Postface Stephen Fry Le baiser de l’Ancien et du Moderne Axel Orgeret Dechaume

« Thou shalt not question Stephen Fry. »

Dan le Sac vs Scroobius Pip

Thou Shalt Always Kill


Stephen Fry est grand.


Invité en octobre 2008 sur Never Mind The Buzzcocks, pop quizz comique diffusé par la BBC, il s’est vu poser la question ultime par l’animateur, Simon Amstell : « Stephen, puisque vous êtes là, Dieu existe-t-il ? » (« Stephen, while you’re here, does God exist ? »). Question à laquelle il répondit, avec sa nonchalance habituelle : « Non, très cher, non » (« No, darling, no. »).


En trente ans de bons et loyaux services rendus à l’humour britannique, Stephen Fry (né le 24 août 1957) est devenu l’une des icônes du paysage culturel de Sa Majesté. Acteur au théâtre puis au cinéma, écrivain, animateur de radio et de télévision, il est l’homme aux mille projets, dissertant le lundi en podcast de la beauté développée par Oscar Wilde dans Salomé, prêtant sa voix le mardi à la narration des jeux vidéo Harry Potter, interviewant Tony Blair le mercredi, rédigeant un manuel pratique de poésie le jeudi, créant le monde et les animaux le reste de la semaine. Fry est un excentrique, de ceux dont la Grande-Bretagne a le secret. Il conduit un black cab modèle 1968, où les lettres FRY ont remplacé TAXI. Il n’hésite pas à passer au vitriol l’aristocratie anglaise, raillant la consanguinité des fins de race et la nécessité d’en finir une bonne fois pour toutes avec les six cuisinières, les quatre métayers, les neuf soubrettes et les trois jardiniers du duc de Windsor, puis dîne à la table d’honneur au mariage du Prince Charles – faisant s’esclaffer ducs et barons en citant Wilde ou Groucho Marx.


Touche-à-tout insatiable, Stephen Fry est l’auteur de quatre romans, d’une autobiographie et de guides humoristiques concernant la musique classique et la poésie, a réalisé un film d’après Evelyn Waugh (Bright Young Things), écrit et joué quelques centaines de sketchs télévisés, enregistré la saga Harry Potter en livres audio destinés aux enfants – ainsi qu’un nombre incalculable de livres allant du Hitchhiker’s Guide To The Galaxy aux romans de Roald Dahl –, participé comme narrateur à l’élaboration du jeu vidéo avant-gardiste Little Big Planet, crié à qui voulait l’entendre que la rédaction du Daily Mail devrait être brulée en place publique, prêté sa voix à quantité de documentaires – sur la presse de Gutenberg, ses voyages en Amérique, les animaux en danger du Brésil ou le sida –, rédigé le livret de La Flûte enchantée pour Kenneth Branagh, joué le rôle principal de la série policière Kingdom


Ce qui marque de prime abord chez Fry, nez en angle droit mis à part, c’est sa voix.

La signature Fry, qui le rend immédiatement reconnaissable lorsqu’on la croise au détour d’une émission de la BBC, c’est ce timbre si particulier, cette manière de caresser chaque mot avant de lui rendre sa liberté, d’adopter un ton considéré comme posh tout en glosant sur le moyen le plus ergonomique de faire chauffer un lord torrie au micro-ondes. Cette façon de rythmer l’anglais, d’en modeler la prononciation pour en faire ressortir toute la beauté ou l’absurdité n’appartient qu’à Fry ; l’un des sketchs de A Bit of Fry & Laurie, intitulé « The Subject Of Language », où Fry joue un philologue déjanté en est un exemple probant. On la retrouve dans ses livres, et plus particulièrement dans Moab is My Washpot, son autobiographie, où la sensation d’écouter Fry se substitue volontiers à celle de le lire.


Stephen Fry est un produit du système éducatif britannique traditionnel, celui des public schools non mixtes et de leurs devises en latin, de l’apologie du cricket et du rugby, des blasers ornés des armoiries de l’une des houses de l’école, des coups de canne donnés par les prefects, de la sweets shop emplie de sucreries et de la confrontation d’Horace, Virgile et Cicéron, privilégiés par les professeurs aux envolées de Byron, Milton ou de Rilke, pourtant plus aptes à toucher des adolescents rebelles et rêveurs tel le jeune Fry.

Cette atmosphère si typique, brillamment décrite par Alec Waugh{Evelyn Waugh, son frère cadet, explorera le même univers dans son roman partiellement autobiographique Grandeur et décadence (Decline and Fall, 1928), quelques années plus tard.} dans son roman The Loom of Youth (1917), critiquée par Kingsley Amis dans Lucky Jim (1954) et par Lindsay Anderson dans le film If… (1968), sert de socle fondateur au premier roman de Stephen Fry, Mensonges, Mensonges (The Liar, 1992). L’auteur y décrit plusieurs années de la vie d’un jeune homme dans une public school. La narration à tiroirs, mêlant romans de campus et d’espionnage, manipule le lecteur avant de lui offrir une fin dévoilant un complot amoral qui donne une profondeur inattendue au récit : le Menteur est d’abord le protagoniste de l’histoire, Adrian, avant de s’avérer être l’auteur. Stephen Fry distille des éléments autobiographiques sur son expérience d’interne dans une public school traditionnelle – sa remarque insolente au directeur au détour d’un couloir (« Encore en retard Fry ? Tiens donc, moi aussi monsieur le directeur. » – « Late again Fry ? Really, so am I sir. »), la découverte de son homosexualité et les accès de cleptomanie qui lui vaudront une expulsion puis trois mois en prison –, et adresse un clin d’œil au professeur Trefusis{Personnage récurrent de vieux professeur oxfordien aussi désuet qu’érudit, apparu dans de nombreuses interventions Fry-esques à la radio et immortalisé dans le recueil Paperweight (1992).}, qui joue un rôle important dans le développement de l’intrigue. Le style Fry est bien identifiable{Comme le soulignera un critique du Sunday Times : « Voilà un premier roman plutôt brillant, le genre de livre que nous espérions et même, de manière dangereuse pour l’auteur, que nous attendions de Stephen Fry ».}, fluide et plein d’esprit, et l’auteur aborde les thèmes qui lui sont chers : la volonté d’être au centre de l’attention, d’être aimé et respecté, de parvenir à jouer avec les règles d’un système éducatif rigide, l’influence de professeurs pygmalions et les conflits avec une autorité paternelle pesante.



Stephen Fry découvre, adolescent, l’œuvre de celui qui deviendra l’une de ses principales influences, en tant qu’écrivain mais aussi en tant qu’humoriste : P. G. Wodehouse (1881–1975). Privilégiant un style léger au service d’intrigues qui dépeignent une aristocratie de l’entre-deux guerres obsédée par le mariage (et les nombreux efforts nécessaires pour l’éviter), l’œuvre de Wodehouse dépeint des personnages de trentenaires membres de l’upper class, aussi sots qu’inoffensifs, aux prises avec des oncles et tantes qui ne souhaitent qu’une chose : les voir se marier avec une fille de bonne famille qui saura leur inculquer les « valeurs » si chères aux gens nés du bon côté de la Tamise. L’œuvre la plus célèbre de Wodehouse demeure le « cycle de Jeeves ». Bertie Wooster, un jeune aristocrate, y narre les divers déboires auxquels il est confronté – entre autres la perte d’un pékinois, le vol d’un casque de policier, ou l’insistance d’une tante victorienne à lui faire épouser la fille d’un psychiatre antipathique –, dont il n’arrive à s’extirper que grâce à l’intervention de son valet Jeeves, archétype du majordome anglais, au goût impeccable et à l’érudition apparemment sans limite.

La légèreté est de mise, placée au service d’un humour redoutable qui se fonde partiellement sur l’argot désuet des membres du Drones Club{Club pour jeunes gentlemen, dont on trouve de nombreux récits dans le Drones Omnibus. Chacun rivalise de stupidité et/ou de naïveté pour se démêler de situations aussi improbables que cocasses.} : un « What Oh ! » par ci, un « Jolly good, old chum » par là. Une fois encore, c’est la manière d’utiliser l’anglais qui frappe chez Wodehouse, et par conséquent chez Fry : une approche linguistique exploitant les possibilités comiques d’un anglais aristocratique désuet, aussi rigide que la fameuse « lèvre supérieure » de tout bon gentleman britannique (stiff upper lip). Stephen Fry et son meilleur ami Hugh « Doctor House » Laurie, rencontré à Cambridge, incarneront respectivement Jeeves et Wooster dans une excellente adaptation télévisée de vingt-trois épisodes, diffusée entre 1990 et 1993 sur ITV, Jeeves & Wooster. La légèreté des nouvelles de Wodehouse n’y perd rien de son panache, Fry et Laurie s’étant parfaitement approprié la verve et l’humour du « cycle de Jeeves », l’un jouant le valet spinoziste et l’autre le gentleman oisif, toujours prompt à formuler des tactiques idiotes – avec un plaisir manifeste.


La complicité unissant Stephen Fry à Hugh Laurie les pousse à effectuer leurs débuts télévisés ensemble au début des années 1980. Après quelques émissions qui ne connaîtront pas la pérennité cathodique{The Cellar Tapes, There’s Nothing to Worry About !, Alfresco et The Crystal Tube.}, c’est avec A Bit of Fry and Laurie que le duo Fry/Laurie décroche un immense succès comique. Quatre saisons de A Bit of Fry and Laurie seront diffusées entre 1986 et 1995, soit une bonne centaine de sketchs à l’humour acide ou absurde. Le duo brocarde une Grande-Bretagne narcissique des années 1980–90, obsédée par l’argent, les vieilles traditions et les questions d’immigration. A Bit of Fry and Laurie permet à Hugh Laurie et à Stephen Fry de régler leurs comptes avec cette Angleterre hypocrite et de bon ton, qui écrit au Daily Mail pour se plaindre d’avoir entendu un fuck à la télévision tout en s’indignant que l’Église n’occupe plus la place qui était la sienne lorsqu’ils étaient enfants. L’héritage des Monty Python est assumé, lorsque le duo s’amuse à concocter en fin d’émission des cocktails aux noms absurdes (“a Stiff Cock”, “a Don’t Go In There Darling”, “an Illegal Immigrant”), à parodier un concours d’éloquence de jeunes conservateurs – où chaque orateur est jugé au nombre d’inepties qu’il parvient à placer dans un temps limité – ou à incarner un vieil aristocrate collectionneur de boxers souillés.

Le duo Fry/Laurie a imposé un style humoristique particulier, où le non sense soutient bien souvent une satire acerbe des mœurs de son temps, tout en offrant un divertissement remarquable de créativité. L’apparition de A Bit of Fry and Laurie dans le paysage télévisuel britannique de la fin des années 1980 s’inscrit dans l’émergence d’une nouvelle vague d’humoristes, parmi lesquels Rowan Atkinson, Ben Elton ou Richard Curtis. Stephen Fry et Hugh Laurie joueront d’ailleurs les guest stars dans plusieurs saisons de Blackadder, série comique culte outre-Manche – méconnue en France, hélas, à l’instar d’autres trésors de la télévision britannique. La génération actuelle d’humoristes anglais doit beaucoup à Fry et le lui rend bien. Ayant su tirer les leçons des frasques de Maître Fry, dans Never Mind The Buzzcocks (où son buzzer déclare « Je suis un putain de trésor national ! » – « I’m a national fucking treasure ! ») jusqu’à sa participation à un épisode d’Extras (où Fry humilie Rick Gervais{Acteur-scénariste à l’origine de la brillante série The Office, dans laquelle il joue un chef de bureau minable et tyrannique.} dans les toilettes des BAFTA Awards en lui reprochant d’utiliser des boites à rires et des punchlines ridicules), cette nouvelle génération sait lui rendre hommage et parodier son personnage de vieil érudit caustique ayant réponse à toutes les questions, y compris celles que personne ne se pose.

Répondre aux questions que personne ne se pose : voilà qui pourrait d’ailleurs résumer le quizz « intello » que Stephen Fry présente depuis 2003 sur la BBC, Q.I (non pas pour Quotient Intellectuel, mais bien pour Quite Interesting). Q.I, que Fry co-anime avec Alan Davies (le premier en mélange de Jeeves et de Maître Capello, le second en benêt charmant), est un étonnant mélange d’érudition, d’absurdité et de bons mots où défilent des célébrités dans un flot continu de réparties. La seule comparaison possible en France avec ce type de jeux comiques serait le Burger Quizz qu’avait fut un temps produit Alain Chabat.



Loin de se contenter de présenter l’un des TV shows les plus populaires de la BBC, Fry a également su s’attirer les faveurs du public et de la critique comme écrivain et essayiste. Il signe en 1993 L’Hippopotame (The Hippopotamus), partie de campagne où un critique littéraire sur le retour mène l’enquête sur d’étranges phénomènes mêlant guérisons miraculeuses et secrets de famille. L’hippopotame en question s’appelle Ted Wallace, narrateur cynique et caustique épris de whisky et de poésie. Fry adresse un clin d’œil au roman policier Made in Britain, dénouant l’intrigue lors d’un dîner familial où Ted dévoile la vérité à tous les personnages de l’histoire.

En 1997, Fry achève son autobiographie de jeunesse, Moab is My Washpot, puis le roman dont vous tenez la traduction française, Le Faiseur d’histoire (Making History), où un voyage dans le temps plonge un jeune universitaire britannique dans des aventures troublantes : modification du cours de l’Histoire, choc des cultures, disparition d’un abominable groupe de musique (Oily Moily)…

Enfin, il publie en 2001 L’Ile du Dr Mallo (The Stars’ Tennis Balls), version moderne du Comte de Monte Cristo et roman d’apprentissage où la vengeance, si elle se mange froide, est impitoyable et sans appel. Bien plus sombre que les précédents romans de Fry, L’Ile du Dr Mallo adopte un style plus classique et dépeint une Angleterre dominée par la fuite en avant du tout virtuel.

Les thèmes développés dans ses écrits – directement dans Moab is My Washpot, en filigrane dans Le Faiseur d’histoire et Mensonges, mensonges – traduisent la recherche opérée par Stephen Fry des éléments constituant son identité, qu’il s’agisse de ses origines juives ou de son homosexualité. Loin de s’autoproclamer héraut de la cause gay au Royaume-Uni, Fry a cependant, à plusieurs reprises, su se faire le messager de la colère et de l’incompréhension ressentie envers les positions de l’Église anglicane sur la question, sans parler des opinions exprimées par le Daily Mail, journal qu’il serait tentant de qualifier de poujadiste ou de vichyste s’il était français.



Des projets aux dehors sans doute légers, insouciants ou prétendument humoristiques, peuvent parfois témoigner des préoccupations plus sombres qui traversent Steven Fry : c’est le cas notamment de Peter’s Friends (1992), film écrit et réalisé par son ami Kenneth Branagh. En effet, si Peter’s Friends peint les retrouvailles hautes en couleurs d’un ancien groupe d’amis d’université à l’occasion des fêtes de Noël, et leur cortège de situations amusantes, il traite également de sujets plus dramatiques : la solitude, la désillusion, le deuil, l’érosion de l’amitié ; il se clôt sur l’aveu finale du personnage gay joué par Fry, révélant qu’il est atteint du Sida. C’est cette propension à ne pas affronter les sujets dramatiques de face, mais de manière détournée pour mieux en souligner l’importance, qui rend les doutes et les craintes de Stephen Fry si touchants.

Souffrant depuis son adolescence de dépression chronique, qui lui vaudra de nombreux passages à vides – dont le fameux abandon de la pièce de Simon Gray [voir encadré ci-dessous] –, Fry a élaboré le documentaire The Secret Life Of The Manie Depressive, qui remporta un Emmy Award. Lors d’un entretien, il utilise la pluie comme métaphore de la dépression dont il souffre de manière régulière : « S’il pleut, la plupart des gens savent que cela ne signifie pas qu’ils doivent commencer à construire une arche, puisque le soleil reviendra demain ou après-demain. Mais s’il pleut dans votre tête, presque par définition, cela veut dire que vous vous dîtes que le soleil ne reviendra jamais plus. Le propre de la dépression est de vous donner l’impression que votre vie est, et sera toujours, vide de sens et inutile. ». Les pages qu’il consacre à cette réflexion identitaire dans son autobiographie – qu’elles soient relatives à la dépression, l’homosexualité, les rapports conflictuels avec son père inventeur – font transparaître une émotion discrète mais poignante, ainsi que les conflits qui l’opposent au carcan social propre à une société britannique qu’il incarne pourtant si bien.


En février 1995, la pièce Cell Mates de Simon Gray (1936–2008) débute au Albery Theatre, à Londres, avec Stephen Fry et Rik Mayall à l’affiche. Quelques jours plus tard, Fry disparaît, laissant le dramaturge, les acteurs – et bientôt, le public – dans le désarroi et l’inquiétude. Un état d’anxiété qui va peu à peu se transformer en colère puis en polémique, lorsqu’il s’avère que Stephen Fry s’est réfugié aux Pays-Bas, apparemment en toute tranquillité. La presse ne tarde pas à prendre fait et cause pour Fry, accusant la difficulté de la pièce de Simon Gray d’avoir fait fuir l’acteur ! La pièce fait un échec, bien entendu, laissant l’auteur – également célèbre comme diariste – avec comme seule défense de raconter sa propre version des faits dans Fat Chance, journal attachant et remarquablement nuancé de ce que la brutale dépression nerveuse de Fry fit à son œuvre. Le retentissement de ces faits donne la mesure à la fois de la renommée de Fry et de l’amour du public britannique pour le théâtre.


Fort d’une assise importante au sein du monde culturel britannique, Stephen Fry place également sa réflexion dans le champ politique. S’il est sensible aux mythes et utopies chères aux poètes anglais, des visions mystiques de William Blake à l’Arcadie de Pete Doherty, il n’en demeure pas moins un observateur lucide de l’évolution culturelle et sociologique du Royaume-Uni. Il interviewait le 8 août 2007 Tony Blair, afin de discuter de l’état actuel de la Grande-Bretagne. En guise d’introduction, Fry déclarait : « Certaines personnes me demandent pourquoi je ne suis pas entré en politique, ce à quoi je rétorque que j’aime avoir la faculté de dire ce que je pense. J’ai constaté que la plupart de mes amis et connaissances qui sont devenus des acteurs du monde politique, aussi charmants qu’ils puissent être en privé autour d’un repas, changent dès qu’une caméra ou un micro est placé devant eux. Ils doivent adopter une sorte de neutralité, ne peuvent pas exprimer leurs convictions propres, ni même faire une légère plaisanterie sans offenser la moitié du pays. […] De plus, si vous restez fidèle à votre programme, vous serez considéré comme quelqu’un de têtu, alors que si vous cédez à l’opinion publique, vous serez considéré comme étant faible et à la merci des sondages. Margaret Thatcher a déclaré un jour que si elle marchait sur la Tamise, les gens diraient Peuh, elle ne sait même pas nager. »

Soucieux de vérifier si cette règle du mutisme forcé s’appliquait à Tony Blair, il s’est entretenu avec ce dernier de l’impact de la miniaturisation du numérique et du virtuel sur les relations entre presse, gouvernement et citoyens, mais aussi de la segmentation culturelle croissante de la société britannique et de la notion d’identité britannique (britishness) une identité qui serait distincte de l’identité écossaise, galloise ou encore irlandaise. L’évolution de la qualité de vie des différentes catégories sociales et le débat sur l’intégration et le multi-culturalisme ont également été abordés.

Stephen Fry s’est déclaré à de nombreuses reprises agacé par la conception moderne de l’éducation et a fortiori de la formation universitaire développée par Downing Street et le Parlement depuis les années 1970. Il est un fervent partisan d’un système éducatif privilégiant le développement personnel de l’élève – pour citer Montaigne : « L’élève n’est pas un vase que l’on remplit, c’est un feu qu’on allume » – et non les connaissances enseignées à des fins utilitaires à court terme, orientées exclusivement vers le monde de l’entreprise. Citoyen vigilant, Fry mène une réflexion socio-culturelle prônant une vision humaniste de la société, tout en soulignant l’importance des traditions héritées de l’époque victorienne.

Clin d’œil uranien à part, la vie et les opinions de Fry peuvent être considérées comme le baiser de l’Ancien et du Moderne.

S’il participe volontiers à un projet arty dépoussiérant un classique de la littérature britannique – il joue le pasteur de Tournage dans un jardin anglais (A Cock and Bull Story), adaptation d’une virtuose hystérie du Life and Opinions of Tristram Shandy de Lawrence Sterne –, il répond présent avec le même enthousiasme pour des adaptations de classiques de la culture populaire anglo-saxonne : V for Vendetta d’après Alan Moore, The Hitchhiker’s Guide To The Galaxy d’après Douglas Adams, Harry Potter d’après J. K. Rowling, etc. Il apparaît en policier incompétent dans Gosford Park (Robert Altman, 2001), vignette réussie d’une upper class anglaise désœuvrée et cynique, puis il accepte un rôle régulier dans la très américaine série Bones.

Héritier d’une tradition humoristique riche et typiquement british, de P. G Wodehouse à John Cleese, il a su passer le flambeau d’un humour acerbe et imaginatif à la nouvelle garde. Spécialiste de l’œuvre d’Oscar Wilde, amateur éclairé du courant décadentiste anglais (Swinburne, Rosetti, Thompson), passionné de musique classique, il n’en demeure pas moins un rhéteur redoutable utilisant le podcast comme tribune, rédige une colonne dédiée aux nouvelles technologies dans The Guardian et voue une admiration quasi-religieuse à Jonathan Ive, le concepteur de l’iPod.


Et à ceux qui lui reprochent d’en savoir trop, il rétorque :

« Les gens me reprochent parfois de savoir beaucoup de choses. “Stephen” disent-ils, la voix pleine de reproches, “tu sais beaucoup de choses”. Cela revient exactement au même que de dire qu’elle possède beaucoup de sable à une personne qui a juste quelques grains de sables collés dans la paume de sa main. Si l’on prend en compte la vaste quantité de sable présente dans ce monde, une telle personne ne possède de toute évidence pas beaucoup de sable. Nous ne possédons pas de sable. Nous sommes tous ignorants. Il existe des plages, des déserts et des dunes de connaissance dont nous ne soupçonnons même pas l’existence, sans parler d’y avoir jamais mis les pieds. Les personnes dont nous devons nous méfier sont celles qui pensent connaître ce qu’il faut savoir. »

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