« Mesdames et messieurs, bienvenue à Niagara City…
— Aïe !
— Hé, j’ai dit appuie ta tête contre le mur, pas cogne-la de toutes tes forces, idiot.
— Dégueulasse, totalement dégueulasse…
— Oh non, c’est de la gerbe…
— Ah, punaise, j’en ai sur la godasse…
— Sa tête a rien ?
— Ça saigne pas, mais il va avoir une bosse, demain matin.
— Que quelqu’un lui attrape le bras…
— Pas question que je m’approche de ce…
— Mais bon sang, pourquoi il nous fait le coup à chaque fois ? Enfin, je veux dire, bon Dieu…
— Tu aurais dû le voir au dernier commencement…
— Si on se remue pas, on va louper la navette.
— Je crois qu’il a fini.
— Oh…
— Hé, la Créature parle…
— Où est-ce que je suis, bordel ?
— Elle s’exprime bizarrement…
— Arrête de faire l’andouille, Mikey. Faut y aller.
— Et si on se prenait un Big Mac ?
— Oh…
— Todd. C’est pas une bonne idée…
— Ah, Seigneur… Le revoilà par terre…
— Mes jambes n’ont pas l’air de fonctionner.
— T’as trouvé ça tout seul ?
— Mais qu’est-ce qu’il te prend, Mikey ? Non, franchement, bon sang de bois, t’as pas bu davantage que le reste d’entre nous… »
Vaguement conscient dans le remous des vapeurs d’alcool que nous passons devant un Burger King. Un drôle de Burger King. Et une librairie. Une drôle de librairie. Jamais vue auparavant.
Au-dessus de la route, un portail d’université. Trinity ? Pas Trinity. St-John ? Non.
Mais où, alors ?
Une anomalie, dans ces voitures. Pas seulement qu’elles nagent et ondulent comme des méduses. Pas seulement que leurs phares me poignardent les yeux. Il y a autre chose…
Dans une minute, je vais trouver. D’ici là, concentrons-nous pour marcher.
Tu vois ? Ce n’est pas si compliqué…
Essayons un peu plus droit.
Mon Dieu, mais quelle humidité…
Et d’abord, qui sont ces gens ?
Les idées, c’est toujours toi qui les as, Butch.
Voilà, concentrons-nous sur ce que nous savons. Assurons-nous que nous n’avons pas totalement disparu.
Butch Cassidy et le Kid, 1969, George Roy Hill.
Quatre fois quatre, seize.
Bataille d’Azincourt, 1415.
La capitale de la Corse est Ajaccio.
Question : pouvez-vous me dire la nationalité de Napoléon ?
Réponse : Évidemment !
Le soleil se trouve à cent cinquante millions de kilomètres de la Terre. Plus ou moins.
Le deuxième prénom de L. P. Hartley était Poles.
Le passé est un pays étranger ; les choses s’y font différemment.
D’accord, donc pas de dégâts au cerveau.
Ivre, par contre. Bien rond. Pas de doute là-dessus. Et étourdi par un coup sur la tête.
Suis le mouvement, mon fils.
Quelqu’un me soutient en me serrant tellement que ça me tire la peau des aisselles.
Hé ! Oh, le drôle de petit bus !
Qu’est-ce que le chauffeur fiche là ?
Je vais peut-être essayer de dormir un peu.
Hum…
« Réveille-toi, Vodka Boy…
— Henry Hall…
— Henry Hall ? Qui c’est, Henry Hall ?
— Y a qu’à simplement le laisser là, dans l’entrée, qu’est-ce que vous en dites ?
— Essaie de te conduire en adulte, Williams.
— Ça va, je vais le porter dans sa chambre…
— Tu es un héros, Steve.
— Non, sérieux : où je suis ?
— Oh là là… Contente-toi de me suivre, vieux. Je suis juste derrière toi. Bonne nuit, les gars.
— Bonne nuit, Steve.
— Vous croyez que ça va ?
— Ça va aller. Je vais y veiller.
— C’est quoi, cet endroit ?
— Retour au bercail, Mikey. Allez, on y va… un pas à la fois.
— Où vont les autres ?
— Les autres sont partis se coucher. Maintenant, tu dois en faire autant. Ensuite, je pourrai faire pareil. Ce qui me déplairait pas. La clef, s’il te plaît…
— Hein ? La clef ?
— Ouais, ouais. La clef.
— Mais quelle clef ?
— Je t’en prie, arrête de faire l’idiot, Mikey. J’ai vraiment besoin de ta clef.
— Ma clef ? Mikey ? Qui c’est, Mikey ? Qui est ma clef ?
— Où est-elle ?
— Clef ? J’ai pas de clef.
— Mais si, bien sûr…
— Pas clef.
— Si, clef. Mikey, on va réveiller quelqu’un, dans une minute.
— Hé ! Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Rien de personnel, Mikey. J’ai simplement besoin de trouver…
— Sors tes mains de mes poches, tu veux ? Je te répète que j’ai pas de…
— D’accord. Et c’est quoi, ça ? Ton porte-bonheur ?
— J’ai jamais vu ce truc de ma vie.
— Tu délires sérieusement, tu le sais, ça, Mikey ? Tu vas bien, tu es sûr ? Bon, allez. On entre… Sur le lit où le gentil Marchand de Sable attend de t’emporter. Loin, au pays des rêves où tout le monde est heureux et mange de la tarte aux cerises.
— Elle est à qui, cette chambre ?
— Couche-toi, ne dis rien. Tout va bien. Je ne vais pas te déshabiller.
— Mais qu’est-ce qu’il se passe ?
— Je veux juste m’assurer que tu ne vas pas recommencer à vomir et t’étouffer. Regarde-moi, Mikey. Tu ne vas plus vomir, hein ?
— Qui êtes-vous ?
— Allez, réponds-moi. Est-ce que tu as envie de vomir ?
— Non. J’ai pas envie de vomir…
— D’accord. Très bien. Tu as tes clefs et ton argent là, sur la table…
— Qu’il fait chaud…
— Oh, je voudrais pas avoir ta tête, demain matin.
— Il est bien, ce lit. Confortable.
— Mais oui, il est confortable. Très confortable. J’éteins la lumière, à présent.
— Bonne nuit… Comment je vous appelle ? Quel est votre nom ?
— Ah, dis donc…
— Vous ne seriez pas américain, par hasard ?
— Oh là là… Dors bien, Mikey. Fais de beaux rêves. »
Oh, bon Dieu de crotte. Je croyais que je n’avais jamais la gueule de bois. Y aurait de quoi hurler. Je crois que je vais rester un peu allongé. Laisser ma langue se décoller de mon palais. Tp-tp-tp. Tp-tp-tp. Amasser un petit stock de salive. La chanson la plus crade d’Oily-Moily.
Un peu de salive
Fera
L’affaire.
Hem.
De l’eau.
Essaie d’ouvrir les yeux. Simplement de les entrouvrir. Tu peux y arriver.
Oh là là…
C’est comme lorsqu’on était petit et qu’on prenait l’emballage en cellophane d’un caramel Quality Street pour se l’appliquer sur les yeux, en riant et en pourchassant autour de la cuisine une mère couleur safran. « Oheuuu… t’es toute jaune, Maman. »
Ça ne se borne pas à la couleur jaune d’œuf maladive sur tout, il y a un autre problème. La chambre est…
Minute. C’est pas possible. C’est vraiment pas possible. Dresse une liste. Inscris ce que tu sais. De façon schématique, en n’employant qu’un côté du cerveau.
Une chambre qui contient :
Une table, qui contient :
• Un trousseau de clefs
• Un paquet de cigarettes Lucky Strike
• Un billet de train marqué :
– New Jersey Transit
• Un portefeuille
• Un téléphone mobile
• Une bouteille d’Évian qui contient :
– de l’eau d’Évian (je présume)
• Une pendule qui indique :
– 09:12
Un lit qui contient :
• mon corps, qui porte :
– des vêtements inconnus
– une bosse sur la tête
• mon esprit qui se sent :
– malade
– bizarre
– affolé
Des fenêtres qui contiennent :
• des volets (fermés)
Un bureau, qui contient :
• un ordinateur :
– éteint
• des livres
• un téléphone
• des papiers
Une porte (entrouverte), qui donne sur :
• une salle de bains
Des murs où sont accrochés :
• des posters :
– de groupes que je ne connais pas
– d’une équipe de base-ball
– de stars sexy de la pop (H & F)
• un drapeau orange et noir
Une garde-robe qui contient :
• des vêtements (entrevus) qui appartiennent à :
– ??
Une autre porte (close) qui donne sur :
• ??????
Bel inventaire. Que nous apprend-il ? Il nous apprend que nous avons la gueule de bois. Il nous apprend que nous sommes dans un lit inconnu. Il nous apprend qu’il y a du bizarre dans l’air.
Mais nous ne paniquons pas. Nous essayons de détendre notre esprit pour l’ouvrir, comme un constipé qui relâche un sphincter récalcitrant. Heu, gracieuse, la métaphore, Mikey.
Mikey ?
Détends-toi. Habitue-toi à cette lumière.
De l’eau. Là, ça va mieux.
La fleurette d’un souvenir s’épanouit dans le cerveau.
Moi, en train de vomir dans un jardin.
Non, pas un jardin : une place. Une place dans une petite ville.
Un Burger King qui ne ressemblait pas à un Burger King.
Une librairie.
Des voitures qui se comportaient bizarrement. Bizarrement ? Comment ça, bizarrement ? Nous y reviendrons.
De l’eau, encore.
Un bus. Un drôle de petit bus.
Quelqu’un qui dit « Henry Hall ».
Oui, c’est bien ça, Henry Hall.
Maintenant, tout doux, mon garçon. Rassemble tes pensées. Souviens-toi d’elles. Un pas à la fois.
Un pas à la fois… quelqu’un a dit ça. La nuit dernière, si c’était la nuit dernière, quelqu’un a dit : « Un pas à la fois. » J’en suis sûr.
Steve… je capte le nom Steve. J’ai du mal à percer le voile, ma chère. Mais je capte un contact d’un dénommé Steve. Y a-t-il dans votre vie un disparu récent qui s’appelait ainsi ? Il veut que vous le sachiez, il est très heureux, en paix, maintenant.
Je reçois encore cet autre nom, aussi. Mikey.
Ils m’appellent tout le temps Mikey ? Pourquoi ? Personne ne m’appelle Mikey. Jamais.
Je tâte la bosse sur mon crâne et…
Bon Dieu…
Ah, ben, v’là autre chose. Un connard m’a coupé les cheveux !
Mes beaux cheveux… je ne les ai jamais portés, disons, genre hippie, mais ils se répandaient, vous voyez ? Ils étaient là. Et maintenant, ils sont tout aplatis, tout morts.
Merde, je ferais mieux de me lever.
Je ferais mieux de me lever et de…
…de quoi faire ?
Pour l’instant, nous allons me laisser étendu là, en train de me ré-assembler. Je ne sais pas vraiment si je raconte cette histoire par le bon bout. Je l’ai déjà dit, elle ressemble à un cercle qu’on peut aborder par tous les points. Comme un cercle, également, on ne peut l’aborder par aucun.
J’ai employé ces mots précis tout au début du cercle. En supposant que les cercles ont un début. Et je dois à présent les répéter.
En tant qu’historien, ai-je déjà dit, je devrais pouvoir proposer un compte-rendu propre et net des événements qui se sont déroulés le… Ah, quand se sont-ils déroulés, exactement ? Tout cela est hautement sujet à débat. L’énigme que j’affronte peut se définir par les déclarations suivantes :
A : Rien de ce qui va suivre n’est jamais arrivé.
B : Tout ce qui va suivre est entièrement vrai.
Et donc, me voilà couché à me demander, comme Keats. Était-ce une vision, était-ce un rêve ? La musique s’est envolée, suis-je endormi, suis-je éveillé ? Me demandant également pourquoi Jane n’est pas douillettement lovée à côté de moi, nom de Dieu. Non, je ne me le demande pas. Je connais la réponse, pour ça. Elle m’a quitté. Ça, je le sais. Au moins, ça, je le sais. Elle a fichu le camp. C’est de l’histoire ancienne. Alors, en me demandant où diable je peux bien être.
Au centre de mon cerveau plonge un puits obscur. Je continue d’essayer d’y envoyer des seaux, des seaux de mots, d’images et d’associations d’idées à même de remonter en surface des éléments familiers, une giclée claire et fraîche de mémoire. Peut-être que si j’amorce la pompe, tout va jaillir à la lumière, comme une immense fontaine.
Voyez-vous, je sais qu’il y a quelque chose à savoir, c’est ce qui m’horripile. Un élément dont me souvenir. Un élément capital. Mais lequel ? La mémoire est un saumon. Plus fort on l’empoigne et plus loin elle saute. Cette image-là me rappelle quelque chose, elle aussi.
Je dois me lever. Tout va me revenir quand je serai debout.
Holà ! J’ai peut-être mal à la tête, le ventre retourné, les jambes flageolantes, la gorge irritée, mais nous voilà debout, hop là ! Je n’ai pas vomi depuis des années, et je n’aime pas cette sensation.
Non. Ce n’est pas vrai. J’ai vomi, si, récemment. Au-dessus d’une cuvette de WC, avec un long filet de vomi qui pendait et s’accrochait au fond de ma gorge… La nuit dernière ? C’est pas vieux. Ça va me revenir.
D’ici là… je baisse les yeux vers moi et me demande, bon sang, c’est quoi, ce bazar, du côté tenue ? Je ne reconnais ni le short ni le t-shirt. Désolé, ça ne me dit rien du tout. Enfin, je veux dire, jamais je ne porterais un truc aussi… Je ne sais pas, si net, je suppose. Un short en coton gris ? Je jurerais même qu’on l’a repassé, malgré toutes les écailles de vomi séché qu’il arbore. Et un polo… un polo en coton des îles, nom de Dieu. Avec un genre de logo doré brodé sur le sein gauche. J’empoigne le côté de la chemise pour regarder ça de plus près. Un éléphant, je crois, difficile de dire, à l’envers, un éléphant dans un genre de hamac. Le type de balancelle qu’on emploie avec une grue pour transborder le bétail d’un navire vers la berge. Non, mais je vous demande, quel genre de nul fauché porte un short en coton repassé et des polos en coton des îles décorés d’éléphants brodés à la con ?
Les chaussures, je peux comprendre. Des baskets classiques, molles du talon du genre Timberland. Pas les miennes, en tout cas, même si elles me vont comme un… enfin, vous voyez ce que je veux dire. Simplement, il se trouve que je ne suis pas un client de Timberland. Je suis plutôt branché Sebago. Aucune raison précise, ça s’est toujours passé ainsi. Je crois.
Il est temps d’aller à la fenêtre, d’ouvrir les stores et de me remémorer où j’ai atterri et pourquoi.
Je n’ai jamais été très dégourdi avec les stores vénitiens. J’oublie toujours s’il faut tirer le cordon ou tourner la poignée. En cette occasion, je fais les deux et le coin du store en bas à droite monte à mi-hauteur avant de se coincer là, les lattes fermées pour me narguer. Je me penche pour regarder par le petit triangle dégagé de la fenêtre.
Holà…
Je ne pige rien du tout.
Un long bâtiment bas, droit devant. Du lierre qui pousse sur la façade de fenêtres à croisillons. Le Collège St-John, peut-être ? J’aurais passé la nuit à St-John ?
Je me détourne, riant presque tout seul. C’est tellement comique qu’on ne peut que suivre le mouvement.
Attendez une minute… On ne peut que suivre le mouvement. You gotta roll with it.
Les paroles d’une chanson d’Oasis. Ça me rappelle une blague.
LE CLIENT : Garçon, la soupe que je viens de manger…
LE GARÇON : Oui, monsieur ?
LE CLIENT : Hé bien, sur le menu, elle était baptisée « soupe Oasis ». Mais elle a un goût de soupe à la tomate tout à fait ordinaire.
LE GARÇON : C’est ça, monsieur. Une soupe à la tomate tout à fait ordinaire, monsieur.
LE CLIENT : Mais alors, pourquoi est-ce qu’on l’appelle soupe Oasis ?
LE GARÇON : Parce que (se met à chanter) You got a roll with it – vous avez un petit pain, avec.
Ta-dan… tchinggg !
Holà ! Et Oasis me rappelle quelque chose d’important. En rapport avec Jane.
Mais Jane est partie…
Je crois.
Non, quelque chose qu’elle a dit. Quelque chose… oh, et puis crotte. Je ferais mieux de retrouver le chemin de chez moi et de dormir pour cuver.
« Retrouver le chemin de chez soi » – jamais on n’a écrit paroles plus simples ni plus belles. L’Odyssée, L’Incroyable randonnée et Star Trek : Voyager. En fin de compte, tout se résume à retrouver le chemin de chez soi.
J’ai pris une douche – une bonne douche. Je lui accorde ça, une douche vraiment excellente, sans doute, au bilan, la meilleure douche que j’aie jamais prise de ma vie, une averse vraiment chaude, chuintante, grand-angle, qui me tombait sur les épaules comme une pluie bouillante. Sous cette douche, j’ai failli m’évanouir.
Je me sentais merdique à cause d’une gueule de bois et d’un coup sur la tête, d’accord. Mais vous savez, d’une certaine façon, je me sentais bien, aussi. J’avais l’air bien. J’ai passé le doigt autour de mes pecs, et je me suis dit que je commençais peut-être à avoir un peu une dégaine de beau gosse, finalement. J’ai baissé les yeux vers mes jambes et là, j’ai failli m’évanouir. Vous en auriez fait autant.
J’ai troqué le short en coton et le polo contre… un autre polo et un autre short en coton gris, parce qu’il faisait chaud – même à cette petite heure de la journée et après une douche, on crevait de chaleur, et pas un seul T-shirt normal en vue – et j’ai ouvert la porte, après un dernier regard prolongé en arrière, perplexité et malaise.
Je me suis retrouvé, non pas dans le couloir que j’attendais, mais dans une autre pièce. Des rayonnages bourrés de livres, un genre d’ordinateur bizarre, d’autres posters de mannequins, de musiciens et de champions de sport, un petit frigo, un siège qui bordait une fenêtre en faux style gothique… le tout totalement inconnu. Je me suis à peine arrêté avant d’aller à une autre porte.
Là, il y avait un couloir, pas très différent d’un couloir d’hôtel, mais mieux éclairé et plus large ; plus sale, mais en même temps plus majestueux. Moins obsessionnellement passé à l’aspirateur, à l’encaustique et à la cire ; mais doté d’une construction plus riche, plus massive – d’une sorte d’aura. La porte qui me faisait face quand j’ai émergé dans ce couloir portait le numéro 300 et, sous ce chiffre, j’ai vu une plaque de cuivre, retenant une carte sur laquelle était calligraphié Don Costello. Je me suis retourné pour regarder la porte que j’étais en train de fermer, la porte de la chambre dont je venais d’émerger.
303
Michael D Young
Je me suis mis à courir, la sueur commençant déjà à me couler sous les bras et le long des flancs. Je suis passé devant d’autres chambres, certaines avec des portes largement ouvertes, leurs occupants assis sur le lit en train d’enfiler d’épaisses chaussettes blanches ou d’aller et venir avec des serviettes autour de la taille. J’ai atteint une porte vitrée au bout du couloir, je l’ai ouverte à la volée et je me suis rué dans un large escalier en pin brillant.
La chaleur, les odeurs inhabituelles, les grandes portes en verre, le grincement du bois, tout cela venait se condenser en un bloc pour suinter de mon esprit comme une poignée de glaise coule entre les doigts serrés. Je ressentais le picotement froid et humide du cauchemar du premier jour dans une nouvelle école. Cette sensation accablante de crainte tous azimuts. La certitude que les proportions et les dimensions des lieux que vous voyez actuellement se reconfigureront bientôt dans votre tête et que, sous peu, les perspectives, les angles et les points de fuite rétréciront. Vous pourrez, debout dans un couloir, invoquer l’image du premier surgissement de ce passage à vos yeux avant qu’il ne devienne sûr et connu, et vous vous ébahirez qu’il soit jamais apparu sous des aspects si terrifiants. Pourtant, tout du long, vous tirant vers le bas comme du plomb, la conscience que ce processus de familiarisation représente en réalité une corruption, une perte.
L’humidité, toutefois… Je ne pourrai jamais m’y accoutumer. En son cœur, un goût métallique évocateur de lointains orages bouillonnant au-dessus de l’horizon.
À mi-hauteur de l’escalier, j’ai entendu couiner des baskets sur du bois et la claque d’une paume contre la rambarde, tandis que quelqu’un s’élançait pour l’ascension.
Peu importe qui c’est, me suis-je dit, je vais lui poser la question aussi calmement que possible.
Je baissai les yeux et vis une masse de cheveux clairs monter en tressautant vers moi.
« Pardon, dis-je. Je me demandais si…
— Ouais, le monstre est vivant !
— Euh…
— Alors, comment ça va ?
— Je… »
Il me claqua de la main contre l’épaule, des yeux bleus inquiets interrogeant les miens. « Ooh, t’as encore l’air secoué. Bon sang, t’étais parti hier au soir. Je, euh, je passais juste prendre des nouvelles.
— Euh… où est-ce que je suis, exactement ?
— D’accord ! Bien sûr ! Je crois qu’on ferait mieux d’aller à la Tour prendre un café. »
Nous avons descendu l’escalier. C’était le jeune type de la veille, cela au moins, j’en étais sûr.
« Steve, c’est bien ça ?
— Bon, ça va, Mikey, arrête, tu veux ? C’est toujours pas drôle. Hooo. Je me suis pris plus ou moins une gueule de bois, moi aussi.
— Où va-t-on ?
— Comme j’ai dit, à la Tour… Non, à la réflexion, dans ton état, mieux vaut aller chez PJ. Histoire de te faire prendre un peu l’air. »
Je le suivis jusqu’à une porte au bas des marches, sur laquelle il poussa une seconde, en me considérant avec des yeux mi-clos et en secouant la tête d’un air navré comme l’instituteur regarde le seul élève de la classe dont il sait qu’il finira mal. Il avait également une mine perplexe, de la perplexité et presque un espoir, que je ne compris pas. Je n’ai compris ce coup d’œil que plus tard – beaucoup, beaucoup plus tard.
« Aïe aïe aïe… »
Il poussa un soupir et ouvrit la porte. De l’air chaud me gifla le visage en une vague humide, tropicale. Me frappa avec plus de force, un impact qui me coupa le souffle et tout espoir de santé mentale, la vision déployée devant moi d’une cour immense, d’une énorme série de cours. Des tours de collèges, des portails, des pelouses, des passages sous des arches, des places et des statues, s’étendaient dans toutes les directions. On aurait dit qu’un cancer s’était déclaré à St-Matthew et que d’extravagantes tumeurs mutantes avaient proliféré, des variations amples et délirantes sur le thème de Cambridge.
Je suis resté figé, jambes écartées comme un enfant.
« Quel est le problème ?
— Je… Je…
— Bon sang, y a vraiment quelque chose qui te travaille, non ? »
J’opinai sans mot dire.
« Viens ici, dit Steve. Regarde-moi. Regarde-moi, je te dis… » Il inspecta mes yeux avec inquiétude. Je soutins son regard, totalement paniqué.
« Tu as peut-être subi une commotion. Les pupilles sont normales, je crois. Je ne sais même pas en quoi une commotion les changerait. Allons-y. »
J’avançai à ses côtés dans un genre de rêve. Au-dessus de moi, de fausses flèches jacobéennes, de fausses tourelles médiévales et des gargouilles à la beauté incongrue me surplombaient. Sous mes pieds, des voies pavées serties dans du tarmac rose me menaient à travers le cœur de ce village immense et magnifique.
Le mot village suscita en moi la vision de Patrick McGoohan, le Prisonnier, s’éveillant dans sa petite chambre, au Village. La caméra effectuant des zooms frénétiques, à la mode de l’époque, entre des fontaines où dansent des balles de ping-pong et des coupoles en cuivre vert-de-grisé ; des palais miniatures coiffés de dômes, et des chérubins en pierre ricanant.
« Où suis-je ?
— Au Village.
— Qui êtes-vous ?
— Je suis le Numéro Deux.
— Qui est le Numéro Un ?
— Vous êtes le Numéro Six.
— Je ne suis pas un numéro, je suis un HOMME LIBRE. »
Le bras de Steve passé sous le mien, nous avons franchi un portail de style ancien mais solide, propre et neuf, pour émerger dans une rue, avec beaucoup de circulation.
Il a fallu une seconde pour que le point important me frappe.
« Bon Dieu, j’ai dit. Les voitures…
— Hé, allez, Mikey. Calme-toi, tu veux ? Y a pas de raison de paniquer. On va traverser la rue un peu plus loin.
— Mais où est-ce qu’on est ? On n’est pas en Angleterre !
— Oh mon Dieu, Mike. »
Je l’ai regardé, tremblant et affolé, et j’ai vu ma peur reflétée sur son visage.
Les larmes ont jailli de mes yeux. « Pardon… Pardon ! Mais je ne sais vraiment pas ce qui se passe. Comment se fait-il que tu me connaisses, alors que je ne te connais pas ? Et la circulation. Les voitures roulent à droite. Où sommes-nous ? S’il te plaît, où sommes-nous ? »
Il se carra devant moi, me posant une main sur chaque épaule et je pus le sentir réfréner sa propre panique et l’envie, sous le regard des passants, de se retrouver à des kilomètres de ce malade qui hurlait. Il me parla en haussant le ton, comme on s’adresse aux sourds, aux étrangers et aux fous.
« Mike, tout va bien. Je crois que tu t’es cogné la tête la nuit dernière et je pense que ça t’a fichu la mémoire en l’air. Tu dis des trucs qui n’ont aucun sens, mais tout va bien. Regarde-moi. Allez, regarde-moi, Mikey ! »
Ma voix trembla en un geignement aigu. « Mais où est-ce que je suis ? Je t’en prie ! Je ne comprends pas où je suis.
— Je vais t’emmener voir un docteur, à présent, Mikey. Alors, tu viens avec moi, d’accord ? Tout va bien. Tu es à Princeton, tu es à ta place et il n’y a aucune raison de s’affoler, d’accord ? »
« Il fait chaud. On crève de chaleur, et ils continuent d’insister pour nous faire porter ces tuniques. »
Hans Mend traîna ses bottes sur les caillebotis en se rendant vers la tranchée avant, maudissant les généraux avec une bruyante allégresse. Ernst Schmidt à ses côtés demeurait aussi résolument silencieux que d’habitude, n’exprimant pour tout commentaire qu’un chuintement occasionnel de ses poumons abîmés par les gaz.
« Remarque, fit Hans. Même si quelqu’un leur faisait péter un obus au cul, ils se débrouilleraient sans doute pour prétendre que c’est une victoire tactique. Et autre chose », continua-t-il après avoir ménagé une pause polie pour un commentaire, pause qui resterait vide, il le savait. « Les Franzmänner et ce casque deux fois maudit. Il faut faire quelque chose. Nos petits bleus de Franconie ont besoin d’être menés par l’exemple. On doit leur montrer que nous les Bavarois ne prenons pas ce genre d’insulte à la légère. Il faut exercer une vengeance. Donner une leçon.
— C’est facile, de parler », déclara Schmidt.
Hans flanqua un joyeux coup de coude dans les côtes d’Ernst. « Alors, tu devrais le faire plus souvent ! Hein ? Ha ah !
— Ça ne sert à rien.
— Au contraire, ça fait passer le temps, ça entretient les poumons et ça aiguise l’esprit.
— Ce sont les mots qui sont en train de perdre la guerre pour nous.
— Pour l’amour de Dieu, Ernst ! » Hans regarda avec nervosité autour de lui. « On n’est pas en train de perdre la guerre. Du point de vue militaire, on se débrouille bien, on a un net avantage, tout le monde le sait. C’est seulement à l’arrière qu’on perd. On se fait foutre le moral en l’air par les Bolcheviques, les pacifistes et ces pédés d’artistes.
— Quelqu’un qui se fait foutre par des pédés d’artistes ? » Une voix joyeuse derrière eux. « Encore un scandale prussien ? Tout de même pas ! Il nous manquerait plus que ça. » Rudi Gloder apparut entre eux et claqua d’une main l’épaule de chacun.
Hans et Ernst se mirent au garde-à-vous pour saluer. « Herr Hauptmann !
— Arrêtez avec ça, leur dit Rudi avec un sourire embarrassé. Ne saluez que lorsque d’autres officiers peuvent nous voir. Alors, dites-moi, c’est quoi, ces histoires d’artistes pédés ?
— Le moral, mon capitaine, répondit Hans. Je racontais à Schmidt qu’on nous sapait le moral, à l’arrière.
— Hum. Bon choix de mots. L’ennemi intérieur emploie les mêmes techniques que l’ennemi en France. Saper et miner, voilà tout ce qu’on fait, dans cette guerre. Les arts du combat du vingtième siècle ne sont pas une matière que comprennent nos chers commandants. Par chance, notre antagoniste la comprend encore moins. »
Notre antagoniste ! Hans trouva qu’il y avait un peu de fougue adolescente, parfaitement attachante, dans la façon caractéristique et apparemment contradictoire dont Rudi introduisait un mot compliqué, presque wagnérien, comme notre antagoniste dans une conversation sur la guerre moderne.
« Oh, ces porcs de Franzmänner le comprennent bien », déclara Ernst sur un ton lugubre.
Rudi leva un sourcil. « Comment ça ?
— Je crois qu’il fait allusion aux Français et au casque du Colonel.
— Les Français et le casque du Colonel ? demanda Rudi. On dirait le titre d’une comédie de bas étage.
— Vous n’avez pas encore dû en entendre parler, mon capitaine, dit Hans.
— Les messagers comme vous récupèrent toujours les nouvelles fraîches. Nous autres, les pauvres rats de tranchées, devons les digérer une fois qu’elles ont été remâchées et recrachées par toute la ligne.
— Et bien, mon capitaine, voilà ce qui s’est passé. Un des hommes qui surveillait les tranchées ennemies ce matin a vu le Pickelhaube du colonel Baligand, son plus beau casque impérial à queue de homard, qu’on agitait triomphalement de long en large au bout d’un fusil. Ils ont dû s’en emparer durant l’attaque de jeudi.
— Salopards de Français, déclara Rudi. Cochons arrogants !
— Vous croyez qu’on pourrait trouver moyen de le récupérer, mon capitaine ? Pour le moral ?
— Il le faut ! La fierté du régiment est en jeu. Nous devons le reprendre, et revenir avec un trophée à nous. Ces gamins du Sixième ont de la pisse dans les veines. Il faut leur montrer comment se battent les hommes, les vrais.
— Oui, mon capitaine. Mais jamais le commandant Eckert ne consentira à une action directe dans un tel but. »
Rudi se frictionna le menton. « Vous avez peut-être raison là-dessus. Quoiqu’on dise et quoiqu’on fasse, le commandant Eckert reste un Franconien. Ça mérite réflexion. Où se trouvait cet effronté Monsieur* ?
— Juste au nord de la position de leur nouvelle batterie, répondit Hans en pointant le doigt. Le secteur K.
— Le secteur K ? C’étaient nos tranchées, dans le temps, non ? Nous les avons creusées nous-mêmes, ces garces, il y a quatre ans. J’ai bien envie de… Schmidt, qu’est-ce que vous foutez ? »
Hans considéra avec incrédulité le spectacle d’Ernst qui attrapait Rudi par le bras et tirait dessus.
« Mon capitaine, je sais à quoi vous pensez, et c’est hors de question ! déclara Ernst.
— De quel droit supposez-vous une telle chose ?
— Mon capitaine, il ne faut pas. Vraiment, il ne faut pas ! »
Rudi dégagea calmement la main, quelque chose, jugea Hans, entre l’agacement et l’amusement plissant son front perpétuellement lisse. « Ernst, dit-il, comme tu as été bien nommé !
— Certainement, Herr Hauptmann ! répondit Ernst, inflexible. Et je dois vous garantir… Ich meine es mit bitterem Ernst. »
Rudi sourit et chanta doucement : « Ernst, Ernst, mein Ernst ! Immer so ernsthaft Ernst !
— Pardonnez-moi, mon capitaine, mais je sais exactement ce que vous envisagez. Et il ne faut pas, mon capitaine, vraiment, il ne faut pas.
— Mais comment pourrais-tu bien le savoir ?
— Je le sais, c’est tout. Je connais votre courage, mon capitaine. Mais c’est trop dangereux. Nous pourrions facilement perdre un casque de colonel, vingt casques, et même vingt colonels, mais… » Le visage ingrat d’Ernst s’empourpra et l’émotion le durcit ; Hans vit des larmes dans ses yeux… « …jamais nous ne pourrions nous permettre de vous perdre. »
De sa vie, Hans ne pensait pas avoir jamais assisté à une idolâtrie aussi évidente et aussi impudique. Non, bon Dieu, un amour. La camaraderie tenait dans les tranchées le rôle d’un foyer ; sans le rayonnement d’un genre de compagnonnage mutuel pour se tenir chaud, les hommes n’auraient jamais pu supporter cet hiver de l’âme qu’est la guerre. Ainsi le voulait le douloureux paradoxe de leurs vies ici : sans amitié, on ne pouvait continuer et pourtant, chaque jour, des amis devaient mourir. Prenez quelqu’un comme béquille de votre existence, et sa mort vous laissera plus faible qu’avant. Ainsi donc, l’affection demeurait tacite, et l’on balayait la mort des amis sous l’humour noir. Hans trouvait stupéfiant de voir Ernst, Ernst Schmidt particulièrement, quitter son masque et affronter la pleine force des gaz – pour employer une autre métaphore.
Dieu savait qu’ils aimaient tous Rudi. Dieu savait que ce serait la seule mort qu’ils ne pourraient pas évacuer aisément d’une plaisanterie.
Rudi, cependant, pouvait tout tenir à distance par l’humour. Il avait passé le bras autour d’Ernst, à présent et lui souriait, les yeux brillant d’affection.
« Brave vieil ami, dit-il, tu voudrais que je reste trois kilomètres en retrait, avec les généraux ? Assis dans des fauteuils à fumer la pipe ? Je suis un combattant. Sache donc, désormais, qu’aucun mal ne m’arrivera jamais. Je me suis baigné dans le sang du dragon. » Curieusement, Hans ne trouvait jamais ce genre de langage dans la bouche de Rudi aussi ridicule qu’il l’aurait dû. Si je me mettais à parler comme ça, on me jetterait des savons et on rigolerait de moi jusqu’à la consommation des siècles. Mais Rudi, Rudi aurait sa place sur un vitrail, radieux dans une armure d’argent, flanqué de preux chevaliers et de héros lumineux. Mon Dieu, mais écoutez-moi ! Hans s’enfonça profondément les ongles dans ses paumes pour se retenir d’éclater de rire.
Pendant ce temps, Ernst, pris d’une quinte de toux, réussissait quand même à demeurer… ernst – fervent.
« Promettez-le moi, mon capitaine. Promettez-moi ! disait-il en aboyant comme un phoque.
— Je ne fais jamais de promesses que je ne pourrai pas tenir, répondit Rudi. Mais ne crains rien. Je serai ici, sain et sauf, demain matin. Ça, je te le jure, fidèle ami. Et ne t’énerve pas comme ça ! Tu aurais dû prolonger ta permission de maladie, tu sais. Tes poumons sont encore convalescents.
— Je me porte aussi bien que n’importe qui ici, protesta Ernst.
— Je crois que je devrais te recommander pour une nouvelle permission.
— Non, mon capitaine. Je vous en prie, ne faites pas ça.
— Très bien, pour des tâches moins lourdes, alors.
— C’est juste un rhume, rien de plus ! Je suis en état de combattre.
— C’est vrai, mon vieil ami, lui dit Rudi d’une voix apaisante. Bien sûr. Tu es de force à tout affronter. »
Hans fut frappé par l’absurdité du contraste entre les deux hommes. Rudi, tout d’or et de santé radieuse, et Ernst, toussant et crachant, avec ses traits grossiers, dominé d’une tête.
Rudi se tourna vers Hans. « Veille sur lui pour moi, tu veux ? Veille à ce qu’il reste hors de danger. » Il s’en fut en chantonnant du Wagner tandis qu’Ernst le regardait s’éloigner avec une mine pitoyable, ahanant comme un vieux basset.
Le son pur de l’Heldentenor de Rudi gravit les intervalles lumineux du motiv de Siegfried comme un cerf bondissant vers le sommet d’une montagne et emplit l’oreille de Hans d’une musique d’épées, de lances et de palefrois qui faisait honte au lointain tonnerre des canons vulgaires.
Voilà le moment que j’emporterai dans la tombe, se dit-il. Puis il se claqua la cuisse avec agacement. Hans Mend, tu deviens trop sentimental, tu t’attaches trop. Comme ce vieil Ernst, là. Après tout, Rudi pourrait se retrouver mort dans cinq minutes. Ne te soutiens pas sur un brin d’herbe.
Enfin, se dit-il, peut-être n’y a-t-il pas de mal à avoir du sentiment, un honnête sentiment allemand. Mais comme j’aimerais que Rudi ait résisté à l’envie de taquiner Ernst de la sorte. Tel que je connais Ernst, cela pourrait le piquer au vif et lui faire commettre une bêtise…
Hans secoua la tête et chassa cette idée de son esprit.
Il jetait la lie de son premier quart d’ersatz de café immonde, le lendemain matin, quand Ignaz Westenkirchner vint le trouver, secouant la tête d’un air sombre.
« Sale affaire, Mend. Sale affaire.
— Quoi ?
— Oh, mince. T’as pas entendu, alors ? »
Hans ravala un soupir d’impatience ; il détestait qu’on joue avec lui en lui apprenant les nouvelles au compte-goutte. L’information valant plus que le chocolat, sur le front, presque tous les hommes se délectaient à la raconter, mais Westenkirchner était le pire. Comme une garce de petite danseuse, il faisait durer ses ragots insignifiants autant qu’une ration d’eau-de-vie.
Hans baissa carrément les yeux vers ses genoux. « Non, je n’ai rien entendu, dit-il. Et je suis presque sûr que je n’y tiens pas. Je crois que je saurai toujours assez tôt, quoi qu’il soit arrivé. »
Il sentit la main de Westenkirchner sur son épaule. « Désolé, Hans. Je pensais qu’on t’avait dit… »
Hans se mit debout, l’estomac palpitant d’une soudaine vague de peur. « Qu’y a-t-il ? »
Ignaz lui plaça doucement une paire de jumelles entre les mains et lui indiqua du doigt le no man’s land. « Regarde par toi-même, mon vieux, dit-il.
Hans escalada la plus proche échelle de tranchée, élevant lentement la tête au-dessus de la ligne du parapet. Si Ignaz me fait marcher, marmonna-t-il à part lui, je lui arrache les couilles et je les colle dans la culasse d’un canon.
« À neuf heures ! C’est à droite du cratère. Là !
— Où ça ?
— Là-bas ! Tu le vois bien, quand même ? »
Et subitement, Hans vit, en effet.
Ernst gisait sur le ventre, le dos déchiqueté, luisant comme des mûres, son poing brandi crispé autour de la sangle du grand Pickelhaube impérial à queue de homard du colonel Maximilian Baligand. Tout juste hors d’atteinte, comme si son dernier geste avant de mourir avait été de le lancer vers les lignes de son camp, se trouvait un sabre d’officier français, enfoncé dans un fourreau d’argent.
Malade de dégoût et de fureur, Hans le fixa. Il le savait. Il savait qu’Ernst allait tenter une action de ce genre.
« Imbécile ! s’écria-t-il. Cervelle de merde. Pourquoi pour ça ? Pourquoi ?
— Calme-toi, enjoignit Ignaz au-dessous de lui. Il n’y a rien à faire. »
Un mouvement à l’avant-plan attira l’attention de Hans. Lentement, centimètre par centimètre, depuis les lignes allemandes, un homme progressait sur le ventre en direction du corps.
« Mon Dieu ! souffla Hans. C’est Rudi !
— Où ça ? » Ignaz s’empara des jumelles. « Sainte Vierge ! Mais il est malade ! Il va se faire tuer. Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Faire ? Faire ? Mais rien, idiot. Toute action de notre part ne réussira qu’à attirer l’attention sur lui. Baisse la tête, crétin, on va prendre les périscopes. »
Vingt minutes durant, ils observèrent, priant en silence tandis que Rudi progressait vers les barbelés.
« Sois prudent, Rudi, souffla Hans pour lui-même. Tu peux y arriver. »
Rudi se coula le long du rouleau principal de barbelés qui le séparait du cadavre d’Ernst, jusqu’à ce qu’il atteigne une section marquée de minuscules bouts de tissu. Une fois cette entrée négociée sans problème, il reprit son périple de reptation vers le cadavre.
Une fois arrivé là…
« Et qu’est-ce qu’il fout, à présent ? geignit Ignaz. Enfin, bon Dieu, c’est la partie facile, ça.
— De la fumée ! s’exclama Hans. Maintenant qu’il est là-bas, on peut dresser un écran de fumée entre lui et les tranchées avancées ennemies. Vite ! »
Ignaz dégringola l’échelle et se précipita dans l’abri le plus proche, réclamant à grands cris des pistolets fumigènes tandis que Hans continuait à observer.
Rudi restait couché là, aussi immobile que le cadavre auprès de lui.
« Qu’est-ce qu’il fiche ? Il reste pétrifié ! »
Hans prit conscience d’une animation croissante dans sa propre tranchée. Il s’écarta du périscope pour regarder autour de lui. L’alarme d’Ernst avait alerté des dizaines d’hommes. Non, pas d’hommes. De gamins, pour la plupart. Quelques-uns avaient eux-mêmes des périscopes et transmettaient, avec des commentaires extravagants, chaque détail de la scène. Les autres tournèrent vers Hans leurs gros yeux apeurés.
« Pourquoi est-ce qu’il ne bouge plus ? Il reste immobile. Il a perdu son cran ? »
La vision d’un homme qui se figeait dans le no man’s land n’avait rien d’extraordinaire. Une minute, on courait et on zigzaguait, la suivante, on restait pétrifié comme une statue.
« Pas Rudi, déclara Hans avec une confiance qu’il ne ressentait pas nécessairement. Il reprend des forces pour le trajet de retour, c’est tout. » Il se tourna de nouveau vers le périscope. Toujours aucun mouvement. « Tous ceux qui ont des pistolets fumigènes, préparez-vous », lança-t-il.
Une demi-douzaine d’hommes se faufila jusqu’au sommet des échelles, pistolets tenus en arrière au-dessus de l’épaule, à la façon des cow-boys.
Hans s’humecta le doigt et vérifia le vent avant de reprendre son observation. Soudain, sans prévenir, Rudi se redressa, face à l’ennemi. Il passa les bras sous ceux d’Ernst et le hala à reculons vers les lignes allemandes, sautillant en arrière, genoux ployés, comme un danseur cosaque.
« Maintenant ! cria Hans. Feu ! Tirez en hauteur, cinq minutes sur la gauche ! »
Les pistolets fumigènes lancèrent une salve d’applaudissements polis. Hans observa Rudi tandis que les cartouches tombaient au-delà de lui et qu’un dense rideau de fumée s’élevait et s’épaississait, dérivant lentement au fil du vent entre lui et les tranchées avancées françaises. Rudi se retourna une seconde, et adressa un salut à ses propres lignes. Savait-il que la fumée viendrait ? se demanda Hans. Comptait-il sur nous pour faire le nécessaire ? Non, il aurait couru le risque de toute façon. Rudi se sentait responsable de la mort d’Ernst et était absolument prêt à donner sa vie pour expier. Quelle magnifique stupidité.
« Mais qu’est-ce que vous foutez, ici ? » Le commandant Eckert fit irruption dans la tranchée, la moustache frémissante. « Qui a donné l’ordre de lancer les fumigènes ? »
Un jeune Franconien exécuta un salut impeccable. « Le Hauptmann Gloder, mon commandant.
— Le Hauptmann Gloder ? Pourquoi a-t-il donné un tel ordre ?
— Non, mon commandant. Il n’a pas donné d’ordre, mon commandant. Il est dehors, mon commandant. Dans le Niemandsland. Il ramène le corps du Stabsgefreiter Schmidt, mon commandant.
— Schmidt ? Le Stabsgefreiter Schmidt est mort ? Comment ? Quoi ?
— Il est sorti la nuit dernière récupérer le casque du colonel Baligand, mon commandant.
— Le casque du colonel Baligand ? Mais vous avez bu, soldat !
— Non, Herr Major. Les Français ont dû s’en emparer au cours de l’attaque de jeudi plus loin sur la ligne, mon commandant. Schmidt est parti le récupérer. Et il l’a fait et il a rapporté un sabre, par-dessus le marché. Mais un obus a dû l’avoir à ce moment-là, mon commandant. Ou une mine.
— Bonté divine !
— Mon commandant. Oui, mon commandant. Et le Hauptmann Gloder est sorti récupérer le corps à présent, mon commandant. Le Stabsfreiter Mend nous a donné ordre de le protéger avec des fumigènes.
— Est-ce vrai, Mend ? »
Mend se mit au garde-à-vous. « Parfaitement exact, mon commandant. J’ai jugé que c’était la meilleure solution.
— Mais bon Dieu, les Français pourraient s’imaginer que nous les attaquons.
— Sauf votre respect, Herr Major, cela ne peut guère aggraver la situation. Tout ce qui arrivera est que les Franzmänner vont gaspiller quelques milliers de précieuses cartouches.
— Ma foi, tout ça n’est pas très orthodoxe. »
Pas autant que toi, connard de petit maître d’école, se dit Mend.
« Et où se trouve le Hauptmann, à présent ? »
Westenkirchner beugla la réponse, derrière ses jumelles. « Il a atteint les barbelés, mon commandant ! Mon commandant, il va bien ! Il a trouvé le passage. Il a le corps. Et le casque, mon commandant ! Il a le casque et le sabre ! »
Un immense rugissement de joie monta des hommes et même le commandant Eckert s’autorisa un sourire.
Hans regarda Rudi confier avec douceur le cadavre d’Ernst aux mains tendues des hommes dans la tranchée au-dessous. Rudi descendit tout seul, repoussant les vivats et les félicitations des hommes, les étonnant jusqu’à les faire taire par l’immensité de son chagrin. Il s’approcha du corps comme s’il était seul avec lui, dans une chapelle privée à des lieues de la guerre. Le casque et l’épée entre ses mains tandis qu’il s’agenouillait, le Tarnhelm et Notung, renforçaient l’absurdité magnifique et wagnérienne de la scène. De lointains craquements d’artillerie firent office de tambours voilés et le retour des volutes de fumigènes enveloppa la tranchée d’encens funèbre. Rudi déposa avec tendresse le sabre et le casque sur la poitrine d’Ernst, le visage trempé de larmes. Hans pleurait aussi, des larmes brûlantes de chagrin, de fierté et d’amour, qui roulaient sur ses joues.
Rudi se signa, se releva pour se mettre au garde-à-vous, salua le cadavre et s’en fut, écartant des rangées de gamins au visage blême.
Soudain, Hans eut une conviction, claire, totale. Il est impossible, comprit-il avec une bouffée d’orgueil, que l’Allemagne perde la guerre. Si l’ennemi pouvait voir ce que j’ai vu, il capitulerait dès demain. Ce sera bientôt terminé. La paix et la victoire nous appartiendront.
« Ce ne sera plus long, mon garçon. Je vous demande simplement de suivre mon doigt des yeux. Voilà, sans bouger la tête, d’accord ? Juste les yeux. »
Le docteur Ballinger nota quelque chose, laissa choir avec un petit choc son stylo sur son carnet, croisa les bras et m’adressa un radieux sourire, comme un oncle en veine de confidences.
« Alors ? demandai-je.
— Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de raisons de s’inquiéter, d’un point de vue physique. Aucune trace de commotion. La tension est bonne, le pouls régulier. Apparemment, vous êtes en pleine forme, jeune homme. »
Mes talons montaient et descendaient à une vitesse formidable. « Mais ma mémoire, docteur… Pourquoi est-ce que je ne me souviens de rien ?
— Bon, là-dessus, je ne crois pas qu’il faille trop s’affoler. Ce sont des choses qui arrivent. »
Je hochai la tête d’un air lugubre, en sentant la chair de poule se hérisser sur mes jambes dans le souffle de l’air conditionné.
« Je voudrais que vous fassiez quelque chose pour moi, Mike. Je voudrais que vous regardiez ce portefeuille, là. »
Un portefeuille en cuir noir reposait sur le bureau qui nous séparait. Je le considérai, mal à l’aise. Steve avait été dépêché pour le rapporter de la chambre inconnue où je m’étais éveillé ce matin.
« Allez-y, il ne va pas vous mordre. Prenez-le ! Regardez à l’intérieur. Dites-moi ce que vous voyez. »
J’en sortis une carte de crédit American Express et la tins entre mes doigts. Je vis le nom Michael D Young et laissai mon ongle courir sur les caractères en relief. Membre depuis 1992. Expiration 08/98.
« Parlez-moi, Mike.
— C’est une carte American Express.
— Mh-hmm. À qui appartient-elle ?
— Hé bien… à moi, je suppose. Mais je ne l’avais encore jamais vue.
— Vous en êtes sûr ?
— Certain. Elle dit Michael D Young. Je n’emploie jamais ma seconde initiale, comme ça. Jamais. Donc, elle ne peut pas être à moi.
— D’accord, d’accord. Que voyez-vous d’autre dans ce portefeuille ?
— Il y a une espèce de carte d’identité, un permis de conduire.
— Vous voyez un permis de conduire. Est-ce qu’il porte une photographie ?
— Moi. C’est moi, mais là encore, je vous jure, je ne l’ai jamais vu avant.
— Ça ne fait rien. Prenez votre temps, regardez bien. Quel état l’a émis ? »
Je l’inspectai, perplexe. « État du Connecticut, il y a marqué. C’est ce que vous voulez dire ?
— Et à quoi pensez-vous quand vous prononcez le mot Connecticut, Mike ? Quelles images vous viennent à l’esprit ?
— Euh… Paul Revere ?
— Paul Revere. Bien. Dites-moi ce que vous savez de Paul Revere ?
— Sa chevauchée de minuit ?
— Chevauchée de minuit, excellent. Continuez.
— Il a galopé de Lexington à Concord. Ou de Concord à Lexington, non ? Il criait Les Britanniques arrivent, les Britanniques arrivent ! Je ne sais pas grand-chose de plus. Ça ne correspond pas réellement à ma période, j’en ai peur. »
Ça ne correspond pas réellement à ma période !
Quelque chose frémit en moi, le bruissement d’un souvenir, mais cela décampa comme une souris des champs effrayée à mon approche.
« Très bien. Vous progressez bien. Dites-moi ce que vous voyez d’autre, là-dedans.
— Hé bien, il y a une autre carte. À mon nom, elle aussi. Elle porte le symbole grec, dessus. Le bâton avec les serpents enroulés… oh, comment ça s’appelle, déjà ? »
Ballinger haussa les épaules. « À vous de me le dire, Michael.
— Le caducée ! C’est un caducée, le sceptre d’Hermès. Voilà ! Pourquoi est-ce que j’arrive à me souvenir d’un mot comme caducée, et pas de qui je suis ?
— Allons, allons, une étape à la fois. Que pensez-vous que cette carte soit ?
— Je n’en sais rien. Le caducée est un symbole médical, non ? Une carte de la Santé nationale ?
— Qu’est-ce qu’une carte de Santé nationale, Michael ? »
Je le dévisageai. « Je n’en ai aucune idée. Pas la moindre. L’expression m’est simplement venue à l’esprit. Vous ne savez pas, vous ?
— C’est votre carte d’assurance médicale, Michael.
— Mais je n’ai pas d’assurance privée.
— Pardon ?
— Je… je n’utilise pas d’assurance santé. Je suis inscrit à la Santé nationale, j’en suis sûr. »
Ballinger me considéra d’un œil torve. « Est-ce que vous auriez des raisons de simuler une petite crise d’excentricité, Michael ? Je me pose la question. Des problèmes chez vous ? Une fille, peut-être ? Le travail qui vous dépasse, la peur d’un échec ?
— Simuler ? Simuler ? Mais pourquoi diable voulez-vous que je simule ?
— Je me devais de poser la question, Mike. Donc, dites-moi ce que vous entendez par Santé nationale ? »
J’écartai les mains avec désespoir. « Je ne sais pas. Je n’en sais vraiment rien. Ça a un sens, j’en suis sûr.
— Je vois. Alors, dites-moi à qui pourrait appartenir cette carte ? »
Je l’inspectai avec consternation. « À moi, je suppose. Elle doit m’appartenir. » Je fermai les yeux avec énergie. « Mais je n’arrive pas à me souvenir…
— Allons, ne vous forcez pas. Vous pouvez poser ce portefeuille. Ce serait peut-être une bonne idée que vous me parliez des choses dont vous pouvez vous souvenir. »
Quelque chose dans sa façon de dire ça m’apprit qu’il commençait à improviser. Il n’avait jamais rencontré ce genre de cas auparavant et il avançait simplement au jugé, en cherchant les bonnes questions à poser. Il en savait aussi peu que moi. Je le sentais agacé aussi, vaguement agacé, de voir ses tentatives pour stimuler mes souvenirs, me déloger à coups de pied de mes fantasmes ou démasquer ma simulation, n’obtenir aucun résultat.
« Qu’est-ce qui ne va pas, chez moi, docteur ?
— Holà, une chose à la fois. Répondez d’abord à ma question. Que pouvez-vous me dire dont vous vous souvenez avec certitude ?
— Hé bien, je me rappelle avoir été malade la nuit dernière. Je me suis cogné la tête contre un mur. J’étais pissed{Le mot signifie ivre en anglais, furieux en américain (N.d.T.).}, je suppose…
— Pourquoi ?
— Comment ?
— Pourquoi étiez-vous pissed ?
— Ben, parce que j’avais bu.
— Et ça vous a mis en colère ?
— Mis en colère ? répétai-je interloqué. Pas vraiment…
— Alors pourquoi étiez-vous pissed ?
— Oh, dis-je raccrochant soudain les wagons. Vous voulez dire pissed off. Je voulais dire pissed ; soûl, quoi, pas pissed off, en colère. Vous voyez, en Angleterre, quand on dit pissed… laissez tomber. » L’expression vacante de Ballinger commençait à m’irriter. « Bref, je me souviens de m’être cogné la tête. Et d’être monté dans un bus. Et de m’être réveillé ce matin avec une impression bizarre.
— Et avant ça ? Que vous rappelez-vous d’avant ?
— Je ne sais pas, presque rien, Cambridge, bien sûr. Je me souviens de Cambridge. C’est là que je devrais me trouver.
— Vous avez prévu de rendre visite à des amis de Harvard, peut-être ?
— Harvard ? De quoi parlez-vous ?
— Harvard se trouve à Cambridge, Massachusetts, vous avez peut-être pris rendez-vous avec des amis là-bas.
— Non ! Je parle de Cambridge. Vous savez, le vrai Cambridge. À St-Matthew.
— Cambridge, en Angleterre ?
— Oui, et je devrais me trouver là-bas. Je devrais y être, en ce moment ! Il y a quelque chose d’important. Quelque chose que je dois faire, quelque chose qui s’est passé. Si seulement j’arrivais à me souvenir…
— Holà ! Asseyez-vous tout de suite, Michael. Vous énerver ne va rien arranger. Allons, restons calme. »
Je me rassis sur la chaise. « Pourquoi est-ce que ça m’est arrivé ? demandai-je. Qu’est-ce qu’il m’arrive ?
— Hé bien, nous nous en occupons, ici. Nous cherchons à le découvrir. Vous me dites que vous vous souvenez de Cambridge, en Angleterre.
— Je crois, oui.
— Vous êtes anglophile, peut-être ?
— Comment ça ? »
Il haussa les épaules. « Politiquement, par exemple.
— Politiquement ? Je ne fais pas de politique !
— Pas de politique. Très bien. Mais vos parents venaient d’Angleterre, à l’origine, non, Mike ? Dans les années soixante ?
— Mes parents ?
— Votre père et votre mère.
— Je sais ce que c’est, des parents ! », aboyai-je. Les manières de Ballinger commençaient à m’agacer autant que, je le voyais, ma confusion l’irritait ouvertement.
Il ne répondit pas, mais écrivit quelque chose dans son carnet, ce qui m’irrita encore plus. Il essayait juste de dissimuler sa contrariété.
« Ça, je le sais, dis-je. Mon père est mort, et ma mère vit dans le Hampshire.
— Vous croyez que votre mère vit dans le New Hampshire ?
— Mais non, pas le New Hampshire. Le Hampshire tout court. Le vieux Hampshire. Le Hampshire, en Angleterre, si vous préférez.
— Vous avez déjà visité l’Angleterre, Mike ?
— Visité ? C’est là que j’habite. J’y ai grandi. J’y vis. Je devrais m’y trouver, en ce moment.
— Vous aimez les films anglais ?
— J’aime tous les films. Pas spécialement les films anglais. Il n’y en a pas assez, d’abord.
— Ils sont peut-être trop politiques pour vous ?
— Qu’est-ce que vous racontez ? »
Il ne répondit pas, mais traça une ligne dans son carnet, laissa de nouveau choir son stylo sur le carnet et posa son menton sur ses mains.
« Vous aimeriez peut-être être acteur de cinéma, c’est ça ? Vous vous imaginez peut-être en grande vedette à Hollywood.
— Acteur ? je n’ai jamais joué la comédie de ma vie. Même pas dans une crèche vivante.
— Voyez-vous, j’essaie d’expliquer l’accent que vous affectez, Michael.
— Je n’affecte rien ! C’est ma façon de parler. C’est moi. »
Ballinger prit un gros annuaire sur son bureau et le compulsa, laissant courir le bout de son stylo le long des colonnes.
« Élèves de seconde année », dit-il en parlant tout seul. « Voyons voir, Wagner… Williams… Wood… Yelling… Ah, nous y voilà ! » Il traça un cercle sur la page et poussa l’annuaire vers moi. « Je veux que vous fassiez quelque chose pour moi, Mike. Je veux que vous regardiez ce nom et ce numéro, et que vous me disiez ce que vous voyez.
— Euh… Young, Michael D, 303 Henry Hall, 342 12 21.
— Bien. Maintenant, je veux que vous me regardiez pendant que j’appelle ce numéro, d’accord ? »
Il pressa une touche sur son téléphone et le bruit d’une tonalité émergea du haut-parleur intégré. « Dictez-moi ce numéro à haute voix, Michael.
— Trois cent quarante-deux, douze, vingt-et-un.
— Trois cent quarante-deux, répéta Ballinger en le composant, douze, vingt-et-un. »
Perplexe, j’écoutai la sonnerie. « Mais, si c’est mon numéro, alors pourquoi…? »
Ballinger leva une main. « Chut ! Écoutez bien, là. »
La sonnerie s’interrompit et fut suivie par un déclic et une voix enjouée. « Salut, ici Mikey. Vous avez appelé. Je suis sorti, mais bon, c’est pas la fin du monde. Laissez un message après la tonalité et si vous avez vraiment de la chance, je vous rappellerai peut-être. »
Ballinger pressa de nouveau la touche mains-libres, croisa les bras et me regarda. « Ce n’était pas vous, Mike ? Ce n’est pas votre voix que nous avons entendue ? »
Je fixai le téléphone. « Mais ce n’est pas possible…
— Vous savez bien que si…
— Mais elle parlait américain !
— C’est bien ce que je voulais dire, Mikey. Vous êtes américain. J’ai votre dossier médical. Vous êtes né à Hartford, Connecticut, le 20 avril 1972.
— Mais ce n’est pas vrai ! Je sais, vous ne me croyez pas, mais je vous assure, c’est absolument faux ! Je veux dire, vous avez raison sur ma date de naissance, mais je suis né en Angleterre, enfin, je veux dire, j’ai grandi en Angleterre.
— Et qu’est-ce que vous y avez fait ?
— Je n’en sais rien ! J’étais à Cambridge. Je faisais… quelque chose. Je n’arrive pas à me rappeler. Bon Dieu, c’est un rêve, dites-moi que je rêve. Rien ne correspond, tout a changé. Je veux dire, bon Dieu, même mes dents ont changé.
— Vos dents ?
— Elles sont plus droites qu’elles ne devraient. Plus blanches. Je porte les cheveux plus courts. Et… » Je m’interrompis, rosissant au souvenir de la douche.
« Allez-y.
— Mon pénis », chuchotai-je, une main devant la bouche.
Ballinger ferma les yeux.
« Pardon, vous avez dit… votre pénis ? »
En répondant, je l’imaginai en train d’en rire avec ses collègues, de rédiger des notes sur le cas pour publication, en secouant la tête devant l’hystérie érotique des jeunes.
« Oui, dis-je. Mon prépuce. Il a disparu. Envolé. »
Il me dévisagea avec des yeux ronds et j’enfouis mon visage entre mes mains pour pleurer.
Josef enfouit son visage entre ses mains et rit tant que Hans finit par croire qu’il allait éclater.
« Ausgezeichnet ! Elle est excellente ! Excellente. Je vais la raconter au colonel, au déjeuner. Il adore ce genre de blagues. Tiens, en voilà une. Si Ludendorff et le Kaiser sautaient tous les deux d’une haute tour au même instant, lequel s’écraserait le premier par terre ? »
Hans Mend fronça le nez et inspecta le plafond. « Humm… je donne ma langue au chat », dit-il.
Josef haussa les épaules et écarta les mains. « Quelle importance ? » Il flanqua à Hans un violent coup de coude dans les côtes et repartit dans un rugissement de rire. « Hein ! Quelle importance ? »
Mend se joignit à lui, comme il se devait et lampa de petites gorgées de schnaps entre les bourrades dans ses côtes. « Ha ! fit-il. Quelle importance ! Formidable ! »
La vie de courrier avait ses avantages. On prenait des risques absurdes en allant et venant au galop entre les tranchées de réserve, le QG et les lignes de front, une cible facile pour un tireur ennemi embusqué qui s’ennuyait et, trop souvent, une victime potentielle pour les tirs croisés venus de son propre camp. Parfois, le temps et le terrain permettaient d’emprunter une moto, comme aujourd’hui, mais en général on devait patauger à pied dans une boue maintes fois barattée. Et ce cliché sur le messager qui reçoit le blâme… Combien de fois Mend avait-il ouvert sa sacoche, tendu des ordres dont il ne savait rien avant de se faire incendier par une salve féroce d’injures de la part d’un sous-officier parvenu qui avait des griefs imaginaires contre le Haut Commandement ? Cependant, pour le privilège de pouvoir s’éloigner des sapes et des tranchées de l’avant, ne serait-ce qu’une heure ou deux à la fois, Hans aurait supporté le double de danger. Et après tout, il était toujours en vie, non ? Pendant quatre ans, il avait été au plus fort des combats, du tout premier mois de guerre jusqu’à aujourd’hui, avec seulement deux blessures légères durant tout ce temps, deux petites cicatrices à montrer à ses petits-enfants un jour, dans la paix encore lointaine. Si on survivait aux premiers mois, disait-on, on vivrait éternellement.
Donc, avec les dangers, il fallait peser les avantages. Un verre de schnaps et une pipe de tabac convenable au QG du Commandement – bien sûr, avec la seule compagnie d’un imbécile comme Josef Kress pour les goûter – mais un grand luxe, malgré tout.
Hans poussa un soupir, posa son verre et se leva.
« Tu t’en vas déjà ?
— Il le faut. Westenkirchner est en permission et ils n’ont pas envoyé de remplaçant. Plein de travail à faire. »
Josef rejoignit son bureau en clopinant et inspecta théâtralement des liasses de documents. Comme si, songea Hans, il avait vraiment son mot à dire dans leur sélection. C’est un simple rond-de-cuir, bon Dieu. Pourquoi ne peut-il pas me remettre ce qu’on lui a ordonné de me confier, qu’on en finisse ? Pourquoi cette ridicule comédie à chaque fois ?
« Ah, fit Josef en soupesant d’une main une feuille de papier avant de la glisser dans la sacoche de Hans. Ça devrait t’intéresser. Ça concerne quelqu’un, un ami à toi, je crois.
— Qui ça ?
— Gloder ? Le Hauptmann Rudolf Gloder ?
— Rudi ? Qu’est-ce qu’il a ?
— Ah, tu dis Rudi, alors ? Je vois qu’on appelle régulièrement ses supérieurs par leur petit nom. Je devrais peut-être envoyer un mémorandum au général Buchner à ce sujet. Il n’apprécie pas ce style de bolchevisme parmi les hommes du rang. »
Hans ferma les yeux. « Alors, le Hauptmann Gloder ? De quoi s’agit-il, Josef ?
— Ah, tu aimerais bien savoir, hein ? »
Les paupières toujours closes, Hans se mit à respirer profondément par le nez. « Oui, Josef, dit-il calmement. J’aimerais savoir. » Bordel, la puérilité de ces gens-là…
« Hé bien, il se trouve qu’une recommandation vient de passer. Croix de Fer de Première Classe, ordre du Diamant. »
Hans ne chercha pas à dissimuler son plaisir. « Merveilleux, s’écria-t-il. Et pas trop tôt. Il aurait déjà dû l’avoir trois fois.
— Oh, mais nous voilà tout content !
— C’est une bonne nouvelle, Kreiss, rien de plus. Ru… le Hauptmann Gloder mérite cet honneur. Sans lui, notre régiment se serait déglingué depuis des mois, des années si ça se trouve. Je ne serais pas surpris de le voir commandant avant la fin de la guerre. Comme moi, en s’enrôlant, c’était un simple Landser, tu sais.
— Ah, c’est comme ça, la guerre. La lie remonte toujours.
— C’est la crème qui monte, répondit Hans. Il sort d’une bonne famille, il aurait pu s’enrôler comme officier, mais voilà, il a choisi de ne pas le faire.
— Bon, il a des amis haut placés, commenta Kreiss. Rien de très nouveau.
— Il a des amis partout, rétorqua Hans. Tout le monde ne peut pas en dire autant.
— Oui, oui, je suis sûr que ce Gloder est un parangon de toutes les vertus. En tout cas, tu lui manges dans la main, c’est évident. »
Courbé sur le guidon, éclaboussé de boue sur ses grosses lunettes, Hans remâchait la nouvelle avec satisfaction. Il se représentait la fête que Rudi allait sûrement donner pour célébrer cette décoration. Un dîner dans un restaurant de première classe, quelque part derrière les lignes, peut-être même au Coq d’Or. Il y aurait de la musique, des vins somptueux, des rires et de la vraie camaraderie allemande. Ça ne gênerait pas Gloder d’inviter à la même table officiers et hommes du rang. Plus tard, il y aurait des filles. Des filles qui coûtaient cher, et sans vérole.
Hans s’arrêta devant la ferme, jeta sa moto contre le mur des écuries et se précipita dans la maison.
Pour l’heure, Gloder était attaché au commandant Eckert du Sixième de Franconie en tant qu’adjudant exécutif, un poste, avait-il expliqué à Hans, qui l’irritait considérablement.
« Je n’aime pas rater les réjouissances », avait-il expliqué en se retrouvant coincé un kilomètre derrière les lignes, dans la petite ferme qui représentait le QG du colonel Baligand. « L’idée que se fait Eckert de la guerre se résume à lécher le cul du haut commandement et à prier pour la paix. Je fais tout mon possible pour l’inciter à l’action, mais je reste un soldat. Je serais plus utile sur le front. »
Hans remit une liasse de dépêches à l’aide de camp du colonel, attendant, bouillant d’impatience, de recevoir des papiers en retour et puis, surexcité comme un gamin au matin de Noël, il se rua dans l’escalier jusqu’au premier étage, où se trouvaient les bureaux et les quartiers des hommes du commandant Eckert.
Hans se redressa sur le palier et rectifia sa tunique. Il décida d’affecter la nonchalance. « Bien le bonjour, Hauptmann Gloder, allait-il jeter d’une voix paresseuse, rien de très intéressant, aujourd’hui, j’en ai bien peur. Juste ceci, ça arrive du QG. Sans doute une note de service pour interdire l’emploi du paprika dans le ragoût d’âne, ou pour annoncer que tout le monde doit soigneusement se cirer les fesses en l’honneur de l’anniversaire de la Kaiserin. »
Ça ferait sourire Rudi, qui prendrait la lettre pour la décacheter. Il la lirait jusqu’au bout, puis lèverait les yeux pour voir Hans afficher un sourire immense et il exploserait de rire avant de sortir sa plus vieille bouteille de cognac.
Hans passa devant la porte du bureau du commandant Eckert, sa sacoche serrée dans sa main, jusqu’à ce qu’il parvienne au bout du couloir, où se dressait une porte en chêne de France décoloré. Gravés dessus en parfaites lettres gothiques, on lisait les mots :
Schloß Gloder
Hans sourit et frappa doucement.
Pas de réponse.
Il frappa de nouveau, plus fort cette fois-ci.
Toujours pas de voix qui répondait sur une tonalité joyeuse.
Déçu, Hans abaissa le bec-de-cane en fer noir et poussa la porte pour l’ouvrir. Sans idée précise de la conduite à tenir, il entra et regarda autour de lui.
C’était une grande pièce carrée, avec une autre porte qui donnait sur une chambre. Hans trouvait étonnant que quelqu’un eût envie d’abandonner cette suite princière pour aller vivre dans une tranchée, mais après tout, se remémora-t-il, Gloder n’était pas un personnage ordinaire.
Il s’approcha du bureau, tira l’enveloppe de sa sacoche et la déposa en plein milieu du massif buvard aux coins de cuir.
Hans recula jusqu’au centre de la pièce pour juger de l’effet.
Pas suffisant.
Souriant tout seul d’une telle mômerie, il prit un coupe-papier d’argent et un porte-plume, les arrangeant au-dessus de l’enveloppe à dix heures dix, afin qu’ils pointent vers elle, en criant : « Regarde-moi ! Regarde-moi ! »
Toujours pas exactement l’effet désiré, estima-t-il.
Un crayon à six heures aidait, mais détruisait la symétrie.
Hans ouvrit un des tiroirs et fouilla dedans à la recherche d’ustensiles appropriés à une mise en évidence. Il trouva deux autres porte-plumes, une grenade à main anglaise du type qu’on appelait bombe Mills, trophée d’un raid audacieux, supposa Hans, et un pistolet Luger chargé. Et s’il disposait un cercle de balles autour de la lettre, leurs bouts pointus tournés vers l’intérieur ? Ce serait très joli.
Tout en méditant les possibilités artistiques, il ouvrit un autre tiroir. Rien que de la paperasse, là. Et, au fond du tiroir un livre épais relié en cuir de veau raciné. Hans le sortit. Il ne pensait pas avoir jamais rien vu d’aussi beau. Son poids, son lustre, l’éclat de l’or sur la tranche des pages.
Le livre se fermait par une boucle d’or au centre de laquelle s’ouvrait un trou de serrure. Hans, le cœur battant plus vite, tira sur la boucle. À sa surprise, on ne l’avait pas verrouillée. Peut-être ne le pouvait-on pas. De ses souvenirs de livres de ce genre, les serrures ne fonctionnaient jamais, d’ailleurs.
Hans tourna lentement la première page comme s’il ouvrait une Bible originale de Gutenberg.
Das Kriegstagebuch von Rudolf Gloder
Rudi tenait un journal ! En tremblant, Hans passa à la page suivante. Deux mesures de musique tracées à la main occupaient le haut de la page et, en dessous, figuraient les mots :
Blut Brüderschaft schwöre ein Eid !
Wagner, supposa Hans. Un serment de fraternité par le sang. C’était impossible de teutonisme, magnifiquement Rudi.
Il choisit une page au hasard, au début. Dans son enthousiasme de jouvencelle, Hans espérait par-dessus tout trouver une référence à sa personne, aussi fugace soit-elle.
14 JANVIER 1917
Je trouve la transition de Leutnant à Oberleutnant pratiquement insignifiante. Ce sera la prochaine étape qui comptera. « Hauptmann Gloder ». Voilà qui sonnerait vraiment très bien. Certains officiers m’en veulent encore de mon ascension. Fort bien, qu’ils m’en veuillent. Gutmann, j’ai remarqué, est le seul officier à me saluer comme un frère, mais nous savons ce qui le motive. Ce Juif serait prêt à tout pour s’attirer les faveurs d’une compagnie au sang pur. Il me considère aussi, de façon insultante, comme un genre de frère par l’intellect. Il se fait de l’intellect une idée très éloignée de la mienne. Toutefois, il a son utilité. Il a une connaissance très profonde de l’histoire militaire et je lui permets de me considérer comme un ami.
Quatre membres d’un groupe de poseurs de barbelés ont été tués par un tireur d’élite, hier. J’ai adressé des lettres de condoléances à leurs familles, chez eux, la première fois que j’ai dû m’acquitter d’une telle tâche. Eckert m’a montré la lettre type qu’on emploie dans ces occasions. Insuffisante pour moi. J’ai écrit quatre lettres magnifiques et distinctes, en inventant toutes sortes de bêtises sur l’héroïsme de chaque soldat mort. Puis-je ajouter, d’un point de vue personnel, que la perte de Wolfgang n’est pas un deuil que pour vous ? Nous l’apprécions énormément, ici. Sa volonté, son courage, son humour et son charme sont pour nous irremplaçables, autant que son souvenir est sacré. Et ensuite, des citations de Goethe et de Hölderlin. Tout ça pour un bouseux, un garçon de ferme mal dégrossi sans assez de cervelle pour éviter les balles. Chacune de ces lettres trouvera sans doute sa place sous un cadre doré, accrochée quelque part sur un mur. Comme le dit si justement Puck :
Lord, what fools these mortals be !{« Messire, que ces mortels sont sots ! » – Le Songe d’une nuit d’été – (N.d.T.).}
Par ailleurs, une journée terne, affreusement froide.
Hans leva les yeux du livre, en fronçant les sourcils. Il n’avait pas compris la citation en anglais, qu’il supposait de Shakespeare, mais la référence à des bouseux mal dégrossis ne pouvait pas lui plaire. Ma foi, c’est vrai qu’il avait fait affreusement froid, ce jour-là ; tout le monde a ses jours de mauvaise humeur. Il avança vers le milieu du livre.
22 AVRIL 1918
Enfin, le printemps !
Winterstürme Wichen dem Wonnemond
In mildem Lichte leuchtet der Lenz ;
Auf Linden Lüften leicht und lieblich
Wunder webend er sich wiegt ;
Durch Wald und Auen weht sein Atem,
Weit geöffnet lacht sein Aug’.
Enfin, en théorie. Si les tempêtes de l’hiver ont disparu, celles de l’artillerie sont toujours avec nous. Et si la douce lumière du printemps éclaire des brises légères, tièdes et charmantes, le souffle qui court dans les prés et les bois ne rit pas avec des yeux malicieux, mais nous adresse une sale grimace en crachant d’épaisses volutes de poison.
Hé oui, encore une attaque aux gaz par les Tommies. Deux morts ce matin, et Ernst Schmidt blessé. Mend et moi avons été les premiers à plonger pour attraper nos masques, mais Schmidt a insisté pour rester en haut et sonner l’alarme. Il a failli payer sa stupidité de sa vie. Dès que j’ai vu ce qu’il manigançait, je suis ressorti avec un masque pour lui et je me suis démené en tous sens comme un tigre pour rallier les hommes et soigner les blessés. Toutefois, c’est Schmidt qui a récolté toutes les louanges, et j’ai donc été le premier à lui administrer des tapes amicales comme au bête chien fidèle qu’il est, et j’ai promis de le recommander par une mention en haut lieu pour son « courage désintéressé ». Infiniment contrariant.
Hans sentit son cœur chavirer tandis qu’il continuait sa lecture.
Ai suivi les lignes pour transmettre de nouveaux ordres sur l’emploi des gramophones dans les abris. Que nos maîtres sont sages, qu’ils ont les priorités fermement en main ! La troupe ne parle que de la bravoure de Schmidt. Et nul plus haut que moi. Je plaisante sur le gaz empoisonné, parle du « gift » des Tommies, mais il n’y a pas assez de gens qui savent l’anglais pour comprendre le jeu de mots{En anglais, gift signifie cadeau ; en allemand, poison. (N.d.T.).}.
Arrivée de bonnes et de mauvaises nouvelles. Les bonnes ? Nous semblons tenir la côte de Messines et Armentières. Si nous parvenons à effectuer une poussée avant que les Américains prennent vraiment pied sur le front de l’Ouest, ce dernier assaut pourra réussir. La mauvaise nouvelle, et ce n’est pas une rumeur, cette fois-ci, mais un fait établi, veut que le Rittmeister von Richthofen ait été envoyé au tapis et tué hier par un pilote canadien débutant. Grande consternation générale. Deux années durant, j’ai envié « Den Roten Freihern », et l’adoration qu’il suscitait, mais en secret je savais que l’adoption de son mythe par Berlin serait fatale. Les Britanniques vont l’ensevelir avec tous les honneurs militaires. Certains se demandent apparemment si c’est le Canadien qui l’a abattu, ou des mitrailleurs australiens au sol. Il volait bas.
Dispute au mess après le repas du soir. Gutmann, apparemment, vénère Wagner, ce que je trouve absurde. Il a sur ses œuvres des théories désespérément confuses et, à mon opinion perverse, déformées. Dans toutes, il voit « des significations psychiques et politiques » en filigrane. Comme tous ceux de sa race, il refuse d’admettre qu’une chose est une chose. Qu’une œuvre d’art veut dire ce qu’elle dit, qu’elle est ce qu’elle est. Non, il faut qu’il décode ses filigranes de sottises embrouillées dans chaque phrase. Je me suis énervé et, sentant que le colonel s’ennuyait, j’ai décidé de m’amuser aux dépens de notre Hugo. J’ai dit qu’il ferait mieux de se souvenir de Mime et de Siegfried. Mime, le petit Nibelung contrefait, qui apprend à Siegfried à forger l’épée avec l’idée constante de le trahir. (J’ai bien vu que Gutmann comprenait à ma façon de dire « Niebelung » que je pensais « Juif », en réalité.) Mime le Juif, qui conspire pour exploiter l’intrépidité et la pureté de Siegfried afin d’obtenir l’anneau et de gagner le pouvoir sur le monde entier. Et qu’advient-il de Mime ? Hé bien, Siegfried tue le dragon et s’empare de l’anneau, avant de retourner son épée contre Mime. Ah ah ! Le nom de Mime est, somme toute, très proche du mot Memme, lâche, et il n’y a pas plus pleutre que les Niebelungen. Bien entendu, ils se vengent bassement en frappant Siegfried dans le dos. Mais ils n’ont pas l’anneau ! Jamais ils n’auront l’anneau.
« L’anneau qu’ils ont eux-mêmes fabriqué », a fait observer Gutmann, avec un air supérieur.
« Qu’ils ont fabriqué à partir de l’or qu’ils ont volé ! ai-je répliqué. Il ne leur appartiendra jamais. Jamais !
— Non, c’est clair », a admis Gutmann en hochant la tête avec cette façon rabbinique de dire Je suis tellement sage et tellement humble. « Le pouvoir sur le monde n’appartient qu’à ceux qui sont prêts à renoncer à l’amour.
— En tout cas, une chose est sûre, il n’appartiendra pas à un tenancier de bordel prétentieux tel que vous », ai-je riposté en perdant mon calme. Toute la table a explosé de rire. Ils savaient qu’en dépit de tout son esprit chéri et son prétentieux intellect formé à Heidelberg, la fortune obscène de Gutmann provient d’une chaîne de théâtres bon marché que son père possède à travers toute l’Allemagne. On ne se rend pas dans des établissements aussi sordides pour y voir Schiller ou Shakespeare, on va y voir les filles. (Je suis bien placé pour le savoir !!!)
Gutmann est devenu tout rouge et a quitté la pièce, après une petite courbette raide, comme un Junker miniature, tandis que les sous-officiers répétaient la moquerie derrière lui. Ausgeblasene Puffmutter ! Ausgeblasene Puffmutter !
En conversation avec le colonel, plus tard, j’ai fait observer que Gutmann n’était pas si mauvais bougre. Sa véritable faute, ai-je dit, tenait à une absence tellement prolongée au combat qu’il avait perdu contact avec la réalité autour de lui. Mais après tout, ai-je ajouté avec modestie, j’avais sur la façon dont on devrait de temps en temps encourager les officiers de rang intermédiaire à se battre aux côtés des hommes de troupe des théories sans doute désespérément désuètes et sentimentales…
« Pas du tout, a répondu le colonel. Pas du tout… », et j’ai pu voir que je lui avais donné matière à réflexion. Ha ! Je ne serais pas surpris que Hugo Gutmann se retrouve dans quelques jours sur le front des troupes et qu’avec un peu de chance et un coup de pouce de ma part, le monde se retrouve débarrassé d’un Juif.
Ai bu jusqu’à l’heure du coucher. Le colonel m’a empêché de dormir et a laissé entendre qu’une promotion m’attendait peut-être.
La vie est belle.
Les doigts tremblants, Hans tourna les pages vers une entrée de date plus récente.
24 MAI 1918
Suis tombé sur Mend et Schmidt, ce matin. Ils m’ont raconté une histoire absurde sur l’assaut des Français, hier soir, qui auraient mis la main sur le plus beau casque de Baligand, que son imbécile d’adjudant (au moins, Gutmann était diligent, la peste ait son âme) avait laissé traîner dans la tranchée de l’Oberleutnant Fleck après l’inspection, hier après-midi. Les Messieurs* ont rampé le long de sapes creusées (comme je m’en souviens !) il y a trois ans et demi de merde et se sont glissés dans la tranchée de Fleck, tuant la sentinelle d’un coup de couteau et égorgeant tous les soldats endormis qu’ils ont rencontrés, y compris Fleck. Ils sont partis avec quelques papiers (d’une importance militaire moins grande que les morpions qui me grignotent la queue), cinq fusils, une boîte de grenades d’exercice et, à ce qu’il apparaît désormais, avec le casque de merde de cérémonie à la con du colonel Baligand.
J’ai prononcé sur ce scandale divers propos bellicistes (comme si j’en avais quelque chose à foutre) et j’ai ensuite eu l’horreur de sentir les ignobles pattes de Schmidt m’attraper par la manche. Il a gargouillé je ne sais quoi avec une gorge ravagée par les gaz, pour dire qu’il savait exactement à quoi je pensais, et j’allais lui tapoter fraternellement la tête avant de m’en aller quand j’ai compris qu’en fait, il me suppliait de ne pas céder à l’impulsion d’une tentative de récupérer le casque moi-même ! Comme si j’aurais jamais eu l’idée de commettre une telle ânerie. Les Français peuvent bien chier dedans chaque soir jusqu’au Jugement dernier, pour ce que j’en ai à faire.
Bien entendu, si on me mettait au défi, je serais obligé d’effectuer une tentative, voilà exactement le genre de geste qui forge une réputation, mais cet abruti d’Ernst me mettait au défi de ne pas le faire. Le bougre me vénère littéralement, c’est répugnant, mais assez excitant. Je lui ai laissé croire que l’héroïque Rudolf avait bel et bien assez d’ardeur et de détermination pour se lancer tout seul dans un assaut contre l’armée française au grand complet, simplement pour récupérer un pot de chambre en cuivre. Et soudain, un plan assez extraordinaire m’est venu à l’idée. Je me suis dit : bon Dieu, je parie que je peux le convaincre d’y aller, lui !
J’ai joué sur sa blessure récente, en suggérant que je m’inquiétais de sa santé et en recommandant qu’on le relève de son rôle de combattant. Son cerveau de paysan buté a réagi comme à une énorme insulte ! Je savais qu’il voulait faire ses preuves devant moi, et je suis certain qu’il a gobé l’hameçon, comme un pécore lourdaud. Mend était encore là, si bien que j’ai dû agir de façon pas trop transparente. Mais j’ai ensuite rejoint Schmidt, et je l’ai travaillé assez subtilement, une demi-heure durant. Je suis presque convaincu qu’il va tenter une action imprudente.
Ma foi, ça marchera ou ça ne marchera pas.
Minuit passé, à présent. Je pars dans une heure environ, et j’irai voir. Le revêtement nord m’offrira depuis le Ku’damm un point de vue idéal sur le no man’s land. Si Schmidt part en quête de gloire, je le verrai.
Et s’il y allait avec quelqu’un d’autre ? Hum. Non, il ira seul. Hans Mend est son unique ami et il est beaucoup trop lâche pour approuver une telle folie. Schmidt partira sans personne pour l’accompagner et s’il réussit à ramener le casque, je ramperai jusqu’aux barbelés à sa rencontre, comme si je partais accomplir la même action moi aussi, et nous reviendrons triomphalement ensemble.
Mon almanach m’indique qu’il n’y a presque pas de lune, cette nuit. Excellent ! Schmidt y ira presque à coup sûr.
25 MAI 1918
Dieu est bon, avec moi. J’ai attendu une heure à scruter les alentours en cherchant, pour tromper le temps, combien de constellations je pouvais identifier. Vingt-trois, pas mal. J’avais décidé, si Schmidt n’était pas apparu à deux heures, d’aller me coucher. Il lui faudrait au moins deux heures pour négocier tous les barbelés et gagner les lignes françaises en silence.
Et en effet, à deux heures pile, je l’ai vu, deux mètres au-dessous de moi, s’extirper de la tranchée avancée et se diriger vers la porte la plus proche dans les barbelés. Il faisait trop sombre pour l’identifier précisément, mais à ses grognements porcins et aux bruits essoufflés qui s’échappaient de lui, j’ai su qu’il ne pouvait s’agir de nul autre que de cet honnête idiot de Schmidt.
Dix minutes durant, je n’ai eu aucune idée de ce qui se passait, mais un frémissement dans les barbelés qui a résonné tout au long de la ligne m’a appris qu’au moins, il progressait.
Il se débrouillait en tout cas pour garder le silence. Je n’ai pas entendu un seul son après ce léger dérangement des barbelés. Pendant une heure, j’ai attendu, les jumelles pointées sur le secteur K, sa destination présumée. Une partie de moi l’enviait. J’aurais aimé faire ce qu’il faisait et, ma foi, je l’aurais fait si quelqu’un m’avait mis au défi ou avait douté de moi. Dieu sait que je ne suis pas un pleutre, mais la bravoure a besoin de motivation. Bâtir une réputation, atteindre un but. Schmidt avait un style de bravoure totalement dénué d’imagination, la bravoure sans discussion de la chair à canon.
Je pris conscience qu’une lumière s’insinuait dans le ciel derrière nos lignes. Toujours aucun signe de Schmidt. Je m’abandonnai une fois de plus à la réflexion, me récitant du Goethe et le traduisant en français pour le plaisir.
Finalement, quinze minutes plus tard, je le vis, une forme sombre qui zigzaguait dans ma direction à travers la pénombre. Un bras retenait le casque du colonel par sa sangle, sous l’autre j’arrivai à distinguer la forme d’un genre d’épée. L’excellent personnage !
Je me laissai choir sur les caillebotis et me dirigeai vers la plus proche échelle de tranchée. Je grimpai et me mis à ramper comme un ver sur la boue séchée en direction des barbelés. Une fois là-bas, je levai la tête juste à temps pour voir Schmidt s’arrêter, hors d’haleine et se laisser choir dans un trou d’obus. L’idée me vint que je pourrais y descendre tout de suite, l’abattre pour retourner seul vers la gloire.
Je décidai de ne pas mettre une telle opération à exécution avant d’y avoir pleinement réfléchi. Non par objection morale, bien entendu. Le développement d’une personne dans le cadre de sa vie constitue la seule morale, mais je savais très bien qu’on est toujours mal inspiré d’agir dans la précipitation. Si vous avez un plan, tenez-vous-y. Les individus inférieurs réagissent sous le coup de la surprise et s’attendent à être félicités pour leur esprit d’initiative, alors qu’ils ont seulement prouvé que leur plan avait des failles, qu’ils n’avaient pas pesé chaque possibilité, prédit chaque geste et préparé toutes les réponses concevables. Bien entendu, il est vital de pouvoir réagir à l’inattendu ; certes, l’imagination, l’initiative sont des armes utiles dans une panoplie de général, mais on ne doit les déployer qu’en cas de nécessité – l’erreur fatale consiste à agir sans provocation, à mettre en œuvre des idées nouvelles qu’on a insuffisamment analysées. Une étude de différents personnages historiques nous le prouve. La plupart des gens seraient stupéfaits d’apprendre jusqu’où les grands commandants poussent le détail. J’ai lu la semaine dernière, par exemple, un ouvrage sur l’amiral anglais Horatio Nelson et ses réunions de stratégie avant la cruciale bataille navale de Trafalgar. Il a failli rendre fous ses officiers, malgré tout l’amour qu’ils lui vouaient, par son insistance à revoir les plans, encore et encore. Il n’a pas avancé avant d’être sûr que chaque officier de sa flotte savait et comprenait le but et le sens plus larges de sa stratégie première. C’est alors seulement qu’il a entamé le laborieux travail d’expliquer les variations tactiques. « Si tel cas, alors telle chose », et ainsi de suite, buissonnant en une douzaine d’autres si et alors jusqu’à avoir exploré des centaines de scénarios de façon exhaustive. Quand la bataille a commencé, Nelson, la sérénité même, étonnait chacun par son indifférence apparente à chaque salve et canonnade. Évidemment ! Parce qu’il avait attendu et pris en compte chaque salve et canonnade. Même lorsqu’il est tombé, fatalement blessé, il a gardé son calme. Il avait envisagé une telle possibilité et des plans de remplacement se mirent rapidement en opération. Il est mort en sachant la victoire assurée. Certes, il manquait d’audace, d’assurance et de science politique, et ne serait jamais monté plus haut qu’amiral, mais peu d’hommes peuvent combiner toutes les qualités nécessaires à un grand meneur d’hommes, tant sur le champ de bataille qu’au-dehors.
Et j’ai donc refusé de céder à la tentation du moment, si grande fût-elle, tant que je n’avais pas soupesé chaque éventualité. Je ne doutais pas de pouvoir approcher Schmidt ici et maintenant, en plein no man’s land, de le liquider et de revenir en toute sécurité, en rapportant triomphalement chez nous ces deux trophées grotesques. Mais en y songeant plus avant, je compris que ce serait une sottise. Mieux valait le liquider, rentrer les mains vides sous le couvert de la pénombre et ensuite, dès qu’il ferait jour, me frayer un chemin jusqu’au corps et tout ramener sous les yeux de mes compatriotes. Ils pourraient me protéger et, au besoin, je pourrais retirer de son dos toute balle amie révélatrice avant que quiconque puisse examiner le corps.
Ainsi aurais-je sans aucun doute agi si Schmidt avait pris ne serait-ce qu’une demi-heure de moins pour toute son affaire. Mais il faisait désormais trop clair pour que je me hasarde à avancer, tant du point de vue de ma propre sécurité que de celui de mon repérage par mes propres tranchées. Je maudis sa progression laborieuse. Pourquoi ne s’était-il pas mis en marche plus tôt ? Je sais que, si je m’étais engagé dans une telle expédition, je n’aurais pas autant traîné. Je serais déjà de retour chez nous.
Schmidt a dû comprendre lui aussi que le temps arrivait à expiration. Car à ce moment, il a sorti la tête par-dessus le rebord du cratère, réuni l’épée et le casque et s’est mis à courir, plié en deux. Il n’avait pas couvert plus de dix mètres quand j’ai entendu le claquement lointain d’un fusil et que j’ai vu une brève lance de flamme jaillir précisément de la direction du secteur K. Les Messieurs* s’étaient réveillés en découvrant le larcin. Les Messieurs* savaient tirer. Schmidt écarta les bras et s’abattit en avant, bras en croix dans la poussière.
Cela tombait encore mieux que j’aurais pu l’imaginer. Je serrai les bras autour de moi, de plaisir. La Providence sait décidément être très aimable.
Il ne me restait plus, à présent, qu’à attendre le soleil.
Une heure passa avant que j’entende les premiers mouvements dans nos tranchées. Le concert habituel de pets, de grommellements et de gémissements, suivi par le sifflet des cantiniers et des ordonnances tandis qu’ils allaient et venaient avec le café et l’eau bouillante de leurs maîtres. Sous peu, on allait repérer le corps de Schmidt, et ensuite on me verrait et on supposerait que j’avais agi sur une impulsion de loyauté héroïque pour sauver le corps d’un Kamerad.
J’estimais que tant que je restais suffisamment plaqué au sol, je pourrais me tortiller jusqu’au trou de surveillance. Mon propre camp aurait sans doute l’idée de lancer des fumigènes. Ensuite, un retour précipité jusqu’aux barbelés suivi par une scène larmoyante et wagnérienne qui me verrait repousser toute adulation pour m’éloigner d’un pas noble afin de communier avec mon chagrin.
Même une tactique aussi puérilement évidente que l’écran de fumigènes a mis du temps à leur venir à l’esprit. J’ai découvert plus tard que c’était dans la cervelle épaisse de Hans Mend que l’idée avait fini par pénétrer. Grand Dieu, se dire que ma vie a reposé entre les mains de tels abrutis !
Mais la fumée a fini par arriver, ce qui a également eu l’avantage d’aider à produire des larmes de façon vraiment merveilleuse pour la scène finale. Une fois que j’ai été sûr de correctement…
« La lecture est distrayante, j’espère ? »
Sous le choc soudain de la voix de Rudi dans la pièce, Hans laissa tomber le journal sur le bureau, et se remit debout d’un bond.
Rudi Gloder se tenait sur le seuil, l’observant, un sourire amusé sur le visage. « Tu ne sais pas qu’il est impoli de lire le journal de quelqu’un sans demander d’abord sa permission ? »
Hans découvrit que sa voix ne fonctionnait plus. Il essaya de parler, mais aucun mot ne sortit. Rien que des larmes. Des larmes et une dévorante fringale de vengeance.
« Tu as faim, Mike ?
— Je crève de faim.
— Je t’ai promis PJ, alors allons-y. »
Je suivis Steve le long du trottoir, du sidewalk, comme vous voudrez, et je regardai autour de moi.
« Ici, c’est Nassau, annonça Steve en suivant mon regard. La rue principale de Princeton. Elle porte le nom du prince Guillaume d’Orange-Nassau, enfin, du moins, c’est ce qu’on m’a raconté. À gauche, le campus, les bars, les cafés et les librairies, et à droite tout le reste.
— C’est plutôt pittoresque.
— Ouais, trop, peut-être. Là-bas, la place, c’est Palmer Square et, entre ici et Palmer Square, se trouve Witherspoon, siège de l’A&B. » Il inclina la tête en me regardant d’un air interrogatif, en attendant, manifestement, une réaction ou une autre.
« Euh… l’A&B ?
— L’Alchemist & Barrister. C’est un pub ? » ajouta-t-il avec cette intonation qui montait en forme de question, typique des Américains et des Australiens.
« Un pub ? Je ne pensais pas que vous employiez le mot pub en Amérique.
— Mais si, bien sûr. Parfois. Particulièrement à Princeton. Et tout particulièrement quand il s’agit d’un bar irlandais comme l’A&B. Nous étions là hier au soir, en fait, à nous enfiler des Sam Adams et des Absoluts sans nous soucier du lendemain.
— Des Sam Adams ?
— C’est de la bière, une bière brune. Comme de l’ale ? On en a bu plusieurs pintes, avec pas mal de vodkas pures en accompagnement.
— Et nous étions là-bas la nuit dernière ? Toi et moi ?
— Toi, moi, d’autres types. »
J’ai hoché la tête lentement. « Je me souviens d’avoir gerbé, ça, oui. C’est à ce moment-là que je me suis réveillé. Pour ainsi dire.
— Ouais, c’est arrivé dehors, sur Palmer Square. Tu t’es cogné la tête dans le mur contre lequel tu gerbais. Le doc Ballinger pense que ça pourrait venir de là. Du coup sur la tête.
— Ça, quoi, Steve ? » demandai-je en le regardant bien en face et en essayant de maintenir le couvercle sur la panique qui montait en force en moi. « À ton avis, quel est mon problème ? Ça se passe comme ça, l’amnésie ? Les gens se mettent à parler avec l’accent britannique et à s’imaginer qu’ils vivent à “Cambridge, Angleterre” au lieu de “Hertford, Connecticut” ? Ça arrive couramment ? Que t’a raconté le docteur ? Tu as passé assez de temps avec lui. Il doit bien avoir sa théorie. »
Il évita mon regard. « Le doc Ballinger a dit d’y aller doucement. D’essayer de te faire apprécier ta situation, aussi dingue que ça puisse paraître. De ne rien forcer. On va simplement se promener en ville, sur le campus, faire tout ce qu’on fait normalement. Tout va bientôt te revenir, tu peux le parier. Et puis, cet après-midi, on ira voir un gars, Taylor.
— Qui est-ce ?
— Oh, un professeur.
— Un psychiatre ?
— Ouais, un truc comme ça. Mais bon, quoi ? Je veux dire, si ça se trouve, il va juste te taper derrière l’oreille avec un de ces petits marteaux pour les réflexes et tu redeviendras toi-même.
— Donc, tu vas t’occuper de moi ? Me montrer où tout se trouve ? Me rappeler où tout se trouve. M’aider à réveiller de vieux souvenirs ? »
Il haussa les épaules. « On dirait, oui.
— Est-ce qu’on est… » Je déglutis. « Est-ce qu’on est bons amis, alors ? Toi et moi ? Pardon, je sais que ça paraît barge, mais tu vois, je ne me souviens vraiment de rien, de rien. Alors, il faut qu’on me rappelle même les plus insignifiants détails… Je ne veux pas dire que l’amitié est insignifiante, me hâtai-je d’ajouter. Je veux dire les choses de base… J’ai besoin qu’on me rappelle les choses les plus basiques. Je déduis qu’on est amis… des buddies, c’est bien le mot ? »
Je continuai de déblatérer dans ce style, car j’avais remarqué que Steve commençait à rougir et je voulais lui laisser le temps de se reprendre. C’était, après tout, une question ridicule à poser à quelqu’un.
« Ouais, je crois qu’on pourrait dire ça, réussit-il à répondre. Je crois qu’on pourrait dire qu’on était buddies.
— Est-ce que… pardonne-moi, je sais que c’est grotesque à dire, mais tu entends ça au sens de meilleurs amis, ou existe-t-il quelqu’un qui me connaîtrait mieux ?
— Heu…
— Je ne veux pas dire, interrompis-je en toute hâte, je ne veux pas dire que ça me déplaît que tu t’occupes de moi. Ni que je ne t’en suis pas gré. C’est juste… tu sais… je me posais la question… c’est tout. »
Ce pauvre Steve ne savait plus où regarder. J’étais désolé de l’embarrasser à ce point, mais, bon Dieu, j’avais besoin de me raccrocher à quelque chose.
« Fichtre, Mike, je sais pas trop quoi dire. Je pense te connaître aussi bien que n’importe qui, mais…
— Je suis plutôt un solitaire », suggérai-je, pour l’aider. « Ça, je le sais. Peut-être… que j’ai… » Une image de Jane penchée sur moi me vint soudain en tête, « …je ne sais pas, une petite amie ? »
Il ralentit, puis s’arrêta, et sa réponse sortit en un désordre embarrassé, rauque et à peine audible. « Pas de petite amie. Enfin… je veux dire… Pas à ma connaissance. Voilà.
— D’accord, merci. »
Steve hocha la tête, toujours incapable de me regarder en face, et puis, levant les yeux, déclara sur un ton plus soulagé, ravi d’une occasion de changer de sujet : « Hé bien, voilà, c’est là ! »
Il montrait du doigt de l’autre côté de la rue une boutique ordonnée autour d’une entrée centrale. Chez PJ s’inscrivait en gros caractères ombrés sur un auvent rayé rouge et blanc au-dessus de la porte.
« Chez PJ ! » expliqua Steve, inutilement, ajoutant d’une voix en fanfare : « Siège des célè-è-èbres pancakes de chez PJ ! »
Il faut que j’y aille doucement, me dis-je tandis que nous traversions la rue. Je vais avoir besoin de ce type pour me remettre en ordre, et il ne servirait à rien de me l’aliéner ou de l’embarrasser. Pour ce que j’en sais, il me considère comme un crétin, n’a jamais vraiment été mon ami et agit par simple politesse parce que c’est lui qui m’a mis au lit et qui m’a trouvé ce matin. Il préfèrerait sans doute se trouver à un million de kilomètres d’ici.
Ayant de maigres connaissances de première main sur les Américains, du moins me semblait-il, je fus surpris de l’embarras si évident de Steve quand je l’interrogeais sur le chapitre des meilleurs amis et des petites copines. Nous autres Britanniques nous reprochions sans cesse notre incapacité à parler de relations et de sentiments personnels, et reprochions sans cesse aux Américains leur incapacité à parler d’autre chose. Nous avions dû mal comprendre. Je me disais « Nous autres, Britanniques » parce que, en dépit de tous les témoignages, des preuves directes et indirectes du contraire, je m’accrochais toujours à la conviction que j’étais anglais, élevé dans le Hampshire, et qu’on avait commis une catastrophique erreur ou que quelqu’un me montait un canular.
Après tout, P’tit Chiot, me dis-je, tu n’aurais pas davantage pu inventer ton accent, ton vocabulaire, tes vagues souvenirs d’une fille prénommée Jane et d’un endroit du nom de St-Matthew que tu n’aurais su feindre ce coup d’œil instinctif du mauvais côté de la route au moment de traverser… Hé là ! Une nouvelle idée me frappa tandis que j’esquivais une voiture mécontente.
P’tit Chiot ! Je venais de m’appeler P’tit Chiot. Ça sortait d’où, ça ?
Nous atteignîmes l’autre côté de la rue. « Dis-moi quelque chose, Steve, fis-je. Est-ce qu’on m’a jamais appelé P’tit Chiot ? Comme surnom, je veux dire. P’tit Chiot, ou Toutou ? »
Sa bouche s’élargit en un large sourire tandis qu’il me tenait ouverte la porte de chez PJ. « Je ne t’ai jamais entendu appeler comme ça. Juste Mike, ou Mikey. Mais P’tit Chiot, ça te va. Pas mal. P’tit Chiot ! Ouais, ça me plaît…
— Bizarre, dis-je en le suivant à l’intérieur, parce que j’ai l’impression que ça me plaît pas du tout, à moi. »
Nous nous assîmes à une table à côté de la vitrine, dominant Nassau Street. Dominant Nassau, devrais-je dire, je suppose. Sur la table, je vis une salière, une poivrière, un distributeur chromé de serviettes en papier, un petit pichet de lait chromé, une bouteille de ketchup Heinz, un pot de moutarde Gulden et un cendrier.
Le premier geste de Steve en s’asseyant fut de sortir un paquet de cigarettes Strand et de le secouer pour en tirer une qu’il tendit vers moi.
« On n’est jamais seul avec une Strand, dis-je en refusant.
— Euh, pardon ?
— Tu sais bien, cette campagne d’affichage, dans toute l’Amérique ? Des billboards comme vous dites. Dans les années cinquante, je crois. Elle disait On n’est jamais seul avec une Strand. Un légendaire naufrage publicitaire. L’image d’un type tout seul, en train de fumer. Ça a détourné par millions les gens de la marque, ils ont commencé à l’associer avec des ratés pitoyables.
— Ah ouais ? Jamais entendu parler de ça. Tu es sûr que tu n’en veux pas une ?
— Certain. » Puis je me souvins qu’à mon réveil ce matin, il y avait un paquet sur ma table de nuit. Je compris soudain l’implication. « Mon Dieu, m’exclamai-je. Tu veux dire que je fume ?
— Des Lucky. Enfin, tu en fumais hier soir. Deux paquets. Mais si tu n’en veux pas… hé, c’est une sacrée occasion d’arrêter.
— Assez bizarrement. J’ai besoin de quelque chose. J’ai une sorte de trou au milieu de moi. Je croyais que ça avait un rapport avec ma… tu sais, le fait que je n’arrive à me rappeler de rien… Peut-être, allez… Je vais en essayer une. »
Je pris une cigarette. Steve me l’alluma avec un Zippo en bronze, immobilisant ma main pendant qu’il allumait le bout.
« Ouah, dis-je en inhalant. Oh oui. Voilà clairement de quoi j’avais besoin. Bon Dieu, que c’est bon ! Pourquoi est-ce qu’on ne m’en a jamais rien dit ? Enfin, manifestement, je savais. » Je regardai autour de moi, soudain plus heureux et m’aperçus que pas mal de gens fumaient. « Étonnant, dis-je. Je croyais les fumeurs pratiquement éradiqués, en Amérique. »
Steve rit et allait répondre quand…
« Salut, Mikey, salut, Steve ! » Une serveuse apparut avec deux menus et deux verres d’eau glacée.
« Salut… Jo-Beth », répondis-je en déchiffrant le badge sur son tablier.
« Qu’est-ce que je peux vous proposer, ce matin, tous les deux ? » demanda-t-elle en nous remettant à chacun un menu et en cueillant deux serviettes en papier dans le distributeur chromé. Elle avait placé les serviettes en papier comme dessous de verre, installé un verre d’eau sur chacun et tiré son carnet de commandes avant que j’aie eu une chance de regarder le premier plat sur ce qui apparaissait comme un menu d’une énormité et d’une complexité improbables.
« Euh… », dis-je, nerveux, en regardant son stylo en suspens au-dessus du carnet. « Toi d’abord, Steve.
— Je pense que je vais prendre comme d’habitude, Jo-B, et Mikey ici prendra la même chose.
— Oh, mais que vous manquez d’esprit d’aventure, tous les deux… », soupira-t-elle avec un dédain ironique, tout en reprenant les menus, en griffonnant sur son carnet et en s’éclipsant.
« Un de ces jours, on va te surprendre, lui lança Steve tandis qu’elle s’éloignait.
— Heu, question évidente, je sais, chuchotai-je en me penchant en avant, mais je prends quoi, d’habitude ? »
Steve frétilla. « Attends, tu verras bien…
— Tu sais, dis-je en considérant avec affection le bout embrasé de ma cigarette. Une partie de moi commence à apprécier tout ça. C’est tellement dingue, tellement déroutant.
— Bien sûr. Voilà exactement comment il faut voir les choses.
— On se croirait au cinéma, dans une scène de Total Recall.
— Total Recall ? J’ai jamais vu ce film.
— Non ? Arnie, Sharon Stone… d’après une nouvelle de Philip K. Dick ? »
Il secoua la tête. « J’ai dû rater ça. Bon, alors, les lieux sont familiers ? Quelque chose te revient ? L’odeur des pancakes, les vitrines embuées, la couleur des murs ? »
Je secouai la tête, mais en souriant. « Noo-on. Enfin, pas exactement. Mais cette atmosphère, ce genre de restau, je les ai vus dans un millier de films.
— Tu vois, ça, c’est vraiment bizarre, Mike. Ton accent anglais. Il est presque parfait, tu sais ? Mais tu emploies des mots que les Rosbifs n’emploient jamais. Les Anglais disent films, pas movies et nice, pas cute, pour sympa, et s’exclament Oh, by Jove, ce genre de choses{Les différences de vocabulaire entre anglais et américain vont souvent intervenir dans les dialogues. Nous avons pris le parti dans la traduction de limiter au maximum l’intrusion du langage original, ne citant les mots que lorsque la nécessité s’en fait sentir (N.d.T.).}.
— J’ai toujours dit movies. Beaucoup d’Anglais font de même. Et cute, également. Après tout, ce n’est pas comme si nous n’étions pas en permanence exposés à la culture américaine, non ? En fait, Jane prétend que je parle comme… » Je m’arrêtai net, fronçant les sourcils.
« Jane ? Qui c’est, Jane ? »
Je me frottai le nez, comme le font les fumeurs. « Je ne sais pas bien. Elle porte une blouse blanche et elle m’a quitté. Elle a gardé la Renault Clio.
— La quoi ?
— C’est une marque de voiture. Une voiture française. Une Renault Clio.
— Comme Cléopâtre ?
— Non, C-L-I-O.
— Whig-Clio ! » Steve donna une claque à la table dans son enthousiasme.
« Pardon ?
— Whig-Clio, ce sont deux bâtiments sur le campus. Ils ont des centaines d’années. Nous étions là-bas, la nuit dernière, à la Société cliosophique.
— La Société cliosophique ?
— Mais bien sûr, tu ne vois pas ? Il y avait un débat sur les relations politiques entre l’Amérique et l’Europe. C’était vraiment rasoir, ce qui fait qu’on est partis tôt. Donc, je veux dire, ce qui s’est passé, peut-être, c’est que tu as pris ce coup sur la tête, tu t’es endormi, soûl comme un sconse et ensuite, tu as rêvé ! Un rêve tellement intense que tu n’en es pas complètement sorti. D’accord ? Tu as rêvé que tu étais en Angleterre et tu as inventé cette voiture, ta Clio française, parce que tu avais ça en tête ! Voilà ! Je parie que c’est ça ! »
Je le fixai en voulant y croire, mais j’étais sceptique, à l’intérieur. « Ça se pourrait, je suppose…
— À tous les coups !
— C’est quoi, précisément, une Société cliosophique ?
— Oh, tu sais, ils organisent des débats. On l’a appelée comme ça d’après Clio, la Muse de l’Histoire ou un truc de ce genre.
— L’Histoire ! Bien sûr… l’Histoire. » De petits filets de mémoire commencèrent à s’infiltrer dans ma tête. « C’est mon truc, ça, l’Histoire, non ?
— Oh, bon sang, tu lis des tas de choses, j’en sais rien.
— Je voulais dire que j’étudie l’Histoire. Je… Comment dit-on ? L’Histoire est ma matière principale ? »
Il me fixa un moment avec attention pour s’assurer que je ne plaisantais pas.
« Sois sérieux, Mike. La Philosophie. Ta matière principale : la Philosophie. »
J’ouvris de grands yeux. « La Philosophie ? Tu as bien dit philosophie ? Ouille ! »
Steve prit la cigarette qui avait échappé à mes doigts et l’écrasa dans le cendrier.
« Hé, attention, mon vieux.
— Mais je ne connais rien du tout à la philosophie !
— Fait numéro Un. Les cigarettes qu’on fume sans précautions peuvent te brûler. Fait numéro deux. Se brûler fait mal. La douleur est une mauvaise chose. Conclusion. Ne fume pas sans précautions. »
Jo-Beth arriva. « Deux petits-déjeuners du chef. Régalez-vous, les gars. »
Je considérai d’un œil incrédule la tour de pancakes qu’on plaçait devant moi. Une masse de beurre blanc vaguait en glissant au sommet de la pile. Arrangées plus bas, au rez-de-chaussée de l’assiette, pour ainsi dire, de fines tranches de bacon croustillant se lovaient autour de deux œufs au plat. Je suçai la cloque cuisante sur le côté de mon doigt et contemplai avec ébahissement la nature morte extra-terrestre empilée devant moi.
« Je suis censé manger tout ça ?
— C’est l’idée générale, répondit Steve en calant ses coudes sur la table.
— Et ça ? » demandai-je en brandissant deux sachets de sirop d’érable. « À quoi ça sert ? »
En réponse, il déchira deux de ses propres sachets et fit bruiner le contenu sur son bacon.
« Bacon et sirop d’érable ? demandai-je. Là, je sais pour de bon que je rêve. »
Et pourtant, après avoir fait l’effort d’essayer, je trouvai à ce petit déjeuner une saveur certaine. Une justesse inéluctable, comme si mon corps n’attendait rien de moins.
« Je n’arrive pas à croire », dis-je après avoir terminé, en allumant une nouvelle cigarette et en accueillant en moi ma dose obscure de fumée, « je n’arrive pas à croire que j’ai pu manger tout ça.
— Tu avais peut-être exactement besoin de ça, suggéra Steve en me versant du café d’un pot que Jo-Beth avait diligemment déposé en passant devant notre table.
— Et je mange ce genre de petit-déjeuner régulièrement ?
— Bien sûr, oui. À peu près chaque matin.
— Alors, comme se fait-il que je ne pèse pas quinze stone ?
— Comment ?
— Tu sais bien, pourquoi je ne fais pas… » Je levai les yeux vers le plafond et essayai à convertir les chiffres. « Pourquoi je ne fais pas dans les deux cents livres ? Pourquoi est-ce que je ne suis pas gras ? »
Steve grimaça un sourire. « Faudrait poser la question au coach Heywood. »
Mon estomac fit une cabriole. « Oh mon Dieu, dis-je. Oh mon Dieu, non. Tu vas me dire que je pratique un sport, c’est ça ? Je le sens.
— Arrête ton char ! Le slider infernal de Mikey ?
— Le slider ?
— Allez. File-moi sept dollars et on partage. »
Je tirai mon portefeuille de mon short et j’en sortis de l’argent.
« Sept dollars, dis-je en étalant les billets devant moi. Ils ont tous la même taille.
— Exact, fit Steve en en cueillant plusieurs. Dingue, non ? »
Retour dans Nassau Street, le Disneyland gothique de l’université face à nous, Steve annonça que nous allions nous promener tout autour du campus.
Il expliqua que les étudiants passaient de l’année de freshman à celle de sophomore, de sophomore à junior, jusqu’à atteindre enfin l’année de senior, la quatrième et dernière. Nous nous trouvions tous deux, manifestement, à la fin de notre année de junior et on nous désignait par conséquent par notre année de « promotion », 1997, l’année où nous passerions nos examens. Steve avait la physique pour matière principale, mais il voulait faire autre chose que savant. Écrivain, peut-être, pensait-il. Il avait suivi des cours d’histoire et de poésie, et les trouvait chouettes.
Une grande quantité de connaissances des lieux me fut impartie au long de notre promenade.
Il indiqua du doigt un bâtiment élégant, drapé de lierre, devant nous. « Un des premiers gouverneurs du New Jersey, Jonathan Belcher, a joué un rôle déterminant pour amener ici l’université de Princeton. S’il n’avait pas été si modeste, Nassau Hall, là-bas, qui célèbre cette année son deux cent cinquantième anniversaire, s’appellerait en fait Belcher Hall, ce qui la ficherait plutôt mal{Belcher pourrait se traduire par roteur (N.d.T.).}. George Washington a chassé les Britanniques de Nassau Hall en 1777 et, cinq ans plus tard, Princeton est devenu la capitale des États-Unis pendant une brève période, et nous avons obtenu jusqu’à ce jour le rare privilège de pouvoir laisser flotter la bannière étoilée de nuit. Washington est revenu ici recevoir les remerciements du Congrès continental pour la façon dont il avait conduit la guerre, et le 31 octobre, c’est ici précisément qu’est arrivée la nouvelle de la signature du traité de Paris, qui mettait officiellement un terme à la Révolution américaine. Les visiteurs sont priés de ne pas marcher sur les pelouses. Il est interdit de prendre des photos au flash à l’intérieur. Merci de votre attention.
— Comment diable sais-tu tout ça ? lui demandai-je.
— J’étais guide de visites organisées, pendant mon année de sophomore. Il y a toujours des groupes dans le coin. Toi aussi, tu as fait ça.
— Moi ?
— Mais bien sûr. Des tas d’étudiants font ça. Un bon moyen de gagner un peu de fric. Là-bas, c’est la porte Stanhope. On la franchit le jour où l’on reçoit son diplôme, donc on considère que ça porte vraiment malheur de l’emprunter. C’est devenu une véritable superstition, si bien que personne ne sort par là, sauf le jour où l’on s’en va. »
J’ai dit que j’aurais préféré voir les bâtiments qui, à son avis, m’étaient les plus familiers.
« Ok, allons voir qui il y a à Chancellor Green, tu y passes pas mal de temps. On verra ce qui me revient en tête, sur le chemin. Ah, tiens, un truc qui va te plaire. Autrefois, on appelait les terrains qui entouraient l’université le yard ou le green, d’accord ? Et puis, vers la fin du XVIIIe siècle, le président de Princeton, Jonathan Witherspoon, il a décidé, parce qu’il avait une formation en lettres classiques, de baptiser les prés autour de Nassau Hall, le campus, c’est-à-dire les champs en latin, quoi, et voilà pourquoi tous les domaines universitaires s’appellent partout des campus. Épatant, non ? »
Je confirmai que c’était épatant. Mon allure calme parut le satisfaire.
« Bon, autre chose, ajouta-t-il. Il y a deux théories sur la raison pour laquelle on appelle les plus grandes écoles américaines Ivy League, la Ligue du lierre, d’accord ? D’abord, que c’est parce que chaque promotion de diplômés de Princeton avait coutume de planter du lierre sur la façade de Nassau Hall. Ils ont arrêté de le faire durant ce siècle-ci, vers 1941, lorsque tout le bâtiment a été recouvert. Alors maintenant, quand on reçoit son diplôme, on plante le lierre sous les plaques de la promotion, à l’arrière. Et donc, Ivy League, tu vois ? À cause du lierre.
— Ça se tient, acquiesçai-je. Mais tu disais qu’il y a deux théories ?
— Exact. La deuxième, c’est que, dès le départ, vers le milieu du XVIIIe siècle, par là, il y avait Harvard, Yale, Princeton et… une autre, Cornell ou Dartmouth, sans doute. Seulement quatre écoles. Et quatre en chiffres romain s’écrit avec les lettres I et V. Donc, c’était les écoles I-V. Aïe-vi, ivy, tu piges ?
— Je préfère cette théorie, dis-je après un peu de réflexion. Et l’endroit où je me suis réveillé ? Comment ça s’appelle ?
— Oh, c’est Henry Hall, une résidence universitaire sur le côté ouest du campus, dans ce qu’on appelle les Bas-fonds.
— Les Bas-fonds ?
— Ouais, enfin, c’est très pittoresque. On appelle ça les Bas-fonds parce qu’ils se situent loin à pied du centre du campus où se trouvent tous les grands réfectoires des élèves des classes supérieures. Mais c’est un endroit sympa pour y dormir, proche d’University Place où se trouve le magasin de Princeton University, du Macartney Theater, du Wawa Minimart, une supérette impeccable. Et ça, ici, poursuivit Steve en indiquant un petit bâtiment ornementé devant nous, voici la Maison des Étudiants de Chancellor Green. Les gens y traînent pas mal. Y a de la bouffe, des jeux et des trucs dans la Rotonde. Tu le reconnais, non ? »
À peine si je l’écoutais car, émergeant par la porte, il y avait quelque chose, une personne devrais-je dire, que je reconnaissais sans le moindre doute. Cette simple vision provoqua une décharge brûlante de souvenirs qui déferla en moi comme le téléchargement de RAM à chaud chez Johnny Mnemonic… Johnny Mnemonic… Keanu Reeves… Keanu Young, Surfeur en… Jane… de petites pilules orange… Tant de choses me revenaient d’un coup que j’ai eu l’impression de frôler la surcharge.
« Double Eddie ! ai-je crié. Bon Dieu, Double Eddie ! »
Double Eddie a regardé dans ma direction, puis par-dessus son épaule comme s’il supposait que je m’adressais à quelqu’un d’autre.
Je me détachai de Steve pour courir vers lui. « Putain ! » me suis-je exclamé, le souffle court. « Ce que je suis content de te voir ! Comment ça va ? Est-ce que tu as la moindre idée de ce qu’il se passe ici ? »
Il me considéra d’un œil vide. « Pardon ? »
Je posai une main sur son épaule. « Allez, déconne pas, Eddie. C’est bien toi, non ? Je te reconnaîtrais n’importe où. »
Le regard d’Eddie alla de moi vers Steve, qui se hâtait derrière moi.
« Je crois qu’il vaudrait mieux continuer, Mikey, déclara Steve.
— Mais je connais ce type. Tu t’appelles Double Eddie, pas vrai ? »
Double Eddie secoua la tête. « Désolé, vieux. C’est Tom. »
Son accent américain me piqua au vif, me mettant en fureur. « Non ! » Je le secouai brutalement par l’épaule. « Je t’en prie, me fais pas ce coup-là. Tu es Edward Edwards. Je le sais.
— Ho, on se calme, hein ! Bien sûr, je m’appelle Edward Edwards. Edward Thomas Edwards, mais je te connais pas. »
Steve retira doucement ma main de l’épaule de Double Eddie. Je le percevais, plus que je ne le voyais, en train de faire un geste en direction d’Eddie, derrière moi. Se tapoter la tête de l’index, probablement. Excuse mon copain, s’il te plaît, il est dingue.
« Mais quand tu étais à Cambridge, ai-je insisté au désespoir, tu t’appelais Double Eddie, à l’époque. Tu étais en couple avec James McDonell. Vous vous êtes disputés et j’ai ramassé tous vos CD, tu te souviens ? »
Double Eddie devint écarlate et recula d’un pas. « C’est quoi, ces conneries ? Je te connais pas. Fous-moi la paix, tu veux ?
— Pardon… dis-je en passant mes doigts dans mes cheveux courts… Je ne voulais pas. Mais tu ne te souviens pas ? St-Matthew ? Ta collection de CD ? James et toi, vous habitiez au F4, sur Old Court. Vous vous êtes fâchés, mais vous vous êtes remis ensemble, et tout allait bien.
— Putain, mais tu me traites de pédé ? » Double Eddie, le visage cramoisi, m’assena une solide bourrade en pleine poitrine. Je tombai en arrière contre Steve.
« Holà, holà, holà ! fit Steve. Laisse tomber, tu veux. Mikey, là, a eu un accident. Il s’est cogné la tête. Sa mémoire lui joue des tours. Il ne le fait pas exprès. Tout le monde se calme, d’accord ?
— Ah ouais, fit Double Eddie. Hé ben, dis-lui de fermer sa gueule avec ses saloperies d’histoires de pédé, d’accord ? Sinon je vais encore la lui cogner, moi, sa tête.
— Pfooouu ! » s’exclama Steve, tandis qu’Eddie s’éloignait. « Il faut y aller mollo, mon vieux. Tu peux pas aller raconter des trucs comme ça.
— Mais c’est lui ! » dis-je, en regardant le dos d’Eddie qui s’en allait, avec des souvenirs tellement clairs de sa traversée théâtrale d’Old Court et de ses furieuses semailles de CD sur toute la pelouse. « Je le sais bien, quand même. Et puis, c’est quoi, cette homophobie ?
— Cette QUOI ?
— Je veux dire, où est le problème à être pédé ? »
Steve me dévisagea. « Tu plaisantes ?
— Ben, je veux dire, surtout en Amérique. Je croyais que c’était branché. Tu sais, à la mode. Il s’est comporté comme un trouffion macho. »
Il y avait une peur réelle dans les prunelles de Steve. « Je crois qu’il vaudrait mieux que tu rentres à Henry Hall. Que tu te reposes un peu avant d’aller voir ce professeur Taylor. Pour t’éviter de choquer encore quelqu’un.
— Oui », dis-je. Les nouveaux souvenirs déclenchés par la vision de Double Eddie se déversaient en moi avec tant de violence que je les sentais presque clapoter contre mes dents. « Tu as raison. J’ai besoin d’être seul. »
Gloder, assis seul à son bureau, attendait que tombe la nuit.
Devant lui se trouvait une lettre annonçant qu’on lui avait officiellement décerné une Croix de Fer de Première Classe, Ordre du Diamant. Il lui sourit une fois de plus, puis poussa le papier loin de lui, vers le haut du bureau. Tout se passait si merveilleusement bien, tellement au-delà de ce qu’il aurait estimé pouvoir accomplir par la seule force de sa volonté. Gloder n’était pas un homme enclin aux idées extravagantes ni à une foi dans la puissance d’une providence qu’on n’aiderait pas, ou à l’inéluctabilité du destin assigné à l’individu. En homme équilibré, il croyait que, quelque part entre les deux, entre la volonté et le destin, existait l’espace dans lequel l’on pouvait bâtir son avenir à partir de matériaux octroyés par le destin.
Rudi se jugeait également altruiste, car, en prenant la mesure des talents qu’il avait reçus à la naissance, il avait su d’instinct qu’ils ne lui appartenaient pas en propre, pour les gaspiller en plaisirs triviaux et en une carrière personnelle vulgaire. D’aussi loin qu’il pouvait se souvenir, il avait su qu’il devait employer ses dons pour diriger ses frères humains, cette masse immense qui ne possédait rien de sa clairvoyance et de sa science, ni un dixième de ses capacités d’endurance, de concentration et de réflexion.
Chez un autre homme, on aurait considéré une telle assurance comme de l’arrogance, voire de la monomanie. Chez Rudi, on pouvait l’interpréter comme une sorte d’humilité. Il y avait peu d’hommes, aucun assurément dans cet enfer de la guerre, à qui il parviendrait à expliquer cela. Il avait un jour essayé de le coucher par écrit.
« Représentez-vous un homme, avait-il écrit, dont l’ouïe est si fine qu’aucun son n’échappe à ses oreilles. Le moindre chuchotement, le moindre grondement au loin, lui parviennent avec clarté. Soit un tel homme perdra la raison dans le chaos des bruits qui assaillent son cerveau en permanence, soit il devra concevoir des méthodes d’écoute, des systèmes pour décomposer ce déluge de bruits en motifs compréhensibles. Il doit transmuter tout ce fracas du monde en une forme cohérente, en un genre de musique.
« Il en va ainsi avec moi : je vois, j’entends, je perçois, je sais tellement plus de choses que le commun de l’humanité que j’ai établi un système, une musique générale du monde qui serait incompréhensible à qui que ce soit d’autre, mais qui pare tout d’une forme et d’une structure que je peux appréhender. Chaque seconde de chaque jour, de nouvelles sensations, de nouvelles perceptions s’ajoutent à cette musique, si bien qu’elle grandit. »
Il ne trouvait pas prétentieux ni irréaliste de sa part de se décrire si haut au-dessus du lot commun de l’humanité. Bien entendu, il avait rencontré des hommes d’une culture intellectuelle plus aiguë. Hugo Gutmann, par exemple, avait lu plus de choses et dépassait Rudi par sa vivacité en matière de pensée philosophique abstraite. Mais Gutmann n’avait pas aucune empathie avec les gens, aucune habileté avec les sots, aucune capacité (pour filer la métaphore musicale) à s’immerger dans les mélodies plus grossières de l’humanité, les chansons scandées des Bierkeller du conscrit ou les ballades sentimentales de la bourgeoisie. D’ailleurs, Gutmann était mort. Sur un autre plan, Gloder avait rencontré des hommes plus doués pour les mathématiques et les sciences qu’il ne le serait jamais, mais de tels hommes étaient dénués du moindre sens de l’Histoire, de toute imagination ou de camaraderie. Il avait rencontré des poètes, mais ces poètes n’aimaient pas les faits, les chiffres ou le développement logique des idées pures. Des philosophes, il en avait connu ou lu, plongés dans leur maîtrise de l’abstraction, mais de tels hommes ne connaissaient rien à la chasse au cerf ni au labour à la charrue. À quoi bon déterminer la quatre-centième décimale de π ou préciser l’ontologie de l’esprit humain, quand on ne sait pas échanger quelques propos avec un compatriote sur le meilleur moment pour faire descendre le troupeaux des pâturages ou accompagner avec aisance un ami qui choisit des putains ? Et d’ailleurs, à quoi sert le sens du quotidien qui vous ouvre les cœurs et les esprits de la masse, si vous êtes incapable de pleurer aussi devant la mort d’Isolde, où l’amour humain s’étire pour devenir la plus fine pointe de l’Art pur, s’affine encore dans le spirituel pour se transcender dans le néant ? Ainsi Gloder voyait-il les choses.
Il se leva et se rendit une fois de plus à la porte de communication avec sa petite chambre. Hans Mend gisait sur le lit, ses yeux ahuris fixant le plafond avec intensité comme s’il essayait de se remémorer un souvenir perdu de son enfance ou d’effectuer une addition compliquée.
Gloder refusait de se reprocher d’avoir été assez sot pour laisser son journal dans un tiroir non verrouillé. Le temps que l’on gaspille en récriminations contre soi-même est mieux employé à apprendre. L’erreur n’avait pas été fatale et ne se produirait plus jamais. D’ailleurs, on pouvait la changer en avantage. Désormais, son nouveau journal (l’ancien achevait de charbonner dans l’âtre) serait un document qui accueillerait volontiers la découverte.
Rudi pouvait également tirer de l’intensité du choc et de la trahison éprouvés par Mend une certaine satisfaction. Une douleur si profonde ne pouvait émaner que d’un homme qui avait placé tout son cœur et son âme dans sa foi en le Hauptmann Rudolf Gloder et sa grande valeur. Mend comptait parmi les hommes de troupe les moins imbéciles, et si un tel individu avait pu aller si profondément dans l’adoration, combien plus loin iraient les Néandertal des autres rangs ?
L’instant en lui-même avait été presque entièrement comique.
« La lecture est distrayante, j’espère ? » avait lancé Rudi sur le seuil, en choisissant son moment pour prononcer la remarque, comme un acteur comique saisit l’instant précis pour lâcher la chute d’un gag.
En proie à une panique totale, Hans se remit debout d’un bond, comme un écolier surpris à lire les passages cochons de l’Anthologie de la Grèce.
« Tu ne sais pas qu’il n’est pas poli de lire le journal de quelqu’un sans lui demander d’abord sa permission ? »
Ce pauvre Hans parut rester planté là une bonne minute, la bouche agitée, le visage blême d’indignation et de peur. En réalité, Rudi le savait, ils n’étaient pas restés face à face plus de trois secondes, mais le temps badine en de telles occasions. Même sous pression, Rudi avait pris le temps de songer aux travaux d’Henri Bergson et au fonctionnement du temps intérieur.
Il s’était approché de Hans durant ce bref laps de temps et avait pris le journal sur le bureau avec un calme parfait.
« Je dois présenter mes excuses pour le manque de valeur artistique là-dedans, mon cher Mend, dit-il sur le ton d’un gentleman érudit et las. Les pressions de la guerre, tu comprends. On ne peut pas toujours atteindre une primeur de style tout en élégance littéraire dans la gueule du canon. Je vois que cela ne t’a pas du tout impressionné. »
Il avait pris le journal malgré le coûteux veau raciné et, tournant tout le temps le dos à Mend, l’avait laissé choir dans l’âtre, arrosé de paraffine, et y avait mis le feu. « Sévère jugement critique », avait-il soupiré, toujours sans se retourner pour regarder Mend, dont il entendait clairement la respiration laborieuse derrière lui, « mais juste, sans doute. »
Du bout d’une botte cirée avec soin, il remua les pages qui flambaient, puis se tourna pour voir Mend qui avançait sur lui, Luger à la main.
« Démon ! »
La voix de Mend ne dépassa pas un chuchotement rauque.
« Je ne crois pas, répliqua Rudi, manifester un attachement excessif aux règlements et protocoles mesquins qui empoisonnent notre existence ici. Je me sens toutefois obligé de signaler que l’emploi d’armes de poing est réservé à la classe des officiers. Des fusils pour les hommes, des pistolets pour les officiers. Une coutume sotte, sans doute, mais j’estime que l’on doit adhérer à ces traditions, même à son corps défendant, de crainte que l’indiscipline n’éclate autour de nous, comme le typhus.
— Ne vous en faites pas, Hauptmann, cracha Mend, ce pistolet vous est réservé. »
L’expression de stupeur sur le visage de Mend, lorsqu’il avait pressé la détente, était comique et – Rudi, après tout, n’était pas inhumain – assez pitoyable.
« Kaput », expliqua Rudi en tapotant l’étui qui contenait son Luger en état de marche.
Mend resta sottement planté au centre de la pièce, la détente répétant ses claquements mats tandis que son doigt appuyait et appuyait encore. Finalement, il laissa choir le pistolet sur le sol et fixa Rudi comme en un rêve, toute fureur drainée de son visage.
Sans un mot, Rudi approcha, les deux bras tendus devant lui comme un somnambule, ou peut-être comme le Maréchal* français se préparant à donner officiellement l’accolade sur le terrain de défilé. Ses pouces trouvèrent le cou de Mend sans résistance et appuyèrent sans difficulté vers l’intérieur, sur la gorge.
Mend ne dit pas un mot et son corps n’effectua aucun geste pour se protéger. Il n’eut pas la présence d’esprit de lâcher un juron ou de hurler à l’aide. Tout le temps, ses yeux noyés de larmes demeurèrent fixés sur ceux de Rudi. L’expression de ces prunelles aurait pu déconcerter ce dernier, lui inspirer de la honte, sans la passivité – non, plus que de la passivité – le consentement avide, soumis qui s’y inscrivait. Mend avait à la gorge des ganglions et des tendons mous et malléables comme des seins de femme. Au moment de mourir, ses yeux s’exhaussèrent hors de leur puits de larmes, mais, avec le dernier soupir contraint, ils se rétractèrent comme des bulles de boue gonflées où le gaz des marais n’a pas assez de force pour crever.
Rudi avait étendu le corps sur son lit, fermé à clef la porte de communication et quitté son bureau pour s’élancer bruyamment dans le couloir, enveloppe à la main, poussant des hourras et des rires tonitruants.
« Regardez ce que le Stabsgefreiter Mend a laissé sur mon bureau ! s’était-il écrié en faisant irruption dans le bureau d’Eckert. Où est-il ? Quand est-il passé ? Au messager la première gorgée de cognac ! »
Eckert s’était souvenu de l’arrivée de Mend avec la sacoche de l’après-midi, à peu près deux heures plus tôt.
« Mais qu’importe Mend, fit le commandant. Mes félicitations, Hauptmann Gloder ! Et permettez-moi de vous dire que je n’ai jamais eu plus de plaisir à soutenir une telle recommandation ! Je sais que je parle aussi au nom du colonel. »
Rudi avait souri d’un air embarrassé et dégluti délicatement avec modestie. « Mon commandant, vous êtes trop bon avec moi. Tout le monde est beaucoup trop bon. J’espère, si la stratégie d’ensemble le permet, que je pourrai inviter autant d’officiers et d’hommes de troupe qu’on pourra en éloigner pour une fête, ce week-end ? Au Coq d’or ? Cette récompense appartient à tout le régiment et le régiment devrait être récompensé. Les officiers autant que les hommes du rang.
— Vous êtes un brave homme, Gloder, répondit Eckert, mais puis-je suggérer que, si vos rapports de camaraderie avec les autres rangs vous font honneur, l’excès de fraternisation n’est pas convenable, chez un adjudant ? En particulier, ajouta-t-il avec un sourire narquois, chez un adjudant bien placé pour une promotion ?
— Herr Major ? » Rudi retint son souffle, sous le coup de l’étonnement.
« Allons, allons ! Il n’y a pas de secret, le Quartier général de l’état-major vous guigne depuis un moment. Oui, je sais ce que vous allez dire… » Eckert leva la main pour retenir les protestations de Rudi, « …vous voulez rester au front, auprès des hommes. Tout cela est très bien, mais les faits demeurent : les hommes intelligents à l’expérience établie sont parfois plus utiles à l’arrière. »
En fin de journée, Gloder avait gravi l’escalier menant à ses quartiers. Un peu plus tôt, dans les tranchées, il avait demandé Mend, mais on lui avait répondu qu’il était absent, qu’on le supposait de service sur les lignes quelque part. On ne savait jamais trop bien la position des messagers, après tout. Rudi était donc rentré, en fin de soirée, les omoplates endolories par les claques de félicitation dans son dos, et il avait donné deux bouteilles de schnaps aux hommes de la salle de garde avant de se retirer pour la nuit.
Il était par conséquent assis pour l’heure à son bureau, la porte de communication ouverte sur sa chambre et le corps de Mend en train de se raidir fixait toujours le plafond avec une expression grave et concentrée.
« Cher et fidèle Hans, dit Rudi. Ta déplorable curiosité t’a privé de l’occasion d’assister à ma plus belle heure de gloire. Dans quelques semaines, je serai le commandant Gloder, l’enfant chéri de l’état-major. Je passerai mes journées dans un château princier, à croquer du chocolat et à déplacer de petits soldats de plomb sur des cartes jusqu’à la fin de cette guerre imbécile. En attendant, ne me dérange pas. Je réécris mon journal. »
À trois heures du matin, Gloder se leva avec raideur de son ouvrage et descendit aux cuisines. Tout était calme quand il se glissa dans la cour par la porte de derrière.
Rudi trouva une brouette et la poussa contre le mur sur un côté, sous sa fenêtre. La plus proche sentinelle de garde devait se trouver de l’autre côté de la ferme, et presque à coup sûr, si l’aimable cadeau d’un schnaps de célébration avait accompli son ouvrage, dormir à poings fermés dans une stupeur éthylique.
De retour à l’étage, Rudi ouvrit le tiroir de son bureau et fouilla à l’intérieur. Ensuite, il se rendit dans la chambre, passa la sacoche des dépêches sur les épaules de Mend et souleva le corps, pour le transporter sans effort jusqu’à la fenêtre ouverte. Il le laissa choir juste à côté de la brouette au-dessous. Des os se brisèrent comme des branches sèches quand le cadavre, désormais saisi par la rigidité de la mort, percuta le sol.
Véhiculant sa cargaison roide et cassée à travers la nuit, en direction des caillebotis du Kurfürstendamm, Rudi eut l’impression d’être un meunier en train de vendre des sacs de farine dans un vieux village à la campagne. Il se mit à siffloter doucement la mélodie ondoyante de l’adaptation par Schubert de Die Schöne Müllerin{En français, La Belle meunière, cycle de lieder de Schubert d’après des poèmes de Müller, un nom qui signifie… meunier en allemand. (N.d.T.).}.
Il arriva à l’abri de Mend, souleva le corps et le transporta à l’intérieur.
« Qui va là ? marmonna une voix dans le noir.
— C’est moi, annonça Rudi d’une voix calme. Je viens mettre Hans au lit, il est soûl.
— Dieu soit loué, mon capitaine. J’ai cru que c’était le clairon du réveil.
— Pas encore, il s’en faut de deux heures. Rendors-toi. Je le jette sur sa couchette et je m’en vais. »
Une des jambes cassées dépassait sur le côté, mais après quelques petits efforts, le corps se retrouva couché de façon assez naturelle sur le lit.
Rudi quitta l’abri et leva la lourde brouette au-dessus de sa tête sur le parados devant lui. Il grimpa à sa suite, calant les pieds entre les sacs de sable et, une fois en haut, se retourna pour considérer l’entrée de l’abri au-dessous.
Le gâchis paraissait affreux, se dit-il. Mais après tout, la guerre elle-même est un affreux gâchis. Tout le monde le sait. Il rédigerait, se promit-il en sortant de sa poche la bombe Mills, les plus belles et les plus poétiques des lettres à tous leurs parents.
Tandis qu’il regagnait en courant la ferme, il rejeta la brouette loin de lui pour l’envoyer basculer dans les ténèbres.
Le moment où elle percuta une haie coïncida exactement avec le tonnerre de la détonation d’explosifs lourds derrière lui.
La vue de Double Eddie avait coïncidé exactement avec le tonnerre d’une détonation de souvenirs en moi, comme l’éruption d’un volcan sous-marin, et j’avais besoin de me retrouver seul avec la lave en fusion des idées qui commençaient à monter et à durcir dans ma tête. Métaphore pompeuse, sans doute, mais voilà comment cela m’était apparu. Composer des métaphores, aussi farfelues soient-elles, me réconfortait. Quand votre vie est un espace vide, se retenir à toute image enracinée dans le monde réel vous aide à ne pas partir à la dérive.
Steve m’avait escorté à travers le campus jusqu’à Henry Hall, un peu affolé, je suppose, par la confrontation avec Double Eddie, et pressé de me quitter et de retrouver un moment la santé mentale de sa propre vie. Il devait avoir du travail, après tout, peut-être une petite amie avec qui partager sa matinée bizarre, à moins qu’il n’ait promis de rendre compte au docteur Ballinger.
« Écoute », dis-je en me tournant vers lui quand la maçonnerie victorienne revêtue de lierre de Henry Hall apparut à mes yeux, une vision d’une familiarité bienvenue dans un monde étranger. « Tu as été d’une amabilité incroyable. Tout ça a dû être très difficile pour toi, et franchement, j’apprécie. Je vais monter, maintenant, et me reposer un peu.
— Tu as ta clef ? »
Je fouillai dans la poche de mon short et la brandis. « Tout va bien », dis-je.
Il posa sa main sur mon épaule en maladroit témoignage d’affection. « Un jour, on rira de tout ça comme des bossus, dit-il.
— Absolument. Mais jamais je ne rirai de ton amabilité et de la compréhension dont tu as fait preuve. Seul un véritable ami aurait pu montrer autant de patience.
— Arrête de dire des bêtises », dit-il en rosissant et en détournant les yeux.
Très touchant, tout cela, vraiment. Je me demandai où il allait et ce qu’il allait raconter aux gens qu’il croiserait en chemin.
De retour dans ma chambre, la Chambre 303, ma chambre à moi, je me remis au lit où je m’étais réveillé et restai étendu sur le dos à contempler le plafond, réunissant avec précaution les pensées qui m’étaient revenues.
Je savais maintenant avec certitude que j’étais Michael Young, étudiant en histoire à Cambridge. Je savais aussi que la nuit dernière, quoi que l’expression la nuit dernière puisse recouvrir dans le cas présent, je me trouvais dans un laboratoire de Cambridge – un laboratoire où travaillait un physicien… un physicien qui s’appelait…? Ça me reviendrait.
Nous jouions avec une machine…
Tim ! La machine s’appelait Tim. T.I.M. Temporal Imaging Machine. Mais nous avions modifié le sens des initiales pendant que Leo travaillait sur…
Leo ? Tu vois, P’tit Chiot ? Tout revient, à présent. C’était Leo. Leo Zuckermann. Leo et moi avions modifié le sens des initiales pendant que nous travaillions sur la machine, si bien qu’elles signifiaient à présent Temporal Interface Machine, parce que nous avions besoin d’envoyer les pilules…
Des pilules ! Il y avait eu une poignée de petites pilules orange que Jane…
Jane ! Les pilules de Jane. Elles rendaient les hommes stériles. De façon permanente. L’alimentation en eau de la maison de Braunau-am-Inn, en Autriche. Nous avons envoyé les pilules là-bas. À Braunau-am-Inn…
Braunau !
Un tel flot de choses me revint que je crus que j’allais me noyer.
Alois. Klara. Le Meisterwerk. Entièrement terminé, jusqu’à la dernière virgule. Ma boîte aux lettres bourrée par une enveloppe adressée à Leo Zuckermann. Le parking. Le vandalisme sur la Clio. Le cartable qui éclatait. La thèse qui s’envolait. Leo qui ramassait les feuilles. La réconciliation avec Jane. Les pilules renversées. La rencontre avec Leo pour prendre le café. Une rencontre torride et moite avec Fraser-Stuart qui détestait ma thèse. Leo qui me montrait Tim. Auschwitz.
Auschwitz. Le père de Leo. Pas du tout Zuckermann. Bauer.
Je songeai au père de Leo, qui avait tatoué Leo et sa mère. Je pensai à Jane. Le tatouage sur son bras, la façon dont elle m’avait frappé sur mon bras non tatoué quand j’avais renversé les pilules.
Un tatouage sur le bras de Jane ? Je ne me trompe pas ?
Si le voyage dans le temps était possible, quelqu’un reviendrait s’assurer qu’on sépare les frères Gallagher à la naissance pour empêcher la formation d’Oasis. C’est bien ce que Jane avait dit ?
Liam et Noel Gallagher se trouvaient désormais à Princeton. Membres de la Société cliosophique, où Steve et Double Eddie faisaient de la barque à longueur de journée en écoutant Wagner.
Steve et Double Eddie, vêtus de lierre, en train de s’étreindre sur la berge de la rivière. Mais ma clef était tombée de la poche de Steve. Tombée dans la Cam pour virevolter vers le fond. Je vois son reflet d’argent qui tourne et tourne comme les célèbres pancakes à travers les remous de sirop d’érable. Ma clef… ma clef, ma clef…
« Mikey ! Mikey ! Réveille-toi. C’est l’heure. »
Je me rassis brusquement, la pellicule d’une sueur de sieste collant mon polo contre mon dos.
Steve me regardait. « Ça va, vieux ?
— Oui… oui. Ça va. Je vais bien. » Je regardai autour de moi la chambre, puis Steve.
« Tu es sûr ? Tu faisais un sacré rêve là. Genre, R.E.M… profond, tu vois ? Tu as les cheveux collés au front.
— Pardon ?
— Tu transpires. Je ne voulais pas te déranger. Mais on doit passer voir ce Taylor, à trois heures.
— Non, non, je t’assure. Je me sens bien. Beaucoup mieux. » Je me levai et enfonçai les pieds dans mes Timberlands, tremblant d’un nouvel enthousiasme.
« Hé ben, c’est parfait. »
Je pris Steve par le bras. « Il y a une chose que j’ai besoin que tu me dises, pourtant, lui dis-je. Même si elle te paraît dingue, est-ce que tu veux bien répondre à une seule question ?
— D’accord, vas-y. »
Je le regardai dans les yeux. « Dis-moi tout ce que tu sais, fis-je, d’Adolf Hitler.
— Adolf Hitler ?
— Oui, qu’est-ce que tu sais de lui ?
— Adolf Hitler, répéta-t-il lentement. C’est quelqu’un que tu connais ?
— Peu importe qui je connais », insistai-je, tout près de hurler, « qu’est-ce que tu sais, toi, de lui ? »
Steve réfléchit, fermant une seconde ses yeux bleu foncé, si bien que ses longs cils se rejoignirent, avant qu’il les rouvre comme s’il avait pris une ferme décision. « Non. Jamais entendu parler de ce type. Il fait partie de la faculté ? Tu as besoin de le voir ?
— Oh, merde, soufflai-je. Oh, putain de merde ! »
Je courus à la fenêtre et je l’ouvris.
« Leo, lançai-je au campus. Leo, où que tu sois, on a réussi ! Nom de Dieu, on a réussi, bordel ! »
Je traversai le campus sur un nuage. Chaque image, chaque son qui me parvenait était nouveau et parfait. Ce monde autour de moi resplendissait et brillait d’innocence, d’espoir et de perfection.
Si seulement je pouvais me rendre en Europe, à présent ! Contempler Londres, Berlin, Dresde, tous les édifices encore debout, entiers, solides, épargnés par le Blitz et tout ça, grâce à moi. Mon Dieu, j’étais un plus grand homme que la réunion de Churchill, Roosevelt, Gandhi, Mère Teresa et Albert Schweitzer.
Peut-être pourrais-je retrouver la trace de Leo et voir ce qu’il fabriquait.
Mais Leo ne serait pas Leo. S’il l’avait été un jour, c’était parce que son père l’avait fait tel dans une autre vie, une réalité parallèle volatilisée. Il était désormais… Comment s’appelait-il ? Bauer ! Axel Bauer, fils de Dietrich Bauer, savourant sans doute une vie allemande sans culpabilité ni souci, quelque part, tandis que le véritable Leo Zuckermann, qui n’avait pas été éliminé à l’âge de cinq ans à Auschwitz se trouverait quelque part, lui aussi. En Pologne, peut-être, exerçant en tant que docteur, musicien, fermier, instituteur ou – qui sait ? – un riche industriel qui fournissait du travail et de la sécurité à des milliers de gens.
Je me demandai ce que je faisais en Amérique. Mon père, au lieu de rejoindre l’armée, avait dû émigrer aux États-Unis avec ma mère avant ma naissance. Bon, j’irais les voir pour le découvrir. J’allais devoir m’accoutumer à ce nouveau monde. J’en faisais partie, après tout, depuis moins d’un jour. Tant de choses à savoir. Il fallait que je m’habitue lentement à ses usages. Le monde ancien n’était plus désormais qu’une construction aberrante dans ma tête, et seulement dans ma tête, une possibilité jamais concrétisée, un tournant jamais négocié. Un sujet pour roman d’horreur.
Auschwitz, Birkenau, Treblinka, Bergen-Belsen, Ravensbruck, Buchenwald, Sobibor. Qu’était-ce, maintenant ? De petites bourgades en Pologne et en Allemagne. De petites villes heureuses et ridicules, dont les noms avaient été lavés de péché et de blâme.
« Vous avez visité le charmant village de Dachau, en Allemagne ? Ça mérite amplement un détour sur l’itinéraire touristique. À portée très commode de la grande ville ancienne de Munich. Je recommande en particulier l’hôtel Adler. Pour ceux qui effectuent un circuit de la Saxe et du Nord, n’oubliez pas, après avoir visité Hanovre, que le petit hameau de Bergen-Belsen offre au voyageur le charme de l’ancien monde combiné au confort moderne. »
Je pouffai et m’étreignis, en mon for intérieur.
Mon propre sort, naufragé dans une histoire nouvelle, était accessoire. Nul ne croirait jamais ce que j’avais accompli ou de quelles racines historiques infernales j’avais émergé. Comment l’aurait-on pu ?
Des docteurs allaient s’assembler autour de moi, en secouant la tête devant ma forme unique d’amnésie. Un cas de perte de mémoire qui prenait la forme d’un changement d’accent, grand Dieu. Un article ou deux dans des journaux de neuropathologie, peut-être, voire un essai d’Oliver Sacks dans son prochain recueil d’anecdotes psychologiques : « L’Américain qui se réveilla anglais », ou « Un Rosbif du Hampshire à la cour des Yankees du Connecticut ».
Avec le temps, mon accent s’américaniserait et j’apprendrais mon histoire. Ce que j’avais réalisé resterait inconnu et ignoré.
J’imaginai un scénario à Cambridge, dans le mauvais monde d’antan.
Un homme vient me trouver et me dit : « Rendez-moi grâce. J’ai empêché la naissance de Peter Popper.
— Peter Popper, je lui réponds. Et qui c’est, bon sang ?
— Ha ! s’exclame le type. Exactement ! Il est né en 1900, et il a causé des morts, des catastrophes, des cruautés et des horreurs. Il a précipité le siècle dans une apocalypse de guerres intestines et une bestialité qui dépasse l’imagination.
— Il a fait ça ?
— Ouais, et je viens tout juste de l’empêcher de naître. Grâce à moi, Londres est toujours debout. Peter Popper l’a rasée avec une bombe en 1950. Je suis le sauveur du siècle. »
Bon, ce que je voulais dire… comment réagirait tout le monde, devant un tel discours ? Une petite tape sur la tête, quelques pièces de monnaie et une fuite précipitée. Non, je devrais me congratuler moi-même en sachant ce que j’avais accompli.
Steve, me guidant une fois de plus dans la traversée du campus, sourit de mon exubérance.
« On dirait que ce somme t’a fait du bien, non ?
— Tu peux le dire. Mon Dieu ! Que c’est beau, ici. »
Nous avons marché en silence, traversant des pelouses et des cours, jusqu’à ce que nous arrivions à un grand bâtiment en pierre au bord du campus.
Trois jeunes gens se tenaient oisifs à la porte, observant notre approche.
« Oh, flûte, souffla Steve.
— Qu’y a-t-il ?
— C’est les gars, c’est tout.
— Les gars ?
— Ouais. Scott, Todd et Ronnie. Ils étaient avec nous, la nuit dernière. »
Le plus grand des trois s’écarta du mur auquel il s’appuyait et vint à moi, la main tendue. « Hé bien, bonté grâciouse, dit-il avec un épouvantable accent anglais. Comment faites-vous, vieille branche, vieille baderne ?
— Casse-toi, Todd, fit Steve.
— Heu, salut, dis-je. Todd, c’est bien ça ?
— Exact, vieille branche. Je souis TÔdd, dit-il en prononçant le o court à l’anglaise. Et voici ScÔtt et voilà RÔnnie.
— Hé bien, répondis-je en m’essayant à l’accent américain, salut, Tadd, Scatt, Rannie. »
Ils rirent, mais avec un doute naissant.
« Je veux dire, genre, c’est une blague, non, allez, Mikey ? fit Scott.
— Euh, en fait, non, j’en ai peur, répondis-je. Steve vous a tout raconté, je suppose ? Je me suis réveillé ce matin avec l’idée que j’étais anglais. Je suis incapable de me souvenir de grand-chose sur moi-même. Je sais, ça paraît bizarre, mais c’est la vérité.
— Ah ouais ?
— Hum-hum.
— Sans déc’, fit Ronnie. T’essaies de nous dire que tu te souviens pas des cent dollars que je t’ai prêtés la semaine dernière ?
— Connard, lança Steve pendant qu’ils s’esclaffaient de mon embarras. Bon, allez, les gars ? Vous aviez dit que vous nous ficheriez la paix.
— Hé, protesta Scott. On a partagé un appart’ avec ce zozo une année entière, merde. On a autant le droit que toi de le fréquenter, maintenant qu’il a perdu la boule.
— Sauf qu’on a peut-être pas autant le désir de se retrouver près de lui, Burns, si tu vois ce que je veux dire ?
— Bon, écoutez », intervins-je, alarmé par la gêne de Steve. « Je sais, ça doit vous paraître vraiment dingue. Ça vient sans doute d’un coup sur la tête. Mes parents sont anglais, alors il y a peut-être un rapport. »
Scott m’assena une claque dans le dos. « On est avec toi, mec. Par contre, t’attends pas à ce que je te paie un jour une autre vodka. Plus jamais. C’est compris ?
— Tiens bon, Mikey. »
Steve me fit franchir leurs rangs pour aller à une porte.
« Tant que tu n’as pas oublié comment lancer ton slider », déclara Ronnie tandis que nous entrions.
Oh, bon Dieu, me dis-je. Du base-ball ! J’ignore tout du base-ball. Et la philosophie ! La philosophie est censée être ma matière principale. Il y a des moments pénibles à l’horizon.
« Et les laisse pas te planter des électrodes, compris ? »
J’ai failli éclater de rire en me retrouvant nez à nez avec Simon Taylor.
Le panneau sur sa porte annonçait PROFESSEUR S R St C TAYLOR et l’antichambre claire où sa secrétaire était assise devant un ordinateur m’avait conduit à attendre le genre d’atmosphère climatisation, détente, short coton gris, high-tech et « salut les mecs » qui semblait prévaloir sur la plus grande partie du campus.
« Le professeur Taylor vous attend », avait dit la secrétaire en nous indiquant, à Steve et moi, de nous asseoir. « Voulez-vous un verre d’eau ?
— Merci », fis-je.
La secrétaire hocha la tête et revint à son ordinateur. Je la regardai avec une certaine confusion jusqu’à ce que Steve me flanque un coup dans les côtes et me montre du doigt une grande bombonne d’eau renversée dans un coin.
« Oh, fis-je en me levant. D’accord. Bien sûr. »
À côté du distributeur d’eau se trouvait une colonne de gobelets coniques en papier.
« Super ! dis-je. J’en ai vu tant de fois dans les films. Edward G. Robinson, tu sais ? On se verse un verre d’eau, il y a un grand grondement de bulles d’air dans la bonbonne et ensuite, on doit boire l’eau d’un seul coup, froisser le gobelet en papier et le lancer dans une corbeille. Je veux dire, on ne peut pas poser ce genre de gobelets sur une table, hein ? »
La secrétaire me dévisagea et Steve remua avec embarras sur son siège.
« Contente-toi de boire, Mikey, dit-il.
— Oh. Exact. Oui. Et toi ? »
Steve secoua la tête et reprit sa contemplation du mur d’en face. Je savourai mon verre d’eau glacée, vins le rejoindre sur le canapé et ensemble nous scrutâmes un poster encadré de « La joueuse de luth » de Vermeer.
Au bout d’une dizaine de minutes, la porte du cabinet de Taylor s’ouvrit, et l’homme apparut en personne.
C’est à ce moment-là que j’ai failli éclater de rire.
Il mesurait un bon mètre quatre-vingt-quinze, portait un costume trois pièces en lin, une cravate universitaire rayée et une expression de perplexité décontenancée à la Alastair Sim. Il avait une pipe en bruyère vissée entre ses dents jaunes et, au-dessus, la fine bande d’une moustache à la Ronald Colman. Toute son apparence puait le club britannique imprégné de gin à Kuala Lumpur ou l’avant-poste adultérin à la Graham Greene en Afrique coloniale.
« Ah, messieurs ! Et lequel de vous deux est Michael Young ? »
Retenant un sourire, je levai une main hésitante et me levai. Il me regarda et hocha sèchement la tête.
« Et vous, jeune homme, vous devez être Steven Burns ?
— Oui, m’sieur, fit Steve.
— Très bien, très bien. Je me demandais si vous seriez assez aimable pour patienter encore un peu ici ? Il se peut que je vous prie de venir nous rejoindre, tout à l’heure.
— Pas de problème, monsieur.
— Virginia aurait peut-être la bonté de vous trouver une tasse de café ou un soda ? Piochez dans les magazines, les revues. Parfait, parfait. Bon, si vous voulez bien entrer, Mr Young, nous allons pouvoir avoir un petit entretien. »
Taylor me tint la porte ouverte par le haut, si bien que je passai sous son bras pour entrer dans le cabinet, jetant un regard inquiet à Steve par-dessus mon épaule.
« Et si vous alliez vous asseoir là-bas, mon petit vieux ? »
Le cabinet avait des murs lambrissés de bois sombre, avec un bureau face à la fenêtre principale. Un sofa en cuir matelassé bordait un mur, et c’est lui que m’indiquait Taylor.
« Vous pouvez fumer. Ma vieille bouffarde ne vous dérange pas, j’espère ? »
Je secouai la tête et cherchai à tâtons le paquet de cigarettes dans mon short. Lorsque Taylor se pencha en avant pour allumer une Lucky écrasée, je ne pus retenir une exclamation de surprise :
« St-Matthew !
— Pardon ?
— Votre cravate. Vous êtes un ancien de St-Matthew. »
Il opina doucement et secoua son allumette pour l’éteindre. « J’ai cet honneur. » Il tira une chaise de devant son bureau et la plaça face au sofa, pour s’y installer lentement. « Peu de gens reconnaissent ce genre de cravate, ici. Racontez-moi ce que vous savez de cet endroit. »
Pendant que je préparais ma réponse, il tendit une longue main, prit une chemise beige sur le bureau et l’ouvrit.
J’affrontais un dilemme. Je n’avais, me semblait-il, aucune raison de révéler tout ce que je savais sur Cambridge et l’Angleterre. Pour ce que mon dossier allait lui apprendre, j’étais né et j’avais grandi aux États-Unis. Montrer une connaissance des détails bizarres d’une université paraîtrait très incongru, chez un Américain sédentaire. Toutefois, le m’as-tu-vu inné en moi mourait d’envie de le méduser par ma connaissance intime de tout ce qui était anglais. Peut-être cela le pousserait-il à croire à la projection astrale et aux expériences de sortie du corps. Je commençais à comprendre que ce monde m’offrait de l’amusement et du pouvoir.
« Hé bien, dis-je, c’est un collège de Cambridge, non ?
— Vous avez déjà visité Cambridge, Michael ?
— Euh, pas exactement, mais vous savez… je m’intéresse à ce qui est anglais. Mes parents, tout ça… Alors, j’ai lu pas mal de choses.
— Hum. Vous avez raconté au docteur Ballinger qu’en fait, vous viviez à Cambridge, si je comprends bien ? Cambridge, en Angleterre. Et St-Matthew est le collège que vous avez cité.
— Ah. » Je fis une grimace. « Vous comprenez, j’étais vraiment perturbé en me réveillant, ce matin. Je ne me souvenais plus de rien. De rien du tout.
— Vous vous souveniez du langage.
— Hé bien, oui… manifestement.
— Manifestement ?
— Hé bien, je veux dire, ce n’est pas le cas, d’ordinaire, avec l’amnésie ? »
Il haussa les épaules. « À vous de me le dire, mon jeune ami. »
Nous laissâmes se développer un silence. J’eus l’impression que se livrait une bataille de volontés. Taylor perdit. « Alors, dites-moi, reprit-il, ce que vous savez de Cambridge en général. Tout ce qui vous passe par la tête.
— Hé bien, c’est la deuxième plus ancienne université d’Angleterre. Après Oxford, bien entendu. Elle se compose de collèges. Des noms comme Trinity, King, St-John, St-Catharine, St-Matthew, Christ, Queen, Magdalene, Caius, Jesus, ce genre de choses.
— Épelez-moi Magdalene. »
En me maudissant, je m’exécutai.
« Très bien. Caius, maintenant. »
Oh, après tout, me dis-je. Au point où j’en suis…
Taylor prit des notes sur un calepin. « Et pourtant, vous saviez qu’on prononce modline et keïze, n’est-ce pas ?
— Ben, comme je vous ai dit, j’ai beaucoup lu.
— Je me demande quels livres ? Vous vous souvenez ?
— Euh, non, pas vraiment. Des livres, quoi.
— Je vois. Et Princeton, maintenant ? Que savez-vous de Princeton ? »
Je mis fiévreusement mon esprit à sac en quête de chaque pépite de savoir que Steve avait recrachée ce matin pendant que nous traversions le campus.
« Nassau Hall, dis-je. Nommé d’après le prince Guillaume d’Orange-Nassau, mais on aurait pu le baptiser d’après un certain Belcher, sauf qu’il était trop modeste. Washington est venu ici signer le Traité d’Indépendance. Non, c’était à Philadelphie, plutôt ? Enfin, bref, Washington est venu ici, et c’était la capitale de l’Union pendant quelque temps. Nous sommes autorisés à faire flotter le drapeau de nuit, un truc comme ça. Il y a un portail qu’on ne doit pas franchir avant d’avoir son diplôme. L’extrémité ouest du campus s’appelle les Bas-Fonds. Oh, vous savez, plein de choses. Le Wawa Minimart. Les sophomores. Vous voyez… » Je fis un geste léger.
« Où se situe Rockefeller College ?
— Euh…
— Dickinson Hall ? La Tour ? »
Je déglutis. « Pardon ?
— Et pourquoi, je m’interroge, avez-vous dit que Nassau Hall avait été nommé d’après le prince Guillaume d’Orange-Nassau et qu’il aurait pu l’être d’après Jonathan Belcher ?
— Mais… ce n’est pas le cas ?
— Si, mais vous êtes américain, non ?
— Voilà, oui, assurai-je. Bien sûr. Simplement, j’ai cet accent ridicule en tête, en ce moment. Mais il va disparaître peu à peu, je le sens.
— Mais voyez-vous, un Américain ne dirait pas qu’on a nommé quelque chose d’après quelqu’un, si ? Ils diraient qu’on l’a nommé en l’honneur de quelqu’un.
— Ah bon ?
— Cela fait partie de ces toutes petites différences. Tout le monde connaît les trottoirs, sidewalks ou pavements, les torches électriques, flashlights ou torches, les rideaux, drapes ou curtains. Mais nommé d’après ou nommé en l’honneur… c’est vraiment extraordinaire que votre changement d’accent incorpore également une nuance idiomatique aussi précise. Vous ne trouvez pas ? »
J’écartai les mains. « Ça me vient de mes parents, je suppose, fis-je. Je veux dire, ils sont anglais, après tout. J’ai sans doute hérité ça d’eux, non ?
— Mouii, répondit-il sur un ton dubitatif. Mais ils vivent ici depuis longtemps, et vous avez suivi le lycée et les classes de prépa en Amérique, non ? »
Je restai assis sans mot dire, à me demander où tout ceci nous menait.
« Alors, parlons de vos parents, en ce cas, d’accord ? »
Je regardai le tapis. « Pour sûr. Que voulez-vous savoir ? »
Taylor se leva et commença à arpenter la pièce, allumant et rallumant sa pipe sans résultat tandis qu’il discutait. « Vous savez, tout ceci est très curieux, vieille branche. Vous avez commencé par semer dans la conversation des américanismes tels que je suppose, et vous voilà qui lancez un pour sûr en prononçant les r à l’américaine. Vous avez déployé beaucoup d’efforts pour convaincre le docteur Ballinger que vous étiez britannique à cent pour cent, aussi anglais que les blanches falaises de Douvres, élevé dans le Hampshire, et on dirait à présent que vous cherchez à me convaincre que vous êtes aussi américain que la tarte aux pommes et que votre accent naturel revient aussi mystérieusement qu’il avait disparu.
— Vous êtes en train de me dire que vous ne me croyez pas ?
— J’essaie juste de comprendre, mon vieux. Tout cela est un soupçon incohérent, non ? Il vaudrait beaucoup mieux en venir à la vérité, vous ne trouvez pas ?
— Mais qu’est-ce qu’il se passe, ici ? C’est un interrogatoire de police ? Enfin, damnation, j’ai rencontré ici des gens qui me connaissent. J’ai vu mon permis de conduire… bordel, mon permis de conduire, ma chambre à Henry Hall, mes cartes de crédit, la totale. Je me suis réveillé avec une bosse sur le crâne et un accent zarbi. Ça s’arrête là. Il me semblait que le but recherché, c’était que vous et tout le monde me disiez la vérité. Moi, j’ai ma mémoire en vrac. Tout ce que je demande, c’est de reprendre ma vie.
— C’est tout ce que vous voulez ? Oublier que tout ça s’est passé, reprendre votre vie et terminer vos tripos ?
— Oui ! Exactement. Je veux dire, je suis là pour ça, quand même !
— Et votre lecture ?
— La philosophie.
— Alors, là, voyez-vous, je suis vraiment perplexe. Aucune université au monde en dehors de Cambridge n’emploie le mot tripos pour parler de cours menant à un diplôme. Et à Princeton, nous n’employons certainement pas le terme lecture pour parler de matière. Tout cela est très difficile à comprendre.
— Hé bien, bravo, vous avez un cas qui peut vous bâtir une réputation. Où est le problème ?
— Le problème, vieille branche, c’est que rien de tout cela n’a de sens.
— Alors, vous pensez que je mens ? Vous croyez que je vous fais marcher ? Dans ce cas, super. Oui, vous avez tout à fait raison. Tout ça est une arnaque. Une blague. Un canular. Un gag. Je ne sais plus le mot correct. J’ai fait ça pour un pari. Je suis complètement rétabli, à présent. Ch’suis américain comme la tarte aux pôommz. Ah, pour sûr, partenaire, ch’suis un fi de garce d’américquîîn, et j’crois bîn, si zavez pas d’objectiûns, que j’va m’carapater su’l champ, j’vous remârcie bîn, bîn le bonsouère.
— Miséricorde ! » s’exclama Taylor, sourcils une fois de plus en plein mode stupeur, façon Alastair Sim.
« Et pisk’on parle de zarbi, d’où diable vous sortez tout ce cirque, vieille branche, mon jeune ami, le parapluie dans le cul, hein ? Aucun Anglais authentique ne parle de cette façon depuis trente ans. On dirait une version étranglée de Peter Sellers dans Docteur Folamour.
— Pardon ?
— Laissez tomber. Vous n’avez pas la moindre idée de ce dont je parle. Je suppose que vous n’avez jamais entendu parler de Peter Sellers, si ? »
J’ai compris à son expression ahurie que non.
Je pris subitement conscience qu’il devait y avoir des pans entiers du cinéma qui n’avaient jamais existé, des acteurs de cinéma que la guerre et les circonstances avaient poussés vers le statut de vedettes dans mon monde, mais qui étaient restés des inconnus ici. Folamour, Le jour le plus long… Grand Dieu, Casablanca… Casablanca n’existait pas !
Mais alors, réfléchis… songe à tous les films nouveaux que ce monde a tournés au cours des cinquante dernières années et que tu vas pouvoir rattraper.
Bon Dieu ! Je pouvais faire fortune. Écrire Casablanca ! Bon sang, je le connaissais quasiment par cœur, le dialogue, les images. Le Troisième homme ! Ça aussi, je pouvais l’écrire… Stalag 17, La grande évasion, L’espion qui venait du froid. Bon Dieu…
Taylor avait cessé d’arpenter la pièce et s’était rassis devant moi, balançant ses jambes qui s’ouvraient et se fermaient, si bien que je pouvais voir l’entrejambe froissé et taché de sueur de son pantalon de drap.
« Bon, écoutez-moi, Michael. Je vais vous parler en toute franchise. Ça vous paraît correct ? »
Je chassai de mon esprit mes rêves de gloire cinématographique et opinai avec circonspection.
« Je n’irai pas prétendre que je comprends exactement ce qui se passe dans votre tête. L’hypnose est une possibilité, bien entendu. L’autohypnose en est une autre.
— Vous suggérez que…
— Je dresse simplement l’inventaire des possibilités, vieille branche. On a pu vous hypnotiser, peut-être pour plaisanter, peut-être pour des raisons moins respectables. Il se peut que vous soyez le seul responsable, de façon accidentelle ou délibérée, difficile de le déterminer. Il se peut même que vous ne soyez pas qui vous prétendez être.
— Hein ?
— Il y a, bien entendu, différents tests que nous pourrions pratiquer.
— Ça vient forcément d’un coup sur le crâne. Je veux dire, ça arrive, non ?
— Pas à ma connaissance, Michael, non. Je crois que le mieux à faire, pour nous, c’est de vous garder en observation quelque temps.
— Mais je me sens bien. Ça s’en va. Je le sens.
— Je ne parle pas nécessairement de vous garder au lit. Si vous acceptez de vous soumettre à quelques tests au cours des quelques jours qui viennent, je crois pouvoir vous garantir la permission de rester en liberté. Il vaudrait sans doute mieux nous restituer votre permis de conduire, toutefois. Nous ne voudrions pas que vous partiez en balade. Après tout, j’ai la conviction que vous comprenez les… euh, les implications de tout ceci ?
— Les implications ? » répétai-je, parfaitement médusé. « Quelles implications ?
— Ce serait probablement une bonne idée de prendre contact avec vos parents. Vous ne leur avez pas téléphoné, pour votre part ?
— Je ne connais même pas leur… » commençai-je, avant de m’interrompre. « Enfin, je voulais dire, je ne sais même pas s’ils sont à la maison en ce moment. Je veux dire, ils doivent travailler. Je ne voulais pas les inquiéter.
— Malgré tout, je suis sûr qu’on va les contacter. À présent, si vous voulez bien attendre dehors, j’aimerais discuter avec Mr Burns. »
Je me retins juste à temps de demander avec des jurons américains colorés qui pouvait être ce Mr Burns, en comprenant qu’il parlait de Steve, et je regagnai la porte, avec la tête qui tournait, le long bras de Taylor sur mon épaule et mon permis de conduire dans sa main.
On prit des dispositions pour que, dès le lendemain matin, je me présente dans les laboratoires de la Faculté de Psychologie afin de subir des tests. D’ici là, Steve se retrouvait une fois de plus avec moi sur les bras.
Il parut songeur sur le chemin du retour à travers le campus.
« Qu’est-ce qu’il t’a dit ? demandai-je.
— Oh, rien, répondit-il, il m’a juste posé des questions. Tu sais, depuis combien de temps je te connaissais, ce genre de choses.
— C’est une vraie plaie, pour toi, non ? Tu sais, si tu veux me laisser tout seul, je vais très bien me débrouiller, je suis sûr.
— Impossible, Mikey. Tu te perdrais, et ce serait ma faute. D’ailleurs, ajouta-t-il avec tact, ce ne serait pas bien. Tu as besoin de quelqu’un. »
J’y réfléchis. « Merci, lui dis-je. Je sais, je n’arrête pas de te remercier, mais merci quand même. »
Il haussa les épaules.
« Mais de quoi parlait Taylor, m’enquis-je, quand il disait que tout ceci avait des implications ? »
Steve secoua la tête avec détermination. « Et si on parlait d’autre chose ? »
J’avais tant de questions à lui poser. Je voulais connaître l’histoire. Je voulais savoir tout ce qu’on pouvait savoir sur l’histoire des soixante dernières années. Soixante-trois ans. L’histoire européenne depuis 1933. Je voulais connaître les vedettes de cinéma, les stars du rock, le président, bon sang ! Le Président, le Premier ministre, tout. Je compris que de telles questions risquaient de l’affoler, aussi ai-je tenu ma langue. Je m’éclipserais plus tard pour trouver une bibliothèque.
En premier lieu, jugeai-je, je lui devais quelque chose.
« Et qu’est-ce que tu en penses ? proposai-je. Si on allait faire un tour au Barrister & Alchemist pour prendre un verre ?
— Alchemist & Barrister, rectifia-t-il automatiquement.
— Ouais, ouais. Peu importe. Je ne parle pas de se soûler la gueule, ou quoi que ce soit. Sait-on jamais ? Un petit coup d’alcool et je pourrais émerger d’un coup, redevenir comme avant.
— D’accord, fit-il. Mais doucement avec la vodka.
— On ira mollo sur la vodka », lui promis-je en songeant à Jane et aux réceptions de la Semaine de Mai.
L’Alchemist & Barrister était bas de plafond, sombre et accueillant, à l’intérieur. Le barman semblait me connaître et me cligna de l’œil avec cette sympathie distante qu’on finit par reconnaître chez ceux qui travaillent dans les villes universitaires. Tous les étudiants sont des crétins, semblait dire ce clin d’œil, mais vous dépensez du fric et nous savons donner l’impression que nous vous trouvons cool et intéressants.
Steve et moi prîmes un siège en terrasse à boire une agréable bière à l’anglaise sous un grand store en toile, en regardant passer les gens. À la table à côté de nous, deux hommes en chemisettes écossaises consultaient une carte et discutaient de randonnées.
« Je suppose qu’il y a des tas de touristes qui viennent ici ? »
Haussement d’épaules de Steve. « Des tas, si on compare avec le New Jersey, sans doute.
— Ces deux-là verraient mieux leur plan s’ils retiraient leurs lunettes de soleil, commentai-je en soufflant un nuage satisfait de fumée de tabac. Mais je suppose que les touristes sont les mêmes partout. »
Steve hocha distraitement la tête et but un peu de bière.
« Tu vas me prendre pour un cinglé, je sais, ajoutai-je, mais je suis extrêmement heureux, en ce moment.
— Ah bon ? » Steve paraissait surpris. « Comment ça se fait ?
— Tu ne comprendrais pas si je te le disais.
— Essaie toujours.
— Je suis heureux, parce que, quand je t’ai posé la question tout à l’heure, tu m’as dit que tu n’avais pas entendu parler d’Adolf Hitler.
— Et ça te rend heureux ?
— Tu n’as aucune idée de ce que ça représente. Tu n’as jamais entendu les noms de Hitler, de Schickelgruber, ou de Pölzl. Tu n’as jamais entendu parler de Braunau, tu n’as jamais…
— Braunau ?
— Braunau-am-Inn, en Haute-Autriche. Ce n’est même pas un nom, pour toi, et ça fait de moi le plus heureux des hommes vivants.
— Hé bien, tant mieux pour toi.
— Tu n’as jamais entendu parler d’Auschwitz ni de Dachau, bredouillai-je. Tu n’as jamais entendu parler du parti nazi. Tu n’as jamais entendu…
— Holà, holà, fit Steve. D’accord, je ne suis pas Mr Science, mais qu’est-ce que tu sous-entends, quand tu dis que je n’ai jamais entendu parler du parti nazi ?
— Ben, c’est le cas, non ?
— Mais tu es cinglé ? »
Je le fixai. « Mais tu ne peux pas. C’est impossible.
— Oh, bien sûr, répliqua Steve en s’essuyant la mousse des lèvres, et je n’ai jamais entendu parler de Gloder, de Göbbels, d’Himmler ou de Frick, c’est ça ? Hé, fais attention ! »
Steve attrapa mon poignet pour redresser la bouteille dans ma main. Un lac pétillant s’étala sur la table entre nous et, débordant, la bière froide et sombre coula goutte à goutte.
« La brasserie Sternecker ? » répéta Gloder, en essayant de réprimer le mépris et l’incrédulité dans sa voix.
Mayr sourit. « Nous sommes à Munich, Rudi. Tout ce qui se passe à Munich se doit d’entretenir des rapports avec la bière, tu le sais. Les trois mille radicaux d’Hoffman se réunissaient au Löwenbräu. Leviné a lancé sa révolution d’avril dans une brasserie, la racaille des chômeurs d’Augsburg s’est réunie au Kindkeller, on a abattu les derniers juifs bolcheviques dans une brasserie. Ce n’est que justice, finalement : la bière alimente la politique de la ville, comme le faisait l’essence pour la guerre !
— Et pourquoi devrais-je encore passer une soirée étouffante à écouter une réunion de professeurs illuminés et de Thulistes cinglés ?
— Rudi, mon département manque d’hommes en qui je puis avoir confiance. J’ai besoin de Vertrauensmänner fiables, de porte-parole, d’observateurs et d’organisateurs capables de raisonner tous ces groupuscules et de repérer ceux qui sont dangereux. La semaine dernière encore, il y a eu un ex-caporal dont j’aurais pu jurer de la fiabilité… Karl Lenz, Croix de Fer avec feuilles de chêne, références impeccables de son commandant de brigade. J’avais besoin d’un homme pour aller à Lechfeld, que nous pensions contaminé par les Bolcheviques et les Spartakistes… Ne fais pas la grimace, c’est le jargon en vigueur, je n’y peux rien… Donc, j’ai envoyé ce Lenz, comme élément d’un Aufklärungkommando pour discuter des Termes et exprimer les vues de l’armée sur les groupes politiques. En fin de compte, il était lui aussi un genre de Rouge, en secret. Lauterbach me raconte qu’il a convaincu la moitié de l’assistance qu’il valait mieux parier sur Lénine que sur Weimar. Tu vois à quoi je dois faire face. »
Gloder leva une main pour protester. « D’accord, d’accord. Je vais y aller. Je ne promets pas de passer une soirée agréable, mais je vais y aller.
— Renseigne-toi sur ces gens, ne leur fais pas de discours et ne leur donne pas l’impression qu’on les espionne. Fais-toi une idée pour moi, trouve ce qui les motive, hein ? »
Ainsi Rudi se retrouva-t-il plus tard ce soir-là en train de descendre la Promenadestraße, en sifflotant tout seul. Il jetait des coups d’œil amusés aux slogans et aux dessins sur les murs, en passant.
« Rache ! »
Voilà, pensait Rudi. Vengeance. Très subtil, politiquement. Adulte.
« Denkt an Graf Arco-Valley, ein deutsche Held ! »
Rudi regarda autour de lui vers l’autre côté de la rue, et se souvint qu’en cet endroit précis, le comte Arco-Valley avait tiré son pistolet pour étendre mort le juif communiste Kurt Eisner de deux balles dans la tête. Cela s’était passé par une froide journée de février, avec sur le sol une couche de neige plus abondante qu’on n’en avait vu à Munich depuis des années. Rudi se trouvait à peu de distance de là et avait failli être lui-même atteint par un des trois coups de feu tirés en représailles contre Arco-Valley par le garde du corps d’Eisner. Ensuite, il s’était retrouvé dans la situation ironique et risible de devoir aider le secrétaire juif d’Eisner à tenir à distance une bande de Spartakistes et de racaille rouge du même acabit, qui voulaient lyncher sur place Arco-Valley blessé. Rudi s’était rendu en voiture de police avec le comte expirant chez un chirurgien (encore un juif) qui avait réussi à garder le patient en vie assez longtemps pour qu’il prononce un discours de justification décousu. « Eisner était le fossoyeur de l’Allemagne. Je le haïssais et je le méprisais de tout cœur… » avait bredouillé Arco-Valley. « Continuez le combat pour le deutsche Volk, Gloder. La Patrie a besoin d’hommes comme nous. »
Rudi avait tapoté la main du mourant et prononcé une suite de nobles riens du tout teutoniques pour le réconforter. Il ne connaissait l’homme que vaguement, tous deux étaient des héros de guerre copieusement décorés, les grandioses rubans sur leurs manteaux élimés leur valant des bières gratuites dans un nombre désormais décroissant de brasseries dans toute la Bavière. Le comte avait accompli ses actions d’éclat sur le Front russe, Rudi dans les Flandres. Néanmoins, Rudi n’avait jamais aimé l’homme ; c’était un de ces Autrichiens plus allemands que les Allemands, dégoulinant d’un genre de pangermanisme mystique qui répugnait à Rudi, comme une portion excessive de Sachertorte viennoise. Arco-Valley ne s’était jamais remis de l’amère humiliation de se voir refuser l’admission dans la Société Thulé à cause de sa mère juive, un détail qui amusait énormément Rudi.
Toutefois, les Thulistes avaient désormais oublié opportunément l’affaire, et Arco-Valley était simplement une des fleurs martyres qui se fanait dans le jardin des souvenirs de l’extrême droite antisémite et nationaliste. Les groupes völkisch, les Thulistes, les Germanen Orden et trente à quarante autres groupes surexcités, chacun revendiquant leurs infinitésimales variations de nuances et d’emphase comme des bases majeures de différence de doctrine. Mon Dieu, la tour de Babel en aurait passé pour une conférence en Espéranto.
Rudi longea un autre message, peint en lettres rouge vif de deux mètres de haut.
« Juden-Tod beseitigt Deutschlands Not ! »
Ma foi, possible. Vaguement possible. Mais il semblait à Rudi, cependant, que l’Allemagne avait besoin de plus que de la mort de quelques juifs pour alléger sa douleur. Elle avait besoin de grandir.
Sous le slogan, il vit, grossièrement exécuté, la peinture bavant de chaque crochet, le fouet de feu sacré teutonique, la Hankenkreuz que chaque soldat de la Deuxième Brigade Navale de Freikorps du colonel Erhardt avait été forcé de peindre sur son casque lorsqu’ils étaient venus écraser la faiblesse du Soviet bavarois autoproclamé, la première semaine de mai. L’insigne de chaque groupe de droite en Allemagne. Ce que représentaient la faucille et le marteau pour le Marxiste, la Swastika l’était pour le nationaliste. Elle avait remplacé l’aigle comme totem d’allégeance.
Transpirant dans la chaleur de fin septembre, Rudi obliqua dans le dédale de petites rues médiévales qui menait vers l’est dans la vieille ville.
La réunion, semblait-il, se tenait dans l’arrière-salle de la ridicule petite brasserie Sternecker, où l’on servait les consommations. Le moral de Rudi plongea. D’après le souvenir qu’il avait gardé de cet espace, il y avait peu de chances d’y accueillir plus d’une centaine de personnes. La soirée allait être mortelle. L’ennui, déployé dans une moite puanteur de malt et de levure de bière.
Il y avait un livre ouvert posé sur une petite table près de la porte qui donnait sur la salle de réunion.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Gloder en fronçant les narines avec dédain.
— Le registre des invités, monsieur », répondit un manchot aux cheveux carotte, assis à la table, en considérant d’un œil nerveux les rubans de médailles sur le manteau de Rudi.
Rudi signa de son nom, qu’il souligna d’un paraphe. « Rappelez-moi le nom de ce groupe particulier ? demanda-t-il sur un ton traînant. Le Parti populaire pangermanique ? Le Parti national ouvrier ? Le Parti national allemand ? Le Parti national populaire ? Le Parti allemand allemand pangermanique allemand ? »
Le jeune homme rougit. « Le Parti ouvrier allemand, monsieur.
— Ah, oui, bien sûr, murmura Rudi. Suis-je bête. »
Le jeune homme regarda la signature et se remit debout d’un bond. « Pardonnez-moi, Herr Major ! s’exclama-t-il. Le colonel Mayr nous avait dit de vous attendre à sept heures, je croyais que vous ne viendriez plus ! »
Rudi poussa un soupir, rectifia son manteau dans son dos – la soirée était chaude, mais il aimait porter un manteau sur les épaules, à la mode arrogante des Prussiens – et suivit lentement le jeune homme dans la salle.
« C’est Herr Dietrich Feder qui parle », chuchota le jeune homme avant de s’incliner et de quitter la salle.
Rudi hocha la tête, épousseta d’un coup de son gant le siège d’une chaise en bois, s’assit et regarda nonchalamment autour de lui.
Il ne devait pas y avoir plus de quarante ou cinquante hommes présents. Et une femme, également, nota Rudi. Il lui sembla la reconnaître : la fille d’un juge local. Agréable, des seins ronds, mais une intensité effroyable dans son regard de myope.
L’assistance semblait accorder à Feder plus d’attention qu’il n’en méritait. Rudi le connaissait depuis longtemps : un fanatique en matière d’économie. Il vantait sa bizarre mixture de Marxisme réchauffé servie avec l’habituelle rasade d’anti-syndicalisme et de haine des juifs. Franchement, écouter les orateurs politiques, ces temps-ci, revenait à visiter une sordide parade de monstres mutants. Admirez la femme chèvre-léopard ! Frissonnez devant le garçon singe-chat ! Ébahissez-vous devant les ambiguïtés de l’anticommuniste marxiste ! Émerveillez-vous des contorsions du sécessionniste pro-Weimar !
Sur le plancher traînait un carré de papier jaune imprimé à bon marché que Gloder ramassa pour l’étudier. À en croire ce tract, il écoutait une conférence intitulée “Comment et par quels moyens abolir le capitalisme ?”
Rudi se demanda distraitement si en fait ce parti, en dépit de tout son attirail et de sa rhétorique de droite, ne serait pas une couverture pour les Marxerei. Sans aucun doute, Moscou s’intéressait profondément à la politique intérieure allemande. Ils ne rechignaient pas à s’infiltrer jusque dans les plus infimes et les plus médiocres fractions politiques. Et regardez comme ils avaient expédié Béla Kun à Budapest avec un cadre de commissaires, une liasse de billets et la consigne de rendre compte par radio à Lénine en personne. Le gouvernement Karolyi s’était effondré pratiquement du jour au lendemain et la Hongrie avait rejoint le giron bolchevique. L’Europe était un cadavre en décomposition, mûr pour les corbeaux charognards communistes.
Feder se présentait ouvertement comme un socialiste, mais un socialiste nationaliste, anticommuniste et antisémite. Était-ce une ruse bolchevique, ou y aurait-il un but véritable là-dessous ? Il parlait sans rouerie ni habileté politique apparente, mais quelque chose dans ce mélange d’idées séduisait Rudi. Feder faisait la distinction entre ce qu’il qualifiait de Bon Capitalisme, le capitalisme des mines, des chemins de fer, des usines et des munitions, et le Mauvais Capitalisme, celui des officines d’affaires, des banques et des institutions de crédit de toute sorte : en bref, le Capitalisme du travailleur allemand opposé au Capitalisme de la sangsue juive.
Rudi prit une série de notes avec un stylo gainé d’argent dans son mince calepin en cuir noir. Enquêter sur Dietrich Feder. B-frère de l’historien Karl Alexander von Müller ? Est-il de la mm famille Feder qui travaillait pour le prince Otto de Bavière, plus tard roi de Grèce ? Affiliations connues ? Influence de Dietrich Eckart ?
Il referma le calepin et écouta avec amusement lorsqu’un nouvel orateur se leva, un professeur Baumann, apparemment, qui après quelques fadaises sentimentales pour féliciter Feder, avait commencé à défendre avec passion une sécession entre la Bavière et l’Allemagne afin de former avec l’Autriche une Sainte Alliance Catholique débarrassée des juifs.
Rudi avait promis à Mayr qu’il ne prendrait pas la parole, mais on ne pouvait pas laisser passer ce genre d’inepties.
Il se leva et s’éclaircit la gorge.
« Messieurs ! Puis-je dire quelques mots ? » dit-il, et il eut la satisfaction de voir le silence s’établir immédiatement. Se retournant vers la fille du juge, il exécuta une petite courbette et claqua des talons avec un « Gnädiges Fraülein ! » de politesse. Il fut satisfait de voir s’allumer un rosissement léger sur les joues pâles de la jeune fille. Tandis qu’il gagnait le centre de la salle, il lui revint à l’esprit qu’elle s’appelait Rosa. Rosa Dernesch, et il se félicita du fonctionnement fluide de son cerveau, pour qu’une partie puisse isoler un détail aussi réduit tandis que le reste préparait une adresse publique.
« Permettez-moi de me présenter ! » dit-il en souriant tandis qu’un professeur Baumann plutôt décontenancé s’asseyait, avec manifestement bien des choses à dire encore sur le sujet de la Bavière. « Je m’appelle Rudolf Gloder. Vous pouvez voir à ce manteau que je suis commandant dans l’armée. J’ai été envoyé ici par le colonel Mayr de l’unité de propagande de l’Armée bavaroise pour vous observer. Néanmoins, ce n’est pas en cette capacité que je souhaite m’adresser à vous, aussi… » Il laissa choir à terre son manteau et sa casquette d’officier. « …À présent, ce n’est pas un soldat qui vous parle, mais un Allemand. Bavarois, certes, mais allemand. »
Rudi s’interrompit et parcourut la salle des yeux, scrutant les yeux de ceux qui l’observaient. Certains le considéraient avec méfiance, d’autres avec mépris, quelques-uns avec sympathie et un ou deux avec approbation, en opinant.
Il prit une profonde inspiration, avant de rugir à pleins poumons. « RÉVEILLEZ-VOUS ! Réveillez-vous, bande d’idiots béats. De quel droit osez-vous rester assis ici, à gaspiller en paroles l’avenir de l’Allemagne ? RÉVEILLEZ-VOUS !
Le volume de sa voix les fit tous sursauter, choqués et stupéfaits, y compris Rudi. Un petit vieux dans un coin avait réagi a ses mots de façon tout à fait littérale et s’était réveillé en sursaut, bavant et toussant, et il regardait autour de lui d’un air affolé, comme s’il craignait qu’un incendie n’eût éclaté.
Rudi tira sur le bas de sa tunique et s’éclaircit la gorge. Une immense décharge d’énergie, d’excitation et de joie traversait son corps en bourdonnant, comme s’il avait pris une grande pincée de cocaïne, à la façon des officiers de cavalerie dans les régiments des Habsbourg, avant une charge. Il avait pleinement conscience, en parlant, de chaque détail de chaque visage qu’il regardait, et avait une sensation massive de pouvoir et d’aisance.
« Herr Feder parle des Juifs dans les banques et des Juifs en Russie bolchevique », dit-il d’une voix plus calme, presque un murmure, mais un murmure qui, il le savait en toute confiance, portait à chaque oreille dans la salle. « Il les couvre de son mépris avec éloquence et érudition. Mais, je me demande, comment les Juifs réagissent-ils à cela ? Est-ce qu’ils tremblent de peur ? Est-ce qu’ils plient bagages pour partir ? Est-ce qu’ils s’abattent à nos pieds, apeurés en s’excusant, débordant d’humbles promesses de s’amender ? Non, ils SE TORDENT DE RIRE, mes amis. Ils rient sous leur manteau de drap.
« Et qu’est-ce que le professeur Baumann, avec tout le respect qui est dû à cet érudit gentleman, qu’est-ce qu’il peut répondre à ça ? Il dit que la Bavière doit quitter l’Allemagne pour s’unir à l’Autriche. Ai-je besoin de vous donner un cours d’histoire ? Ai-je besoin de vous rappeler ce que nous avons tous entendu, le 9 mai ? Je le dois ? Je le dois ? Chaque colonie allemande en Afrique et dans le Pacifique doit être cédée. Sans protestation ni rémission. Treize pour cent du territoire allemand en Europe doit être dévoré par d’autres nations. Sans négociation. La Prusse divisée en deux par un couloir vers la mer Baltique. Dantzig, cédée aux Polonais. Sans discussion. Deux cent mille tonnes de navires par an, à construire dans les chantiers navals allemands et donnés, donnés à nos conquérants. Et l’argent ? Combien d’argent ? Un chèque en blanc. Des réparations à payer selon un barème mobile. Plus nous prospérons et plus nous payons. Chaque goutte de sueur qui tombe du front las de chaque ouvrier allemand va rejoindre le grand torrent qui coulera à l’étranger vers nos ennemis tandis que nous nous évertuons dans le désert aride de notre honte. Toute la culpabilité, tout le blâme pour la guerre, à endosser par nous, la nation allemande. Der Dolchstoß, on l’a appelé, ce poignard que les Hagen de Berlin ont planté dans le dos fier de Siegfried, avec l’aide de Levien, Leviné, Hoffman, Egelhofer, Luxemburg, Liebknecht et les autres Juifs, communistes et traîtres.
« Et que répond Baumann à cette catastrophe ? La plus grande catastrophe qu’ait jamais affrontée nation dans l’histoire de notre Terre ? La Bavière, la fière Bavière, devrait s’enfuir en geignant des jupes de l’Allemagne pour se glisser entre les draps avec l’Autriche, cette putain stérile et ridée, sous les yeux du Saint Père qui jubile comme un pompeux patron de bordel et bénit le fruit dégénéré de cette dépravation, de cette fornication immonde ?
« C’est ça, la solution ? C’est ça, la Realpolitik ?
« GRANDISSEZ ! GRANDISSEZ et RÉVEILLEZ-VOUS ! Nos ennemis se tordent de rire et dansent de joie pendant que nous pleurons et que nous nous agitons, en proie à des caprices puérils.
« Pourtant, il existe une réponse à nos maux, elle ne vous plaira pas, mais nous l’avons sous les yeux. Il y a une solution, un espoir, un chemin certain vers l’orgueil de l’Allemagne et la survie de l’Allemagne. Vous la connaissez, vous la connaissez tous.
« C’est la dissolution de partis tels que celui-ci. Attendez ! Avant de me tailler en pièces, avant de me faire taire sous les huées, de me traiter d’infiltré, de saboteur, d’agent provocateur* et de traître, écoutez ce que j’ai à dire. Cela tient en un mot. Exactement un. Un mot unique. Un mot unique. Et ce mot unique est…
« Unité !
« Oui, nous pouvons nous scinder en petits groupes acariâtres, tels que votre Parti ouvrier allemand, nous pouvons affiner encore et encore la théorie politique et la théorie économique, la théorie raciale et la théorie nationaliste tant qu’il nous plaira et nous prétendre habiles et nous prétendre patriotes. Nous pouvons affûter nos idées jusqu’à émousser le fil de notre esprit. Mais plus nous nous agrippons à des fétus de paille, plus nous hurlons à la lune, et plus nos ennemis sourient et ricanent et s’esclaffent.
« Il y a plus de cinquante partis politiques distincts, rien qu’à Munich, la plupart bien plus importants que celui-ci. Songez-y. Songez-y et pleurez.
« Regardez Weimar. Dans l’empressement de leurs volontés débiles à lécher le cul de Woodrow Wilson, ils ont un gouvernement d’une bienveillance si généreuse, d’une telle magnanimité, qu’il se compose lui aussi de dizaines de partis différents, chacun ayant voix au chapitre dans notre politique nationale. Songez-y, et pleurez.
« Mais imaginez maintenant un unique parti allemand. Imaginez une telle chose. Un unique parti allemand pour le travailleur, le fermier, le vétéran et l’enfant allemands. Un seul parti allemand qui parle d’une seule voix allemande. Songez-y et riez. Car je vous le dis à présent, avec toute la puissance d’une prophétie et de l’amour de la patrie, je vous dis à présent qu’un tel parti pourra diriger non seulement l’Allemagne, mais la Terre entière.
« Dois-je vous dire comment je sais que j’ai raison ? Il existe une vieille règle de la guerre, de la politique, des échecs, des jeux de cartes, du gouvernement, et de toutes les sortes et formes d’engagement.
« N’agissez pas comme que vous souhaiteriez agir par-dessus tout : agissez seulement comme que votre ennemi souhaiterait le moins vous voir agir.
« Nous connaissons nos ennemis : les Juifs bolcheviques, les Juifs de la finance, les démocrates sociaux, les intellectuels de gauche.
« Que souhaiteraient-ils nous voir faire ?
« Ils souhaiteraient nous voir débattre entre nous de qui a l’âme allemande la plus pure, qui a les plus habiles idées, qui parle le mieux pour l’Allemand moyen.
« Si nous agissons ainsi, ils sont heureux, nos ennemis. Le travailleur isolé ne trouvant chez ses politiciens que schisme et dissension, s’inscrira donc aux syndicats financés par Moscou. Le paiement des intérêts continuera à se déverser dans les banques juives. L’Allemagne restera en leur pouvoir.
« Mais comment nos ennemis ne souhaiteraient-ils surtout pas nous voir agir ?
« Parler d’une seule voix. Émerger, un seul peuple allemand en un seul parti, pour contrôler notre propre destin. Nous occuper de nos propres travailleurs. Développer nos propres techniques, notre propre science, notre propre génie national dans un seul but, l’émergence de l’Allemagne comme un puissant état moderne, ne dépendant plus que de son propre peuple pour son avenir.
« Le juif bolchevique se voit privé d’influence. Le juif de la finance se voit indiquer la porte. L’intellectuel de gauche et le socio-démocrate sont anéantis par la honte.
« Il suffit de faire l’unité. L’unité, l’unité, l’unité.
« Mais cela n’arrivera jamais, n’est-ce pas ? Cela n’arrivera jamais, parce que nous voulons tous régner comme un coq sur notre petit tas de fumier. Nous échouerons à agir de la seule façon nécessaire.
« Parce que c’est dur. Tellement dur. Il faudra de la patience, du travail, des plans et des sacrifices. Il faudra l’unité à l’intérieur pour créer l’unité à l’extérieur. Il faudra un effort massif d’organisation.
« Je sais de quelle unité l’Allemand est capable. Je l’ai vue, et j’ai partagé son pouvoir sacré dans les tranchées de Flandres. Je connais la sorte de désunion dont il est capable. Je la vois à l’œuvre en ce moment dans une arrière-salle puante de Munich.
« Tels sont nos choix. Nous diviser et pleurer, ou nous unifier et rire.
« Pour ma part, je suis bavarois. J’adore rire.
« Voilà ! J’ai dit ce que j’avais à dire. Pardonnez-moi. En récompense, permettez-moi de payer une chope de bière à chacun des hommes présents. »
Rudi se pencha pour ramasser son manteau, le rejeta sur son épaule et regagna son siège.
Le silence précédant l’ovation lui rappela la pause, cette suspension du souffle, qui avait suivi les dernières notes du Götterdämmerung la première fois qu’il avait accompagné son père au festival de Bayreuth. Il avait cru, pendant un moment terrible, que le public n’avait pas approuvé et qu’ils allaient quitter le théâtre en silence. C’est alors qu’avaient éclaté les applaudissements.
Il alla de même à cet instant.
Un homme, de dix ans l’aîné de Rudi, se fraya un passage à la tête des autres, en tendant un tract sous couverture rose.
« Herr Gloder », clama-t-il par-dessus les cris d’Einheit ! Einheit ! et le martèlement des pieds. « Je m’appelle Anton Drexler. J’ai fondé ce parti. Nous avons besoin de vous. »
« J’ai besoin de toi, Steve. Il faut que tu m’aides à trouver une bibliothèque. »
Steve laissa tomber quelques billets sur la table trempée de bière et se hâta pour me suivre.
« Hé là, vieux, qu’est-ce qu’il te prend ?
— Où se situe la plus proche ?
— Bibliothèque ? Enfin, bon sang, on est à Princeton.
— Une bonne, n’importe laquelle. S’il te plaît ?
— D’accord, d’accord. Il y a la Firestone, sur le campus, juste de l’autre côté de la rue.
— Alors, viens ! »
Nous longeâmes au galop un bureau de poste, remontâmes Palmer Square par un côté et nous engageâmes sur Nassau, dans la traversée de laquelle je me jetai sans un seul coup d’œil latéral.
« Bon sang, Mikey. Traverser hors des clous, tu connais ?
— Désolé, mais il faut que je sache.
La bibliothèque Firestone était un bâtiment sobre, une cathédrale de pierre couronnée par une tour énorme entourée de contreforts étroits, qui s’élançait du toit comme une fusée. Je m’arrêtai sur le seuil pour demander à Steve : « Il y a tout, ici ? »
Steve secoua la tête avec une expression proche de la consternation. « Mikey, dit-il. Il y a plus de onze millions de livres sur le campus et la plupart sont ici.
— Et j’ai le droit d’y entrer ? »
Il hocha la tête avec un abattement résigné et ouvrit la porte d’une poussée.
« L’histoire, susurrai-je tandis que nous avancions vers un comptoir central massif. Où se trouve l’histoire européenne contemporaine ?
— Je crois qu’on devrait peut-être réserver un carrel, fut sa réponse.
— Un quoi ?
— Tu sais bien, un carrel… »
Je secouai la tête avec perplexité.
« Une étude », expliqua Steve avec agacement, en prenant un formulaire de papier blanc sur le comptoir. « Un box privé pour la lecture. Un carrel. Comment veux-tu appeler ça, autrement ? »
Au bout d’une demi-heure de retards bureaucratiques et d’un pillage murmurant des étagères, nous nous retrouvâmes dans un de ces carrels, une petite pièce carrée équipée d’un bureau, d’une chaise et de superbes estampes de Princeton au XVIIIe siècle sur les murs. Sur la table devant moi reposait notre butin : douze livres. Je m’assis, pris une Chronique de l’histoire mondiale, respirai profondément et allai à H comme Hitler. »
Rien.
« Tu n’es pas obligé de rester, assurai-je à Steve par-dessus mon épaule.
— Ça ne fait rien », répondit-il, en s’installant dans un coin en position du lotus, un ouvrage d’histoire militaire en images déployé d’un genou à l’autre. « Hé, je pourrais même apprendre quelque chose. »
Peut-être a-t-il appris quelque chose. J’étais trop absorbé pour m’en rendre vraiment compte.
Je me tournai vers N comme nazi et, après avoir fixé un moment ce nouveau nom inconnu, vers G comme Gloder. Mes doigts attrapèrent le papier, tournant les pages l’une après l’autre pour voir combien l’on en consacrait rien qu’à cet homme. Soixante-dix pages, réparties en différentes rubriques, chacune étant signée par un historien. La première rubrique se présentait comme une biographie chronologique.
GLODER, RUDOLF. (1894–1966) Fondateur et dirigeant du parti Nazi, Chancelier du Reich et guide spirituel du Grand Reich Allemand de 1928 jusqu’à son renversement en 1963. Chef d’État et commandant suprême des Forces armées, Führer des peuples allemands. Né à Bayreuth, en Bavière, le 17 août 1894, fils unique d’un hautboïste professionnel et professeur de musique, Heinrich Gloder [voir ce nom] et de sa seconde épouse, Paula von Meissner und Groth [voir ce nom], le jeune Rudolf fut encouragé par sa mère, qui estimait s’être mariée en dessous de sa condition, à considérer qu’il était issu d’une lignée aristocratique. On a beaucoup écrit sur les liens entre Paula et les aristocraties allemande et autrichienne (voir Gloder : l’Aristocrate, A. L. Parlange, Presses universitaires de l’État de Louisiane, 1972 ; Le Prince Rudolf ?, Mouton et Grover, Toulane, 1982 ; etc), mais peu d’éléments concrets témoignent d’autre chose que d’un milieu familial typique de la classe moyenne bavaroise de l’époque. Plus tard dans sa vie, durant son ascension vers le pouvoir, Gloder se donna beaucoup de mal pour souligner le caractère prolétaire de ses années de formation, suggérant même des périodes de pauvreté et de difficultés, mais ces déclarations résistent aussi mal à l’inspection que ses prétentions ultérieures à descendre de la lignée des Habsbourg.
On ne peut douter que Rudolf enfant ait été un véritable prodige, se révélant musicien, cavalier, peintre, athlète et escrimeur accompli. À l’âge de quatorze ans, il savait lire et écrire en quatre langues, en plus du latin et du grec obligatoires pour n’importe quel élève de Gymnasium. Des comptes rendus fiables de l’époque montrent un élève populaire auprès de ses camarades de classe et des professeurs, et les documents relatifs à son entrée à l’académie militaire de Munich en 1910, à l’âge de seize ans, offrent des témoignages enthousiastes de la haute estime en laquelle le tenaient toutes ses connaissances.
Quand éclata la Grande Guerre de 1914, Gloder s’engagea au Seizième régiment d’infanterie de réserve bavarois, une décision qui consterna sa mère et surprit beaucoup de ses amis. La description qu’il donne de ses expériences de guerre (Kampfenparolen, Munich 1923, « Paroles de guerre », trad. Hugo Ubermayer, Londres 1924), un chef-d’œuvre de fausse modestie et de création d’une légende personnelle, affirme qu’il souhaitait combattre aux côtés des simples Allemands. On ne peut cependant douter que, s’il s’était engagé comme officier dans n’importe quel régiment plus élégant qui aurait accueilli à bras ouverts un cadet doté de références aussi impressionnantes, il n’aurait jamais pu établir le record sans équivalent de sa vertigineuse ascension dans les rangs, de Gemeiner de deuxième classe jusqu’à Commandant d’état-major, récoltant en route, entre autres décorations, la Croix de Fer de première classe, dans les ordres de la Feuille de chêne et du Diamant.
Je baissai un instant le livre et je fixai le mur qui me faisait face. Le Seizième régiment d’infanterie de réserve bavarois. Le régiment de List. Celui de Hitler.
L’Allemagne où revint Gloder fin 1918 après la signature de l’Armistice du 11 Novembre était une nation en proie au chaos politique. Assigné au rôle de Vertrauensmann par le colonel Karl Mayr de l’Unité de propagande de l’armée bavaroise, avec pour mission de garder à l’œil les dizaines d’organisations qui surgissaient presque quotidiennement dans le vide politique laissé par la révolution avortée de Munich en avril 1919, Gloder assista en septembre de la même année à une réunion de la faction minoritaire d’extrême-droite, le Deutsche Arbeiterpartei, le Parti ouvrier allemand, dirigé et fondé par Anton Drexler [voir ce nom], un régleur de machines aux chemins de fer de trente-six ans. Bien qu’il compte moins de cinquante membres, Gloder perçut que ce mélange apparemment contradictoire de socialisme anti-marxiste et de nationalisme anti-capitaliste réunissait exactement les ingrédients idoines pour un parti d’unité nationale. En six mois, Gloder avait rompu tout contact officiel avec la Reichswehr, démissionné de l’unité de propagande de Mayr, rejoint le DAP, chassé le « président national », un agitateur de la Société Thulé du nom de Karl Harrer [voir ce nom] et écarté Drexler lui-même, pour assumer la direction totale en tant que Führer ou dirigeant du parti.
En 1921, il ajouta le préfixe Nationalsozialistisch au titre officiel du DAP. Malgré sa haine du socialisme et des syndicats, Gloder reconnaissait le besoin pour son parti d’attirer des ouvriers ordinaires que le Marxisme ou le Bolchevisme auraient séduits, sinon. De la prononciation allemande des quatre premières lettres de son nom, le NSDAP acquit rapidement un sobriquet appliqué par tous, « Nazi », s’appropriant la Hakenkreuz, la croix gammée comme symbole personnel, au grand courroux d’autres groupes d’extrême-droite qui l’utilisaient depuis le siècle précédent dans leur littérature et sur leurs banderoles dans les rues.
Le sens de l’organisation et la démagogie de Gloder représentèrent ses plus grands atouts, aux premiers temps du parti. À cause de son humour caustique et vif, ses premiers rivaux ne le prirent pas au sérieux, mais il réussit à détourner ses peu charitables surnoms de Gloder, der ulkige Vogel, ou Rudi der Clown, en armes d’attaque rhétorique contre ses ennemis. Nul doute, cependant, que ce soit son charme qui lui ait valu le plus d’amis et au parti, le flot régulier de nouvelles recrues de toutes les classes de la société qui, au début des années 1920, s’était changé en marée. Doté par la Nature d’un physique avenant, d’une démarche athlétique et d’un sourire de vedette de cinéma, Gloder avait un don légendaire pour s’attirer l’admiration et la confiance d’ennemis politiques naturels. Industriels et militaires avaient foi en lui, l’homme de la rue l’admirait et l’enviait, et à travers toute l’Allemagne (voire plus loin) les femmes l’adoraient ouvertement.
Sur le chapitre de l’organisation, il regroupa le parti en sections qui devaient traiter de problèmes qu’il jugeait critiques pour la croissance de ce parti nouveau-né et, le moment venu, pour la croissance ultérieure de la grande Allemagne.
La propagande revêtait une importance extrême et l’adhésion au parti de Josef Göbbels [voir ce nom], un universitaire rhénan de stricte éducation catholique, réformé durant la guerre à cause d’une jambe estropiée par la polio, n’aurait pas pu mieux tomber. La crainte qu’avait Göbbels d’être considéré comme un « intellectuel bourgeois » et son propre sentiment d’infériorité physique l’avaient conduit à formuler une mythologie sentimentale à base de pureté nordique blonde et de vertus viriles spartiates ; aux yeux de Göbbels, Rudolf Gloder incarnait physiquement, spirituellement et intellectuellement tous ces idéaux aryens. Dès leur première rencontre, Göbbels mit entièrement au service de son Führer ses dons oratoires considérables et sa compréhension naturelle des techniques des actualités filmées et de la radio.
Pour Gloder, la propagande était le moyen d’obtenir et de conserver le pouvoir politique, mais il en vint au fil des ans à attacher une signification presque égale au potentiel de la science, au génie civil et à l’innovation technologique. Ravalant son antisémitisme naturel, Gloder s’efforça de courtiser les physiciens de l’Université de Göttingen et d’autres centres d’excellence scientifique, où les développements de la physique atomique et quantique prenaient une avance considérable sur des institutions comparables en dehors de l’Allemagne. Gloder avait la conviction, qui se révéla prophétique, que la bonne foi de la communauté scientifique était essentielle pour l’avenir de l’Allemagne. Cette opinion ferme s’opposait à l’instinct d’idéologues tels que Dietrich Eckart, Alfred Rosenberg et Julius Streicher [voir ces noms], voire de son proche ami Göbbels, qui estimait avec les autres que la « science juive » ne pouvait que polluer une nouvelle Allemagne. Dietrich Eckart, dont un titre de poème, « Deutschland Erwache ! », devint le premier slogan du Nazisme, avait aidé à financer l’achat du Völkischer Beobachter, le journal officiel du NSDAP, mais il se brouilla avec Gloder sur ce qu’il considérait désormais comme des tactiques de conciliation de la part de son chef vis-à-vis des Juifs, et ils ne s’adressèrent plus la parole jusqu’à la mort d’Eckart en 1923. À l’époque de l’enterrement d’Eckart, Gloder déplora auprès de Göbbels qu’Eckart n’ait jamais compris qu’inspirer de la peur aux Juifs et les chasser aurait été une erreur tactique. (Am Anfang, Rudolf Gloder, Berlin 1932, « Mes débuts » trad. Gottlob Blumenbach, New York 1933) Gloder utilisait l’antisémitisme comme un slogan unificateur auprès des ouvriers, mais pas au prix de perdre les ressources cruciales de la science et de la finance juives. Au cours de réunions secrètes avec la communauté juive tout au long de ces premières années, réunions dont même ses plus sûrs alliés ignoraient tout, Gloder réussit à convaincre des Juifs importants que l’antisémitisme de son parti n’était qu’une façade et que les Juifs allemands avaient moins à craindre de lui que des Marxistes et d’autres factions de droite.
La troisième tactique politique de Gloder, dans ces premiers temps consista dans l’organisation d’un corps interne sous la direction impitoyable d’Ernst Röhm [voir ce nom], qui recourait à des techniques de violence, au combats de rue et à l’intimidation, pour effrayer les adversaires et museler les quolibets et les contre-manifestations de la gauche. Malgré la crainte et le mépris qu’inspiraient auprès des intellectuels de gauche de l’époque ces escadrons incontrôlés composés d’anciens militaires et de travailleurs manuels au chômage, Gloder réussit en privé à désavouer et à minimiser, auprès des gens qui comptaient, les méthodes brutales de son propre parti. Il se lia personnellement d’amitié avec nombre d’écrivains, de savants, d’intellectuels, d’industriels et de juristes à qui le Nazisme semblait un anathème, les convainquant, semble-t-il, que les tactiques de Röhm, le second du parti et l’adjoint personnellement choisi par Gloder, représentaient un expédient temporaire, un prix à payer pour obtenir la défaite du communisme.
En même temps, Gloder voyagea de façon régulière et fréquente, pour visiter la France, la Grande-Bretagne, la Russie et les États-Unis, employant largement ses talents de polyglotte et le charme de ses manières. Bien que le Parti nazi, au cours de cette période (1922-1925), n’ait participé à aucune élection, il avait grandi pour devenir en quatre ans, après les Socio-démocrates [voir ce nom] et les Communistes, le troisième plus grand parti d’Allemagne et une puissance réelle, avec laquelle on devait compter. Les voyages à l’étranger de Gloder dans son célèbre avion Fokker rouge (exploitant sans trop de subtilité l’image universellement respectée du baron von Richthofen avec lequel il revendiqua plus tard une parenté) avaient pour but de démontrer au monde, et aux Allemands eux-mêmes, qu’il était un homme sensé et civilisé, cultivé, un politicien d’une stature crédible sur la scène mondiale. Il expliqua aux politiciens étrangers qui acceptaient de le recevoir (et ils furent nombreux) qu’il ne pouvait pas présenter son parti aux élections tant qu’il ne serait pas à même d’améliorer les termes du Traité de Versailles [voir ces mots]. De cette façon, il prit de flanc les Socio-démocrates, noua des liens avec les puissants d’Europe et d’Amérique et se fit un nom dans l’arène internationale à une époque où la nation allemande vivait presque totalement repliée sur elle-même, toujours traumatisée par la honte d’une défaite militaire et l’humiliation d’une paix imposée. Au cours de ces années de voyage, Gloder apparut à Hollywood dans un film muet, satirisant sa propre réputation d’orateur et de bel esprit (The Public Speaker/L’orateur, Hal Roach, 1924), joua au golf avec le Prince de Galles [voir ce nom], dansa avec Joséphine Baker [voir ce nom], gravit le mont Cervin et forgea maintes amitiés et alliances qui se révèleraient cruciales dans les années à venir.
En 1923, Gloder repoussa les avances d’Erich Ludendorff [voir ce nom] dont le rêve de puissance s’articulait autour du démantèlement de la République de Weimar [voir ce nom] et son remplacement par une junte de type militaire. Une fois déjà, à Berlin durant le putsch avorté de Kapp en 1920, Ludendorff avait voulu s’emparer du pouvoir et Gloder se méfiait du jugement politique de ce général vétéran. Il se méfiait encore plus des formes extrêmes de paranoïa contre la Franc-maçonnerie, les Jésuites et le Judaïsme qui transparaissaient dans les mises en cause réitérées par Ludendorff contre les « puissances supranationales » qui avaient provoqué l’assassinat de l’archiduc Ferdinand [voir ce nom] à Sarajevo, ainsi que la défaite militaire de l’Allemagne en 1918. Le général avait même affirmé que Mozart aussi bien que Schiller avaient été assassinés par « la grande Tcheka de la société secrète supranationale. » Gloder ordonna qu’aucun Nazi n’assiste Ludendorff dans sa nouvelle tentative pour s’emparer des rênes du pouvoir et il est probable qu’il a prévenu les autorités de Weimar en novembre, quand, à la tête d’une armée d’à peine deux cents hommes, Ludendorff entra à cheval au centre de Munich depuis la Bürgerbräukeller, pour être arrêté sur-le-champ et inculpé de trahison.
Cette capacité de Gloder à attendre le bon moment trouva sa meilleure mise à l’épreuve cinq ans plus tard, en 1928, quand il refusa une fois de plus de laisser le NSDAP se présenter aux élections nationales. Il convainquit les échelons supérieurs de son parti qu’ils ne pouvaient espérer remporter une telle élection et que, même s’ils y parvenaient, les conditions économiques n’étaient pas propices. Une certaine prospérité entrait dans la vie allemande et les Socio-démocrates étaient portés par la faveur publique. Mieux valait faire preuve de patience et attendre.
Quelques mois plus tard, le Krach de Wall Street [voir ces mots] et le début de la Grande Dépression [voir ces mots] devaient démontrer la sagacité de ce jugement politique. Hjalmar Schacht, Fritz Thyssen, Gustav Krupp, Friedrich Flick [voir ces noms] et autres magnats de l’industrie allemande jaugèrent vite l’incompétence des Socio-démocrates face à une crise mondiale sans précédent et commencèrent à déverser l’argent dans les coffres du parti nazi de Gloder, désormais convaincus que lui seul détenait la combinaison nécessaire de sens politique complexe et de soutien populaire pour tirer l’Allemagne de la spirale de cette crise économique.
À l’automne 1929, tandis que l’hyperinflation se donnait libre cours et que le chômage prenait des proportions épidémiques, il apparut clairement que…
« Bon Dieu, Mikey, tu vas encore y passer combien de temps ? »
Je levai les yeux, en sursautant. « Il est quelle heure ?
— Pas loin de six heures, quand même.
— Merde, je commence à peine. Est-ce que je peux emporter ces bouquins avec moi ? »
Steve secoua la tête. « Pas les trucs de référence, les encyclopédies, tout ça. Ils doivent rester sur place. Je pense que tu devrais pouvoir emporter ça sans problème…
Il alla jusqu’à la table et prit deux ouvrages plus petits. Des manuels scolaires sur l’Histoire européenne.
« Bon, alors je vais les prendre, dis-je en me remettant debout et en m’étirant. Merde, je suis désolé. Tu as dû drôlement t’ennuyer, Steve. Pourquoi tu n’es pas parti ? Je crois que je connais le chemin de retour à Henry Hall, désormais. »
Steve cala les livres sous son bras. « Je vais te raccompagner, fit-il.
— Franchement, tu n’es pas obligé. »
Il baissa les yeux vers la moquette, gêné. « En fait, Mikey…
— Quoi ?
— Tu vois, le professeur Taylor, il m’a demandé de ne pas te quitter des yeux.
— Oh. Oui. Je vois. Il se figure que je suis dangereux, c’est ça ?
— Il se dit peut-être que tu pourrais te perdre. Tu sais, avoir des ennuis, aggraver encore les dégâts. »
J’opinai. « En tout cas, c’est moche pour toi. Pardon.
— Dis, tu veux me rendre service ? Tu vas arrêter de t’excuser tout le temps ?
— C’est une habitude anglaise. Il y a tant de choses qu’on regrette.
— Ouais, c’est ça. »
Alors que j’ouvrais la porte donnant sur le couloir, Steve s’arrêta. « Mince ! Je viens d’avoir une idée. Il faut absolument que ce soit des livres ?
— Pardon ?
— Et des carts ?
— Des cartes ?
— Oui, si tu veux étudier l’histoire, tu peux emprunter des carts.
— Je ne tiens pas à passer pour un demeuré, mais tu parles de quoi, bon sang, avec tes carts ? »
Dix minutes plus tard, nous sortions de l’immeuble Firestone, deux livres de bibliothèque empruntables et une pile de carts sous mon bras.
« Bon, déclara Steve. Tu vas me dire à quoi ça rime, tout ça ? Ce besoin subit de tout savoir sur le parti nazi ?
— J’aimerais bien pouvoir te le dire. Mais je sais que tu me prendrais pour un fou. »
Steve s’arrêta et réfléchit un moment. « Voilà ce qu’on va faire. Tu vois le bâtiment, là-bas ? C’est le Centre universitaire Chancellor Green. On entre. On achète des pizzas, des donuts, des sodas, tout ce qui nous fait envie, et on rapporte ça chez toi. Ensuite, tu me racontes tout ce que tu as dans la tête. D’accord ?
— D’accord », répondis-je.
Je me sentis soulagé de rentrer à Henry Hall. La vue de tant d’étudiants dans la Rotonde du Centre universitaire m’avait décontenancé, remis en tête combien j’étais désemparé, isolé. Les particularités d’une nourriture étrangère, de façons étrangères de la servir, d’un argent étranger, de cris et d’appels étrangers, de rires étrangers, d’odeurs étrangères et de regards étrangers… tout cela m’avait cerné de toutes parts jusqu’à ce que j’aie envie de crier. Ma chambre à Henry Hall, si surprenante pour moi ce matin, revêtait désormais tout le réconfort et la familiarité d’une vieille paire de baskets.
Nous laissâmes choir les sacs en papier brun remplis de nourriture sur le bureau contre la fenêtre. Il faisait encore clair, mais je me battis avec la poignée jusqu’à ce que les stores se closent, et j’allumai une lampe. J’avais l’impression d’être traqué, un besoin de me tapir.
Pendant que nous mastiquions nos parts de pizza, je levai les yeux vers les murs.
« Ces gens-là, dis-je en indiquant un poster. Qui c’est ?
— Tu rigoles ?
— Non, sérieux. Dis-moi.
— C’est l’équipe des Yankees de New York, Mike. Tu prends le train jusqu’à Penn Station pour les voir jouer, à peu près chaque fois que tu peux.
— Ah, et eux ?
— Mandrax.
— Mandrax, répétai-je. C’est un groupe, c’est ça ?
— C’est un groupe.
— Et j’aime ce qu’ils font, non ? »
Steve acquiesça en souriant.
« On dirait le plus lamentable ramassis de vieux schnocks que j’aie jamais vu, commentai-je. Tu es vraiment sûr qu’ils me plaisent ?
— Bien sûr, dit-il en hochant la tête. Ils sont chouettes.
— Ah ouais, chouette ? Bon, alors s’ils sont chouettes, je dois en être dingue. Ça tombe bien, j’adore ce qui est chouette. Et les Beatles ? Est-ce que je les aime ? Les Rolling Stones ? Led Zeppelin ? Elton John ? Blur ? Oily-Moily ? Oasis ? »
Je m’esclaffai, ravi de son regard affolé. « Bon Dieu, je vais faire un malheur, dis-je dans un fou rire. Tiens, écoute ça. Teu-heu ! Yesterday, all my troubles seemed so far away ! Now it looks as though they’re here to stay. Oh I believe in yes-ter-day. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Houlà ! répondit Steve en se collant les mains sur les oreilles.
— Hem, faut entendre les arrangements, je suppose… Et ça, alors ? Imagine there’s no heaven… Non, tu as raison, tu as tout à fait raison. Je vais avoir besoin de passer du temps tout seul avec un synthétiseur. »
Je me levai pour tourner en rond dans la chambre. « Et ça, qui c’est, alors ?
— Luke White.
— C’est un chanteur ?
— Arrête ton char ! C’est une vedette de cinéma.
— Hum, assez belle gueule, non ? Pourquoi je l’ai affiché sur mon mur ?
— C’est ce que beaucoup de monde aimerait bien savoir », dit Steve, avant de virer à une nuance furieuse de rouge.
Tandis qu’il tentait de masquer son embarras en se concentrant sur l’intérieur d’un donut, une arrière-pensée que j’avais en tête s’imposa à moi.
« Euh, Steve. La question va te paraître vraiment idiote, mais je ne suis pas gay, si ? »
Steve fronça les sourcils. « Gai ? Ça t’arrive, je suppose. Oui.
— Non, non, tu ne comprends pas. Est-ce que je suis… tu sais bien, comme ça… euh, tu vois…?
— Hein ?
— Mais si, tu sais ! Est-ce que je suis… une folle ? Un pédé ? »
Steve blêmit complètement. « Mais merde, Mikey !
— Ben, la question n’a rien de vraiment bizarre, si ? Je veux dire, tu comprends. Tu as dit que je n’avais pas de petite amie. Et ensuite, je me suis dit… bon, ces posters… C’est juste que… tu comprends, je me demandais, c’est tout.
— Bon Dieu, vieux. Mais tu es cinglé ?
— Ben, je sais que je ne l’étais pas, à Camb… dans mon souvenir, disons. Du moins, je ne crois pas que je l’étais. Pas spécialement. Tu vois… pas plus que la normale. J’avais une petite amie, mais franchement, notre liaison avait des aspects un peu spéciaux. Elle était plus âgée que moi et nous étions ensemble autant par commodité qu’autre chose, pour partager une maison, ce genre de choses. Je veux dire, je l’aimais, et tout, mais il m’arrivait souvent d’envier un peu James et Double Eddie. Peut-être que, depuis le début, j’étais… Oh merde, je me posais la question, tu vois. Je suppose que c’est normal. Ça n’a rien d’extraordinaire. »
Steve fixait sa canette de Coca comme si elle contenait le secret de la vie. « Rien d’extraordinaire ? dit-il d’une voix blanche. Il ne faut pas dire des choses comme ça, Mikey. Tu vas t’attirer des ennuis.
— Des ennuis ? À t’entendre, ce serait un crime. Je veux dire, tout ce que je demande, c’est si je suis actuellement, ou si j’ai jamais été… oh, bon sang ! » Je m’interrompis brusquement, les cadences de cet ancien mantra du Maccarthisme forçant une illumination subite et affreuse à poindre. « C’est bien le cas, hein ? C’est un crime ? »
Il se tourna vers moi et j’aurais presque cru qu’il avait les larmes aux yeux. « Bien sûr, que c’est un crime, connard ! Mais t’as vécu où, jusqu’ici ?
— Ben, justement, Steve. C’est tout le problème. Tu vois, où j’ai vécu, ce n’est pas un crime.
— Oh, ben voyons, bien sûr. Sur Mars, c’est ça, dans la vallée de la Grande Montagne en sucre candi, où les guimauves poussent sur les arbres en sucre d’orge et où tout le monde se promène par petits bonds et prépare des tartes aux cerises pour les inconnus ? »
Je ne trouvai strictement rien d’autre à répondre.
Steve finit son Coca, enfonça les flancs de la canette avec les pouces et chercha à tâtons une cigarette.
J’en allumai une aussi et je m’éclaircis la gorge, détestant tout ce silence. « Je présume que nous n’avons jamais… enfin… nous deux. » Il me foudroya d’un regard assassin. « Heu… Je vais considérer ça comme un non, alors. » Il se pencha en avant sur son siège et regarda la moquette entre ses jambes, ses cheveux pendant librement et lui cachant le visage. Une fois de plus, le silence régna.
« Écoute, Steve, repris-je. Si je te disais que j’arrive vraiment de la planète Mars, tu me prendrais pour un fou, non ? Mais suppose, je te demande juste de supposer, que je vienne de… d’ailleurs, d’un endroit tout aussi bizarre, d’une culture complètement différente de la tienne ? »
Steve ne répondit rien, continuant simplement à scruter la moquette. « Tu es un type rationnel, poursuivis-je. Tu dois bien reconnaître qu’on ne peut pas expliquer facilement ce qui semble m’être arrivé. Ma façon de parler, je ne simule pas, tu le sais. Même le professeur Taylor l’a constaté, et il est authentiquement anglais. Enfin, authentiquement sur-anglais, faut avouer. Tu m’as vu changer en une seconde… une nanoseconde, subitement, contre un mur de Palmer Square – changer, du gars que tu connaissais, ce brave Mikey Young, pur Américain, étudiant en philo qui joue au base-ball et se passe régulièrement les dents au fil dentaire, en un type radicalement différent. Je n’ai pas changé à l’extérieur, mais à l’intérieur, si. Tu ne peux pas soutenir le contraire. Ça se voit comme les cheveux sur ta tête, ce qui, je ne sais pas pourquoi, est tout ce que je vois de toi en ce moment. Je sais des milliers de choses que je ne savais pas avant, mais pas des milliers d’autres choses que je devrais savoir. Je ne sais pas qui est président des États-Unis, je ne sais pas où se trouve Hertford, Connecticut, je ne suis même pas sûr de savoir où se trouve le Connecticut lui-même, en fait… Quelque part sur le côté droit, c’est tout ce dont je suis sûr. Je n’avais jamais vu ce campus de ma vie jusqu’à ce matin, ça, tu sais bien que je ne simulais pas. Mais je peux te raconter des trucs sur l’histoire européenne avant 1920 que je ne pourrais pas connaître sans l’avoir longuement étudiée. Tiens, je vais te le prouver. Prends ce livre et interroge-moi sur n’importe quel événement. Ce que tu voudras. »
L’air sceptique, Steve prit le livre que je lui tendais. « Bon, admettons, tu sais des choses sur l’Europe. Et alors ?
— Tu me connais assez bien… enfin, tu crois bien me connaître. Regarde autour de toi, mes étagères : pas un seul bouquin d’histoire. Est-ce que je me suis jamais intéressé à l’histoire durant mes deux premières années ? Est-ce que je l’ai étudiée ?
— Je ne crois pas, non…
— Bien. Alors, interroge-moi. Tout ce que tu veux avant 1930, disons. »
Steve feuilleta le livre et s’arrêta sur une page. « D’accord, alors, qu’était la Sainte Alliance ? »
Je levai la main : « M’sieur, moi, m’sieur, je sais, c’est facile ! dis-je en lançant mon bras vers le haut. La Sainte Alliance est le nom donné à un pacte, m’sieur, un pacte signé par la très peu sainte trinité de… voyons, le Tsar de Russie… ce devait être Alexandre Ier… par Frédéric-Guillaume III de Prusse et par le Saint Empereur romain, François II, sauf que, évidemment, il n’était plus que François Ier d’Autriche, non ?… depuis que Napoléon s’était fait botter le train à Waterloo, et tout ça.
— Qui d’autre l’a signée ? » Steve scrutait le livre avec attention.
— Hé bien, m’sieur, Naples, m’sieur, et la Sardaigne, m’sieur, la France et l’Espagne, m’sieur. Elle a par la suite été ratifiée et signée par la Grande-Bretagne – le Prince Régent, futur George IV, son père étant maboul à l’époque, évidemment, bien que la Grande-Bretagne fasse déjà partie de la Quadruple Alliance, quelque chose de complètement différent. Et le Sultan ottoman l’a signé aussi. Mais je crains de devoir avouer que son nom m’échappe, si je l’ai jamais su. Et bien entendu, le Pape a donné sa grande bénédiction. Le pacte a été signé en 1815. Pour dix points de plus et le séjour à la Barbade, je dirais le 26 septembre. Je me trompe ?
— D’accord, d’accord. » Steve repartit à feuilleter le livre. « Et… Benjamin Disraeli… ?
— Benjamin Disraeli ? Que ne saurais-je te dire ? » Je vibrais littéralement, à présent, totalement dans mon élément, patinant avec élégance sur une épaisse couche de glace. « Né en 1804, le 21 décembre, je crois. A forgé l’expression le mât enduit de graisse pour décrire son ascension de ses humbles origines juives jusqu’au poste de Premier ministre à l’apogée de l’ère victorienne et de l’Empire. Fils d’un dilettante sépharade, un écrivain, amateur d’antiquités et délicieux personnage prénommé Isaac, qui a converti toute sa famille au christianisme en 1817. Ben a débuté dans le droit, a perdu un gros magot après de mauvais investissements et s’est donc mué en romancier et en bel esprit pour subventionner son existence de dandy et ses aspirations politiques. A écrit une série de livres qu’on appelle les Romans de la Jeune Angleterre, notamment Coningsby, ou la nouvelle génération, et Sybil, ou les deux nations. Il avait été élu pour la première fois au Parlement quelques années plus tôt, aux alentours de 1837, je pense, sa cinquième tentative pour obtenir un siège. Anti-whig, anti-utilitariste, il s’est fait un nom en attaquant son propre gouvernement. Il a popularisé l’expression « hypocrisie organisée » en décrivant les efforts de Robert Peel pour abroger les lois sur le grain. Il a encore traîné quelques années comme chef du parti, Chancelier de l’Échiquier sous lord Derby, rédigeant le deuxième Acte de Réforme de 1860 qui étendait le droit de vote aux propriétaires dans les bourgades. Devint brièvement Premier ministre en 1868. Remporta enfin en 1874 une élection contre son grand rival, William Ewart Gladstone, première victoire conservatrice depuis 1841. Fit passer une tripotée de réformes syndicales et sociales, emprunta quatre millions de livres afin d’acheter le canal de Suez pour la reine Victoria qui était folle de lui, surtout après qu’il lui a donné le nouveau titre officiel d’Impératrice des Indes. Il est revenu en 1878 du Congrès de Berlin en annonçant La paix dans l’honneur, un peu comme Chamberlain après Munich – mais ça, tu ne le trouveras pas dans ton livre, j’en ai bien peur – a été fait premier comte de Beaconsfield en 1876, après avoir d’abord refusé un titre de duc, est mort en 1881, après avoir été viré de son poste l’année précédente. Il est mort le 19 avril, huit ans et un jour avant la naissance d’Adolf Hitler, dont tu n’as jamais entendu parler non plus. Ses partisans se baptisent la Primrose League et continuent à ce jour à parler de Conservatisme de la Nation Unie. Sa femme l’appelait Dizzy et était célèbre pour son dévouement, son manque de tact et une conduite généralement farfelue. L’a un jour accompagné en carrosse jusqu’au Parlement, les doigts coincés dans la portière, une douleur affreuse, sans dire un mot pour ne pas le distraire des préparatifs de son grand discours. Une autre fois, elle se trouvait dans un jardin avec deux ou trois dames victoriennes qui gloussaient en rougissant devant les attributs généreux d’une statue masculine. Oh, ce n’est rien, a-t-elle déclaré. Vous devriez voir mon Dizzy quand il prend son bain. Il a décrit ses dernières années comme un ranecdotage. Que veux-tu savoir d’autre ? »
Steve ne leva pas le nez de son livre. « Donne-moi le titre de certains de ses autres romans.
— Pffou, tu n’es pas exigeant, toi ! Bon, le premier portait un titre du genre Dorian Gray. Pas ça, évidemment, mais ça y ressemblait. Vivien Grey ? C’est ça ? Il y en a eu un autre, intitulé The Young Duke, le dernier était Endymion, ça, je le sais. Il l’a écrit en 1880. Et je suis presque sûr qu’il y en avait un autre avec un nom de femme dans le titre… Henrietta, je crois. Henrietta Tempest, quelque chose comme ça ?
— Henrietta Temple, en fait », rectifia Steve en refermant le bouquin. « D’accord, tu t’y connais un peu en histoire. Ça signifie quoi ?
— À toi de me le dire. Est-ce que ça colle avec ce que tu sais de moi ? Laisse-moi te réciter tous les présidents américains de ce siècle.
— Oh, ben oui, gros exploit. N’importe quel écolier de dix ans en serait capable.
— Écoute, insistai-je. William McKinley (assassiné en 1901), Teddy Roosevelt, William Howard Taft, Woodrow Wilson, Warren G. Harding, Calvin Coolidge, Herbert C. Hoover, FDR, FDR, FDR, Harry S. Truman, Dwight D. Eisenhower, Eisenhower encore, John Fitzgerald Kennedy (assassiné en 1963), Lyndon B. Johnson, Richard M. Nixon, encore Nixon (démission en 74), Gerald Ford, Jimmy Carter, Ronald Reagan, encore Reagan, George Bush et pour finir, mesdames et messieurs, le quarante-deuxième président des États-Unis, Bill Clinton de Little Rock, Arkansas. Qu’est-ce que tu en dis ? »
Il y avait une expression perplexe sur le visage de Steve. « J’ai un peu perdu le fil quelque part au milieu.
— Évidemment. Après FDR, Franklin Delano Roosevelt, je me trompe ?
— Exact. Il y a eu tout un tas de noms que je n’avais jamais entendus. Et tu disais que Nixon a démissionné ?
— Donc, tu as quand même entendu parler de Nixon ?
— Allons, Mikey. Un peu de sérieux.
— Richard Millhouse Nixon, Dicky le roublard. A démissionné dans la disgrâce pour éviter la destitution en 1973.
— Pour ta gouverne, Richard Nixon a été trois fois président, de 1960 à 1972.
— Je vois… Mais Kennedy, Carter et Bush, LBJ, Clinton… Ça ne veut rien dire, pour toi ?
— Mon petit frère se prénomme Clinton, mais je te garantis qu’il est pas président.
— Hé bien ! Tu vois ? » J’allumai une nouvelle cigarette et commençai à arpenter la pièce. « Tout ce que tu sais diffère de ce que je sais. Comment c’est possible ?
— Tu n’as plus le même accent qu’hier. Par certains côtés, tu n’es plus la même personne. Je vois ça. Mais, Mikey, c’est la tête. Tout ça, c’est dans ta tête.
— Alors, un coup sur le crâne m’a donné des connaissances universitaires sur l’histoire de l’Europe, c’est ça ? Il m’a donné les détails de présidents américains dont tu n’as jamais entendu parler et dont je pourrais discuter devant un détecteur de mensonges sans faire une seule fois trembler l’aiguille. Ça m’a bourré la tête de films, de chansons et d’histoires que tu n’as encore jamais entendues ? Play it again, Sam. Je vais lui faire une offre qu’il ne pourra pas refuser. She loves you, yeah, yeah, yeah. La Force est avec toi, jeune Skywalker. Mais tu n’es pas encore un Jedi. J’adore l’odeur du napalm au petit matin. La vérité est ailleurs. Hasta la vista, baby. Catch 22. Il n’y aura aucune absolution à la Maison-Blanche. Le Tambour. (What’s the Story) Morning Glory ? La Liste de Schindler. Mon nom est Bond, James Bond.Ich bin ein Berliner. L’Attrape-cœur. You may say that I’m a dreamer, but I’m not the only one. Perhaps some day you’ll join me and the wo-o-o-rld will live as one. Téléportation, Scotty. Je reviendrai.Sing if you’re glad to be gay, sing if you’re happy that way. Les Gens de Smiley. Jamais dans le champ des conflits humains tant de gens n’ont dû autant à si peu. Un petit pas pour l’homme, un pas de géant pour l’humanité. Tant qu’il y aura des hommes. Never mind the bollocks, here’s the Sex Pistols. Le Pont de la rivière Kwaï. Marlène Dietrich. E.T. téléphoner maison. What good is sitting, alone in a room, come hear the music play, life is a cabaret, old friend, it’s only a cabaret. Le film de Zapruder et la butte herbeuse.Les Douze salopards. It’s coming home, it’s coming home, it’s coming, football’s coming home{Refrain de la chanson officielle de la Coupe européenne de football 1996, qui se tenait en Grande-Bretagne.}. Le Crépuscule des aigles. J’en ai fumé, mais je n’ai pas avalé la fumée. Suivez le bœuf. Lisez sur mes lèvres : pas de nouveaux impôts. Scooby Dooby Doo, where are you ? Mrs Peel, on a besoin de nous. Et voilà ! »
Je m’arrêtai pour reprendre mon souffle, transpirant sous une combinaison d’effort, d’exaltation et de pepperoni épicés. Sur le visage de Steve, je vis une expression où l’admiration, la stupeur, l’amusement, la perplexité et la peur luttaient pour passer en pole position. La stupeur menait d’une demi-longueur, mais les autres s’accrochaient.
« Regarde les choses en face, Steve, je te pose un problème qu’on ne peut pas résoudre avec des histoires de bosse et d’amnésie. Je viens d’ailleurs. » Je passai la main dans mes cheveux pour faire circuler l’air et rafraîchir la sueur. « Ne crois pas que j’ignore à quel point je parais cinglé. Dieu sait que j’ai vu assez de films pour savoir quel mal de chien a le héros venu d’ailleurs qui a remonté le temps pour convaincre les gens de l’écouter. Ils finissent en général par le dénoncer.
— Remonter le temps ? » Steve serra les paupières avec énergie, au désespoir. « Oh, bon Dieu, Mikey, t’as besoin d’aide. Tu ne peux pas…
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Laisse-moi appeler Doc Ballinger, implora-t-il. Mikey, je ne sais pas ce qu’il se passe, mais… je tiens à toi. Je veux dire je m’inquiète de ce qui t’arrive, je ne veux pas que tu deviennes dingue.
— J’ai compris ce que tu voulais dire, Steve, mais je t’en prie, écoute-moi. Ce n’est pas de ça que je parlais, je n’ai pas remonté le temps. Enfin, pas exactement. Simplement, le temps a… le temps a voyagé en moi. Non, ce n’est pas ça. Écoute-moi, tu veux ? Écoute, juste. Je vais te raconter une histoire. Imagine ça comme une idée, c’est tout, d’accord ? Un scénario de film, un truc de ce genre ? Écoute et ouvre les oreilles… comment on dit ? Sans préjugé. Écoute sans préjugé. Ne m’interromps que si quelque chose n’est pas clair. Et une fois que tu auras entendu, alors, à toi de décider quoi faire. C’est d’accord ?
— Oui, sans doute. »
Je poussai les livres et les carts sur un côté du bureau et m’y hissai, balançant les jambes sous moi. Steve, assis par terre en tailleur, levait les yeux vers moi comme un gamin sur le tapis de sol pendant l’heure des contes.
« D’accord, dis-je. Imagine-toi un type. Plutôt jeune. Un Anglais. À peu près mon âge. Il fait des recherches pour un doctorat dans une ville universitaire en Angleterre. Appelons-la Cambridge… »
Les temps passent. Le soleil plonge lentement à l’Ouest. Des bruits pénètrent dans la pièce. Des ballons de basket qui frappent le sol dans le couloir. Le couinement de baskets qui dérapent. De la musique bluegrass qui joue dans la chambre du dessus. Des portes qui claquent. Des cris. Le coup de fouet de serviettes contre la chair. Une guitare mal accordée de l’autre côté du couloir. Des cloches au loin sonnent les heures qui s’écoulent sans qu’on les remarque.
« …une pizza, des Cocas et des donuts à la confiture absolument dégueulasses, et regagnèrent sa résidence universitaire, à Henry Hall. Là, il décida de raconter à son nouvel ami Steve tout ce qui s’était passé, de raconter la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, je le jure. Fin. »
Je descendis du bureau pour me mettre debout et m’étirer. Dehors, les ténèbres étaient tombées et à l’intérieur de Henry Hall, le silence régnait.
Steve demeura assis par terre. Il ne bougeait que pour se pencher en avant de temps en temps et tapoter sa cigarette contre la canette de Coca, tellement bourrée de mégots et de bouillie, désormais, qu’elle avait depuis longtemps cessé de grésiller à chaque nouvelle chute de cendres chaudes.
« Ce que je ne comprends pas, finit-il par dire, c’est comment, si tout ça est vrai, comment ça se fait que tu t’en souviennes.
— Exactement ! Ça me laisse perplexe, moi aussi. Je veux dire, si mon corps est ici, alors comment se fait-il que ma conscience appartient encore à l’ancien monde ?
— Je suppose, dit lentement Steve, je suppose que si ce Zuckermann engendrait une singularité quantique artificielle et que tu as été pris dans l’horizon événementiel, alors il se peut que… Je ne sais pas… » Il haussa les épaules, désemparé. « Bon sang, Mikey, rien de ce que tu as dit n’a de sens, pour moi.
— Mais tu me crois ? Tu me crois, non ? »
Il écarta les mains. « Je ne peux pas trouver de meilleure explication à ta conduite. Mais en théorie, ça pourrait arriver tout le temps, tu sais ? Ça s’est peut-être déjà produit des tas de fois. On n’en saurait rien. Il existe peut-être un millier de vingtièmes siècles. Un million. Chacun avec une issue différente. Tu as créé un des tiens, et tu es coincé dedans.
— C’est ça, dis-je. Mais dans mon arrogance, je croyais en créer un meilleur. Je pensais que si Hitler ne naissait pas, le siècle aurait moins de sujets de honte. J’aurais dû savoir que non, je suppose. La situation en Europe restait la même. Il existait toujours un vide en Allemagne qui attendait d’être comblé. Il y avait encore cinquante années d’antisémitisme et de nationalisme qui ne demandaient qu’à être exploitées. Il y avait toujours un Traité de Versailles et un Krach de Wall Street et une Grande Dépression. Mais une chose, au moins…
— Quoi ?
— Hé bien, ce Rudolf Gloder, ce Führer. Je veux dire, au moins, il n’était pas aussi mauvais qu’Hitler. D’après ce que j’ai pu voir de lui dans ce livre, au moins, il était humain, sain d’esprit. Je veux dire, il n’y a pas eu de camps de la mort, de Zyklon B, d’Holocauste, de monomanie éructante, pas de génocide. »
Steve se remit lentement debout, pour soulager les crampes dans ses jambes. « Oh, Mikey, dit-il d’une voix pleine de chagrin. Oh, Mikey, tu ne sais pas ce que tu dis. »
Je le dévisageai. « Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Ton Hitler, que lui est-il arrivé ?
— Il s’est suicidé alors que les Russes faisaient pression sur Berlin d’un côté, et les Américains et les Britanniques de l’autre. Il s’est tiré une balle dans la tête et a été incinéré avec de l’essence dans le jardin de la chancellerie du Reich. Le 30 avril 1945.
— Je crois qu’il serait peut-être temps, fit Steve en se dirigeant vers l’ordinateur, que tu jettes un coup d’œil sur certaines de ces carts. »
Il en prit une dans la pile que nous avions réunie à la bibliothèque, une petite boîte carrée d’environ huit centimètres sur dix, épaisse d’un centimètre. Il tira sur l’étui et en sortit un carré plus petit en plastique noir.
« Pourquoi ne me dis-tu pas ce que tu veux que je sache ?
— Contrairement à toi, me répondit Steve en poussant le carré noir dans une fente sous l’écran de l’ordinateur, je ne suis pas un spécialiste de l’histoire.
— Alors, c’est quoi, ça ? Un genre de vidéo ? Ou c’est plutôt comme un CD-ROM ?
— Ça ne ressemble à rien. C’est une cart. Voilà tout, une cart. »
Je cherchai sur le bureau avec une mine désorientée. « Et où est le clavier ? »
Steve secoua la tête. « Bon sang, Mikey, tu prends ça pour quoi ? Un piano ? » Il pressa un bouton sur l’écran et l’écran s’alluma en orange et noir. « Tu veux regarder depuis le début ? »
Il me lança l’étui de la cart. J’en regardai le titre, imprimé en caractères gothiques gras et noirs au-dessus d’une énorme croix gammée en flammes.
« Oh, merde », dis-je, rempli d’une horreur qui me plombait le ventre. « Oui. Depuis le début. »
Steve posa le doigt sur la surface de la télé et un menu apparut en un éclair, des lettres bleues dans de gros carrés. Il toucha le premier. Un vague bruit de rotation rapide sortit de l’intérieur de l’ordinateur et presque aussitôt une fanfare orchestrale éclata par les haut-parleurs dans la chambre. Steve plongea vers un bouton de son et le volume baissa. Pas avant que des coups aient martelé le mur et qu’un cri pâteux nous intime d’arrêter ce bordel.
Steve me tendit des écouteurs et guida mes mains vers le contrôle du volume.
« La collection d’Histoire du Moooonde, de Donaldson et Webb ! » proclama une voix, comme si elle annonçait un match comptant pour le titre poids lourds. « La chute de l’Europe. » Le menu disparut sous un écran de titre, portant le même lettrage gothique.
Je me laissai choir sur le siège en face de l’écran.
Le film, et c’était un genre de film – marginalement interactif, me permettant de faire des arrêts et d’accéder à de petites cases d’information en posant le doigt sur l’écran – me semblait plus orienté vers les écoles que vers un étudiant d’une université de l’Ivy League, mais c’était exactement ce qu’il me fallait.
Exactement ce qu’il ne me fallait pas.
« Tiens, me dit Steve, ça va avec. » L’étui en plastique transparent de la cart contenait une couverture imprimée et glacée, comme une jaquette d’album CD. Steve la retira et me la donna et, de temps en temps, je me référais à cet opuscule tout en regardant.
CARTOUCHES MEDIA ÉDUCATIVES
DONALDSON ET WEBB
Troisième série. Histoire du Monde.
5e partie : La chute de l’Europe
Index de recherche
Piste 1
Mai 1932 Élection du Parti nazi au Reichstag. Renégociation du Traité de Versailles avec la Grande-Bretagne, la France et l’Amérique. Pacte avec Staline.
Piste 2
1933-34 Lancement de l’automobile Deutschwagen à moteur Rotary. Le développement de composants à tubes à vide miniatures transforme l’industrie électronique allemande naissante.
Piste 3
1935-36 Le pacte d’Édimbourg assure des accords de commerce mutuel entre l’Empire britannique et le Nouveau Reich. Exploitation sous licence des progrès technologiques allemands en échange des concessions britanniques de caoutchouc et de l’utilisation des routes de commerce orientales. Jeux olympiques de Berlin en présence du président Roosevelt et du roi George V.
Piste 4
1937 Plan de sécurité sociale et d’assurance nationale lancé à l’échelle de toute l’Allemagne. Union de l’Autriche et de l’Allemagne. Gloder reçoit le prix Nobel de la Paix. Prononce devant la Société des Nations un discours sur L’État moderne.
Piste 5
1938 1e partie 4e congrès Nazi : annonce choc par Gloder du développement à l’institut de Göttingen d’armes employant la puissance de l’atome. Conférence de Paris boycottée par l’Allemagne. La détonation de bombes atomiques dévaste Moscou et Leningrad, tuant Staline et tout le Politburo. Invasion allemande de l’Union soviétique. Annexion de la Pologne, de la Tchécoslovaquie, de la Yougoslavie, de la Hongrie, de la Grèce, de la Turquie et des États baltes.
Piste 6
1938 2e partie Capitulation de la Scandinavie, du Benelux, de la France et du Royaume-Uni. Première conférence du Grand Reich Allemand à Berlin en présence du roi Édouard VIII de Grande-Bretagne, du maréchal Pétain, de Benito Mussolini, du généralissime Franco et d’autres chefs d’état. Termes de coopération conclus avec les États-Unis d’Amérique. Accord mutuel supervisé par l’Allemagne pour diviser le contrôle du Pacifique entre l’Amérique et le Japon impérial. Les possessions britanniques aux Indes, en Australie et en Afrique, passent sous le contrôle effectif de l’Allemagne. Le Canada autorisé à demeurer neutre.
Piste 7
1939 Tous les Juifs contraints d’évacuer les pays sous le contrôle du Grand Reich allemand et d’émigrer dans un nouveau « Libre-État juif », dans une région taillée entre le Monténégro et l’Herzégovine sous le contrôle du Reichminister Heydrich. Les protestations américaines sont ignorées. Rébellion écrasée en Grande-Bretagne, plus de cinq mille exécutions, y compris des politiciens majeurs et le duc d’York, frère du souverain britannique.
Piste 8
1940-41 Les États-Unis annoncent la création indépendante d’une bombe atomique. État de Guerre froide entre la Grande Allemagne et l’Amérique. Rupture de tous les contacts diplomatiques.
Piste 9
1942 Les rumeurs de mauvais traitements et de massacres de citoyens du Libre-État juif des Balkans amènent l’Amérique au bord de la guerre nucléaire avec la Grande Allemagne. L’annonce d’innovations dans les missiles et la télémétrie électronique allemands force le gouvernement des États-Unis à reculer. Rébellion impitoyablement réprimée en Russie.
Piste 10
1943 Un système d’éducation unifiée est imposé dans toute la Nouvelle Europe. L’allemand devient la première langue obligatoire de tous les Européens. La découverte par le gouvernement de Berlin de ravitaillements américains secrets aux mouvements de résistance du Portugal amène une nouvelle menace de guerre entre les États-Unis et l’Allemagne.
Piste 11
Générique. Mentions de copyright. Notes sur le cours. Suggestions de lecture.
J’ai regardé toute la cart bouche bée, m’a raconté Steve par la suite. Il semble que mon attitude n’ait pas changé une seule fois, que mes mains n’aient pas bougé une seule fois, mes jambes ne se soient jamais croisées ni décroisées, que mon épaule ne se soit jamais baissée. On aurait dit, expliqua-t-il, que j’étais dans un état proche de la catalepsie. Seul le va-et-vient de mes yeux de l’écran à l’index de recherche imprimé entre mes mains trahissait un signe de vie ou de conscience.
Quand elle fut terminée, Steve se pencha en avant, pressa un interrupteur sur l’ordinateur et posa une main sur mon épaule. Je fixai le vide gris de l’écran tandis que la cart glissait hors du lecteur.
« Oh, bon Dieu, dis-je avec un genre de gémissement. Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Hé, t’inquiète pas, fit Steve en me massant les épaules. C’est de l’histoire ancienne. Tout ça c’est de l’histoire.
— Steve, qu’est-il arrivé aux Juifs ? Ce Libre-État juif, il existe encore ?
— Écoute, tout ça, c’était il y a des années, les choses ont changé, maintenant. L’Amérique et l’Europe sont plutôt en bons termes. L’Europe a même des élections libres. Plus ou moins libres.
— Tu n’as pas répondu à ma question. Les Juifs, qu’est-ce qu’il leur est arrivé ?
— Il n’y en a plus. Pas en Europe.
— Tu veux dire qu’ils ont été expulsés ? Vers Israël ? Que s’est-il passé ? »
Un coup soudain et sonore à la porte poussa Steve à retirer vivement la main de mon épaule et à reculer d’un bond jusqu’au centre de la chambre.
En réponse à mon sourcil levé, il secoua la tête, aussi perplexe que moi quant à l’identité de la personne qui me rendait visite à une heure du matin.
Le coup se répéta, plus sonore cette fois-ci.
« Entrez ! » dis-je.
Deux hommes pénétrèrent dans la chambre. Ils portaient tous deux les mêmes chemisettes à carreaux que j’avais déjà vues plus tôt dans la journée, quand Steve et moi nous étions assis à une table à côté d’eux à la terrasse de l’Alchemist & Barrister, tandis qu’ils se disputaient à propos de cartes.
« Trouvez-moi une carte de la région, dit Kremer. Une carte géologique. La plus récente. »
Bauer griffonna quelques mots sur un formulaire de demande, qu’il enferma dans une petite torpille en cuivre. Allant vers le mur, il demanda à Kremer jusqu’à quelle heure il supposait qu’ils allaient travailler ce soir-là.
Kremer, penché sur le microscope, ne répondit pas.
Bauer glissa la torpille dans le tube du pneumatique. Il referma le couvercle d’une tape et écouta la torpille aspirée parcourir en claquant le trajet jusqu’à la salle des dactylos du premier étage. Il consulta sa montre : cinq heures trente-quatre. Hartmann, chef de la Documentation, assurait qu’on pouvait trouver et expédier n’importe quel document de l’université en quinze minutes. Il avait promis à Bauer un litre entier de bière blanche berlinoise s’il manquait à sa fière promesse ne serait-ce que d’une seconde. Voilà de quoi bien le mettre à l’épreuve et, par une journée d’août aussi suffocante, une grande bière, avec une giclée de framboise peut-être, serait la bienvenue.
« Ruth, un instant, dit-il en adressant un signe à son assistante. Seriez-vous assez aimable pour passer un coup de téléphone à ma femme et la prévenir qu’encore une fois, je rentrerai tard, ce soir ? »
Ruth hocha la tête et alla vers le téléphone d’une démarche raide. Elle n’appréciait guère de se voir traitée en secrétaire.
Bauer regagna sa partie du bureau et commença à trier ses papiers distraitement, sans espoir de succès. Kremer leva les yeux du microscope, en claquant des doigts.
« Hé bien ? Où est-elle ? dit-il.
— La carte ? Grand Dieu, Johann, laissez-leur une chance. Vous me l’avez demandée il y a à peine une minute.
— Quoi ? Vraiment ? Oui, pardon. » Kremer lui adressa un sourire d’écolier contrit. « Mais quand même, j’aimerais beaucoup qu’ils se dépêchent.
— Vous avez vu quelque chose ? »
Kremer se pinça l’arête du nez avec lassitude, les yeux clos. « Non. Rien.
— Vous examiniez les niveaux de zinc et de sodium ?
— Oui, mais ce n’est rien. Plus hauts que la moyenne, mais inférieurs à notre alimentation, ici. Nous devrions chercher quelque chose de plus gros, de beaucoup plus gros.
— Et ces traces de méthyle orange ?
— Elles proviennent d’une contamination, forcément. Le docteur d’origine, je suppose. Comment s’appelait-il ?
— Schenck. Horst Schenck.
— Oui, c’est ça. Toute cette histoire est insensée, Dietrich. Si je n’avais pas constaté l’effet sur nos souris, je croirais à un canular. »
Le docteur se remit à son microscope avec un soupir.
« Docteur Bauer ? » Ruth lui tendait le téléphone comme si le combiné était contaminé par l’anthrax. « Votre femme vous prie de venir souhaiter bonne nuit à votre fils. »
Bauer prit le combiné et écouta un moment avec un amusement tendre la respiration rapide de son fils.
« Axi ? finit-il par demander.
— Papa ?
— Tu as été sage, aujourd’hui ?
— Papa !
— Je te verrai demain.
— Lait.
— Tu as dit lait ? Tu veux du lait ?
— Lait.
— Mutti va te donner du lait. Je ne peux pas t’en donner par téléphone, tu sais bien. Demande à Mutti. »
S’ensuivit un moment de respiration rapide, puis un silence plus long.
« Axel ? Tu es là ?
— Renard.
— Renard ?
— Renard. Renard, renard, renard.
— C’est bien, dis donc. »
Bauer entendit une série de chocs : on avait lâché le combiné. Au terme d’un nouveau silence, la voix de Martha résonna à son oreille. « Bonjour, chéri. Nous avons vu un renard, aujourd’hui. Dans le jardin. C’est son animal préféré, maintenant.
— Ah. Ça explique tout.
— Je crois qu’il a de nouveau mal à l’oreille. Il dit “vilaine oreille” et il se frappe la tempe avec la paume.
— Je suis sûr que ce n’est pas bien grave. Je regarderai ça demain matin.
— Jusqu’à quelle heure vas-tu travailler ? Ta Juive d’étudiante n’a rien voulu me dire.
— Désolé, chérie. Mais les choses sur lesquelles je travaille. C’est très important. Priorité maximale.
— Je comprends. Je t’assure. Mais tu essaieras de manger, ce soir, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. On s’occupe très bien de nous, ici, tu sais.
— Je sais. Les chouchous du Führer.
— Au revoir, chérie. »
Bauer raccrocha le combiné. Ruth, debout au milieu de la pièce, gênée, s’affairait à scruter une écritoire à pince pour montrer qu’elle n’avait pas écouté.
« Je crois que vous feriez aussi bien de rentrer, Fräulein Goldmann. Le professeur Kremer et moi pouvons nous débrouiller sans vous pour le reste de la journée.
— Je suis ravie de rester, monsieur.
— Non, non. Je vous en prie… Inutile. »
En sortant, Ruth manqua de se cogner à un messager de la Documentation, hors d’haleine. Un coup d’œil à sa montre apprit à Bauer qu’il devrait encore une fois payer lui-même sa bière, ce soir.
« Rien, déclara Kremer, écœuré. Absolument rien. Le terrain le plus ennuyeux du monde au point de vue topographique, le plus banal au point de vue géologique et le plus ordinaire au point de vue minéralogique.
— Même pas particulièrement pittoresque, acquiesça Bauer. Enfin, pour l’Autriche.
— Alors, que se passe-t-il ? Au nom du plus profond enfer, que se passe-t-il ? » Kremer martela la carte avec le tuyau de sa pipe. « Ça n’a absolument aucun sens. Pas le moindre sens.
— Peut-être, commença Bauer avec hésitation. Peut-être que nous avons négligé un élément évident. Vous m’avez toujours appris que chaque fois qu’on progresse d’un centimètre à partir d’un principe erroné, on s’éloigne d’un kilomètre de la vérité. Peut-être partons-nous dans une direction totalement fausse. »
Kremer leva les yeux de la carte.
« Nous cherchons désespérément la cause d’un effet que nous ne comprenons pas. Peut-être devrions-nous étudier l’effet lui-même. »
Kremer le fixa un moment. « C’est possible », dit-il lentement, prolongeant les deux mots avec réticence. « Mais, Dietrich, il ne nous reste plus que trente centilitres. Les enjeux sont tellement élevés, les attentes de Berlin tellement énormes. Nous ne pouvons nous permettre le luxe d’un cul-de-sac.
— C’est bien ce que je veux dire, Johann. Le cul-de-sac, nous y sommes. Rebroussons chemin. Repartons du début. »
Johann tendit une main vers l’étagère au-dessus de la paillasse et en tira le dossier marqué Braunau.
« Alors, dites-moi, Mike. Que savez-vous de Braunau ? »
Le ton était chaud, intéressé et révérencieux, comme si celui qui parlait me demandait d’exécuter un tour pour impressionner un ami.
Je me demandai où Steve était passé. La rapidité et l’assurance des deux hommes – ils s’étaient présentés sous les noms de Hubbard et Brown – n’avaient pas laissé le temps de poser des questions ou de protester. Voudrions-nous avoir l’obligeance de les suivre jusqu’à leur voiture ? Elle se trouvait au-dehors. Il y avait des questions sur lesquelles je pourrais les aider. Ce serait très utile. Pas la peine d’emporter quoi que ce soit et, bien sûr, nous n’avions aucun souci à nous faire.
On m’avait installé entre Hubbard et Brown sur la banquette arrière de la première de deux longues berlines noires garées devant la porte de Henry Hall. Il ne me vint à l’esprit que Steve avait disparu qu’au moment où nous démarrâmes. Je me retournai pour regarder par la vitre arrière, afin de vérifier s’il se trouvait dans la seconde voiture, mais Brown, comme un maître d’école édouardien, me tourna la tête, avec douceur mais fermeté, pour la diriger de nouveau vers l’avant.
Nous n’avions pas roulé plus de vingt minutes quand nous quittâmes la route pour nous engager dans l’allée d’une grande maison. En descendant de voiture, je pus discerner le bois des pignons, bordé à clin comme dans le décor du célèbre tableau American Gothic. L’air doux embaumait de l’odeur des pins.
À l’intérieur, on me conduisit dans une salle à manger, et on m’offrit un siège au milieu d’une grande table en bois d’érable luisant. Hubbard s’assit en face de moi et Brown resta debout à une extrémité, tripotant une cafetière dont le couvercle paraissait coincé.
« Satanée machine, dit-il en frappant avec exaspération le couvercle du côté de son poing.
— Charles Winninger ! » m’exclamai-je avec entrain, avant de regretter instantanément de ne pas avoir tenu ma langue.
Hubbard se pencha en avant avec intérêt. « Pardon ?
— Non, rien, dis-je. Je pensais à voix haute, c’est tout.
— Non, non. Je vous en prie… » Hubbard écarta les mains en un geste d’invite.
« Je pensais simplement à Femme ou démon. Charles Winninger y joue un personnage du nom de Wash Dimsdale, qui n’arrête pas de dire satané ceci, satané cela. Je n’avais encore jamais entendu quelqu’un employer le mot jusqu’ici. C’est tout. »
Hubbard leva les yeux vers Brown qui haussa les épaules et secoua la tête.
« C’est un film, expliquai-je. Enfin, c’était. Mais vous n’en avez sans doute jamais entendu parler. »
Je vis que Hubbard avait noté dans un calepin les mots Winninger et Dimsdale suivis de deux grands points d’interrogation. Je réprimai mon envie de rectifier l’orthographe et baissai le regard vers la table, qui avait l’éclat du neuf. Cependant, ce lustre avait une qualité qui me suggérait qu’elle n’avait rien de neuf, qu’elle était simplement très très peu utilisée.
« Mais vous n’avez pas répondu à ma première question, non, Mike ? Braunau. Dites-moi ce que vous savez de Braunau.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que j’en sais quoi que ce soit ?
— Vous ne savez rien ?
— Jamais entendu parler de ce coin.
— Hé bien, voilà, c’est un début, Mikey. Vous savez que c’est un lieu. Vous savez que ce n’est ni une personne ni une nuance de rose. Voilà un bon départ. »
Crotte ! Je suis tombé à pieds joints dedans, là !
« Il me semble que j’ai dû en entendre parler quelque part. Une leçon de géographie en classe, peut-être… » J’essayai, maladroitement, de rectifier la phrase selon une syntaxe plus américaine. « Je veux dire, je crois que j’ai entendu ça en cours de géo, vous voyez ? À l’école, quelque part. Il me semble, sapristi. » Je grimaçai intérieurement après ce dernier mot. J’en faisais un poil trop.
Hubbard, sans paraître rien remarquer d’anormal, poursuivit son interrogatoire en douceur. « Vraiment ? Alors, est-ce que vous vous souvenez où ça se trouve, Braunau ?
— En Allemagne ?
— Bien. C’est bien, Mike.
— Hé ! Vous voulez votre café noir ou avec du lait ?
— Du lait, s’il vous plaît », répondis-je en levant le nez de la table pour la première fois. Brown avait réussi à décoincer le couvercle de la cafetière et versait à présent avec délicatesse un café noir et épais dans de toutes petites tasses.
Un silence gênant prévalut pendant que se déroulait l’embarras commun de la distribution du sucre et des cuillères à café.
« Où est Steve ? demandai-je en jetant sur la pièce un coup d’œil circulaire. Il est ici ?
— Par là, répondit Hubbard en testant une petite gorgée de café.
— Je peux le voir ?
— Excellent, le café, Don. »
Brown hocha la tête avec satisfaction, comme s’il avait l’habitude de se faire complimenter sur la qualité de son kaoua.
« Je préfère ne plus rien dire tant que je ne l’aurais pas vu. Que je ne saurai pas de quoi il s’agit.
— Il s’agit de vous, de moi et de Mr Brown, qui sommes réunis ici pour un petit pow-wow, Mike. C’est tout. Pas de quoi s’inquiéter. Vous nous disiez que, selon vous, Braunau se trouvait peut-être en Allemagne ?
— Ben, le nom a l’air allemand, non ?
— Voyons ce que vous savez du nom Hitler, vous voulez bien ? Ça vous dit quelque chose ? Hitler ? »
Peut-être mes pupilles se sont-elles dilatées, ou rétrécies. Peut-être ai-je retenu mon souffle un instant. Ou que ma couleur a changé. Je sais que j’ai tenté de paraître nonchalant, et je sais que la tentative a échoué.
« Hitler ? ai-je dit en déglutissant. Ça se trouve où ? »
Hubbard a de nouveau levé les yeux vers Brown qui a hoché la tête et sorti une petite boîte chromée de sa poche de poitrine. Après avoir soigneusement déposé la boîte sur la table entre Hubbard et moi, Brown a repris sa position debout au bout de la table, plaçant les mains derrière le dos comme un acolyte qui vient d’exécuter un rituel cérémoniel de grande importance.
Je fixai la boîte comme si je m’attendais à ce qu’elle se mette à parler. Ce qui finalement n’était pas idiot de ma part parce que, après que Hubbard eut pressé un interrupteur sur le côté, c’est exactement ce qu’elle a fait.
Il y avait des bruits de fond, un froissement de cellophane, le tintement de verres, le chuintement d’une allumette, le flot lointain de la circulation et autres bruits d’extérieur supplémentaires, mais, pour l’essentiel, la boîte se mit à parler. Voici ce qu’elle dit, avec deux voix. Celle de Steve et la mienne.
MOI : Tu vas me prendre pour un cinglé, je sais, mais je suis extrêmement heureux, en ce moment.
STEVE : Ah bon ? Comment ça se fait ?
MOI : Tu ne comprendrais pas si je te le disais.
STEVE : Essaie toujours.
MOI : Je suis heureux, parce que, quand je t’ai posé la question tout à l’heure, tu m’as dit que tu n’avais pas entendu parler d’Adolf Hitler.
STEVE : Et ça te rend heureux ?
MOI : Tu n’as aucune idée de ce que ça représente. Tu n’as jamais entendu les noms de Hitler ou de Schickelgruber, ou de Pölzl. Tu n’as jamais entendu parler de Braunau, tu n’as jamais…
STEVE : Braunau ?
MOI : Braunau-am-Inn, en Haute-Autriche. Ce n’est même pas un nom, pour toi, et ça fait de moi le plus heureux des hommes qui vivent.
STEVE : Hé bien, tant mieux pour toi.
MOI : Tu n’as jamais entendu parler d’Auschwitz ni de Dachau. Tu n’as jamais entendu parler du parti nazi. Tu n’as jamais entendu…
Hubbard pressa de nouveau l’interrupteur.
« Bon, voilà, on commence à arriver quelque part. Braunau ne se trouve pas en Allemagne, mais dans une région d’Allemagne. En Autriche. Et même en Haute-Autriche. Ça cadre un peu les choses, vous ne trouvez pas ?
— Si vous saviez depuis le début que je sais où se trouve Braunau, fis-je, pourquoi m’avez-vous baladé comme ça ?
— Hé bien, en fait, je crois que je pourrais formuler la question différemment, Mikey. Si vous, vous saviez depuis le début où se trouve Braunau, pourquoi nous avez-vous baladés comme ça ?
— Donc, match nul, non ? »
Hubbard me regarda dans les yeux. Je soutins son regard et dans leur brun chocolat, j’essayai de discerner le motif et l’intention qui pouvaient s’y cacher.
« Et Hitler, dit-il. Vous savez que Hitler n’est pas un nom de lieu. Vous savez que c’est un nom d’homme. Adolf Hitler, avez-vous dit. Qui est donc Adolf Hitler ? »
Je secouai la tête.
« Et Auschwitz ? Qu’est-ce que c’est ? Un endroit, une personne, une marque de bière ? »
J’eus un geste vague. « À vous de me le dire. »
L’expression de tristesse dans les yeux de Hubbard s’intensifia.
« Ce n’est pas une bonne réponse, Mikey, dit-il. C’est une très mauvaise réponse. Nous voulons votre aide. Nous voulons que vous nous disiez ce que vous savez. C’est à ça que nous voulons en venir. Pas à vous voir essayer de faire le malin.
— Et ce que nous voulons savoir, ajouta la voix plus dure de Brown en bout de table, c’est votre satanée identité. »
Mon cœur commença à marteler lourdement ma poitrine. « Mais vous la connaissez. Je suis Michael Young. Vous le savez.
— Le sait-on, Michael ? » La voix de Hubbard devenait songeuse, comme celle d’un universitaire en train de méditer sur le sens du sens. « Le sait-on vraiment ? Nous savons que vous ressemblez à Michael Young, mais nous savons bigrement bien aussi que vous n’avez pas la même voix. Nous savons bigrement bien que vous ne vous comportez pas comme lui. Alors, vous voyez : peut-on savoir ? Savoir pour de bon ?
— Et si vous preniez mes empreintes digitales ? Ça devrait vous satisfaire.
— Nous l’avons déjà fait, répondit Hubbard.
— Et ?
— Vous devez connaître la réponse, répondit Hubbard avec douceur, sinon vous n’auriez pas suggéré cette éventualité, allons.
— Bon, alors quoi ? Vous pensez qu’on m’a fait une greffe de peau ? Vous croyez que je suis un genre de clone ? Quoi ? »
Hubbard ne donna aucune réponse, mais ouvrit un petit calepin et parcourut soigneusement les pages.
« Comment vous vous en êtes tiré, avec le professeur Taylor ? me demanda-t-il.
— Comment ça, comment je m’en suis tiré ? Je ne comprends pas, de quoi parlez-vous ? Comme vous, il m’a posé beaucoup de questions. Il m’a dit de ne pas m’inquiéter. Il m’a dit que j’allais passer des tests.
— Pourquoi le professeur Taylor est-il ici, à votre avis ?
— Pardon ?
— Un Anglais en Amérique, c’est curieux. À votre avis, qu’est-ce qu’il fait ici ? »
Je réfléchis un instant.
« C’est un transfuge ? suggérai-je. Un dissident européen, quelque chose comme ça ?
— Un transfuge. » Hubbard évalua le mot. « Et vous, alors ? Vous êtes un transfuge européen, aussi ?
— Je ne suis pas européen.
— Vous parlez comme un Européen, Mikey. Vos parents sont européens. »
Je baissai la tête, exaspéré. « Qu’est-ce que vous suggérez ? Que je suis un espion ?
— À vous de nous le dire. »
Je les regardai tous les deux avec stupeur. « Mais vous êtes sérieux ? Franchement, quel espion se donnerait tant de mal pour se déguiser à la perfection en étudiant américain typique, jusqu’aux empreintes digitales, et irait ensuite se balader sur place en employant un sonore accent anglais ?
— Le genre d’espion qui s’ignore, peut-être ? dit Brown.
— Ça veut dire quoi, ça ?
— Ça ne veut rien dire du tout », fit Hubbard avec un léger froncement de sourcils adressé à Brown.
« Bon, écoutez, si vous avez discuté avec Steve et que vous avez parlé au professeur Taylor, au docteur Ballinger et à n’importe qui d’autre, vous devez savoir qu’hier soir je me suis cogné la tête contre un mur, et que je ne suis plus le même depuis. Ça ne va pas plus loin. Un peu d’amnésie, l’élocution qui est devenue bizarre. C’est curieux, mais rien de plus. Bizarre.
— Alors, comment ça se fait, Mikey ? répondit Hubbard. D’où sortent ces noms, Hitler, Auschwitz, Pölzl et Braunau-am-Inn ?
— J’ai dû les entendre quelque part. Dans mon subconscient. Et pour une raison ou une autre, le coup sur la tête les a ramenés à la surface de mon esprit. Je veux dire, qu’ont-ils de tellement important, bordel ? Ça ne représente rien, si ? Ils n’ont aucune signification. Personne d’autre ne semble en avoir entendu parler.
— C’est exact, Mikey. En dehors de cette pièce, je ne crois pas qu’il y ait plus d’une douzaine de personnes dans tous les États-Unis d’Amérique qui aient jamais entendu ces noms dans leur vie. Je ne les avais jamais entendus moi-même jusqu’à ce que vous les prononciez devant Steve à la terrasse de ce petit bar coquet de Witherspoon Street, cet après-midi. Mais vous savez, quand nous avons fait écouter l’enregistrement à quelques amis à nous à Washington, ils ont failli se faire dans le futal. Vous y croyez, vous ? Des futals à cent dollars.
— Mais pourquoi ? » Je passai les doigts dans mes cheveux, perplexe. « Je ne comprends pas pourquoi ces noms devraient avoir la moindre signification. »
Hubbard tendit l’oreille au bruit d’une voiture dans l’allée. « Excusez-moi, Mike. Je reviens tout de suite », dit-il en se mettant debout. Il quitta la pièce avec un signe de tête à l’adresse de Brown, refermant la porte derrière lui, et quelques instants plus tard j’entendis la porte d’entrée s’ouvrir et le murmure bas de voix dans le couloir.
Seul avec Brown, qui ne semblait pas enclin à la conversation, j’essayai de déterminer ce qui se passait.
Le professeur Taylor. Il devait avoir un rapport avec tout ça. Si l’Europe et les États-Unis se trouvaient en situation de guerre froide, comme tout ce que j’avais appris ce soir paraissait l’indiquer, alors Taylor pourrait bien être un genre de dissident pro-américain. Un peu l’équivalent de Soljenitsyne ou de Gordievski, qui avait réussi à un moment donné son passage aux États-Unis. Peut-être de temps en temps révélait-il des petits trucs à la CIA ou à l’organisation pour laquelle Hubbard et Brown devaient travailler. Et si Taylor avait entendu parler de ce curieux étudiant qui avait subitement pris l’accent anglais ? S’il avait conçu assez de soupçons, après un entretien personnel avec lui, pour recommander à ses maîtres de Washington d’enquêter et de tenir ce Michael Young à l’œil ?
Et pourtant, comment se faisait-il qu’ils s’intéressent au nom de Hitler ? Je me plaquai les mains sur le crâne pour pousser vers le bas, comme pour forcer mon cerveau à fonctionner. Ça n’avait aucun sens.
« Mal de tête ? demanda Brown avec sollicitude.
— Plus ou moins, dis-je en levant les yeux. Le genre qui vient quand on patauge complètement.
— Il vous suffit de raconter tout ce que vous savez. Laissez-nous le soin de patauger… après tout, c’est notre boulot.
— C’est drôle », dis-je, surpris par cette voix amicale. « J’avais plus ou moins dans l’idée que vous étiez le méchant.
— Pardon ?
— Vous savez, la vieille technique d’interrogatoire. Le flic gentil et le flic méchant. Je m’étais mis dans l’idée que vous étiez le méchant. »
Brown sourit avec gêne. « Hé bien, bon sang de bois, fiston, dit-il avec sa voix de Western de dessins animés, j’espérais bien qu’on était sympa tous les deux. »
La porte de la salle à manger s’ouvrit et Hubbard apparut. « Des gens qui veulent vous voir », dit-il en s’écartant de la porte.
Une femme d’âge mûr resta là un moment, clignant des yeux dans la lumière, puis elle s’élança en avant, les bras tendus.
« Mikey ! Oh, Mikey, mon chéri ! »
Je la dévisageai, bouche bée. « Maman ? »
Elle courut vers moi, tous bracelets s’entrechoquant. « Mon chou, nous sommes fous d’inquiétude depuis que nous avons appris. Pourquoi ne nous as-tu pas appelés ? »
Les bras remplis par elle, ses douces joues poudrées contre les miennes, je la laissai achever sa longue étreinte. Elle avait les cheveux teints d’un or brillant, et son parfum était étranger par son ampleur et son arôme fortement fruité, mais c’était bel et bien ma mère. Aucun doute là-dessus. Je regardai par-dessus son épaule pour voir un homme entrer lentement en boitant dans la pièce.
« Bon Dieu, chuchotai-je. Papa, c’est toi ? »
La dernière fois que j’avais vu mon père, j’avais dix ans. Il n’était ni chauve, ni fragile ni voûté, à l’époque. Il était fort, droit, séduisant, tout ce qu’un père mort reste à jamais dans le souvenir d’un enfant.
Il me jeta un bref coup d’œil. « Salut, fiston », dit-il avant de se tourner vers Hubbard en hochant la tête.
« Vous en êtes sûr, monsieur ? demanda Hubbard. Absolument sûr ?
— Vous croyez que je ne connais pas mon propre fils ?
— Bien sûr, que c’est Mike, dit ma mère en me caressant les cheveux. Que s’est-il passé, mon chou ? Ils ont dit que tu avais eu un accident. Pourquoi n’as-tu pas appelé ? »
Leurs accents me paraissaient totalement américains. Je ne voulais pas parler, les effrayer avec ma voix britannique. Je cherchai des mots qui resteraient neutres avec mon accent. Des mots qui ne contiendraient pas trop de r ou de a.
« Ma tête, dis-je en un soupir bas. Une bosse.
— Oh, mon pauvre bébé ! Tu as été voir un docteur ? »
Je hochai bravement la tête.
« Mr Hubbard, disait mon père. Vous serez peut-être assez aimable maintenant de m’expliquer pour quelle raison vous avez cru qu’il pouvait ne pas s’agir de mon fils et on nous a transportés en pleine nuit, dans une voiture du gouvernement, jusqu’à une pareille maison, une maison qui a toutes les apparences d’être un…
— Si nous nous asseyions autour de la table pour en discuter ? » proposa Hubbard, et je crus discerner un soupçon de déférence dans sa voix.
Ma mère me regardait avec tendresse dans les yeux et continuait de me caresser les cheveux, peut-être en quête de ma bosse.
« Salut, Ma », dis-je de mon meilleur américain. Ma paraissait plus probable que Mère ou Maman. Elle sourit et me fit signe de me taire, me guidant vers la table comme un invalide perclus d’années.
Brown pendant ce temps était revenu de la cuisine adjacente avec une cafetière plus grosse et une grande assiette ronde remplie de biscuits.
Mon père affichait une moue sévère et regardait autour de lui avec défiance. « Je présume, messieurs, dit-il, qu’il y a des dispositifs d’écoute placés dans la pièce ? J’ai beau être à la retraite des services, désormais, vous devez savoir par mon dossier que j’ai des relations à Washington. Dans votre secteur à Washington, Mr Hubbard. Je suis ravi de déclarer sur votre enregistrement clandestin mon extrême déplaisir devant la façon scandaleuse dont vous nous traitez, ma famille et moi. La question de savoir ce que vous imaginez que mon fils pourrait avoir à vous offrir dépasse totalement ma compréhension.
— Nous aimerions en arriver là, colonel Young », dit Hubbard en s’humectant les lèvres avec nervosité.
Colonel Young… Je regardai de nouveau mon père. J’avais cru déceler une suggestion de britannicité dans sa voix, mais rien de plus que le soupçon d’accent anglais qui a persisté jusqu’au bout dans les voix de Cary Grant et de Ray Milland, le genre de tonalité traînante et succulente qu’on trouvait également dans la façon de s’exprimer d’augustes natifs de la Nouvelle-Angleterre. Il paraissait souffrant, vieux, et je ne crois pas que je l’aurais reconnu d’après les photos avec lesquelles j’avais grandi dans la maison de ma mère dans le Hampshire, ou des films huit millimètres qu’elle projetait à Noël ou quand elle se sentait déprimée, en manque d’amour.
« Pour commencer, fit Hubbard, j’aimerais vous demander, monsieur, et vous, madame, si les mots Braunau, Pölzl, Hitler ou Auschwitz ont le moindre sens pour vous ? »
Mon père leva brièvement un œil vers le plafond. « Pas le moindre, dit-il avec décision. Mary ? »
Ma mère secoua la tête d’un air navré.
Hubbard fit une nouvelle tentative. « Je vous demande de bien réfléchir, colonel. Du temps où vous étiez encore en Angleterre, peut-être ? Vous avez pu entendre ces noms là-bas ? Ou les voir écrits ? Voici comment ils s’écrivent. »
Il ouvrit son calepin et le fit passer à mon père qui regarda les mots avec attention.
« Au est une terminaison assez fréquente pour les noms de lieux dans le sud de l’Allemagne et en Autriche, dit-il avec un hochement de tête pensif et holmésien. Thalgau, Thurgau, Passau et ainsi de suite. Mais Braunau ne me dit rien, en revanche. Hitler ne signifie absolument rien. Ni Pölzl, je le crains. Auschwitz pourrait être de l’allemand du nord-est, voire du polonais. Mary ? » Il poussa le calepin devant moi vers ma mère. Je notai que mon père avait prononcé les mots allemands de façon impeccable.
Ma mère considéra les mots comme si elle voulait les obliger à avoir un sens, pour m’aider. « Je suis désolée, dit-elle. Je n’ai jamais vu ces mots de ma vie. »
Hubbard reprit le calepin et poussa un soupir.
« Vous savez sans doute, dit mon père, que lorsque j’ai demandé asile ici en 1958, j’ai été soumis à une enquête exhaustive. Mon débriefing a duré plus d’un an et demi. Depuis lors, mon travail pour le gouvernement américain m’a valu les plus hautes félicitations. J’espère que vous n’êtes pas en train de mettre ma loyauté en doute ?
— Non, monsieur, répondit Hubbard avec une note d’imploration dans la voix. Pas du tout, je vous assure, pas du tout. Je vous en prie, croyez-le.
— Hé bien, alors, peut-être allez-vous enfin être assez bon de me dire de quoi il s’agit ici ?
— Mike, dit Hubbard. Vous voulez me rendre un service ?
— Quel genre de service ?
— Très simple. Si vous me récitiez le Discours de Gettysburg ? »
Je déglutis. « Pardon ?
— Vous êtes fou ? explosa mon père.
— Le Discours de Gettysburg, Mikey, répéta Hubbard en l’ignorant. Que dit-il ?
— Euh… » Je me creusai la tête pour trouver une échappatoire. Le Discours de Gettysburg ? Une histoire d’il y a quatre-vingt-dix ans me vint à l’esprit, et je savais qu’il contenait la célèbre formule sur le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple, mais voilà tout ce que j’en connaissais. Comment les différentes parties se raccordaient relevait pour moi du mystère. J’avais l’horrible soupçon que le Discours de Gettysburg était un de ces textes que chaque écolier américain était censé connaître par cœur. Comme les paroles de la Bannière étoilée et le sens de grade point average{La moyenne générale des notes d’un élève, qui permet son évaluation dans le système éducatif américain (N.d.T.).}.
« Hé bien, vas-y, mon chéri, me dit ma mère pour m’encourager. Comme tu faisais autrefois. Michael a une très belle voix, ajouta-t-elle à la cantonade.
— J’ai des problèmes de mémoire… dis-je d’une voix rauque. Vous savez, depuis que…
— Ce n’est pas grave, Mike, dit Hubbard. En fait, vous pouvez le lire, si vous préférez. Il se trouve là, sur le mur, derrière moi. Vous voyez ? »
Et effectivement, au-dessus de sa tête, se trouvait un long morceau de texte dans un cadre de bois clair, sur un fond de carton aux bords irréguliers, avec le premier mot FOURSCORE, quatre-vingts, en lourdes capitales ornementées. Je savais que Hubbard se fichait de savoir si je me souvenais ou non du discours, mais qu’il s’intéressait à l’accent que j’aurais en le lisant et à l’effet que cela produirait sur mes parents.
Au diable, me dis-je, et je commençai à lire. Je déclamai sans simuler, sans faire le moindre effort sur les voyelles ou les cadences américaines. Même à mes oreilles, après une journée à n’entendre que des voix américaines autour de moi, je ressemblais davantage à Hugh Grant qu’à quoi que ce soit d’humain, mais au diable tout ça…
« Il y a quatre-vingt-sept ans, lus-je, nos pères donnèrent naissance sur ce continent à une nouvelle nation conçue dans la liberté et vouée à la thèse selon laquelle tous les hommes sont créés égaux. Aujourd’hui nous sommes engagés dans une grande guerre civile dont le but est de vérifier si cette nation, ou toute autre nation conçue dans un tel esprit et vouée à une telle cause, peut être viable. Nous sommes réunis sur un des grands champs de bataille de cette guerre. Nous sommes venus pour faire d’une partie de ce champ un lieu sacré, où pourront jouir de leur dernier repos ceux qui ont donné leur vie pour que cette nation puisse vivre. Il était à la fois opportun et approprié que nous agissions ainsi. Mais, en toute vérité, il ne nous est possible ni de dédier, ni de consacrer, ni de bénir cette terre. Les braves, morts ou vivants, qui se sont battus en ce lieu l’ont consacré bien au-delà de nos pauvres moyens d’ajouter…
— Très bien, dit Hubbard, ça ira très bien, Mike. Merci. »
Il se tourna pour regarder ma mère, qui me fixait avec des yeux ronds, comme si j’étais un fantôme. « Mike… mon chéri ! » dit-elle, une main contre sa bouche. « Lis ça comme il faut. Comme tu faisais autrefois. Pour les défilés du 4 Juillet. Fais ça comme il faut, chéri.
— Je suis désolé, maman, lui répondis-je. C’est comme ça que je parle. C’est ma voix. C’est moi. »
Mon père me dévisageait aussi. « Michael, dit-il enfin, si tu te crois drôle, permets-moi de te dire…
— Ce n’est pas une plaisanterie, monsieur. Pas du tout. »
Hubbard, plus détendu à présent, alluma la boîte enregistreuse et, une fois de plus, la conversation entre Steve et moi à l’Alchemist & Barrister fut retransmise dans la pièce.
Mon père fronça les sourcils tandis que la machine tournait. Ma mère jetait des coups d’œil anxieux, indécis de l’un à l’autre.
« Hitler, Pölzl, Braunau… » Hubbard éteignit l’enregistreur et répéta lentement les mots. « Vous nous avez dit, Colonel, Mrs Young, que ces noms ne signifiaient rien pour vous. À en juger par la conversation que nous venons d’entendre, ils ont beaucoup de sens pour votre fils, vous ne croyez pas ? »
Mon père tendit le doigt vers l’enregistreur. « Quelle était cette autre voix que nous avons entendue ?
— Celle d’un étudiant du nom de Steven Burns, un étudiant en deuxième année d’histoire des sciences. Nous n’avons aucune charge contre lui, sinon que nous le soupçonnons d’être homosexuel.
— Homosexuel ? » Les yeux de ma mère s’écarquillèrent d’horreur. « C’est de cela qu’il s’agit, parce que, laissez-moi vous assurer, Mr Hubert…
— Hubbard, m’dame.
— Peu importe votre nom, laissez-moi vous assurer que mon fils n’est pas homosexuel ! Certainement pas.
— Bien sûr que non, Mrs Young. Croyez-moi, ce n’est pas ce que nous voulions laisser entendre. C’est ce que votre fils a dit qui nous intéresse. Hitler, Pölzl, Braunau…
— Vous n’arrêtez pas de répéter ces noms, trancha mon père. Qu’ont-ils de si important, bon Dieu ? N’est-il pas évident que mon fils est malade ? Il a besoin d’un traitement médical, pas de ce… cette inquisition, de ces jeux d’espions grotesques et puérils.
— Vous demeurez persuadés qu’il s’agit bien de votre fils ?
— Évidemment, que nous en sommes persuadés ! Combien de fois faudra-t-il vous le répéter ?
— Malgré son accent ?
— Ne soyez pas ridicule. Nous vous l’avons dit. Je reconnaîtrais Michael même s’il se rasait le crâne, qu’il se laissait pousser la barbe et ne s’exprimait plus qu’en swahili. »
Hubbard leva les mains. « Hé bien, voyez-vous, c’est ce qui rend toute cette affaire si curieuse.
— Affaire ? Quelle affaire ? Vous prenez ça pour quoi ? L’incident de Lisbonne ? Un gamin se cogne le crâne, perd la mémoire et parle avec un accent étranger. C’est un problème qui relève de la science médicale, pas d’interrogatoires paranoïaques à minuit. Maintenant, dit mon père en commençant à se lever de son siège, s’il n’y a rien de plus, nous aimerions ramener Michael à la maison. »
Brown, qui arpentait la pièce derrière Hubbard, se pencha en avant et lui chuchota quelques mots à l’oreille. Hubbard écouta, chuchota une réponse rapide, puis hocha la tête. Quelque chose dans leur attitude me donna à comprendre, avec un peu de surprise, que des deux, Brown était le supérieur.
« Colonel Young, dit Hubbard. Je crains que ce ne soit pas encore possible. J’ai besoin que vous vous asseyiez et que vous m’écoutiez.
— Je crois que j’en ai déjà assez entendu…
— Ça ne prendra pas longtemps, monsieur. Mrs Young ne nous en voudra pas d’attendre dans la pièce à côté un petit moment ?
— Je ne bouge pas d’ici ! » rétorqua ma mère, rose d’indignation.
« Ce que je vais révéler est couvert par le secret militaire, m’dame. Je crains bien de ne pas pouvoir vous autoriser à rester.
— Mais alors, pour Mike ?
— Nous avons des raisons de croire que votre fils détient déjà cette information. C’est pour cela que nous sommes réunis ici, ce soir.
— Ce matin, plutôt ! » répliqua ma mère avec acidité en se levant de mauvais gré pour se diriger vers la porte. Elle regarda par-dessus son épaule. Mon père hocha la tête pour la réconforter et elle quitta la pièce avec un reniflement. Tandis que la porte se refermait derrière elle, j’entendis une voix féminine lui demander avec amabilité si elle avait faim.
« Je vous présente toutes mes excuses pour ceci, mon colonel. Lorsque vous aurez entendu ce que j’ai à dire, je crois que vous comprendrez la nécessité de toutes ces précautions.
— Oui, oui, fit mon père en opinant.
— Bien que vous soyez en retraite de votre poste précédent, mon colonel, vous avez conscience de ce que je veux dire quand je parle de Sécurité niveau un ? L’expression vous est familière ?
— Fiston, dit mon père en bombant le torse qu’il tapota une demi-douzaine de fois, j’ai des secrets enfermés là-dedans qui vous feraient jaillir les tripes de la gorge.
— J’en suis tout à fait convaincu, mon colonel. » Hubbard se retourna vers moi, le regard perdu dans le lointain, comme s’il répétait un mantra appris à l’école. « Et vous, Michael. Vous devez comprendre que tout ce que je vous dis ici ne doit jamais être répété en-dehors de cette pièce ? »
Je hochai la tête, m’essuyant les mains avec nervosité sur le coton de mon short gris.
« Vous êtes prêt à prêter serment en ce sens ?
— Certainement », lui dis-je.
Hubbard tendit un bras vers le plancher, comme un homme au restaurant qui a laissé choir sa serviette, et présenta une petite bible noire. Il me la tendit avec tendresse.
Je jetai un regard vers mon père, cherchant quelqu’un avec qui partager l’absurdité comique de la scène, mais il affichait une profonde gravité.
« Prenez le livre dans la main droite, s’il vous plaît, Michael. »
J’obéis. La couverture, en cuir noir repoussé, portait le fer doré du Sceau du Président des États-Unis. Je soulevai la couverture d’un centimètre et vis avec surprise qu’il ne s’agissait pas du tout d’une bible.
« Répétez après moi. Moi, Michael Young…
— Moi, Michael Young…
— Je jure solennellement…
— Je jure solennellement.
— Sur la Constitution des États-Unis d’Amérique…
— Sur la Constitution des États-Unis d’Amérique.
— Que je garderai résolument en moi…
— Que je garderai résolument en moi…
— Toute information qui me sera impartie…
— Toute information qui me sera impartie…
— Concernant la sécurité de mon pays…
— Concernant la sécurité de mon pays…
— Et ne révélerai jamais par mot, par action ou de quelque façon que ce soit…
— Et ne révélerai jamais par mot, par action ou de quelque façon que ce soit…
— Ce qui m’est divulgué…
— Ce qui m’est divulgué…
— Par des officiers du Gouvernement des États-Unis…
— Par des officiers du Gouvernement des États-Unis.
— Dieu m’en soit témoin…
— Dieu m’en soit témoin.
— Très bien, déclara Hubbard en récupérant le livre. Vous comprenez le serment que vous venez de prêter ?
— Je crois, oui.
— Si jamais nous avions des raisons de penser que vous avez répété à qui que ce soit en dehors de cette pièce ce que vous allez entendre, vous seriez accusé de crime. Le nom de ce crime est la trahison, et la trahison est passible au maximum de la peine de mort.
— Hé bien, c’est très clair, fis-je.
— Bon, parfait. » Hubbard jeta un coup d’œil à Brown. « Don, vous voulez peut-être prendre la suite ? »
Brown, toujours debout, hocha la tête et commença à verser du café, perchant en même temps un biscuit sur chaque soucoupe, un de ces gros cookies avec des pépites de chocolat, du genre que des gamins américains avec des taches de rousseur et les cheveux en brosse prennent avec leur verre de lait dans les films des années cinquante.
« L’histoire que je dois vous raconter, dit-il en nous faisant passer les tasses, commence il y a très très longtemps dans la petite ville de Braunau-am-Inn, en Autriche, en 1889. De nos jours, Braunau est une morne petite ville de province, et c’était à l’époque une morne petite ville de province. Rien n’y arrivait jamais. La vie s’y déroulait, naissances, mariages, décès, naissances, mariages, décès. Tout cela autour du marché local, de la taverne, de l’église et, bien entendu, des ragots. »
« Des ragots, déclara Winship en cognant sa tasse de café contre la table, l’endroit se résume à cela. Un immense hypermarché du ragot.
— Hé bien, à quoi vous attendiez-vous ? demanda Axel en tapotant l’écume de chocolat sur sa moustache avec une serviette de collège.
— Certes, mais il y a ragots et ragots. Je fais une remarque en passant à un étudiant et, avant que j’aie compris ce qu’il se passe, le Doyen de la Faculté crache feu et flammes en prophétisant une catastrophe budgétaire. Je n’ai jamais affirmé que la Sorbonne nous avait doublés. J’ai simplement déclaré que Patrice Duroc aboutirait probablement le premier.
— Vous le pensez vraiment ?
— Ma foi, ça n’aurait rien d’invraisemblable, répondit Winship. Et franchement, quelle importance ? La communauté scientifique dépasse ces querelles, quand même. »
Axel gloussa d’une voix grave. « Vous croyez à ça ? Vous y croyez vraiment ?
— Hé bien, pour Berlin, peu importe qui atteint le but le premier, non ? Tant que c’est l’Europe, et pas l’Amérique. Mais les responsables du budget, doux Jésus, les responsables du budget. On croirait que l’avenir de la civilisation est en jeu.
— Ne me dites pas que vous ne croyez pas à la concurrence interne ? demanda Axel avec une horreur feinte.
— Oh, pour vous, tout va bien. Votre travail est tellement important que vous pouvez obtenir tous les crédits qu’il vous plaît. Et comment ça avance, à propos ? Vous approchez du but, ou êtes-vous toujours, comme j’entends dire, à entretenir de doux délires ?
— Vous savez bien que je ne peux pas en parler, Jeremy, dit doucement Axel.
— Bah, à quoi bon parler de quoi que ce soit ? » Winship se leva lourdement de son siège. « Hey ho, retour à la mine. Vous revenez aux labos ? Je ne détesterais pas me faire raccompagner.
— Désolé d’être désobligeant, mais j’ai un après-midi serein de cours au collège.
— Hé bien, sod you, then{Allez vous faire voir, alors ! (N.d.T.).}, dit Winship en anglais.
— J’ai compris ce que vous avez dit », répliqua Axel avec un sourire.
Ils se séparèrent à la porte de la salle des professeurs.
Axel s’attarda un moment à humer l’air doux du printemps, puis gagna d’un pas tranquille la loge du portier.
« Bonjour, Bill.
— Bonjour, professeur Bauer.
— Ça sent l’été.
— Pas trop tôt, monsieur. Pas trop tôt. »
Axel inspecta distraitement sa boîte aux lettres. Bourrée comme d’habitude de prospectus et d’avis inutiles. Un autre jour. Il la viderait un autre jour.
« Vous avez reçu le message, alors, monsieur ? »
Axel se retourna. « Le message ? Quel message ?
— Un télé-script pour vous. Urgent, ils disaient. Le petit Henry a appelé votre appartement, mais vous n’étiez pas là.
— J’étais sorti déjeuner.
— Je crois que Henry l’a transféré sur votre compte OAK, monsieur, mais j’ai l’exemplaire original ici.
— Ah, merci.
— Vous allez voir, ça vient d’Allemagne, dit Bill en tendant une enveloppe jaune. De Berlin », ajouta-t-il avec un mélange songeur de respect et de curiosité.
Axel chercha à tâtons ses lunettes de lecture et déchira l’enveloppe pour l’ouvrir.
Professeur Axel Bauer
Collège St-Matthew
Cambridge
Angleterre
Cher professeur Bauer,
Nous avons le regret de vous annoncer que votre père, le Freiherr Dietrich Bauer, est très gravement malade. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour le soulager, mais j’ai le devoir de vous prévenir : il est peu probable qu’il reste encore parmi nous plus d’une semaine. Il a exprimé une envie pressante de vous voir, et si vous pouvez arranger la chose avec vos employeurs je vous suggère instamment de venir aussi vite que possible.
Avec mes salutations amicales,
Axel était harassé quand il arriva enfin au Flughafen Speer. L’avion, un Pfeil-6 Messerschmitt était bondé d’hommes d’affaires, dont les costumes impeccables et la concentration absurde sur leurs ordinateurs portables lui donnaient l’impression d’être négligé et incongru. Les hôtesses de l’air, lui sembla-t-il, l’avaient traité comme si elles le considéraient elles aussi comme un être inférieur. Ah bah, fini le temps où l’on respectait les universitaires et les savants. De nos jours, l’Europe prisait le commerce, et les hommes d’affaires, à leur tour, après avoir exploité ce que les savants et les technologies avaient donné au monde, moissonnaient les récompenses et récoltaient les honneurs.
Les honneurs ! Ce fut seulement à mi-trajet, alors qu’il méditait sur ce nouveau monde, agressif et bruyant, autour de lui, qu’Axel s’aperçut avec un choc de surprise qu’il allait bientôt hériter comme de juste de la baronnie de son père. Freiherr Axel Bauer. Ridicule.
Peut-être cela expliquait-il la courtoisie et l’assistance extraordinaires dont les autorités universitaires avaient fait preuve envers lui lorsqu’il avait demandé ce congé exceptionnel d’une semaine. Quelque part dans les dossiers, supposa-t-il, il figurait comme fils d’un Reichsheld, d’un Héros de la Grande Allemagne. De nos jours, personne n’attachait plus beaucoup d’importance à ce genre de chevaleresques sottises glodériennes, mais les sentimentaux et les snobs restaient suffisamment nombreux pour assurer certaines attentions à un Baron du Reich cent pour cent authentique. De bonnes tables au restaurant, à tout le moins. Et peut-être, une fois qu’il aurait mis à jour ses cartes de crédit et ses papiers, un petit surcroît de service et de respect de la part de ces hôtesses de l’air…
Les autorités à Londres et à Berlin avaient également déployé une coopération exceptionnelle, lorsqu’on considérait dans quel grand secret ses collègues et lui œuvraient à leur projet, à Cambridge. Elles n’aimaient pas voir voyager les célibataires qui travaillaient dans des domaines sensibles, fût-ce à l’intérieur de l’Europe. Les hommes mariés, ceux qui laissaient derrière eux épouses et enfants : les autorités se sentaient assez en confiance avec eux. Et pourtant, ils avaient visé ses papiers avec politesse et diligence.
La course en taxi depuis l’hôtel sur le Kurfürstendamm, dans une DW électrique toute neuve – l’Allemagne continuait d’avoir la priorité sur les nouveaux modèles, nota-t-il, en dépit de toutes les pratiques publiquement revendiquées – se passait assez confortablement, mais si ses yeux regardaient avec admiration par la vitre, tandis qu’ils traversaient le Tiergarten et longeaient les statues, les pavillons et les tours érigées à la gloire éternelle de Gloder, ses pensées se braquaient entièrement vers le mourant auquel il allait rendre visite. Ce père dont il savait si peu de choses. Depuis la mort de sa mère dans les années soixante, Axel avait échangé deux lettres avec lui. Rien d’autre. Pas même des cartes de vœux à Noël.
La directrice de l’hôpital de Wannsee était une jeune femme calme et efficace qui, debout dans le hall sous un portrait à l’huile original de Gloder, évoqua à Axel un de ces archétypes de la Féminité allemande des spectacles musicaux et des films des années cinquante.
« Je ne vais pas vous retenir longtemps, Herr Professor, annonça-t-elle. Vous êtes un scientifique, vous ne tenez pas à ce que je vous berce de faux espoirs. Votre père a un cancer du foie. Il est trop âgé, je le crains, pour qu’une transplantation ait la moindre chance de réussite. »
Bauer hocha la tête. Quel âge avait le vieil homme, en réalité ? Quatre-vingt neuf ans ? Quatre-vingt dix ? Quelle horreur de ne pas le savoir exactement.
« Comment est-il, psychologiquement, Frau Direktorin ?
— Le mental est bon. Première classe. Depuis qu’il a entendu dire que vous arriviez, il est beaucoup plus serein. Si vous voulez bien me suivre ? »
Leurs talons résonnèrent contre les dalles de marbre poli au cours de leur marche. Ils remontèrent un couloir voûté, dont un côté vitré donnait sur une immense pelouse qui descendait jusqu’au lac. Axel voyait des vieux, hommes et femmes, qu’on promenait en fauteuil au soleil, chacun avec son propre infirmier amidonné.
« Cet endroit, dit-il avec un geste. Il semble jouir d’un financement extraordinaire.
— Il est réservé, déclara Frau Mendel avec orgueil, à l’usage exclusif des héros du Reich. Il n’en reste plus guère de cette génération. Un petit morceau d’histoire. Quand le dernier d’entre eux s’en ira, je ne sais pas ce qu’il se passera, ici. Vous savez, j’espère, que tous les frais d’inhumation de votre père seront pris en charge ?
— Ce seront des funérailles d’État, alors ? »
Elle dodelina de la tête latéralement pour répondre oui et non. « Officiellement, ce sont des funérailles d’État. Naturellement. Mais de nos jours. » Elle leva les bras en matière d’excuse…
« Non, non, c’est très bien, assura Axel. Je préfère une cérémonie privée. Franchement.
— Bien », commenta Frau Mendel en s’arrêtant devant une grande porte à fronton, peinte en eau-de-Nil. « Les appartements du Freiherr. »
Elle frappa trois coups rapides avec le bout aigu de ses phalanges médianes et entra sans attendre une réponse.
Le père d’Axel, affalé dans un fauteuil roulant, la tête sur la poitrine, dormait à poings fermés.
Axel eut le sentiment que jamais, au grand jamais, il ne l’aurait reconnu. De l’énergique père en blouse blanche de ses souvenirs, il avait évolué en Vieillard typique. Du Vieillard, il avait la peau jaune, les jambes cagneuses, la lippe humide, l’haleine et les mèches de cheveux fins, tout cela imprégnant la chambre d’une odeur de Vieillard. On ne savait comment, le soleil qui déferlait par les fenêtres avait lui-même été changé en soleil de Vieillard, ce genre de chaleur crue et urticante qu’on ne ressentait que dans les maisons de retraite.
Frau Mendel lui avait posé une main sur l’épaule. « Freiherr ! Freiherr ! Votre fils est arrivé. Axel est ici. »
Le crâne du Vieillard se leva lentement et Axel regarda dans les yeux humides de son père. Oui, peut-être y avait-il là quelque chose qu’il aurait pu reconnaître. Les pupilles étaient cernées par une auréole de tissu adipeux jaune qui rétrécissait la largeur de l’iris, mais une âme regardait au travers de ces anneaux d’un bleu de cobalt embrumé qu’Axel reconnaissait comme ceux de son père.
« Bonjour, Papa ! » dit-il, et il fut stupéfait de sentir dans ses propres yeux un jaillissement de larmes.
« Lait.
— Lait ?
— Lait !
— Du lait ? Tu veux du lait ? » Axel se retourna, un peu désorienté, vers Frau Mendel.
« Il se réveille à peine. D’ordinaire, au réveil, après sa sieste de l’après-midi, il boit un verre de lait chaud.
— Papa, c’est Axel. Axel, ton fils. »
Axel vit les nuées dans ses yeux commencer à se dissiper.
« Axel. Te voilà. » La voix était enrouée et embrumée, mais Axel la reconnut et elle le transporta sur-le-champ dans sa maison d’enfance à Münster. Un grand élan d’amour l’engloutit, l’engloutit sous sa propre force et plus encore sans doute sous la surprise de découvrir l’existence d’un tel sentiment.
Une main froide vint tapoter la sienne. « Merci d’être venu, dit son père. C’est gentil.
— Sottises, pas gentil. Un plaisir. Un plaisir.
— Non, non. C’est gentil. J’aimerais que tu me conduises au-dehors. Dans le jardin. »
Frau Mendel hocha la tête avec approbation et tint la porte ouverte tandis qu’Axel manœuvrait le fauteuil vers le couloir.
« Suivez-le simplement jusqu’au bout et ensuite, tournez à gauche par la porte et descendez dans le jardin par la rampe. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, il y a un bouton sur l’accoudoir du fauteuil roulant. »
Axel essaya d’entamer une conversation sur la beauté du paysage et du lac, mais se vit interrompu.
« Par là, Axel. Conduis-moi par là. Derrière le cèdre du Liban, en allant vers le lac, il y a un chemin que personne n’emprunte. »
Axel poussa son père à travers la pelouse et dépassa l’arbre, comme demandé. Il saluait d’un signe de tête les employés et les loyaux parents qui accomplissaient plus ou moins la même tâche que lui aux alentours. Un vieil homme, assis en pyjama sur un banc, parlait tout seul ; sur sa veste de pyjama, Axel, amusé, vit plus d’une douzaine de médailles épinglées.
« Ici, ici ! C’est isolé, ici », dit son père en se penchant en avant pour inciter le fauteuil à continuer.
Axel le poussa, selon sa volonté, le long du chemin en direction d’une ouverture dans une haie de buis panachés. Ils la franchirent pour entrer dans un petit jardin floral, disposé en fer à cheval.
« Fais tourner mon fauteuil, que nous nous retrouvions face à l’entrée, demanda son père. Là, assieds-toi sur le banc. Ainsi, nous serons prévenus si quelqu’un vient.
— Le soleil ne tape pas trop fort ? Tu veux que j’aille te chercher un chapeau ?
— Peu importe le soleil. Je suis en train de mourir. Je suis sûr qu’ils te l’ont dit. Qu’est-ce qu’un mourant aurait à faire d’un chapeau ? »
Axel opina. L’argument semblait valide.
« Quand je mourrai, tu hériteras de mon titre, tu le sais ?
— Je n’y ai pas beaucoup réfléchi, papa.
— Menteur ! Je parie que tu n’as pas pensé à grand-chose d’autre, depuis des années. Hé bien, je vais t’apprendre ce que ce titre représente.
— C’est une marque de distinction pour des services rendus au Reich.
— Oui, oui. Mais je ne parle pas de ça. Tu n’as aucune idée de la raison pour laquelle le Führer m’a décerné cet honneur, n’est-ce pas ?
— Non, papa.
— Personne ne le sait, ou, s’ils savaient, ils sont morts et le secret a péri avec eux. Mais si je dois te léguer un honneur, il n’est que justice, non ? que je te transmette l’histoire de la façon dont il a été obtenu. Il n’y a pas de terres attachées au titre, rien que cette histoire. Aussi, je veux que tu restes assis sans bouger et que tu écoutes. Est-ce que tu as appris à rester assis sans bouger ?
— Je crois, papa.
— Parfait. Tu peux me donner une cigarette ?
— Je ne fume que la pipe, papa, et elle est restée à l’hôtel, avec mes bagages.
— Oh ? J’espérais bien fumer une cigarette.
— Tu veux que je t’en trouve une ?
— Non, non. Assieds-toi, ça n’a guère d’importance. À mon âge, le plaisir se situe dans l’anticipation, pas dans l’acte. Mais tu vas trouver une bouteille de schnaps dans la table à l’arrière de mon fauteuil.
— Dans la sacoche, tu veux dire ?
— Oui, oui. La sacoche, c’est ce que j’ai dit. »
Peu importe, se dit Axel. Tasche et Tisch ne sont pas des mots très différents. Si l’ampleur de la sénilité qu’il devait s’attendre à affronter lui-même se bornait à cela, peut-être n’avait-on pas à redouter le grand âge.
Il trouva la bouteille, dévissa le bouchon et la fit passer à son père, qui en but une grande lampée avant de la lui rendre, les yeux noyés de larmes. « Reste assis sans bouger et écoute. Ne dis rien, contente-toi d’écouter. L’histoire que je vais te raconter n’est connue que de très peu de gens dans le monde. C’est un grand secret. Un grand secret. Tu comprends ? »
Axel hocha la tête.
« Tout commence dans la petite ville de Braunau-am-Inn, en Autriche, il y a un siècle exactement. Tu as entendu parler de Braunau ? »
Axel secoua la tête.
« Ah ! Précisément. Personne n’en a entendu parler. Je ne doute pas que ce Dorf soit aussi peu remarquable aujourd’hui qu’il l’était à l’époque, ne différant en rien de n’importe quelle autre petite bourgade poussiéreuse dans cette partie de l’empire des Habsbourg. C’était un triste recoin de province à l’époque, et je suis sûr qu’il en va toujours de même. Rien n’y arrivait jamais. La vie s’y déroulait, naissances, mariages, décès, naissances, mariages, décès. L’histoire l’avait laissée de côté.
« Mais il y a cent ans, un jeune médecin de la bourgade a fait une découverte extraordinaire qui devait changer le monde. Il ne s’en doutait absolument pas, évidemment, ce médecin. Au fait, il s’appelait Horst Schenck. Ce n’était pas un savant éminent, tu dois comprendre ça, il démarrait tout juste dans la vie comme médecin généraliste d’une petite ville, sans doute rempli d’idéaux et d’espoirs, comme il convenait à cette époque, mais d’un point de vue scientifique, il était tout à fait quelconque, je te l’assure. Un cerveau de deuxième ordre, au mieux ; comme beaucoup de son genre et de sa génération, il tenait un journal complet et fidèle de ses tournées médicales, ce qui constitue pour l’essentiel une lecture vraiment très ennuyeuse. Nous voilà donc avec un jeune docteur ennuyeux, dans une ville ennuyeuse d’une région ennuyeuse du monde. Mais la découverte qu’il a faite, elle n’était pas ennuyeuse, elle, pas ennuyeuse du tout.
« Un jour de 1889, une jeune femme vient en consultation, rougissant d’embarras et de détresse. Elle s’appelle, laisse-moi réfléchir… bon Dieu, il fut un temps où je connaissais par cœur le journal de Schenck durant ces années-là, absolument par cœur… Hitler ! C’est ça, Klara Hitler, née* Plotsl, quelque chose comme ça. Cette Frau Hitler vient donc consulter le docteur Schenck parce que son mari et elle n’arrivent pas à concevoir. Tout d’abord, le docteur n’y trouve rien d’inhabituel. Son mari, Alois, un genre d’officier subalterne des douanes, a cinquante-quatre ans, presque le double de l’âge de Klara. Elle a déjà donné naissance à trois bébés, mais tous sont morts en bas âge. Alois a eu de nombreux enfants dans d’autres liaisons, mais il a pu atteindre le terme de sa fécondité, tu comprends ? Ou peut-être que les trois naissances ratées subies par l’épouse, peut-être qu’elles lui ont abîmé le ventre. Et pareillement, comme note Schenck dans son journal, se pourrait-il que la rumeur qui prétend que ce couple soit en fait oncle et nièce ait une vérité – cela arrive dans ces recoins de province – et nous connaissons tous les risques qui s’attachent à l’union de parents de rang aussi proche. Frau Hitler tient absolument à avoir un enfant, toutefois, et implore l’aide du médecin. Il l’examine, ne trouve aucun problème, sinon des marques de coups – là encore, chose fréquente dans ces régions, à cette époque – aussi lui suggère-t-il de continuer à essayer, note les détails dans son journal et n’y pense plus.
« Le bon docteur fut surpris, toutefois, quand, deux jours plus tard, une autre jeune femme, une Frau Leona Hartmann, vint le trouver en rapportant une situation très semblable. Elle était mère de deux jeunes filles en pleine santé et pendant un an, son mari et elle s’étaient efforcés d’avoir un autre enfant, sans succès. Seulement voilà, il se trouvait que les Hartmann vivaient dans la même rue que les Hitler. Schenck nota la coïncidence dans son journal, sans y attacher de signification particulière. Mais avant la fin de la semaine suivante, deux autres femmes, une Frau Maria Steinitz et une Frau Claudia Mann, étaient également venues le trouver, en se plaignant également de ne pas pouvoir concevoir. Elles vivaient elles aussi dans la même rue.
« Une coïncidence, ce devait être une coïncidence, décida Schenck, car le jour même il présidait à un accouchement précisément dans cette rue, et la mère mit au monde un garçon en pleine santé, sans complications, sans problèmes. D’ailleurs, à deux portes de là, l’épouse de la maison était joyeusement, vigoureusement enceinte. N’oublions pas que l’Autriche était un pays catholique, à l’époque, et qu’à cette époque, nul n’avait entendu parler de planning familial. Une de ces coïncidences curieuses, donc, que les médecins rencontrent souvent au cours de leurs visites quotidiennes. Aucune signification, aucune importance. Une simple malchance pour ces femmes stériles.
« Ce ne fut qu’en quittant la maison que Schenck regarda les maisons d’en face et fut frappé par une idée : les femmes qui étaient venues le consulter habitaient de l’autre côté de la rue.
« Schenck, naturellement, avait examiné ces femmes autant qu’il le pouvait, et n’avait rien pu découvrir qui, superficiellement du moins, pouvait expliquer une épidémie d’infertilité aussi étrangement localisée.
« Il apparut vite, cependant, que tout nouvel examen des femmes était inutile. Après une journée de réflexion, Schenck convainquit un des époux, Otto Steintz, qui était un de ses cousins, de lui fournir un échantillon de son sperme. Il étudia le spécimen donné au microscope. Il le trouva totalement dénué de spermatozoïdes. Il persuada d’autres hommes du même côté de la rue, le côté ouest, de lui fournir des échantillons. Certains refusèrent avec indignation, mais de ceux qui contribuèrent, tous semblaient posséder un fluide séminal totalement stérile. Il testa les hommes du côté est de la rue et découvrit des comptes spermatiques parfaitement normaux. Qu’est-ce que tu en penses ? »
Axel, légèrement dégoûté par la jubilation de son père qui se frottait les mains et gloussait de satisfaction en racontant l’histoire, haussa les épaules. « Le sol, je suppose. Peut-être l’approvisionnement en eau. Un agent spermicide…
— Exactement ! Un enfant verrait ça. Même notre héros, le morne docteur Schenck, eut l’intelligence de comprendre que la réponse devait se trouver dans l’une ou l’autre de ces directions. L’explication la plus évidente, l’explication correcte, apparut-il, devait se trouver dans l’approvisionnement d’eau. Schenck découvrit qu’une canalisation principale se divisait à l’entrée de la rue, pour remplir une citerne à l’est et une à l’ouest. Les habitants puisaient l’eau à la main à l’aide de pompes dans le jardin derrière chaque maison.
« Schenck préleva immédiatement d’innombrables échantillons d’eau des deux côtés, les testa sur des cochons et ensuite, très alarmé, alerta les autorités sanitaires d’Innsbruck. Il y a dans le journal une entrée particulièrement amusante, pleine d’euphémismes dix-neuvième siècle très embarrassés, où Schenck essaie de décrire comment l’on persuade des verrats de fournir leur sperme pour examen. Le pauvre homme n’était pas vétérinaire, après tout, hein ? Encore du schnaps, s’il te plaît. »
Axel fit passer la bouteille, étonné par la vulgarité de la génération de ses aînés. La Génération Fondatrice, s’étaient-ils baptisés. Ils n’avaient que faire du puritanisme trop poli des jeunes. « Le langage d’un vrai Nazi ne s’habille pas de soie » comme disait Gloder. Sauf en présence de dames, naturellement… où le respect et les convenances prennent le pas.
« Donc, dit le vieillard en léchant le schnaps sur ses lèvres, voilà l’affaire. Les habitants du côté ouest de la rue puisèrent désormais l’eau chez leurs voisins bien portants du côté est. Quelques années plus tard, les maisons furent reliées à une canalisation directe et l’on ne parla plus jamais de ce problème, on n’enregistra plus un seul cas de stérilité masculine. Schenck note dans son journal, toutefois, que pas un des hommes infectés ne recouvra sa fertilité. Chacun d’eux demeura stérile jusqu’au jour de sa mort.
« Les autorités d’Innsbruck signalèrent l’affaire à Vienne. Les plus grands savants viennois – épidémiologistes, pathologistes, histologistes, chimistes, biologistes, géologues, minéralogistes, botanistes, tous analysèrent des échantillons d’eau, mais personne ne put découvrir l’origine du problème ni quelle substance elle devait contenir pour causer ces dégâts. On testa d’infimes quantités d’eau sur les animaux et l’on constata la même action stérilisante sur tous les mammifères mâles.
— C’est tout bonnement ahurissant ! » s’exclama Axel, sa curiosité scientifique désormais pleinement en alerte.
« Ahurissant, en effet. Ahurissant et totalement inédit. Nulle part dans le monde on n’a jamais signalé un pareil cas, ni avant ni depuis.
— Je n’en avais jamais entendu parler ni lu quoi que ce soit. Sûrement…
— Bien sûr que non. C’était l’Autriche-Hongrie impériale, et dans le but d’éviter la panique et les intérêts malsains, l’affaire ne reçut aucune publicité. On n’autorisa pas Schenck à rédiger un article sur l’épidémie, une restriction qui l’ulcéra intensément, le frustrant de ses rêves de gloire médicale et de renommée mondiale. Il geint sans arrêt à ce propos, dans son journal.
« Donc, un mystère médical. Certes, pas le plus étrange de l’histoire de la science, mais inhabituel et intrigant quand même. On n’entendit plus parler de cette étrange contamination de l’eau de Braunau pendant bien des années. La Grande Guerre passa, suivie par la chute de l’empire des Habsbourg. Finalement, en 1937, presque cinquante ans après la première visite éplorée de Klara Hitler, Horst Schenck meurt. Il avait réussi à préserver trois bonbonnes de cinquante litres d’eau de Braunau, tout ce qui restait de son échantillon d’origine. Il les lègue, avec son journal, à son ancienne école de médecine d’Innsbruck, en Autriche. Cette année-là, je te le rappelle, l’Autriche a été rattachée au Grand Reich Allemand.
« Le Reichsministerium des Sciences, nouvellement constitué, place instantanément sous séquestre le journal et les échantillons d’eau de Braunau et jette dessus une énorme chape de secret. Les savants s’abattent sur ces flacons d’eau étrange comme des lions sur des antilopes. Ils l’analysent, la testent, la bombardent de radiations, la font tourner dans des centrifugeuses, vibrer dans des vibrateurs, se condenser dans des condensateurs, s’évaporer dans des évaporateurs, la mélangent, la font bouillir, sécher, geler, ils font tout leur possible pour libérer son excitant secret.
« Le Führer, vois-tu, il comprend l’importance de cette eau de Braunau pour la sécurité du Reich, lui. Les hommes prestigieux de l’Institut de Göttingen imaginent une bombe pour lui, mais peut-être que ça ne donnera rien. Il est important pour lui d’avoir une petite assurance. Si l’on ne peut pas éradiquer le Bolchevisme d’une façon, on y arrivera peut-être d’une autre. Tel était son raisonnement.
« Bon, comme nous le savons tous, Göttingen a fini par lui obtenir le résultat escompté, la bombe est née, adieu Moscou, au revoir, Leningrad. La liberté du Reich était assurée et l’Europe libérée. Tout cela, c’est l’histoire publique.
« Mais pendant ce temps, à Münster, deux très brillants cerveaux continuent de travailler sur cette foutue eau de Braunau. Ce sont, bien entendu, ton parrain, Johannes Kremer et moi-même, ton distingué père. Nous avions eu accès à toutes les recherches précédentes, du contenu du journal original de Schenck jusqu’aux plus récentes analyses de ce liquide exaspérant. Tu trouveras le journal dans la table arrière de mon fauteuil. La sacoche arrière, la sacoche arrière. Sors-le. »
Axel sortit le journal, un vieux livre de cuir, taché et élimé sur les bords et retenu par un fermoir en cuivre.
« C’est le volume qui couvre les années entre 1886 et 1901. C’est très ennuyeux à lire, certes, pour l’essentiel. Mais voilà, il est à toi. Personne ne sait que je l’ai conservé toutes ces années. Garde-le, à présent. Garde-le.
— Je le garderai », assura Axel. Il remarqua qu’une nuance hystérique, qu’il trouvait déplaisante, se glissait dans la voix de son père.
« C’est moi, pas Kremer, qui ai découvert le secret de l’eau de Braunau. Nous avons travaillé ensemble, c’était mon supérieur, évidemment, mais c’est moi qui ai réussi à isoler et à synthétiser le composant spermicide actif. Ce que nous identifierions aujourd’hui comme une mutation génétique accidentelle – cette science en était alors à ses balbutiements, bien entendu – s’était produite naturellement dans la matière organique qui existait dans la citerne. L’effet sur le corps masculin se produisait à un niveau si profond du génome humain qu’il n’y avait rien de surprenant à ce que les générations précédentes de médecins n’aient pas réussi à en comprendre le mécanisme. Je n’ai moi-même pu en appréhender la pleine signification que plus tard, beaucoup plus tard. Mais j’ai réussi à synthétiser l’agent, voilà l’important. Ce fut un travail génial, génial ! En avance de plusieurs années sur son époque ! »
Axel considéra son père, la lumière vive qui brillait dans ses yeux humides et les mains qui se tordaient dans son giron ; les os des phalanges jouaient sous la peau et chaque jointure, chaque renflement jaunis de leurs articulations étaient visibles.
« Le Führer était ravi. Aux anges ! Je l’avais déjà rencontré, évidemment. Il était venu en personne inaugurer l’Institut d’Études médicales avancées de l’université de Münster et avait prononcé un de ses grands discours sur la science et la nature. Mais ce n’était qu’une poignée de mains dans une longue file. Cette fois-ci… Oh, cette fois-ci ! On nous a fourni une voiture, les longues DW2 noires, tu te souviens d’elles ? On nous a conduits à Berlin, à la chancellerie du Reich même, et là, nous avons passé quatre heures en tête à tête avec le Führer, le Reichsminister Himmler et le Reichsminister Heydrich. Tous les trois, Kremer et moi. Tu imagines ? Ensuite, dîner, avec bal et musique. Une journée incroyable ! Tu te rappelles peut-être m’avoir vu y aller ? J’ai rapporté des cadeaux et une photographie dédicacée du Führer. »
Axel se rappelait.
À Axel Bauer. Deviens en grandissant un homme aussi brillant que ton père ! – Rudolf Gloder
Il l’avait encore quelque part. Dans une malle à Cambridge, supposait-il. Axel se souvint aussi d’être resté perché sur le dossier du canapé, le visage collé contre la vitre du petit salon, à attendre le retour de son père. Il se souvenait de la grosse voiture noire tournant dans leur rue, un drapeau à l’avant sur chaque aile. D’autres enfants, de l’autre côté de la rue, s’arrêtaient pour regarder, se souvenait-il, lâchaient leurs ballons ou se dressaient sur leurs bicyclettes pour observer. Il se souvenait du chauffeur avançant d’un pas énergique pour aller ouvrir la portière à papa. Il se souvenait des sourires, des embrassades, du bonheur qui avait imprégné toute la maison pendant des semaines, jusqu’à ce qu’ils déménagent définitivement de Münster.
« Le Führer avait une grande entreprise à nous confier, Axi. Il voulait que Kremer et moi synthétisions à grande échelle cette eau de Braunau. Il voulait que nous établissions une modeste usine de fabrication, dans un endroit discret. Nous avons choisi une petite bourgade retirée de Pologne, du nom d’Auschwitz. L’eau de Braunau serait produite dans le plus grand secret, bien entendu, et avec un soin surhumain. Chaque bouteille serait numérotée, cachetée à la cire et comptabilisée. On les emploierait à la plus grande tâche qui nous attendait, maintenant que la Russie avait été vaincue et absorbée par le Reich, et que l’Europe était stable et libérée du bolchevisme. On utiliserait l’eau de Braunau, selon les mots du Führer, pour nettoyer le Reich, comme Hercule avait nettoyé les écuries d’Augias. Toute l’ordure d’Europe sera emportée par les flots. Pour ma part dans cette action historique, on m’a décerné une baronnie en 1949. Voilà de quoi tu hérites, Axel. Voilà le titre que tu possèderas bientôt. Freiherr Bauer, le destructeur de toute une race d’hommes. Puisse Dieu me pardonner, mon fils, puisse Dieu nous pardonner à tous. Puisse le Christ Jésus avoir pitié de moi. »
Dix minutes plus tard, Axel pressa le bouton rouge sur l’accoudoir droit du fauteuil et franchit d’un pas calme le trou dans la haie. Il vit une silhouette en blanc accourir à travers la pelouse.
« Y a-t-il un problème, monsieur ?
— Mon père… Je n’arrive pas à trouver son pouls. Je crois qu’il est mort. »
« Bauer est mort dans une maison de retraite de Berlin, en juillet 1989, dit Brown. Kremer, l’associé principal de leur petite entreprise de manufacture, avait passé l’arme à gauche quinze ans plus tôt, personne ne sait exactement où. À présent, vous voulez peut-être savoir comment nous avons découvert tout ça. “Mince, les gars, vous avez de fichtrement bons agents à votre service”, vous vous dites. Désolé, mais ce n’est pas du tout le cas. Nous savons tout cela grâce au fils du professeur Bauer, Axel, qui est devenu notre ami. Sans lui, on ne saurait que dalle. »
Je trempai le dernier des biscuits aux pépites de chocolat dans le café froid. Mon père regardait ses mains, croisées sagement sur la table devant lui. Hubbard avait les yeux clos. Personne ne me regardait, mais je continuais de maintenir un visage que j’espérais innocent de toute trace du fracas qui me torturait intérieurement.
« Et voilà qui nous amène plus ou moins au terme de l’histoire, dit Brown en se tournant vers la fenêtre et en regardant à travers les épais rideaux de velours le ciel qui s’éclairait. Axel a décidé de s’arrêter devant les portes du consulat américain à Venise, en Italie, il y a deux ans, et de tirer la sonnette. Il était en ville pour participer à un Congrès européen de physique, comme représentant de Cam… comme représentant de l’institution pour laquelle il travaillait à l’époque, peu importe laquelle… et il nous a demandé l’autorisation de passer dans notre camp. Il se trouve qu’il travaillait dans un domaine d’un intérêt considérable pour la communauté scientifique d’ici, ce qui fait qu’il aurait valu pour nous son poids en or quels qu’aient été ses antécédents. Mais voyez-vous, sa raison pour vouloir changer de côté, c’était la culpabilité. Il ne supportait pas d’avoir découvert qu’il était le fils de l’homme qui a effacé les Juifs du territoire européen. Et donc, après qu’on l’a sorti clandestinement d’Italie et récupéré sur le sol des États-Unis, il nous a recraché toute l’histoire entre de grands hoquets de chagrin et des hurlements de rage anti-Reich. Il nous a montré le journal du premier médecin autrichien, et toute la documentation que son père avait réussi à conserver. Assez pour nous convaincre que tout était vrai, toute cette affreuse histoire, de A à Z. »
Mon père redressa son dos et leva les yeux vers le plafond. « Mais pourquoi n’a-t-on pas révélé cette affaire ? Pourquoi n’a-t-on pas immédiatement informé le monde ? J’imagine que sa valeur, rien qu’en propagande, devrait…
— Devrait quoi, colonel ? C’est de l’histoire ancienne. C’est terminé. Ce qui est fait est fait. Dur ? Soit, mais le fait demeure. Tous les responsables, à notre connaissance, sont morts. L’Europe a changé. Nos relations avec l’Europe ont changé. Que se passerait-il, si nous informions le monde ? Tous les Juifs d’Amérique et du Canada prendraient les armes, assurément. Tous les gauchistes et les intellectuels prendraient le train en marche pour hurler vengeance. Et ensuite, quoi ? L’Apocalypse ? Ça, ou une désescalade bien embarrassante. Qui y gagne, dans un cas ou dans l’autre ? C’est de l’histoire ancienne. Simplement de l’histoire ancienne. Autant s’indigner pour le Trou Noir de Calcutta ou les procès en sorcellerie de Salem. »
Mon père hocha brièvement la tête. Il essayait de bien prendre la chose, mais je vis ses épaules se voûter un petit peu et une expression lasse entrer dans ses yeux. Trop d’orgueil, supposai-je, pour le laisser exprimer son indignation face aux engrenages de la realpolitik, rien qu’une résignation lasse : Soit, c’est votre monde, je m’en remets à vous et à votre génération.
« Bien, conclut Brown. On en arrive donc à la partie curieuse de cette petite histoire. Moi, j’ai lu le journal du médecin autrichien, Horst Schenck. Mais Mr Hubbard, ici présent, ne l’a pas lu, n’est-ce pas, Tom ? »
Hubbard secoua la tête.
« Le directeur de mon agence l’a lu. Axel Bauer, qui travaille désormais pour nous sous un faux nom avec un cœur plein de vengeance contre toutes choses européennes, nous l’a apporté, donc vous pouvez être bigrement sûrs qu’il l’a lu. Nous avons laissé le président des États-Unis jeter un coup d’œil à un résumé proprement dactylographié… Damnation, c’était la moindre des politesses. Le vice-président, bon, lui, n’a même pas senti l’odeur de ce satané machin. Pareil pour le Secrétaire d’état. Pour autant que je sache, il n’y a que douze personnes dans tout le pays qui ont entendu parler du journal de Horst Schenck. Donc, ce que nous avons besoin que vous nous disiez, Mikey, c’est comment il se fait, dans une conversation avec votre ami Mr Steve Burns, hier après-midi, comment il se fait que vous ayez attaché tant d’importance à ce même petit patelin de Braunau-am-Inn où toute l’histoire commence et comment il se fait que vous ayez cité les noms de Pölzl et de Hitler, précisément ceux du premier couple à avoir consulté le docteur Schenck en 1889 ? Et Auschwitz, où Bauer et Kremer se sont retrouvés en 1942. Comment se fait-il que vous sachiez ça ? Nous avons le droit de savoir, je crois. Vous voyez ce que je veux dire ? »
Tous les yeux étaient tournés vers moi.
Quel mal pouvaient-ils me faire ? Mon pire crime, à leurs yeux, se résumait à être tombé sur des informations sensibles. Ils ne me prenaient pas sérieusement pour un clone du véritable Michael, introduit à Princeton pour espionner le gouvernement des États-Unis. Ils ne pouvaient pas y croire. Impensable. Jamais ils ne devineraient, même en y passant un million de millions d’années, la vérité vraie, encore plus impensable. Cette abominable vérité qui ne surgissait que maintenant, comme un dragon au-dessus du marigot d’émotions en moi. Cette abominable vérité : c’était moi, Michael Young, qui avait contaminé les eaux de Braunau. Moi, Michael Young, le génocide. Ils croiraient plus aisément que j’étais un androïde venu d’une autre galaxie, ou un chamane aux pouvoirs paranormaux à qui le journal de Horst Schenck était apparu en rêve. Tout serait pour eux plus facile à croire que la vérité.
Ce n’était pas ce que je pouvais raconter à Hubbard ou à Brown qui me brûlait, toutefois, mais bien ce qu’ils m’avaient déjà dit. Ce qu’ils m’avaient dit de Leo, d’Axel, peu importe le nom qu’il pouvait maintenant porter.
Ce que nous avions accompli – et accompli, je le voyais à présent, plus par désir de soulager Leo de son misérable héritage de culpabilité que par altruisme ou grande décision humanitaire – ce que nous avions accompli n’avait pas desserré les tentacules de l’histoire qui l’étranglaient si impitoyablement dans le monde précédent. Non, ces tentacules se nouaient désormais autour de sa gorge avec plus d’énergie qu’avant : ils avaient étranglé et tué tout un peuple, le monde entier.
Et moi ? Putain de vague hors-norme pour Keanu Young, surfeur ès histoire, perché sur la crête du temps passé. Filant dans le tube, dans les grosses déferlantes de la marée et du temps. Pourquoi avais-je accepté d’aider Leo ? Par arrogance ? Par désir de me sentir important ? Non, c’était plus simple que ça, décidai-je. Par stupidité. La stupidité, tout simplement. Ou peut-être, au mieux, la gentille petite sœur de la stupidité, l’innocence. Ou même la lâcheté. Le monde où je vivais m’effrayait trop, alors pourquoi ne pas en créer un autre ?
« Nous attendons, Mikey. » Hubbard tapotait doucement avec un crayon contre la table.
Je pris une profonde inspiration.
C’était un pari, mais je m’étais plus ou moins habitué aux principes de l’histoire, désormais, et je commençais à pouvoir la déchiffrer.
J’avais une quasi-certitude sur la situation.
« Hé bien, vous savez, déclarai-je, j’y réfléchissais, et je crois que j’ai dû le rencontrer. »
Les yeux amicaux de Brown se posèrent sur moi. « Rencontrer qui, cowboy ?
— Le type dont vous parliez. Pas rencontrer, exactement. Je l’ai vu. »
Avec impatience, mon père claqua de la paume de la main contre la table.
« Quel “type”, Michael ? Sois cohérent.
— Cet Axel Baum, ou je ne sais plus quoi.
— Bauer ? Axel Bauer ? Vous pensez avoir rencontré Axel Bauer ? » Hubbard ne pouvait contenir l’emballement dans sa voix.
« Bon, ce n’était peut-être pas lui, dis-je en y réfléchissant avec soin. Mais c’est la seule explication qui me vienne à l’idée.
— Quand l’avez-vous rencontré ?
— Où ? »
Deux questions simultanées de Hubbard et de Brown. Je déglutis en silence. Tout mon pari se jouait ici. Je choisis le regard de Hubbard, le plus aisé à soutenir.
« Quand ? Je ne sais plus vraiment. Il y a deux ou trois semaines. Dans un train, un régional du New Jersey. Je me suis rendu à New York. Un type occupait le siège en face de moi. Je veux dire, ce n’était peut-être pas lui. Je veux dire, votre gars, pour ce que j’en sais, il se trouve sur la Côte Ouest… »
Aussi ignoble que puisse être ce geste, je passai à un cheveu d’exécuter un Ouais ! à la Macaulay Culkin, la totale avec coup de piston de l’avant-bras et poing serré. Parce que je vis très clairement, à l’expression, à l’absence d’expression dans les yeux de Hubbard, que j’avais tapé en plein dans le mille. On avait relocalisé Leo ici. À Princeton.
J’aurais très bien pu le voir dans un train régional de la compagnie des Transports du New Jersey. Ça n’outrepassait pas les limites du possible.
« Vous êtes en train de dire que vous avez parlé avec Axel Bauer dans un train entre Princeton et New York ?
— Non, pas du tout. Nous n’avons pas échangé le moindre mot, si je me souviens bien. Il a dormi pendant tout le trajet. Simplement, il… euh, il parlait. »
Les sourcils de Brown montèrent subitement.
« Et je sais, ça paraît dingue, dis-je, mais ça m’a fasciné. Je n’avais encore jamais entendu personne parler dans son sommeil. Je veux dire, vraiment parler. Il n’y avait que lui et moi, personne d’autre à proximité, alors je me suis mis à noter tout ça, vous voyez ? J’ai trouvé ça plutôt cool.
— Cool ? Je ne comprends pas ?
— Oh, pardon, c’est un peu un nouveau mot d’argot. J’ai trouvé ça chouette. J’ai pensé que j’en aurais peut-être l’utilité. Puisque ma matière principale est la philosophie, tout ça ? Alors, j’ai noté une partie de ses mots. »
Je sentais que Hubbard avait envie de jeter un regard vers Brown et que Brown lui intimait par la volonté de ne pas se retourner, de ne pas manifester de signes de faiblesse ou d’hésitation.
« Enfin bref, une fois de retour à l’école, ce soir-là, dans ma résidence universitaire, j’ai commencé à jouer avec certains des mots que j’avais écrits. Il y en avait un tas. Martyr, par exemple, mais c’était peut-être un nom de femme, Marthe. Il a dit Münster ; vous savez, comme le fromage. Nazi. Hitler. Mais je suis presque sûr que c’était Adolf, pas ce que vous avez dit, Alois ? Je me souviens d’Adolf, mais bon, c’est difficile à dire, je veux dire, le type dormait, hein ? On était dans un train en marche. Et puis y a eu Perltsl. J’ai compris ça comme ça. Braunau-am-Inn, il n’arrêtait pas de le répéter. Que s’est-il passé à Braunau-am-Inn en Haute-Autriche ? C’est pour ça, je pense, que je l’ai compris comme un nom de lieu. Il le répétait sans arrêt. Un autre mot ressemblait à Schickelgruber, il m’a semblé, mais de toute évidence, ça ne vous dit rien, alors j’ai peut-être mal compris. Et il a dit l’autre nom que vous avez mentionné. Kremer ? Mais il le disait en entier. Johannes Paul Kremer, j’en suis pratiquement sûr. Et Auschwitz. Et un autre, aussi, ça ressemblait à Dachau, mais ça n’a l’air de rien vous dire non plus. Donc, j’ai commencé à noter ces noms et à essayer de bâtir une histoire autour d’eux. Je veux dire, visiblement, le type était allemand. Et vieux. Sauf qu’il citait certains mots anglais. Je veux dire du véritable anglais d’Angleterre. L’Université de Cambridge. Le Collège St-Matthew. Hawthorne Tree Court. Porter’s Lodge. King’s Parade. Ce genre de choses. Ça ne me disait que dalle, mais j’ai essayé de construire une histoire autour de lui, c’était peut-être un réfugié du temps des Nazis ? Et ça m’a vraiment travaillé, je me suis baladé pendant des jours, en réfléchissant très fort à ce vieux type. Quelque chose dans ses yeux, il avait dans les yeux quelque chose qui filait la chair de poule. Vraiment, ça m’a fichu un coup. Je me suis dit que je pourrais peut-être écrire une histoire sur lui, un film, pourquoi pas ? Vous savez comment on peut se mettre une idée fixe en tête. J’ai décidé que c’était un Nazi allemand parti vivre en Angleterre, mais il avait un secret coupable. J’ai commencé à me documenter sur les endroits où il pouvait aller, sur ce qu’il pouvait faire. Vous savez, je me suis renseigné sur Cambridge, en Angleterre, à la bibliothèque, tout ça. Et puis, la nuit dernière, je me suis soûlé avec les copains. Je me cogne le crâne contre un mur et j’ai la tête qui devient toute drôle. Le lendemain je me balade partout à moitié plongé dans ce monde imaginaire. J’oublie les trucs les plus élémentaires, le Discours de Gettysburg, je veux dire, franchement, vous imaginez, un peu ? Mais en même temps, je me souvenais assez clairement de toutes ces histoires bizarres, comme si c’était plus réel que le monde réel, et mon accent vire au délire. »
Je secouai la tête, abasourdi par tout ça, comme si je continuais de m’éveiller.
Mon père se pencha en avant et me saisit le bras. « Pour l’amour du Ciel, Michael. Combien de fois faudra-t-il que je te dise de parler correctement ? Pourquoi toujours dire truc, filer, cool, les types ? Tu étudies à Princeton, tu ne peux donc pas arriver à prononcer une phrase cohérente en bon anglais ?
— Mon gamin fait pareil, commenta Hubbard. Et il est à Harvard.
— Il est à Harvard et il sait parler ? lui dis-je sur un ton incrédule. Vous devez en être très fier, monsieur. »
La tension dans la pièce se dissipa un peu, je le sentis.
Leo avait fui St-Matthew à Cambridge pour Venise. Venise pour Washington. En ce moment, il se trouvait ici, à Princeton. J’en avais la conviction, autant que je pouvais en avoir une sur quoi que ce soit.
Il se pouvait très bien, sûrement, qu’il ait pris le train pour New York au cours du mois écoulé ? Mon amnésie couvrirait toutes les failles de mon histoire. Hubbard et Brown auraient du mal à démontrer que j’avais tout inventé. Ils pouvaient le soupçonner, mais quel danger est-ce que je posais, à quiconque ou à quoi que ce soit ?
— Qu’est-ce qui vous amenait à New York, Mikey ? » demanda Hubbard.
Je haussai les épaules. « Que voulez-vous que ce soit ? Les Yankees.
— Vous êtes un supporter des Yankees ?
— Vous devriez voir sa chambre, glissa mon père. Il a des draps rayés noir et blanc.
— Ah ouais ? Moi, je suis fan des Dodgers de Brooklyn.
— Il en faut », répondis-je.
Brown prit la parole pour la première fois. « L’homme du train. Vous dites que ses yeux vous ont impressionné.
— Ils m’ont filé la chair de poule, oui.
— Il semble curieux, continua Brown, que les yeux d’un homme en train de dormir aient un tel effet.
— Il s’est réveillé en arrivant à New York », dis-je, tandis que ma mémoire s’évertuait à se rappeler un détail que Steve avait mentionné plus tôt. Pas Grand Central, non, la gare ne s’appelait pas comme ça. C’était bien la peine… Oh ! Ça y est. « Quand nous nous sommes arrêtés à Penn Station, il s’est levé, et j’ai vu ses yeux. Et vous savez, en plus de ce, disons, ce monologue qu’il avait sorti…
— Il ne portait pas de lunettes, alors ? » Brown paraissait surpris.
« Non, dis-je avec conviction. Quoique, à la réflexion… » Je fermai les paupières comme si j’essayais de me représenter la scène. « À la réflexion, il avait une paire de lunettes dans la poche poitrine de son veston. Ouais, j’en suis presque sûr.
— Et de quelle couleur étaient ces yeux remarquables ?
— Le bleu le plus lumineux que vous ayez jamais vu. Ils faisaient un peu plus jeune que son teint, si vous voyez ce que je veux dire. Un bleu de cobalt vraiment perçant.
— Et avait-il une barbe blanche ou grise ? »
La barbe ! Double crotte…
Voilà qui posait problème. Il portait la barbe à Cambridge quand je le connaissais, mais c’était dans une autre vie. Il s’appelait alors Leo Zuckermann, et vivait sous l’identité que lui avait laissée son père. C’était une identité juive et Leo l’avait interprétée à fond. Mais portait-il la barbe, à présent ? Très peu des gens plus âgés que j’avais vus à Princeton portaient la barbe. Il allait chercher à se fondre autant que possible dans la masse, certainement. Par contre, s’il était rasé de près en Allemagne, peut-être s’était-il laissé pousser la barbe comme élément de sa nouvelle identité aux États-Unis. Épineux problème.
« La question est simple, mon ami, répéta Brown. Avait-il une barbe grise ou blanche ?
— Ah, oui, assez simple, c’est sûr, dis-je en fronçant les sourcils avec perplexité. Mais voyez-vous, j’essaie de comprendre si vous me tendez un piège parce que vous pensez que je mens, ou si le type dont nous parlons portait vraiment la barbe quand vous l’avez connu, et s’il y a juste maldonne. Parce que le type dont je parle, il était rasé. Il avait des cheveux plutôt gris argent, poivre et sel, je crois qu’on appelle ça. Dégarni à peu près jusque là.
— Et si nous vous montrions des clichés de quelques personnes, vous seriez capable de le reconnaître parmi elles ?
— À coup sûr », affirmai-je, toute mon assurance retrouvée. « Ce n’était pas un visage que j’oublierai de sitôt. »
Pour la première fois, Brown s’assit à la table. « Bon, fiston, fit-il, je vous avais entendu parler de Braunau, je n’avais pas la moindre idée de ce que vous alliez raconter. Le professeur Simon Taylor, comme vous l’avez sans doute deviné, il nous a parlé de vous. Il a dit qu’il y avait peut-être là du louche, qui pouvait mériter notre attention. Nous avons pris la liberté de passer et de vous suivre en ville hier après-midi. Quand je vous ai entendu parler des Hitler, de Braunau-am-Inn et du reste, tranquille, en plein air, comme ça, je dois le dire : j’ai failli sauter hors de mon falzar. Ça semblait incroyable qu’un jeune étudiant puisse connaître ces noms en demeurant réglo. Mais je suppose que votre explication est la seule solution sensée. Vous avez écouté un vieil homme parler dans son sommeil. J’aurais sans doute dû y penser moi-même. Comme disait Sherlock Holmes, lorsqu’on a éliminé l’impossible, alors ce qu’il reste, aussi invraisemblable que ce soit, doit tout bêtement être la vérité. »
À son tour, Hubbard se leva. Il écarta les rideaux et la blanche lumière crue de l’aube emplit la pièce, me blessant les yeux. Mon père se remit debout lui aussi, mal assuré.
« Donc, nous pouvons ramener notre fils à la maison, à présent ?
— Vous pouvez faire de lui tout ce qu’il vous chante, mon colonel. Je regrette seulement de vous avoir fait perdre tant de temps. Mais vous avez entendu l’histoire que j’ai dû raconter, il valait mieux vérifier.
— Je comprends.
— Et vous, Mikey, vous comprenez, n’est-ce pas, le serment que vous avez prêté ? »
Je hochai la tête tout en me levant à mon tour et en m’étirant. Mes cuisses se couvraient de chair de poule dans l’air frisquet. Je n’arrivais pas à croire que je portais toujours le fichu short en coton que j’avais enfilé la veille au matin.
Une idée soudaine me frappa. « Et Steve ? demandai-je. Qu’avez-vous fait de lui ?
— Ce qu’on en a fait ? Nous n’en avons rien fait, Mikey. Il a regagné depuis des heures sa résidence universitaire sur le campus.
— Vous vous trompez complètement sur son compte, vous savez, fis-je. Cette histoire d’homosexualité dont vous le soupçonnez. Je ne sais pas d’où vous sortez ça, mais ce n’est pas vrai. Pas vrai du tout. »
Les yeux de Brown s’écarquillèrent légèrement. « Non ? Hé bien, merci de cette information, Mikey. » Il hocha lentement la tête en me regardant, et je sentis un nouveau frisson me parcourir quand il se tourna vers mon père. « Vous comptez rentrer directement chez vous, mon colonel ? Nous avons réservé une chambre au Peacock Inn, sur Bayard Lane, un bon établissement, très confortable, ce sera peut-être plus pratique. »
Je me retournai rapidement vers mon père. « C’est une bien meilleure idée, Papa, monsieur… » Oh, merde, comment est-ce que je dois l’appeler ? « …allons prendre le petit-déjeuner là-bas. Ça vaudra beaucoup mieux que de reprendre la route du Connecticut. »
Oh non, pas question que je quitte Princeton. Pas avant d’avoir retrouvé Bauer. Zuckermann. Quel que soit son nom actuel. Où qu’il puisse être en ce moment.
« Hé bien, voilà ce que j’appelle un établissement agréable », jugea ma mère, debout dans l’entrée étroite du Peacock Inn – l’auberge du Paon ! –, le plancher grinçant sous ses pieds.
— On dirait un hôtel anglais », renchérit mon père avec un hochement de tête décisif d’approbation.
Un hôtel anglais, pensai-je. Ben tiens.
Des marches peintes en blanc nous avaient conduits à une véranda, du genre de celles où les petites vieilles s’assoient en tricotant dans leur rocking-chair tandis que leurs petits-enfants dissimulent leur collection de cartes de base-ball au fond de caches secrètes dans l’espace vide au-dessous. À l’intérieur, ni plastique ni verre fumé, pas de moquette en nylon, de mobilier pseudo hindou en osier, de tissu gris ou de stencils futiles sur les murs, de faux chintz vert pâle, de collections de gravures assorties encadrées en bois de frêne, de hurlement d’imprimante d’ordinateur derrière le comptoir de la réception, pas de grille en plastique blanc verrouillée sur un bar fermé, pas de staccato de vieilles cacahuètes gobées par un tuyau d’aspirateur qui mugissait au loin dans une salle de conférence, ni de remugle rémanent de la soirée cubaine de la veille ni d’atmosphère mélancolique d’échec financier géré par un personnel minimal en pantalon polyester – en fait, il régnait ici une agréable pénombre, on s’y sentait chez soi et, d’une façon ni forcée ni prétentieuse, dans un style de pittoresque rural, élégant et chic.
« Quand es-tu descendu dans un hôtel anglais pour la dernière fois ? » demandai-je à mon père. Il émit un grognement neutre et nous poursuivîmes pour entrer dans la salle à manger. Peut-être, sous l’hégémonie nazie, tous les hôtels étaient-ils encore des palaces à la Agatha Christie ou de pimpantes pensions de famille à la Margaret Lockwood. Mais j’en doutais, quand même.
Ici, le petit-déjeuner était bon. Pas de sirop d’érable à laisser pleuvoir sur le bacon ni de célèbres pancakes, mais d’énormes muffins duveteux, des viennoiseries lustrées, des pichets de jus d’orange, d’énormes tasses en porcelaine pour le café et une grande assiette de fruits. Dans un hôtel anglais, on aurait appelé ça un plateau de fruits frais, mais ici, la femme qui nous servait et qui donnait l’impression d’être la propriétaire, nous dit en la déposant sur notre table : « …et voici une assiette de fruits pour vous. » J’aimais bien.
Je mordis dans un des muffins et une grosse myrtille dont je n’avais pas soupçonné l’existence explosa de tout son jus sur ma langue.
« Gn, dis-je. Je ne me doutais pas que j’avais aussi faim.
— Tu as raison, mon chéri. Régale-toi », dit ma mère en fendant un raisin en deux et en l’introduisant dans sa bouche entre le pouce et l’index. D’une certaine façon, elle semblait porter des gants.
« Le jeune homme qui nous a conduits ici », dit mon père en attaquant une de ces pâtisseries sur laquelle trône une moitié d’abricot, tournée vers le bas de façon à évoquer un jaune d’œuf, « revient dans six heures. Nous devrions pouvoir bien nous reposer avant de rentrer à la maison.
— À ce propos, fis-je. Je crois que je vais rester. »
Ma mère laissa choir son couteau dans l’assiette et tourna des yeux inquiets vers moi. « Mon chéri !
— Non, c’est vrai, lui dis-je. J’ai la mémoire qui revient de plus en plus. J’ai… tu sais, du travail. C’est la période des révisions.
— Mais tu es toujours souffrant. Tu devrais te reposer. Ta mémoire reviendra aussi bien à la maison qu’ici. Mieux. Pense comme Bella sera contente de te revoir. Tu pourrais visiter avec elle tous tes endroits préférés. »
Bella ? Voilà autre chose.
« Je lui écrirai, dis-je en tapotant la main de ma mère. Elle comprendra. »
Ma mère me lâcha la main comme si elle avait été piquée, et poussa un petit couinement. « Chéri ! Tu vois bien, tu n’es pas complètement rétabli.
— C’est vrai, maman. Je vais bien. Je t’assure.
— Tu as encore la tête un peu dérangée. Écrire à un chien – ça n’a rien de normal, mon chéri, et tu le sais. »
Oups.
« Je plaisantais, maman, c’est tout. Je te taquinais.
— Oh. » Un peu rassurée, ma mère retrouva son calme. « Hé bien, ce n’est pas malin. »
Nous parlions sur ce ton curieusement bas que les familles emploient dans les restaurants, comme si un mot sur deux était cancer. L’effort m’épuisait.
« Écoute », déclarai-je d’une voix normale qui ressembla à un hurlement, après tous les échanges précédents. « Il faut que je reste ici. Le semestre n’a plus que quelques semaines. »
Mon père leva les yeux de son journal. « Ça ne manque pas de bon sens, Mary.
— Ce n’est pas comme si j’avais la fièvre, ou je ne sais quoi. Si j’oublie des choses, Steve me rafraîchira la mémoire. »
Mon père se rembrunit. « Qui est ce Steve Burns ? demanda-t-il. Je ne me souviens pas que tu l’aies déjà mentionné.
— Bah, si c’est pas Steve, ce sera Scott, Ronnie ou Todd… n’importe qui.
— Todd Williams est un jeune homme très bien, décréta ma mère. Tu te souviens de sa sœur, Emily ? Tu sortais danser avec elle, quand les Williams vivaient à Bridgeport.
— Oui. Bien sûr. Des gens sympa. Scott veillera sur moi.
— Bon, à toi de voir, évidemment », jugea mon père. Il se pencha en avant et baissa la voix. « Tels que je connais les gens du gouvernement, ils vont continuer de s’intéresser à toi.
— Tu veux dire qu’ils ne m’ont pas cru ?
— Ne dis pas de bêtises. Je dis simplement, fiston, qu’ils vont vérifier les faits. En détail. Ils sont extrêmement minutieux. Une fois qu’un dossier est ouvert, il le reste. Donc, n’oublie pas de ne parler de tout ceci à personne, et d’éviter les ennuis. »
J’opinai. « Quelqu’un veut le dernier muffin ? »
Je rentrai en traversant le campus, en me sentant pour la première fois totalement seul à Princeton. Je ne savais pas où vivait Steve, où se trouvait sa résidence, quels lieux il fréquentait ni comment je pourrais me débrouiller pour le savoir. L’idée me vint que les événements de la nuit dernière avaient pu tellement effrayer Steve qu’il s’efforcerait désormais de garder ses distances avec moi. Manifestement, je devrais me débrouiller tout seul pour accomplir ce qu’il fallait.
J’avais accompagné d’un salut joyeux le départ de mes parents du Peacock Inn et dans ma poche crissaient cinq cents dollars en beaux billets tout neufs.
« Vous comprenez, je ne me souviens pas du code que je dois taper pour récupérer de l’argent dans les murs, avais-je expliqué à mon père. Il m’est totalement sorti de la tête. »
Il avait craché au bassinet avec une facilité déconcertante. Étions-nous riches ? Ce ne serait peut-être pas si mal de vivre dans cette Amérique de Peacock Inns, de pères fortunés et de chiens appelés Bella.
Mais il y avait quelque chose… une atmosphère ambiante qui ne me plaisait pas. En partie, ça venait de ce qu’ils avaient dit sur Steve, en partie de ce que j’avais la sensation, quasiment depuis le début, qu’il manquait quelque chose ici. Pas seulement le fait que le rock’n’roll paraissait avoir oublié de passer ici. Les choses étaient chouettes et épatantes, il n’y avait pas de mecs, et rien n’était cool. Il y avait beaucoup de Mince, de flûte et de saperlipopette, ce qui ne cadrait pas avec ce que je connaissais des États-Unis par le cinéma. Mais après tout, on s’exprimait peut-être ainsi, dans les grandes universités. Mais autre chose clochait.
J’entendis un bruit de moteur derrière moi et m’écartai pour laisser passer un tracteur de pelouse. Le chauffeur, un homme d’un certain âge, me remercia d’un salut et descendit pour charger une longueur de tuyau sur sa remorque.
« Salut, Mikey ! » Une main s’abattit sur mon épaule.
« Oh, salut ! » répondis-je. C’était Scott. À moins que ce ne soit Todd. Voire Ronnie. Un des trois.
« Comment va le rosbif ?
— Bah, ça va. Je me sens bien. Tout commence à me revenir. Retour à ma bonne vieille identité américaine.
— Ah ouais ? Tu continues à parler comme le roi d’Angleterre.
— Ouais, je sais. » Je soupirai. « Mais la mémoire me revient. Le doc Ballinger a dit que ça prendrait quelques jours.
— Donc, on va pas te voir sur le tertre ?
— Pardon ? Oh, le tertre ! Non, je crois qu’il ne faut pas compter sur le base-ball pour le moment. » Je frissonnai à cette perspective. « C’est moche, je sais, mais que veux-tu ?
— Mince, Mikey. T’as vraiment mal choisi ton moment… hé, attention ! » Scott, ou Todd, enfin, peu importe, s’écarta d’un bond tandis que le tracteur de pelouse nous dépassait en toussotant. Je n’avais pas l’impression qu’il ait risqué d’être renversé, mais cela ne l’empêchait pas d’être furieux. « Hé là, toi ! » lança-t-il.
Le chauffeur arrêta le tracteur et jeta à Todd/Scott/Ronnie un coup d’œil craintif par-dessus son épaule. « Moi, monsieur ?
— Oui, toi, le boy ! Pourquoi tu ne regardes pas où tu vas, bon sang ?
— Pardon, monsieur. J’ai cru qu’il y avait largement la place.
— Hé bien, la prochaine fois, ouvre bien tes yeux de nègre, le boy, compris ?
— Oui, monsieur. Pardon, monsieur. »
J’observai, pulvérisé par le choc. D’un seul coup, je savais ce qui manquait à ces lieux, et je me sentis sot et coupable de ne pas l’avoir remarqué tout de suite.
Tous les étudiants que j’avais vus étaient blancs. Tous, sans exception. Blancs comme une honte.
Le tracteur s’en fut.
« Moricauds ! » Scott/Ronnie/Todd cracha sur l’allée. « Ils ont aucun respect.
— Tu es complètement…
— Hein, quoi ?
— Complètement digne de respect, dis-je, tu es très digne de respect.
— Oh, bien sûr. » Il hocha la tête. « Bien sûr, j’en suis digne. Bon, alors, Mikey, qu’est-ce que tu fabriques, aujourd’hui ?
— Oh, j’ai du travail à rattraper », répondis-je, la gorge sèche. « On se verra plus tard, peut-être.
— Sûrement. À plus tard, mon pote.
— Oh, au fait », lançai-je après lui, sachant désormais que j’avais besoin de retrouver Steve, un besoin sérieux, que cela plaise ou non à Steve. « J’ai totalement oublié où se trouvait la résidence universitaire de Steve.
— Burns ? Il est à Dickinson.
— Dickinson, c’est ça. Bien sûr.
— Mais fais gaffe à lui, Mikey. Tu connais les rumeurs. » Scott/Todd/Ronnie laissa pendre sa main à son poignet et rejeta sa tête en arrière dans la pose d’un lys courbé.
« Oh, c’est des conneries, tout ça, répondis-je. Il sort avec Jo-Beth. Tu sais, la serveuse de chez PJ ?
— C’est vrai ? Punaise, elle est gironde. See you later, vieille branche, vieille canaille. »
Il en fallait beaucoup pour que je n’aime pas quelqu’un. Mais Ronnie/Todd/Scott, décidai-je, était un vrai connard.
Mais qui sait. Qui sait, me dis-je en suivant les trois itinéraires différents qu’on m’indiqua jusqu’à Dickinson Hall, si ce n’était pas moi, le connard. Si l’Amérique n’avait pas dû affronter l’Europe tant d’années durant, peut-être Todd/Ronnie/Scott serait-il quelqu’un d’autre. C’était moi qui lui avais fait ça.
Qu’est-ce que je racontais ? C’étaient les gènes, les gènes, rien d’autre. Je veux dire, prenez le père de Leo, Dietrich Bauer. Un salopard qui va à Auschwitz pour aider à éliminer les Juifs dans un monde, et un salopard qui va à Auschwitz pour aider à éliminer les Juifs dans un autre. Et son fils, un type bien dans les deux mondes, un peu enclin à prendre la culpabilité sur sa personne, tout de même.
Cependant, c’était de la prédétermination, quel que soit l’angle sous lequel on abordait ça. La volonté de l’histoire ou celle de l’ADN. Que devenait la volonté de l’homme ? Peut-être trouverais-je des notes de philosophie dans ma chambre à Henry Hall qui m’aideraient à négocier ce labyrinthe particulier. Pour l’instant, Dickinson se trouvait devant moi.
Un étudiant rouquin étreignant une pile de livres venait d’en émerger.
« Burns ? Au fond du couloir, porte 105. Là-bas, sur la gauche.
— Ouah, muchas gracias, mec.
— Hein ?
— Rien, rien, juste une expression de gratitude venue d’une autre époque.
— Ah. D’accord. De rien. »
Steve ouvrit la porte en se frottant des yeux pleins de sommeil.
« Hé bien ? dis-je. Tu ne m’invites pas à entrer ?
— Bon Dieu ! dit-il en s’effaçant pour me laisser passer. J’espérais avoir rêvé tout ça. »
Les murs de Steve étaient tapissés de posters. Un portrait de Duke Ellington – donc, lui, il avait survécu aux courants contraires de l’histoire, pensai-je avec satisfaction, c’était déjà quelque chose – et des tas d’images de filles. Le genre Pamela Anderson, grandes, mamelues, blondes avec des yeux froids et mi-clos et assez de blush pour repeindre la Maison-Blanche en rouge brique.
« Hum ? dis-je en les inspectant. La dame proteste trop, me semble-t-il.
— Écoute, Mike, dit Steve en serrant la ceinture de sa robe de chambre, réglons une chose tout de suite. Arrête ce genre de trucs, tu veux ? J’ai déjà assez d’ennuis comme ça.
— Des ennuis ? Comment ça, des ennuis ? »
Il secoua la tête.
« Qu’est-ce qu’on t’a raconté, la nuit dernière ?
— Rien. » Il alla en traînant des pieds vers une machine à café. « Ils n’ont rien dit. Ils se sont contentés de sous-entendus. Ils avaient entendu dire que j’avais des “problèmes psychologiques” et des “amitiés singulières”. C’était leur façon de me mettre en garde à titre amical, je suppose.
— Je regrette, dis-je. Je suis vraiment désolé, je ne voulais pas t’entraîner dans tout ce bazar. Je n’avais aucune idée… aucune idée que l’Amérique était ainsi.
— Hé bien, si. Le monde est comme ça. Tu prends un café ?
— Merci. Tu sais, d’où je viens, on a quelque chose qui s’appelle le politiquement correct.
— Nous aussi.
— Non, mais ça signifie qu’on a des problèmes si on ne donne pas les mêmes droits aux femmes, aux handicapés, et aux gens de toutes sortes d’origines ethniques, les Noirs, les Asiatiques, les Hispaniques, les Indiens d’Amérique, tout ça et, bien sûr, les gays. C’est-à-dire, les lesbiennes et… tu sais, les pédales, ou je ne sais pas comment vous dites, ici. Si on te soupçonne d’être insultant, raciste ou même légèrement condescendant vis-à-vis de n’importe lequel de ces groupes, tu peux être renvoyé de ton travail, poursuivi en justice… tu es un paria.
— Tu plaisantes, là ?
— Non, non. C’est vrai. Les homosexuels s’appellent des gays et ils organisent des défilés et des marches de la Fierté gay, des fêtes de Mardi Gras, et dans les villes, des rues et des quartiers entiers sont dédiés à des boutiques gays, des bars gays, des restaurants gays, des banques gays, des compagnies d’assurance gays, de tout ce qui est gay. Seulement, c’est un peu plus compliqué que ça, parce qu’ils ont recommencé à employer le mot pédé, tout comme les Noirs se traitent de nègres… Ça s’appelle une reconquête, un truc comme ça. À Hawaï, les gays ont même le droit de se marier. Il y a un mouvement de contre-attaque des gens de droite, évidemment. Les gauchistes trouvent qu’il y a encore beaucoup de discrimination, les bigots trouvent qu’on est allé trop loin et que le politiquement correct est une contamination anti-Américaine.
— Tu es un ange tombé du ciel, c’est ça ? Tu me parles du paradis, là.
— Le paradis, non. » Je songeai à la criminalité et au SIDA, à la haine raciale et au terrorisme, aux crises de folie sur les routes et aux fusillades tirées d’une voiture en marche, aux milices, aux intégristes et aux marées noires, aux bébés accros au crack et à tout le bazar. « Je te parle simplement du monde que je connais. Ce n’est pas le paradis, crois-moi.
— Écoute, Mikey, je te prépare un café, et ensuite, il vaudrait mieux que tu le boives et que tu t’en ailles. J’ai du travail. Je vis ici, dans cette Amérique réelle. Celle qui existe. Je termine la fac, je me trouve une femme et un emploi et je vis ma vie, OK ? C’est comme ça que ça marche.
— C’est ce que tu veux ?
— La question n’est pas là, Mike, c’est comme ça.
— Est-ce que tu veux dire que tout le monde vit comme ça ? Des familles nucléaires classiques ?
— Oh, bien sûr, y a les excentriques, les gauchistes, les communistes, les vicieux dans les ghettos qui vivent comme des porcs. Tu crois que c’est ça que je veux pour moi ?
— Steve ? Est-ce que tu crois que tu peux me faire confiance ? »
Il me regarda avec des yeux qui luttaient pour retenir des larmes. « Te faire confiance ? Bon Dieu, je te connais même pas.
— Non, mais tu me connaissais, avant. Quand j’étais américain et qu’on était amis, je suis toujours la personne que tu connaissais à ce moment-là.
— Mais je ne te connaissais pas, à l’époque, Mikey. Je te connaissais à peine. Plutôt, c’est à peine si toi, tu me connaissais.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Nous étions amis. »
Steve secoua la tête. « J’ai menti, pour ça. On n’a jamais été amis. L’autre nuit, à l’A&B, c’était la première fois que je passais du temps avec toi. Je t’avais vu sur le campus. Je te suivais partout sans que tu t’en aperçoives. Je déteste le base-ball, mais chaque fois que tu lançais, j’étais là, je regardais. L’autre nuit, je t’ai entendu dire à quelqu’un que tu allais à la Clio suivre le débat, alors j’y suis allé aussi. J’étais assis derrière toi. Et ensuite, toi et Todd et Scott et tes lourdauds de copains, comme vous vous ennuyiez, vous êtes partis à l’A&B, et j’ai suivi. J’étais assis tout près pendant que vous vous soûliez et je me suis retrouvé mêlé au groupe. »
La machine à café chuintait et glougloutait, si bien que j’y allai et que je versai deux tasses. La machine était une Krups, je remarquai. Certaines choses ne changeaient pas.
« Et là, tu es devenu bizarre, dit Steve. Tes copains se sont affolés et je suis resté seul pour te reconduire dans ta chambre et m’assurer que tu allais bien. Lorsque je suis revenu le lendemain matin, je crois que je savais qu’il t’était arrivé quelque chose. À cause de tes yeux. Il y avait une différence dans ton regard. »
Il alla à un bureau, ouvrit un tiroir et en sortit une chemise. Il me la tendit et s’assit dans un fauteuil, avec son café.
« Tu vois, je connais assez bien ton visage, dit-il pendant que je parcourais les photographies. Si quelqu’un pouvait déceler une différence chez toi, ce serait moi. »
Il y en avait des centaines. Moi en train de traverser le campus tout seul. Moi en train de rire en compagnie de Todd, Scott et Ronnie. Moi en tenue de base-ball, en train de lancer, de manier la batte, de donner des coups de poing dans le vide, de me pencher en avant, les poings sur les hanches, de fusiller du regard le batteur. Moi en manteau d’hiver, les épaules voûtées contre la neige. Moi en train de ramer sur un lac. Moi en train de bronzer. Moi en train de lire sur la pelouse. Moi avec mon bras sur les épaules d’une fille. Moi en train d’embrasser une fille. Moi en très gros plan, regardant droit devant, juste hors champ, comme si je savais qu’on m’observait. Je refermai le dossier.
« Ouah, je dis.
— Donc, maintenant, tu vois.
— Steve, je suis tellement désolé.
— Désolé ? De quoi es-tu désolé ?
— Tu as dû être tellement malheureux. Si seul. »
Il baissa les yeux vers son café. « Oui, je vais devoir m’habituer à ma propre compagnie, non ? Pour le restant de ma vie. Qu’est-ce que ça change ?
— Si ça peut compenser, fis-je, je crois, d’après le peu que j’en ai vu, que Scott, Todd et Ronnie sont de gros connards. »
Steve sourit. « Ça, c’est bien vrai.
— Et je n’arrive pas à croire, je ne peux pas, avec ce que je sais de moi, que j’aie pu être très heureux ici.
— Non ? C’est ce que je pensais de toi. Je me disais qu’il te manquait quelque chose. Bien sûr, j’espérais que… » Sa voix s’éteignit.
Je bus mon café, avec en tête un mélange de commisération, de vanité et de planifications sérieuses.
« Et l’Angleterre ? me demanda Steve. Tu étais heureux, là-bas, dans ton autre monde ?
— Je ne sais pas. Je crois, oui. Je suppose… Je suppose que, comme toi, je faisais un peu la gueule à l’idée de trouver un emploi, de me marier et m’installer, d’acheter une maison, tout ça. J’avais perdu de vue l’essentiel.
— Et tu vois l’essentiel, à présent ?
— L’essentiel, c’est que rien n’est essentiel. C’est ça, l’essentiel.
— Super. L’étudiant en philosophie a parlé. »
Je m’assis sur le bureau. « Tu t’attendais à quoi ? C’est moi qui t’ai fourré dans ce pétrin, tu t’attendais à ce que j’aie des réponses ?
— Donc, la vie continue, hein ? Et ton monde de fêtes de Mardi Gras et d’égalité des droits, et de mariages à Hawaï ? Je tape deux fois mes chaussons couleur rubis, je fais un vœu de toutes mes forces et je me retrouve là-bas, c’est ça ? Où peut-être que je trouve un lieu mystique où je peux passer la main à travers un mur pour entrer, comme dans ton univers parallèle ? Ou peut-être que tu vas me dire que c’est mon destin de me battre pour un monde meilleur d’amour fraternel, et que je vais devenir un chef rebelle, le fondateur d’une nouvelle Amérique qui conduira ses enfants vers la Terre Promise. Et ensuite, tu disparaîtras dans un nuage de fumée ? C’est ça, le plan ?
— Non, Steve, dis-je. Ce n’est pas ça, le plan. Écoute-moi, et je vais te le dire, le plan. »
J’ai parlé. Il a écouté. Et le plan a été établi.
FONDU SUR SCÈNE 1 :
DICKINSON HALL, CAMPUS DE PRINCETON – EXTÉRIEUR APRÈS-MIDI
Nous faisons un PANO en hauteur depuis le rez-de-chaussée et parcourons l’extérieur de Dickinson Hall, avançant vers la fenêtre du premier étage.
SCÈNE 2 :
CHAMBRE DE STEVE, DICKINSON HALL – INTÉRIEUR APRÈS-MIDI
STEVE tient une petite carte plastifiée et donne des instructions précises à MICHAEL, qui écoute avec attention.
STEVE
Bon, voilà la carte de bibliothèque. Tu te souviens comment nous avons retiré les livres, la dernière fois ? C’est le même principe. Ici, ton numéro d’étudiant. Apprends-le par cœur, OK ? Chaque étudiant connaît le sien par cœur, ça paraîtrait un peu bizarre si tu devais tout le temps consulter la carte.
MICHAEL opine. STEVE lui tend un sac à provisions.
STEVE
(qui poursuit)
Et tu es sûr de savoir comment les carts fonctionnent ? Exactement comme je t’ai montré. C’est vraiment tout simple.
MICHAEL
Exactement comme tu m’as montré.
STEVE
Et voici le plan du campus. Tu connais l’emplacement de la plupart des points de repère, à présent. Cette chambre. Ta chambre à Henry. Bon…
(devenant grave)
Je sais que ça peut paraître dingue, mais dorénavant, quand nous nous rencontrerons, on ne parle plus de ça, sauf chez PJ ou à l’A&B. Les types qu’on a rencontrés hier au soir…
MICHAEL
(choqué)
Tu crois qu’ils pourraient installer des mouchards dans nos chambres ?
STEVE
(encore plus choqué)
Hé, on n’est peut-être pas dans la nation idéale, mais ce n’est pas l’Europe nazie. On n’encourage pas la délation, ici.
MICHAEL
Non, pas ce genre de mouchards ! Des micros, pour écouter ! Tu sais, avec des fils.
STEVE
Ah, d’accord. Ouais, je dis que la possibilité existe, c’est tout.
MICHAEL
Big Brother se porte bien.
STEVE
Hein, quoi ?
MICHAEL
Big Brother. Comme dans la phrase Big Brother vous regarde. C’est tiré d’un roman de George Orwell qui n’a jamais été écrit.
STEVE
George Orwell ? Tu parles du même ?
STEVE est allé à son bureau et a commencé à ramasser des papiers et un appareil photo.
MICHAEL
Tu as entendu parler de lui ?
STEVE
Tu rigoles ? Chaque gamin en Amérique est forcé de se taper Tombent les ténèbres.
MICHAEL
Tombent les ténèbres ? Quand est-ce qu’il a écrit ça ?
STEVE
(rangeant l’appareil photo dans un sac en nylon bleu)
Oh, à la fin des années trente, je crois. C’est un peu le chef-d’œuvre du monde libre. Orwell a été fusillé au cours de la rébellion britannique de 39. J’en ai un exemplaire quelque part, je te le prêterai.
MICHAEL
Merci. Et je te parlerai de 1984 et de La ferme des animaux. Ça va te scier.
STEVE
(content de la formule)
Me scier ? C’est une sacrée expression.
STEVE introduit sous sa chemise et dans sa manche une longueur de câble sortie du sac en nylon. Le câble se termine par un petit appareil qui se niche dans sa main gauche. Nous voyons sur cet appareil de minuscules boutons de commande et une rangée de petits voyants rouges.
MICHAEL suit la procédure avec surprise, totalement incapable de comprendre. STEVE, d’un mouvement de la tête, indique le sac.
STEVE
Jette un coup d’œil dans le sac.
MICHAEL s’accroupit.
UN AUTRE ANGLE : du POINT DE VUE de la caméra à l’intérieur du sac, nous voyons le visage de MICHAEL suspendu au-dessus de nous en GROS PLAN, qui regarde avec curiosité.
RETOUR sur la main de STEVE, qui manipule avec dextérité l’appareil de contrôle : le voyant rouge s’allume.
RETOUR au GROS PLAN sur le visage perplexe de Michael, qui passe à un ZOOM PLUS LARGE en un PLAN MOYEN. Le contraste change et puis…
Subitement, l’image SE FIGE.
RETOUR sur STEVE qui sourit d’un air triomphal.
STEVE
Encore un pour ma collection de Michael Young.
MICHAEL est impressionné par le dispositif.
MICHAEL
Sale petit sournois…
STEVE
Ouais, ben, c’est un des avantages d’être une triste tapette solitaire, je suppose. On apprend l’espionnage.
Il lui adresse un clin d’œil guilleret en soulevant le sac et tient la porte ouverte pour que MICHAEL sorte le premier.
Plan fixe sur le visage encore souriant de STEVE au passage de MICHAEL. Les yeux de STEVE suivent MICHAEL qui sort de la pièce, puis le sourire disparaît.
Il est remplacé par une expression de faim et de désespoir.
FONDU SUR SCÈNE 3 :
BIBLIOTHÈQUE FIRESTONE, PRINCETON – EXTÉRIEUR APRÈS-MIDI
MUSIQUE :
Panoramique sur la bibliothèque Firestone, qui descend à partir de l’énorme tour.
SCÈNE 4 :
BIBLIOTHÈQUE FIRESTONE, PRINCETON – INTÉRIEUR APRÈS-MIDI
À l’intérieur de la bibliothèque, MICHAEL transporte une pile de livres dans un couloir. Il arrive à une porte où l’on lit :
SALLE DE FLASHAGE
MICHAEL entre. Il y a quelqu’un d’autre, un UNIVERSITAIRE D’UN CERTAIN ÂGE, penché sur une machine, dont une douzaine d’exemplaires occupe la pièce.
MICHAEL
(sur un ton engageant)
Salut !
L’UNIVERSITAIRE lui jette un regard noir par-dessus son épaule avant de revenir à son travail.
MICHAEL hausse les épaules et se dirige vers la machine la plus éloignée de L’UNIVERSITAIRE revêche.
SCÈNE 5 :
BÂTIMENT DE MECANIQUE QUANTIQUE, PRINCETON, MÊME MOMENT – EXTÉRIEUR JOUR
La MUSIQUE continue.
STEVE est assis, appuyé contre un grand châtaignier, son sac en nylon bleu posé par terre à côté de lui.
Sur les genoux de STEVE, un carnet de dessin, vers lequel nous AVANÇONS.
Un dessin très compétent de la statue en bronze du Triomphe de la Science qui se dresse devant le bâtiment de Mécanique quantique.
STEVE donne l’impression de dessiner : levant et baissant les yeux entre la statue et le carnet sur ses genoux.
Série de PLANS sur :
Le VISAGE de STEVE, qui semble regarder en direction de la statue…
Le POINT DE VUE de STEVE : des PROFESSEURS et des ETUDIANTS qui entrent et sortent du bâtiment…
Le POUCE GAUCHE de STEVE : en train de manipuler le petit appareil de contrôle…
LE SAC EN NYLON BLEU et le petit trou sur son côté, par lequel nous pouvons tout juste discerner le reflet à la surface d’un objectif.
SCÈNE 6 :
BIBLIOTHÈQUE FIRESTONE, SALLE DE FLASHAGE – INTÉRIEUR, MÊME HEURE
La MUSIQUE continue :
MICHAEL se tient devant la machine de flashage et la regarde, la trouvant assez impressionnante. Elle ressemble à un scanner, mais la disposition et la conception des contrôles lui sont terriblement étrangères.
Il ouvre le premier livre de sa pile. Nous en voyons le titre. Gloder : les jeunes années par Charles B Flood. Un autocollant orange fluo dans le coin supérieur droit de la jaquette annonce : TEXTE FLASHABLE.
MICHAEL ouvre le livre et le feuillette à peu près jusqu’au milieu du volume, en lisant en diagonale des pavés de texte. Il retourne ensuite l’ouvrage et examine le dos, le scrutant de haut en bas, et il tâte avec le pouce. Il est surpris de ne rien sentir.
Puis, il place le livre, LE DOS VERS LE BAS, dans une petite gouttière sur la machine, où il est fermement agrippé. La machine produit un bip discret quand le livre s’insère dans la rainure.
Un affichage sur le panneau avant lui demande de taper le matricule d’étudiant.
MICHAEL obéit.
L’affichage annonce : Bienvenue, Michael D Young.
MICHAEL sourit.
L’affichage change pour afficher : Nbre de pages ? 1=TOUTES, 2=SÉLECTION.
MICHAEL tape 2.
L’affichage demande Sélection ?
MICHAEL tape 1-140.
L’affichage demande : Insérer cart.
MICHAEL sort de son sac une petite cart noire et la glisse dans une fente sous l’écran d’affichage principal.
La machine produit un léger vrombissement et l’affichage annonce : Flashage en cours, veuillez patienter.
MICHAEL regarde les livres suivants dans sa pile : parmi eux, nous notons Gloder : l’aristocrate par A L Parlange, Le prince Rudolf ? par Mouton et Grover et Les Kampfparolen de Gloder : nouvelle traduction annotée par A C Spearman. Tous portent le même autocollant orange fluo qui annonce TEXTE FLASHABLE.
La machine émet un bip, la cart est éjectée, MICHAEL regarde l’écran, qui annonce Flashage terminé : retirez la cart. MICHAEL s’exécute.
L’écran affiche : Les données flashées s’effaceront le 29/06/96. MICHAEL griffonne Gloder : jeunes années sur l’étiquette de la cart et prépare le livre suivant pour le flashage.
SCÈNE 7 :
BÂTIMENT DE MECANIQUE QUANTIQUE – EXTÉRIEUR, MÊME HEURE
La MUSIQUE continue :
STEVE est toujours assis sereinement sous le châtaignier, apparemment en train de dessiner.
Nous voyons le sac en nylon.
Nous voyons la main gauche de STEVE.
Gros plan sur l’objectif dans le sac.
La MUSIQUE monte vers un paroxysme.
Maintenant, un montage de PLANS animés qui se figent en CLICHÉS de gens qui entrent et qui sortent du bâtiment :
UN COUPLE DE FEMMES QUI RIENT, EN SE TENANT PAR LES ÉPAULES.
UN ÉTUDIANT AUX ALLURES DE GEEK QUI REDRESSE SES LUNETTES.
UN HOMME PLUS ÂGÉ, POSÉ, AVEC DES LUNETTES DE SOLEIL.
UN VIEUX PROFESSEUR EXCENTRIQUE AVEC LES CHEVEUX EN BATAILLE.
QUATRE JEUNES ÉTUDIANTS, EN TRAIN DE MANGER DES GLACES.
UN HOMME D’UN CERTAIN ÂGE, DE PROFIL, QUI DISCUTE AVEC UNE FEMME.
UN AUTRE ÉTUDIANT AUX ALLURES DE GEEK, QUI ÉVOQUE UN LAPIN TIMIDE.
SOUDAIN…
Un énorme POUCE humain entre dans le champ et retire la dernière PHOTO pour révéler derrière elle la précédente : L’HOMME D’UN CERTAIN ÂGE, DE PROFIL, QUI DISCUTE AVEC UNE FEMME.
MICHAEL
(hors champ)
(dans un chuchotement enthousiaste)
C’est lui !
SCÈNE 8 :
CHEZ P.J., NASSAU STREET – INTÉRIEUR SOIR
MICHAEL et STEVE sont assis chez PJ, à leur table près de la vitrine. Le tas de clichés s’étale devant MICHAEL. Il en dégage un.
MICHAEL
(suite)
La barbe a disparu, Dieu merci – mais c’est bien lui.
STEVE prend les photos et les range dans une chemise. Il regarde autour de lui.
Il y a peu de monde dans l’établissement. À la table la plus proche d’eux, deux étudiants, homme et femme, se tiennent les mains et ne leur accordent manifestement aucune attention. La situation paraît sans danger.
STEVE
Parfait. Demain, j’irai trouver où il habite. Et comment ça se passe, à la bibliothèque ?
MICHAEL
Terminé. Fastoche.
STEVE
Pardon ?
MICHAEL
C’est super. Ridiculement simple.
STEVE
Bien sûr. Mais le problème suivant, c’est qu’il faut que je te montre comment utiliser les Paps. Donc, nous irons dans ta chambre et je t’apprendrai. Mais souviens-toi… Pas un mot de tout ceci.
JO-BETH la serveuse approche.
STEVE
Salut, Jo-Beth.
JO-BETH
Garde tes Salut, Jo-Beth ! pour toi, sale fouine.
STEVE (surpris)
Heu, pardon ?
JO-BETH
Alors, comme ça, on sort ensemble, hein ? Hé bien, première nouvelle. C’est une blague de mauvais goût, c’est ça ?
MICHAEL
(ravalant sa salive)
Aïe, heu…
STEVE
De quoi tu parles ?
Jo-BETH
T’as un sacré toupet, quand même, Steve Burns : aller raconter à Ronnie Cain qu’on sort ensemble, toi et moi !
STEVE
Quoi ?
MICHAEL
Oh, non… C’est de ma faute… Vois-tu…
JO-BETH et STEVE se retournent vers lui, surpris.
MICHAEL
(suite)
(un peu embarrassé)
Vois-tu, j’ai dit à Ronnie que Steve t’admirait, Jo-Beth. Tu sais, qu’il essayait de trouver le courage de te demander de sortir avec lui, un de ces jours. Je suppose qu’il a tout compris de travers…
JO-BETH
(rougissant avec un sourire)
Ah bon ? Mais, pourquoi ne pas me le dire, Steve ?
(le tapant par taquinerie avec un menu)
Franchement, les gars… on vous dit intelligents, mais vous ne connaissez pas grand-chose aux femmes…
STEVE s’efforce de sourire. Son rougissement semble confirmer son adoration.
JO-BETH
Mais bien sûr, que je veux sortir avec toi, Steve. Tu es mignon.
MICHAEL
(donnant un coup de coude guilleret à Steve)
Là ! Tu vois ! Qu’est-ce que je t’avais dit ?
Jo-BETH
Bon…
STEVE
Heu…
Jo-BETH
Il y a un film qui passe au Prytania…
GROS PLAN sur l’expression désorientée de STEVE.
SCÈNE 9 :
CAMPUS DE PRINCETON – EXTÉRIEUR NUIT
MICHAEL et STEVE se dirigent vers HENRY HALL.
STEVE
Bon Dieu, Mikey…
MICHAEL
Pardon. C’est juste à cause de Ronnie. Il était lourd, tu vois. Il me faisait sur toi des allusions lamentables, bien macho… alors, je… alors, j’ai…
STEVE
Alors, tu lui as raconté que je sortais avec Jo-Beth.
MICHAEL
En tout cas, ça lui a bien cloué le bec, à ce crétin…
STEVE
Mais qu’est-ce que je vais faire, bon Dieu ? Je dois aller au cinéma avec elle vendredi soir.
MICHAEL
Allez, fais pas le dégonflé. Tu sais aller au cinéma.
STEVE
Oui, mais si elle passe le bras sur mes épaules ? Et si on est supposés aller ailleurs ensuite et…
MICHAEL
Tu ne vas pas vomir parce qu’elle te passe le bras sur les épaules, si ? Allez ! Elle est sympa, comme fille.
STEVE
Mais tu ne comprends rien ? Tu ne comprends vraiment rien. Ce ne serait pas bien, vis-à-vis d’elle. Ce ne serait pas bien.
MICHAEL
Bon, bon. Je vais te dire. J’irai, moi. Je lui raconterai que tu es malade. Je lui apporterai un mot de ta part, et j’irai à ta place.
STEVE
(sur un ton lamentable)
C’est ça. Et ensuite, vous irez tous les deux vous envoyer en l’air dans ta chambre, c’est ça ?
MICHAEL
Je n’en sais rien. Peut-être, oui. Bon Dieu, excuse-moi ! Je croyais te rendre service.
STEVE
Oui, ben, la prochaine fois que tu veux me rendre service, demande-moi d’abord, d’accord ?
MICHAEL
C’est l’affaire d’une semaine, à peu près. Quelques jours, même, si Leo travaille sur ce que je suppose. Nous y voilà.
Il lève les yeux vers la façade pseudo-gothique couverte de lierre de Henry Hall.
SCÈNE 10 :
CHAMBRE DE MICHAEL, HENRY HALL – INTÉRIEUR NUIT
MICHAEL et STEVE sont assis devant un ordinateur.
STEVE appuie sur l’écran.
Tous deux parlent sur un ton qui sonne plutôt faux, pour le bénéfice de dispositifs d’écoute qui pourraient se trouver dans la pièce.
STEVE
Mince, Mikey, c’est quand même bizarre que tu n’arrives toujours pas à te rappeler comment on se sert du système.
MICHAEL
Je sais. Tout me revient peu à peu. Mais merci, c’est sympa de m’aider comme ça.
Ils se sourient comme des écoliers dissipés devant la rigueur ridicule de leurs propos.
STEVE
Pas de problème. On regarde tes dossiers de travail ?
L’écran porte des icônes permanentes, sur les bords : la zone centrale se compose de pages.
STEVE appuie sur une icône et un certain nombre de dossiers de couleur beige apparaissent, avec des titres sur leurs étiquettes.
MICHAEL
Alors, c’est quoi ? Ça se passe comme sur Internet, non ?
STEVE
Pardon ?
MICHAEL
Cet ordinateur est relié à d’autres ordinateurs en réseau ?
STEVE
Exact. Ce n’est pas un ordinateur, Mikey. C’est un Pap.
MICHAEL
Euh… un Pap ?
STEVE
Un Poste d’accès personnel. Les ordinateurs se trouvent à l’autre bout du campus. On accède à ses documents par le Pap.
MICHAEL
Ah oui. Pap. Pigé. Bien sûr. Mais comment je tape pour entrer du texte ?
STEVE
Pourquoi est-ce que tu veux faire ça ?
MICHAEL
Ben, je travaille dessus, non ? Tu sais, du traitement de texte, le courrier, les devoirs, ce genre de trucs ?
STEVE
Tu lui parles, c’est tout.
MICHAEL
Oh, c’est vrai. Je lui parle. Il connaît ma voix ?
STEVE
Bien sûr, qu’il connaît ta voix.
MICHAEL
Alors pourquoi il n’est pas en train de rédiger ce que nous sommes en train de dire ?
STEVE éclate de rire et flanque une tape enjouée sur l’épaule de MICHAEL.
STEVE
Tu presses le glyphe parole, idiot.
Nous voyons l’écran, à présent. Il y a une icône dans le coin supérieur gauche, c’est l’icône de parole, qu’on appelle un Glyphe parole.
STEVE
(suite)
Bon, quand tu touches le glyphe parole, il s’éclaire, tu vois ? Et tout ce que tu dis est soit un ordre soit du texte à taper. Ensuite, tu le presses à nouveau, pour éteindre et tu peux parler sans qu’il note tout ce que tu dis. Bon, je vois que tu as des documents de travail, ici. Tu as des notes sur Hegel, hein ? Donc, tu appuies sur le glyphe parole et tu dis ouvrir notes sur Hegel ou ouvre-moi les notes sur Hegel, tout ce que tu veux dans ce genre. S’il y a plus d’un choix, il affichera les options et tu toucheras celle que tu veux, c’est tout simple.
MICHAEL
(inquiet)
Mais, et la voix bizarre avec laquelle je parle en ce moment ? Cet accent anglais ?
STEVE
Ça ne devrait pas poser de problème.
MICHAEL se penche en avant et touche le glyphe parole, qui s’allume.
MICHAEL
(s’adressant à l’écran : très fort, en articulant)
Va chercher mes notes sur Hegel.
Rien ne se passe. STEVE appuie sur le glyphe parole pour l’éteindre.
STEVE
Holà, holà, pas besoin de hurler. Parle normalement, ça suffit.
MICHAEL touche le glyphe parole. Celui-ci se rallume.
MICHAEL
(voix ordinaire)
Va chercher mes notes sur Hegel.
Une sorte de fenêtre s’ouvre sur un côté et la représentation d’un dossier apparaît instantanément, à très haute résolution avec HEGEL : NOTES écrit sur le devant et une liste de titres différents sur un côté. Biographie, Dialectique, Hegel et Nietzsche, et ainsi de suite.
MICHAEL
Ouah, qu’est-ce que c’est cool !
STEVE
Bien, maintenant, touche ça…
MICHAEL touche l’écran à l’endroit marqué Dialectique. Une page à très haute résolution de texte net et anticrénelé s’ouvre avec élégance. C’est une liste de notes sur Hegel et la dialectique.
STEVE
Bon, donc si tu as besoin de changer quoi que ce soit, il te suffit de le toucher. Ensuite, tu touches le glyphe parole et tu dis ce que tu veux dire. Tu peux pas te tromper.
MICHAEL regarde toute une zone de texte, qui dit :
TEXTE
La première déduction tire les idées de Non-être et de Devenir de celle d’Être. Nous commençons par la notion d’Être, puisqu’il ne peut y avoir d’idée plus générale que celle-ci. En s’appliquant à l’entièreté de ce qui existe, l’Être paraît doté d’une grande abondance de sens. Et cependant, en n’opérant aucune distinction, l’idée d’Être révèle sa vacuité, se changeant en son opposé, le Non-être. Mais alors, le passage du Non-être à l’Être est ce que nous entendons par Devenir. De cette façon, nous avons dérivé les trois premières des 272 catégories de Hegel.
MICHAEL
Ce sont mes notes, ça ?
STEVE
Bien sûr.
MICHAEL
Ouah. Je suis un génie !
MICHAEL se penche en avant et touche la première phrase : La première déduction tire les idées de Non-être et de Devenir de celle d’Être. Ensuite, il touche le glyphe parole et parle.
MICHAEL
C’est sans doute le truc totalement le plus cool que j’aie jamais vu.
Instantanément, le texte dit à présent : C’est sans doute le truc totalement le plus cool que j’aie jamais vu.
MICHAEL
Ouah ! Mortel. Complètement mortel.
Le texte dit à présent : C’est sans doute le truc totalement le plus cool que j’aie jamais vu. Ouah ! Mortel. Complètement mortel.
STEVE rit et touche l’écran.
STEVE
Tu as oublié d’éteindre le glyphe parole.
MICHAEL
Comment fait-il pour savoir la ponctuation ?
STEVE
Il ne tombe pas toujours juste. Mais il reconnaît les inflexions, les pauses et ce genre de choses.
(se souvenant qu’on les écoute peut-être)
Tu es sûr que tu ne te souviens de rien ?
MICHAEL
Oh. Ouais. Bien sûr. Ça me revient. Tout me revient. J’avais simplement oublié combien c’est cool. Chouette. Tu sais, vraiment chouette. Mais ça, c’est quoi…
Il montre du doigt un panneau où s’inscrit pléonasme ?
STEVE
Il t’interroge sur l’expression totalement le plus cool, parce que c’est un pléonasme.
MICHAEL
(secouant la tête avec émerveillement)
Ouah !
STEVE
C’est sûr.
MICHAEL
D’accord. Bon. Imaginons que j’ai retiré un livre à la bibliothèque et que je l’ai téléchargé sur un des ces machins…
STEVE
Que tu l’as flashé sur une cart, tu veux dire ?
MICHAEL
Voilà. Flashé sur une cart.
STEVE prend en silence les carts dans le sac de MICHAEL. Elles portent les titres griffonnés de la main de MICHAEL, Gloder : les jeunes années et ainsi de suite.
STEVE
Voilà ce que tu fais : tu introduis la cart…
Il enfonce la cart dans la fente de cart sous l’écran.
STEVE
(suite)
Un glyphe apparaît à l’écran.
En effet, nous en voyons la confirmation sur l’écran. L’icône représentative a la forme d’une cart.
STEVE
(suite)
…tu touches le glyphe et… abracadabra !
Le glyphe s’ouvre avec un effet de zoom et des pages du livre Gloder : les jeunes années apparaissent à l’écran, parfaitement reproduites.
STEVE
(suite)
Pour faire défiler les pages, tu touches les flèches, ici, tu vois ? Ou tu emploies le glyphe parole pour aller à la page que tu veux.
MICHAEL
Et je peux utiliser ce texte, le déplacer, l’incorporer dans mes propres notes ?
STEVE
Bien sûr. Les données sur la cart s’effaceront au bout de deux semaines. Et toute donnée que tu emploies dans un devoir est immédiatement identifiée par une note en bas de page et un copyright et placée dans une bibliographie à la fin. Pour éviter la triche, tu comprends, les violations de copyright, ce genre de choses ?
MICHAEL
Et où se trouve tout mon travail ? Je veux dire, où est-ce qu’il existe vraiment, physiquement ?
STEVE
Alors là, j’en sais rien. Quelque part dans le labo d’informatique, je suppose.
MICHAEL
Mais suppose que j’écrive des lettres chez moi, des trucs personnels, un journal, ce genre de choses ?
STEVE
Si tu touches le glyphe privé, ici, personne d’autre que toi ne peut le lire.
MICHAEL
Super. Donc, maintenant, je peux reprendre mon travail. Je peux rédiger des essais, mes devoirs et… comment je les imprime ?
STEVE
Tu les flashes simplement sur une cart et tu les apportes dans une salle d’impression quelque part. Il y en a une dans chaque bâtiment de la faculté, chaque immeuble de résidence universitaire. C’est tout simple.
MICHAEL
C’est tellement cool. Je savais bien que Windows 95 était une merde totale, mais…
STEVE
Euh, pardon ?
MICHAEL
Rien, rien. Depuis combien de temps est-ce que ça existe ? Enfin, j’ai oublié, apparemment…
STEVE
Ça ? Oh, c’est vieux. C’est la copie d’un système européen des années soixante-dix. Mais tu devrais voir ce qui se prépare. Il y a ici un transfuge allemand, un type du nom de Krause, Kai Krause. Les trucs qu’il a imaginés te flanqueraient le vertige. J’ai vu une démo en labo d’informatique, un jour.
(regarde l’écran)
Bon, si jamais tu as besoin d’envoyer un message, voilà comment tu fais.
STEVE touche un glyphe messagerie sur le côté de l’écran. Les pages de texte sur l’écran s’évanouissent proprement sur elles-mêmes et un nouvel écran se révèle derrière. Une batterie de glyphes superbement conçus.
STEVE
Touche le glyphe parole et dis ton nom.
MICHAEL
(en touchant le glyphe parole)
Michael Young.
Sur l’écran apparaissent deux Michael Young.
STEVE appuie sur le glyphe parole pour l’éteindre.
STEVE
Oh oh, tu as un homonyme. Te voilà, toi, Young, Michael D. L’autre est simplement Young, Michael, sans initiale. En plus, c’est un première année. Tu vois ? Il y a son année de classe, à côté de son nom.
STEVE touche le nom YOUNG, MICHAEL D… un petit panneau apparaît.
MICHAEL
C’est moi ! 303, Henry Hall ! Qu’est-ce que c’est, toutes ces icônes ?
STEVE
Des glyphes, ce sont des glyphes, Mikey. Tu touches celui-ci pour ouvrir un panneau d’info, celui-là pour passer un appel vocal, cet autre pour laisser un message sur le Pap de quelqu’un d’autre.
MICHAEL
Comme un courriel ? Un courrier électronique, ce genre de chose ?
STEVE
Un courrier flash. Tu peux choisir entre flasher un message vocal ou un message de texte. Voilà comment tu passes un appel téléphonique.
MICHAEL se penche en avant et touche le glyphe du téléphone. Instantanément, un téléphone sur le bureau à côté de l’écran se met à sonner.
MICHAEL
Bon Dieu !
STEVE
Félicitations, tu viens de t’appeler. De la même façon, tu peux m’appeler, ou appeler n’importe qui sur le campus. Un dialogue en direct de personne à personne, ou, si tu touches ce glyphe, laisser un message texte.
MICHAEL prend le téléphone et l’inspecte. Il ne ressemble pas tout à fait aux téléphones qu’il a déjà vus. Celui-ci est sans fil, mais différent de la plupart des téléphones mobiles. Plutôt un mélange de téléphone et de bipper.
Steve touche à nouveau le glyphe téléphone et la sonnerie s’arrête.
STEVE
C’est ton comPad mobile. Maintenant, je vais te montrer comment laisser un courrier flash.
STEVE touche le glyphe courrier flash. Une fenêtre s’ouvre à l’écran.
STEVE
Laisse-toi un message.
STEVE pose le comPad et presse le glyphe parole. Il se tourne vers MICHAEL et lui fait signe de parler.
MICHAEL
(s’adressant au moniteur)
Salut, Mikey, ça va ? Content de te voir, l’autre nuit. Tu as envie d’aller voir le match des Yankees, la semaine prochaine ? À plus, bisous, Mikey.
STEVE appuie à nouveau sur le glyphe parole pour le désactiver. Ensuite, il presse le glyphe courrier flash et la fenêtre disparaît.
L’ordinateur émet un bip amical et vibrant, et une fenêtre clignote à l’écran. Courrier flash en attente… Michael touche le glyphe courrier flash et une fenêtre s’ouvre : on y lit COURRIER FLASH DE MICHAEL YOUNG EN ATTENTE POUR MICHAEL YOUNG. La propre voix de Michael sort à la perfection des haut-parleurs de chaque côté de l’écran.
HAUT-PARLEURS
Salut, Mikey, ça va ? Content de te voir, l’autre nuit. Tu as envie d’aller voir le match des Yankees, la semaine prochaine ? À plus, bisous, Mikey.
MICHAEL
(frappé d’admiration)
Hyper géant !
STEVE
(haussant les épaules)
Et voilà. La leçon est terminée.
Ils continuent à discuter au bénéfice de possibles appareils d’écoute dissimulés.
MICHAEL
(se levant et s’étirant)
Bon sang, Steve. Je ne sais pas comment te remercier.
STEVE
(se remettant lui aussi debout)
Oh, ne me remercie pas. Ça veut dire que tu n’as plus d’excuses pour ne pas te remettre au travail.
Ils se font face. STEVE regarde MICHAEL dans les yeux.
MICHAEL
(gêné)
Bon…
STEVE
(légèrement embarrassé lui aussi)
Bien. Bon, je crois que je ferais mieux de…
MICHAEL, se surprenant lui-même, attire en silence STEVE vers lui. Il lui met une main sur la joue.
STEVE fixe MICHAEL, incapable de réagir. Le contact de la main de MICHAEL contre sa joue lui fait l’effet d’une décharge électrique.
MICHAEL
(dans un murmure, à peine audible)
Je le pense, vraiment… Merci.
Il se penche en avant et embrasse STEVE sur les lèvres.
STEVE passe les bras autour du cou de MICHAEL et le serre étroitement.
MICHAEL met brusquement un terme au baiser et s’écarte. Il se rend à la porte, l’ouvre et lance, d’une voix claire.
MICHAEL,
Hé bien, bonne nuit, Steve.
STEVE
(déçu, blessé)
Ouais, bien sûr. Bonne nuit.
Aussitôt, MICHAEL claque la porte, avant que STEVE ait eu la possibilité de sortir. MICHAEL met un doigt sur ses lèvres.
STEVE comprend soudain. Il sourit d’un soulagement radieux, un amour et une joie purs dans les yeux.
Ils s’étreignent.
FONDU SUR SCÈNE 11 :
BÂTIMENT DE MECANIQUE QUANTIQUE – EXTÉRIEUR, FIN D’APRÈS-MIDI
STEVE se trouve de nouveau près du châtaignier, sa bicyclette appuyée contre l’arbre. Il lit. Il lève les yeux vers l’entrée du bâtiment. Rien. Il bâille et lève les yeux vers le ciel, satisfait et rêveur.
Il tend la main vers son sac en nylon et en sort un comPad, semblable à celui que nous avons vu dans la chambre de MICHAEL : une combinaison de téléphone et de bipper.
STEVE sourit tout seul en pressant les touches.
SCÈNE 12 :
LA CHAMBRE DE MICHAEL – INTÉRIEUR, MÊME HEURE
MICHAEL est au Pap, touchant les glyphes à l’écran avec beaucoup de rapidité et d’assurance, désormais.
Des panneaux apparaissent et réapparaissent sur l’écran, filant, se croisant et se mélangeant. Nous apercevons de grandes portions de texte sélectionnées et déplacées. Le nom Gloder apparaît fréquemment.
Soudain, sur l’écran, surgit un panneau, accompagné d’un BIP VIBRANT : Courrier Flash en attente…
Surpris, MICHAEL touche l’écran. Une fenêtre s’ouvre : Courrier flash de S Burns, 105 Dickinson Hall.
MICHAEL lit le texte.
MESSAGE
Tu es tellement cool… XXX
MICHAEL sourit tout seul et ferme la fenêtre. Il touche d’autres zones de l’écran.
SCÈNE 13 :
BÂTIMENT DE MECANIQUE QUANTIQUE – EXTÉRIEUR, MÊME HEURE
STEVE se remet subitement debout et regarde l’entrée du bâtiment de Physique quantique.
Nous voyons, de son POINT DE VUE, LEO, nous allons continuer à l’appeler ainsi, émerger du bâtiment, mallette à la main.
STEVE se rue sur son vélo, jette le livre dans le sac en nylon et charge le sac sur son épaule.
UN AUTRE ANGLE :
LEO marche vers le parking. En arrière-plan, nous voyons STEVE pédaler tranquillement en décrivant des cercles derrière lui.
LEO se dirige vers une voiture, une petite décapotable bleu marine, et laisse choir sa mallette sur le siège du passager.
SCÈNE 14 :
LEO quittant le parking en voiture et STEVE qui pédale furieusement à sa suite.
SCÈNE 15 :
STEVE, penché sur son guidon, concentré sur la voiture devant lui.
Soudain, nous entendons un BIIP-BIIP-BIIP sortir du sac en nylon qu’il porte en bandoulière.
SCÈNE 16 :
NASSAU STREET, PRINCETON – EXTÉRIEUR, MÊME HEURE
LEO est dans la file qui se dirige vers l’ouest, attendant à un feu rouge, en tapotant le volant. Deux voitures derrière lui, négligemment appuyé à un parcmètre, se trouve STEVE.
Gardant un œil sur la voiture de LEO, STEVE sort son comPad et appuie sur une touche. Nous lisons le texte sur l’écran.
MESSAGE
Toi aussi, tu es hypra cool, d’enfer, comme mec… XXX
STEVE affiche un large sourire de grenouille arboricole. Puis il lève les yeux précipitamment. Le feu est passé au vert et la file redémarre.
Le comPad toujours en main, STEVE se lance derrière les voitures.
Par chance, c’est l’heure de pointe, à Princeton. Il y a une file de voitures suffisante sur la route pour permettre à STEVE de garder LEO en vue.
LEO continue vers l’ouest en suivant Nassau, puis tourne à gauche. STEVE le suit.
SCÈNE 17 :
CHAMBRE DE MICHAEL, HENRY HALL – INTÉRIEUR, MÊME HEURE
MICHAEL travaille toujours intensément. Un message arrive : Cart pleine !
MICHAEL éjecte la cart et la remplace par une autre.
Tandis qu’il étiquette la cart pleine, un nouveau BIP VIBRANT sort du terminal. Courrier flash en attente !
MICHAEL touche l’écran et lit le texte :
MESSAGE
Bingo : gibier localisé…
XXX
PS : c’est bien, “d’enfer” ?
MICHAEL, avec un sourire, touche l’écran.
SCÈNE 18 :
MERCER STREET, PRINCETON – EXTÉRIEUR, MÊME HEURE
STEVE a appuyé son vélo contre un arbre et se tient devant une maison.
Nous voyons la décapotable bleue garée là, et le numéro sur la porte : 22.
Un bruit de biiip.
STEVE sort son communicateur.
MESSAGE
Beau travail ! J’ai des impressions à faire. A&B, 19h ?
PS : on fait pas mieux que “d’enfer”. XXX
STEVE presse un bouton du comPad et remonte sur son vélo, heureux.
SCÈNE 19 :
HENRY HALL, PRINCETON – INTÉRIEUR, UN PEU PLUS TARD
MICHAEL sort de sa chambre, un sac à la main. Il ferme la porte et remonte le couloir.
Il descend les marches cinq par cinq jusqu’à ce qu’il arrive à l’entrée. Il va vers une porte marquée Salle d’impression et entre.
SCÈNE 20 :
SALLE D’IMPRESSION, HENRY HALL – INTÉRIEUR, MÊME HEURE
MICHAEL, seul dans la pièce, s’approche d’une grosse imprimante et appuie sur un bouton du panneau avant. Le message s’affiche : Matricule d’étudiant ?
MICHAEL tape son numéro. Un message s’inscrit : Bonjour, Michael D Young. Veuillez insérer la cart…
MICHAEL sort quelques carts de son sac, les trie et insère la première. Un nouveau message s’affiche : Nbre d’exemplaires ?
MICHAEL tape 1. Nouveau message : Méthode de reliure ? 1= FEUILLES LIBRES 2= FEUILLES PERFORÉES 3= RELIURE PLASTIQUE.
MICHAEL réfléchit un instant. Il regarde autour de lui et voit, sur une étagère au-dessus de l’imprimante, un petit plateau d’étiquettes pour documents avec de la ficelle verte. Il tape 2 sur le panneau de contrôle.
Le message affiche : Impression en cours. Veuillez patienter. Un ronronnement monte de la machine, et le bruit des feuilles qui sont prises, aspirées et passées dans des rouleaux.
MICHAEL va vers une chaise et sort un livre de son sac. Nous voyons le titre : Tombent les ténèbres par George Orwell. Il commence à lire.
MUSIQUE
FONDU SUR SCÈNE 20 :
HENRY HALL, SALLE D’IMPRESSION – SÉRIE DE FONDUS – INTÉRIEUR
Une série de plans :
Le panneau de contrôle de l’imprimante éjecte une cart et l’affichage s’allume : Cart suivante.
MICHAEL se lève d’un bond de sa lecture, trouve la cart suivante et l’insère dans la machine.
Il regagne son siège.
Le panneau de contrôle éjecte la cart suivante.
MICHAEL met la suivante en place : FONDU sur la cart suivante qui s’éjecte. Images en double et triple exposition de MICHAEL qui se lève, s’assoit, change les carts, de carts qui s’éjectent.
La machine pousse un bip.
GROS PLAN sur l’affichage.
ARRET DE LA MUSIQUE :
L’affichage annonce : 224 pages. Vous avez été débité de $25,00. Merci, Michael D Young.
MICHAEL reste planté là, en regardant la machine d’un air ahuri. Où sont les tirages ?
Il contourne la machine. Il y a une poignée en plastique moulé à l’arrière.
Michael tire la poignée avec précaution.
Posée proprement, bien carrée, une perforation alignée avec précision au coin supérieur gauche de chaque page, se trouve une pile épaisse de papier imprimé.
Sur la page supérieure, on lit :
De Bayreuth à Munich Les racines du pouvoir par Michael D Young
Dessous figure le portrait sépia fin de siècle d’un très jeune Rudolf Gloder.
MICHAEL contemple le manuscrit avec amour et, dans un souffle, se dit doucement…
MICHAEL
Das Meisterwerk !
SCÈNE 21 :
ALCHEMIST & BARRISTER, PRINCETON – EXTÉRIEUR, PLUS TARD
MICHAEL et STEVE sirotent des bières à un coin de la terrasse, à la table la plus proche de la rue. Les tables de part et d’autre sont inoccupées. MICHAEL inspecte les autres tables.
STEVE
Hé, arrête d’être aussi paranoïaque. Ça te donne l’air suspect.
MICHAEL
22, Mercer Street. Tu es sûr ?
STEVE
Bien sûr que je suis sûr. Je t’indiquerai sur le plan. Très facile à trouver. Comment s’est passée l’impression ?
MICHAEL soulève son sac du sol et l’ouvre par le haut. STEVE jette un coup d’œil à l’intérieur.
STEVE
(suite)
Bon Dieu, mais ça fait combien de pages ?
MICHAEL
Ça se répète en boucle. Il ne verra que les vingt ou trente premières pages. J’y veillerai.
STEVE
C’est toi le chef.
Ils boivent leur bière un moment. Soudain MICHAEL sursaute.
MICHAEL
Hé ! On est vendredi, aujourd’hui. Jo-Beth !
STEVE hoche la tête d’un air lugubre.
STEVE
Je sais. J’y ai réfléchi, et c’est bon.
MICHAEL
Tu y as réfléchi et c’est bon ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
STEVE
Je vais y aller. Y a pas de problème.
MICHAEL
Tu vas sortir avec elle ?
STEVE
Ouais, ouais. J’y vais.
MICHAEL
Mais si elle… tu sais… si elle t’approche de façon plus personnelle ?
STEVE
Je me débrouillerai.
MICHAEL réfléchit un instant.
MICHAEL
Dis donc, c’est à mon tour d’être jaloux, maintenant.
STEVE est touché.
STEVE
Allez. Tu dis ça juste pour me faire plaisir.
MICHAEL
Ah ouais ?
STEVE hésite. Doit-il le croire ou pas ?
STEVE
Une autre bière. J’en ai besoin. Pour me donner du courage.
MICHAEL
Hé, elle va pas te mordre, tu sais. Ça va peut-être même te plaire. C’est une fille sympa. Il y a pire.
STEVE
(se mettant debout)
Ouais.
SCÈNE 22 :
NASSAU STREET – EXTÉRIEUR NUIT
STEVE avance lentement sur le trottoir, habillé à présent d’un veston et d’une cravate. Il arrive chez PJ, la Maison des Pancakes. Il regarde par la vitrine. Il ne voit pas grand-chose. Il déglutit deux fois, rectifie sa cravate et entre.
SCÈNE 23 :
CHEZ PJ – INTÉRIEUR NUIT
JO-BETH raccroche son uniforme de serveuse. Elle se retourne en entendant la porte.
STEVE
(timidement)
Salut, Jo-Beth.
JO-BETH
(embarrassée)
Oh. Steve. Salut ! Euh, écoute… J’ai essayé de te joindre, mais…
STEVE
Il y a un problème ?
UN HOMME se lève de son siège et se retourne. C’est RONNIE.
RONNIE.
C’est moi, le problème…
STEVE
(le dévisageant avec surprise)
Ronnie ?
RONNIE
(haussant les épaules avec arrogance)
Désolé, vieux. Mais, comme on dit : à l’amour comme à la guerre, tous les coups sont permis. Tu vois ce que je veux dire ?
STEVE
Oh… tu veux dire que toi et…? Oh, je vois.
JO-BETH
Steve, je suis vraiment désolée. Franchement. C’est simplement que Ronnie et moi, nous…
STEVE
(levant la main)
Hé ! Non, non. Vraiment. Ça va. Je comprends. Totalement. Je comprends parfaitement. C’est sincère. Crois-moi.
RONNIE vient vers lui avec un large sourire.
RONNIE
Hé, serre m’en cinq, Burns. Tu encaisses comme un homme.
STEVE serre la main de RONNIE. Un geste d’hommes, des vrais.
STEVE
Bien sûr. Pas de problème. Je… À un de ces jours. Amusez-vous bien, d’accord ? Bon film ou… vous savez… ce que vous voulez…
STEVE sort à reculons, en essayant désespérément de paraître à la fois amèrement déçu et généreux dans la défaite, alors qu’intérieurement, il jubile, délivré.
SCÈNE 24 :
L’APPARTEMENT DE MICHAEL, SA CHAMBRE, HENRY HALL – INTÉRIEUR NUIT
Couché dans son lit, MICHAEL lit Tombent les ténèbres. Il entend sa porte s’ouvrir, et s’assied, en alerte.
La porte de la chambre s’ouvre et STEVE est là.
MICHAEL paraît surpris de le voir et consulte sa montre. Il n’est que vingt-deux heures.
MICHAEL articule sans bruit les mots : « Comment était le film ? »
STEVE secoue la tête lentement et entreprend de se débarrasser de ses chaussures d’un coup de pied.
Il articule en silence le mot Ronnie.
MICHAEL allume la radio à côté de son lit et monte le son. Une musique country & western emplit la pièce.
MICHAEL
(couvert par la musique)
Tu as dit Ronnie ?
STEVE
Il a pas traîné, je dois dire.
MICHAEL
Alors, tu as été plaqué ? Largué. Abandonné. Je n’aurais jamais cru que Jo-Beth manquait autant de goût.
STEVE sourit du compliment, s’assoit sur le lit et ébouriffe les cheveux de MICHAEL.
STEVE
(savourant le mot)
Tu es vraiment cool…
Il tend le bras et éteint la radio.
SCÈNE 25 :
MERCER STREET, PRINCETON – EXTÉRIEUR, DEBUT DE MATINÉE
PANORAMIQUE ARRIÈRE sur le numéro 22 devant lequel est toujours garée la voiture bleue de LEO.
VUE en plongée sur la rue, belle dans la lumière du matin. Chants d’oiseaux, le soleil qui mouchette le trottoir, un matin d’été idyllique.
MICHAEL, adossé à un arbre, sur sa bicyclette, tient son sac dans ses mains et vérifie les pages de son manuscrit à l’intérieur.
Une vingtaine de pages du début sont libres, le reste est fermement arrimé.
Il entend un bruit et lève les yeux vers la rue et le numéro 22.
Une porte s’ouvre. LEO émerge, une mallette sous le bras.
MICHAEL se raidit, arrange son sac en bandoulière et se courbe sur le guidon, prêt à partir.
LEO démarre sa voiture et allume la radio.
Flots de MUSIQUE. La Symphonie héroïque, de Beethoven.
Chantonnant tout seul, LEO jette un coup d’œil rapide dans le rétroviseur et recule lentement pour sortir de l’allée.
SCÈNE 26 :
SOUS UN AUTRE ANGLE : couché sur le guidon, collé à la ligne d’arbres, MICHAEL pédale furieusement vers nous.
UN AUTRE ANGLE : le coffre de la voiture qui émerge lentement de l’allée.
UN AUTRE ANGLE : LEO fredonnant avec entrain en accompagnant Beethoven.
UN AUTRE ANGLE : PLAN PLUS LARGE et PLUS HAUT, le vélo de MICHAEL qui se précipite sur l’arrière de la voiture qui sort.
UN AUTRE ANGLE : LEO en train de chanter avec énergie, à présent : il accélère en faisant reculer la voiture et…
BOUM ! PATATRAS !
La roue avant de MICHAEL PERCUTE le métal bleu de la voiture de LEO.
Des FEUILLES DE PAPIER volent.
LEO écrase les freins, horrifié. Des feuilles volettent autour de sa tête et voltigent dans la voiture elle-même.
LEO coupe le moteur, la MUSIQUE se tait.
LEO
(jaillissant de la voiture)
Oh, mon Dieu. Mon Dieu !
MICHAEL est étendu sur le macadam dans une pose artistique, le plus gros de son manuscrit toujours logé en sécurité dans son sac.
LEO contourne la voiture et s’accroupit avec inquiétude. Il a un fort accent germanique, sans nulle trace d’accent américain.
LEO
Vous allez bien ? Oh, mon Dieu, faites que vous alliez bien ! Je ne vous ai pas vu. Je ne vous ai pas vu du tout. Pardon, pardon.
MICHAEL
(en se remettant debout)
Ouah – tout va bien, monsieur. Rien de cassé. Pfouu !
Il s’époussette.
LEO
Vous êtes sûr ? Vous n’êtes pas blessé ?
MICHAEL
Je crois que j’aurais dû regarder où j’allais. C’est de ma faute. J’étais du mauvais côté de la rue… oh, bon Dieu, mon devoir !
MICHAEL considère avec horreur les feuilles de papier dispersées autour de lui et à l’intérieur de la voiture.
LEO
Je les ramasse pour vous. Je les ramasse, pas de problème. S’il vous plaît, restez où vous êtes.
MICHAEL regarde à l’intérieur de son sac.
MICHAEL
La plus grosse partie est encore là. Bon sang, j’ai cru que j’étais mal barré.
LEO bondit en collectant les feuilles à l’intérieur de sa voiture et sur le trottoir.
LEO
Tenez. Elles n’ont rien. Elles…
Il s’interrompt. Il a vu la page de titre. MICHAEL le regarde innocemment.
MICHAEL
Elles sont toutes là, monsieur ? Je crois qu’il me manque…
(il inspecte sa sacoche)
…les pages 1 à 24.
LEO parcourt les pages en comptant. MICHAEL scrute avec attention son expression.
LEO
(intrigué, mais vigilant)
Toutes là. Vous êtes étudiant en histoire ?
MICHAEL
Moi ? Oh, non, monsieur. En philosophie.
LEO
En philosophie ? Mais le titre de votre travail, c’est…
MICHAEL
Oh, oui ! Vous voyez, j’écris un essai sur le Mal.
LEO
Le Mal ? Un essai sur le Mal ?
MICHAEL
Ouais ouais. Pour mon cours d’éthique. Je me suis documenté sur les premières années de Rudolf Gloder. Tous les détails de son enfance. Elle n’est pas très étudiée. Vous seriez surpris de ce que j’ai découvert. Des trucs sur sa mère, sa naissance. Tout. J’ai une théorie sur… Oh, excusez-moi, monsieur. Je vous embête.
LEO
Non, non. Pas du tout. M’embêter ? Non.
MICHAEL tend la main.
MICHAEL
Si je peux les récupérer, monsieur ?
LEO
(la tête ailleurs)
Pardon ?
MICHAEL
Les pages ?
LEO
Oh, oui. Bien sûr. Tenez. Excusez-moi.
(tend les pages à MICHAEL, qui les range dans le sac)
C’est simplement que ça parait tellement injuste. Un garçon comme vous, ici… dans ce pays. En Amérique.
MICHAEL
Monsieur ?
LEO
Que vous vous préoccupiez d’un tel sujet. Que pouvez-vous savoir du Mal ?
MICHAEL
Oh, je crois qu’on en connaît tous un peu sur le Mal, monsieur. Je veux dire, il suffit d’ouvrir le journal, vous ne croyez pas ? Le crime. Des enfants assassinés. La corruption. Et au cours de l’histoire. Les bombes sur Moscou et Leningrad. L’ELJ. Les…
LEO
Euh, pardon ? L’Elgi ? Qu’est-ce que c’est, cet Elgi ?
MICHAEL
E-L-J, monsieur. L’État-Libre juif ?
LEO
Ah, bien sûr. ELJ. Je comprends. Que savez-vous de cet ELJ ?
MICHAEL
(haussant les épaules)
Ben, pas plus que n’importe qui, je suppose. Il y a des rumeurs. Mais vous savez…
LEO
(opinant)
Oui. Toujours il y a des rumeurs.
MICHAEL
Bon, je suis désolé pour l’accident, monsieur… Je crois qu’il vaudrait mieux que j’y aille…
MICHAEL considère avec abattement la roue avant de son vélo, qui est tordue, le pneu à plat, les rayons cassés.
LEO
Y aller ? Grand Dieu, qu’est-ce que vous dites ? Vous devez entrer et vous nettoyer. Je vais faire réparer votre bicyclette.
MICHAEL
Oh… ce n’est pas nécessaire, monsieur…
LEO
Non, non, j’insiste. S’il vous plaît. Et après, je vous donne un… quel est le mot ? Où vous voulez aller.
MICHAEL
Lift.
LEO
(surpris)
Lift pour déposer ? C’est l’expression anglaise, non ?
Oups…
MICHAEL
(précipitamment)
Nous employons parfois lift. Ou ride.
LEO
Ah, oui, Ride. C’est le mot que je cherchais. Beaucoup plus américain. Je vous propose un ride jusqu’en ville, partenaire. D’abord, vous vous nettoyez, s’il vous plaît.
MICHAEL ramasse son vélo et l’appuie contre la haie. Ils marchent ensemble, MICHAEL boitant bravement, et remontent l’allée jusqu’à la porte d’entrée de la maison.
SCÈNE 27 :
UN AUTRE ANGLE :
LEO et MICHAEL, à travers une TRÈS LONGUE FOCALE qui tremble légèrement, entrent dans la maison et la porte se ferme.
UN AUTRE ANGLE :
STEVE, perché dans un arbre, regarde par son appareil photo auquel est fixé un gros téléobjectif.
Il le pose et s’assoit sur la branche de l’arbre, balançant sa jambe sous lui. Tout semble se dérouler selon le plan.
Un détail capte son attention. Il se redresse et applique l’appareil photo contre son œil.
UN AUTRE ANGLE :
DU POINT DE VUE DE L’OBJECTIF DE L’APPAREIL PHOTO DE STEVE :
Nous remontons la file de voitures garées sur Mercer Street.
Nous remontons, nous arrêtons brusquement et revenons le long de la file de voitures jusqu’à un coupé bordeaux qui nous fait face. La vitre sur la portière du coupé est baissée et un coude qui dépasse est visible. Le bras se déplie et sort complètement pour laisser tomber sur l’asphalte la cendre d’une cigarette.
Trop de lumière se reflète sur le pare-brise pour discerner le visage de l’homme assis derrière le volant.
UN AUTRE ANGLE :
STEVE fouille dans son sac en nylon bleu et manque de dégringoler de l’arbre dans sa précipitation.
Il se redresse et extrait de son sac une petite boîte argentée qu’il ouvre. Il en sort un cercle de verre qu’il élève dans la lumière pour regarder au travers.
Il nettoie le cercle avec un carré de soie sorti de la boîte. Il ferme celle-ci et la range dans son sac et, un bras passé par précaution autour d’une branche, il fixe avec précaution le cercle de verre au bout de son téléobjectif. À présent, il porte de nouveau l’appareil photo à son œil.
NOUVEL ANGLE :
DU POINT DE VUE DE L’APPAREIL PHOTO DE STEVE :
Nous remontons une fois de plus la file de voitures. Cette fois-ci, le filtre polarisant nous permet de voir à travers l’éclat des reflets sur les pare-brise. Nous nous arrêtons au coupé bordeaux.
STEVE
(hors champ)
Oh, merde…
STEVE connaît bien l’homme derrière le volant. C’est HUBBARD.
RETOUR SUR STEVE qui lâche son appareil photo, lequel pend au bout de sa lanière contre sa poitrine. Il ouvre de nouveau le sac en nylon en cherchant furieusement son comPad.
SCÈNE 28 :
CHEZ LEO, MERCER STREET – INTÉRIEUR, MÊME MOMENT
MICHAEL se trouve dans la cuisine, une jambe posée sur la table. LEO se détourne de l’évier, un morceau de coton imbibé d’eau à la main. Il tapote le genou écorché de MICHAEL.
MICHAEL fait une légère grimace.
LEO
(inquiet)
Vous avez mal ?
MICHAEL
Non, non. Tout va bien. Ça pique un peu, c’est tout. Je me sens comme le gamin dans Le messager.
LEO
Comment ?
MICHAEL
C’est un film. Un gamin se coupe au genou en glissant sur une meule de foin et Alan Bates le tapote exactement comme ceci.
LEO
Ce film, je ne l’ai jamais vu.
MICHAEL
Non. Non, je suppose. Excusez-moi, j’aurais dû me présenter. Je m’appelle Michael Young.
LEO
Enchanté, Michael Young. Je m’appelle Franklin. Chester Franklin.
MICHAEL
(retenant un éclat de rire)
Vraiment ? Hé bien, enchanté, Mr Franklin.
Il tend la main.
LEO
(la lui serrant)
Vous trouvez ce nom amusant.
MICHAEL
(précipitamment)
Non ! Je vous en prie, pardonnez-moi. C’est juste que… Bon, vous comprenez…
LEO va à la corbeille et laisse choir le morceau de coton.
LEO
Vous avez raison. Bien sûr, ce n’est pas mon vrai nom.
MICHAEL
Non, mais ça va. Ça ne me regarde pas, Mr Franklin. Ou devrais-je dire, Dr Franklin ?
LEO
Professeur Franklin. Mais, je vous en prie, appelez-moi Chester.
MICHAEL
C’est d’accord, Chester. Les gens m’appellent Mikey.
LEO
Alors, dites-moi… euh… Mikey. Je trouve cet essai que vous écrivez très…
Un bip-bip-bip bruyant interrompt les commentaires de LEO.
MICHAEL
Oh, oh, mon comPad. Ça ne vous dérange pas ?
LEO
Je vous en prie…
Le sac de MICHAEL se trouve à côté de lui sur la table de la cuisine. Tournant le dos à LEO, il sort son comPad et regarde l’écran. Il ferme les yeux une brève seconde, son cerveau fonctionnant à toute vitesse.
Il se retourne vers LEO.
MICHAEL
(d’une voix forte)
Mince, c’est sympa de votre part de me nettoyer comme ça, Chester.
En parlant, il va vers un bloc de papier jaune et prend un stylo placé à côté. Il commence à écrire avec une hâte frénétique, le stylo courant sur la page.
MICHAEL
(suite – d’une voix forte tout en écrivant)
Je suis vraiment maladroit, vous savez. C’est la troisième fois que je tombe de vélo, cette semaine.
LEO
Je suis sûr que vous n’y êtes pour rien…
MICHAEL
(lui coupant la parole)
Mes amis me disent que je devrais me mettre au tricycle. Vous savez, avec trois roues ? Ce serait peut-être plus sûr. Vous avez une belle maison, Chester. Une petite rue tranquille. Je vis en résidence universitaire. Vous êtes fan de base-ball, Chester ?
LEO
(plutôt interloqué par tout ceci)
Hé bien, je…
MICHAEL
Le base-ball, c’est ma vie. Je mange base-ball, je bois base-ball, je dors base-ball. Vous devriez essayer d’aller voir un match. C’est à ça que jouent les anges au Paradis. Je suppose que vous aimez le football ? On n’y joue pas beaucoup par ici. Le football américain, vous avez déjà vu ? Le basket, peut-être. Je ne suis pas tout à fait assez grand pour le basket. Il faut avoir une sacrée taille pour atteindre le panier, vous savez ? Moi, j’ai juste une taille moyenne, il me semble, j’aurais toujours aimé être plus grand. Enfin, on n’a pas toujours ce qu’on voudrait, pas vrai ?
Durant ce flot de paroles, MICHAEL a arraché au bloc la page du dessus pour la tendre à LEO. Il la tient devant ses yeux, une expression pressante sur le visage. Décontenancé, LEO cherche ses lunettes et lit.
De son POINT DE VUE, nous voyons nous aussi le message. Il est écrit en grosses majuscules.
MESSAGE
Faites-moi confiance. On nous observe. Je sais que vous êtes Axel Bauer. Je suis un ami. Je peux vous aider. Je sais pour votre père et Kremer, Braunau et Auschwitz. Vous devez me faire confiance. Je peux vous aider.
La crainte arrondit les yeux de LEO. Abasourdi, il dévisage MICHAEL.
MICHAEL tient un doigt sur ses lèvres.
MICHAEL
(à voix haute)
Houlà ! C’est l’heure, ça ? Bon sang, faut que j’y aille. Vous avez dit que vous pouviez me déposer ?
LEO reste cloué sur place, tremblant légèrement.
MICHAEL hoche la tête avec vigueur. LEO émerge en sursautant de son état de transe.
LEO
Hein ? Vous déposer ? Bien sûr. Certainement.
MICHAEL
(d’une voix forte et nonchalante)
Je crois qu’on devrait pouvoir charger mon vieux vélo à l’arrière, si ça ne vous dérange pas d’avoir un peu de boue sur les coussins ?
LEO secoue la tête, puis comprend qu’il est censé répondre au bénéfice d’éventuels dispositifs d’écoute.
LEO
(encore plus fort)
NON ! PAS DE PROBLÈME ! LA BOUE, C’EST TRÈS BIEN.
MICHAEL fait une petite grimace et secoue la tête en souriant. Il prend par l’épaule LEO, totalement perdu et ébranlé, et le guide au long du couloir. Une idée lui vient soudain.
Il regagne précipitamment la cuisine, à l’endroit où se trouve le bloc de papier à lettres jaune. Il arrache la feuille du dessus, puis la suivante. Et puis, merde. Il en arrache une trentaine d’un coup et les emporte toutes avec lui.
MICHAEL
(en rejoignant Leo dans le couloir)
Bon, très bien, à cheval. Bon, ce n’est sans doute pas la métaphore la plus heureuse, mais vous voyez ce que je veux dire, hein ?
LEO
(encore trop fort)
OUI. JE VOIS CE QUE VOUS VOULEZ DIRE. À CHEVAL ! HA HA ! TRÈS AMUSANT.
Ils vont à la porte d’entrée.
SCÈNE 29 :
MERCER STREET – EXTÉRIEUR, MÊME HEURE
Plan LARGE sur LEO et MICHAEL, chargeant le vélo sur la banquette arrière et s’installant à l’avant de la voiture.
UN AUTRE ANGLE :
STEVE observe depuis son arbre.
La voiture sort en reculant de l’allée. LEO doit freiner de toutes ses forces, tandis qu’une autre bicyclette passe à pleine allure.
SCÈNE 30 :
INTÉRIEUR DE LA VOITURE.
LEO
Mon Dieu. Non ! Pas deux fois !
MICHAEL
(regardant par-dessus son épaule)
C’est bon. La voie est libre, maintenant.
SCÈNE 31 :
POINT DE VUE DE L’APPAREIL PHOTO DE STEVE.
La décapotable bleue de LEO recule, redresse et s’en va.
Nous REMONTONS vers le coupé bordeaux, un mégot de cigarette est jeté par la portière, la voiture déboite et suit la décapotable bleue de Leo.
SCÈNE 32 :
STEVE, baissant l’appareil photo, une expression inquiète sur le visage.
SCÈNE 33 :
LES RUES DE PRINCETON – EXTÉRIEUR MATIN
La voiture de LEO émerge sur Nassau.
SCÈNE 34 :
VOITURE DE LEO – INTÉRIEUR, MÊME HEURE
LEO, l’air paniqué, conduit mal.
MICHAEL
Si vous pouvez simplement me déposer sur University Place, ce sera parfait.
LEO
S’il vous plaît, dites-moi ce que…
MICHAEL l’arrête en lui posant une main sur le bras. LEO le regarde. MICHAEL indique le tableau de bord de la voiture et montre du doigt ses oreilles. LEO comprend le message. La voiture elle-même pourrait contenir des micros.
MICHAEL a une idée. Il allume l’autoradio, fort.
MUSIQUE : le prélude de l’acte III de Lohengrin rugit, les trompettes éclatent.
MICHAEL
(criant par-dessus la musique)
Désolé, Axel. Mais on ne peut jamais être trop prudent.
LEO
Qui êtes-vous ? Comment connaissez-vous mon nom ? Mon Dieu ! Je sais ! Vous êtes celui qui… C’est vous !
MICHAEL fronce les sourcils, perplexe.
MICHAEL
De quoi parlez-vous ?
LEO
(suite)
C’est vous, l’étudiant dans le train, oui ? Ils m’ont dit que j’ai parlé dans mon sommeil. Ils m’ont donné des médicaments pour empêcher que ça arrive encore.
Vous êtes l’étudiant qui m’a entendu parler dans le train.
MICHAEL
Oh. Bien sûr. Écoutez, pour ça, je regrette, Axel. C’est simplement ce que je leur ai raconté. Mais ce n’est pas vrai. Je n’ai jamais pris le train avec vous. Je suis certain que vous ne parlez pas en dormant. J’ai dû inventer une histoire pour expliquer tout ce que je savais sur vous, voyez-vous. C’est tout ce qui m’est venu à l’esprit, sur le moment.
LEO
(terrifié)
Vous êtes anglais ! Vous avez l’accent anglais ! Pour qui travaillez-vous ? J’arrête la voiture tout de suite.
La voiture fait un écart. Les freins crissent. Des coups de klaxon s’élèvent par-derrière.
MICHAEL
(en redressant désespérément le volant)
Non ! Par pitié, continuez à conduire ! On nous suit, c’est pratiquement certain.
LEO
Nous suivre ? Nous suivre ? Mais qui ?
MICHAEL
Vous connaissez Hubbard et Brown ?
LEO
Je les connais, oui.
MICHAEL
Hubbard surveille votre maison.
LEO
Mais Hubbard est mon ami ! Vous. Vous travaillez pour l’Europe. Vous êtes un Nazi !
MICHAEL
(s’évertuant pour se faire entendre par-dessus la musique)
Non ! Je vous en prie, croyez-moi. Je ne suis pas un Nazi. Écoutez. Je sais des choses. Des choses que vous devez savoir. Si je ne me trompe pas, vous essayez de mettre au point une machine.
LEO
Une machine ? Quelle machine ?
MICHAEL
Pour créer une singularité quantique artificielle. Afin de créer une fenêtre sur le passé. La culpabilité de votre père vous obsède. L’usine qu’il a construite à Auschwitz pour fabriquer en masse l’eau de Braunau. Vous avez peut-être l’intention de renvoyer quelque chose dans le passé. Quelque chose pour détruire l’usine, peut-être. Peut-être pour empêcher la naissance de Rudolf Gloder. Mais je sais ce qu’il faut que vous fassiez vraiment. Je connais la réponse.
(regardant autour de lui)
Rangez-vous ici, devant le marché.
La voiture vient de déboucher sur University Place.
Le prélude de l’acte III de Lohengrin, pendant ce temps, a enchaîné sur la Marche nuptiale qui suit.
LEO arrête la voiture dans un couinement de freins devant le Wawa Minimart. À côté se trouve une boutique de vélos appelée CYCLORAMA.
MICHAEL
(suite)
Je connais le secret de l’eau de Braunau. Je connais son origine première. Je sais qui l’a introduite dans l’alimentation en eau à Braunau il y a plus d’un siècle. Croyez-moi. Je le sais.
LEO le regarde fixement.
UNE VOIX
Hé !
LEO manque de faire un bond sur son siège. UN PASSANT regarde dans la voiture et crie par-dessus la musique.
PASSANT
Bon, félicitations pour le mariage, les gars. Et si vous baissiez un peu la musique, maintenant ?
MICHAEL lui fait signe de la main pour le chasser.
MICHAEL
(en criant dans l’oreille de Leo)
Le lac. West Windsor. Ce soir. Huit heures. Je vous en prie. Je suis un ami. Croyez-moi. Quoi que vous fassiez, assurez-vous qu’on ne vous suit pas. Un ami à moi surveillera vos arrières. Il sera habillé en rouge.
Le PASSANT introduit la main dans la voiture et baisse d’autorité le volume.
PASSANT
Connards !
Le PASSANT se redresse et puis, conformément à sa description, passe.
MICHAEL
(criant après lui)
Désolé, vieux.
(à Leo, avec une normalité feinte)
Bon, merci de m’avoir déposé, Chester. Ravi de vous avoir rencontré. J’espère que tout ira bien. Vous devriez vraiment aller voir un match de base-ball, un de ces quatre.
MICHAEL descend de la voiture, récupère son vélo sur la banquette arrière et se tourne vers Cyclorama.
LEO, assis, regarde devant lui sans rien voir.
MICHAEL
(en l’appelant)
Bon, ben, au revoir, Chester. Je suppose que vous devez y aller, à présent ?
LEO se tourne pour regarder MICHAEL une fois de plus, le doute et l’angoisse dans les yeux.
MICHAEL articule en silence les mots FAITES-MOI CONFIANCE, lui adresse un salut d’adieu de la main, et entre dans la boutique.
À l’arrière-plan, nous voyons l’avant du COUPÉ BORDEAUX, garé au coin de la rue. Il ne suit pas la voiture de LEO. Il demeure sur place tandis que MICHAEL entre dans la boutique.
FONDU AU NOIR
J’aurais préféré qu’on soit en hiver. L’hiver, m’avait dit Steve, le froid devenait âpre. Jusqu’à moins vingt degrés, parfois. Il y aurait eu de la neige et de la glace partout et cela aurait rendu le trajet en vélo jusqu’à Windsor difficile, pénible et dangereux. Mais au moins, il aurait fait noir. Un noir bienfaisant, merveilleux. En pédalant, j’aurais pu voir des phares derrière moi et ce luxe aurait compensé bien des inconforts physiques.
Ceci dit, pensai-je encore une fois en tournant pour quitter la route et me dissimuler pour la quatrième fois avec mon vélo derrière un arbre, peut-être Hubbard et Brown disposent-ils de tout un équipement de vision infrarouge et n’y a-t-il aucune différence, noir ou pas.
Je patientai quinze minutes derrière l’arbre avant de pousser de nouveau le vélo sur la route et de reprendre mon chemin vers le sud.
West Windsor ne se trouvait qu’à un kilomètre et demi de Princeton, à peu près, mais Steve et moi avions pensé que je devrais compter quatre heures pour le trajet. Pour garantir la sécurité.
Je me penchai pour négocier un virage et vis enfin ce que je cherchais : un tournant sur la gauche vers le lac.
Quelque part sur une autre route, espérais-je avec ferveur, Leo entreprenait le même genre de voyage prudent, avec Steve à bonne distance derrière lui.
À moins que Leo ne soit assis à la table en érable ciré, sous le Discours de Gettysburg dans son cadre, en train de discuter avec Hubbard et Brown de sa drôle de matinée avec le mystérieux Anglais qui avait les mêmes empreintes digitales que Michael D Young, mais savait des choses que n’aurait pas dû connaître Michael D Young.
Si tel était le cas, cela voulait dire qu’ils avaient également dû attraper Steve, parce que mon comPad n’avait plus sonné depuis trois heures. Pas d’alertes, pas de changement de plan.
Je m’apercevais maintenant, bien trop tard, qu’il aurait été beaucoup plus commode de demander à Steve de me biper toutes les heures à l’heure ronde quoiqu’il arrive, juste pour que je sache que tout se passait bien. Je me maudis de ne pas y avoir pensé. Le silence du comPad ne me renseignait sur rien du tout. J’envisageai de l’appeler, rien que pour me tranquilliser, puis choisis de n’en rien faire ; quand on décide d’un plan, on doit s’y tenir. Peut-être se trouvait-il à un endroit où un bip soudain attirerait l’attention sur lui à un moment catastrophique. Je ne comprenais pas assez la technologie de ces comPads pour savoir si l’on pouvait éteindre les bippers, ou localiser leurs appels. Peut-être, compris-je, était-ce pour cette raison que Steve n’avait pas suggéré de communiquer régulièrement entre nous, d’ailleurs, parce que quelqu’un à l’écoute pourrait repérer nos positions. Pour ce que j’en savais, Hubbard et Brown pourraient nous situer grâce à une fourgonnette de pistage à la minute où nous emploierions nos comPads.
Je me demandai si Leo saurait faire face à ce genre de situation. Il avait réussi à s’éclipser de sa conférence à Venise pour atteindre le consulat américain. Cela sous-entendait un certain cran.
J’avais pensé à l’avertir de la présence de Steve. « Un ami à moi surveillera vos arrières. Il sera habillé en rouge. » Une fois que Leo arriverait au lac, Steve se manifesterait pour le guider jusqu’à moi. Tel était le plan.
Mais en supposant que Hubbard ou un de ses hommes, par une horrible coïncidence, porte lui aussi du rouge ?
Supposer, supposer, toujours supposer. N’importe quoi pouvait se passer. Inutile de m’en préoccuper. Mon rôle se bornait à exécuter ma partie du plan et à espérer que tout irait bien.
La sueur qui me couvrait attirait les moustiques et les moucherons qui infestaient par bandes les abords du lac, comme des voyous postés au coin d’une rue. J’avais désormais mis pied à terre et je poussais mon vélo le long d’un sentier étroit qui longeait le lac sur la rive nord. De l’autre côté de l’eau, j’entendais la circulation sur l’Autoroute Un, deux kilomètres au sud, et au centre du lac un huit de pointe filait à une vitesse incroyable, les aboiements du barreur me parvenant nettement sur la surface que rien ne troublait.
Un brusque mouvement dans les fourrés sur ma gauche me cloua sur place. Je restai immobile, mon cœur se mettant à palpiter dans ma poitrine comme un oiseau pris au piège.
Soudain, un rat, gros comme une loutre, sa fourrure trempée par striures, bondit sur le sentier devant moi, manquant de se cogner à ma roue avant toute neuve de chez Cyclorama. Je poussai aussitôt un cri involontaire d’horreur et de peur, et le rat complètement paniqué dérapa et fila comme une voiture de rallye qui aurait perdu le contrôle, manifestement beaucoup plus terrifié que moi. Il effectua deux tonneaux, se remit sur pattes et replongea dans les taillis, des feuilles, des brindilles et des cailloux collés à son dos comme des totems à la robe de mariée d’une épouse mexicaine.
« Des rats, déclarai-je avec la voix d’Indiana Jones. Je déteste les rats. »
J’en vis et j’en entendis d’autres en me pressant vers le point de rendez-vous.
Mais ce n’étaient peut-être pas des rats. Des marmottes, voire des spermophiles ? Ceci dit, je ne savais vraiment pas à quoi ça correspondait. Je ne connaissais ces mots qu’à travers les films de Bill Murray, Un jour sans fin et Caddyshack. La marmotte et le spermophile étaient-ils un seul animal ? Il existait encore une autre espèce de rongeur américain, non ? Le ragondin. Et si c’était des ragondins ? Ou même des opossums ?
Peu importe. J’avais ces petits fumiers en horreur et je progressai avec le plus de bruit possible, simplement pour les avertir de ma présence.
Au bout de vingt minutes supplémentaires, j’arrivai enfin à un point où le sentier bifurquait. Sur la droite, il serpentait selon une boucle qui suivait la berge du lac ; sur la gauche, il entrait dans le territoire des rats, des spermophiles, des ragondins, des opossums et des marmottes. En me claquant la nuque comme un véritable explorateur de la jungle, j’empruntai la branche de gauche.
Au bout de deux cents mètres, après avoir lutté pour traverser un rideau de verdure, je vis apparaître une clairière. Je repérai un grand bouleau argenté et à côté, l’énorme souche d’arbre couverte de lichen dont Steve m’avait parlé. C’est sur elle que je m’assis, fumant avec industrie pour tenir moustiques et moucherons à distance.
Il flottait dans le coin une puanteur épouvantable, bien plus grave que les relents croupis de marécages caractéristiques des berges. Je sentis mon cœur remonter dans ma gorge. Quand je dis cœur, comprenez déjeuner. La fumée de cigarette n’aidait en rien, ni pour chasser les insectes ni pour couvrir l’abominable remugle. Je me remis debout, au bord de l’asphyxie. Lorsque je m’éloignai, la situation commença à s’améliorer. L’odeur paraissait localisée.
Sortant un mouchoir que je me plaquai sur le nez et la bouche, je me rapprochai de la souche où continuait de tournoyer un entonnoir de moucherons. Je jetai un coup d’œil par-dessus la souche et vomis sur-le-champ.
Dans les hautes herbes nichait un couple de rats morts, serrés ensemble, les yeux clos comme des enfants qui dorment, la fourrure grouillant de petits asticots blancs qui se tortillaient, pas plus gros que des virgules. La soupe de vomi qui les accompagnait désormais, supposai-je en m’essuyant la bouche, constituerait un nouveau mets de choix pour la vie des bestioles malveillantes qui semblaient propriétaires de cette région des bois.
Je m’adossai à l’arbre le plus éloigné de la souche que je pus trouver, et je méditai sur l’ignominie de la Nature.
Des cloques rouges et brûlantes avaient commencé à éclore sur ma nuque et mes mains. Ce n’étaient pas des piqûres d’insectes, mais plutôt un genre de réaction allergique. Enfant, je souffrais d’une forme bénigne de rhume des foins. Je croyais avoir dépassé ce problème, mais ici dehors, la riche densité de vie lacustre, de pollens, de lichens, de rats, de bestioles, d’herbes, de semences et de spores, semblait exhaler un nuage toxique d’allergènes contre lesquels ma peau et mes poumons se rebellaient. Je sentis ma poitrine se serrer, réduisant mon souffle à un chuintement, et mes yeux, je le savais, gonflaient comme des guimauves.
J’allumai une autre cigarette. Impossible d’inhaler, à cause de l’asthme, mais la stérilité synthétique de son poison lisse et urbain me réconfortait. Je regrettai de ne pas avoir apporté un tapis. Ni en laine ni en coton, rien de naturel ou d’organique, juste une sale carpette vulgaire en nylon ou en polyester. Elle aurait constitué un radeau de civilisation au sein de ces Sargasses grouillantes.
Nerveux, je devenais nerveux, visiblement. Je consultai ma montre.
L’heure approchait, elle était très proche. Dans cinq minutes à peu près, j’allais savoir si Leo avait eu confiance. Je saurais si… OH, PUTAIN, J’AI LES JAMBES QUI BRÛLENT !
Qu’est-ce que j’avais fait ? Mis le feu à cet arbre à la con avec ma putain de cigarette ?
Je me flanquai des claques sur les jambes en hurlant de douleur.
Il n’y avait ni flammes ni panache de fumée. Le temps que mes yeux se soient assez éclaircis de leurs larmes pour me permettre de voir, il apparut clairement que ce n’était pas du feu qui me brûlait les jambes.
Seulement des fourmis.
Des centaines de ces saloperies. Des milliers. Au-dessous du genou, on aurait dit que je portais des chaussettes longues en fourmis, au maillage particulièrement serré.
Je tentai avec frénésie de m’en débarrasser, hurlant et donnant des coups de pieds, gigotant comme un taureau pris de folie.
Le contact d’une main humaine sur mon épaule tandis que je m’éloignais de l’arbre en dansant, faillit me faire totalement perdre la raison.
Poussant un cri prodigieux, je flanquai un coup de poing en arrière, par-dessus mon épaule. Il ne rencontra que le vide, ce qui, tous comptes faits, valait mieux.
« Mikey, qu’est-ce qui ne va pas ? »
Le simple son de la voix douce et posée de Steve contribua à me calmer.
« Des fourmis », dis-je avec un couinement, en tournant et en lui tombant dans les bras. « Les fourmis, les rats, les moustiques. Tout. Oh, Steve, pourquoi as-tu choisi cet endroit, bordel ? »
Il me repoussa avec douceur. Par-dessus son épaule, je vis le visage affolé de Leo qui me considérait avec alarme.
« Des fourmis de feu, dit Steve en essayant de retenir l’amusement dans sa voix. Désolé, j’aurais dû te mettre en garde, je vois ça.
— Des fourmis de feu ? dis-je. Elles sont venimeuses ?
— Elles piquent un peu, c’est tout. Viens, assieds-toi. Je vais t’enlever ce qu’il reste.
— Un peu ? Elles piquent un peu ? »
Steve débarrassa mes tibias du reste de fourmis. « En fait, elles sont futées, les bestioles. Leur technique consiste à te grimper sur la jambe, mais sans rien faire dans un premier temps. Elles attendent le signal de leur chef, et là, elles piquent toutes d’un coup, en un front uni. Tu vois, si la première te piquait dès son arrivée sur place, tu la sentirais et tu chasserais le reste avant que les autres aient eu une chance de se régaler aussi. Vraiment futé. Faut reconnaître ça à l’évolution. J’ai apporté du matériel. On dirait que tu as également rencontré du lierre vénéneux.
— Du lierre vénéneux ?
— Oui », dit-il en commençant à étaler du gel froid sur mes jambes, mon cou et mes bras. « Une saleté, non ?
— Désolé », dis-je à Leo, tandis que celui-ci s’approchait avec nervosité, en clignant des yeux comme un hibou. « Vous devez me prendre pour un hystérique. Simplement, je n’ai pas l’habitude de la campagne américaine. Je voyais plutôt ça comme dans Rebecca du Ruisseau Ensoleillé{Classique américain de la littérature pour enfants, de Kate Wiggin (1903) (N.d.T.).}. Je n’imaginais pas que ça s’approchait davantage du cœur des ténèbres de la forêt tropicale amazonienne. Au temps pour moi. »
Leo regarda autour de lui avec inquiétude, comme s’il s’interrogeait lui aussi sur les horreurs tapies dans ces bois. La remarque suivante de Steve n’aida guère.
« Espérons qu’il n’y a pas de tiques dans le coin.
— Des tiques ? m’exclamai-je devant cette nouvelle horreur en train de poindre. C’est quoi, encore, les tiques ?
— Tu ne veux pas le savoir, vieux. Fais-moi confiance là-dessus.
— Oh, bon Dieu », dis-je en gémissant.
Steve reboucha le tube de lotion en revissant le couvercle et me claqua avec bonhomie la cuisse comme un infirmier sans façons. « Bon. Ça va mieux ? »
Le gel m’avait quelque peu apaisé, mais j’avais encore l’impression de brûler.
« Un peu. » Inutile de me plaindre. Trop de choses à faire. Je me remis péniblement debout. « L’important, c’est que vous soyez ici.
— Bien sûr, que nous sommes ici, fit Steve.
— Et on ne vous a pas suivis ? »
Leo secoua énergiquement la tête. « Pas suivis, assura-t-il.
— Ça s’est très bien passé », pépia Steve qui, avec sa chemise et son short rouge vif, évoquait un apprenti de Méphistophélès en vacances au bord de la mer.
« Et maintenant, peut-être, dit Leo, vous avez l’amabilité de me dire ce que tout ceci signifie ? Qui vous êtes. Pourquoi vous arrangez cette rencontre. Comment il se fait que vous savez tellement de choses sur moi ?
— Je vais tout vous expliquer, monsieur, dis-je. Promis. Mais d’abord, il faut que je sache quelque chose sur vous. Sur votre travail. Il faut que je vous demande de confirmer une supposition. »
Il y avait un détail de mon plan que je n’avais pas réglé. Je comptais sur Leo pour avoir une idée, je crois. Sans doute aurait-ce été le cas. Ce fut toutefois avec un plaisir énorme, alors que la nuit tombait et que nous allions nous séparer pour rentrer chacun de son côté à Princeton, que je poussai un cri sous le coup de l’inspiration qui me frappait de son baiser troublant.
« Oh, merde, encore des fourmis de feu ? s’inquiéta Steve.
— Non, répondis-je. Pas des fourmis. Je viens d’avoir une idée. Je suppose qu’aucun de vous n’a un récipient quelconque ?
— Comme ça ? » Steve leva son sac en nylon bleu.
« Ben, je ne voudrais pas l’abimer. Quelque chose d’un peu plus petit suffirait. Un sac à commissions, plutôt. Un sac en plastique, peut-être. Ou une boîte.
— J’ai beaucoup de sacs et de boîtes à la maison, proposa Leo.
— Malheureusement, ça n’ira pas. J’ai besoin de quelque chose tout de suite, ici.
— Pourquoi ça ?
— Hé, lança Steve qui fourrageait dans son sac en nylon. Et ça ? »
Il tendait une boîte argentée qui avait la moitié de la taille d’une boîte à chaussures.
— C’est parfait, lui assurai-je. C’est quoi, ce truc ?
— J’y range mes objectifs et mes filtres. »
Il ouvrit le couvercle pour me montrer.
« Hum », dis-je, moins convaincu. « L’espace intérieur est divisé.
— Les cloisons s’enlèvent, assura Steve. Tu vois ? »
Steve retira les objectifs et les filtres, avant de sortir les parois.
« Formidable. Absolument formidable. Mieux qu’un sac. Avec un peu de chance, elle devrait être pratiquement étanche. Bon, Steve, dis-je en lui posant ma main sur l’épaule. À ton avis, tu as l’estomac bien accroché ? »
Il plissa le front, perplexe. « Je crois, oui. Assez bien. Pourquoi ?
— Parfait, lui répondis-je. Derrière cette souche d’arbre, là-bas, tu vas trouver deux rats morts. Mais je te préviens, ils grouillent de vers et ils puent horriblement. »
Cinq heures plus tard, Steve et moi nous retrouvâmes devant la statue du Triomphe de la Science, pour attendre Leo.
« Il vient, non ? Je veux dire, il va venir ?
— Il a dit qu’il viendrait. Il viendra, assura Steve.
— Pourquoi es-tu si calme ? Comment fais-tu pour rester si calme, bordel ? Je ne suis pas calme, moi, je trépigne comme un pois sauteur. Mais toi… tu as gardé le contrôle toute la journée. Comment ça se fait ? Comment fais-tu pour rester calme ? Je ne le suis pas, moi. Pas du tout.
— J’aurais jamais deviné, fit Steve avec un sourire.
— Je veux dire, on court peut-être à la catastrophe. Tout pourrait recommencer. Je pourrais me réveiller au milieu d’une cellule de punition irakienne ou dans un goulag sibérien. Bon Dieu, mon destin sera peut-être de recommencer tout ça le restant de ma vie, comme le Hollandais volant ou Scott Bakula dans Code Quantum. Sans même l’avantage discutable d’avoir Dean Stockwell à mes côtés.
— Je n’ai pas la moindre idée de ce que tu racontes, me dit Steve, mais confiance, vieux. Le monde dans lequel tu t’éveilleras ne pourra pas être pire que celui-ci.
— Ah non ? répliquai-je. Je ne suis pas absolument convaincu que ce monde-ci est tellement pire que le mien.
— Si, d’après ce que tu m’as raconté.
— Oui, mais je ne t’ai pas parlé de Microsoft, de Rupert Murdoch, des intégristes et des gamins accros au crack et armés d’Uzi. Je ne t’ai pas parlé des tickets à gratter de la Loterie, de la maladie de la vache folle et du talk-show de Larry King. On devrait peut-être tout laisser tomber.
— Tu as juste le trac, voilà tout. Tu m’as parlé du politiquement correct et des quartiers gays en ville, du rock and roll, des films de Clinton Eastwood et des jeunes qui ne sont pas obligés d’appeler leur père monsieur, qui disent nique ta mère et sans déc’, mec et qui s’enfoncent à l’ecstasy dans les boîtes de danse. Je veux connaître ça, je veux être cool.
— C’est défoncer et pas enfoncer, en fait.
— Peu importe. Je veux porter des vêtements bizarres et me laisser pousser les cheveux sans recevoir une amende du collège ni devoir m’engueuler avec mes parents. Pour faire tout ça ici, il faut vivre dans un ghetto, et la police vient t’arrêter et te harasser.
— Et c’est harceler. Harceler, pas harasser. Et j’ai l’impression que je t’ai donné une fausse idée de mon monde. Je veux dire, ce n’est pas non plus la fête tous les jours, tu sais. L’ecstasy est illégale et les gens n’emploient pas l’expression nique ta mère devant leurs parents. Enfin, pas les Blancs de classe moyenne, en tout cas.
— Ah ouais ? Bon, donne-moi l’occasion de me faire une idée, d’accord ? Laisse-moi la possibilité d’employer ces mots et de vivre cette vie, d’accord ? Au départ, c’est toi qui m’as privé de ce droit.
— Hum, dis-je avec scepticisme. Je me demande simplement si…
— D’ailleurs, m’interrompit-il, on ne parle que du présent. Tu oublies l’histoire. Tu crois que nous pouvons oublier ça ?
— Ça va, ça va ! coupai-je. Je sais. Je suis en train de paniquer. Mais si quelque chose tournait mal ?
— Quelque chose a déjà mal tourné, non ? Nous allons tout remettre en ordre.
— Mais cette fois-ci, je pourrais me réveiller sans me souvenir de rien.
— Et alors ? Quelle différence ? Tu n’en sauras rien.
— Mais toi ? Imagine que tu te retrouves, avec ton ancienne conscience, dans un autre pays, avec un accent incongru, sans rien comprendre, comme moi ? Les gens vont te prendre pour un dingue. Bon Dieu, imagine, si c’est un pays dont tu ne parles même pas la langue ?
— C’est un risque que je vais devoir courir.
— Non, dis-je en le prenant par le bras. Bon sang, je suis content d’y avoir pensé. Ce que tu dois faire, c’est ne pas te trouver dans la pièce. Nulle part près de l’événement quand il se produira. De cette façon, ce qui m’est arrivé ne t’arrivera pas.
— Merde, Mikey ! Ne dis pas ça ! On fait tout ça ensemble.
— Pas question, Steve. Tu dois…
— Pourquoi vous faites tellement de bruit ! » Leo sortit du noir comme une apparition, parlant dans un chuintement furieux. « Vous voulez que tout le monde à Princeton sache que nous sommes ici ?
— Mikey dit que je ne peux pas entrer avec vous », protesta Steve, geignant comme un enfant à qui on refuse une friandise. « Dites-lui que si. »
J’expliquai à Leo mon raisonnement.
Il y réfléchit avec soin avant de répondre. « Je crois que Mikey a raison, dit-il enfin. Si vous êtes pris dans l’horizon des événements et que vous conservez cette identité, cela peut rendre votre vie très difficile par la suite. Nous ne pouvons pas courir ce risque.
— Mais.
— Non. Je crois qu’il vaut mieux que vous nous aidiez en partant seul, décida Leo. Vous nous avez déjà beaucoup rendu service. »
Il fallut dix minutes de discussions et de protestations pour convaincre Steve.
« Je regrette vraiment, dis-je tandis qu’il me tendait la boîte à objectifs argentée. Mais tu vois…
— Ouais, ouais, dit-il. Je vois. »
Je tendis la main. « Ne fais pas la tête, lui dis-je. Après tout, ça ne marchera peut-être pas. Si ça se trouve, dans deux heures, nous allons découvrir que ça ne pourra jamais marcher dans ce monde. Je suis peut-être coincé ici pour toujours. »
Il prit la main que je lui tendais. « Possible, dit-il. Mais plus probablement, je ne te reverrai plus jamais et…
— Et quoi ?
— Tu as été gentil avec moi, Mikey. Je sais, ce n’était que cela, de la gentillesse. Mais tu m’as rendu plus heureux durant deux jours que je ne l’avais jamais été. De toute ma vie. Peut-être plus heureux que je ne le serai jamais, dans aucun monde.
— Comment ça, c’est tout ce que c’était ? Ce n’était pas de la gentillesse. Je t’aime bien, Steve. Tu dois bien le savoir.
— Ouais, tu m’aimes bien. Mais, en Angleterre, tu auras une petite amie.
— Ça m’étonnerait. Je n’en ai jamais eu qu’une et elle m’a plaqué. Mais ici, quand tout sera rentré dans l’ordre, tu auras un copain. Des dizaines. Des centaines. Autant que tu pourras en vouloir. Plus même. Mignon comme tu es, faudra que tu les tiennes à distance…
— Oui, mais ce ne sera pas toi, si ?
— Messieurs, s’il vous plaît, intervint Leo qui avait écouté tout cela avec une impatience croissante. Il fait presque jour. On risque de nous voir. »
Steve me serra étroitement dans ses bras et disparut dans l’ombre.
« Il est très attaché à moi, expliquai-je à Leo.
— Mes lunettes, je n’en ai besoin que pour la lecture, répondit-il de façon un peu mystérieuse. Vous avez les rats ?
— Ouaip », dis-je en lui montrant la boîte.
Tandis qu’il tapait son code de sécurité sur le panneau à côté de la porte d’entrée, mes pensées revinrent à cette nuit, devant le New Cavendish Building, où j’avais filé sur mon vélo le rejoindre sous les étoiles de Cambridge, la poche remplie de petites pilules orange.
Il me guida en silence jusqu’aux ascenseurs dont le bourdonnement hoquetant paraissait résonner avec une force calamiteuse dans le silence de mort. Au deuxième étage, je le suivis dans un dédale de couloirs, jusqu’à ce que nous parvenions à une porte devant laquelle il s’arrêta.
« Comment diable avez-vous pu imaginer un nom comme Chester Franklin ? chuchotai-je en indiquant la plaque à son nom sur la porte.
— L’idée venait de Hubbard », répondit-il tandis que la porte s’ouvrait avec un claquement.
Il faisait noir comme dans une cave, à l’intérieur. Je restai figé, sans oser bouger, en l’écoutant manipuler les stores. Enfin, il pressa un interrupteur et je pus regarder autour de moi.
Il m’indiqua un tabouret, tel un dompteur d’otaries. « Asseyez-vous, dit-il. S’il vous plaît, ne dites rien pour ne pas me faire perdre ma concentration. »
Je restai assis à l’observer dans un silence docile.
Il y avait un Tim, ou une machine assez semblable au Tim que j’avais connu. Mais il avait une coque blanche, avec une nuance de bleu œuf de canard. Cela pouvait venir d’un jeu des lumières au plafond, cependant, dont l’éclat semblait tout nimber d’une légère aura bleutée.
Pas de souris sur la machine, mais à la place, un joystick planté sur le côté, comme une sucette. L’écran était plus grand et il n’y avait aucun vestige de clavier. Au lieu de câbles Centronix et de mètres de spaghettis, des tuyaux en plastique transparent émergeaient à l’arrière, comme des tubes d’intraveineuse.
Une horrible pensée me frappa soudain et me dessécha la bouche.
Et si les Nazis avaient aboli le méridien de Greenwich ?
Leo ne m’avait pas demandé les coordonnées de Braunau, lorsque nous avions discuté dans les bois.
Sa première idée quatre ans plus tôt, comme je l’avais deviné, connaissant mon Leo, avait été de faire quelque chose pour détruire l’usine de son père à Auschwitz. Ensuite, il avait compris que cela pourrait ne pas suffire, et avait envisagé d’assassiner Rudolf Gloder. Il ne savait comment procéder, mais bien qu’opposé au meurtre par nature, il avait songé à expédier une bombe dans un des premiers congrès nazis. Il avait estimé que ce projet comportait trop d’impondérables, aussi chercha-t-il ensuite à transférer de l’eau de Braunau à Bayreuth pour empêcher Gloder de naître. Il trouvait l’ironie parfaite. Mais, problème, l’eau de Braunau n’existait plus. Du moins, si elle existait quelque part, il ne savait pas où et n’osait pas poser la question. Puis il apprit par un collègue universitaire à Cambridge qu’on travaillait à Princeton, en Amérique, sur la possibilité de produits contraceptifs. L’« éthique » proscrivait ce genre de recherches en Europe, une hypocrisie pleine d’ironie dont Leo n’avait jamais pu partager avec quiconque l’humour macabre. Et donc, toujours avec la même logique et la même détermination, Leo avait décidé de passer aux États-Unis. Il n’avait pas changé, aucun doute. Le même fardeau écrasant d’une culpabilité reçue en héritage, la même conviction fanatique qu’il pouvait et devait expier la culpabilité de son père.
Il avait néanmoins eu du mal, après son installation à Princeton, à poursuivre sa quête personnelle. Ici, les autorités gouvernementales croyaient qu’il travaillait à une arme quantique qui donnerait à l’Amérique une chance de remporter un dernier avantage décisif sur l’Europe. Dans un tel contexte, rien ne justifiait qu’il posât des questions sur les contraceptifs. Il s’attendait à trouver aux États-Unis une liberté de recherches refusée aux savants européens. Il s’était lourdement trompé. Si possible, la sécurité ici était plus intense qu’à Cambridge.
Et j’étais apparu. Maintenant, lui et moi nous préparions à créer un monde meilleur en assurant la vie et la prospérité d’Adolf Hitler.
L’idée des rats l’avait fait rire. Steve aussi avait ri. C’était tellement ridicule.
« Mais c’est logique, avais-je protesté. Que diriez-vous si vous tiriez de l’eau à la pompe un matin et qu’elle soit pleine de vers et de bouts de charogne, avec une odeur d’égout ? On viderait toute la citerne pour la désinfecter. Ça semble évident. »
Aucun d’eux n’avait pu trouver de meilleure suggestion et les rats avaient donc filé dans la boîte de Steve, leurs carcasses putréfiées tombant pratiquement en pièces quand Steve, suffoqué, les avait ramassées entre deux bouts de carton.
Leo avait retiré les cartons des mains de Steve pour terminer la besogne. De nous tous, c’était lui qui avait l’estomac le plus solide.
Je le regardais travailler, à présent : ses yeux bleus résolus parcourant sa création, ses longs doigts manipulant les interrupteurs, tout son corps fébrile tremblant presque sous la concentration intense de ses gestes.
Il parut sentir mon regard, car il leva les yeux vers moi.
« Ça se passe bien, chuchota-t-il.
— Pour Braunau, dis-je. Vous allez avoir besoin des coordonnées. J’ai peur que…
— Vous croyez que je ne les connais pas ?
— Quarante-sept degrés, treize minutes vingt-huit secondes nord, dix degrés, cinquante-deux minutes, trente-et-une secondes est. »
Il opina. « Vous avez une bonne mémoire. Vous voyez. Nous regardons là-bas, en ce moment.
— Je me souviens d’autre chose, dis-je. Vous m’avez un jour dit que dans cette vie, on était soit un rat, soit une souris. Les rats font du bien ou du mal en changeant les choses, et les souris, du bien ou du mal en ne faisant rien. »
Ses yeux se portèrent sur l’étui à objectifs argenté. « Tout à fait approprié, dit-il. Maintenant, si vous êtes prêt. Il est temps. »
Les tubes qui partaient du dos de la machine s’illuminèrent de pulsations de lumière rouge. L’écran tourbillonnait et éclatait de couleur.
« C’est ça ? demandai-je. Braunau ?
— 1er juin. Quatre heures du matin.
— Les couleurs ne sont plus les mêmes que la dernière fois.
— Elles ne signifient rien », répondit-il, de ce ton légèrement dédaigneux qu’emploient les savants avec les néophytes ignorants. « La représentation peut prendre toutes les couleurs que vous décidez de leur assigner.
— Et les lumières rouges dans les tubes, là ?
— Des données », dit-il, une note de surprise et d’inquiétude dans la voix. « Ce sont des données. Ce n’est pas ainsi que ça s’est passé avant ?
— Pratiquement pareil, lui dis-je pour le rassurer. Les fils qui sortent derrière sont différents, c’est tout.
— À quoi ressemblaient-ils ?
— Hé bien, ils n’étaient pas transparents, c’est tout. Les données circulaient dans des fils de cuivre.
— Des fils de cuivre ? » Il parut stupéfait. « Comme les anciens téléphones ? Mais c’est primitif.
— Ça a marché, non ? » dis-je, en me lançant de façon assez illogique à la défense de mon monde.
Il se retourna vers l’écran. « Est-ce que ça peut être si simple ? demanda-t-il. J’appuie simplement là et l’usine de mon père à Auschwitz n’a jamais existé ? » Son doigt caressait un petit bouton noir sous l’écran.
Je n’avais pas raconté à Leo que dans notre monde précédent son père avait aussi été à Auschwitz. J’ai pensé qu’il pourrait être déstabilisé s’il savait que, quoi qu’il fasse à l’histoire, le destin de son père semblait être de superviser une destruction bestiale des juifs.
Il se détourna de l’écran et tira de sa poche deux masques blancs. Il en attacha un sur son visage, passant les attaches sur ses oreilles, et me tendit l’autre. Je l’enfilai et de grandes vagues de menthol m’emplirent les narines et les poumons, me faisant venir les larmes aux yeux. Je vis qu’il pleurait aussi. Il refoula ses larmes et montra du doigt l’étui à objectifs.
Je défis le couvercle de la boîte, l’ouvris, déglutis avec énergie et regardai à l’intérieur.
Un énorme insecte battant des ailes, traînant ses pattes, s’envola et me cogna dans l’œil.
Je laissai retomber le couvercle en poussant un cri épouvanté.
« Silence ! chuinta Leo. Ce n’est pas un loup. »
Il me tendit deux morceaux de carton en fronçant les sourcils.
Je soulevai de nouveau le couvercle, écartant la tête de façon à esquiver d’autres bestioles volantes.
Il ne semblait plus y en avoir, là-dedans. Quelques puces peut-être, mais rien d’aussi substantiel que cette première bestiole horrible. Non, la plupart des créatures qui restaient dans cette boîte de Pandore étaient du genre visqueux. Elles s’étaient affairées au cours de ces dernières heures : se reproduisant et s’activant. Toute la boîte grouillait et vibrait de vie. Tout cela était trop visqueux et disloqué pour qu’on le soulève entre deux bouts de carton.
« Je crois… » dis-je, d’une voix que le masque rendait grave et étouffée. « Je crois qu’il vaut mieux que je la verse, pas vous ? »
Il regarda dans la boîte, hocha la tête en silence et me montra du doigt ce qui ressemblait à un grand bénitier. Je supposai que les fragments de rat putréfié devaient aller dans la partie supérieure, le bol ou le bassin. Partant du dessous, des tubes palpitant de données menaient au dos de la machine.
Leo me fit signe d’en finir ; je retins mon souffle et je vidai le contenu de la boîte dans le bassin.
Même à travers un masque imbibé de menthol, je pouvais sentir la force de la puanteur. Détournant les yeux, je tapai le bord de la boîte contre la margelle du bol et j’entendis le glissement gluant de la chair en décomposition se déversant sur le plastique du bassin du bénitier. Je jetai un coup d’œil rapide à la boîte et constatai qu’il en restait encore, collé dans les coins.
« Vous pourriez me passer quelque chose, pour racler le reste avec ? » demandai-je à Leo.
Il se leva, regarda rapidement autour de lui et prit une tasse à café sur une table dans un coin de la pièce.
Il me la donna et m’observa tandis que je grattais les bords et les coins.
« Tiens, tiens, tiens. Mais qu’est-ce que c’est, tout ce satané fourbi ? »
Je levai les yeux, horrifié. La tasse à café et l’étui à objectifs me tombèrent des mains et percutèrent le sol avec fracas.
Brown et Hubbard se tenaient sur le pas de la porte. Chacun avait une arme à la main.
« Bon, vous n’allez bouger ni l’un ni l’autre, annonça Brown en entrant dans la pièce. Je veux voir… putain de bon Dieu ! »
Ses mains volèrent vers sa bouche et il recula, suffoqué. Je vis du vomi suinter entre ses doigts.
L’odeur avait atteint Hubbard et je le vis tirer de sa poche un mouchoir. Je jetai un coup d’œil à Leo et le vis fixer le bouton noir au-dessous de l’écran, à dix mètres de nous. Les volutes de couleur continuaient à se dérouler sur l’écran. Tout était paré.
J’avançai d’un petit pas vers la gauche en direction de la machine.
« Oh, non, pas question, dit Hubbard en tendant le mouchoir à Brown. Pas un pas. » Il leva à hauteur de son épaule la main qui serrait l’arme, et la pointa droit sur ma tête.
Brown s’essuya la bouche et, plaquant toujours le mouchoir contre ses lèvres, nous foudroya d’un regard furibond rempli de méfiance. J’eus l’impression, je ne sais pas pourquoi, qu’il s’irritait davantage de son accès de grossièreté peu caractéristique que du fait d’avoir vomi. J’avais senti à notre première rencontre qu’il attachait beaucoup de prix à son image de cow-boy à la voix douce. Sans doute ses subordonnés le vénéraient-ils comme un superbe excentrique à la Gary Cooper. Jamais Gary Cooper n’avait dit « Putain de bon Dieu ! » Du moins, pas dans les films que j’avais vus.
« Je ne sais pas, dit-il à travers le mouchoir, sur quelles perversions de malades nous sommes tombés ici, mais je vous jure que j’ai l’intention de le découvrir. Restez bien en place où vous êtes, compris ? Ne prononcez pas un mot. Vous hochez la tête ou vous la secouez, rien d’autre. Compris ? »
Leo et moi hochâmes la tête à l’unisson.
« C’est bien. Maintenant. Vous avez d’autres masques comme ça dans cette pièce ? »
Leo hocha la tête.
« Où sont-ils ? »
Leo indiqua sa poche du doigt.
« Bon, très bien. Vous mettez la main dans la poche, gentiment, tout doux, et vous allez me les lancer, d’accord ? »
Leo secoua la tête et leva un doigt.
« Ça veut dire quoi, ça ? Vous voulez dire que vous n’avez qu’un de ces machins ? »
Leo hocha la tête. Il avait pensé, compris-je, à en prendre un pour Steve, s’attendant à ce qu’il se trouve avec nous à l’heure de notre triomphe.
« Flûte. Bon, tant pis. Jetez-moi ce masque, alors. »
Leo obtempéra. Hubbard l’attrapa au vol et le passa à Brown, qui lui tendit en échange le mouchoir couvert de vomi.
Hubbard considéra un moment cette offrande, avant de la balancer dans le couloir derrière lui.
Brown ajusta le masque sur son visage et entra complètement dans la pièce, le revolver à hauteur de la hanche.
« Assurez-vous de couvrir ces gars », dit-il par-dessus son épaule à Hubbard. Hubbard hocha vaguement la tête et s’appuya au chambranle de la porte. L’odeur commençait à l’affecter et il n’avait pas de mouchoir.
Son mouvement de côté révéla, accroupi derrière lui dans l’ombre de la porte d’en face, Steve.
Je déglutis sans oser regarder pour voir si Leo l’avait vu, lui aussi. Brown avançait lentement vers nous, ses yeux parcourant la salle d’un air soupçonneux.
Il était désormais assez près pour voir le bol de rats, d’asticots, de vermine et autres horreurs grouillantes.
« Sacré tonnerre ! s’exclama-t-il. Et qu’est-ce se passe ici exactement, bon sang de bois ? »
Je coulai un autre coup d’œil vers Hubbard, qui regardait Brown en essayant de ne pas respirer. Je laissai mes yeux dériver lentement vers Steve. Il me fixait, blême et effrayé. Je déglutis à nouveau et je parlai, aussi fort et clair que possible à travers le masque.
« C’est juste une expérience, dis-je.
— Hein ? Quoi ? demanda Brown. Une expérience ? Et de quel genre d’expérience ignoble, réprouvée de Dieu et païenne, il pourrait bien s’agir, mon gars ? Vas-y, réponds.
— Il suffit d’appuyer sur le bouton noir. Là, juste au-dessous de l’écran. Le bouton noir. Vous allez comprendre.
— Oh non, fiston. Ici, personne ne va appuyer sur des boutons tant que je n’aurai pas reçu d’explication. »
Je jetai un nouveau coup d’œil vers Steve et je le vis se redresser. Il allait avoir besoin d’une diversion simplement pour commencer.
« Des explications ? beuglai-je. Des explications ? Les voilà, vos explications… Là ! » Je tendis un doigt de façon théâtrale vers l’autre bout de la salle.
Lamentable, oui. Je veux dire, c’est vraiment le plus vieux truc du manuel. Mais c’est pas un mauvais manuel, et on aurait corrigé les rééditions, à force, s’il ne fonctionnait pas de temps en temps.
Je ne vais pas dire qu’il a fonctionné, cette fois-ci. Pas totalement. Brown regarda dans cette direction une fraction de seconde, mais ça n’alla pas plus loin. Durant cette même fraction de seconde, Steve, Dieu le bénisse, bondit par la porte, écartant Hubbard d’une bourrade, et se lança presque de tout son long vers l’écran.
Au même instant, Brown se retourna et fit feu.
J’entendis Leo pousser un gémissement et j’entendis le corps de Hubbard bousculer une étagère de livres alors qu’il essayait de recouvrer son équilibre après l’assaut de Steve. Je vis du sang et de l’os exploser de la nuque de Steve et éclabousser le mur. Je vis un filet de fumée bleue sortir du museau de l’arme de Brown. Et je vis Brown, Dieu pourrisse son âme, porter la gueule du revolver à ses lèvres pour se préparer à souffler la fumée comme la sale crapule de pistolero qu’il était. Le masque l’en empêchait, bien sûr, si bien que le bruit qui aurait dû accompagner le geste, le petit son de flûte triomphal, manqua.
Et, lecteur, je vis ceci. Je vis la main de Steve s’agiter à tâtons en quête du petit bouton noir sous l’écran et le pousser fermement avec la puissance de dix hommes, et je jure, et je le jurerai jusqu’au jour de ma mort, tandis que je me jetais en avant pour attraper son corps, un sourire – un sourire radieux à moi destiné, et à moi seul – passa sur son visage tandis qu’il retombait en arrière pour mourir dans mes bras.
« Décidément, la créature n’apprendra jamais, non ?
— Exactement comme la semaine dernière.
— La prochaine fois, ce sera bière sans alcool ou rien.
— Hé bien, retiens-le, Jamie.
— Moi ? Pourquoi devrais-je le retenir ? Il est couvert de beurk.
— Ne dis pas beurk, mon chou. C’est très puéril.
— Où est passée la fille avec laquelle il est venu, la semaine dernière ? Pourquoi ne vient-elle pas aider ?
— Oh, tu ne sais pas ?
— Savoir quoi ?
— Elle l’a plaqué.
— Que se passe-t-il ?
— Oyez, oyez !
— Elle bouge et se meut, et semble ressentir, le souffle de la vie sous sa quille.
— De la poésie, Eddie ?
— Et pourquoi pas ?
— Bon, qu’est-ce qu’on va faire de la créature ?
— Hum. Aucun taxi ne va vouloir accepter ce genre de saletés, non ?
— Où suis-je ?
— Tu es au Caire, P’tit Chiot.
— À la cour de Cléopâtre.
— Tu es mon esclave personnel.
— Oh, non, ce n’est pas possible. Pas au Caire.
— Bon, à Paris, alors. Dans le boudoir de Madame de Pompadour.
— Double Eddie ?
— Ouaip, P’tit chiot, qu’y a-t-il, mon chou ?
— C’est toi ?
— C’est moi.
— Dis-moi quelque chose.
— Tout ce que tu voudras, trésor. Tout ce que tu voudras.
— Est-ce que tu es gay ?
— Oh, bon Dieu, il a vraiment perdu la boule, ce coup-ci.
— Mais ferme-la, Jamie. Oui, P’tit Chiot. Gay comme la vie, c’est gentil de me poser la question.
— Dieu merci…
— Eddie, je te jure. Si tu essaies de profiter de lui dans l’état où il se trouve…
— Chut. Regarde-le, totalement lessivé. Il est tombé dans les pommes, pauvre agneau.
— Oh, crotte. Bon, il vaudrait mieux que j’essaie de le ramener chez lui, je suppose.
— On va y aller tous les deux, puisque tu me le demandes si gentiment.
— Tu es en train de dire que tu ne me fais pas confiance ?
— Non, mais je peux, si tu insistes. »
« Bonjour, Bill.
— Bonjour, Mr Young.
— Cette lettre dans ma boîte aux lettres. Elle est adressée au professeur Zuckermann.
— Donnez-la-moi, monsieur. Je veillerai à la lui remettre.
— Non, laissez. Je dois passer le voir, de toutes façons. Je vais lui apporter le reste de son courrier, par la même occasion.
— Très bien, monsieur.
— Oui, n’est-ce pas ? Tout est très bien. »
Je traversai la pelouse en me disant que je me battais les flancs à coups redoublés de voir Bill me brailler de dégager de la pelouse.
Une fenêtre s’ouvrit à la volée au premier étage, et deux voix en sortirent pour flotter vers le bas.
« Hé bien !
— Il y a des gens tout guillerets, ce matin.
— Quand on prend en compte dans quel état ils étaient hier.
— Salut, les gars, dis-je en saluant. Super soirée, hier soir.
— Comme s’il se rappelait quoi que ce soit.
— Est-ce qu’un de vous deux m’a ramené chez moi et m’a mis au lit ?
— Tous les deux, oui.
— Merci. Désolé de m’être totalement défoncé. Je vous verrai plus tard. »
Je grimpai l’escalier quatre à quatre jusqu’aux appartements de Leo et tapai avec entrain à la porte.
« Entrez ! »
Il se tenait au-dessus de sa table d’échecs et fixait sa position en se tirant la barbe. Les yeux bleus clignèrent sous l’effet d’une légère surprise en me voyant entrer.
« Professeur Zuckermann !
— Oui.
— Heu, je m’appelle Young, Michael Young. Nous sommes voisins.
— Le docteur Barmby a déménagé ?
— Non, juste voisins de niche de courrier. Young, Zuckermann. Adjacence alphabétique ?
— Oh oui, je vois. Bien sûr.
— Votre trop-plein se retrouve fourré dans la mienne, aussi, j’ai pensé que j’allais…
— Mon cher jeune ami, comme c’est aimable. Je fais preuve d’une triste négligence pour nettoyer ma boîte aux lettres, j’en ai bien peur.
— Oh, pas de problèmes. Pas de problèmes du tout. »
Il me prit des mains la pile de courrier. Je laissai mes yeux parcourir brièvement la pièce, notant le portable, la littérature sur l’Holocauste, le pot de chocolat près de l’échiquier.
« Vous me faites l’effet d’un buveur de café, dit-il. En voulez-vous une tasse ?
— C’est très aimable, dis-je, mais il faut que je file. Hum… » Je baissai les yeux vers l’échiquier. « Vous êtes blanc ou noir ?
— Noir, dit-il.
— Alors, vous perdez.
— Je suis lamentable aux échecs. Mes amis me taquinent là-dessus.
— Oh, ce n’est pas grave. Je suis nul en physique.
— Vous connaissez ma discipline ? » Il parut surpris.
« J’ai dit ça au hasard.
— Et quelle est votre matière ? »
Je souris. « Je sais, j’ai l’air trop jeune, mais en fait, je termine tout juste une thèse. En histoire.
— En histoire ? Vraiment ? Quelle période ?
— Oh, aucune en particulier. »
Il me jeta un rapide coup d’œil, comme s’il me soupçonnait de lui jouer une farce d’étudiant.
« Vous allez me trouver très impertinent, dis-je, mais puis-je vous donner un petit conseil ? Il y a une chose que vous ne devez absolument pas faire.
— Quoi ? » demanda Leo en levant ses sourcils, médusé. « Que ne dois-je absolument pas faire ? »
Je regardai ces yeux bleus… non, me dis-je. Pas face à face. Pas encore une fois. Peut-être une lettre, un de ces jours, bientôt. Une lettre anonyme.
« Prendre ce pion, dis-je en indiquant la table du doigt. Vous allez vous enferrer tout droit dans une fourchette du cavalier et vous perdrez à l’échange. Enfin, bref, désolé de vous avoir dérangé. À un de ces jours, peut-être. »
Je remontai la ruelle pisseuse en poussant mon vélo vers King’s Parade. J’avais remarqué après mon réveil que la réserve de nourriture s’épuisait, dans la cuisine.
« Oh oui, encore autre chose, répondis-je à la vendeuse dans la petite épicerie en face de Corpus Christi. Vous n’auriez pas du sirop d’érable, par hasard ?
— Deuxième étagère, mon petit. Juste au-dessus de la sauce Branston.
— Excellent ! fis-je. Ça se marie très bien avec le bacon, vous savez. »
Je me dis que j’allais peut-être essayer le magasin de disques, aussi. Le dernier album d’Oily-Moily ne devait plus tarder à sortir.
« Oily-Moily ? Jamais entendu parler d’eux.
— Ne dites pas de bêtises, répondis-je. J’ai déjà acheté leurs albums ici. Oily-Moily. Vous savez bien, Peter Braun, Jeff Webb. Non, allez, c’est un des plus grands groupes du monde.
— Pete Brown, vous dites ? J’ai du James Brown, si vous voulez.
— Pas O-W… A-U ! Braun. Ça s’écrit comme la marque de rasoirs électriques.
— Jamais entendu parler de lui. »
Je quittai la boutique furieux. Je n’y remettrais plus les pieds tant qu’ils n’engageraient pas du personnel équipé d’un cerveau, là-dedans.
Mais, pendant que je traversais la rue, un souvenir me revint à l’esprit. Un portrait dans Q Magazine, lu quelque part, je ne savais plus quand.
Le père de Peter Braun est né en Autriche, patrie de Mozart et de Schubert. Peut-être est-ce pour cette raison que certains critiques de musique classique ont cédé à l’exagération face à ses chansons, passant pour des couillons absolus en comparant certains morceaux d’Open Wide au Voyage d’hiver de Schubert.
Un des patients du docteur Schenck s’appelait Braun.
Ne me dites pas, ne me dites pas que j’aurais pu empêcher la formation d’Oily-Moily. Ce serait trop cruel.
Mais ça n’avait aucun sens. Ça avait marché. Tout avait marché. J’étais revenu à notre point de départ. Personne n’avait bu l’eau. Hitler était né. J’avais vu les livres sur les étagères de Leo. Double Eddie avait réintégré sa place.
Un type à l’air branché, avec une de ces petites barbiches que j’avais une fois tenté de laisser pousser, venait vers moi.
« Excusez-moi, lui demandai-je.
— Ouais ?
— Qu’est-ce que vous pensez d’Oily-Moily ?
— Oily-Moily ?
— Oui. Qu’est-ce que vous pensez d’eux ?
— Désolé, vieux… » Il secoua la tête et poursuivit sa route.
J’essayai quelques fois de plus, mais sans grand espoir.
Fini, Oily-Moily. Annihilés.
Je revins à St-Matthew, toute l’allégresse de mon pas évanouie.
Aux portes, je me cognai contre le docteur Fraser-Stuart.
« Ah-ha ! s’écria-t-il. C’est notre jeune Young. Hé bien, hé bien, hé bien. Comment progresse cette thèse ?
— La thèse ?
— Peste soit de mon chapeau, l’enfer de mes socquettes et le diable emporte ma culotte, ne me sortez pas cet air innocent, mon garçon. Vous m’avez promis vos révisions pour aujourd’hui.
— Oh, c’est vrai. Ouais, exact. Tout à fait. Elle est chez moi, à Newnham. J’allais juste la tirer à l’imprimante.
— La tirer à l’imprimante ? Est-ce que tout le pays bascule dans le sabir américain ? Très bien, alors. Allez et tirez-la à l’imprimante. Je l’attends cet après-midi. Dépouillée de ses sottises sensationnalistes, je vous prie. »
De retour chez moi à Newnham, après une quête perdue d’avance pour les CD et les cassettes d’Oily-Moily, je m’assis et me préparai un petit-déjeuner avec du bacon grillé, des pancakes écossais pas très célèbres, des œufs au plat (cuits des deux côtés) noyés sous toute une pinte de sirop d’érable du Vermont.
Poussant un rot de contentement après cet heureux mariage de saveurs, je me rendis dans mon bureau et j’allumai l’ordinateur.
Das Meisterwerk était là. Avec des corrections. Toutes proprement effectuées. Je commençai à le lire et j’abandonnai, croulant sous le poids de l’ennui au bout du deuxième paragraphe. Une idée me vint soudain, et je passai sur mon butineur.
Une fois établie la liaison ppp, je tapai http://www.princeton.edu et fouillai la page d’accueil à la recherche d’un annuaire des étudiants. Je tombai sur quelque chose qui s’appelait spigot et je trouvai la page http://www. princeton.edu/~spigot/ pguide/students.html.
J’essayai d’y localiser Burns et, à part une peu stimulante liste de livres de bibliothèque portant sur le poète écossais Robert Burns, je n’aboutis à rien.
Jane n’y figurait pas non plus, mais après tout, elle ne devait pas encore être installée. Je coupai la liaison et réfléchis un moment, me sentant subitement plutôt seul et vide.
Au-dessus de moi, je vis la rangée de livres que j’avais employés pour ma thèse. D’interminables études sur le Nazisme, des revues universitaires sur l’Autriche-Hongrie au XIXe siècle, une épaisse édition de Mein Kampf, toute hérissée de Post-It. La photographie d’Adolf Hitler en couverture de la biographie par Alan Bullock me toisait.
Je soutins son regard.
« En un certain sens, Mein joli Führer, je t’ai laissé vivre, lui dis-je. Qu’est-ce que ça fait de moi ? Et en un certain sens, à cause de toi, Rudolf Gloder n’a jamais accédé au premier plan. Qu’est-ce que tu lui as fait ? A-t-il péri durant la Nuit des Longs Couteaux ? Est-ce qu’il a assisté avec toi à cette réunion du misérable petit Parti des travailleurs allemands dans l’arrière-salle de la brasserie munichoise ? Allait-il prendre la parole quand tu t’es levé, en lui coupant l’herbe sous les pieds ? Est-ce qu’il est parti discrètement, ses ambitions brisées ? Mais peut-être ne l’as-tu même jamais rencontré. Ah, si, vous étiez dans le même régiment pendant la Grande Guerre, je me trompe ? Et si tu l’avais fait tuer d’une façon ou d’une autre ? Ça se peut bien, oui. Mais si tu savais, si tu avais la moindre idée du dégoût avec lequel on prononce ton nom sur tout le globe, qu’éprouverais-tu ? Est-ce que ça te ferait rire ? Ou protester ? Est-ce qu’en Enfer, on te diffuse des émissions de télé pour te montrer comment l’histoire t’a vaincu ? Es-tu forcé de regarder des films et de lire des livres où toutes tes idées et toute ta gloire sont exposées comme les conneries vulgaires et immondes qu’elles étaient ? Ou est-ce que tu attends, tu attends qu’un autre comme toi remonte, comme une vomissure ? J’en ai marre de toi. Marre de Gloder qui n’a jamais existé. Marre de vous tous. Marre de l’histoire. Ça craint, l’histoire. Ça craint. »
Je claquai le livre, couverture vers le bas, et je décrochai le téléphone.
« Le numéro des renseignements internationaux, s’il vous plaît ? »
À franchement parler, Jane ne parut pas terriblement emballée de recevoir de mes nouvelles. D’un autre côté, elle ne sembla pas non plus trop furieuse. Tout juste vaguement lassée et vaguement amusée, comme d’habitude.
« L’idée ne te viendrait évidemment pas qu’il est six heures du matin par ici, n’est-ce pas ?
— Oh, mince. Désolé, choupette. J’ai complètement oublié. Tu veux que je rappelle plus tard ?
— Oh, maintenant que je suis réveillée, autant te parler. Je suppose que tu as extorqué le numéro à Donald, c’est ça ?
— Non, non. Donald a été ferme. Il aurait donné sa vie pour te protéger. Tu le sais. J’ai trouvé tout seul.
— Oh. Nous sommes un rusé petit chiot, à ce que je vois.
— Alors, tu t’amuses ?
— C’est pour ça que tu m’appelles, pour me demander ça ?
— Tu me manques, c’est tout. Je me sens seul.
— Oh, P’tit Chiot, je t’en prie, ne me joue pas la comédie. Pas au téléphone.
— Désolé. Non, en fait, j’ai appelé pour te demander si tu pouvais me rendre un service.
— C’est pour de l’argent ?
— De l’argent ? Non, bien sûr que non, que ce n’est pas pour de l’argent ! Quand t’ai-je jamais demandé de l’argent ?
— Par ordre chronologique ou par ordre de magnitude ?
— Ça va, ça va, ça va. Non, je voulais que tu me retrouves un étudiant de deuxième année.
— Tu veux que je fasse quoi ?
— Il s’appelle Steve Burns. Je croyais le trouver à Dickinson House, mais il n’est pas répertorié sur la page web. Il prend assez régulièrement son déjeuner chez PJ, le restaurant de pancakes sur Nassau, et il va parfois boire un Sam Adams à l’A&B.
— P’tit Chiot, tu n’es pas en train de me raconter que tu connais Princeton ? Je croyais qu’en allant en Autriche, l’an dernier, tu mettais pour la première fois les pieds dans un endroit plus excitant qu’Inverness.
— Bah, je connais des trucs, répondis-je d’un ton négligent. Tu serais stupéfaite de ce que je sais. Oh, et si par hasard tu passes toi-même chez PJ, tu peux laisser un message à Jo-Beth. Elle est serveuse là-bas. Tu devrais lui dire que Ronnie Cain en pince pour elle, mais qu’elle a intérêt à faire gaffe. Il a des morpions. Des morpions et une toute petite queue. Dis-lui bien tout ça.
— P’tit Chiot, tu as bu ?
— Moi ? Boire ?
— C’était le Dimanche du Suicide{Le dimanche qui suit la fin du trimestre des examens, à Cambridge, occasion de nombreuses beuveries. (N.d.T.).}, hier, non ? Ne me dis pas que tu es allé à la soirée au Seraph.
— J’ai peut-être été jeter un coup d’œil, si…
— Et boire un verre de punch à la vodka, et ensuite vomi sur toute la pelouse, exactement comme la semaine dernière. Remets-toi tout de suite au lit, P’tit Chiot. Au fait, tu as enfin terminé ta thèse ?
— Terminé », dis-je et, tandis que je parlais, ma main alla vers la souris près du clavier et je traînai le fichier du Meisterwerk dans la corbeille. « Tout est fini, achevé, consommé et réglé. » J’allai au menu spécial et je choisis Vider la Corbeille.
La Corbeille contient 1 élément. Il utilise 956K d’espace disque. Êtes-vous certain de vouloir le supprimer définitivement ?
« Oh oui, dis-je en cliquant sur OK. Consommé et réglé. Aucun doute.
— Oui, tu es ivre. Je te rappellerai un de ces jours. Souviens-toi, P’tit Chiot. Évite la vodka. »
Je raccrochai et regardai l’écran.
Hé bien. C’était réglé. Un crâne d’œuf du service informatique pourrait toujours le récupérer si je changeais d’avis.
Mais je ne pensais pas que je changerais d’avis.
Je décrochai de nouveau le téléphone et composai un numéro.
« Angus Fraser-Stuart.
— Oh, bonjour, docteur Fraser-Stuart. C’est Michael Young.
— À quoi puis-je vous être utile ?
— Ma thèse…
— Vous m’avez fait les corrections ?
— Hé bien, je sais à présent que vous ne lui avez pas vraiment rendu justice.
— Pardon, monsieur ?
— Est-ce que vous l’avez toujours ?
— L’original ? Je crois bien, oui. Dans un bureau, quelque part. Pourquoi voulez-vous le savoir ?
— Voilà, je me disais, si ce n’est pas trop vous demander, que vous pourriez la sortir et la regarder. »
Il émit de petits bruits de bouche et laissa choir le téléphone. J’entendis des tiroirs s’ouvrir et, en fond sonore, une étrange musique de gamelan toute en plinks, plonks et plunks.
« Je l’ai devant moi. Quelle nouveauté suis-je sensé y déceler ? Y a-t-il des fulgurances historiques rédigées à l’encre sympathique dans la marge qui viennent seulement d’apparaître ? Quoi ?
— Je suis désolé, j’aurais dû vous demander de faire ça depuis des semaines…
— Me demander quoi, jeune Young ? Mon temps n’est pas totalement dénué de valeur.
— Si vous prenez les vingt-quatre premières pages…
— Les vingt-quatre premières pages… oui. C’est fait. Et maintenant ? Je les mets en musique ?
— Non. Ce que je vous demande de faire, c’est de les rouler très très serré, pour former un tube. Ensuite, je vous demande de prendre ce tube et de vous le carrer bien profond dans votre gros cul vaniteux et satisfait et de le laisser là une semaine. Je pense que de la sorte, vous allez l’apprécier davantage. Bon après-midi. »
Je laissai retomber le combiné sur son reposoir et pouffai pendant un moment.
Le téléphone sonna. Je le laissai sonner. J’étais occupé à l’ordinateur. En train de taper toutes les paroles d’une chanson d’Oily-Moily.
Peut-être que j’allais faire fortune dans le rock’n’roll. C’était possible. Tout était possible.
Au bout d’un quart d’heure environ, je me levai et je me promenai d’une pièce à l’autre.
J’avais toujours adoré cette petite maison. À distance commode de Grantchester Meadows et des grands prés, mais pas trop éloignée du centre de l’action, je l’avais toujours vue ainsi. Pourtant, elle paraissait désormais à des kilomètres de tout.
À moins que ce ne soit moi qui me sente à des kilomètres de tout. Qu’est-ce qui n’allait pas ? D’où venait ce néant en moi ? Qu’est-ce qui manquait ?
J’entendis le volet du courrier s’ouvrir et se refermer, et j’entendis quelque chose tomber sur le paillasson. J’y allai voir de plus près.
Ce n’était que le journal local, le Cambridge Evening News, vis-je en baissant les yeux. Je devrais penser à résilier mon abonnement, me dis-je. Pas besoin de gaspiller de l’argent.
Je me mis à la table de la cuisine et je commençai à débarrasser la vaisselle du petit-déjeuner. Les choses se dérouleraient-elles ainsi, désormais ? Une vie passée à débarrasser la vaisselle de son propre petit-déjeuner ? Couverts pour une personne. Lave-vaisselle réglé sur lavage économique, bouchon sous vide pour le vin, dormir au milieu du lit.
Soudain, un petit farfadet surgit dans ma tête et se mit à danser.
Non… impossible. Je secouai la tête.
Le farfadet, sans se démonter, poursuivit sa gigue.
Écoute, me dis-je. Je ne vais même pas donner à ce démoniaque petit drôle la satisfaction d’aller voir et de vérifier. Ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible. Point barre.
Les talons pointus du farfadet commencèrent à me faire mal.
Oh, bon, ça va, bon sang. Je vais te montrer. Il n’y a rien. Rien.
Je gagnai le vestibule d’une démarche déterminée, furieux contre moi-même d’avoir cédé. Je me penchai, ramassai le journal et revins à la cuisine.
Ce n’est rien, dis-je. Ce ne sera absolument rien.
Je posai le journal sur la table, n’osant toujours pas vérifier. Mais j’aurais tout fait pour réduire au silence ce lutin obstiné.
UNE VICTIME D’AMNÉSIE ADMISE À ADDENBROOKE.
Je ne sais vraiment pas pourquoi je m’embête avec ça, me dis-je. Franchement, c’est lamentable. De toute évidence, un pauvre vieux pochard qui cherchait un lit pour la nuit. Pourquoi devrais-je même…
Un étudiant du collège St-John a été admis hier au soir à l’hôpital Addenbrooke, après avoir été découvert par la police de Cambridge en train de divaguer autour de la Place du marché dans un état de confusion aux petites heures du matin. On a découvert qu’il était parfaitement sobre, mais n’avait pas la moindre idée de son identité. Les tests anti-drogue se sont révélés négatifs. L’aspect singulier de l’affaire vient de ce que l’étudiant (dont le nom n’a pas été révélé tant que sa famille n’a pas été contactée), connu à St-John et originaire du Yorkshire, parlait avec ce qu’un observateur a qualifié d’“accent américain absolument parfait”. Un porte-parole d’Addenbrooke a déclaré ce matin…
Je volai jusqu’au téléphone.
« Hôpital Addenbrooke ?
— L’étudiant ? » déclarai-je, hors d’haleine. « L’étudiant qui est entré hier soir. L’amnésique. Il faut que je lui parle.
— Vous êtes un ami ?
— Oui. Un bon ami.
— Je vous transfère…
— Pavillon Butterworth.
— L’étudiant, répétai-je. Est-ce que je peux lui parler ? L’amnésique.
— Vous êtes un ami ?
— Oui ! faillis-je hurler. Son meilleur ami.
— Et comment vous appelez-vous, s’il vous plaît ?
— Young. Est-ce que je peux lui parler ?
— Je regrette, il a quitté l’hôpital il y a quelques heures.
— Comment ?
— Et si vous êtes vraiment son meilleur ami et que vous le voyez, pourriez-vous le convaincre de revenir ? Il a besoin de soins. Vous pouvez appeler le… »
Je n’écoutai pas le reste.
J’empoignai mes clefs et je courus vers le couloir.
C’était tellement simple. Je savais ce que je voulais.
Tellement simple. Toute la tornade furieuse de l’histoire s’effilait en une pointe unique comme un crayon infiniment aiguisé surplombant la page du présent. Une pointe tendue vers une chose si simple.
L’amour. Il n’y avait absolument rien d’autre. Toute cette rage, la fureur, la violence et le vent du tourbillon qui aspirait tant d’espoirs et disloquait tant de vies, se tendait en son centre vers le présent et vers l’amour.
Je me souvins d’une anecdote que m’avait racontée Leo, un jour. Un père et son fils prisonniers à Auschwitz, vers la fin. Ils s’étaient mis d’accord tous les deux, aussi maigres que soient les rations, de ne manger que la moitié de la nourriture qu’on leur donnait. Le reste, ils le garderaient et le cacheraient quelque part pour le moment qui approchait, ils le savaient, le moment de la marche de la mort vers l’Allemagne.
Un soir, le fils revint du travail et son père l’appela près de lui.
« Mon fils, dit-il, j’ai commis quelque chose d’affreux. La nourriture que nous conservions…
— Que lui est-il arrivé ? » demanda son fils, affolé.
« Un couple est arrivé hier. Ils avaient réussi je ne sais pas comment à dissimuler un livre de prières. Ils m’ont donné le livre de prières en échange de la nourriture. »
Et savez-vous ce que le fils a fait ? Il a serré son père contre lui et ils ont pleuré d’amour. Et cette nuit-là, qui était celle de la Pâque, tandis que le père et le fils lisaient le livre, toute la chambrée a célébré un Seder ensemble.
Je ne savais pas pourquoi cette anecdote me revenait alors que je me ruais vers le couloir. J’aurais pu me remémorer des histoires où les fils tuaient les pères pour un verre d’eau. Toutes les histoires qui comptent ne sont pas de pieuses anecdotes larmoyantes sur la bonté qui illumine les ténèbres.
C’est simplement qu’elle me rappelait cette pointe, cette simple pointe vers laquelle tend toute l’histoire, en dépit de sa violence, en dépit d’elle-même.
Le présent. L’amour. Voilà tout ce qui existait.
Dans le passé, j’avais connu de bons moments, mais cette partie était révolue. Elle était de l’histoire ancienne. Peut-être que ceci ne durerait pas, peut-être que ça ne marcherait pas. Mais c’était le futur.
Le présent. L’amour.
J’avais ouvert la porte et j’allais me ruer hors de la maison quand j’entendis le téléphone sonner.
Je restai planté là dix secondes à hésiter.
L’hôpital, sans doute. Simplement en train de me rappeler en utilisant l’affichage du correspondant. Devais-je répondre ?
Mais s’il avait trouvé mon numéro ? Ça n’avait rien de très sorcier. Ça pouvait être lui… ça pourrait être lui.
Je repartis à toute allure dans le bureau et décrochai le téléphone.
« Oui ? ahanai-je. C’est toi ?
— Ah, certainement, c’est moi, répondit Fraser-Stuart.
— Oh, allez vous faire foutre dans du chocolat ! » beuglai-je en raccrochant le téléphone de toutes mes forces, furieux.
« Dans du chocolat ? fit une voix derrière moi. Tu es vraiment bizarre, Mikey. »
Je pivotai. Il paraissait un peu pâle et fatigué. Il portait les cheveux plus longs, bien entendu, et je notai l’amorce d’une petite barbiche.
« La porte était ouverte », dit-il en matière d’excuse.
Je le regardai fixement.
« Hé bien, Mikey ? Tu ne vas pas dire quelque chose ? »
Je m’approchai de lui prudemment, de crainte qu’à tout moment il ne disparaisse, que la marée qui l’avait jeté vers moi ne revienne et le remporte.
« Alors, où ça se passe, ce Mardi-Gras ? demanda-t-il. Les librairies ? Qu’est-ce qu’on attend ? File-moi de l’ecstasy et sortons pour aller danser. »