13. Le Marchand de jouets

Il entra dans sa ville natale avec le lever du soleil. Il n’avait pas envisagé son retour de cette manière. Il avait eu l’intention de passer d’abord par la demeure de Riander, d’y raconter ses voyages et d’y recevoir de son tuteur la confirmation de son état de chevalier, avant de repartir pour Faudace. Mais il n’était plus question de retarder encore un seul instant la délivrance qu’il avait fait vœu d’accomplir.

Quand les citoyens de Faudace le virent entrer à cheval dans la ville, ils prirent peur. Un troupeau de sous-Recteurs émergea de la Maison Canoniale et le toisa avec méfiance. L’un d’eux, un petit homme gros et rubicond, qui transportait son ventre à deux mains comme s’il s’était agi d’un trésor, s’avança en se dandinant et s’adressa à Adelrune d’un ton froissé.

— Messire, il me faut savoir votre identité ainsi que ce que vous venez faire dans notre ville.

Adelrune, qui n’avait jamais rencontré cet homme auparavant, fut privé du plaisir de s’adresser à lui par son nom et de le désarçonner ainsi encore plus.

— Je me nomme Adelrune. Quant à ce que je suis venu faire ici, cela ne vous regarde en aucune façon.

Le petit Recteur pinça les lèvres et pencha sa tête encore plus loin vers l’arrière.

— Nous ne voyons pas souvent d’étrangers en armure, et portant des armes au côté. Votre apparence a de quoi troubler la populace.

Adelrune eut un sourire qui révélait ses dents.

— Le quatorzième Précepte de la Règle, versets un et deux, déclare : « L’homme de bien se doit de faire preuve de bonté envers les voyageurs qui se présentent à sa porte. Le devoir des fidèles est d’offrir accueil et hospitalité appropriés à tous. » Et même si les commentaires du Didacteur Roald affirment que le seul accueil approprié pour les vagabonds et les dépravés est de leur ouvrir la porte de la plus proche cellule, je ne crois pas que cela s’applique aux chevaliers errants.

Laissant le petit Recteur bouche bée, Adelrune claqua les talons contre les flancs de Griffin et quitta le troupeau pour la rue principale de Faudace.

Adelrune avait vu de telles immensités dans ses voyages que Faudace lui paraissait maintenant absurdement petite. Les maisons se courbaient au-dessus des rues étroites : des demeures minuscules, conçues pour des nains, malgré leurs trois ou quatre étages. Les échoppes et les palais des corporations, les résidences privées, les tavernes et les temples, avaient poussé les uns sur les autres comme les balanes sur la coque d’un navire. Ici et là se voyaient des taches de verdure, une pelouse ostentatoire devant la maison d’une riche famille, un petit parc où il avait une fois joué dans le carré de sable, enfant, et avait trouvé un soldat de bois enfoui, la peinture de son uniforme rouge et bleu à peine écaillée. En garçon bien élevé, il avait demandé la permission de le garder ; cela avait été source de longs débats à la maison, mais en fin de compte les Commentaires du Didacteur Hoddlestane avaient triomphé : « Que nul ne conserve une possession qui n’est pas la sienne, car il n’y a point de menu larcin. Aux yeux du Principe Divin, celui qui dérobe un grain de riz est aussi damné que celui qui détourne la rançon d’un roi. » Le jouet avait disparu le lendemain matin.

Une rage aussi vaste que l’océan monta en lui, masquant sa vision d’un voile rouge. Une partie détachée de son esprit s’émerveillait de constater qu’un souvenir aussi banal puisse encore, après toutes ces années, l’affecter autant. Mais il se rappela alors qu’il n’avait jamais protesté à l’origine, ne s’était jamais permis le désappointement, encore moins la tristesse, face à sa perte ; qu’il n’avait en fait jamais cru qu’il avait le droit de ressentir quelque chose à ce sujet.

Sa vision lui revint. Il s’essuya le front, ajusta son armure qui lui irritait les épaules. Ce faisant, il sentit le contour du Prince de Coupes dans sa chemise ; il sortit la carte pour l’examiner, mais ce n’était qu’un rectangle de carton à demi déchiré, les fibres de la déchirure à peine tachées de rouge. Le pouls qui battait au bout de ses doigts était le sien.

Il mena Griffin le long des rues familières, mais au lieu de se diriger directement vers l’échoppe du fabriquant de jouets, il guida sa monture dans d’autres rues et finalement s’arrêta devant la maison à quatre étages où il avait passé la première partie de sa vie.

Il descendit de cheval. Son cœur cognait dans sa poitrine et ses yeux le brûlaient. Le serpent-menteur aurait affirmé que cela ne retardait aucunement sa quête, que nul ne saurait lui reprocher de s’écarter de son serment, même si quelques minutes auparavant sa résolution avait été inébranlable. Mais une quête se devait d’être remplie selon les règles. Sire Quendrad s’était rasé le crâne avant sa bataille avec l’Ogre Gessangt, Sire Athèbre avait fait dresser sa carte du ciel par l’astrologue aveugle de la cour du Prince Mekthar avant de plonger au fond du Puits d’Émeraude ; de même, Adelrune sentait qu’il ne pouvait affronter Keokle avant d’avoir réglé la question de son origine.

Il s’avança jusqu’à la porte et cogna d’un poing ferme. Des bruits se firent entendre à l’intérieur. Adelrune cogna de nouveau, et Père lui ouvrit la porte. Pendant un instant, Adelrune fut déconcerté. Ces gens avaient toujours été des géants qui l’écrasaient de toute leur taille ; même à l’âge de douze ans, il n’atteignait que de justesse l’épaule de Père. Ce n’était plus vrai. Il dépassait maintenant Père de plusieurs pouces – Harkle, il se devait de le nommer Harkle en pensée, il n’y avait plus aucune raison de lui attribuer un autre nom – lequel se révélait tout intimidé par son fils adoptif.

C’était tellement étrange, tellement inattendu. Harkle avait toujours affiché le même visage entêté en toutes circonstances. Inflexible, son rang parmi les fidèles de la Règle l’emplissant de suffisance, il considérait tout ce qui l’entourait avec la même éternelle désapprobation. Et le voilà maintenant qui tremblait devant un étranger à sa porte, le même garçon qu’il cinglait d’une baguette une fois par semaine, peu importe que l’enfant se fût rendu coupable de quelque faute ou pas. Il le frappait attentivement, trois coups secs en travers du dos, ni trop forts ni trop doux, suivant à la lettre les Commentaires du Didacteur Mafelin sur le trente-cinquième Précepte.

— Que voulez-vous, jeune homme ?

De l’arrière de la maison vint la voix tremblante de Mère, en chœur : « Qu’est-ce qu’il veut ? »

— J’aimerais m’entretenir avec vous et votre femme.

Et sans attendre qu’on l’invite, Adelrune entra. C’était sa maison, après tout.

Essayant tant bien que mal de se donner une contenance, Harkle le mena au salon. Eddrin suivait dans leur sillage. Elle paraissait moins effrayée que son mari ; peut-être que l’événement était par trop extraordinaire pour qu’elle en ressente de la crainte.

Adelrune s’assit dans le fauteuil noir des visiteurs, pour la première fois de sa vie. Il ne put réprimer un sourire amer. Hélas, son armure était une barrière trop rigide pour qu’il puisse pleinement goûter le confort des coussins placés à l’intention de l’arrière-train osseux du Didacteur Mornude.

Il se rendit compte que Harkle et Eddrin attendaient qu’il se décide à dire quelque chose. Adelrune rassembla ses pensées et leur déclara :

— Je suis venu vous interroger au sujet de votre fils adoptif, Adelrune.

— Pff ! Si j’avais su que vous veniez me parler de ça… commença Harkle, mais le courage lui fit défaut et la menace mourut avant d’avoir franchi ses lèvres.

— Qu’y a-t-il au sujet d’Adelrune ? dit Eddrin.

— À ce que j’ai compris, il s’est enfui il y a deux ans.

— Exact, dit Harkle avec un reniflement de mépris. Ce petit ingrat a disparu un jour sans même laisser un message d’adieu. Après tout ce que nous avions fait pour lui !

Eddrin hochait la tête.

— Ç’a été un dur coup. Nous n’osons plus nous montrer au Temple, il nous faut célébrer l’office en privé. Nous avions dépensé des années de revenus pour le garçon, et tout ça en pure perte.

Adelrune s’étonnait de son calme. Il aurait dû être empli de furie, mais tout ce qui l’animait était un vague mépris à demi affectueux. Il connaissait ses parents adoptifs depuis trop longtemps pour s’attendre à mieux de leur part.

— Je veux que vous m’appreniez son origine, dit-il.

Comme il ne recevait rien en réponse que des regards interloqués, il reformula sa question.

— Je veux dire : qui étaient ses véritables parents ?

— Le Divin seul le sait, dit Harkle d’un ton aigre.

— Il y a dû y avoir des rumeurs, insista Adelrune, la mort dans l’âme. Sa mère a été enceinte pendant neuf mois ; les langues ont dû marcher.

— Le quatre-vingtième Précepte nous enjoint de fuir les commérages, dit Harkle d’un air hautain, et même si nous avions appris quelque chose, ce qui n’est jamais arrivé, nous ne le répéterions pas. Et de toute façon, de quel droit nous posez-vous toutes ces questions ? Qui êtes-vous donc ?

Adelrune s’adossa dans le fauteuil et ferma les yeux un instant, vaincu. Peut-être devrait-il se rendre au temple le plus proche. Mais à quoi bon ? Les Didacteurs ne se montreraient jamais réceptifs à sa requête, et sans doute n’en savaient-ils pas plus que ses parents adoptifs. Il devrait accomplir sa quête sans régler la question de savoir qui il était réellement. Eh bien, soit. Il avait déjà perdu trop de temps. Il se leva.

— Vous êtes son frère, annonça alors Eddrin. Vous êtes son frère, n’est-ce pas ?

Peut-être avait-elle davantage que son mari l’habitude de regarder les visages d’enfants ; quoi qu’il en soit, elle avait enfin remarqué la ressemblance entre le visage de l’homme en armure et celui de l’enfant qu’elle avait élevé.

— Non, répondit Adelrune, mais vous n’êtes pas très loin de la vérité.

Il la regarda dans les yeux, en appela une dernière fois :

— Vous ne savez rien, vraiment rien ?

— Je regrette, dit Eddrin. Nous n’avons jamais su qui l’avait engendré. Personne ne savait.

— Et de toute façon, en quoi cela vous regarde-t-il ? demanda Harkle, qui laissait libre cours à sa colère maintenant qu’Adelrune avait perdu son audace. Si vous êtes vraiment de sa famille, vous devriez nous rembourser ! Quand je pense à tous les sacrifices que nous avons faits…

— Ah ! Mais cessez donc vos jérémiades, pour une fois ! s’écria Adelrune, d’une voix brusquement tonnante.

Il se sentait emprisonné, étouffé entre les murs de cette maison qui le tenaient bien plus serré que ne l’avait fait la corde du magicien gris. Il foudroya Harkle du regard ; pendant un moment, il fut tenté d’obtenir vengeance pour chacune des corrections méthodiques qu’il avait dû subir des mains indifférentes de cet homme. Il serra les poings et leva les bras, puis il se força au calme et se dirigea vers la porte.

Sa rage se dissipait ; il ne pouvait remonter le cours du temps et soustraire à la baguette le garçon qu’il avait été. On ne pouvait changer le passé ; il était indigne d’un chevalier de prendre ce genre de revanche.

Ses parents adoptifs le suivaient, tous deux réduits au silence par son accès de fureur. Quand il fut sorti de la maison, il se retourna vers eux.

— Cela ne semblait pas vous préoccuper, mais je vous dirai quand même que votre fils adoptif va bien ; il pourrait certes être plus heureux, mais il ne fait aucun doute que quitter cette maison fut la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée.

Il enfourcha son cheval et descendit la rue, s’imaginant ressentir leurs regards dans son dos. Mais quand il se retourna pour jeter un dernier coup d’œil, il n’y avait personne devant la maison, et la porte était fermée.

*

Il traversa la place du marché, qui était encore presque déserte. Un vendeur des quatre saisons avait dressé son étal dans un coin ; un peu plus loin, un marchand de bois à brûler alignait des fagots ; à côté de lui, une vendeuse de fleurs offrait quelques bouquets fripés. Adelrune pouvait apercevoir sa destination ; mais il arrêta Griffin, mit pied à terre, alla à la vendeuse de fleurs. Il se rappelait le visage de la vieille femme, qu’il avait vue durant toute son enfance sans jamais vraiment la remarquer. Tandis qu’elle le regardait bouche bée, il examina sa marchandise, choisit un chrysanthème d’un blanc moucheté de rouge. Il sortit l’une des dernières pièces qui restaient dans sa bourse et la mit dans la paume de la vieille femme, puis prit la fleur et en noua la tige dans le tissage de métal de son armure.

— Votre monnaie, messire, murmura la vendeuse.

— Gardez tout.

— Mais c’est trop !

— Oh que non ; ce ne sera jamais assez, au contraire.

Adelrune ne remonta pas en selle ; il traversa le reste de la place en menant Griffin, suivit la rue sur une brève distance, atteignit enfin l’échoppe de Keokle.

Ce côté de la rue était encore plongé dans l’ombre ; rien ne se voyait à travers la fenêtre de l’échoppe. Adelrune se rendit à la porte et y cogna du poing.

Elle s’ouvrit presque immédiatement. Keokle se tenait sur le seuil. Chemise et pantalon sombres, cheveux et barbe striés de blanc : il avait la même apparence que le jour de leur première fatidique rencontre, sauf qu’il avait attaché à son cou le ruban noir que les dévots portaient les jours de fêtes mineures.

— Je vous prie de m’excuser, mais ma boutique est fermée ce matin, dit Keokle. Je célèbre le jour de la Saint-Axinos.

— Je ne suis pas un client. Je suis venu ici remplir une mission de haute importance.

Keokle l’observa un moment, puis fit un pas en arrière, le laissa entrer. Adelrune referma la porte derrière lui ; la clenche retomba dans le mentonnet en ferraillant.

Des jouets et des poupées les environnaient. Des poupées de chiffon posées sur des étagères, des marionnettes à fils suspendues à leurs croix, des marionnettes à main au corps de feutre et à la tête de bois sculpté. Adelrune les balaya du regard, cherchant la poupée qu’il était venu secourir. Il savait qu’elle ne se trouverait pas parmi elles, mais il fallait respecter les convenances ; c’était comme les salutations qui précèdent un duel.

— Eh bien, messire, quel est votre nom, et dans quel but êtes-vous venu ici ?

— Vous n’avez pas d’autre marchandise en magasin ? demanda Adelrune.

— Je croyais que vous n’étiez pas un client.

— Répondez-moi : n’avez-vous donc aucune autre marchandise à vendre ?

— Rien qui soit terminé. Que désiriez-vous ?

— Je cherche une poupée, dit Adelrune, avec l’impression d’entamer l’incantation d’un charme subtil. Une poupée bien particulière ; elle fait deux pieds de haut, elle a les cheveux blond foncé. Elle porte une robe bleue, avec de la dentelle aux poignets et au col, une sangleuse indigo.

Keokle avait blêmi.

— Je regrette, dit-il, mais je ne possède rien de tel. Je pourrais vous façonner un jouet selon ces spécifications, si vous êtes prêt à payer le tarif d’une commande spéciale…

— Une fois déjà vous m’avez servi ce mensonge, dit Adelrune, haussant le ton. Et voilà que vous le répétez.

— Une fois déjà… murmura Keokle.

Il écarquilla soudain les yeux. « Adelrune ? »

Sire Adelrune. Je suis revenu ici remplir une quête chevaleresque.

Keokle secouait la tête ; sa voix trahissait son émerveillement.

— Tu as grandi anormalement vite, dit-il. Je peux à peine te reconnaître. Comment as-tu fait pour atteindre l’âge adulte en une seule année ?

Adelrune haussa les épaules.

— J’ai dépensé six années de ma jeunesse.

— J’ignorais que cela était possible. Tu as donc eu affaire à des magiciens. Comment était-ce ?

— En quoi cela vous concerne-t-il ? demanda Adelrune, interloqué. (Keokle était-il assez sot pour essayer de détourner la conversation ?) Je ne suis pas venu ici pour bavarder à propos de magiciens. Je vous ai dit ce que je veux ; aurez-vous l’audace de nier une troisième fois que vous le possédez ?

— D’accord, dit Keokle d’un ton apaisant. Je le reconnais : j’ai ce que tu cherches. Mais ne veux-tu pas des explications avant tout ? À moins que tu ne connaisses déjà toute l’histoire. Tes amis enchanteurs t’ont-ils montré la vérité dans une boule de cristal ?

— Vous parlez par énigmes ! Quelle est cette histoire que je suis censé connaître ? Quelles explications ?

— Dis-moi, Adelrune, demanda Keokle avec un pâle sourire, pourquoi donc es-tu venu quérir la poupée ? Pourquoi tant d’acharnement, si ce n’est qu’une simple poupée ?

— Je suis venu la libérer, répondit Adelrune. C’est ma quête, et voilà tout. Cessez de tenter de m’en distraire !

— Là n’est pas mon intention. Je crois simplement que je devrais m’expliquer avant tout. Il faut que tu comprennes ce qui s’est passé ; que ce n’était pas ma faute. Puis-je m’asseoir ?

Adelrune se sentait pris dans un filet tressé de mots, qui s’emmêlait davantage chaque fois qu’il essayait d’avancer. Était-ce une autre partie des préliminaires, une danse de mots qu’il devait suivre, ou un genre de sort néfaste ? Il décida de laisser Keokle continuer à radoter. Il se rappelait la leçon de Sire Vulkavar et du conseil des Élendils : respecte les convenances tant qu’elles ne t’égarent pas – et quand vient le temps, sache couper la parole aux autres, par le tranchant de l’acier si tu le dois.

Keokle s’était perché sur un haut tabouret ; il avait baissé le regard sur ses doigts qui s’entrelaçaient nerveusement.

— Quand j’ai fabriqué ta mère, commença-t-il à voix basse, quand je l’ai façonnée de porcelaine, de bois, de tissu, de cheveux de bébé, je n’avais pas de mauvaises intentions. Le cinquante-huitième Précepte nous met en garde contre la sorcellerie en général, mais il y a des exceptions. Saint Pancratus, après tout, usa bel et bien d’un enchantement pour abriter sa maisonnée durant la Guerre des Flammes, comme le Didacteur Kottin nous l’apprend dans ses Commentaires. De même pour le Didacteur Renuil, qui, selon deux sources indépendantes et dignes de foi, possédait des connaissances approfondies en sorcellerie.

« Et puis, au début, ce n’était vraiment rien d’autre qu’une poupée. La meilleure poupée, la plus jolie, que j’ai jamais façonnée. Pendant des semaines je me suis contenté de l’asseoir sur une étagère au-dessus de mon lit et de la regarder. Quand la lumière tombait sur elle d’une certaine façon, elle avait l’air d’être vivante. Il n’y avait rien de mal à cela, rien de mal à simplement se l’imaginer vivante, n’est-ce pas ? »

Keokle avala sa salive avec bruit. Adelrune, stupéfait, restait debout à l’écouter en silence, immobile, la tête vidée de toute autre pensée. Le marchand de jouets continua.

— Mais alors il y a eu les sorts du bateleur. L’homme est passé par Faudace il y a quinze ans. Je suis allé voir son spectacle. Il se déplaçait dans une roulotte de bois miteuse peinte en blanc et bleu, et ses tours – franchement, ses tours étaient pitoyables. Il arrivait à peine à jongler avec quatre balles à la fois ; quand il essayait de cracher le feu, il ouvrait trop grand la bouche, et le naphte lui dégoulinait le long des joues. Il était toujours sur le point de mettre le feu à ses vêtements.

« Je l’avoue, c’est à cause de ses assistantes que j’étais venu au spectacle. Je n’étais sans doute pas le seul dans ce cas. Tu comprends, il avait deux jeunes femmes avec lui, belles, jeunes et agiles. Elles avaient de ces façons de caracoler et de faire des cabrioles, elles se tenaient l’une sur les épaules de l’autre… Ce n’est pas un tort d’admirer les femmes ; le Didacteur Otterlène affirme qu’un sain désir est la base solide d’une famille.

« À la fin du spectacle, je suis allé parler au bateleur. Les deux jeunes femmes se tenaient juste à côté de lui ; je pouvais sentir la chaleur de leurs corps, flairer leur sueur. Ça m’étourdissait. Il m’a dit qu’il avait remarqué à quel point je prêtais attention au spectacle. Il a fait une plaisanterie à mes dépens, au sujet de moi et de ses filles, et tous les trois ont éclaté de rire. J’ai ri aussi, même si la plaisanterie était cruelle, parce que les jeunes femmes avaient de si beaux rires.

« Il m’a regardé soudain d’une drôle de manière, et il m’a dit qu’il avait peut-être quelque chose de spécial pour moi, si j’étais prêt à payer le prix. Je croyais qu’il m’offrait de partager le lit d’une des deux jeunes femmes pour la nuit. Je lui ai répondu qu’il n’en était pas question ; la Règle interdit aux femmes de vendre leur corps et aux hommes de les acheter.

« Tous les trois ont ri de moi une deuxième fois. Je me souviens… je me souviens de ce qu’une des filles, la plus blonde, a dit : « Gros bêta, je ne coucherais jamais avec toi, même si tu m’offrais tous les trésors du monde ! Je suis à lui, et à lui seulement. Il m’a faite comme ça. » Et elle a regardé le bateleur avec une expression qui tenait autant de la dévotion que de la possession… J’ai su qu’elle disait la vérité.

« Il m’a parlé de ce qu’il avait dans la roulotte. Des pages arrachées à un livre de sorts. Elles contenaient six enchantements. De la magie sympathique. Il s’était servi du sixième, par deux fois, pour façonner ses filles, pour donner à une matière inerte une semblance humaine. Il a dit qu’il les avait créées à partir de marionnettes ; et qu’elles étaient restées des marionnettes en réalité. »

Keokle s’épongea le front. L’histoire coulait de ses lèvres de plus en plus vite ; son regard était perdu dans le vague.

— J’ai refusé de le croire ; je pensais qu’il se moquait de moi. Mais il m’a prouvé le contraire. Il nous a fait rentrer dans la roulotte et il a fermé la porte. Puis il a prononcé des mots tandis qu’il touchait la fille blonde. Je l’ai vue, elle, et j’ai vu une poupée, ensemble dans le même espace, et puis il n’y a plus eu que la poupée. Ce n’était même pas une jolie poupée. Je pouvais faire cent fois mieux. Je me souviens que c’était à cela que je pensais tout ce temps : J’aurais pu faire bien mieux.

« Il m’a montré les pages dont il parlait. Du vélin épais, taché, encré de violet et d’argent. Il était prêt à me laisser les copier, si je payais. Il n’a pas demandé autant que j’aurais craint. Il a dit qu’il me faisait une faveur, que rares sont les gens qui ont des aptitudes pour la sorcellerie et qu’il avait senti le talent qui sommeillait en moi. Il a parlé d’autres choses encore, de la fraternité des magiciens, et je ne sais quoi d’autre : je n’écoutais pas vraiment. Durant tout son discours, je n’arrêtais pas de toucher la poupée qui avait été une femme une minute plus tôt. Quand il a eu terminé, quand il a su qu’il m’avait ferré, il m’a laissé prendre la poupée et l’asseoir sur mes genoux. Puis il a récité le sort à l’envers, et la jeune femme blonde est réapparue, assise sur moi. Elle était chaude et lourde, et son odeur m’emplissait les narines…

« Je suis allé chez moi chercher l’argent et je suis revenu à la roulotte après la tombée de la nuit. Je ne me suis jamais inquiété du sort que le bateleur me réservait ; je ne m’imaginais pas qu’il avait pu me tendre un piège, que lui et ses filles avaient projeté de me battre et me détrousser – la seule chose que je craignais, c’est qu’ils soient partis avant mon retour. Mais ils étaient encore là. Le bateleur m’a emmené dans sa maison sur roues ; je lui ai donné mon argent. Il a sorti les pages d’un coffre, les a placées sur un petit bureau. Il a allumé une bougie et m’a dit que je devais terminer avant que la bougie n’ait complètement brûlé. Je n’ai pas protesté ; je me suis mis au travail sans perdre une seconde. J’ai terminé juste avant que la flamme se noie dans sa propre cire. Le bateleur m’a ouvert la porte. J’avais les yeux usés par ma tâche : je ne voyais presque plus mon chemin dans l’obscurité. Derrière moi, j’entendais le bateleur parler dans la roulotte. J’ai entendu le rire entrecoupé d’une femme…

« Je suis parvenu à rentrer chez moi, en cachant les pages magiques sous ma chemise. Pendant des semaines, je les ai laissées au fond d’un coffre, sans les lire – je n’avais pas pu prendre le temps de saisir le sens de ce que je copiais. Entre deux commandes spéciales, je m’affairais à façonner une nouvelle poupée. J’ai pris tout mon temps, je me suis servi des meilleurs matériaux auxquels j’avais accès. Elle était si belle… Jamais je n’ai été plus fier de mon œuvre. J’ai toujours eu beaucoup de talent.

« Mais je ne pouvais pas éternellement l’admirer telle qu’elle était. Je devais essayer la magie du bateleur. J’ai fini par ressortir les pages du coffre et j’ai commencé à les étudier. Les sorts n’étaient pas faciles à utiliser, ni à tester. Je les ai mémorisés, je me suis entraîné à les invoquer. Je ne pouvais pas savoir si je m’y prenais correctement, mais je sentais une puissance qui s’éveillait en moi quand je prononçais les mots à voix haute. Finalement, je me suis senti assez confiant pour essayer le sixième sort, le charme d’animation que le bateleur avait utilisé. J’ai pris la poupée sur son étagère, je l’ai déposée sur le lit et j’ai invoqué la magie.

« Comme le bateleur l’avait promis, elle est devenue vivante. C’était une vraie jeune fille, presque aussi grande que moi, tiède et douce, et jolie, si jolie… Je l’ai aimée alors. Peux-tu me croire ? »

Keokle releva le regard pour croiser celui d’Adelrune. Il haussa encore le ton ; sa voix devenait rauque. Adelrune l’écoutait sans sourciller, même s’il était secoué par un tumulte intérieur.

— Crois-moi, je l’ai aimée. Je n’avais jamais aimé une femme auparavant, mais je l’ai aimée dès que je l’ai vue. Et elle me regardait avec la même expression que la compagne du bateleur avait eue. Elle était mienne.

« Je l’ai prise ; je ne pouvais pas attendre. C’était encore plus merveilleux que tout ce que j’avais pu imaginer. Et quand j’ai été rassasié… je l’ai ramenée à son état initial, comme le bateleur m’avait montré. Tu comprends, c’était beaucoup plus facile comme ça. Je pouvais me concentrer sur mon travail ; elle n’attirait pas l’attention. Quand je me sentais seul, je l’amenais à la vie, et nous nous donnions du plaisir. Après quoi, elle redevenait une poupée. Ça ne la dérangeait pas : elle me l’a dit elle-même.

« J’ai été très heureux pendant longtemps. Mais alors quelque chose s’est passé ; une nuit, après que nous nous soyons aimés, quand j’ai voulu la faire redevenir un jouet, le sort n’a pas fonctionné. J’ai cru que j’avais oublié une syllabe ; j’ai recommencé, mais j’ai échoué une nouvelle fois. Je me suis mis à craindre que la magie se soit épuisée, ou que j’aie perdu mon talent d’enchanteur. Ce n’était pas ça du tout. Après quelques mois, quand son ventre a commencé à s’arrondir, j’ai enfin compris. Le charme pouvait ramener un être à son état antérieur, mais pas deux. Je n’aurais jamais cru que je pouvais la féconder ; après tout, ce n’était qu’une poupée. Mais cela s’était bel et bien produit ; elle était enceinte.

« Durant toute sa grossesse, je n’ai eu d’autre choix que de la dissimuler chez moi. Elle était devenue… très encombrante. Elle avalait des quantités prodigieuses de nourriture et elle ne cessait de piquer des crises de colère. Je ne pouvais jamais la contenter. Elle n’était plus la jeune femme douce et docile qui partageait ma couche avec joie. Sans aucune raison, elle se mettait à m’invectiver ou éclatait en sanglots. J’avais beau essayer de lui faire comprendre que personne ne devait soupçonner qu’elle se cachait chez moi, parce que cela aurait attiré des ennuis sans fin, elle n’en criait que plus fort.

« Une fois, le Didacteur Mornude est venu me voir ; il prétendait que ce n’était qu’une visite dominicale, mais je savais qu’il croyait que je cachais quelqu’un chez moi. Heureusement, j’avais pu mettre la main sur de la poudre d’herbe-à-sommeil. Une cuillerée dans un verre d’eau chaque matin, et ma compagne restait tranquille pour le reste de la journée. Le Didacteur Mornude n’a rien vu ni entendu de suspect, et il est reparti rassuré.

« Elle a enfin fini par accoucher. Ce fut plutôt bref, et moins malpropre que je ne l’avais craint. J’étais sûr que tu ne serais pas viable, au mieux gravement difforme. Mais tu paraissais bien proportionné et en bonne santé. J’ai coupé ton ombilic avec un burin et je l’ai attaché solidement. J’avais donné assez d’herbe-à-sommeil à ta mère pour qu’elle s’endorme aussitôt le placenta expulsé.

« Je ne pouvais pas attendre plus longtemps : j’ai invoqué l’enchantement de transformation, et elle est retournée sans encombre à la forme d’une poupée. Je t’ai enveloppé de langes pour que tu sois bien au chaud et je me suis rendu au temple le plus proche. Il était minuit passé ; il n’y avait personne dans les rues de Faudace. Je t’ai déposé sur le pas de la porte, j’ai sonné à toute volée et j’ai couru me cacher. Un Recteur a ouvert la porte et après une seconde il est rentré en te tenant dans ses bras ; alors je suis revenu à ma boutique. »

Keokle eut une brève quinte de toux. Il s’essuya les yeux et reprit.

— Je l’ai laissée sous sa forme de poupée pendant longtemps : presque une année complète. J’avais besoin de calme et de silence, d’une maison vide à part moi-même. Je m’affairais à fabriquer mes jouets. Je me suis remis lentement. À la longue, j’ai fini par me sentir de nouveau seul. Aussi, je l’ai ramenée à sa forme de femme.

« De son point de vue, il ne s’était passé que quelques instants. Elle t’a réclamé. Je lui ai expliqué ce qui t’était arrivé : tu avais été adopté par Harkle, le maçon, et sa femme. Elle a demandé à te voir. Je lui ai expliqué que ce n’était pas possible, pas même raisonnable. Je lui ai rappelé que c’était moi qui l’avais façonnée et qu’elle était mienne. Elle s’est mise à pleurer ; je l’ai suppliée d’arrêter. Je lui ai dit à quel point je l’aimais. Et je le lui ai prouvé ; j’étais resté solitaire trop longtemps, et je ne pouvais pas me retenir.

« Quand j’ai eu fini, elle avait cessé de pleurer. Elle m’a caressé et embrassé. Elle était redevenue tendre. Elle voulait aller à la cuisine, pour manger et boire un peu. Elle m’a promis qu’elle ne ferait plus de bruit. Je me sentais tellement soulagé, tellement heureux de savoir qu’elle était de nouveau comme avant. Je l’ai serrée dans mes bras, je l’ai embrassée fougueusement.

« Nous sommes descendus au rez-de-chaussée. Nous venions de nous asseoir quand elle m’a demandé ses pantoufles ; elle les avait oubliées dans ma chambre et elle avait froid aux pieds. Je suis monté les chercher.

« Pendant que j’étais à l’étage, elle a pris un couteau dans un tiroir et s’est ouvert la gorge. Elle avait promis qu’elle ne ferait plus de bruit, et elle a tenu parole. Je ne l’ai même pas entendue tomber. Peut-être qu’elle s’est allongée sur le sol avant de se tuer.

« Quand je suis revenu, je l’ai trouvée gisant dans une mare de sang. Elle se débattait encore, mais à peine. C’était comme une marionnette dont les fils se seraient emmêlés. Je ne pouvais rien faire. Tu comprends, n’est-ce pas ? Tu dois comprendre. Il n’y avait rien à faire : la coupure était si profonde que sa gorge béait comme une seconde bouche. Personne à Faudace n’aurait pu la secourir.

« Alors j’ai pris la décision qui s’imposait. Je l’ai ramenée à la forme d’une poupée. J’ai épongé tout son sang, je me suis assuré que la pièce soit propre et nette. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il y avait des larmes et du sang sur le visage de la poupée. J’ai bien tenté de les essuyer, mais on aurait dit que c’était devenu un genre de vernis sur la porcelaine : rien ne pouvait les enlever. Le cou était fêlé presque de part en part, mais avec un peu de soin, la tête resterait attachée au corps.

« Après tout cela, je me suis amendé. J’avais enfin compris l’avertissement du cinquante-huitième Précepte : “ Tu ne t’égareras point sur le chemin de la sorcellerie, car par les arts magiques tu mettras ton âme en péril. ” J’ai enfermé les feuillets dans un coffre et j’ai juré de ne jamais plus utiliser la magie animatrice. J’ai gardé la poupée par-devers moi, afin de ne jamais oublier mon échec. D’habitude, je l’assois dans mon atelier pour qu’elle puisse me regarder travailler. Parfois je la dépose sur une étagère dans cette pièce-ci, pour qu’elle puisse voir par la fenêtre. Bien sûr, je prends soin qu’elle ne soit pas remarquée par les passants.

« Je lui parle souvent, tu sais. J’ai eu de longues conversations avec elle, et je crois avoir beaucoup appris. Je sais en tout cas que ce qui s’est passé n’était pas ma faute. Elle était viciée, d’une manière ou d’une autre. Sans doute que ma maîtrise de la magie était insuffisante ; peut-être que le Divin est intervenu dans l’enchantement afin de m’apprendre une dure leçon. Elle était viciée, et c’est pour cela qu’elle a contrevenu au quatre-vingt-dixième Précepte et mis fin à ses jours… »

Keokle s’interrompit. Adelrune avait déplacé sa prise sur la lance, la soulevant lentement, comme s’il s’apprêtait à un lancer à bout portant.

— Allons, Adelrune, l’avertit le fabriquant de jouets, réfléchis un peu avant d’agir ! Ne fais pas de sottises !

— Je n’ai plus besoin de réfléchir, dit Adelrune d’une voix rauque. L’heure est à l’action.

— Mais tu peux aller chercher la poupée maintenant. Elle est dans l’atelier, juste de l’autre côté de la porte.

Cela eut pour effet de distraire Adelrune ; il ne put s’empêcher d’aller jusqu’à la porte, de l’ouvrir et de pénétrer dans la salle. Contre le mur du fond, on avait installé un minuscule fauteuil. La poupée y était assise, son visage déformé par le désespoir, ensanglanté, inondé de larmes figées. Adelrune fit quelques pas vers elle, puis se retourna pour faire face à Keokle, qui était entré derrière lui.

— Vous l’avez tuée, dit-il presque rêveusement.

L’histoire que Keokle avait racontée résonnait encore dans son esprit. L’émotion qui l’étreignait n’était pas la rage ; la rage aurait été un feu purificateur où sa raison se serait consumée. Ce qu’il ressentait rongeait son âme comme un acide visqueux.

— Non, je ne l’ai pas tuée. Elle s’est suicidée. Je l’en aurais empêchée si j’avais pu. Adelrune, elle m’a trompé : elle m’a envoyé faire une commission, pour que je ne sois pas là pour la sauver. Ce n’était pas ma faute !

— Assez. Assez de mots ! dit Adelrune, haletant.

Il leva sa lance posément ; des bribes de l’entraînement de Riander résonnaient dans son crâne. Ramène ton bras plus loin vers l’arrière, Adelrune. C’est mieux. Rappelle-toi, quand tu projettes l’arme, ton poids doit contribuer à l’élan. Non, pas comme ça. Vise avec la pointe… Il voyait en imagination la lance transpercer le fabriquant de jouets, encore et encore, tant de fois qu’il se sentait surpris que l’arme n’ait toujours pas quitté sa main, que Keokle se tienne devant lui, sain et sauf. Ses mouvements étaient ralentis, comme si la délivrance du meurtre se refusait à lui.

Keokle avait lui aussi levé le bras et exhibait une marionnette à fils qu’il avait prise sur une des étagères de la devanture. C’était le chevalier qu’Adelrune avait tant admiré, il y avait si longtemps, quand il n’était encore qu’un enfant, quand la devanture de l’échoppe ne contenait que de belles choses qui comblaient son besoin d’émerveillement. Keokle tenait la croix d’une main et de l’autre empoignait la marionnette par la taille. Très pâle, il fixait Adelrune.

— J’ai conçu ta mère ; je t’ai conçu toi aussi, dit-il d’une voix chevrotante. De sorte que je suis à la fois ton père et ton grand-père. Je revendique pleins pouvoirs sur toi par les principes de sympathie. Ceci, c’est toi, Adelrune.

Il cracha sur la marionnette et prononça une suite de mots. Adelrune sentit une onde de chaleur résonner en lui-même ; un enchantement le tenait. Cela attisa sa colère ; ses dernières hésitations se dissipèrent.

— Assez de mots, répéta-t-il. Assez de magie !

Il ramena son bras aussi loin qu’il le put vers l’arrière, prenant une grande inspiration qu’il rejetterait au moment du lancer. Keokle tira sur l’une des ficelles de la marionnette : le bras du chevalier se dressa et se déplaça violemment de côté. Le bras d’Adelrune l’imita immédiatement, la poignée de la lance frappant le sol et crissant sur les dalles.

Adelrune lutta contre l’emprise du sortilège, tentant de reprendre le contrôle de son bras. Mais Keokle tenait maintenant l’arme de la marionnette ; il l’arracha de la main de bois et la jeta à travers la pièce. La lance d’Adelrune bondit hors de sa poigne et retomba à l’autre bout de l’atelier. Keokle recommença la manœuvre, cette fois-ci avec le bouclier de la marionnette. Celui d’Adelrune lui fut arraché et rejoignit la lance.

— Va-t’en, maintenant, je t’en prie, dit Keokle. Emporte la poupée et va-t’en. Je te promets que je ne te ferai aucun mal. Je ne voulais plus utiliser de magie, mais tu m’as forcé la main.

Adelrune ne prêtait aucune attention à ses paroles ; grondant de rage, il s’avança vers le fabriquant de jouets, les mains tendues comme des serres. Keokle entortilla les fils de la marionnette ; Adelrune fut tiraillé dans toutes les directions. Keokle imprima un balancement à la croix et Adelrune fut projeté avec violence contre des étagères. Une demi-douzaine d’animaux de bois sur roulettes tombèrent sur lui puis achevèrent leur course sur le sol.

— Cesse de lutter, Adelrune, s’il te plaît. Prends-la avec toi si tu veux, mais pars. Sinon, je devrai te garder prisonnier ici et appeler les forces de l’ordre à mon aide. Tu ne peux rien contre moi.

Adelrune n’abandonnait pas ses efforts pour surmonter l’influence du charme. Il parvenait par instants à bouger ses membres mollement, mais aussitôt Keokle s’empressait de resserrer sa prise sur les ficelles et le ramenait à l’immobilité. Adelrune commença à croire qu’il avait bel et bien perdu la bataille. Le fabriquant de jouets était à même de le tuer sur-le-champ ; qui à Faudace lui reprocherait de s’être défendu contre un étranger aux velléités d’assassin ? Adelrune chercha secours dans toutes les histoires que recelait sa mémoire, mais il ne se rappelait que des fins tragiques. Sire Athèbre broyé par les mâchoires du ver, Sire Judryn enseveli vivant sous la boue des Fosses Jaunes… Mais soudain, il vit en esprit les visages de tous ceux qu’il avait aimés, et à cet instant il trouva enfin la solution à l’énigme de la sorcière. « Le doute ; et le désespoir », murmura-t-il.

Il baissa la tête, bougea ses bras presque imperceptiblement pour exprimer la capitulation. Keokle relâcha sa prise sur les fils de la marionnette. Adelrune, ses membres de nouveau libres, s’éloigna des étagères, s’affala contre un établi. Keokle ouvrit la bouche, s’apprêtant à parler. Pendant un instant, il ne fut plus sur ses gardes ; Adelrune passa à l’action.

Une paire de ciseaux ne constituait au mieux qu’une arme médiocre, mais un bon chevalier sait employer tout ce qu’il a sous la main ; tel avait été l’enseignement de Riander. Adelrune s’empara de ceux qui traînaient sur l’établi et d’un seul mouvement fluide les projeta, lames ouvertes, sur les fils de la marionnette. Les lames tranchèrent les fils, la marionnette tomba sur le sol et éclata en morceaux, le torse, les membres et la tête ricochant sur les dalles. Adelrune sentit l’emprise de la magie sympathique se briser.

Keokle poussa une exclamation de désarroi. Adelrune se redressa, fit jouer ses bras et ses jambes ; le fabriquant de jouets recula contre le mur. Adelrune dégaina son poignard et s’avança vers son adversaire.

— Tu ne peux pas faire ça, le supplia Keokle. Tu me l’as dit, tu es un chevalier. Les chevaliers ne sont-ils pas contraints d’agir avec honneur ? Je n’ai pas d’arme sur moi. Je n’ai utilisé qu’un seul charme, uniquement pour me protéger. Je ne t’ai pas fait de mal. Je suis ton véritable père. Tu ne peux pas me tuer !

Pendant un instant, Adelrune s’arrêta, puis il secoua la tête.

— Quand je suis entré dans cette échoppe, je me croyais encore un chevalier, dit-il avec amertume. J’avais une quête à remplir ; Riander lui-même m’avait formé ; le roi Joyell à bord du Vaisseau de Yeldred m’avait adoubé. Il m’a fallu longtemps, si longtemps pour me réveiller de ce rêve. Celle que j’avais juré de secourir est morte ; Joyell était un dément ; et malgré tous les efforts que Riander a apportés à ma formation, il faut croire qu’il a échoué. Je ne peux de toute évidence pas être un chevalier, car un chevalier ne serait pas disposé à commettre un meurtre.

Il leva haut le bras ; la lame tachée de la dague brillait à son poing.

— Non ! Rappelle-toi le premier Précepte de la Règle ! cria Keokle. Tu ne commettras point…

Adelrune lui enfonça sa dague dans la gorge.

Il ne coula pas beaucoup de sang. Le fabriquant de jouets, projeté contre le mur par la force du coup, resta immobile pendant un moment, puis s’effondra. Du bout du pied, Adelrune le tourna face vers le haut ; seul le pommeau de la dague émergeait de la chair de Keokle. Ses yeux étaient révulsés ; un mince filet écarlate coulait du coin de sa bouche jusque dans ses cheveux.

Adelrune tomba à genoux à côté du cadavre et laissa échapper un long gémissement. Il crut, pendant un instant, qu’il allait mourir à son tour, que l’horreur arrêterait son cœur de battre ; puis qu’il allait retirer la dague et ouvrir sa propre gorge.

Mais il resta prostré, immobile, la tête enfouie dans ses bras, attendant que le tourbillon de ses pensées se calme, qu’il redevienne capable de trouver un sens à ce qui lui arrivait. Il feuilleta le Livre des Chevaliers en imagination. Le septième chapitre racontait l’histoire du premier combat de Sire Oldelin. Il avait occis un brigand qui avait terrorisé la campagne par ses pillages et ses viols. Le brigand avait presque réussi à empaler Sire Oldelin sur sa lame empoisonnée, mais en fin de compte le chevalier avait tué son adversaire.

Un groupe de bûcherons avait croisé Sire Oldelin en train de creuser une tombe pour le brigand, les joues baignées de larmes. Ils avaient répandu la nouvelle aux alentours, émerveillés par la grandeur d’âme du chevalier : alors même que les blessures causées par la lame empoisonnée lui arrachaient des larmes de souffrance, il avait célébré le rite funéraire dans ses moindres détails, allant même jusqu’à creuser une tombe assez large pour un noble. La vérité, telle que le révélait le Livre, était que Sire Oldelin éprouvait un tel remords qu’il avait projeté de coucher son propre cadavre à côté de celui de son ennemi, et il aurait mené son plan à exécution s’il n’avait été surpris par l’arrivée des bûcherons.

Riander avait évoqué le sujet plus d’une fois – mais Adelrune ne pouvait endurer de se remémorer les leçons de son tuteur. Il s’était montré indigne de son enseignement. Quelle importance cela avait-il de savoir si tous les chevaliers ressentaient un tel tourment la première fois qu’ils tuaient ? Un vrai chevalier n’aurait jamais tué Keokle.

Après un long moment, les affres du remords d’Adelrune refluèrent quelque peu. Il trouva la force de se relever. Il lui fallait terminer sa quête, toute dénuée de signification qu’elle fût.

La poupée était toujours assise dans son fauteuil ; son regard aveugle semblait l’accuser. Adelrune s’approcha d’elle en titubant et la prit dans ses bras. Il fut surpris de constater à quel point elle était lourde ; elle lui parut plus grande qu’il ne l’avait d’abord cru. Sa tête s’appuyait contre son épaule, ses yeux maintenant fermés, comme si elle ne faisait que dormir. Du sang avait commencé à sourdre de l’entaille à son cou. La porcelaine et le bois dont elle était faite changeaient, devenaient chair. De seconde en seconde, elle était plus grande et plus lourde.

Il la porta jusqu’à l’avant de la boutique.

— Je vous demande pardon, murmura-t-il à l’oreille du cadavre, d’une voix éteinte. Je suis arrivé trop tard.

— Tu n’as rien à te faire pardonner, dit une voix sur sa gauche.

Adelrune sursauta, jeta un regard aux alentours : qui donc avait parlé ? Il remarqua une poupée sur une étagère, dont les cheveux bruns bouclés étaient ramassés à l’arrière. Elle ressemblait à Sawyd. Et c’était de fait la voix de Sawyd qu’il avait entendue.

La poupée parla de nouveau.

— Tu n’as rien à te reprocher. Elle est morte quand tu étais encore aux langes. Comment aurais-tu pu la secourir ?

— Que se passe-t-il ? s’écria Adelrune, le corps secoué de frissons.

Une marionnette à fils prit la parole. Elle était tout habillée de gris, et Adelrune crut reconnaître sur la tête de bois sculpté les traits du magicien gris.

— Il y a plusieurs explications possibles. Keokle est mort : peut-être que la magie qu’il possédait a été brusquement libérée et se répand maintenant de manière incontrôlée à travers son domicile, avec des effets apparemment miraculeux. Cela expliquerait le retour de ta mère à sa forme humaine, quoique le contact de ta chair et de ton sang, qui sont aussi les siens, pourrait suffire en théorie à déclencher la métamorphose, par le principe de contagion. Une autre explication, peut-être plus probable, serait que les épreuves que tu viens de traverser ont altéré ta raison, de sorte que tu vois des choses qui n’existent pas. Il se peut bien sûr que ni l’une ni l’autre de ces hypothèses ne décrive correctement la réalité.

Une marionnette habillée d’hermine se redressa et parla avec la voix du roi Joyell.

— Qu’importe l’explication finale ? Tu as enfin rempli la tâche que tu t’étais assignée. Ta quête est accomplie.

— Pouvons-nous en être sûrs ? Je crois pour ma part qu’il a tout gâché, tout détruit, dit une voix desséchée, venant d’un morceau de velours noir déchiré, cousu de petits rubis de strass, accroché à une patère sur le mur.

— Adelrune, dit Jarellène, sa tête de bois couronnée de cheveux blond foncé émergeant d’entre les jouets qui encombraient une étagère basse, ne nous écoute pas. Quitte la boutique et mets un terme à tout cela. Tu as libéré ta mère, libère-toi maintenant.

— Jarellène…

— Je ne suis pas Jarellène. Si jamais tu as aimé celle qui portait ce nom, va.

Adelrune sortit de la boutique. Le cadavre pesait de plus en plus lourd dans ses bras. Des passants le remarquèrent et poussèrent des cris de stupeur et d’indignation. Il ne leur prêta aucune attention, descendit la rue jusqu’à la place du marché. Il demanda au vendeur de bois de délier ses fagots ; l’homme, après un coup d’œil à ce qu’Adelrune transportait, obéit d’un air hébété.

Adelrune posa le corps sur les fagots ; il lissa la jolie robe bleue garnie de dentelle au col et aux poignets, redressa les membres. Le sang qui avait coulé de la gorge ouverte avait taché la dentelle ; Adelrune replaça la tête pour refermer la blessure béante. Puis, de la nappe rose qu’il portait encore attachée à sa ceinture, il sortit la scytale et l’enroula autour de l’os. Les lettres argentées brillèrent, épelant cinq mots. Le bois prit feu avec un grondement sourd : des flammes s’élevèrent, clairement visibles même à la lumière du jour. Puis Adelrune jeta la scytale et l’os au cœur du brasier, et avec un hurlement strident une colonne de flammes s’éleva à vingt pieds de hauteur. Les quelques curieux qui l’entouraient s’enfuirent.

Adelrune resta immobile face au brasier, malgré la chaleur surnaturelle qui cuisait sa chair encore plus que le souffle d’une forge, fixant les flammes d’un regard qui ne cillait pas, même si leur lumière rivalisait avec celle du soleil, attendant que le bûcher funéraire de sa mère se soit complètement consumé.

Enfin, il se détourna. Derrière lui ne restaient que des cendres d’un gris argenté, que la brise matinale emportait. Il sortit sa bourse, jeta deux pièces sur le sol, pour payer le bois.

Il revint à la boutique de jouets, rentra à l’intérieur. Les marionnettes en rangées contre les murs demeuraient silencieuses et immobiles. Dans l’arrière-boutique, le cadavre gisait toujours sur le dos ; son sang avait cessé de couler. Adelrune ramassa son bouclier et sa lance.

Il était prêt à partir, mais il se rappela le livre de sorts dont avait parlé Keokle. Adelrune monta l’escalier en spirale qui menait à l’étage supérieur. Il cherchait un coffre, le trouva finalement dans la chambre à coucher de Keokle, face au lit. Il n’était même pas verrouillé. À l’intérieur, un fouillis de papiers : un exemplaire tout écorné de la Règle, trois tomes de Commentaires, des affichettes annonçant divers festivals, religieux ou séculiers, deux traités d’ébénisterie, de vieux carnets à dessins remplis d’idées et d’esquisses de jouets. Tout au fond, dans une enveloppe scellée par une goutte de cire sans couleur, Adelrune trouva ce qui passait pour le livre de magie de Keokle : quelques feuilles de parchemin cousues ensemble dans un coin.

Il balaya du regard quelques lignes de texte. Les lettres étaient en pattes de mouche, les traits de plume inégaux. Des symboles bizarres avaient été maladroitement reproduits dans les marges. Mais malgré le caractère rudimentaire de la transcription, Adelrune pouvait ressentir le pouvoir que recelaient les mots, vibrant au bout de ses doigts, sifflant dans son esprit. Semblait-il qu’il avait après tout un certain talent naturel pour la magie ; ce n’était guère surprenant de la part du rejeton d’un magicien et d’une poupée ensorcelée…

Il se dépêcha de plier le manuscrit et de l’enfouir dans son sac à dos. Il aurait dû venir le chercher plus tôt et le brûler sur le bûcher. Il était trop tard maintenant pour essayer de le consumer par une flamme plus terrestre. Il était déjà resté trop longtemps dans cette maison. Il remettrait le manuscrit à Riander, lequel en disposerait comme il le jugerait bon.

Adelrune redescendit, sortit à grands pas de l’atelier sans regarder derrière lui. Il avait décidé de laisser sa dague enfoncée dans la gorge de Keokle ; il y avait là trop de symétrie ironique avec la façon dont il l’avait trouvée. Quand il sortit de l’échoppe, il vit Griffin non loin, la bouche pleine d’herbe. Le cheval vint quand il l’appela. Adelrune l’enfourcha et s’apprêta à quitter Faudace au plus vite.

Mais on l’attendait au-delà de la place du marché, maintenant déserte : une demi-douzaine de soldats et un capitaine à cheval, accompagnés par un trio de Recteurs et un Didacteur. Les fantassins manquaient visiblement d’enthousiasme ; leur lieutenant arborait une expression résolue, comme celle des serviteurs de la Règle. Adelrune voulut revenir sur ses pas et trouver une autre issue à la place du marché ; mais six autres soldats bloquaient son chemin. Il vira de nouveau pour faire face au plus gros groupe.

— Messieurs, je vous prie de me laisser passer, s’écria Adelrune. Je n’ai plus rien à faire ici, et mon souhait le plus cher est de m’en aller pour ne jamais revenir.

Le Didacteur répondit d’une voix nasillarde et pédante :

— Nenni, étranger. Vous êtes un élément perturbateur ; vous semez la panique et usez de sorcellerie, un flagrant délit contre le cinquante-huitième Précepte. Vous ne pouvez continuer à agir ainsi impunément ! Nous allons maintenant vous conduire au cachot, où vous sera administrée une correction proportionnelle à vos crimes.

— Je ne me trompe pas, c’est bien vous, Didacteur Fébule ? Je me disais que je reconnaissais vos cheveux roux. Je crains qu’après deux décennies passées à gouverner des petits garçons, vous ne sachiez plus composer avec des adultes, Didacteur. Vous imaginez-vous que je vais me montrer aussi docile qu’un élève de la Maison Canoniale surpris à faire la sieste durant une leçon de grammaire ? Je ne vous accompagnerai nulle part. Je quitte Faudace, et nul ne m’arrêtera.

Le Didacteur, décontenancé d’avoir été reconnu, préféra ne pas poursuivre la discussion. Il fit signe au lieutenant, lequel envoya ses six hommes en avant. Les fantassins, brandissant des masses, s’avancèrent d’un pas hésitant.

Ces hommes avaient beau être des soldats professionnels, ils ne valaient guère mieux que Lovell, Preiton et Thran qui l’avaient défié aux frontières d’Harkovar. Faudace était un endroit paisible, et la tâche des forces de l’ordre se limitait généralement à l’arrestation de fêtards éméchés. Ils avaient beau être six contre un, Adelrune les aurait facilement vaincus – si la seule idée d’en blesser un ne lui avait soulevé le cœur. Même s’il devait défendre sa vie, il ne se sentait plus capable de risquer de prendre celle d’un autre.

Il eut une inspiration et sortit les feuilles de parchemin de son sac. Il agita le livre de magie en direction des soldats.

— Avez-vous aimé la magie que j’ai invoquée sur la place ? cria-t-il d’un ton menaçant. Voudriez-vous en voir davantage ? Je transporte une demi-douzaine de charmes sur ma personne. Laissez-moi partir, sinon je vous ensorcellerai !

Cela suffit à stopper net l’avance des hommes. L’un des Recteurs en profita pour s’éclipser furtivement. Adelrune jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : les soldats derrière lui n’avaient pas bougé. La voix du Didacteur Fébule s’éleva :

— Ignorez les menaces de ce gredin ! En avant ! Emparez-vous de lui !

Adelrune ramena les pages devant lui et choisit une ligne de texte au hasard. D’une voix tonnante, il commença à réciter les mots, tandis qu’il brandissait sa lance vers les soldats.

Les syllabes lui brûlaient la bouche et l’étourdissaient ; d’étranges énergies s’animaient, mais restaient impuissantes. Son invocation aléatoire ne pouvait susciter un véritable enchantement. Les soldats, qui n’étaient pas au courant de ces subtilités, battirent immédiatement en retraite.

Adelrune s’arrêta de lire – il lui fallut un vaste effort de volonté pour s’arracher au parchemin, comme si l’enchantement voulait être complété. Adelrune fit tourner Griffin. Les soldats derrière lui, sans officier pour les accompagner, manquaient de courage. Avec un hurlement sauvage, Adelrune lança Griffin au galop vers eux.

Ils prirent la fuite devant sa charge. Adelrune eut deux occasions parfaites d’embrocher un ennemi, et chaque fois garda sa lance tout contre sa monture, où elle ne pouvait blesser personne.

Le reste de son évasion releva d’une simple formalité : il s’élança dans les rues étroites, sema une paire de poursuivants à cheval, galopa hors des limites de la ville. On aurait dit les jeux d’un enfant auxquels des adultes complaisants se seraient prêtés. Même si toute trace de poursuite s’évanouit quand il eut quitté Faudace, Adelrune poussa Griffin à maintenir un bon pas. Tant qu’il filait à toute allure, il pouvait s’imaginer être un noble chevalier quittant le lieu de sa vengeance ; il pouvait oublier qu’il n’était qu’un criminel fuyant un meurtre.

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