11. Un rêve à Harkovar

Durant les derniers jours qu’il avait passés à bord du Vaisseau de Yeldred, la tristesse d’Adelrune avait commencé à se dissiper. Il pleurait toujours Jarellène, mais la flamme de sa jeunesse brûlait fortement, et avec chaque souffle qu’il exhalait, une infime fraction de sa douleur le quittait. Certains jours, en s’éveillant, il lui était arrivé de se sentir comme s’il avait abrité cette douleur depuis sa naissance, sans savoir qui il pleurait. Maintenant qu’il savait enfin quelle mort l’avait affecté si longtemps, la peine était plus facile à supporter.

Et il allait enfin, après tout ce temps, se mettre en route pour chez lui ; la perspective lui accordait un peu, sinon de joie, du moins certainement de plaisir, qui se mêlait parfois étrangement au reflux de sa douleur.

Sawyd avait rempli ses bagages de provisions et y avait ajouté divers objets utiles, dont le plus important était une carte des contrées avoisinantes. Une bourse à sa ceinture contenait quelques pièces de monnaie, et plusieurs autres étaient dissimulées dans ses vêtements, par mesure de précaution contre le vol. Il portait l’armure que lui avait remise l’Owla, le bouclier dont Sawyd lui avait fait cadeau, et s’appuyait sur la lance qui avait appartenu à Kadul. Il examina son reflet dans un petit étang alimenté par la marée et dut reconnaître qu’il ne faisait pas mauvaise figure.

Il sortit la carte de ses bagages et l’étudia. Sawyd lui avait indiqué leur position avant qu’ils n’atteignent la côte. Le Kestrel avait accosté aux marges d’un pays nommé Aurann, lequel n’abritait qu’une population clairsemée. Il était ponctué de maints petits villages ; les seules villes dignes de ce nom étaient loin à l’est. Faudace se trouvait au sud-ouest : selon la carte, la côte obliquait davantage vers l’ouest que vers le sud sur une longue distance. Adelrune n’éprouvait aucun désir de visiter une cité et de fait aurait préféré éviter toute habitation humaine : il ressentait un besoin de solitude. Mais l’idée de revenir à Faudace à pied était dépourvue d’attraits ; Adelrune avait résolu d’acquérir une monture s’il en trouvait une. L’argent que Sawyd l’avait pressé d’accepter y suffirait amplement.

Il marcha en direction du sud-ouest, le long de la côte, jusqu’au coucher du soleil. Il se contenta de l’abri d’un petit buisson pour la nuit : on était au cœur de l’été, et l’air resta tiède jusqu’à l’aube.

Le jour suivant, il arriva à un petit village côtier nommé Alraba. Ses habitants se montrèrent d’abord soupçonneux, puis prudemment amicaux une fois qu’il eût prouvé ses bonnes intentions. Ils n’avaient pas d’animaux de selle, mais on lui assura qu’il se trouvait des chevaux au plus proche village vers l’intérieur des terres. Il paya une piécette de cuivre pour l’usage d’une petite cabane appartenant à une pêcheuse. Tandis qu’il préparait son lit, une simple pile de vieux sacs de toile qui fleuraient la saumure et les algues, le plus jeune fils de la pêcheuse vint le regarder. Il ne devait pas avoir plus de six ans ; à demi-nu, la peau foncée par le soleil, les cheveux en bataille et les ongles crasseux.

— Z’êtes vraiment un gueurier ?

— Je suis un chevalier.

— C’est quoi un chfalier ?

Adelrune réfléchit à la question et, à sa grande surprise, fut incapable de trouver une réponse claire. Le gamin le regardait, attendant patiemment. Finalement, étrangement mal à l’aise, Adelrune répondit :

— Un chevalier, c’est un guerrier qui a fait preuve de sa valeur… et qui s’est engagé à respecter un code d’honneur… Tu comprends ?

Le petit garçon secoua la tête.

— Eh bien… Je suis un chevalier parce qu’un roi m’a adoubé.

— Z’avez vu un roué ?

— Oui, j’ai connu un roi.

— L’était comment, le roué ?

— C’était un vieil homme avec une longue barbe grise, et de longs cheveux gris, et des yeux bleu vif, comme les tiens. Il portait un grand manteau avec des images brodées dessus avec du fil brillant.

— Et une couronne ?

— Oui, il portait une couronne aussi. Un petit cercle d’or, très mince.

— Beuuu… S’pas une couronne, ça !

Et le petit garçon s’en fut. Adelrune le regarda rentrer dans la maison de sa mère. Pendant un moment, secoué par l’incrédulité de l’enfant, il lui sembla que, s’il avait prétendu être un roi lui-même, ou un magicien, il n’aurait pas menti davantage que lorsqu’il avait affirmé être un chevalier.

*

Le matin venu, Adelrune quitta le village, s’en fut vers l’est. Au milieu de l’après-midi, il atteignit le prochain village, où l’on cultivait les champs et élevait du bétail. On y fut moins impressionné par son accoutrement, mais aussi moins amical qu’à Alraba. En réponse aux questions d’Adelrune, on le dirigea vers un homme revêche qui avait un hongre à vendre. L’animal paraissait en bonne santé au regard inexpérimenté d’Adelrune, et d’un tempérament calme, ce qu’il considérait comme essentiel. Il possédait un large savoir théorique sur les chevaux, ayant lu plusieurs traités sur le sujet, mais Riander n’avait pas d’écurie, et du temps qu’Adelrune vivait à Faudace, il ne s’était jamais tellement approché d’un cheval. Une monture placide ferait parfaitement son affaire.

Le propriétaire dévisageait Adelrune avec un sourire méprisant ; après un moment, il lui demanda avec brusquerie s’il était prêt à acheter ou pas. Adelrune lui demanda quel était son prix. L’homme exigea une forte somme ; Adelrune marchanda et réduisit le prix quelque peu, mais l’homme sortait quand même largement gagnant de l’échange. De toute façon, l’argent de Sawyd couvrirait la dépense. Après avoir payé un supplément pour le harnachement, Adelrune mena sa nouvelle monture hors de sa stalle, attacha la selle et essaya, avec beaucoup d’efforts et de répétitions, de monter.

L’ex-propriétaire s’esclaffa devant le spectacle d’Adelrune perdant prise et retombant à terre, mais en fin de compte le jeune homme parvint à s’asseoir solidement en selle. Le cheval s’ébroua bruyamment, comme en guise de commentaire sur son habileté, mais se tint autrement tranquille.

— Est-ce qu’il a un nom ? demanda Adelrune, qui n’avait pas pensé à ce détail jusqu’alors.

Mais l’homme revêche haussa les épaules et lui tourna le dos, maintenant que le spectacle était terminé.

Adelrune claqua les talons contre les flancs du cheval et sa monture avança au pas. Avec une assurance croissante, il la dirigea hors du village et prit la direction du sud, suivant un sentier qui serpentait à travers les champs.

« Quel nom te conviendrait ? » demanda Adelrune au cheval après quelque temps. Il fit semblant d’attendre une réponse, puis, comme rien ne venait, émit diverses suggestions. Il faillit choisir Bruno, mais la teinte rousse de la robe du cheval apparaissait plus vivement avec le coucher du soleil, et en fin de compte il opta pour Griffin.

Il campa dans un bouquet de chênes, entrava son cheval et s’endormit bientôt. Quand il s’éveilla, comme il s’y était attendu d’après ses lectures, ses jambes étaient tellement endolories qu’il pouvait à peine marcher. Il se força à exécuter une série d’exercices qui rendirent la douleur supportable, puis remonta en selle avec un grognement.

Les jours passèrent. Adelrune s’accoutumait à ce moyen de transport. Griffin était une bonne monture, point trop rapide, mais fiable et tolérante. Le pays d’Aurann était principalement constitué de plaines herbeuses, et ils pouvaient couvrir beaucoup de chemin en peu de temps. De temps à autre, Adelrune s’arrêtait à une auberge pour la nuit, davantage pour Griffin que pour lui-même. Il s’assurait chaque fois que le cheval était bien nourri et soigné ; il savait qu’il en prenait un soin au mieux médiocre et s’efforçait d’apprendre par l’exemple en regardant agir les palefreniers.

Après deux semaines, il franchit la frontière aurannaise et s’aventura dans une région vallonnée que personne ne revendiquait. Adelrune vérifiait sans cesse leur progression sur la carte, essayait de déceler quelle était la meilleure voie à travers les collines. Leur chemin était maintenant plus ardu, mais Griffin se débrouillait bien. On disait les collines habitées par des tribus d’hommes sauvages, sinon par des créatures plus dangereuses, mais Adelrune ne vit jamais le moindre signe d’une telle présence, sauf, une fois, un feu solitaire brûlant dans une lointaine vallée.

Finalement, la monture et le cavalier émergèrent des collines. Ils étaient arrivés, s’il fallait en croire la carte de Sawyd, dans la saillie la plus occidentale du Duché de Donpeï. Cette contrée était trop loin de la côte pour apparaître autrement que comme une zone vierge sur la carte. Devait-il chercher un village ou se diriger droit au sud-ouest sans perdre de temps ? Adelrune ne parvenait pas à se décider sur la marche à suivre. Sa décision fut prise d’elle-même quand, ayant mis pied à terre à un ruisseau pour remplir sa gourde et laisser Griffin étancher sa soif, il vit trois hommes sortir du couvert de l’autre côté du ruisseau et pointer leurs hallebardes dans sa direction.

Ils portaient des jupes de cuir par-dessus des pantalons amples et des chemises de tissu grossier, tout en tons de brun sombre et de gris. Chacun arborait un couvre-chef spectaculaire : un énorme cône de feutre de plus de deux pieds de hauteur, muni d’un large bord qui plongeait dans l’ombre le visage de son porteur.

Adelrune les jaugea d’un regard. Ils tenaient leurs armes maladroitement, mais avaient pris une formation défensive efficace. Ils étaient loin d’être des soldats professionnels ; leur intention était davantage de se protéger de lui que de l’attaquer. Ils faisaient probablement partie d’une quelconque milice. Quoi qu’il en soit, si Adelrune prenait soin de ne pas avoir l’air menaçant, il désamorcerait probablement la situation ; et même si une bataille devait s’ensuivre, il pouvait se défendre ou simplement prendre la fuite.

— Bien le bonjour, dit-il d’un ton courtois. Je suis Adelrune de Faudace, un voyageur.

Griffin, qui avait relevé la tête lorsque les trois hommes étaient apparus, fit quelques pas vers Adelrune, s’ébrouant nerveusement.

— Oui-da, la bête est vraie, murmura l’un des hommes.

— Ça prouve rien. Il n’a point de fer sur lui, répondit un autre.

— Et l’armure ? Elle est pleine de fer, nenni ? demanda le troisième.

Adelrune ne saisissait pas la teneur de la discussion. Il décida d’ignorer leurs paroles et reprit :

— Je me dirige au sud-ouest ; pourriez-vous me dire ce qu’il y a dans cette direction ?

Le troisième homme qui avait parlé cracha sur le sol.

— Tu sais fortement bien ce qu’il y a par là. Tu es pris de ce côté, et maintenant tu veux t’en retourner. Je te le dis qu’on ne te le permettra point.

— Je suis désolé ; je ne comprends rien à ce dont vous parlez.

— Eh bien, si tu veux comprendre, traverse l’eau et viens toucher ma lame. Alors je te le dirai.

Le troisième homme tenait sa hallebarde la lame à l’horizontale, dans un geste mi-moqueur, mi-menaçant.

Adelrune hésita, puis traversa le ruisseau en deux enjambées et empoigna la lame de la hallebarde. Les trois hommes poussèrent des exclamations de surprise et celui qui avait parlé le premier déclara :

— Je vous l’avais bien dit que c’était point un cacolycte !

Adelrune leva un sourcil.

— Eh bien, messire ? J’attends votre explication.

— Ah… Bien, je vous demande pardon, d’abord. On pensait que vous étiez une ombre, voyez-vous. Surtout avec votre lance, qui n’est point de métal. Et puis vous n’avez point de pare-sorts sur la tête.

— Je n’ai rien d’un fantôme, dit Adelrune, lâchant la hallebarde.

Les trois hommes paraissaient détendus et tenaient leurs armes d’une manière qui n’était plus hostile. Craignant toujours quelque ruse, Adelrune gardait une ferme prise sur la sienne.

— Oui, on le voit maintenant que vous avez traversé l’eau et touché le fer. Comme ça, vous êtes vraiment un voyageur ? C’est qu’on n’en voit point par ici, la plupart des années.

— Je suis un voyageur, oui. Je me rends à la ville de Faudace, loin au sud-ouest. Vous semblez dire que le chemin est dangereux.

— Pour ça oui, messire, mais ça porte malchance d’en parler à l’extérieur, où on peut être entendu. Laissez-nous vous emmener à Harkovar, on vous parlera là-bas.

Adelrune aurait préféré poursuivre son voyage sur l’heure, mais la prudence lui conseillait d’accompagner les trois hommes ; quoi qui se trouvât au sud-ouest, cela semblait une source d’influences néfastes. Il alla prendre la bride de Griffin et suivit les hommes pendant quelques milles, jusqu’à un petit village blotti à l’intérieur d’un lourd mur de pierre.

Il y avait un portail dans le mur, fait de troncs d’arbres liés entre eux par de minces lanières de métal formant un dessin géométrique complexe. Des gardes avaient été postés devant le portail et au sommet du mur ; on n’ouvrit que quand les trois hommes se furent portés garants d’Adelrune.

Une fois à l’intérieur, les hommes abandonnèrent leurs hallebardes et les remirent à une vieille femme qui surveillait un petit arsenal. Ils enlevèrent aussi leurs chapeaux pour essuyer leurs fronts en sueur. Débarrassés des chapeaux qui les avaient dissimulés, leurs visages devinrent soudainement très typés. Ils avaient été trois étrangers virtuellement identiques ; c’étaient maintenant un jeune homme blond à peine adulte ; un homme laid, d’âge moyen, qui devait être son père ; et un grand gaillard aux cheveux foncés, dans la force de l’âge, dont le nez cassé gâchait un visage autrement sans défaut.

L’homme aux cheveux foncés, celui qui avait parlé le dernier des trois, déclara :

— Je suis Thran. Voilà Lovell et son paternel, Preiton.

— Je suis Adelrune, se présenta une deuxième fois le jeune chevalier.

— Viendrez-vous prendre un coup avec nous, Adelrune ? Maintenant qu’on est en dedans, on peut parler sans trop de soucis.

— Fort bien.

Les maisons du village étaient elles aussi bâties en pierre. Leurs fenêtres étroites étaient garnies de lourds volets, mais à l’intérieur des murs plutôt qu’à l’extérieur. Les portes étaient tout aussi étroites et paraissaient massives. Les villageois, dont un sur cinq portait un de ces étranges chapeaux coniques, regardaient Adelrune les yeux écarquillés. Une femme chapeautée, croisant son chemin, fit un geste rituel et s’en fut en toute hâte.

— Puis-je vous demander pourquoi certaines personnes portent leurs chapeaux, mais pas vous ?

Lovell, le jeune homme blond, expliqua :

— C’est les plus prudents, ceux qui craignent la Reine même à l’intérieur de l’enceinte et en plein jour.

— Les chapeaux vous protègent donc contre l’adversité ?

— Pour sûr ! Vous devez venir de vraiment loin si vous ne savez point ça. On ne porte point de pare-sorts dans votre pays ?

— Non.

— Voyez-vous ça !

— Dites-moi, demanda Adelrune, qui guide votre conduite ici, en général ? Avez-vous un conseil d’anciens, des prêtres, des prophètes ou des didacteurs ? Une Règle ?

— Rien de tout ça, répondit Preiton. Avant, on avait l’envoyé du Duc qui vivait dans le château, là, et qui nous disait quoi faire (il pointait le doigt vers une maison un peu plus grande que ses voisines, et qui ne paraissait pas mériter autrement son titre grandiose), mais il est reparti à la capitale il y a belle et on est laissés à nous-mêmes, maintenant. Les vieux savent comment vivre et ils apprennent aux moutards. Comment ça se fait-il chez vous ?

Adelrune se rendit compte que Preiton était agacé par ce qui devait lui avoir semblé de la condescendance de sa part. Il essaya de réparer les dégâts.

— Dans la ville d’où je viens, il y a des gens qui enseignent la Règle aux enfants. Il y a des Didacteurs, des églises et des presbytères, mais ce n’est guère différent d’ici.

Preiton hocha la tête, quelque peu radouci.

Ils arrivèrent à un grand bâtiment – plus grand en fait que le fameux « château » – dont la porte était grande ouverte. Des marches descendaient à une pièce d’où émanait la musique immémoriale de gens occupés à boire. Adelrune attacha la bride de Griffin à un pilier de pierre.

— Y aura-t-il des problèmes si je laisse ma monture ici ?

— Point aucun. Il n’y a point de voleurs à Harkovar, dit Thran, embarrassant Adelrune en répondant à la question qu’il n’avait pas osé poser.

Tous quatre descendirent l’escalier et débouchèrent dans une grande salle commune mal éclairée ; on leur indiqua une table du coin. Tout en sirotant des chopes de bière à peine alcoolisée, Thran, Lovell et Preiton fournirent des explications.

— On est beaucoup loin de la capitale, ici, et beaucoup près de la Forêt, moins qu’une journée de marche. Le Duc ne vient jamais ici sauf qu’il y a la guerre ou quand c’est un nouveau Duc qui vient de s’asseoir sur le trône, vous voyez ? Alors on nous laisse tout seuls pendant des années. Il faut qu’on se défende par nous-mêmes, alors c’est pour ça qu’on a le mur et les patrouilles pour dénicher les ombres errantes.

— Mais contre quoi vous défendez-vous au juste ?

— La Forêt, pardi ! s’exclama Lovell.

— Il veut dire qu’est-ce qui est dans la Forêt, gamin, le reprit Preiton. Elle est très vieille, cette forêt, voyez-vous. Autrefois, elle s’étendait partout, jusqu’à la mer au loin, mais maintenant elle est beaucoup plus petite, et toute brisée en petits morceaux. La Forêt d’ici est le plus grand morceau qui en reste, mais il paraît que tous les morceaux, même s’ils sont séparés, ils se touchent quand même. Personne ne sait comment, mais c’est ce qu’Ulrick a dit quand il est venu avec le jeune Duc, il y a cinq ans de ça.

— Ulrick, c’est le magicien du Duc, intervint Lovell.

— C’est ça. Alors la vieille Forêt, elle est pleine de choses étranges et mauvaises. De temps en temps, il y a un crétin qui décide d’aller se promener à l’orée durant le jour, histoire de prouver qu’il est point un couard. Ceux qui reviennent, ils sont toujours blancs comme des linges ; des fois il y en a qui reviennent point, comme le fils de Thracia, qui est point revenu. Ils disent qu’ils ont entendu des voix qui parlent dans des langues que personne comprend. Un gars a raconté qu’il a regardé entre les arbres et qu’il a vu un ours avec la face d’un homme qui poussait sur son épaule. La face de l’homme, ses yeux étaient fermés mais sa bouche s’agitait, comme quelqu’un qui essaie de se réveiller d’un cauchemar…

Thran parla à son tour.

— Et puis la Forêt envoie des ombres, Ulrick appelait ça des cacolyctes. Elles se promènent surtout au crépuscule ou dans la nuit, mais les plus solides peuvent endurer la lumière du soleil. On peut les reconnaître parce qu’elles peuvent point toucher de fer, et elles brûlent quand elles essaient de traverser l’eau courante. Si vous les laissez vous toucher, elles vous estropient, et si on les regarde dans les yeux, on devient aveugle. Ou parfois elles touchent quelqu’un, elles le regardent, et rien ne se passe, et il attend des jours et des jours de mourir, et à la fin il en devient fou.

— Et vous pensiez que j’étais une telle créature.

— Moi, je savais que vous étiez vrai à cause du cheval, à cause que les ombres n’ont point de chevaux, dit Lovell, ce qui fit hausser les épaules à Preiton.

— Et pouvez-vous me dire qui est cette Reine que les gens craignent tellement ?

Preiton eut un geste pour conjurer le mauvais sort et Thran répondit à voix basse.

— La Reine règne sur la Forêt. C’est elle qui envoie son mal dehors. C’est une grande sorcière ; elle peut faire tout ce qu’elle veut avec ses sortilèges. Depuis des années, la Forêt était plus tranquille qu’avant. Il y en avait qui disaient que la Reine était partie au loin, ou bien qu’elle était morte. Mais il y a deux ans, les choses se sont gâtées, c’est comme ça qu’on a su qu’elle était revenue. Un jour, au matin, tout le monde a trouvé un portrait de la Reine sur le seuil de sa porte. Elle avait envoyé sa magie à travers le mur, pour mettre toutes ces images aux portes. J’en ai encore un frisson dans le dos quand j’y pense.

Il y eut un long silence. Adelrune se demandait ce qu’il allait faire. Rappelant à sa mémoire la carte de Sawyd, il jugea qu’il lui faudrait probablement se diriger droit vers l’ouest jusqu’à la côte, puis la suivre en direction du sud pendant de nombreuses lieues.

Il avala une gorgée de bière puis rompit le silence, demandant s’il y avait une auberge où il pourrait passer la nuit.

— Il y a point d’auberge ici, dit Preiton. Il faudrait loger chez quelqu’un. Je peux vous loger pour la nuit et je vous demanderai point cher.

Ils se mirent d’accord sur une somme. Adelrune paya la bière et s’en fut avec Preiton et Lovell. Ils firent un crochet par les étables du village, qui abritaient la demi-douzaine de chevaux de labour que possédaient diverses familles, et laissèrent Griffin en compagnie de ses semblables. Quand ils furent arrivés à la maison de Preiton, ils furent accueillis par une fille de seize ans, qui se révéla être la femme de Lovell. Elle dévisagea longuement Adelrune, dit « Comme ça, le voilà, l’étranger » et n’ouvrit pas une autre fois la bouche de la soirée.

Ils mangèrent un modeste souper, après quoi Preiton s’assit près du feu et rumina, le regard perdu dans les flammes. Lovell joua quelques parties de dames avec Adelrune, puis se leva pour lui montrer sa chambre, un petit recoin fermé par un rideau, de toute évidence destiné aux enfants à venir.

Lovell donna un coup de coude discret à Adelrune et lui murmura à l’oreille :

— J’ai quelque chose à te montrer, si t’es point peureux.

— Je ne m’effraie pas facilement.

Lovell s’agenouilla et tira quelque chose d’une fissure dans le mortier du mur.

— Thran parlait des images de la Reine, tu te souviens ? Quand on les a trouvées, on les a toutes jetées au feu. Sauf que j’ai gardé la mienne. Je suis point comme les vieux, j’ai point peur. Tu veux la voir ?

Adelrune regarda le portrait, et son sang se glaça dans ses veines. Il avait déjà vu l’image que lui tendait Lovell. C’était la Reine de Coupes, la carte à jouer qu’il avait jadis donnée à Œil-de-Braise.

Lovell le laissa prendre la carte et l’examiner. Ce n’était pas, bien sûr, exactement la même carte qu’il avait donnée à Œil-de-Braise. Le dos de celle-là était couvert de losanges blancs et rouges ; le dos de celle-ci montrait un entrelac de tiges végétales, vert sombre sur fond noir. Le dessin chatoyait désagréablement lorsqu’il le regardait de plus près ; il retourna la carte. L’image était la même que celle qui apparaissait sur sa carte à jouer : la Reine de Coupes, noire de cheveux, assise sur son trône, tenant un calice d’argent dans une main et un sceptre dans l’autre. Adelrune avait souvent joué aux cartes avec Riander ; les figures lui avaient toujours paru n’être que des symboles conventionnels, presque abstraits. Mais isolément, d’une façon ou d’une autre, la représentation de la Reine de Coupes était porteuse d’une charge de malice indéniable.

Adelrune rendit la carte à Lovell et se sentit immédiatement soulagé. Avec un large sourire, Lovell la replaça dans sa cachette. C’était un prodige, pensa Adelrune, que Lovell ne soit pas affecté par l’aura de la carte. De deux choses l’une : ou il n’avait pas la moindre sensibilité, ou bien son courage était à la mesure de celui de Sire Actavaron… Lovell souhaita bonne nuit à Adelrune et alla se coucher. Adelrune passa de l’autre côté du rideau et se déshabilla pour la nuit.

*

La couche d’Adelrune était si petite qu’il devait dormir replié sur lui-même. L’air nocturne était chaud et humide ; il se réveillait sans cesse, baigné de sueur, en proie à l’impression de ne plus pouvoir respirer. Il rêva d’une obscurité trouée par des douzaines d’étoiles rouge sang et d’une femme à la chevelure noire dont le regard était plongé dans un bassin rempli d’encre, où tremblait une image fantomatique, noir sur noir.

Il se réveilla une nouvelle fois et entendit un lointain cri d’alarme. Il se leva, marcha jusqu’à la lourde porte de la maison. Rêvait-il encore ? Le cri se répéta. Ce n’était pas un cri humain, mais le hennissement d’un cheval paniqué. Celui de Griffin. Adelrune revint en courant à sa chambre, saisit sa lance et son bouclier, débarra et ouvrit la porte, puis s’élança dans la nuit.

Le sol s’inclina sous ses pieds, puis se pencha dans l’autre sens, comme s’il se trouvait à bord du Kestrel sur une grosse mer. Le ciel nocturne était empli d’étoiles ; plusieurs d’entre elles clignotaient avec une lueur rouge. Il entendit le hennissement de Griffin de nouveau. Pendant un instant, Jarellène courut à ses côtés et il lui sourit, le cœur gonflé d’amour ; mais alors il se rappela qu’elle était morte, et son image s’évanouit. La nuit était emplie d’une odeur de girofle. Lorsqu’il eut tourné le coin de la dernière maison, il se retrouva dans un jardin d’ombres, de fougères et de lierre aux feuilles noires, de murs moussus à demi écroulés, de mares aux eaux calmes qui réfléchissaient les étoiles.

Il aperçut, au centre du jardin, une femme drapée de velours incrusté de joyaux, tenant un gobelet de métal. Elle le vit et lui sourit, lui fit de sa main libre signe d’approcher. Les yeux d’Adelrune louchaient et n’arrivaient pas à accommoder. Il ne parvenait pas à distinguer clairement le visage de la femme, qui ne lui apparaissait que comme une pâle tache floue, encadrée de tresses sombres. Sa gorge était sèche ; sa chair brûlait de fièvre. Il fit un pas vers la femme, un autre.

Il sentit quelque chose toucher mollement son poignet gauche, comme un énorme insecte. Il secoua le bras pour s’en débarrasser, mais l’insecte gardait sa prise. Il essaya de le chasser d’une chiquenaude, mais sa main droite tenait sa lance et ses mouvements étaient maladroits.

Quelque chose d’autre égratigna douloureusement son œil gauche ; il rejeta sa tête vivement vers l’arrière et il leva les bras pour protéger son visage. Un coup violent en plein ventre lui coupa le souffle. Il tomba sur le sol et se réveilla.

Il se trouvait au beau milieu d’Harkovar, non loin des écuries ; Preiton se tenait devant lui et criait, le bras levé, prêt à le frapper de nouveau. Adelrune laissa tomber sa lance et son bouclier, secoua la tête.

— Je suis réveillé, Preiton, je ne dors plus !

— Qu’est-ce qui s’est passé, au nom du Divin ? Vous êtes sorti de la maison en courant dans le noir, vous me voyiez point et m’entendiez point non plus…

Adelrune passa sa langue sur ses lèvres desséchées. Il ressentait une soif brûlante, presque plus forte que la peur qui le glaçait.

— Je crois que j’ai vu la… la personne sur la carte dont vous m’avez parlé. Je rêvais, mais c’était peut-être plutôt un sort.

Preiton eut le même geste protecteur que la veille. Son regard se durcit. Adelrune pouvait presque lire ses pensées. Il lui déclara :

— Je vous remercie de m’avoir réveillé, Preiton. Il aurait pu m’arriver malheur si j’avais dû continuer à rêver. Afin de prévenir d’autres ennuis du genre, je suggère que nous restions tous deux éveillés jusqu’à l’aube ; après quoi, je quitterai Harkovar.

Une certaine gêne se lisait sur le visage de Preiton, mais l’homme hocha la tête. Il ramena Adelrune chez lui ; Lovell et sa femme étaient debout eux aussi. Preiton leur ordonna sèchement de retourner au lit, et ils obéirent sans discuter.

Preiton et Adelrune s’assirent de part et d’autre de la table. Preiton, après avoir fixé son pare-sorts solidement sur sa tête, posa une hachette devant lui et fixa froidement Adelrune. Tous deux maintinrent un silence tendu. Adelrune, habitué maintenant à se priver de sommeil, laissa passer les heures sans trop d’inconfort. Quand Preiton, vaincu par la fatigue, commença à s’assoupir, il toussa poliment pour le réveiller.

Enfin, l’orient s’éclaira ; Preiton se leva avec un grognement d’effort. Adelrune l’imita, s’en fut quérir ses possessions. Il se vêtit de son armure et chargea son sac sur son dos.

— Allons chercher mon cheval, si vous le voulez bien.

Une fois rendus aux portes d’Harkovar, les sentinelles en poste les entrebâillèrent juste assez pour laisser passer Adelrune et sa monture.

— Je suis beaucoup navré, dit Preiton.

Adelrune haussa les épaules.

— Ce n’est rien. Je n’aurais pas pu rester plus longtemps, de toute façon.

— Et où ce que vous allez maintenant ?

Les chevaliers ne mentent pas ; et dans ce cas-ci, Adelrune n’avait même pas envie d’éluder la vérité. Il dit simplement : « Voir la Reine. »

Preiton le regardait bouche bée, son visage paraissant minuscule sous son énorme couvre-chef.

— Je crois que mon rêve était un genre d’appel, expliqua Adelrune. Je ne crois pas que je pourrais échapper à la Reine en fin de compte, quand bien même j’y consacrerais tous mes efforts. Je préfère donc lui faire face maintenant. Une fois déjà, j’ai affronté un magicien ; ce ne fut pas facile, mais je m’en suis tiré. Peut-être serai-je chanceux aujourd’hui encore.

Preiton se mordit les lèvres et fronça les sourcils. Puis il se décida, retira son pare-sorts et l’offrit à Adelrune.

— Vous aurez besoin d’être protégé. Mettez le chapeau.

— Je vous remercie, répondit Adelrune, touché, mais je ne voudrais pas vous en priver.

Mais Preiton insistait, et les sentinelles s’impatientaient ; Adelrune finit par devoir se coiffer du chapeau, avant de faire ses adieux à Preiton et de quitter Harkovar.

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