Après trois jours de voyage, il se libéra de la forêt et parvint à une steppe venteuse, sous un ciel où filaient les nuages. Il crut même un instant que le vent charriait l’odeur piquante du sel, mais ce n’était que le fruit de son imagination.
Adelrune continua son chemin vers l’ouest, comme l’Owla le lui avait conseillé. La steppe n’était marquée d’aucun sentier. Le sol n’était pas aussi plat qu’il l’avait d’abord cru : il ondulait en longues vagues peu profondes. Au creux de chacune coulait un ruisseau bordé de roseaux grêles.
Le soir de son deuxième jour dans la steppe, Adelrune aperçut une grande structure à l’horizon. Se profilant contre le soleil couchant, elle avait une apparence quelque peu sinistre, ce qui n’empêcha pas le jeune homme de s’en approcher, tant il ressentait le besoin d’une présence humaine.
Vue de plus près, la structure se révéla être une maison à trois étages, ses murs percés de nombreuses fenêtres. Elle était bâtie en retrait d’une route traversant la steppe du nord au sud. Une grande cour devant l’entrée principale, qui faisait face à l’ouest, était pavée de briques roses. Quatre hauts arbres poussaient au sud et au nord de la maison. Une construction basse de plafond au nord-est de l’habitation devait être une étable. Adelrune resta à bonne distance pour examiner les lieux et vit bientôt une jeune fille sortir de la maison afin de balayer les dalles de la cour.
Il se décida enfin à s’approcher de la maison. La jeune fille prit note de son arrivée avec une curiosité évidente, mais ne parut pas s’alarmer. Quand il ne fut plus qu’à deux ou trois pas des briques de la cour, elle le héla en lui demandant :
— Êtes-vous venu prendre une chambre, messire ?
Tout devint clair alors ; de quoi d’autre aurait-il pu s’agir ? Dans combien des histoires que recelait le Livre des Chevaliers ne retrouvait-on pas une auberge solitaire ?
— Ma foi, si vos prix sont à la portée de ma bourse, pourquoi pas ? répliqua Adelrune.
La jeune fille rentra à l’intérieur, lui faisant signe de la suivre. Adelrune entra à son tour, remarquant une enseigne suspendue à la porte, si usée par les intempéries qu’elle en était presque illisible. Plissant les yeux, il parvint à déchiffrer les mots « Auberge des Cinq Vents ».
L’entrée donnait sur une salle commune de bonne taille, basse de plafond. La jeune femme fit venir le propriétaire : un homme d’âge moyen, trapu, son crâne dégarni contrastant avec une prodigieuse moustache rousse. Il offrit à Adelrune une chambre pour la nuit à un prix raisonnable. Adelrune acquiesça, paya d’avance, se séparant d’une des quelques pièces que Riander lui avait confiées.
Le tenancier, qui avait dit se nommer Berthold Weer, jaugea Adelrune du regard.
— Et d’où donc venez-vous, messire ? Vous portez un haubert d’un genre qui se voit en Intide, mais vous n’avez pas l’air d’un Intidan.
— Je viens d’assez loin, dit Adelrune, ne désirant pas être plus précis.
— Et dans quelle direction allez-vous ?
— Vers l’ouest.
Le tenancier fronça les sourcils.
— Vous venez de l’est, dans ce cas ?
Un chevalier ne ment pas. Adelrune acquiesça.
— À l’est d’ici, il n’y a que la steppe, dit le tenancier, et au-delà de la steppe, la forêt des sorcières.
Avant qu’Adelrune ait pu lui offrir une réponse, le bras du tenancier se détendit brusquement et il passa son pouce le long de la mâchoire du jeune homme.
Adelrune fit un bond vers l’arrière, prêt à se défendre, mais Berthold Weer avait ouvert ses mains, paumes vers le bas, dans un geste pacifique,
— Je vous demande pardon, l’ami, mais il me fallait être sûr.
— Je ne comprends pas de quoi vous parlez.
— Je devais toucher votre barbe. Il y a des années de cela, une des sorcières de la Vlae Dhras est venue ici, déguisée en jeune homme, et elle a dévasté une caravane entière avec sa magie. Cinq hommes sont morts avant qu’on puisse l’attraper. Nous l’avons brûlée selon le rite consacré et répandu ses cendres en cercle autour de l’auberge pour décourager ses sœurs de revenir. Mais malgré tout, un voyageur solitaire provenant de l’est doit être traité avec… prudence, si vous voyez ce que je veux dire.
— Il y a des contrées plus loin à l’est que la forêt des sorcières, maître Weer. Vous auriez pu me poser la question franchement.
Le propriétaire haussa les épaules en un geste pompeux.
— Bah, il n’y a pas de mal, n’est-ce pas ? Venez, je vais vous montrer votre chambre.
Le soir venu, Adelrune descendit souper dans la salle commune, qu’il trouva déserte. La servante qui l’avait accueilli, Madra, lui apporta son repas. En réponse à ses questions, elle expliqua que des caravanes traversaient la steppe plusieurs fois par mois, reliant les cités de Dandimer au nord et de Thurys au sud.
— Et qu’y a-t-il à l’ouest ? demanda Adelrune.
— La steppe désolée, et au bout de la steppe une ville au bord de la mer ; la ville s’appelle Corrado.
— Personne ne traverse la steppe seul ?
— Pas à ma connaissance, messire. Il y a des prédateurs terribles qui rôdent dans la steppe : des pardels féroces et des loups aux âmes d’hommes, sans parler de la Manticore. Un voyageur seul court à sa perte.
Adelrune avait appris que les pardels se trouvaient normalement dans les forêts des régions chaudes. Leur présence dans cette steppe était peu probable, malgré ce que Madra en disait. Il était par contre plus enclin à croire à l’existence des loups ; et ce que Madra appelait des pardels était peut-être un autre genre de prédateur. Des lions tachetés, ou même des lonces des plaines. Cela n’avait rien d’invitant.
— Je n’ai jamais entendu parler de la Manticore, dit-il. De quel genre de bête s’agit-il ?
— Elle est haute comme trois hommes, messire, et elle crache des flammes par son nez et par ses oreilles. On dit que sa seule vue vous fait mourir de terreur.
Adelrune retint un sourire sceptique. Que Madra laisse son imagination ou sa crédulité l’emporter sur sa raison, son avertissement pouvait receler un fondement de vérité. Il avait encouru suffisamment de risques jusqu’ici. Prudence était mère de sûreté ; il ne se hasarderait pas à traverser la steppe en solitaire.
— Je suppose que des gens se rendent de Dandimer ou de Thurys à Corrado ; quand donc passera la prochaine caravane ?
— D’ici quatre ou cinq jours, messire.
Adelrune évalua mentalement ses finances ; les tarifs de l’Auberge des Cinq Vents étaient raisonnables, mais il pouvait à peine se permettre de louer une chambre pour une semaine. Il n’aurait certainement pas les moyens de payer son passage jusqu’à l’une des villes, mais il pourrait peut-être convaincre les caravaniers de l’engager comme garde. Aucune meilleure stratégie ne lui venait en tête.
— Je suppose que j’attendrai la prochaine caravane ici, déclara-t-il.
Berthold Weer était entré inaperçu dans la salle commune. Il hocha la tête amicalement à l’adresse d’Adelrune, désigna Madra avec un moulinet du bras qui se voulait élégant.
— Notre Madra est une jeune femme charmante, n’est-ce pas, messire ?
Adelrune acquiesça poliment.
— Quand les caravanes s’arrêtent ici, les services de mes filles sont très en demande, et les prix sont élevés. Mais je me sens d’humeur généreuse ce soir et je vous louerai ses services pour une somme symbolique.
Adelrune, pris de court, en resta bouche bée.
— Si elle n’est pas tout à fait à votre goût, peut-être aimeriez-vous examiner les autres ? Chloé travaille aux cuisines et a un peu plus de chair sur les os ; vous avez peut-être pu déjà apercevoir Ylionne quand vous êtes descendu ; une adorable petite chose, mais en toute honnêteté elle ne fait pas le poids comparée à Madra.
— Non ; non merci, parvint à articuler Adelrune.
Il se sentait rougir et essayait de réprimer son trouble. Le tenancier haussa les épaules, agacé, et quitta la salle à grands pas. Madra eut une grimace triste à l’adresse d’Adelrune et retourna aux cuisines.
Adelrune, quant à lui, s’en fut à sa chambre. La proposition de Berthold Weer l’avait à la fois consterné et exaspéré. Mais que pouvait-il faire ? Inutile d’essayer de convaincre Weer de s’amender ; impensable de le défier en combat singulier pour trancher la question. Adelrune laisserait-il alors les choses continuer de la même manière sans protester ? Il le faudrait bien, même si cela lui restait dans la gorge. Même s’il parvenait d’une façon ou d’une autre à forcer Berthold Weer à libérer les jeunes femmes de leur servitude, la situation reviendrait sans l’ombre d’un doute à son état antérieur aussitôt qu’il serait parti.
Avec le coucher du soleil, toute couleur avait fui le ciel ; l’obscurité envahit la chambre. Bientôt, malgré ses ruminations, Adelrune s’endormit, vaincu par le confort du lit ; c’était devenu un luxe incroyable de pouvoir dormir sur un matelas… Les heures passèrent.
Une planche émit un craquement. Adelrune s’éveilla aussitôt en sursautant, bondit sur ses pieds et s’empara de sa lance.
— C’est Madra, vint un murmure dans l’obscurité.
— Laissez-moi ; je n’ai pas demandé vos services…
— Je sais ; c’est pour ça que je suis venue. Je veux vous poser une question.
La porte grinça en se refermant. Madra alluma alors un bout de chandelle posée dans une soucoupe fêlée. Adelrune s’était imaginé qu’elle serait vêtue d’une chemise de nuit, mais elle était encore complètement habillée.
— Quand le maître a cru que vous veniez de chez les sorcières, il a vérifié que vous étiez un homme, et de son point de vue la question était réglée. Mais, même si vous êtes un homme, ça ne veut pas dire que vous n’avez pas visité la Vlae Dhras, n’est-ce pas ?
Après un instant, Adelrune admit : « En effet. »
— Les sorcières laissent vivre les hommes s’ils sont encore purs, c’est ce que disent les femmes. Vous m’avez rejetée parce que vous êtes chaste.
— Je n’ai pas fait vœu de chasteté, dit Adelrune. Si je n’ai pas demandé votre présence dans mon lit, c’est parce qu’il est indécent de vendre la chair des autres comme le fait Berthold Weer. Ou dois-je comprendre que vous pratiquez ce métier de votre plein gré ?
— Il faut bien manger, laissa tomber Madra amèrement.
Il y eut un silence gênant. Puis Adelrune lui demanda doucement :
— Que vouliez-vous savoir sur la Vlae Dhras ?
— Vous y étiez ? Vous avez vu les sorcières ? Racontez-moi !
— La plupart des renégates de la Vlae Dhras ne sont pas des sorcières, mais des guerrières : d’habiles pisteuses et chasseresses. Elles vivent dans des tentes, partagent leur nourriture et leur boisson ; elles chantent et parlent un langage qui leur est propre et qu’aucun homme, à les croire, ne peut comprendre. D’après ce que j’ai vu, elles m’ont paru plutôt heureuses. J’ai eu de la chance de survivre à notre rencontre, et pourtant elles se sont montrées plutôt courtoises et généreuses une fois que nous sommes parvenus à nous entendre…
Madra écouta son histoire en silence, son visage dans la lumière tremblotante de la chandelle paraissant agité par cent émotions différentes.
— Dites-moi, demanda Adelrune quand il eut terminé. L’histoire de Maître Weer, au sujet de la sorcière et de la caravane, était-elle véridique ?
— Je n’étais pas ici à l’époque. Je sais qu’il y a cinq ans on a brûlé une femme en l’accusant d’être une sorcière : la rumeur en est parvenue à Thurys par l’intermédiaire des caravanes. Mais je suis sûre qu’elle était innocente.
— Très probablement, reconnut Adelrune.
Madra semblait sur le point de dire autre chose, mais en définitive elle garda le silence. Elle se rendit à la porte, souffla la chandelle et s’éclipsa.
Adelrune se rallongea, troublé. Il se rappela l’offre de Berthold Weer, et cette fois-ci ce ne fut pas seulement l’indignation qu’il ressentit, mais un frisson de désir. Son corps tremblait ; il sentait des énergies le traverser qu’il n’avait jamais encore connues. Une partie traîtresse de son esprit lui récitait ce qu’il avait manqué, et des images de luxure par douzaines passaient devant ses yeux ouverts sur l’obscurité. Riander l’avait averti : « La coupe noire a vieilli ton corps de six années ; mais elle n’a pas seulement volé une partie de ta durée de vie, elle t’a aussi fait don d’une maturité de la chair que tu n’as pas encore eu le temps de maîtriser. Je peux t’apprendre à contrôler ton souffle, tes bras et tes jambes, mais il y a des aspects de ton corps que tu devras apprendre à maîtriser par toi-même. »
Péniblement, utilisant l’une des disciplines que Riander lui avait enseignées, Adelrune força son esprit à se vider de toute pensée. Après une éternité, il parvint à s’endormir.
La journée suivante se passa lentement. Les jambes d’Adelrune fourmillaient, comme si elles souhaitaient reprendre immédiatement le voyage vers l’ouest, mais Berthold Weer avait confirmé les dangers de la steppe. Vers la fin de l’après-midi, tandis qu’il se promenait au sud de l’auberge, espérant apercevoir un signe de l’arrivée d’une caravane, Madra vint le trouver.
— Je voulais vous remercier, dit-elle.
— Et de quoi donc ?
— De m’avoir parlé de la Vlae Dhras. J’ai pris une décision ; je pars pour la forêt ce soir même. J’ai dérobé de la nourriture et une vieille paire de bottes de Maître Weer. Comme je ne vous reverrai plus, je voulais vous remercier maintenant.
— Vous parlez de cinq jours de voyage au bas mot ! objecta Adelrune. Vous devrez traverser non seulement la steppe mais les contreforts de la forêt. Je n’ai rien rencontré sur le chemin de votre auberge, mais cela relevait peut-être de la chance pure et simple. Ce périple pourrait mettre votre vie en danger.
— De toute façon, je pars. J’ai toujours été une sorcière au fond de moi-même, mais c’est seulement maintenant que je l’ai compris. Quoi qu’il arrive, je veux y aller.
— Dans ce cas, déclara Adelrune, je vous accompagne. Si je suis responsable de votre décision, il est de mon honneur de vous protéger.
Madra parut à la fois contrariée et soulagée. Elle dit à Adelrune qu’elle l’attendrait dans l’étable au crépuscule. Avec un soupir résigné, Adelrune s’en fut faire ses bagages.
Une heure et demie plus tard, alors que le bord du soleil effleurait l’horizon, Adelrune se rendit, sans être vu, jusqu’à l’étable ; il avait laissé assez d’argent dans sa chambre pour couvrir les frais de son séjour.
Madra l’attendait ; les bottes de Weer qu’elle portait lui donnaient l’air d’une enfant. Elle avait à l’épaule un sac de jute bourré de nourriture. « Allons-y », dit Adelrune, et tous deux s’en furent vers l’est, voyageant dans l’ombre immense que projetait sur la steppe l’Auberge des Cinq Vents.
Le soleil se coucha complètement ; il ne restait à l’occident qu’un lavis de vieux rose. Adelrune, qui n’avait cessé de jeter des coups d’œil inquiets derrière eux, se détendit. Puis il vit quelque chose bouger à l’orient qui s’assombrissait. Il prit le bras de Madra pour qu’elle s’arrête, tandis qu’il ajustait son regard.
L’être volait si haut que ses plumes reflétaient les derniers rayons du soleil et scintillaient d’orange cuivré. Il virevolta et plongea vers eux.
« À terre ! » hurla Adelrune, poussant rudement Madra à plat ventre contre le sol. « Ne faites pas un geste ! »
Il s’éloigna d’elle à toutes jambes, hurlant à tue-tête et agitant sa lance pour attirer l’attention de l’effraie cuivreuse. L’oiseau changea l’angle de sa descente et fonça droit sur lui. Ses immenses yeux dorés brillaient de leur propre lumière. Adelrune s’arrêta, assura sa position et pointa sa lance, sachant que tous ses efforts étaient futiles. L’effraie était d’une taille telle qu’elle aurait pu soulever un cheval dans ses serres sans le moindre effort.
L’effraie ulula ; le son était si terrifiant que la partie animale de l’esprit d’Adelrune reprit le dessus. Aveuglé par la panique, il laissa choir sa lance, se mit à quatre pattes et gratta furieusement la terre comme s’il essayait de fouir un terrier pour s’y cacher.
Une violente bourrasque le gifla ; il entendit le battement d’ailes immenses, mais l’impact des serres dans son dos ne venait pas.
Un peu de sa rationalité lui revint. Il avait abandonné Madra ! Pénétré d’horreur, Adelrune se remit sur ses pieds et regarda derrière lui.
Sa crise de panique n’avait duré que quelques battements de cœur. À vingt verges de lui, l’effraie cuivreuse battait des ailes au-dessus de Madra ; l’oiseau la prit délicatement dans une de ses serres. L’effraie tourna un instant la tête complètement vers l’arrière, pour fixer Adelrune du regard une dernière fois, puis s’envola vers l’est, transportant Madra.
Adelrune alla récupérer sa lance et regarda vers l’est un long moment. Puis il dit tout haut :
— La peur, Owla. Et la folie, je suppose. La maison, bien sûr, étant une métaphore de l’esprit. J’apprécie la leçon, mais, en toute franchise, je trouve vos méthodes lourdement insistantes.
Adelrune revint à l’auberge, dans laquelle régnait la plus vive agitation. Semblait-il que Madra avait laissé un message à l’adresse de Berthold Weer pour lui apprendre son départ. Quand Adelrune pénétra dans la salle commune, Ylionne poussa un cri effarouché et s’en fut quérir l’aubergiste.
Berthold Weer, sa moustache rousse hérissée, abreuva Adelrune d’injures jusqu’à ce que l’aspirant chevalier incline sa lance vers l’avant et frappe sa poignée contre le plancher de pierre.
— Ç’en est assez, déclara Adelrune. Madra est partie, je puis vous garantir qu’elle ne reviendra pas, et voilà tout.
— Cette petite garce était encore liée par son contrat d’apprentissage ! J’ai perdu au moins trois ans de revenus ! Vous allez me dédommager pour mes pertes ou alors…
Adelrune fit un pas vers lui, laissant finalement sa colère se manifester. Berthold Weer, perdant contenance, retraita.
— Ou alors quoi ? Je ne vous dois rien, dit Adelrune d’un ton glacial. J’ai payé pour mon séjour ici, et vous n’aurez pas un liard de plus. Si vous souhaitez vraiment être dédommagé, je vous suggère d’adresser votre requête aux sorcières de la Vlae Dhras.
Sur ce, Adelrune fit volte-face et quitta l’Auberge des Cinq Vents, ignorant les imprécations que murmurait Berthold Weer dans son dos.
À l’ouest, avait dit l’Owla. Il n’attendrait pas la prochaine caravane. Sous les étoiles naissantes Adelrune se mit en route à travers la steppe.
Quand vint l’aube, il se trouvait déjà à une bonne distance de l’Auberge des Cinq Vents. Autour de lui s’étendait la steppe, ponctuée par des touffes de broussaille, de temps à autre une mare entourée de roseaux. Adelrune s’orientait d’après le soleil et continuait droit vers l’ouest.
Durant la journée, il croisa les traces de plusieurs ongulés, qui lui semblèrent être un genre de bovins sauvages, se déplaçant en groupes de cinq à dix individus. D’après la profondeur de leurs empreintes, ils étaient plutôt petits et ne poseraient guère de danger s’il devait en rencontrer. Il suivit brièvement les traces et tomba sur quelque chose de beaucoup plus inquiétant : trois profondes empreintes d’une tout autre nature : elles avaient été laissées par une patte à six doigts, clairement pourvus de griffes. Les empreintes étaient presque aussi larges que sa propre paume. Une lonce ? Quoi que ce fût, lonce, lion tacheté ou pardel, il ne tenait nullement à le rencontrer.
Adelrune continua sa route, encore plus sur le qui-vive, mais à part un oiseau tournoyant au loin, et les insectes qui bourdonnaient dans l’herbe, la steppe semblait vide.
Tôt l’après-midi, il arriva à une déclivité du terrain, au fond de laquelle se dressaient des ruines de pierre. Adelrune pensa qu’elles pourraient lui servir d’abri ; il alla voir de plus près.
Les ruines couvraient une modeste superficie ; elles semblaient être les vestiges d’une villa. Quelques parcelles d’un plancher dallé avaient survécu aux années et trois colonnes restaient debout, donnant un aspect mélancolique à l’ensemble. Le reste de la cuvette était rempli d’un amas de pierres usées par le temps. Adelrune y fourragea précautionneusement, craignant d’y trouver un nid de serpents ou d’autres dangers dissimulés, mais ne découvrit rien de plus terrifiant qu’une colonie de cloportes.
Il valait mieux voyager de jour que de nuit ; Adelrune décida de se reposer ici jusqu’au matin suivant. Il y avait amplement d’herbe sèche pour qu’il se construise un lit plus ou moins confortable ; quand ce fut fait, il s’adossa à une des colonnes et mangea.
La cuvette était réchauffée par le soleil ; Adelrune laissa ses yeux se fermer un instant. Il sentit ses membres s’engourdir, sa respiration ralentir. Avec un immense effort de volonté, il ouvrit les paupières. Le soleil s’était couché, la lune s’était levée, et la cuvette était maintenant plongée dans une pénombre argentée. Adelrune leva la tête – elle lui paraissait peser une tonne – et regarda vers le haut.
Deux formes visibles contre le ciel d’un bleu d’encre occupaient le sommet des deux autres colonnes. Chacune de la hauteur d’un homme, elles avaient de vastes ailes aux extrémités effilochées, qu’elles laissaient retomber très bas, comme de grands manteaux. Leurs têtes, enfoncées profondément entre leurs épaules, s’ornaient de becs crochus ; leurs yeux étaient placés non pas au-dessus de ces becs mais bien en dessous.
L’une des créatures pencha la tête et s’inclina mollement sur son perchoir pour examiner Adelrune. Les membres par lesquels elle agrippait la colonne ressemblaient de façon inquiétante à des mains humaines aux longs doigts.
— Tu vois, Frère, remarqua-t-elle, il ne dort pas.
— Pas tout à fait, Frère, dit son compagnon. Il ne dort pas tout à fait, non, mais il n’est pas loin du sommeil.
— S’il ne dort pas, il est certainement prématuré de se nourrir.
— Mais s’il dort presque, il y a peu de chances qu’il puisse se défendre convenablement, même quand viendra la douleur.
Adelrune savait qu’il devait rêver ; le rêve était assez désagréable pour qu’il essaie de se réveiller – mais il n’y parvenait pas.
— Mais, Frère, continua la première créature de sa voix geignarde et rauque, quand viendra la douleur, s’il devait se défendre, il pourrait nous causer bien du tort. Regarde la lance à ses côtés, regarde l’armure qu’il porte. Ce n’est sûrement pas une proie facile.
— Je maintiens que nous devrions le dévorer maintenant. Voilà trop de jours que nous n’avons pas mangé. Je te le dis, nous devons nous en nourrir.
— Alors tu devras y aller en premier, Frère, et seul, car je ne veux pas courir le risque qu’il nous attaque. Vas-y le premier, Frère, dévore ses yeux et ouvre-lui la gorge, et alors nous pourrons nous en nourrir en sécurité.
La seconde créature remua inconfortablement sur son perchoir, ses doigts se serrant sur la pierre pourrissante.
— Il se peut, dit-elle après un moment, qu’il soit en effet plus prudent de ne pas le manger, puisqu’il est peut-être assez réveillé pour se défendre.
— Vous êtes deux couards, Frères, et deux idiots, dit une voix directement au-dessus de la tête d’Adelrune ; à cette révélation qu’une troisième créature se tenait perchée à moins de six pieds de lui, un frisson de peur le traversa, mais le frisson était étouffé et ralenti, et ne suffit pas à le libérer de sa torpeur.
— Il n’est pas tout à fait endormi, continua la troisième créature, aussi ne devrions-nous pas nous risquer à l’attaquer.
— Donc tu es d’accord avec moi, Frère, dit le premier.
— Absolument pas. Tu es prêt à abandonner une telle quantité de viande, simplement parce que l’enchantement qui imprègne cet endroit est devenu trop faible pour l’y retenir ! Sottise !
— Mais que faire alors ? demanda la seconde créature d’un ton plaintif.
— N’as-tu point vu Son Altesse ce matin même, Frère, alors que tu volais jusqu’au lac ?
— C’est exact, Frère. Son Altesse pourchassait un troupeau d’antilopes et ne pouvait répondre en toute politesse à mes salutations.
— Donc, selon toute probabilité, Son Altesse s’est abritée pour la nuit non loin d’ici. Voici ce que nous allons faire : nous allons nous envoler à la recherche de Son Altesse ; une fois que nous l’aurons trouvée, nous la ramènerons à cet endroit. Son Altesse tuera la proie pour nous, et nous obtiendrons la moitié de la viande – sans le moindre risque.
Les deux autres acquiescèrent avec des croassements enthousiastes ; les trois créatures s’envolèrent dans la nuit. Adelrune, maintenant tout à fait convaincu qu’il ne dormait pas, banda sa volonté mais ne parvint pas à bouger perceptiblement. La peur l’étreignit et il sentit la sueur perler à son front. Était-il donc condamné à demeurer ici jusqu’à ce que la chose que les créatures volantes s’en étaient allées chercher revienne le déchiqueter vivant ?
Quand la douleur viendra, avaient dit les êtres. Quand la douleur viendrait, il pourrait se défendre. Adelrune se concentra, oubliant pour un moment sa peur et son angoisse ; il banda sa volonté une nouvelle fois, et sa main droite remonta lentement le long de sa cuisse, vers sa ceinture et le fourreau à son côté. Le temps était aboli ; il n’aurait su dire si des minutes ou des heures passaient. Ses doigts se refermèrent sur le pommeau de sa dague ; il la retira du fourreau.
S’assurant de maintenir sa prise, Adelrune avança ses doigts le long du pommeau, passé la garde, et enfin sur la lame. Même dans la pénombre il pouvait distinguer l’étrange lustre vert jaunâtre du métal, qui n’avait jamais disparu. Il referma les doigts sur la lame, l’extrémité de son majeur contre la pointe. Et, de toute la pitoyable force qui lui restait, il serra le poing.
La pointe de la dague entama sa peau et s’enfonça dans la chair de son doigt. Pendant un long moment, toute la douleur qu’Adelrune ressentit fut un faible élancement diffus, puis soudain la souffrance s’épanouit dans son doigt et le long des coupures que le reste de la lame avait ouvertes dans sa paume. Une vague brûlante remonta son bras, atteignit son cœur et se répandit dans tout son corps. Avec un gémissement d’effort, Adelrune se leva et se libéra du sortilège.
Ses membres restaient mous et il persistait à se sentir comme s’il flottait dans un fluide impalpable plus épais que l’eau ; mais il était redevenu maître de ses mouvements. Il ramassa sa lance et s’apprêtait à s’enfuir quand il entendit le battement d’ailes effilochées et la voix grinçante des trois créatures. « Là, le voilà, attrapez-le, tuez-le avant qu’il ne s’échappe ! » criaient-elles.
Adelrune se savait inapte au combat dans son état présent ; et quoi que ce fût qui le pourchassait maintenant sur l’ordre des créatures ailées, il ne doutait pas que, s’il essayait de fuir, il serait immédiatement rattrapé et abattu.
Adelrune jeta sa lance à terre et fouilla dans son sac d’une main tandis que de l’autre il ramassait une poignée des herbes sèches qui avaient constitué son lit. Aussi vite qu’il le put, il répandit l’herbe tout autour de lui, formant un cercle approximatif. Puis il enroula la scytale d’Œil-de-Braise autour de l’os et pour la seconde fois lut les cinq mots du cantrappe.
Un anneau de feu jaillit de l’anneau d’herbe ; les flammes en étaient argentées, frangées de bleu. Les créatures ailées poussèrent des exclamations de peur et de stupéfaction, et la lumière laissa enfin voir Son Altesse. Elle marchait sur quatre pattes à six doigts ; son corps long et maigre avait un pelage ocre marqué de courtes rayures noires ; une crinière recouvrait ses épaules et sa gorge, et la tête au bout de son long cou était celle d’une hideuse vieille femme. La Manticore grinça de ses dents crochues et fouetta l’air de sa queue barbelée.
— Vous, vous, vous, hurla-t-elle, vous m’aviez promis de la viande facile !
Les trois créatures ailées bredouillèrent des protestations incohérentes.
— Maintenant il se protège avec le feu, le feu, le feu brûlant !
La Manticore dansait de rage et hurlait des imprécations à l’adresse de ses trois guides. Tandis que deux d’entre eux battaient des ailes à bonne hauteur, le troisième descendit se percher sur l’un des piliers et tenta d’apaiser Son Altesse.
« J’ai faim, faim, faim ! » gémit-elle ; et soudain elle ramassa ses jambes sous elle et bondit vers le sommet du pilier. L’être ailé voulut sauter hors de portée, mais la Manticore l’attrapa d’un coup de patte et le jeta à terre ; après quoi elle le tailla en pièces à coups de griffes et de crocs, ses hurlements formant un contrepoint à ceux de sa victime.
Les deux survivants s’enfuirent à tire-d’aile, se lamentant sur le triste sort de leur frère.
Abandonnant enfin le cadavre, la Manticore tourna vers Adelrune un visage ruisselant de sang. Sa voix suraiguë s’éleva :
— Toi, toi, toi, je ne t’oublierai pas. Un jour, je festoierai de ton cœur et de tes entrailles !
Elle se détourna et d’un bond disparut dans l’obscurité. Adelrune monta la garde au milieu des flammes protectrices le reste de la nuit, mais elle ne revint pas.
Avec l’aube, son feu s’éteignit aussi abruptement que la première fois. Adelrune émergea avec précaution de la cuvette, mais la Manticore n’était nulle part en vue. Il se força à voyager aussi vite que c’était humainement possible, adoptant un pas de course quand le terrain s’y montrait favorable. Abruti de fatigue, il se permit de sommeiller de la fin de l’après-midi jusqu’à la tombée de la nuit, après quoi il dressa une fois de plus un anneau de feu autour de lui pour se protéger. Alors qu’il contemplait les flammes, essayant de s’empêcher de dormir, une idée lui traversa l’esprit.
— Le sommeil ? dit-il tout haut. Le sommeil et la mort ?
C’était là une autre solution à l’énigme de l’Owla ; on pourrait soutenir qu’elle était meilleure que la première. S’il avait été censé la découvrir avant sa mésaventure dans les ruines, il avait lamentablement raté l’épreuve.
Quatre autres jours de voyage le menèrent hors de la steppe. Durant tout ce temps, même s’il eut fréquemment la certitude d’être pourchassé, jamais il ne vit le moindre signe de son poursuivant. Enfin, il vint un goût de sel à la brise, et Adelrune arriva en vue de la côte. Loin au nord, à sa droite, il pouvait distinguer des bâtiments serrés les uns contre les autres : ce devait être Corrado. Mais ce n’était pas cette destination-là que l’Owla avait prophétisée pour lui.
Mû par la prédiction de la sorcière, Adelrune descendit jusqu’à la plage. Il s’avança jusqu’au bord de l’eau et observa un banc de nuages blancs à l’horizon. Il poussa un profond soupir. Encore une fois, il avait atteint la côte orientale d’une étendue d’eau : selon toute logique, il avait voyagé dans la mauvaise direction tout ce temps. Faudace devait se trouver loin à l’est, et peut-être au nord en plus. Que devait-il faire maintenant ? Suivre cette côte vers le nord, jusqu’à ce qu’il rejoigne la rivière Jayre, puis la remonter jusqu’à Faudace, et de là se rendre à la maison de Riander ? Et si par hasard Faudace se trouvait au sud-est plutôt qu’au nord-est ? La possibilité ne pouvait être négligée. Il ne savait même plus dans quel sens suivre la côte !
Adelrune cligna des yeux, distrait de ses réflexions. Les nuages qu’il fixait avaient progressivement développé une étrange protubérance sombre. La protubérance s’élargissait sous ses yeux et se complexifiait. Un rang de petits nuages noirs en forme de champignons ? Comment pouvaient-ils croître à une telle allure ?
Mais non, ce n’étaient pas des nuages, mais des arbres ; une forêt. Une île flottante ? Mais cela n’existait pas. S’agissait-il d’une illusion d’optique, d’une côte lointaine révélée par un brouillement de l’air qui se trouvait agir comme une titanesque lentille ?
Puis il comprit. Si vastes étaient les voiles qu’il les avait prises pour des nuages. Et il avait cru que des arbres poussant serrés les uns contre les autres ne pouvaient être qu’une forêt, et qu’une forêt ne pouvait pousser que sur terre. Il avait eu tort.
Ce n’était pas une île qui voguait vers le rivage.
C’était le Vaisseau de Yeldred.