XI


Le père

— Vous annoncerez le commissaire Maigret !

Il souriait malgré lui, parce que c’était sa première sortie et qu’il était heureux de marcher comme tout le monde ! Il en était même fier, d’une fierté d’enfant qui fait ses premiers pas !

Et pourtant il avait une démarche molle, vacillante. Le domestique ayant oublié de le faire asseoir, il dut attirer un siège à lui, car il sentait déjà une sueur inquiétante lui perler au front.

Le valet de chambre à gilet rayé ! Une tête de paysan promu à un plus haut grade et qui en ressentait un orgueil insensé !

— Si Monsieur veut se donner la peine de me suivre… M. le procureur va recevoir Monsieur tout de suite…

Le valet ne se doutait pas de ce qu’un escalier peut être pénible à gravir. Maigret tenait la rampe. Il avait chaud. Il comptait les marches… Encore huit…

— Par ici… Un instant…

Et la maison était exactement telle que Maigret l’avait imaginée ! Il était dans le fameux bureau du premier étage, qu’il avait tant de fois évoqué !

Un plafond blanc, aux lourdes solives de chêne verni. Un âtre immense. Et surtout des bibliothèques qui couvraient tous les murs…

Il n’y avait personne. On n’entendait pas les pas, dans la maison, car tous les planchers étaient garnis d’épais tapis.

Alors Maigret, malgré sa hâte d’être assis, marcha vers le bas des bibliothèques, là où un treillage métallique et un rideau vert défendaient les livres contre les regards.

Il eut de la peine à passer son doigt dans une maille du treillage. Il attira le rideau. Derrière, il n’y avait plus rien, que des rayons vides !

Et quand il se retourna, il vit M. Duhourceau qui avait assisté à cette expérience.

— Voilà deux jours que je vous attends… J’avoue…

À jurer qu’il avait maigri de dix kilos ! Ses joues étaient ravagées. Et surtout les plis de la bouche étaient deux fois plus profonds.

— Asseyez-vous, je vous en prie.

M. Duhourceau était mal à l’aise. Il n’osait pas regarder le visiteur en face. Il s’assit lui-même à sa place habituelle, devant un bureau chargé de dossiers.

Alors Maigret jugea qu’il serait plus charitable d’en finir en quelques mots. Plusieurs fois le procureur lui avait manqué. Plusieurs fois aussi il s’était vengé de lui. Maintenant, il n’était pas loin de le regretter.

Un homme de soixante-cinq ans, tout seul dans cette grande maison, tout seul dans la ville dont il était le plus haut magistrat, tout seul dans la vie…

— Je vois que vous avez brûlé vos livres.

Il n’y eut pas de réponse. Rien qu’un peu de sang rose aux pommettes du vieillard.

— Permettez-moi d’en finir d’abord avec la partie judiciaire de l’affaire… Je crois, d’ailleurs, qu’à l’heure qu’il est, tout le monde est d’accord là-dessus…

« Samuel Meyer, qui est ce que j’appellerai un aventurier bourgeois, c’est-à-dire un commerçant patenté naviguant dans les eaux défendues, a l’ambition de faire de son fils un homme important…

« Études de médecine… Le docteur Meyer devient l’assistant du professeur Martel… Tous les rêves d’avenir lui sont permis…

« Premier acte : à Alger. Le vieux Meyer reçoit des complices qui le menacent… Il les expédie dans l’autre monde…

« Deuxième acte : à Alger toujours. Il est condamné à mort. Sur les conseils de son fils, il simule une méningite. Et le fils le sauve.

« Celui qui va être enterré sous son nom est-il déjà mort à ce moment-là ? Nous ne le saurons sans doute jamais !

« Le fils Meyer, qui prend désormais le nom de Rivaud, n’est pas un de ces hommes qui ont besoin de s’épancher. Il est fort. Il se suffit à lui-même…

« C’est un ambitieux ! Un être d’une intelligence aiguë, qui connaît sa valeur et qui veut en profiter coûte que coûte…

« Une seule faiblesse : il tombe vaguement amoureux d’une petite malade et il l’épouse, pour s’apercevoir, un peu plus tard, qu’elle est sans intérêt…

Le procureur ne bougeait pas. Pour lui aussi, cette partie du récit était sans intérêt. Il attendait la suite avec autrement d’angoisse.

— Le nouveau Rivaud expédie son père en Amérique. Il s’installe ici avec sa femme et sa jeune belle-sœur… Il installe enfin sa belle-mère à Bordeaux…

« Et, bien entendu, ce qui doit arriver arrive… Cette jeune fille qu’il a sous son toit l’intrigue, l’irrite, finit par le séduire.

« C’est le troisième acte. Car, à ce moment, le procureur de la République, par des moyens que je ne connais pas encore, est sur le point de découvrir la vérité sur le chirurgien de Bergerac.

« Est-ce exact ?

Et, nettement, sans une hésitation, M. Duhourceau répliqua :

— C’est exact.

— Donc, il faut le faire taire… Rivaud sait que ce procureur a une manie relativement inoffensive… Les livres érotiques, qu’on appelle par euphémisme : éditions pour bibliophiles…

« C’est la manie des vieux garçons qui ont de l’argent à dépenser et qui trouvent trop fade une collection de timbre-poste…

« Rivaud va s’en servir… Sa belle-sœur vous est présentée comme une secrétaire modèle… Elle viendra vous aider à certains classements… Et elle vous forcera peu à peu à lui faire la cour…

« Excusez-moi, monsieur le procureur… Ce n’est pas difficile… Le plus difficile, c’est ceci : Françoise est enceinte… Et il faut, pour vous avoir à merci, que vous soyez persuadé que l’enfant est de vous…

« Rivaud ne veut plus fuir à nouveau, changer de nom, chercher une autre situation… On commence à parler de lui… L’avenir est magnifique…

« Françoise réussit…

« Et, bien entendu, quand elle vous annonce qu’elle va être mère, vous marchez…

« Désormais, vous ne direz plus rien ! On vous tient ! Accouchement clandestin à Bordeaux, chez Joséphine Beausoleil, où vous continuerez à aller voir ce que vous prenez pour votre enfant…

« C’est la Beausoleil elle-même qui me l’a dit…

Et Maigret, par pudeur, évitait de regarder son interlocuteur.

— Comprenez-vous ? Rivaud qui est un arriviste ! Un homme supérieur ! Un homme qui ne veut pas être entravé par son passé ! Il aime réellement sa belle-sœur ! Eh bien ! malgré cela, le souci de l’avenir est plus fort et il tolère qu’une fois au moins elle passe dans vos bras. C’est la seule question que je me permettrai de vous poser. Une fois ?…

— Une fois !

— Après, elle s’est dérobée, n’est-pas ?

— Sous divers prétextes… Elle avait honte…

— Mais non ! Elle aimait Rivaud ! Elle ne vous avait cédé que pour le sauver…

Maigret continuait à éviter de regarder vers le fauteuil de son interlocuteur. Il fixait l’âtre où flambaient trois belles bûches.

— Vous êtes persuadé que l’enfant est de vous ! Désormais, vous vous tairez ! Vous êtes reçu à la villa ! Vous allez à Bordeaux voir votre fille…

« Et voilà le drame. En Amérique, Samuel – notre Samuel de Pologne et d’Alger – est devenu complètement fou… Il a assailli deux femmes, aux environs de Chicago, et les a achevées d’un coup d’aiguille dans le cœur… Cela, je l’ai découvert dans les archives…

« Pourchassé, il arrive en France… Il n’a plus d’argent… Il gagne Bergerac… On lui donne des fonds pour disparaître à nouveau, mais, en partant, dans une nouvelle crise, il commet un autre forfait…

« Le même !… Strangulation… Aiguille… C’est dans le bois du Moulin-Neuf, qui conduit de la villa du docteur à la gare… Mais soupçonnez-vous déjà la vérité ?…

— Non ! je le jure.

— Il revient… Il recommence… Il revient encore et il rate… Chaque fois Rivaud lui a donné de l’argent pour s’en aller… Il ne peut pas le faire interner… Il peut encore moins le faire arrêter…

— Je lui ai dit qu’il fallait que cela finisse.

— Oui ! Et il a pris ses dispositions en conséquence. Le vieux Samuel lui téléphone. Son fils lui dit de sauter du train un peu avant la gare.

Le juge était blafard, incapable d’une parole, d’un mouvement.

— C’est tout ! Rivaud l’a tué ! Il ne tolérait rien entre lui et l’avenir pour lequel il se sentait fait… Pas même sa femme, qu’il aurait envoyée un jour ou l’autre dans un monde meilleur !… Car il aimait Françoise, dont il avait une fille… Cette fille que…

— Assez !

Alors Maigret se leva, simplement, comme après une visite quelconque.

— C’est fini, monsieur le procureur.

— Mais…

— C’était un couple ardent, voyez-vous ! Un couple qui n’admettait pas d’obstacles ! Rivaud avait la femme qu’il lui fallait : Françoise qui, pour lui, acceptait votre étreinte…

Il ne parlait plus qu’à un pauvre bonhomme incapable de réactions.

— Le couple est mort… Il reste une femme qui n’a jamais été bien intelligente, ni bien dangereuse : Mme Rivaud, qui recevra une pension… Elle ira vivre avec sa mère dans un logement de Bordeaux ou d’ailleurs… Ces deux-là ne parleront pas…

Il prit son chapeau sur une chaise.

— Moi, il est temps que je rentre à Paris, car mon congé est fini…

Il fit quelques pas vers le bureau, tendit la main.

— Adieu, monsieur le procureur…

Et, comme son interlocuteur se précipitait sur cette main avec une reconnaissance qui menaçait de se manifester par un flot de paroles, il trancha :

— Sans rancune !

Il sortit derrière le valet de chambre en gilet rayé, retrouva la place mijotant dans le soleil, atteignit non sans peine l’Hôtel d’Angleterre où il dit au patron :

— Pour aujourd’hui, enfin, des truffes en serviette, du foie gras du pays… Et l’addition !… On fout le camp !


La Rochelle, « Hôtel de France », mars 1932.


FIN


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