V


Les souliers vernis

— Oui, madame… À l’Hôtel d’Angleterre… Il est bien entendu que vous êtes tout à fait libre de ne pas venir.

Leduc venait de sortir. Mme Maigret montait l’escalier. Le docteur, sa belle-sœur et le procureur étaient arrêtés sur la place, près de l’auto de Rivaud.

C’était à Mme Rivaud, qui devait être seule chez elle, que Maigret téléphonait. Il la priait de venir à l’hôtel, ne s’étonnait pas d’entendre une voix inquiète à l’autre bout du fil.

Mme Maigret écoutait la fin de la conversation, se débarrassait de son chapeau.

— C’est vrai qu’il y a encore eu une agression ?… J’ai rencontré des gens qui se précipitaient vers le Moulin-Neuf…

Maigret ne répondit pas, absorbé qu’il était par ses réflexions. Il voyait peu à peu changer le mouvement de la ville. La nouvelle circulait rapidement et des gens de plus en plus nombreux convergeaient vers un chemin s’amorçant à gauche de la place.

— Il doit y avoir un passage à niveau !… murmura Maigret, qui commençait à connaître la topographie de la ville.

— Oui ! C’est une longue rue, qui ressemble d’abord à une rue de ville et qui finit en chemin de terre. Le Moulin-Neuf est après le deuxième tournant. Il n’y a d’ailleurs plus de moulin, mais une grosse ferme, aux murs blancs. Quand je suis passée, on attelait des bœufs, dans une cour pleine de volailles. Il y a entre autres de beaux dindons.

Maigret écoutait à la façon d’un aveugle à qui on décrit un paysage.

— Il y a beaucoup de terres ?

— Ici, ils comptent par journaux. On m’a dit deux cents journaux, mais je ne sais pas combien cela fait. En tout cas, les bois commencent tout de suite. Plus loin, on croise la grand-route qui va à Périgueux…

Les gendarmes devaient être là-bas, et les quelques gardiens de la paix de Bergerac. Maigret les imaginait allant et venant à grandes enjambées dans les broussailles, comme pour une battue au lapin. Et les groupes arrêtés sur la route, les gosses grimpés sur les arbres…

— Maintenant, tu devrais me laisser. Retourne là-bas, veux-tu ?

Elle ne discuta pas. Comme elle sortait, elle croisa une jeune femme qui entrait à l’hôtel et elle se retourna avec étonnement, peut-être avec un rien de mauvaise humeur.

C’était Mme Rivaud.


— Asseyez-vous, je vous en prie. Et pardonnez-moi de vous avoir dérangée, surtout pour si peu de chose. Car je me demande même si j’ai des questions à vous poser ! Cette affaire est tellement embrouillée…

Il ne la quittait pas des yeux et elle restait comme hypnotisée sous son regard.

Maigret était étonné, mais pas désorienté. Il avait vaguement deviné que Mme Rivaud l’intéresserait, et il s’apercevait que c’était une figure beaucoup plus curieuse qu’il n’avait osé l’espérer.

Sa sœur Françoise était fine, élégante, et rien en elle ne trahissait la campagne ou la petite ville.

Mme Rivaud attirait beaucoup moins le regard et ce n’était même pas ce que l’on peut appeler une jolie femme.

Elle avait entre vingt-cinq et trente ans. Elle était de taille moyenne, un peu grasse. Ses vêtements étaient faits par une petite couturière, ou alors, s’ils sortaient d’une bonne maison, elle ne savait pas les porter.

Ce qui frappait le plus en elle, c’étaient ses yeux inquiets, douloureux. Inquiets et pourtant résignés.

Par exemple, elle regardait Maigret. On sentait qu’elle avait peur, mais qu’elle était incapable de réagir. En exagérant un peu, on pourrait dire qu’elle attendait d’être frappée.

Très petite bourgeoise. Très comme il faut ! Maniant machinalement un mouchoir dont elle pourrait se tamponner les yeux au besoin !

— Il y a longtemps que vous êtes mariée, madame ?

Elle ne répondait pas tout de suite ! La question lui faisait peur. Tout lui faisait peur !

— Cinq ans ! soufflait-elle enfin d’une voix neutre.

— Vous habitiez déjà Bergerac ?

Et à nouveau elle regardait Maigret pendant un long moment avant de répondre.

— J’habitais l’Algérie, avec ma sœur et ma mère.

Il osait à peine continuer, tant il sentait que le moindre mot était capable de l’effaroucher.

— Le docteur Rivaud a habité l’Algérie ?

— Il est resté deux ans à l’hôpital d’Alger…

Il regardait les mains de la jeune femme. Il avait l’impression qu’elles ne s’harmonisaient pas tout à fait avec sa tenue de bourgeoise. Ces mains-là avaient travaillé. Mais c’était délicat d’amener la situation sur ce terrain.

— Votre mère…

Il ne continua pas. Elle faisait face à la fenêtre et voilà qu’elle se levait, tandis que son visage exprimait l’effroi. En même temps, on entendait claquer dehors une portière d’auto.

C’était le docteur Rivaud qui descendait de sa voiture, pénétrait en courant dans l’hôtel, frappait rageusement à la porte.

— Vous êtes ici ?

Il dit cela à sa femme, sans regarder Maigret, d’une voix sèche, puis il se retourna vers le commissaire.

— Je ne comprends pas… Vous avez besoin de ma femme ?… Dans ce cas, vous auriez pu…

Elle baissait la tête. Maigret observait Rivaud avec un doux étonnement.

— Pourquoi vous fâchez-vous, docteur ? J’ai éprouvé le désir de faire la connaissance de Mme Rivaud. Je suis malheureusement incapable de circuler et…

— L’interrogatoire est terminé ?

— Il ne s’agit pas d’un interrogatoire, mais d’un entretien paisible. Quand vous êtes entré, nous parlions de l’Algérie. Vous aimez ce pays ?

La quiétude de Maigret n’était qu’apparente. Toute son énergie était mise en œuvre, tandis qu’il parlait lentement. Il fixait ces deux êtres qu’il avait devant lui, Mme Rivaud qui paraissait prête à pleurer, Rivaud qui regardait autour de lui comme pour chercher des traces de ce qui s’était passé, et il voulait comprendre.

Il y avait quelque chose de caché. Il y avait quelque chose d’anormal.

Mais où ? Mais quoi ?

Il y avait quelque chose d’anormal aussi chez le procureur. Seulement tout cela était confus, embrouillé.

— Dites-moi, docteur, c’est en soignant votre femme que vous avez fait sa connaissance ?

Regard rapide de Rivaud à Mme Rivaud.

— Laissez-moi vous dire que cela importe peu. Si vous le permettez, je reconduirai ma femme en voiture et…

— Évidemment… Évidemment…

— Évidemment quoi ?

— Rien !… Pardon !… Je ne savais même pas que je parlais à voix haute… C’est une curieuse affaire, docteur ! Curieuse et effrayante. Plus j’avance et plus je la trouve effrayante. Par contre, votre belle-sœur a été prompte à reprendre son sang-froid après une émotion aussi forte. C’est une personne énergique !

Et il voyait Rivaud rester immobile, en proie à un malaise, attendant la suite. Est-ce que le docteur ne croyait pas que Maigret en savait beaucoup plus qu’il n’en disait ?

Le commissaire se sentait avancer, mais soudain tout fut bouleversé, les théories qu’il échafaudait, la vie de l’hôtel, de la ville.

Cela commença par l’arrivée sur la place d’un gendarme à vélo. Le gendarme contourna un pâté de maisons, se dirigeant vers celle du procureur. Au même moment, la sonnerie du téléphone retentit et Maigret décrocha.

— Allô ! ici l’hôpital. Est-ce que le docteur Rivaud est toujours chez vous ?

Le docteur prit nerveusement le cornet, écouta avec stupeur, raccrocha, si ému qu’il resta un bon moment à regarder dans le vide.

— On l’a retrouvé ! dit-il enfin.

— Qui ?

— L’homme !… Du moins un cadavre… Dans le bois du Moulin-Neuf…

Mme Rivaud les fixait tour à tour sans comprendre.

— On me demande si je puis pratiquer l’autopsie… Mais…

Et voilà que c’était son tour, frappé par une pensée, de regarder Maigret soupçonneusement.

— Quand vous avez été attaqué… c’était dans le bois… vous avez riposté… vous avez tiré au moins un coup de revolver…

— Je n’ai pas tiré.

Et une autre idée venait au médecin, qui se passait la main sur le front dans un geste fébrile.

— La mort remonte à plusieurs jours… Mais alors, comment Françoise, ce matin ?… Venez…

Il emmenait sa femme, qui se laissait conduire docilement, et un peu plus tard il la faisait prendre place dans sa voiture. Le procureur, lui, avait dû téléphoner pour commander un taxi, car il en arrivait un en face de chez lui. Et le gendarme repartait. Ce n’était plus la curiosité du matin. C’était une fièvre plus violente qui s’emparait de la ville.

Tout le monde, bientôt, y compris le patron de l’hôtel, se dirigea vers le Moulin-Neuf et il n’y eut que Maigret à rester dans son lit, le dos raide, son regard lourd braqué sur la place chaude de soleil.


— Qu’est-ce que tu as ?

— Rien.

Mme Maigret qui rentrait ne voyait son mari que de profil, mais elle comprenait qu’il y avait quelque chose, qu’il regardait dehors d’un air trop farouche. Elle ne fut pas longue à deviner et elle vint s’asseoir au bord du lit, prit machinalement la pipe vide qu’elle se mit en devoir de bourrer.

— Ce n’est rien… Je vais essayer de te donner tous les détails… J’étais là quand on l’a trouvé et les gendarmes m’ont laissée approcher…

Maigret regardait toujours dehors mais, tandis qu’elle parlait, ce furent d’autres images que celles de la place qui s’imprimèrent sur sa rétine.

— À cet endroit-là, le bois est en pente… Il y a des chênes au bord de la route… Puis c’est un bois de sapins… Des curieux étaient arrivés avec des autos qui stationnaient au tournant, sur le bas-côté… Les gendarmes d’un village voisin contournaient le bois, afin de cerner l’homme… Ceux d’ici s’avançaient lentement et le vieux fermier du Moulin-Neuf les accompagnait, un revolver d’ordonnance à la main… On n’osait rien lui dire… Je crois qu’il aurait abattu l’assassin…

Maigret évoquait le bois, le sol couvert d’aiguilles de pin et les taches d’ombre et de lumière, les uniformes des gendarmes.

— Un gamin qui courait au côté du groupe a poussé un cri en montrant une forme étendue au pied d’un arbre…

— Des souliers vernis ?

— Oui ! Et des chaussettes de laine grise tricotées à la main. J’ai bien regardé, parce que je me suis souvenue de…

— Quel âge ?

— Peut-être cinquante ans. On ne sait pas exactement… Il avait la face contre terre… Quand on a découvert son visage, j’ai dû regarder ailleurs parce que… tu comprends !… il paraît qu’il y a au moins huit jours qu’il est là… J’ai attendu qu’on recouvre la tête d’un mouchoir… J’ai entendu dire que personne, en tout cas, ne le connaît. Ce n’est pas quelqu’un du pays…

— Une blessure ?

— Un grand trou à la tempe… Et quand il est tombé, il a dû mordre la terre dans son agonie…

— Qu’est-ce qu’ils font maintenant ?

— Tout le pays arrive. On empêche les curieux d’entrer dans le bois. Lorsque je suis partie, on attendait le procureur et le professeur Rivaud… Ensuite, on transportera le corps à l’hôpital pour l’autopsie…

La place était déserte comme jamais encore Maigret ne l’avait vue. En tout et pour tout, un petit chien couleur café au lait qui se chauffait au soleil.

Et midi sonna, lentement. Des ouvriers et des ouvrières sortirent d’une imprimerie, dans une rue voisine, se précipitèrent vers le Moulin-Neuf, la plupart à vélo.

— Comment est-il habillé ?

— En noir, avec un pardessus droit… C’est difficile à dire, à cause de l’état dans lequel…

Mme Maigret en avait mal au cœur. Pourtant elle proposa :

— Veux-tu que je retourne là-bas ?…

Il resta seul. Il vit revenir le patron de l’hôtel, qui lui cria, du trottoir :

— Vous êtes au courant ?… Dire qu’il faut que je vienne servir mes déjeuners !…

Et le silence, le ciel uni, la place jaune de soleil, les maisons vides.

Ce ne fut qu’une heure plus tard qu’il y eut un bruit de foule dans une rue proche : le corps qu’on ramenait à l’hôpital et que tout le monde escortait.

Puis l’hôtel se remplit. La place s’anima. Des verres s’entrechoquèrent au rez-de-chaussée. Des coups timides furent frappés à la porte et Leduc entra, hésitant à esquisser un léger sourire.

— Je peux entrer ?

Il s’assit près du lit, alluma sa pipe avant de reprendre la parole.

— Et voilà !… soupira-t-il alors.

Il fut étonné, quand Maigret se tourna vers lui, de voir un visage souriant et surtout d’entendre prononcer :

— Alors, content ?

— Mais…

— Et tous ! Le docteur ! Le procureur ! Le commissaire ! Tous ravis, en somme, de la bonne farce que l’on joue au méchant policier de Paris ! Il s’est trompé sur toute la ligne, le policier ! Il s’est cru très intelligent, il a fait tant de manières qu’à certain moment on était sur le point de le prendre au sérieux et que même certains ont eu peur…

— Tu avoueras que…

— Que je me suis trompé ?

— On a retrouvé l’homme, quoi ! Et la description correspond à celle que tu as faite de l’inconnu du train. Je l’ai vu. Un individu entre deux âges, plutôt mal habillé, encore qu’avec une certaine recherche. Il a reçu une balle dans la tempe, presque à bout portant, autant qu’on en puisse juger dans l’état où…

— Oui !

— M. Duhourceau est d’accord avec la police pour croire qu’il s’est suicidé, voilà une huitaine de jours, peut-être tout de suite après t’avoir attaqué.

— On a retrouvé l’arme près de lui ?

— Justement ! Ce n’est pas tout à fait cela. On a retrouvé dans la poche de son pardessus un revolver où il ne manquait qu’une balle…

— La mienne, parbleu !

— C’est ce qu’on va essayer d’établir… S’il s’est suicidé, l’affaire se simplifie… Se sentant traqué, sur le point d’être pris, il…

— Et s’il ne s’est pas suicidé ?

— Il y a des hypothèses très plausibles… Un paysan, la nuit, peut avoir été attaqué par lui et avoir tiré… Puis, ensuite, avoir eu peur des complications, ce qui est assez dans l’esprit des campagnes.

— Et l’attentat contre la belle-sœur du docteur ?

— Ils en ont parlé aussi. On est en droit de penser qu’un mauvais plaisant a simulé une agression et…

— Autrement dit, on a envie d’en finir ! soupira Maigret en exhalant une bouffée de fumée qui s’étira en forme d’auréole.

— Ce n’est pas tout à fait vrai ! Mais il est évident qu’il est inutile de traîner les choses en longueur et que, du moment…

Maigret rit de l’embarras de son collègue.

— Il y a encore le billet de chemin de fer ! dit-il. Il faudra qu’on explique comment ce billet est venu de la poche de notre inconnu au corridor de l’Hôtel d’Angleterre…

Leduc regardait obstinément le tapis cramoisi et soudain il se décida à prononcer :

— Veux-tu un bon conseil ?

— C’est de laisser tout cela tranquille ! De me rétablir le plus vite possible et de quitter Bergerac…

— Pour venir passer quelques jours à la Ribaudière, comme c’était convenu entre nous ! J’en ai parlé au docteur, qui dit qu’avec des précautions on pourrait dès maintenant te transporter là-bas…

— Et le procureur, qu’est-ce qu’il a dit, lui ?

— Je ne comprends pas.

— Il a dû mettre son grain de sel aussi. Est-ce qu’il ne t’a pas rappelé que je n’ai absolument aucun titre, sinon celui de victime, à m’occuper de cette affaire ?

Pauvre Leduc ! Il voulait être gentil ! Il tenait à ménager tout le monde ! Et Maigret était impitoyable !

— Il faut reconnaître qu’administrativement…

Et soudain, prenant son courage à deux mains :

— Écoute, vieux ! J’aime mieux être franc ! Il est certain que, surtout après ta petite comédie de ce matin, tu as plutôt mauvaise presse dans le pays. Le procureur dîne chaque jeudi avec le préfet et il m’a dit tout à l’heure qu’il lui parlerait de toi, afin que tu reçoives des directives de Paris. Il y a surtout une chose qui te fait du tort : cette distribution de billets de cent francs… On dit…

— Que je veux encourager la lie de la population à vider son sac…

— Comment le sais-tu ?

— … que je prête l’oreille à des insinuations malpropres et qu’en somme j’excite le mauvais esprit… Ouf !

Leduc se tut. Il n’avait rien à répondre. C’était bien là son avis, au fond. Plusieurs minutes plus tard, il risqua timidement :

— Si encore tu avais vraiment une piste !… Dans ce cas-là, je dois dire que je changerais d’avis et que…

— Je n’ai pas de piste ! Ou plutôt j’en ai quatre ou cinq. Ce matin, j’espérais que deux d’entre elles au moins me conduiraient à quelque chose. Eh bien ! non. Elles m’ont claqué dans la main !

— Tu vois !… Tiens ! Encore une gaffe, et peut-être une des plus graves, parce qu’elle te vaut un ennemi féroce… Cette idée de téléphoner à la femme du docteur !… Alors qu’il est tellement jaloux que peu de gens peuvent se vanter de l’avoir vue !… C’est tout juste s’il la laisse sortir de la villa…

— Et pourtant il est l’amant de Françoise ! Il ne serait donc jaloux que de l’une et pas de l’autre ?

— Cela ne me regarde pas. Françoise va et vient. Elle fait même de l’auto toute seule. Quant à la femme légitime… Bref, j’ai entendu Rivaud dire au procureur qu’il considérait ta démarche comme une goujaterie et que, en arrivant ici, il avait une forte envie de t’apprendre à vivre…

— Cela promet !

— Que veux-tu dire ?

— Que c’est lui qui fait mes pansements et sonde la plaie trois fois par jour !

Et Maigret rit, trop largement, trop bruyamment pour que ce fût sincère.

Il rit comme quelqu’un qui s’est mis dans une situation ridicule et qui s’obstine, parce qu’il est trop tard pour reculer, mais qui ne sait pas du tout comment s’en tirer.

— Tu ne vas pas déjeuner ? Il me semble t’avoir entendu parler de confit d’oie…

Et il rit encore ! Il y avait une partie passionnante à jouer ! Il y avait à faire partout, dans le bois, à l’hôpital, à la ferme du Moulin-Neuf, chez le docteur et dans la grave maison du procureur, à rideaux peut-être, partout enfin, et du confit d’oie à manger, et des truffes en serviette, et toute une ville que Maigret n’avait même pas vue !

Lui était bouclé dans un lit, à une fenêtre et il avait envie de crier chaque fois qu’il esquissait un geste un peu brusque ! On devait lui bourrer ses pipes parce qu’il était incapable de se servir de son bras gauche, si bien que Mme Maigret en profitait pour le mettre au régime !

— Tu acceptes de venir chez moi ?

— Quand ce sera fini, je le promets.

— Mais puisqu’il n’y a plus de fou !

— Est-ce qu’on sait ? Va déjeuner ! Si on te demande quelles sont mes intentions, réponds que tu n’en sais rien ! Et maintenant, au travail !

Il disait cela exactement comme s’il eût été en tête à tête avec une tâche matérielle écrasante, comme de brasser de la pâte à pain, ou de remuer des tonnes de terre.

Et il avait en effet beaucoup de choses à remuer : un amas confus, inextricable.

Mais c’était dans le domaine immatériel : des visages plus ou moins flous qui hantaient sa rétine, visage grognon et hautain du procureur, visage inquiet du docteur, pauvre figure chiffonnée de sa femme qui avait été soignée à l’hôpital d’Alger – soignée de quoi ? – silhouette nerveuse et trop décidée de Françoise… Et Rosalie qui rêvait toutes les nuits, au grand désespoir de son fiancé – au fait, est-ce qu’ils couchaient déjà ensemble ? Et cette insinuation à l’égard du procureur – des choses qui auraient été étouffées ! Et cet homme du train qui n’avait sauté du wagon en marche que pour tirer sur Maigret et mourir ! Leduc et la nièce de sa cuisinière – tellement dangereux, cela ! Le patron de l’hôtel qui avait déjà eu trois femmes – mais il avait un tempérament à en tuer vingt !

Pourquoi Françoise avait-elle ?…

Pourquoi le docteur avait-il ?…

Pourquoi ce cachottier de Leduc ?…

Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Et on voulait se débarrasser de Maigret en l’envoyant à la Ribaudière ?

Il rit une dernière fois d’un rire d’homme gros. Et quand sa femme entra un quart d’heure plus tard, elle le trouva béatement endormi.


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