHAEL presse le bouton.
Nous voyons à l’intérieur du container les quatre pilules qui semblent s’éclairer et irradier de la lumière. Elles commencent à disparaître tandis que…
Le doigt de LEO pousse sur son interrupteur.
À l’intérieur de l’image mauve sur l’écran de TIM le fantôme trouble de quatre pilules orange apparaît et luit.
Les pilules ont disparu de l’intérieur du container.
Elles ont émergé dans le puits à Braunau.
Soudain, dans la pièce, sous les yeux de MICHAEL, tout commence à tournoyer et à se métamorphoser.
Les écrans de satellites, le commutateur – LEO lui-même – changent tous de forme, prennent tous un aspect liquide qui spirale.
Tandis que la MUSIQUE atteint son paroxysme, il devient clair qu’autour de lui, tout s’amasse en un tourbillon. La matière, la lumière, l’énergie, tout cela tournoie en une grande bourrasque de lumières et de couleurs.
L’écran de TIM occupe l’épicentre de cette tornade. Toute matière, à commencer par les objets de petite taille, est métamorphosée et part vers lui en un tourbillon.
MICHAEL voit LEO disparaître sous ses yeux, aspiré à l’intérieur de l’écran comme une simple feuille emportée par un caniveau.
Une énorme implosion aveuglante de lumière et de couleurs, et maintenant, MICHAEL est soulevé à son tour, et traverse l’écran comme s’il plongeait dans un océan de mercure lumineux.
Tout, l’univers entier, dirait-on, est instantanément aspiré dans TIM qui semble se retourner sur lui-même pour être aspiré dans ses propres profondeurs, et ne laisser qu’un…
FONDU AU NOIR