Le professeur : Mes enfants, écrivez la proposition suivante : « Un poisson était perché sur un arbre. »
Un élève : Mais est-ce que les poissons perchent dans les arbres ?
Le professeur : Eh bien … C’était un poisson un peu fou.
J’approchais de mon lieu de destination. La forêt verdoyante s’avançait tout au bord de la route, ne faisant que rarement place à des clairières couvertes de laiches jaunes. Le soleil, prêt à se coucher depuis un bon bout de temps, ne se décidait toujours pas et restait suspendu au-dessus de l’horizon. La chaussée était étroite et parsemée de gravier. Quand l’auto roulait sur de gros cailloux, les jerricans vides faisaient un bruit de ferraille dans le coffre arrière.
Deux hommes débouchèrent de la forêt et s’arrêtèrent sur le bas-côté en regardant dans ma direction. L’un d’eux leva la main. Je ralentis pour mieux les voir. C’étaient des jeunes gens, un peu plus âgés que moi peut-être et qui me firent l’effet de chasseurs. Leurs visages me plurent et je stoppai. Celui qui avait levé le bras passa par la portière un visage bronzé au nez en bec d’aigle et me demanda en souriant :
— Vous ne pourriez pas nous emmener jusqu’à Solovets ?
Son compagnon, roux et barbu, que j’apercevais derrière son épaule, souriait aussi. Ils étaient vraiment sympathiques.
— Montez, dis-je. Un devant, un derrière, parce que j’ai tout un bazar sur la banquette arrière.
— Vous êtes notre bienfaiteur ! s’écria, réjoui, le garçon au nez busqué. Il ôta son fusil de l’épaule et s’installa à mes côtés.
Le barbu, jetant un regard hésitant sur le siège, dit :
— Est-ce que je pourrais un peu … ?
Je me penchai et l’aidai à déblayer les lieux occupés par un sac de couchage et une tente pliée.
— Claquez bien la porte, lui dis-je.
Je démarrai. Le nez busqué se retourna et déclara d’un ton plein d’entrain qu’il était beaucoup plus agréable de voyager en voiture que d’aller à pied. Le barbu qui n’arrivait pas à fermer la portière, exprima son accord d’une manière peu audible. — Enlevez votre imperméable, lui conseillai-je, en regardant dans le rétroviseur. Il est coincé. Au bout de cinq minutes tout s’arrangea. Je demandai : — Jusqu’à Solovets, ça fait une dizaine de kilomètres ? — Oui, répondit le nez busqué. Un peu plus peut-être. La route n’est pas fameuse, pour les camions. — Elle est tout à fait convenable, me récriai-je. On m’avait dit que je ne pourrais pas passer. — La route est praticable même en automne. — Ici, peut-être, mais à partir de Korobets, c’est un chemin de terre. — L’été est sec cette année. Tout a séché. — Il paraît qu’il pleut du côté de Zatogne, remarqua le barbu. — Qui te l’a dit ? — Merlin. Ils rirent tous les deux. J’allumai une cigarette et leur tendis mon paquet. — Fabrique Clara Zetkin, lut le nez busqué. Vous êtes de Leningrad ? — Oui.
— Vous voyagez ? — Oui, dis-je. Et vous, vous êtes d’ici ? — Oh ! oui, tout à fait. — Moi, je suis de Mourmansk, m’informa le barbu. — Pour quelqu’un de Leningrad, Solovets ou Mourmansk, c’est la même chose, le Nord, quoi, déclara son compagnon. — Non, pourquoi, dis-je poliment. — Vous allez vous arrêter à Solovets ? demanda le nez busqué. — Bien sûr, répondis-je. C’est là que je vais. — Vous y avez de la famille ou des amis ? — Non, dis-je. Je dois y attendre des copains. Eux, ils suivent la rive. Solovets est notre point de rencontre.
J’aperçus un lit de caillasse et freinai en disant :
— Tenez-vous bien ! L’auto, cahotée, nous fit sauter sur nos sièges. Le garçon assis à côté de moi heurta du nez le canon de son fusil. Le moteur peinait, des pierres étaient projetées sur le châssis. — Pauvre auto, dit le nez busqué. — Qu’y faire …, dis-je. — Il y en a qui hésiteraient à prendre des routes pareilles avec leur auto. — Moi pas, dis-je. — Ah ! c’est qu’elle n’est pas à vous, devina-t-il. — Comment voulez-vous que j’aie une auto ? Je l’ai louée. — Je vois, dit-il. Son ton était un peu déçu et je me sentis visé : — A quoi bon acheter une auto et circuler sur les bonnes routes ? Quand c’est asphalté, il n’y a rien d’intéressant à voir, là où c’est intéressant, il n’y a pas d’asphalte. — Oui, bien sûr, répondit-il poliment. — A mon avis, c’est idiot de faire une idole de sa bagnole, déclarai-je. — Oui, dit le barbu, mais ce n’est pas l’opinion de tout le monde. Nous nous mîmes à parler autos et nous parvînmes à cette conclusion que s’il fallait en acheter une, le mieux était de prendre une Gaz-69 mais que malheureusement elles n’étaient pas en vente. Puis le nez busqué me demanda : — Où travaillez-vous ? Je le lui dis. — Fantastique ! s’exclama-t-il. Écoutez, laissez tomber votre institut et venez chez nous. — Qu’est-ce que vous avez, vous ? — Qu’est-ce que nous avons ? demanda-t-il en se tournant vers son copain. — Aldan-3, dit le barbu. — C’est un bel engin, dis-je. Et il marche bien ? — Heu … comment vous dire. — Je vois, dis-je. — Il n’est pas encore tout à fait réglé, dit le barbu. Venez chez nous, vous vous en occuperiez … — Nous vous ferions muter en un rien de temps, ajouta le nez busqué. — Et à quoi travaillez-vous ? demandai-je. — Comme tous les scientifiques, au bonheur des hommes. — Je vois, dis-je. La recherche spatiale ? — Oui, ça aussi. — Je suis bien là où je suis, dis-je. — Une grande ville, un bon salaire, dit le barbu à voix basse, mais j’avais entendu.
— Non, dis-je. Non, il n’y a pas que l’argent qui compte. — Je plaisantais, dit le barbu. — Il plaisante, dit son ami. Vous ne trouverez jamais une boîte plus intéressante que la nôtre. — Pourquoi croyez-vous ça ?
— J’en suis sûr. — Pas moi. — Nous reviendrons sur ce sujet, dit-il avec un petit rire. Vous comptez rester longtemps à Solovets ? — Au maximum deux jours.
— Eh bien, nous reparlerons de ça dans deux jours. Le barbu déclara : — Personnellement, je vois là le doigt du destin. Se promener en forêt et tomber sur un programmeur ! J’ai l’impression que vous êtes marqué par le destin. — Vous avez à ce point besoin d’un programmeur ? demandai-je. — Oui, absolument besoin, à tout prix. — J’en parlerai aux copains, promis-je. J’en connais qui ne sont pas très contents. — Il nous faut un programmeur, mais pas n’importe lequel, dit le grand nez. Les programmeurs, c’est très demandé, ils sont devenus capricieux. Nous, il nous en faudrait un qui ne le soit pas. — Oui, ça, c’est plus difficile, dis-je. — Nous avons besoin d’un programmeur : a ) peu exigeant, b ) qui soit là de son plein gré, c ) qui accepte de vivre en foyer, énuméra-t-il sur ses doigts. — d ) qui se contente d’un salaire de cent vingt roubles, conclut le barbu. — Et qui ait des ailes dans le dos, peut-être ? demandai-je. Ou un nimbe autour de la tête ? Un sur mille, quoi ! — Justement, il ne nous en faut qu’un, dit le grand nez. — Et s’il n’y en a que neuf cents ? — Nous sommes d’accord pour un programmeur à quatre-vingt-dix pour cent.
La forêt avait reculé. Nous roulions maintenant entre des champs de pommes de terre après avoir traversé un pont. — Neuf heures, dit le nez busqué. Où avez-vous l’intention de passer la nuit ? — Dans l’auto. Les magasins sont ouverts jusqu’à quelle heure dans votre coin ? — Ils sont déjà fermés. — Il pourrait coucher au foyer, dit le barbu. Il y a un lit de libre dans ma piaule. — En voiture, ce n’est pas possible d’y aller, dit l’autre pensivement. — Oui, c’est vrai, dit le barbu qui se mit à rire. — On pourrait garer l’auto près du commissariat, dit le nez busqué. — Mais non, répondit le barbu. Ça ne tient pas debout. Comment ferait-il pour entrer dans le foyer ? — Oui, tu as raison. Un jour sans travailler et on oublie tous leurs machins. Et si on le transférait ? — Allons, allons, il ne s’agit pas du divan. Tu n’es pas Cristobal Junta, moi non plus d’ailleurs …
— Ne vous en faites pas, dis-je. Je dormirai dans l’auto, ce ne sera pas la première fois.
Pourtant, j’avais ressenti tout à coup une envie terrible de me glisser dans des draps. Cela faisait quatre nuits que je dormais dans un sac de couchage.
— Écoute, dit le nez busqué, j’ai une idée ! L’iznakournoj[1] !
— C’est vrai ! s’exclama le barbu. Emmenons-le là-bas !
— Je vous assure, je coucherai dans l’auto, dis-je.
— Vous dormirez dans une maison, dit le nez busqué, dans des draps relativement propres. Nous voulons tout de même vous remercier.
— Nous n’allons quand même pas vous donner la pièce, dit le barbu.
Nous entrâmes dans la ville. De chaque côté de la rue s’étendaient de vieilles et solides palissades, abritant des maisons faites d’énormes rondins noircis par le temps. Les fenêtres étaient encadrées de dentelures de bois, des coqs sculptés ornaient le faîte des toits. De temps à autre surgissaient de vilaines bâtisses de brique aux portes métalliques. La rue, droite et large, s’appelait avenue de la Paix. A mesure que nous approchions du centre, nous apercevions de petits immeubles en préfabriqué au milieu d’espaces verts.
— Première rue à droite, dit le nez busqué.
Je mis le clignotant, freinai et tournai. La chaussée était envahie d’herbe, mais une Zaporojets toute neuve était en stationnement devant un portillon. Les numéros des maisons se trouvaient en haut des portails, les chiffres étaient à peine visibles sur le métal rouillé des plaques. La rue avait un joli nom : rue du Bord de mer. Elle était étroite et resserrée entre d’épaisses clôtures qui devaient dater du temps où des pirates suédois et norvégiens hantaient les lieux.
— Stop, dit le nez busqué. Je freinai et il se cogna encore une fois au canon de son fusil. Maintenant, dit-il en frottant l’endroit endolori, attendez-moi ici, je vais y aller et je vais tout arranger.
— Je vous assure que ce n’est pas la peine, dis-je une dernière fois.
— Pas question. Volodia, tiens-le en joue.
Le garçon au nez busqué sortit de l’auto et, se baissant, franchit un petit portillon. Une palissade très haute cachait la maison. Le portail était phénoménal, on aurait dit celui d’un dépôt de locomotives ; les gonds, rouillés, devaient bien peser un poud chacun. Je regardai avec étonnement trois plaques apposées sur l’énorme porte ; le vantail de gauche portait une grosse plaque de verre bleu où était écrit en lettres argentées :
N.I.I.T.C.H.A.V.O.
Isba sur pattes de poules
MONUMENT DU VIEUX SOLOVETS
Le vantail de droite offrait en sa partie supérieure un petit panneau de fer rouillé : « Rue du Bord de mer, n° 13. N. K. Gorynytch ». Un peu plus bas, sur un morceau de contre-plaqué s’étalait cette inscription, tracée de guingois à l’encre :
LE CHAT NE FONCTIONNE PAS
L’administration.
— Quel chat ? demandai-je.
Le barbu émit un petit rire.
— Surtout, ne vous en faites pas, dit-il. C’est plutôt marrant ici, mais Roman va tout arranger.
Je sortis de l’auto et me mis à essuyer le pare-brise. J’entendis du bruit au-dessus de ma tête et regardai en l’air. Sur le portail, un chat comme je n’en avais jamais vu, gigantesque, tigré de noir et de gris, était à la recherche d’une position confortable. Une fois installé, il me fixa de ses prunelles jaunes, l’air repu et indifférent. — Minet, minet, minet, dis-je machinalement. Le chat, avec une froide politesse, ouvrit la gueule et émit un chuintement rauque, puis il se détourna pour examiner ce qui se passait dans la cour. Derrière, la clôture une voix dit : — Vassili, mon ami, excusez-moi de vous déranger.
Le loquet remua. Le chat se leva et disparut sans bruit dans la cour. Le vantail de gauche s’ouvrit lentement avec des grincements à frémir. Roman ( le nez busqué ) se montra, le visage rougi par l’effort.
— Notre bienfaiteur ! appela-t-il. Rentrez l’auto !
Je me mis au volant et pénétrai dans une grande cour. Au fond, je vis une maison de rondins, à l’ombre d’un chêne énorme, vaste, robuste et touffu. Un petit chemin dallé menait à la maison en contournant le chêne. A droite, s’étendait un potager, à gauche, une petite pelouse occupée en son milieu par un vieux puits de bois, noirci et couvert de mousse.
Je garai l’auto et sortis. Volodia, le barbu, descendit à son tour, appuya son fusil contre la voiture pour rajuster son sac à dos.
— Vous voilà arrivé, dit-il.
Roman referma le portail à grand fracas ; plutôt mal à l’aise, je regardais autour de moi sans trop savoir que faire.
— Et voilà la maîtresse de maison ! s’écria le barbu. Tout va-t-il comme vous le voulez, mère Naïna[2] ?
La maîtresse des lieux devait avoir dépassé la centaine ; elle avançait en traînant la jambe, appuyée sur un bâton noueux, chaussée de bottes de feutre enfilées dans des caoutchoucs. Son visage au teint bistre n’était qu’un entrelacs serré de rides d’où sortait un nez acéré et crochu comme un yatagan, les yeux étaient pâles, éteints, comme couverts d’une taie.
— Bonjour, bonjour, fiston, dit-elle d’une voix de basse surprenante. C’est lui le nouveau programmeur ? Bien le bonjour, mon bon Monsieur.
Je m’inclinai, comprenant qu’il valait mieux me taire. Par-dessus un châle de laine noire noué sous le menton, la vieille femme portait un petit foulard de nylon imprimé d’atomiums et où était écrit dans toutes les langues « Exposition universelle de Bruxelles ». Quelques poils gris parsemaient son nez et son menton. Elle était vêtue d’une robe de drap noir et d’un gilet ouatiné.
— Alors voilà, Naïna Kievna, dit Roman tout en ôtant la rouille de ses mains. Il faudrait loger notre nouveau collaborateur pendant deux jours. Permettez-moi de faire les présentations … hum … 1
— C’est pas la peine, dit la vieille en me regardant attentivement. Je vois ça toute seule. Privalov Alexandre Ivanovitch, mille-neuf-cent-trente-huit, sexe masculin, Russe, membre du Komsomol, signe particulier néant, et je vois, mon cher, un grand voyage, tu feras des choses intéressantes dans une maison officielle, tu dois craindre, mon bon Monsieur, un homme roux, un méchant, sois généreux, une petite pièce, mon beau Monsieur …
— Hum ! dit Roman à voix haute et la vieille s’arrêta court. Un silence gêné s’établit.
— Vous pouvez m’appeler Sacha, dis-je.
— Et où est-ce que je vais le mettre ? demanda la vieille.
— Dans la réserve, bien sûr, dit Roman d’une voix où perçait l’irritation.
— Et qui sera responsable ?
— Naïna Kievna !.. tonna Roman à la façon d’un acteur de province. Il attrapa la vieille par le bras et l’entraîna vers la maison. Nous les entendîmes discuter : — Mais enfin, nous nous étions entendus !.. — … Et s’il me chaparde quelque chose ?… — Parlez donc moins fort ! C’est un programmeur, comprenez-vous ? Un komsomol ! Un savant !.. — Et s’il grince des dents ?…
Embarrassé, je me tournai vers Volodia qui riait sous cape.
— C’est gênant, dis-je.
— Ne vous en faites pas, tout va marcher comme sur des roulettes …
Il voulut ajouter quelque chose, mais à ce moment la vieille glapit : — Et le divan, hein, et le divan ?… Je sursautai et repris :
— Vous savez, je crois que je vais partir …
— Il n’en est pas question ! dit Volodia, très ferme. Tout va s’arranger. Simplement elle veut qu’on lui graisse la patte, et Roman et moi nous n’avons pas d’argent sur nous.
— Je paierai, dis-je. J’avais vraiment envie de partir ; j’ai horreur de ce genre d’histoires.
Volodia secoua la tête.
— Pas du tout. Le voilà qui vient. Tout est réglé.
Roman vint à nous, me prit par le bras en disant :
— Tout est arrangé. Venez.
— Écoutez, ça m’ennuie, hésitai-je. Finalement, elle n’est pas obligée …
Mais nous nous dirigions déjà vers la maison.
— Si, si, elle est obligée, me rassurait Roman.
Contournant le chêne, nous arrivâmes derrière la maison et montâmes les marches de l’entrée. Roman poussa une porte capitonnée qui donnait sur un corridor, spacieux et propre, mais mal éclairé. La vieille nous y attendait, les bras croisés sur le ventre, les lèvres serrées. A notre vue, elle bougonna, vengeresse :
— Et je veux un reçu tout de suite !.. Et dans les règles : je reconnais avoir reçu telle et telle chose d’une telle, laquelle a remis au soussigné …
Roman poussa un rugissement étouffé et nous entrâmes dans la pièce qui m’était destinée. C’était un local plutôt froid qu’éclairait une fenêtre ornée d’un rideau de cretonne. Roman dit d’une voix tendue :
— Faites comme chez vous.
La vieille, dans l’entrée, demanda :
— Il ne grince pas des dents ?
Roman, sans se retourner, aboya :
— Non ! Puisqu’on vous le dit, il n’a pas de dents.
— Alors, allons faire le reçu.
Roman haussa les sourcils, leva les yeux au ciel, serra les dents et secoua la tête mais sortit tout de même. J’inspectai la pièce, très sommairement meublée. Une table, recouverte d’une vieille nappe grise à franges et accompagnée d’un tabouret bancal, était placée devant la fenêtre. Il y avait encore un grand divan poussé contre un mur de rondins et un portemanteau chargé d’un tas de vieilles nippes, vestes molletonnées, pelisses râpées, casquettes et chapskas déchirées. Un grand poêle russe, passé à la chaux et d’une blancheur éclatante, s’avançait dans la pièce. J’aperçus dans un angle un miroir dépoli au cadre écaillé. Le plancher était propre et recouvert de petits chemins à raies.
Derrière la cloison, deux voix se donnaient la réplique : celle de la vieille bourdonnait, monotone, celle de Roman montait et descendait. — Une nappe, numéro d’inventaire deux cent quarante-cinq … — Vous allez noter chaque lame de plancher, ma parole !.. — Une table de salle à manger. — Vousjallez inscrire le poêle aussi ?… — Il faut de l’ordre … Un divan …
J’allai à la fenêtre et tirai le rideau. A part le chêne, je ne vis rien d’autre. Il devait être très vieux. L’écorce était grise et desséchée, ses monstrueuses racines à fleur de terre étaient couvertes de lichens rouges et blancs. — Inscrivez le chêne tant que vous y êtes ! dit Roman derrière le mur. Sur l’appui de la fenêtre, il y avait un livre renflé et graisseux que je feuilletai machinalement. Puis j’allai m’asseoir sur le divan et tout de suite je fus pris de l’envie de dormir. Je me disais que je venais de conduire quatorze heures, que j’avais mal dans le dos, que tout s’embrouillait dans ma tête et que je me fichais pas mal de cette assommante bonne femme. Je n’avais qu’une pensée, me coucher et dormir …
— Voilà, dit Roman sur le seuil de la porte. Les formalités sont terminées. Il agita ses doigts tachés d’encre. Nos pauvres petits doigts sont fatigués d’avoir tant écrit … Couchez-vous. Nous, nous partons, vous, couchez-vous tranquillement. Que faites-vous demain ?
— J’attendrai, répondis-je mollement.
— Où ?
— Ici. Et devant la poste.
— Vous ne partirez pas dès demain, je présume ?
— Je ne crois pas. Après-demain sans doute.
— Alors, nous nous reverrons. L’amour nous attend. Il sourit, me fit un signe de la main et me laissa. Je pensai sans enthousiasme que j’aurais dû l’accompagner et dire bonsoir à Volodia, mais je m’allongeai. Aussitôt, la vieille se montra. Je me levai. Elle me fixa quelques instants.
— J’ai bien peur que tu n’ailles grincer des dents, dit-elle, soucieuse.
— Mais non, répondis-je d’une voix lasse. Je vais dormir.
— Couche-toi, dors … Paie-moi et dors …
Je sortis mon portefeuille de la poche de mon pantalon.
— Combien vous dois-je ?
La vieille leva les yeux au plafond.
— Disons un rouble pour la chambre … Cinquante kopecks pour les draps, c’est les miens, pas ceux de l’établissement. Pour deux nuits, ça fera trois roubles … Sans compter la petite gratification, pour le dérangement, s’entend …
Je lui tendis un billet de cinq roubles.
— Pour le moment, un rouble de dérangement, on verra après.
La vieille attrapa prestement l’argent et s’éloigna en parlant de monnaie. Ne la voyant pas revenir, j’allais dire adieu à la monnaie et aux draps, quand elle réapparut et posa sur la table une poignée de pièces sales.
— Voilà ta monnaie, tout juste un rouble. Ce n’est pas la peine de compter.
— Je n’ai pas l’intention de le faire. Et les draps ?
— Je vais préparer le lit tout de suite. Fais un petit tour dehors en attendant.
Je sortis et tirai mon paquet de cigarettes de ma poche. Le soleil avait fini par se coucher ; c’était l’époque des nuits blanches. Des chiens aboyaient. Je m’assis sur un banc à demi enfoui dans le sol, à l’abri du chêne, allumai une cigarette et contemplai le ciel pâle et sans étoiles. Le chat survint sans bruit, me fixa de ses yeux phosphorescents, grimpa au chêne et se perdit dans le feuillage. Je l’oubliai, aussi fus-je surpris quand je l’entendis remuer. Des saletés me tombèrent sur la tête. — Vilaine bête, dis-je à voix haute, tout en me secouant. J’avais une envie de dormir fantastique. La vieille sortit de la maison et sans me voir se dirigea vers le puits. J’en conclus que le lit devait être fait et je regagnai la chambre.
Cette peste m’avait préparé mon lit par terre. — Ça non, me dis-je et j’allai fermer la porte au loquet. Je refis le lit sur le divan et commençai à me déshabiller. Un jour falot entrait par la fenêtre, le chat se démenait dans le chêne. Je secouai la tête pour faire tomber les saletés que j’avais dans les cheveux. C’étaient d’étranges saletés, surprenantes vraiment : de grosses écailles de poisson. « Ça va me piquer », pensai-je en posant la tête sur l’oreiller. Je sombrai dans le sommeil.
… La maison abandonnée est devenue un repaire de renards et de blaireaux, aussi pourrait-on y voir des loups-garous et d’étranges apparitions.
Au milieu de la nuit, je fus réveillé par du bruit dans ma chambre. Deux personnes échangeaient des propos en chuchotant. Les voix étaient presque semblables, si ce n’est que l’une était un peu étouffée et rauque et que l’autre trahissait une extrême irritation.
— Racle-toi la gorge, murmurait la voix irritée. Tu ne peux pas parler autrement, non ?
— Si, répondit la voix étouffée. On entendit une petite toux.
— Moins fort, siffla la voix irritée.
— Je n’y peux rien. C’est la toux du fumeur … — Nouvelle quinte.
— Va-t’en d’ici, dit la voix irritée.
— Mais il dort de toute façon.
— Qui c’est ? D’où vient-il ?
— Comment veux-tu que je le sache ?
— C’est vraiment râlant … Quelle déveine, c’est incroyable.
« Ça y est, les voisins qui percent la nuit », pensai-je dans mon demi-sommeil. Je me croyais chez moi. J’ai pour voisins deux frères, deux physiciens qui adorent travailler la nuit. Vers deux heures du matin, quand ils n’ont plus de cigarettes, ils se glissent dans ma chambre et fouillent partout en se cognant aux meubles.
J’attrapai mon oreiller et le lançai à l’aveuglette. Il y eut un bruit de chute, puis ce fut le silence.
— Rendez-moi l’oreiller, dis-je, et fichez-moi le camp. Les cigarettes sont sur la table.
Le son de ma propre voix acheva de me réveiller. Je m’assis. Des chiens aboyaient, derrière la cloison la vieille avait des ronflements menaçants. Je me souvins de l’endroit où je me trouvais. La chambre était vide. Dans le demi-jour, je distinguai mon oreiller sur le plancher et un tas de vêtements tombés du portemanteau. La bonne femme va être furieuse, me dis-je en me levant. Le parquet était froid et je posai les pieds sur les petits tapis. La vieille cessa de ronfler. Je me tins coi. Le parquet craquait, j’entendais de légers bruissements qui semblaient venir des angles. Naïna poussa un sifflement assourdissant puis ronfla de plus belle. Je ramassai l’oreiller et le remis sur le divan. Le tas de vêtements avait des relents de chien mouillé. Je remis en place le portemanteau qui s’était détaché d’un côté, et rassemblai les habits. A peine avais-je suspendu la dernière veste que le portemanteau se décrocha en raclant le mur. Naïna Kievna cessa de ronfler, une sueur froide m’inonda. Dans les parages, un coq s’égosilla. Je lui souhaitai, haineux, de passer à la casserole. J’entendis la vieille se retourner dans son lit, les ressorts grincèrent. J’attendis, immobile sur une jambe. Dehors, quelqu’un dit à voix basse : — Il faut aller dormir, nous oublions l’heure, toi et moi. La voix était jeune et féminine. — Allons-y, dit une autre voix. On entendit un bâillement prolongé. Tu n’iras plus te tremper aujourd’hui ? — Il fait un peu frisquet. Allez, au lit, les enfants. — Les voix se perdirent. La vieille grommela et je regagnai prudemment mon divan. Je n’aurais qu’à me lever plus tôt demain matin et tout remettre en place …
Je me tournai sur le côté droit, tirai la couverture jusqu’aux oreilles, fermai les yeux et compris que je n’avais plus du tout envie de dormir. Aïe, aïe, aïe … Il fallait prendre des mesures et c’est ce que je fis.
Soit, par exemple, un système de deux équations intégrales du type équations de statistique stellaire ; les deux fonctions inconnues se trouvent sous l’intégrale. Naturellement, on ne peut résoudre le problème que par calcul numérique, avec un B. E. S. M., disons … Je me rappelai notre B. E. S. M. Le tableau de commande a la couleur d’un flan. Génia pose dessus un paquet enveloppé de papier journal qu’il défait sans se hâter. — Qu’est-ce que tu as toi ? — Du pain avec du saucisson et du fromage. — Hé bien ! tu devrais te marier ! Moi j’ai des boulettes de viande, c’est ma femme qui les a faites. Et un concombre salé. Non, deux concombres … Quatre boulettes et quatre concombres pour faire un compte rond. Et quatre tranches de pain beurré …
Je rejetai la couverture et m’assis. Il y avait peut-être encore quelque chose dans l’auto ? Non, j’avais tout mangé. Il ne restait que le livre de cuisine destiné à la mère de Valka qui habite Lejnev. Comment c’était déjà ?… Sauce piquante. Un demi-verre de vinaigre, deux oignons et du poivre. Accompagne les plats de viande. Je me souvenais très bien : se sert avec de petits steaks. « Les misérables, pensai-je, pas de simples steaks, non, de petits steaks. » Je bondis hors du lit et allai à la fenêtre. L’air nocturne était chargé d’une odeur de petits steaks. Du fond de mon subconscient, une phrase surgit : — On lui servit le menu habituel dans ce genre de restaurant : soupe aux choux, cervelle aux petits pois, concombre salé ( j’avalai ma salive ) et l’éternel gâteau feuilleté … « Si je pouvais penser à autre chose », me dis-je en prenant le livre posé sur l’appui de la fenêtre. C’était Matin maussade d’Alexis Tolstoï. J’ouvris au hasard : « Makhno, ayant cassé l’ouvre-boîte, sortit de sa poche un canif de nacre à lames multiples et continua à ouvrir toutes sortes de conserves : ananas ( ça va mal, me dis-je ), pâté de foie gras, homard, qui répandirent dans la pièce une très forte odeur. » Je reposai précautionneusement le livre et m’installai sur le tabouret devant la table. Tout à coup, une odeur prononcée et fort agréable vint me chatouiller les narines. Ce devait être celle du homard. Je me demandai alors pourquoi je n’avais jamais mangé de homard, ou d’huîtres, par exemple. Chez Dickens, tout le monde mange des huîtres, manipule des couteaux de poche et se taille de grosses tranches de pain. Je me mis à lisser d’un doigt nerveux la nappe. On avait dû beaucoup et bien manger sur cette nappe, des homards et de la cervelle aux petits pois, des petits steaks sauce piquante. On avait dû y pousser des soupirs d’aise, y faire entendre de petits bruits satisfaits. Je n’avais aucune raison de soupirer d’aise, aussi me contentai-je d’aspirer ma salive entre mes dents.
J’avais dû le faire bruyamment et avidement, car la vieille, derrière le mur, grogna d’une voix mécontente, remua, puis brusquement, entra dans la pièce. Elle était vêtue d’une longue chemise de nuit grise et tenait à la main une assiette d’où s’élevait une appétissante odeur qui n’avait rien d’imaginaire. La vieille souriait. Elle posa l’assiette devant moi et me dit d’une voix engageante :
— Mange, mange, Alexandre Ivanovitch. C’est à la fortune du pot, mais c’est de bon cœur …
— Voyons, Naïna Kievna, bredouillai-je, il ne fallait pas vous déranger …
Mais j’avais déjà une fourchette dans la main et je me mis à manger, cependant que la vieille répétait avec de petits hochements de tête :
— Mange, mange de bon appétit.
Je vidai l’assiette. C’étaient des pommes de terre arrosées de beurre fondu.
— Naïna Kievna, déclarai-je, transporté, si je ne suis pas mort de faim, c’est grâce à vous.
— Ça y est ? demanda-t-elle d’une voix peu amène.
— Ce que c’était bon ! Je vous remercie mille fois ! Vous ne pouvez pas vous figurer …
— Tu parles ! m’interrompit-elle sur un ton franchement désagréable. Ça y est, tu as fini ? Alors donne-moi ton assiette … Ton assiette, je te dis !
— Je vous … vous en prie, dis-je.
— Je vous en prie, je vous en prie … C’est tout ce que je récolte …
— Je peux vous payer. Je commençais à m’énerver.
— Payer, payer … Elle se dirigea vers la porte. Et si ça ne se paie pas des choses comme ça ? Et vous n’aviez pas besoin de mentir …
— Comment ça mentir ?
— Oui, mentir ! Vous me l’aviez dit que vous ne feriez pas de bruit avec vos dents … Elle se tut et sortit de la pièce.
« Qu’est-ce qui lui prend ? me dis-je. Drôle de bonne femme … Elle a peut-être vu le portemanteau ? » Je l’entendis qui faisait grincer les ressorts de son lit et qui bougonnait. Puis elle se mit à chanter sur un air étrange : « Je me promènerai, je me prélasserai, quand j’aurai mangé de la chair d’Ivan … » La fraîcheur de la nuit entrait par la fenêtre. Je me levai, frissonnant, pour regagner mon lit et je me souvins alors que j’avais fermé la porte avant de me coucher. Troublé, j’allai vérifier le loquet, mais à peine mes doigts avaient-ils touché le métal froid que tout chavira devant mes yeux. Je me retrouvai dans mon lit, le nez sur l’oreiller, tâtant du doigt le mur de rondins.
Je restai allongé un certain temps, le cœur battant, puis j’entendis les ronflements de la vieille et une voix dans la pièce. Quelqu’un expliquait à mi-voix sur un ton doctoral :
— L’éléphant est le plus grand animal vivant. Il a sur le devant de la tête un grand morceau de chair qu’on appelle trompe, parce qu’il est vide et distendu comme un tuyau. L’éléphant l’étire et le tord de mille façons en s’en servant comme d’un bras.
Glacé de curiosité, je me retournai sans bruit sur le côté droit. Il n’y avait personne dans la pièce. La voix continuait, sentencieuse :
— Le vin, absorbé modérément, est très bon pour l’estomac, mais, pris en trop grande quantité, il produit des vapeurs qui ravalent l’homme au niveau d’un animal privé de raison. Vous avez quelquefois vu des ivrognes et vous vous rappelez le sentiment de répulsion justifiée que vous avez alors ressenti.
Je me dressai d’un bond. La voix se tut. J’avais l’impression qu’on avait parlé derrière le mur. Rien n’avait changé dans la pièce, mais le portemanteau, à mon grand étonnement, était à sa place. A mon grand étonnement aussi, j’avais de nouveau très faim.
— Tinctura ex vitro antimonii, proféra alors la voix. Je tressaillis. Magiphtérium antimon angeli salae. Baphilii oleum vitri antimonii alexiterium antimoniale ! — Un petit rire s’éleva. — C’est du charabia, dit la voix qui enchaîna sur un ton douloureux : — Bientôt ces yeux, non encore déliés, ne verront plus le soleil, mais ne permets pas qu’ils se ferment sans que j’aie appris la nouvelle de mon pardon et de ma félicité … Ceci est Uesprit ou les Pensées morales du Glorieux Young, tirées de ses pensées nocturnes. En vente à Saint-Pétersbourg et à Riga, à la librairie Svechnikov au prix de deux roubles. — Je perçus un sanglot étouffé. — Encore des divagations, dit la voix qui se mit à déclamer :
Les honneurs, la beauté, la richesse,
Tous les agréments de la vie,
S’envolent, faiblissent, périssent,
O corruption, et le bonheur est trompeur !
Les infections rongent le cœur,
Et la gloire s’enfuit sans retour …
J’avais compris d’où venait la voix : du coin où se trouvait le miroir vaporeux.
— Et maintenant, dit la voix, ce qui suit : Tout est le Moi unique, c’est Moi, le Moi universel. L’union avec l’ignorance qui vient d’un obscurcissement de la lumière, le Moi disparaît avec le développement de la spiritualité.
— Et c’est tiré de quoi, ces élucubrations ? demandai-je. Je n’attendais pas de réponse, j’étais persuadé de dormir.
— Des Oupanichads, s’empressa-t-on de me répondre.
— Et qu’est-ce que c’est les Oupanichads ? — Je n’étais plus sûr de dormir.
— Je ne sais pas, dit la voix.
Je m’approchai du miroir sur la pointe des pieds. Je n’aperçus pas mon reflet. La glace obscure refiétait le rideau, un bout du poêle, un tas de choses, mais moi je n’y étais pas.
— Qu’y a t-il ? demanda la voix. Vous avez des questions à poser ?
— Qui parle ? — Je regardai derrière le miroir, je ne vis que de la poussière et des araignées crevées. Alors, avec mon index, j’appuyai sur mon œil gauche. C’est une vieille méthode que j’ai trouvée dans le passionnant ouvrage de V. V. Bitner, Croire ou ne pas croire ? Il suffit d’appuyer sur le globe oculaire pour que les objets réels — à la différence des hallucinations — se dédoublent. Le miroir se dédoubla et mon reflet y apparut : une physionomie ensommeillée et plutôt inquiète. J’avais des courants d’air dans les jambes. Les doigts de pied recroquevillés, j’allai jeter un coup d’œil par la fenêtre.
Il n’y avait personne, même le chêne avait disparu. Je me frottai les yeux. Je vis distinctement, juste en face de moi, le puits couvert de mousse, le portail et l’auto. « Je dors », me dis-je, rassuré. Mon regard tomba sur le vieux bouquin posé sur l’appui de la fenêtre. Dans mon rêve précédent, j’avais vu le troisième tome du Chemin des tourments, mais cette fois, je lus sur la couverture : P. I. Karpov, VŒuvre des malades mentaux et son influence sur révolution des sciences, des arts et des techniques. Grelottant de froid, je feuilletai le volume et regardai les planches en couleurs. Puis je lus la Poésie n° 2 :
Dans un cercle de nuages, très haut,
Le moineau à l’aile noire,
Frémissant et solitaire Plane très vite sur la terre.
Il vole à la saison nocturne,
Éclairé d’un rayon de lune,
Et sans que rien ne l’accable
Il voit tout sous ses ailes.
Fier, terrible, courroucé,
Il vole comme une ombre,
Ses yeux brillent comme le jour.
Soudain, le plancher tangua sous moi. Un long grincement se fit entendre, puis, pareil au lointain grondement d’un tremblement de terre, ce fut un : « Co-ôt … Co-ot … Co-ot … » tonitruant. L’isba chancela comme une barque sur les flots. La cour se déplaça, une gigantesque patte de poule surgit sous la fenêtre, creusa dans l’herbe de profonds sillons et disparut. Le plancher s’inclina, je faillis tomber, me retins à quelque chose de mou, me cognai la tête et tombai du divan. Je me retrouvai par terre, accroché à mon oreiller. Il faisait tout à fait jour. Dehors, quelqu’un toussait pour s’éclaircir la voix.
— Bon, alors … dit une voix masculine bien timbrée. Il était une fois un roi qui s’appelait … heu … voyons … au fond, ça n’a pas d’importance. Disons, heu … Polyeucte … Ce roi avait trois fils. Le premier … heu … Le troisième était benêt, mais le premier ?…
Courbé comme un soldat sous le feu de l’ennemi, je m’approchai de la fenêtre. Le chêne était là. Le chat Vassili[3], debout sur ses pattes de derrière semblait plongé dans une profonde méditation. Il avait entre les dents une fleur de nénuphar. Le chat regardait par terre et faisait : « Heu … » Il secoua la tête, mit ses pattes de devant derrière son dos, et légèrement voûté comme le professeur Doubino-Kniajitski quand il fait son cours, s’écarta du chêne.
— Bon, disait le chat à mi-voix. Il était une fois un roi et une reine. Ce roi et cette reine avaient un fils … heu … un demeuré, bien sûr …
Le chat grimaça, cracha la fleur avec dépit et s’essuya le front.
— La situation est désespérée, dit-il. Pourtant je me souviens de certaines choses ! — Ha ! Ha ! Ha ! Nous aurons de quoi nous régaler : un cheval à dîner, un jouvenceau à souper … — Où est-ce que ça se trouve ? Ivan, comme vous le pensez, répond, l’imbécile : — Ah ! monstre maudit ! Tu veux goûter du cygne blanc sans l’avoir attrapé ! Ensuite, évidemment, la flèche rougie au feu qui abat les trois têtes à la fois. Ivan arrache les trois cœurs et les apporte, le crétin, à sa mère … Quel cadeau ! Le chat eut un rire sardonique puis soupira : Hé oui ! c’est bien triste la sclérose …
Il soupira encore une fois, revint vers le chêne et entonna : — Croa-croa, mes chers petits ! Croa-croa, mes petites colombes ! Je … heu … je vous ai abreuvé de mes larmes, plus exactement, nourri de mes larmes … Il soupira une troisième fois et resta quelque temps silencieux. Arrivé au chêne, il se mit à crier d’une voix discordante : — Les morceaux de choix, je vous les laissais !..
Il tenait maintenant une énorme cithare que je ne l’avais pas vu prendre. Il assena un coup de patte sur l’instrument et grattant les cordes de ses griffes, cria de plus belle comme s’il avait voulu étouffer la musique :
Das im Tannenwald finster ist
Das macht das Holz,
Das … heu … mein Schatz … ou Katz ?
Il se tut et fit quelques pas tout en faisant vibrer les cordes. Puis il fredonna d’une voix mal assurée :
Oh ! j’y suis allé dans ce jardinet,
Je vais vous dire la vérité.
C’est comme ceci
Qu’on plante le pavot.
Il revint au chêne, y appuya sa cithare et se gratta l’oreille.
— Le travail, le travail, le travail, dit-il. Il n’y a que ça !
Il remit ses pattes derrière son dos et s’éloigna sur sa gauche en murmurant :
— Il est parvenu jusqu’à moi, ô grand roi, que dans la bonne ville de Bagdad vivait un tailleur du nom de … Il se mit à quatre pattes, arqua le dos et furieux, s’exclama : Les noms, c’est vraiment épouvantable pour moi ! Abou … Ali … Un certain ibn je ne sais pas quoi … Bon appelons-le Polyeucte. Polyeucte ibn … heu … Polyeuctovitch … De toute façon, j’ai oublié ce qui lui est arrivé à ce tailleur. Tant pis pour lui, je commence une autre histoire …
A plat ventre sur l’appui de la fenêtre, défaillant d’émotion, je regardais l’infortuné Vassili tourner autour du chêne, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, marmonner, tousser, se lamenter, maugréer, se mettre à quatre pattes quand l’effort était trop grand, bref, il était au martyre. L’étendue de ses connaissances était prodigieuse. Il ne savait qu’à moitié ses contes et ses chansons, mais en revanche, il avait à son répertoire des légendes, des fables, des ballades, des romances, comptines et ritournelles russes, ukrainiennes, allemandes, anglaises et même, je crois, japonaises, chinoises et africaines. Sa sclérose le mettait en fureur ; à plusieurs reprises, il se jeta sur le tronc de l’arbre, toutes griffes dehors, il soufflait et crachait, ses yeux brillaient comme ceux d’un démon, tandis que sa somptueuse queue, grosse comme une bûche, tantôt s’élançait vers le firmament, tantôt ondulait convulsivement, tantôt lui cinglait les flancs. L’unique chanson qu’il chanta jusqu’au bout fut Petit Serin, l’unique conte qu’il mena à son terme fut la Maison de Jack dans la traduction de Marchak, et encore avec des coupures. Peu à peu, l’effet de la fatigue sans doute, ses discours se colorèrent d’un accent félin de plus en plus prononcé.—Et dans la glèbe, la glèbe, chantait-il, la charrue avance d’elle-même, et … heu … miaou … et derrière la charrue … miaou … le Seigneur lui-même avance … ou s’élance ?… Finalement, à bout de forces, il s’assit sur sa queue et laissa retomber la tête. Puis il poussa un petit miaulement mélancolique, prit la cithare sous une patte et boitillant sur les trois autres, s’éloigna dans l’herbe humide de rosée.
En descendant de l’appui, je fis tomber le livre. Je me rappelais très bien que la dernière fois, c’était L’Œuvre des malades mentaux, et j’étais persuadé que le livre qui était tombé était celui-là. Mais je ramassai la Découverte des crimes de A. Svenson et O. Vendel. Je l’ouvris, ahuri, parcourus au hasard quelques passages, et aussitôt j’eus l’impression qu’un pendu se balançait à une branche du chêne. Je levai les yeux avec appréhension. Une queue de poisson gris-vert, suspendue à une branche basse remuait au souffle de la brise matinale. Je reculai brusquement et me cognai la nuque à quelque chose de dur. La sonnerie du téléphone retentit, stridente. J’inspectai la pièce du regard. J’étais étendu en travers du lit, la couverture avait glissé par terre, le soleil matinal pénétrait par la fenêtre à travers le feuillage.
Il m’est venu à l’idée qu’on peut avantageusement remplacer une banale interview de démon ou de magicien par une habile utilisation de thèses scientifiques.
Le téléphone sonnait. Je me frottai les yeux, regardai par la fenêtre ( le chêne était à sa place ), regardai le portemanteau ( lui aussi était à sa place ). Le téléphone sonnait. Dans la chambre de la vieille, rien ne bougeait. Je sortis de mon lit, allai ouvrir la porte ( le loquet était en place ) et me trouvai dans l’entrée. Le téléphone sonnait toujours. Il était posé sur une tablette, au-dessus d’un cuveau. C’était un appareil ultramoderne, tout blanc, je n’en avais vu de semblables qu’au cinéma et dans le bureau de mon directeur. Je décrochai.
— Allô …
— Qui est à l’appareil ? demanda une voix de femme suraiguë.
— Qui voulez-vous ?
— C’est l’iznakournoj ?
— Quoi ?
— Je vous demande si c’est l’isba sur pattes de poule … Qui est à l’appareil ?
— Oui, dis-je. C’est l’isba. Qui voulez-vous ?
— Enfer et damnation, dit la voix. Vous avez un message téléphonique.
— Allez-y.
— Notez-le.
— Une minute, je vais chercher du papier et un crayon.
— Enfer et damnation, dit la femme.
Je revins avec mon calepin et un crayon.
— J’écoute.
— Message numéro deux cent six. Destinataire : citoyenne Gorynytch Naïna Kievna …
— Pas si vite … Kievna … Après ?
« Par la présente … vous êtes invitée … à vous rendre aujourd’hui … vingt-sept juillet … à minuit … à l’assemblée générale annuelle … » C’est noté ?
— Oui.
« La première réunion … aura lieu … sur le mont Chauve. Tenue de gala. Les frais de transport ne seront pas remboursés. Signé … le chef du bureau … K. M. Viï ».
— Qui ?
— Viï ! K. M. Viï.
— Je ne comprends pas.
— Viï ! Khron Monadovitch ! Quoi, vous ne connaissez pas le chef du bureau ?
— Non, dis-je. Épelez.
— Enfer et damnation ! Bon, j’épelle, V comme vampire, I comme incube, I tréma … C’est noté ?
— Je crois que oui. Ça donne Viï.
— Quoi ?
— Viï ![4]
— Qu’est-ce que vous avez dans la bouche ? Je ne comprends rien !
— V comme Vladimir ! I comme Ivan, I tréma !
— Bon. Répétez le message.
J’obtempérai.
— C’est ça. Expéditeur : Onoutchkina. Qui a reçu le message ?
— Privalov.
— Salut Privalov ! Allez, bon travail, on se verra à la réunion.
Je raccrochai et revins dans la chambre. La matinée était fraîche. Je fis rapidement ma gymnastique et m’habillai. Tout cela était fort curieux. Pour moi, il y avait un lien entre le message et les événements de la nuit, bien que je ne visse pas très bien lequel. Mais j’avais déjà quelques petites idées et mon imagination était très excitée.
Tout ce dont j’avais été témoin ne m’avait pas complètement pris au dépourvu. J’avais déjà lu des récits de cas analogues, or la conduite des héros de ces récits m’avait toujours paru stupide et décevante. Au lieu d’explorer à fond les séduisantes perspectives qu’un heureux hasard leur offrait, ils prenaient peur et se réfugiaient dans la vie normale. Un de ces personnages conjurait même le lecteur de s’éloigner du voile qui nous masque l’inconnu. Moi, j’ignorais quelle tournure allaient prendre les événements, mais j’étais prêt à les accueillir dans l’enthousiasme.
Tout en cherchant un récipient quelconque, je continuai à réfléchir. Ces personnages peureux, me disais-je, me font penser à certains chercheurs, très opiniâtres, très travailleurs, mais dépourvus de toute imagination. Quand ils arrivent à un résultat insolite, ils s’en écartent et s’empressent de tout expliquer par des erreurs d’expérience. En fait, ils appréhendent tout ce qui est nouveau, parce qu’ils s’accommodent très bien des vieilles notions qui font si bon ménage avec les théories en vigueur … J’avais déjà réfléchi à quelques expériences que j’avais l’intention d’effectuer sur le livre à transformations ( il était toujours sur l’appui de la fenêtre, mais maintenant c’était Le dernier exilé, d’Aldridge ) ou sur le miroir parleur. J’aurais voulu poser quelques questions au chat Vassili ; l’ondine qui vivait dans le chêne m’intéressait aussi, bien que par moments j’eusse l’impression que là il s’agissait vraiment d’un rêve. Je n’ai rien contre les ondines, mais je ne vois pas comment elles peuvent grimper aux arbres …, pourtant, d’un autre côté, ces écailles ?…
Je trouvai un broc, près du cuveau, sous le téléphone, et pris la direction du puits. Le soleil était déjà haut. Les rumeurs de la ville parvenaient jusqu’à moi : coups de klaxon, sifflet d’un agent. Un hélicoptère passa dans le ciel. Je m’approchai du puits et découvris avec satisfaction un seau cabossé, attaché à une chaîne. Je déroulai le treuil … Le seau, ballotté contre les parois, disparut dans les profondeurs du puits. J’entendis un clapotis, la chaîne se tendit. Tout en remontant le seau, je regardais ma Moskvitch, poussiéreuse et plutôt fatiguée ; le pare-brise était maculé de bestioles écrasées. Il faudra mettre de l’eau dans le radiateur, me dis-je, et …
Le seau était très lourd ; quand je le posai sur la margelle, une grosse tête de brochetx, verte et comme moussue, sortit de l’eau. Je fis un bond en arrière.
1. Brochet qui exauce les vœux et qu’on rencontre dans un conte populaire.
— Tu vas encore me porter au marché ? dit le poisson.
Je gardai un silence stupéfait.
— Mais laisse-moi donc tranquille, femme insatiable ! Ce n’est pas possible ! Je ne peux pas me reposer cinq minutes tranquille sans qu’elle vienne me tirer de là ! C’est que je ne suis plus jeune, je suis plus âgé que toi, et ça ne va pas fort les ouïes …
Quand il parlait, l’impression produite était étrange. Exactement comme le brochet du Théâtre de marionnettes, il ouvrait et fermait deux énormes rangées de dents, mais le mouvement n’était pas synchronisé. Il prononça la dernière phrase, les mâchoires serrées.
— Et l’air me fait du mal, continua-t-il. Quand je crèverai, tu sera bien avancée ! Et tout ça à cause de ta ladrerie de bonne femme et d’idiote. Tu passes ton temps à faire des économies, et pour quoi faire, tu n’en sais rien … Tu t’es fait drôlement avoir, hein, à la dernière réforme ? Et sous Catherine ? Tu en as tapissé tes malles de ses roubles ! Et ceux de Kerenski ! Tu t’en es servi pour chauffer ton poêle …
— Vous comprenez … dis-je, un peu remis.
— Oh ! Qui est là ? s’effraya le brochet.
— Je … Je suis là par hasard … Je voulais juste me rafraîchir la figure.
— Ah ! bon ! Et moi qui croyais que c’était la vieille. Je vois mal, c’est l’âge. Et puis il paraît que le coefficient de réfraction est tout à fait différent dans l’air. Je m’étais fait faire des lunettes spéciales, je les ai perdues … Mais qui es-tu ?
— Un touriste, dis-je brièvement.
— Ah ! un touriste … Et moi qui te prenais pour la bonne femme. Qu’est-ce qu’elle m’en fait voir ! Elle me traîne au marché pour me vendre, que veux-tu que je fasse ? Évidemment, je dis à celui qui m’a acheté de me relâcher, que j’ai des enfants petits — ils doivent être grands-pères mes enfants à l’heure qu’il est — je lui dis : relâche-moi, j’exaucerai tous tes vœux, tu n’auras qu’à dire, brochet fais-le, car je le veux. Alors on me laisse partir. Certains par peur, d’autres par bonté d’âme, d’autres par cupidité … Et après je nage, je nage, je remonte la rivière, l’eau est froide pour mes rhumatismes, je me retrouve dans le puits, et ça y est, la vieille est là avec son seau … — Le brochet plongea, clapota et réapparut. — Alors que désires-tu ? Quelque chose de simple, hein, parce qu’il y en a qui demandent de ces trucs … Une fois, j’en ai eu un de vraiment cinglé, il m’a dit : — Remplis-moi le plan, pour un an, à la scierie. Scier du bois, ce n’est plus de mon âge …
— Oui, dis-je. Mais alors un poste de télé, vous pouvez quand même ?
— Non, reconnut honnêtement le brochet. Je ne peux pas. Et ces machins, là, vous savez, … les combinés radio-électrophone, je ne peux pas non plus. Je n’y crois pas. Demande quelque chose de facile. Des bottes de sept lieux ou un tapis volant … Hein ?
L’espoir que j’avais eu de lui faire graisser ma Moskvitch s’évanouit.
— Ne vous en faites pas, dis-je. Je n’ai besoin de rien. Je vais vous remettre en liberté.
— Voilà qui est bien, dit-il tranquillement. J’aime les gens comme toi. L’autre jour aussi … Il y en a un qui m’a acheté, je lui ai promis une fille de roi. J’avais honte après, je n’osais pas lever les yeux. Sans m’en apercevoir, je suis rentré dans un filet. On me sort. Ça y est, me suis-je dit, je vais être encore obligé de mentir. Et que crois-tu ? Ils m’attrapent par les dents, je ne pouvais pas ouvrir la bouche. Ce coup-ci, je croyais que c’était la fin, je me voyais déjà dans le court-bouillon. Mais non. Je sens qu’on me pince une nageoire, et puis ils m’ont rejeté à l’eau. Regarde. — Le brochet me montra une de ses nageoires à laquelle était fixée une attache métallique. Je lus : « Cet exemplaire a été lâché dans la rivière Solova, en 1854. Le rapporter à l’Académie des sciences de Sa Majesté impériale, Saint-Pétersbourg ». — Ne le dis pas à la vieille, me prévint le poisson. Elle serait capable de m’arracher la nageoire avec. Elle est tellement avare.
« Què pourrais-je bien lui demander ? » pensais-je fébrilement.
— Comment faites-vous vos prodiges ?
— Quels prodiges ?
— Eh bien … exaucer les souhaits …
— Ah ! ça ? Comment je fais … On m’a appris quand j’étais petit, ça vient tout seul. Je n’en sais rien comment je fais … Le Poisson Rouge, lui, travaillait mieux que moi, ça ne l’a pas empêché de mourir. On n’échappe pas à son destin.
Je crus l’entendre soupirer.
— Il est mort de vieillesse ?
— Pas du tout. Il était encore jeune et vigoureux … On lui a jeté une grenade sous-marine, le pauvre. Il s’est retrouvé le ventre en l’air, il y avait un espèce de bateau qui va sous l’eau dans les parages, il a coulé lui aussi. Il aurait bien réaüsé leurs souhaits, mais ils ne lui ont rien demandé, dès qu’ils l’ont vu, allez, une torpille … Voilà ce qui arrive. Il se tut puis reprit : Alors, tu me laisses partir, oui ou non ? L’air est lourd, il va y avoir de l’orage.
— Bien sûr, bien sûr, dis-je en sursautant. Je vous rejette ou je vous descends dans le seau ?
— Jette-moi, mon bon, jette-moi.
Je plongeai délicatement la main dans l’eau et pris le brochet, il devait faire dans les huit kilos. Il murmura : — Si tu as besoin d’une nappe magique, ou disons, un tapis volant, je suis toujours là … — Au revoir, dis-je en desserrant les doigts. Il y eut un grand plouf.
Je contemplais mes mains toutes verdies. J’éprouvais une sensation bizarre. Par à-coups, comme des bouffées de vent, j’avais l’impression d’être sur le divan de la chambre, mais dès que je secouais la tête, je me retrouvais près du puits. Puis cette sensation se dissipa. Je m’aspergeai de bonne eau glacée, remplis le radiateur et me rasai. La vieille ne se montrait pas. J’avais faim. Les copains devaient m’attendre à la poste. Je fermai l’auto et sortis du jardin.
Je suivais sans me presser la rue du Bord de mer, les mains dans les poches de mon blouson gris, les yeux à terre. La monnaie que m’avait donnée la vieille tintait dans la poche arrière de mes jeans bien-aimés tout zébrés de fermetures Éclair. Je réfléchissais. Les minces brochures des éditions Savoir m’avaient mis dans l’esprit que les animaux sont incapables de parler. Les contes de fées de mon enfance me persuadaient du contraire. Bien entendu, j’étais d’accord avec les brochures, parce que je n’avais jamais entendu des animaux parler. Même des perroquets. Je connaissais un perroquet qui pouvait rugir comme un tigre, mais ne pouvait pas proférer un son humain. Et maintenant, ce brochet, Vassili le chat, un miroir même. D’ailleurs les objets inanimés parlent souvent, eux. Et pourtant voilà une chose qui ne serait jamais venue à l’idée de mon arrière-grand-père, disons. De son point de vue, un chat parleur devait être un phénomène bien moins fantastique qu’un coffret de bois poli qui grésille, braille, fait de la musique ou parle en plusieurs langués. Le chat, c’était plus ou moins compréhensible. Mais le brochet ? Les poissons n’ont pas de poumons. C’est exact. Il est vrai aussi qu’ils ont une vessie natatoire dont la fonction, je crois, n ’a pas été complètement élucidée par les ichtyologues. Jenka Skoromakhov, un ichtyologue de ma connaissance, considère même que cette fonction n’a pas été élucidée du tout, et quand je lui oppose des arguments tirés des brochures des éditions Savoir, il hurle et postillonne. Il perd ses facultés d’élocution. J’ai l’impression que nous connaissons encore très imparfaitement les possibilités animales. On s’est aperçu récemment que les poissons et les animaux marins échangent des signaux. J’ai lu des choses fort intéressantes sur les dauphins. Ou bien, prenons le singe Raphaël, par exemple. Ça je l’ai vu de mes propres yeux. Il ne sait pas parler certes, mais on lui a inculqué ce réflexe : lumière verte = banane, lumière rouge = courant électrique. Tout se passa bien jusqu’au jour où on alluma en même temps lumière rouge et lumière verte. Ce jour-là, Raphaël se conduisit à peu près comme Jenka. Il entra en fureur, se précipita sur le guichet où se trouvait l’expérimentateur et se mit à cracher en poussant des glapissements. Il y a cette histoire aussi : un singe dit à un autre : — Tu sais ce que c’est qu’un réflexe conditionné ? C’est quand la sonnerie retentit et que tous ces demi-singes accourent avec des bananes et des bonbons. Bien entendu, tout cela est extraordinairement complexe. La terminologie n’est pas au point. Lorsqu’on essaie, dans ces conditions, de s’attaquer aux problèmes liés au psychisme et aux possibilités intellectuelles des animaux, on se sent complètement désarmé. Mais d’un autre côté, quand on donne, disons, un système d’équations intégrales du type statistique stellaire à inconnues sous intégrale, on ne se sent guère mieux. Aussi l’important est-il de penser. Comme Pascal : — Travaillons donc à bien penser, voilà le principe de la morale.
Arrivé sur l’avenue de la Paix, je m’arrêtai, attiré par un spectacle insolite. Un homme s’avançait, tenant de petits drapeaux à la main. Derrière lui, à petite distance, un grand tracteur blanc remorquait lentement une énorme citerne gris argent, toute fumante, où se lisaient ces mots : « Matières inflammables. » Des voitures de pompiers, hérissées d’extincteurs, l’escortaient à droite et à gauche. De temps à autre, un son, qui glaçait les sangs, se mêlait au bruit régulier du moteur, et des langues de feu jaunes s’échappaient d’ouvertures pratiquées dans la citerne. Les pompiers, sous leurs casques enfoncés jusqu’aux sourcils, avaient des mines martiales et sévères. Une nuée de gosses suivait ce cortège en criant : « On emmène le dragon ! » Craignant pour leurs vêtements, les adultes se serraient contre les murs.
— On l’emmène, la pauvre bête, fit près de moi une voix de basse familière.
Je me retournai. Je vis Naïna Kievna, l’air affligé, tenant un sac rempli de paquets de sucre en poudre.
— On l’emmène, répéta-t-elle. C’est comme ça tous les vendredis.
— Où le conduit-on ?
— Au terrain de manœuvres. C’est pour leurs expériences. Ils n’ont rien d’autre à faire.
— Mais qui est-ce ?
— Qui c’est ? Tu ne vois pas, non ?
Elle s’éloigna, mais je la rattrapai.
— Naïna Kievna, j’ai reçu un message téléphonique pour vous.
— De qui ?
— De K. M. Viï.
— Au sujet de quoi ?
— Vous avez une assemblée, aujourd’hui, dis-je en la regardant attentivement. Sur le mont Chauve. Tenue de gala.
Elle eut l’air très contente.
— C’est vrai ? Ça, c’est bien alors ! Et où est-ce qu’il est ce message ?
— Dans l’entrée, sur la tablette du téléphone.
— Il n’est pas question de cotisations là-dedans ? demanda-t-elle en baissant la voix.
— Comment ça ?
— Eh bien … qu’il faut payer les arriérés depuis mille sept cent … Elle se tut.
— Non, dis-je. On ne m’a pas parlé de cela.
— Tant mieux. Et pour y aller ? On viendra me chercher en auto ?
— Laissez-moi porter votre sac, lui proposai-je.
La vieille recula vivement.
— Pour quoi faire ? demanda-t-elle, soupçonneuse. Laisse donc. Je n’aime pas ça … Porter mon sac !.. C’est jeune, mais ça commence tôt …
Je n’aime pas les vieilles femmes, pensai-je.
— Alors, je dois y aller comment ? demanda-t-elle.
— A vos frais, dis-je avec une joie mauvaise.
— Ah ! les radins ! gémit-elle. Ils ont mis mon balai au musée, ils ne réparent pas le mortier, cinq roubles de cotisations, et il faut encore aller au mont Chauve par ses propres moyens ! Ça fait une belle somme au compteur, et puis pendant que le taxi attend …
Elle me tourna le dos et fila, grommelant et toussant. Je partis de mon côté en me frottant les mains. Mes suppositions se vérifiaient.
L’avenue de la Paix s’était vidée. Au carrefour, une bande de gamins jouaient au ballon. En me voyant, ils interrompirent leur jeu et vinrent de mon côté. Pressentant des ennuis, je les croisai à la hâte et me dirigeai vers le centre. J’entendis dans mon dos une exclamation admirative : « Oh ! le zazou ! ». J’accélérai l’allure. « Le zazou ! » crièrent plusieurs voix à la fois. Je courus presque. Les clameurs me poursuivaient : « Zazou ! Oh ! les pantalons étroits ! » Les passants me lançaient des regards compatissants. Je m’engouffrai dans le premier magasin venu, qui était une épicerie. Déambulant le long des comptoirs, je pus me convaincre qu’il y avait du sucre, que l’assortiment de saucissons et de bonbons n’était pas très grand, mais qu’en revanche celui de produits de la mer dépassait toute attente, il y avait de ces saumons ! Je bus à un distributeur d’eau gazeuse et jetai un coup d’œil dehors. Les gamins n’étaient plus là. Je sortis et continuai mon chemin. Laissant derrière moi les isbas et les vilaines bâtisses de brique, j’arrivai dans le quartier des maisons neuves. Dans les jardins, des bébés s’amusaient, des femmes tricotaient, des hommes jouaient aux dominos.
Le cœur de la ville était une vaste place bordée de bâtiments peu élevés et occupée en son milieu par un petit square verdoyant. Un grand tableau d’honneur rouge et d’autres panneaux de dimensions plus réduites, agrémentés de schémas et de diagrammes, s’élevaient parmi la verdure. Je découvris la poste. Nous étions convenus avec mes copains que le premier arrivé laisserait une lettre poste restante. Il n’y avait rien, aussi écrivis-je un mot dans lequel je communiquais mon adresse et la manière de se rendre à l’iznakournoj. Puis je décidai d’aller déjeuner.
Faisant le tour de la place, je découvris un cinéma qui donnait Kozara, une librairie fermée pour cause d’inventaire, le soviet municipal devant lequel stationnaient plusieurs autos poussiéreuses, un hôtel, La Mer, complet naturellement, deux kiosques de marchands de glaces et d’eau gazeuse, une quincaillerie n° 2 et une droguerie n° 18, un restaurant n° 11 qui ouvrait à midi et un café n° 3 fermé sans explications. Puis j’aperçus le commissariat de police. Devant la porte ouverte, je bavardai un instant avec un très jeune agent qui m’expliqua où se trouvait le poste d’essence et comment était la route de Lejnev. — Mais où est votre auto ? demanda-t-il en inspectant la place du regard. — Chez des amis, répondis-je. — Ah ! chez des amis …, fit-il d’un air significatif. J’eus l’impression qu’il me repérait. Je pris poliment congé de lui.
A côté de l’énorme bâtisse du Solrybnabprompotrebsoiouz[5], je finis par trouver un petit établissement très propre, la tchaïnaia[6] n° 16/27. Il n’y avait pas beaucoup de monde, on y buvait effectivement du thé, on y parlait de choses compréhensibles : près de Korobets, le petit pont avait fini par crouler et il fallait maintenant passer à gué ; depuis une semaine, le poste d’inspection routière, au kilomètre quinze, avait été supprimé. Il flottait une odeur d’essence et de poisson grillé. Les clients qui n’étaient pas occupés à bavarder, fixaient mes jeans avec insistance, et j’étais content d’avoir sur moi, par-derrière, une tache professionnelle ; l’avant-veille, je m’étais très intelligemment assis sur une burette de lubrifiant.
Je pris une grosse portion de poisson frit, trois verres de thé et trois sandwiches à l’esturgeon que je payai avec la monnaie de la vieille ( « Il a fait la quête, c’est pas possible … », ronchonna la serveuse ), m’installai dans un coin tranquille et attaquai mon petit déjeuner, tout en observant avec satisfaction ces hommes aux voix enrouées de fumeurs invétérés. J’avais plaisir à les voir, ces routiers à la peau tannée, qui mangeaient, fumaient et bavardaient avec le plus bel appétit. Ils jouissaient à fond de la halte avant de reprendre la route pour de longues heures fastidieuses, cahotés dans une cabine étouffante, sous le soleil et dans la poussière. Si je n’avais pas été programmeur, je serais devenu chauffeur, mais pas de taxi ni même d’autobus, non, chauffeur d’un de ces mastodontes, si hauts qu’on y grimpe par une échelle et dont les roues sont si lourdes qu’il faut une petite grue pour les changer.
A la table voisine, se trouvaient deux jeunes gens qui n’avaient pas l’air de chauffeurs, aussi ne leur prêtai-je pas attention au début. Comme eux à moi d’ailleurs. Mais comme j’achevais mon deuxième verre de thé, le mot « divan » parvint à mon oreille. Puis l’un d’eux dit : … mais alors je ne vois pas pour quelle raison elle existe cette iznakournoj … » et je me mis à écouter. Malheureusement, ils parlaient à mi-voix et je leur tournais le dos, de sorte que j’entendais mal. Mais les voix me parurent familières : « … pas la moindre théorie … rien que le divan … », « … à un type aussi poilu … », « … divan … puissance seize … », « … pour un transfert on a quatorze ordres seulement … », « … ce serait plus simple avec un simulateur … », « … il y a toujours des gens pour se moquer !.. », « … je lui offrirai un rasoir … », « … c’est impossible sans divan … ». A ce moment, l’un des deux se racla la gorge et je me souvins immédiatement de la nuit dernière. Je me retournai, mais ils se dirigeaient déjà vers la sortie. C’étaient deux types costauds, aux épaules carrées, aux nuques de sportifs. Je les suivis du regard par la fenêtre. Ils traversèrent la place, contournèrent le square et disparurent derrière les diagrammes. Je bus mon thé, achevai mes sandwiches et m’en allai. Le divan les préoccupe, me disais-je, mais l’ondine, non. Le chat qui parle ne le§ intéresse pas, mais sans divan, voyez-vous ça, c’est impossible. J’essayai de me souvenir des particularités du divan mais ne me rappelai rien de spécial. C’était un divan tout à fait normal, confortable, simplement on y rêvait de choses étranges.
Il aurait fallu retourner sur les lieux et s’occuper sérieusement de cette histoire de divan, se livrer à quelques expériences sur le livre à transformations, parler franchement à Vassili le chat, faire d’autres découvertes intéressantes dans cette isba sur pattes de poule, mais la Moskvitch m’attendait là-bas, le moment était venu d’effectuer un E. Q. et un C. T. Le E. Q. passe encore, ce n’est jamais qu’un entretien quotidien, petit dépoussiérage du tapis de sol, lavage de la carrosserie au tuyau d’arrosage, lequel d’ailleurs peut fort bien être remplacé au besoin par un arrosoir ou un seau. Mais le C. T … Pour quelqu’un de soigné, l’idée du C. T. est terrible par temps chaud. Car le C. T. n’est autre que le contrôle technique, qui consiste pour moi à s’allonger sous l’auto, muni d’une seringue à huile, et à verser le contenu de celle-ci dans les graisseurs Stauffer ainsi que sur ma physionomie. On étouffe là-dessous, et le fond recouvert d’une épaisse croûte de boue … Bref, je n’avais pas très envie de rentrer.
Qui s’est permis cette plaisanterie diabolique ?
Qu’on s’en saisisse et qu’on lui arrache son masque pour que nous sachions qui nous aurons à pendre demain matin, aux murailles du château !
J’achetai une Pravda vieille de deux jours, bus de l’eau gazeuse et m’installai sur un banc du square, à l’ombre du tableau d’honneur. Il était onze heures. Je parcourus le journal attentivement, ce qui me prit sept minutes. Puis je lus un article sur l’hydroponie, un autre sur des filous de la ville de Kansk, et une grande lettre à la rédaction envoyée par les ouvriers d’une usine de produits chimiques. Cela ne me prit que vingt-deux minutes. Je serais bien allé au cinéma, mais j’avais déjà vu Kozara, une fois au cinéma, une fois à la télévision. Alors je décidai de boire de l’eau, pliai mon journal et me levai. De toute la monnaie de la vieille, il ne restait plus qu’une pièce de cinq kopecks. Je vais la boire, me dis-je, je pris un verre de limonade, et avec le kopeck restant, achetai une boîte d’allumettes au kiosque d’à côté. Je n’avais plus rien à faire en ville. J’empruntai la première rue venue entre le magasin n° 2 et le restaurant n° 11.
Les passants étaient fort rares. Un gros camion poussiéreux passa dans un bruit de ferraille. Le chauffeur, le coude et la tête hors de la cabine, regardait les pavés d’un air morne. La rue, en pente, obliquait brusquement à droite. Au tournant, un vieux canon de bronze, bourré jusqu’à la gueule de terre et de mégots, se dressait à ras du trottoir. La rue se terminait en à pic sur la rivière. Je restai quelques instants à contempler le paysage puis je retournai sur mes pas.
Je me demandai où était passé le camion puisque la rue débouchait sur la rivière. Je cherchais du regard quelque portail quand j’aperçus une maison d’aspect étrange, resserrée entre deux de ces lugubres bâtiments de brique dont j’ai déjà parlé. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient défendues par des barreaux de fer et passées à la chaux jusqu’à mi-hauteur. Il n’y avait pas de porte. Je le remarquai tout de suite, parce que la plaque qu’on trouve habituellement à côté de l’entrée était fixée entre deux fenêtres. Je lus : « AN S. S. S. R.[7] NIITCHAVO ». Je reculai jusqu’au milieu de la chaussée, oui, deux rangées de dix fenêtres et pas la moindre porte. A droite et à gauche, accolés, les bâtiments de brique. Institut de recherche scientifique … sur quoi ? Que pouvaient bien signifier ces initiales ? L’isba sur pattes de poules, me dis-je, est un musée qui dépend de cet institut. Les garçons que j’ai pris en stop hier travaillent certainement dans cet institut. Ceux de la tchaïnaia aussi … Des corneilles s’envolèrent du toit en croassant et tournoyèrent dans le ciel. Je m’en allai, dirigeant mes pas du côté de la place.
Nous sommes tous de naïfs matérialistes, pensais-je. Et rationalistes de surcroît. Nous voulons que toute chose reçoive immédiatement une explication rationnelle, c’est-à-dire, qu’elle soit ramenée à une poignée de faits connus. Aucun de nous n’a pour deux sous de dialectique. Il ne vient à personne l’idée qu’entre des faits connus et un phénomène nouveau peut s’étendre l’océan de l’inconnu. Nous jugeons ce phénomène surnaturel, et par conséquent, le décrétons impossible. Comment Montesquieu, par exemple, aurait-il accueilli la nouvelle de la résurrection d’un mort après l’arrêt constaté du cœur ? En poussant les hauts cris certainement. Il aurait tenu cela pour de l’obscurantisme, de la bondieuserie, quand il n’aurait pas tout bonnement refusé d’y prêter attention. Si l’événement s’était passé sous ses yeux, il se serait trouvé dans la plus embarrassante des situations. Comme moi maintenant, avec cette différence que je suis plus aguerri. Lui, il se serait vu contraint ou, bien de tenir cette réanimation pour une supercherie, ou bien de nier ses propres sensations, ou bien même d’abjurer le matérialisme. Vraisemblablement, il aurait opté pour la supercherie. Mais jusqu’à la fin de sa vie, le souvenir de cette habile tromperie aurait importuné sa raison comme une poussière dans l’œil … Nous, nous sommes les enfants d’un autre siècle. Nous avons vu des têtes de chien greffées sur le dos d’autres chiens ; un rein artificiel de la taille d’une armoire ; une main métallique mue par des nerfs ; et des gens qui peuvent glisser dans la conversation : « C’était après ma première mort. » Oui, à notre époque, Montesquieu aurait eu peu de chances de rester matérialiste. Nous, nous le restons, et sans trop de peine. C’est quelquefois difficile, il est vrai, quand le vent vous apporte par-delà l’océan de l’inconnu d’étranges pétales, venus des invisibles continents de l’inexploré. Cela arrive quand on trouve ce qu’on n’avait pas cherché. Les musées zoologiques exposeront bientôt d’étonnants animaux ramenés de Mars ou de Vénus. Oui, bien sûr, nous ouvrirons de grands yeux en nous esclaffant, mais en fait, nous les attendons depuis longtemps ces bêtes, nous sommes préparés à leur venue. Nous serions beaucoup plus étonnés et déçus si nous apprenions qu’il n’y a pas de vie sur ces planètes ou si ces bêtes ressemblaient à nos chiens et à nos chats. En général, la science ( à laquelle nous croyons aveuglément parfois ) nous prépare longtemps à l’avance aux prodiges à venir, et le choc psychologique ne se produit que lorsque nous sommes confrontés à l’imprévisible, un trou dans la quatrième dimension, une radiocommunication biologique, ou, disons, une isba sur pattes de poule … Tout de même, Roman a raison, c’est très, très, très intéressant ce qui se passe chez eux …
Arrivé sur la place, je m’arrêtai devant le kiosque d’eau gazeuse. Je n’avais plus de monnaie, il me faudrait donc payer avec un billet. Alors que j’arborais déjà un sourire destiné à amadouer la vendeuse ( les marchands d’eau gazeuse détestent les gros billets ) je sentis une pièce de cinq kopecks dans ma poche de pantalon. Je m’étonnai et me réjouis, mais je dois dire que j’étais encore plus réjoui qu’étonné. Je bus de la limonade, reçus la monnaie, une pièce d’un kopeck, toute mouillée, et m’entretins du temps avec la vendeuse. Puis je pris d’un pas ferme le chemin du retour pour en finir avec les E. Q. et C. T. et me livrer à loisir à des recherches dialectico-rationnelles. Mais quand j’eus glissé le kopeck dans ma poche, je m’arrêtai net, je venais de sentir la présence d’une pièce de cinq kopecks. Je la sortis et l’examinai : elle était humide et le 6 du 1961 était légèrement éraflé. Je n’aurais peut-être pas accordé d’attention à ce petit incident si je n’avais pas éprouvé au même moment une sensation déjà ressentie ; j’avais l’impression d’être à la fois sur l’avenue de la Paix et sur le divan, en train de regarder le portemanteau. Et comme alors, devant le puits, dès que j’eus secoué la tête, cette sensation disparut.
J’avançais à pas lents et essayais de me concentrer tout en faisant distraitement sauter dans ma main la pièce qui tombait toujours du côté pile. J’arrivai devant l’épicerie où j’avais trouvé refuge et j’y entrai. Tenant la pièce entre deux doigts, je me dirigeai vers le comptoir des jus de fruits et boissons, et avalai sans aucun plaisir un verre d’eau gazeuse à un kopeck. Puis tenant la monnaie dans mon poing, je me mis à l’écart pour aller fouiller mes poches.
C’était justement l’un de ces cas où il n’y a pas de choc psychologique. J’aurais été plutôt étonné si la pièce de cinq kopecks ne s’y était pas trouvée. Mais elle était là, humide, avec l’éraflure du chiffre 6. Quelqu’un me poussa du coude en me demandant si je dormais. Je m’aperçus que j’étais en train de faire la queue à la caisse. Je répondis que je ne dormais pas et achetai pour trois kopecks de boîtes d’allumettes. Puis, muni de mon ticket de caisse, j’allai me faire servir en allumettes et pendant que j’attendais, je constatai que la pièce de cinq kopecks était dans ma poche. J’étais parfaitement calme. Je pris les trois boîtes, sortis du magasin, revins sur la place et commençai mes expériences.
Elles me prirent une heure, au cours de laquelle je fis dix fois le tour de la place, me gonflant peu à peu d’eau, de boîtes d’allumettes et de journaux. Je fis aussi la connaissance de tous les vendeurs et de toutes les vendeuses et parvins à une série d’intéressantes conclusions. La pièce revenait quand je m’en servais pour payer. Si je la jetais ou la laissais tomber, elle restait là où elle était. La pièce revenait dans la poche au moment où la monnaie passait de la main du vendeur dans celle de l’acheteur. A ce moment-là, si je mettais la main dans ma poche, la pièce réapparaissait dans une autre poche. Elle ne venait jamais dans mes poches à fermeture Éclair. Si j’avais les deux mains dans les poches et prenais la monnaie avec mon coude, la pièce pouvait choisir n’importe quel endroit du corps. Il n’était pas possible de repérer l’instant où la pièce disparaissait de la soucoupe pleine de monnaie posée siir le comptoir.
Ainsi, j’étais en présence d’une pièce « inchangeable » En lui-même le fait ne m’intéressait pas tellement. Mon imagination était surtout frappée par ce déplacement non spatial d’un corps matériel. Je comprenais parfaitement que ce mystérieux passage du vendeur à l’acheteur n’était qu’un cas particulier de la fameuse translation-zéro, bien connue des amateurs de science-fiction sous d’autres noms tels que bond radigulaire, hyperpassage, phénomène Tarantoga … D’éblouissantes perspectives s’ouvraient.
Je n’avais aucun appareil de mesure. Un simple thermomètre de laboratoire m’aurait apporté une aide précieuse, mais je n’en avais pas. J’étais forcé de me limiter à des observations purement visuelles et par conséquent subjectives. J’entamai mon dernier tour de place après m’être fixé ce but : « Quand j’aurai posé la pièce à côté de la soucoupe, je ferai mon possible pour empêcher la vendeuse de la mélanger aux autres pièces avant qu’elle m’ait rendu la monnaie, et pour observer visuellement le déplacement de la pièce dans l’espace, tout en essayant de déterminer ne serait-ce que qualitativement les modifications de la température ambiante à proximité de la trajectoire supposée. Cependant l’expérience fut stoppée dès le départ.
Quand je m’approchai de Mania, la vendeuse, le jeune agent dont j’ai déjà parlé m’attendait près du comptoir.
— Bien, fit-il d’un ton très professionnel. Pressentant des ennuis, je le regardai innocemment.
— Vos papiers, citoyen, s’il vous plaît, dit-il, la main à la visière et sans me regarder en face.
— Que se passe-t-il ? demandai-je en sortant mon portefeuille.
— Donnez-moi aussi la pièce de cinq kopecks, dit l’agent en prenant ma carte d’identité.
Je la lui remis sans rien dire. Mania avait l’air furieuse. L’agent examina la pièce et après avoir prononcé un « Ouais … » satisfait, éplucha ma carte d’identité, comme un bibliophile un incunable rarissime. J’attendais, plutôt ennuyé. Autour de moi la foule grossissait lentement. Diverses opinions s’exprimaient à mon sujet.
— Il va falloir me suivre, dit l’agent.
Je le suivis, tandis que la petite troupe de curieux qui nous accompagnait, échafaudait des suppositions sur mon compte et envisageait les différentes causes qui avaient pu produire les effets dont elle venait d’être témoin.
Au commissariat, le jeune agent remit la pièce et mes papiers au lieutenant de service. Celui-ci examina la pièce et m’offrit un siège. Je m’assis. — Donnez-moi votre menue monnaie, dit le lieutenant d’un ton négligent en se plongeant dans l’étude de mes papiers. J’extirpai toute la monnaie que j’avais dans la poche. — Compte-la, Kovalev, dit le lieutenant. Posant les papiers sur la table, il me regarda droit dans les yeux.
— Vous avez fait beaucoup d’achats ?
— Oui.
— Donnez-les aussi.
J’étalai sur la table quatre Pravda vieilles de deux jours, trois numéros du journal local le Pêcheur, deux numéros de la Gazette littéraire, huit boîtes d’allumettes, six caramels et une petite brosse à récurer achetée en solde.
— Je ne peux pas rendre l’eau, dis-je sèchement. Cinq verres de limonade et quatre d’eau gazeuse.
Je commençais à comprendre, et j’étais affreusement gêné à l’idée d’avoir à m’expliquer.
— Soixante-quatorze kopecks, camarade lieutenant, annonça le jeune Kovalev.
Le lieutenant contemplait d’un air rêveur la pile de journaux et de boîtes d’allumettes.
— C’était pour vous amuser ou pour autre chose ? me demanda-t-il.
— Pour autre chose, dis-je sombrement.
— C’est imprudent. C’est imprudent, citoyen. Racontez-nous ça.
Je racontai. A la fin de mon récit, je demandai avec insistance au lieutenant de ne pas voir dans mes actes le désir d’amasser de quoi acheter une Zaporojetz. Les oreilles me brûlaient. Le lieutenant eut un petit sourire.
— Et pourquoi pas ? dit-il. Il est arrivé qu’on essaie.
Je haussai les épaules.
— Je vous assure qu’une pareille idée ne pourrait pas m’effleurer …
Le lieutenant se taisait. Le jeune Kovalev pris mes papiers qu’il se remit à étudier.
— C’est même une supposition étrange … dis-je. Ce serait un projet insensé … Économiser sous après sou … — Je haussai les épaules. — Autant aller mendier à la porte des églises …
— Nous luttons contre la mendicité, fit le lieutenant d’un ton grave.
— Bien sûr, c’est tout à fait normal … Mais je ne comprends pas quel rapport cela a avec moi et … — Je me rendis compte que je haussais beaucoup trop les épaules et me promis de m’en abstenir.
Le lieutenant gardait un silence fort éprouvant tout en fixant la pièce de cinq kopecks.
— Nous devons dresser procès-verbal, déclara-t-il enfin.
— Je vous en prie, naturellement … bien que … — Je ne savais pas ce que je voulais dire par là.
Le lieutenant me regardait, attendant que je finisse ma phrase. J’étais en train de me demander à quel article du code pénal correspondaient mes actes. Le lieutenant prit une feuille de papier et se mit à écrire.
Le jeune Kovalev était reparti. Le lieutenant faisait grincer sa plume et la trempait bruyamment dans l’encrier. Je fixais d’un œil hébété les affiches collées au mur et me disais sans grande conviction que Lomonossov, s’il s’était trouvé à ma place, se serait enfui par la fenêtre en emportant ses papiers. L’essentiel, au fond, c’est quoi ? pensais-je. L’essentiel est de ne pas se sentir coupable. Dans ce sens, je ne suis pas coupable. Mais la culpabilité est un phénomène objectif et subjectif, et un fait reste un fait. Ces soixante-quatorze kopecks de monnaie sont juridiquement le fruit d’un larcin effectué à l’aide de procédés techniques, une pièce inchangeable en l’occurrence.
— Lisez et signez, dit le lieutenant.
Je lus. Du procès-verbal il ressortait que le soussigné Privalov A. I., sans savoir comment, était entré en possession d’un exemplaire de pièce inchangeable, modèle GOST 718-62, et en avait mésusé ; que le soussigné Privalov A. I. affirmait avoir agi dans un but scientifique, sans aucun mobile intéressé et qu’il était prêt à réparer le dommage causé à l’État, dommage évalué à un rouble cinquante-cinq kopecks et qu’enfin, conformément à l’arrêté du 22 mars 1959 du soviet municipal de la ville de Solovets, Privalov avait remis l’exemplaire mentionné au lieutenant Serguienko Y. Y. et reçu en échange cinq kopecks en signes monétaires ayant cours sur le territoire de l’Union soviétique. Je signai.
Le lieutenant compara ma signature à celle de ma carte d’identité, recompta soigneusement la monnaie étalée sur la table, téléphona pour connaître le prix des caramels et de la brosse à récurer, établit un reçu et me le tendit en même temps que les cinq kopecks. En me rendant les journaux, les allumettes, les bonbons et la brosse il me dit :
— Quant à l’eau, vous l’avez, de votre propre aveu, bue. Donc, vous devez quatre-vingt-un kopecks.
Je payai, soulagé d’un poids énorme. Le lieutenant me rendit mes papiers après les avoir soigneusement relus.
— Vous pouvez partir, citoyen Privalov, me dit-il. Soyez plus prudent à l’avenir. Vous êtes pour longtemps à Solovets ?
— Je pars demain.
— Eh bien, soyez prudent jusqu’à demain.
— Oh ! j’essaierai, dis-je en rangeant mes papiers. Puis obéissant à une impulsion, je demandai, baissant la voix : Dites-moi, camarade lieutenant, vous ne sentez rien de bizarre à Solovets ?
Le lieutenant était déjà occupé à autre chose.
— Je suis ici depuis longtemps, dit-il distraitement. J’ai l’habitude.
— Mais vous, vous croyez aux apparitions ? demanda un auditeur au conférencier.
— Bien sûr que non, répondit celui-ci en s’évanouissant lentement dans l’air.
Jusqu’au soir, je fis preuve de la plus grande circonspection. Au sortir du commissariat, je regagnai directement la rue du Bord de mer et m’allongeai immédiatement sous l’auto. Il faisait très chaud. Un nuage noir annonciateur d’orage avançait lentement à l’ouest. Pendant que j’étais sous ma Moskvitch à m’inonder d’huile, la vieille Naïna Kievna, devenue soudainement très aimable, vint deux fois me trouver pour me demander de la conduire au mont Chauve. — Il paraît, mon bon, que c’est mauvais pour les autos de rester sans bouger, roucoulait-elle de sa voix grinçante en se baissant sous le pare-chocs avant. Il paraît que ça leur fait du bien de rouler. Je te paierai, tu peux en être sûr … Je n’avais pas envie d’aller au mont Chauve. D’abord, les copains pouvaient arriver à tout moment. Ensuite, la vieille, dans sa version roucoulante, m’était encore plus désagréable. Et puis elle m’apprit qu’il y avait quatre-vingt-dix verstes jusqu’au mont Chauve et quand je m’informai de l’état de la route, elle me déclara, réjouie, que je n’avais pas à m’inquiéter, que la route était toute lisse et qu’au besoin elle pousserait elle-même … ( « Ne te fie pas à mon âge, je suis encore vaillante. » ) Après ce premier assaut malheureux, elle battit en retraite et rentra dans l’isba … Ce fut alors au tour du chat Vassili de venir me rendre visite. Il me regarda travailler, puis dit à mi-voix mais distinctement : « Je ne vous le conseille pas, citoyen … heu … non. On vous mangerait. » Il s’en alla, la queue frémissante. J’étais décidé à être très prudent, aussi quand la bonne femme revint à la charge, lui demandai-je cinquante roubles pour prix de la course. Elle n’insista plus, très impressionnée.
J’achevai mon E. Q. et mon C. T., j’allai faire le plein d’essence avec la plus grande prudence ; je déjeunai au restaurant n° 11 et dus, une fois de plus, présenter mes papiers au vigilant Kovalev. Par acquit de conscience, je lui demandai comment était la route du mont Chauve. Le jeune sergent me regarda, très méfiant : — La route ? Que racontez-vous, citoyen, il n’y a pas la moindre route là-bas. — Je rentrai sous une pluie battante.
La vieille n’était pas là. Le chat Vassili avait disparu. Dans le puits quelqu’un chantait à deux voix, c’était lugubre et déprimant. Une ennuyeuse petite pluie succéda à l’averse. La nuit tomba.
Je regagnai ma chambre et tentai quelques expériences sur le livre à transformations, mais il tomba en panne. J’avais peut-être fait une fausse manœuvre, à moins que ce ne fût le temps, en tout cas, malgré tous mes efforts, il s’obstina à rester ce qu’il était, des Exercices pratiques de ponctuation et de syntaxe, par F. F. Kouzmine. Il était impossible de lire un livre pareil, aussi tentai-je ma chance sur le miroir. Mais celui-ci reflétait tout ce qu’on voulait sans rien dire. Alors je m’allongeai sur le divan. L’ennui, le bruit de la pluie m’avaient presque endormi quand le téléphone sonna. J’allai dans l’entrée et décrochai.
— Allô …
Silence et grésillement.
— Allô, dis-je en soufflant dans l’appareil. Appuyez sur le bouton.
Pas de réponse.
— Tapez sur l’appareil, conseillai-je. — Rien. Je ressoufflai, tirai sur le fil et dis : — Téléphonez d’une autre cabine.
J’entendis alors une voix brutale me demander :
— C’est Alexandre ?
— Oui. — J’étais étonné.
— Pourquoi tu ne réponds pas ?
— Je réponds. Qui est à l’appareil ?
— C’est Pétrovski. Va à l’atelier de salaison et dis au contremaître de me téléphoner.
— Quel contremaître ?
— Ben, c’est qui aujourd’hui ?
— Je ne sais pas …
— Comment tu ne sais pas ? C’est Alexandre ?
— Écoutez, citoyen, quel numéro avez-vous fait ?
— Le soixante-douze … C’est le soixante-douze ?
Je n’en savais rien.
— Apparemment non, dis-je.
— Alors, pourquoi me dites-vous que vous êtes Alexandre ?
— Mais je suis Alexandre !
— Zut !.. C’est le combinat ?
— Non, c’est un musée.
— Ah !.. Excusez-moi alors. Forcément que vous ne pouvez pas appeler le contremaître.
Je raccrochai. Je regardai l’entrée. Il y avait cinq portes, celle de ma chambre, celle de dehors, celle de la chambre de la vieille, celle des toilettes, et une autre, bardée de fer et cadenassée. Quel ennui, pensai-je, quelle solitude. Et cette ampoule falote, poussiéreuse … Traînant les pieds, je me dirigeai vers ma chambre, puis m’immobilisai sur le seuil.
Le divan n’était plus là.
A part cela, tout était en place : la table, le poêle, le miroir, le portemanteau et le tabouret. Mais à l’emplacement du divan, il n’y avait plus qu’un rectangle poussiéreux et jonché de saletés. Sous le portemanteau, j’aperçus la literie, soigneusement pliée. Il était là il y a un instant, dis-je à voix haute. J’étais couché dessus.
Quelque chose avait changé dans la maison. Une confuse rumeur remplissait la chambre. Quelqu’un parlait, on entendait de la musique, on riait, on toussait, on remuait les pieds. Une ombre passa sur l’ampoule, le parquet craqua. Puis une odeur de médicaments se répandit, un souffle d’air froid m’effleura le visage. Je reculai. A ce moment, des coups furent frappés à la porte d’entrée. Les bruits cessèrent sur-le-champ. Après un regard à l’endroit où se trouvait le divan, je retournai dans le corridor et allai ouvrir la porte.
Un homme de petite taille, élégamment vêtu d’un imperméable beige au col relevé, se tenait devant moi, sous la pluie. Il se découvrit et dit, très digne :
— Je vous demande pardon, Alexandre Ivanovitch. Ne pourriez-vous m’accorder cinq minutes d’entretien ?
Je voyais cet homme pour la première fois de ma vie et la pensée m’effleura qu’il était peut-être en relation avec la police locale. L’inconnu s’avança et se dirigea vers ma chambre. Sans savoir pourquoi, je lui barrai le passage, peut-être pour éviter des questions sur la poussière et les saletés du plancher.
— Excusez-moi, balbutiai-je, — ici, peut-être … C’est en désordre chez moi. Et il n’y a nulle part où s’asseoir.
L’inconnu rejeta brusquement la tête en arrière.
— Comment nulle part ? Et le divan ?
Nous nous fixâmes sans rien dire.
— Heu … Quoi, le divan ? dis-je à voix basse.
L’inconnu baissa les yeux.
— Ah ! c’est ça ? prononça-t-il lentement. Je comprends. Dommage. Eh bien, excusez-moi.
Il fit un salut, mit son chapeau et se dirigea vers la porte des toilettes.
— Où allez-vous ? criai-je. Vous vous trompez.
L’inconnu, sans se retourner, dit : — Bah ! Quelle importance ! et disparut derrière la porte. Je lui allumai machinalement la lumière, écoutai quelques instants puis tournai brusquement la poignée. Il n’y avait personne. Je pris une cigarette et l’allumai. Le divan, me disais-je, que vient faire le divan là-dedans ? Je n’ai jamais entendu parler de divans dans les contes. Il y a des tapis volants, des nappes magiques, des bottes de sept lieues, des miroirs magiques, mais il n’y a jamais eu de divans magiques. Sur un divan, on s’assoit ou on se couche, un divan, c’est quelque chose de solide, d’ordinaire … Comment un meuble pareil pourrait-il exciter l’imagination ?…
Revenu dans la chambre, je vis tout de suite le Petit Homme. Il était perché en haut du poêle, recroquevillé dans une posture très incommode. Il avait un visage ridé, mal rasé, des oreilles couvertes de poils gris.
— Bonjour, dis-je d’un ton las.
Le Petit Homme tordit sa grande bouche.
— Bonsoir, dit-il. Excusez-moi, je vous prie, je me suis retrouvé ici, sans savoir comment. Je suis venu pour le divan.
— Pour le divan, c’est un peu tard, dis-je en m’asseyant sur la table.
— Je vois, dit le Petit Homme à voix basse en se retournant maladroitement. Du plâtre tomba du plafond.
Je fumais, pensif, tout en le regardant. Lui regardait en bas avec appréhension.
— Je peux vous aider ? demandai-je en m’avançant.
— Non, merci, dit-il d’une voix morne. Je préfère tout seul …
Il rampa jusqu’au bord du poêle, et prenant tant bien que mal son élan, plongea la tête la première. J’eus très peur, mais il flotta et tomba lentement, jambes et bras écartés. Disons que c’était plus comique qu’esthétique. Il atterrit à quatre pattes, se releva et essuya son visage en sueur.
— J’ai vraiment vieilli, dit-il d’une voix essoufflée. Il y a cent ans, ou à l’époque de Gonzast, une descente pareille m’aurait coûté mon diplôme, vous pouvez en être sûr, Alexandre Ivanovitch.
— Quelles études avez-vous faites ? demandai-je en allumant une deuxième cigarette.
Il ne m’écoutait pas. S’asseyant sur le tabouret, il continua d’une voix chagrine.
— Avant, pour les lévitations, je valais Zeks. Et maintenant, je ne peux pas me débarrasser des poils qui me poussent sur les oreilles. Ça fait tellement sale. Mais si je n’ai plus le don, que de tentations autour de moi ! que de diplômes ! que de titres !.. et je n’ai plus le don. Un grand nombre d’entre nous deviennent velus en vieillissant. Pas les grands noms, bien sûr. Gian Giacomo, Cristobal Junta, Giuseppe Balsamo ou disons, le camarade Kivrine Fédor Siméonovitch … Pas le moindre poil ! — Il me regarda, triomphant. — Pas le moindre. Une peau lisse, l’élégance, la distinction …
— Permettez, dis-je. Vous avez dit, Giuseppe Balsamo … Mais c’est Cagliostro, or Tolstoï dit qu’il était gros et déplaisant à voir …
Le Petit Homme me regarda avec commisération et esquissa un sourire condescendant.
— Vous êtes simplement mal informé, Alexandre Ivanovitch. Cagliostro, ce n’est pas du tout la même chose que le grand Balsamo. C’est … comment vous dire ?… C’est une copie peu réussie. Balsamo, dans sa jeunesse, s’était fait une matrice. C’était un homme extraordinaire, vraiment extraordinaire, mais vous savez comment cela se passe quand on est jeune … On est pressé, on s’amuse, on se dit que ça ira comme ça … Oui … Ne dites jamais que Cagliostro et Balsamo sont une seule et même personne. Cela peut être gênant.
Je me sentis gêné.
— Oui, dis-je, je ne suis pas un spécialiste, bien sûr. Mais … Pardonnez mon indiscrétion, mais que vient faire le divan là-dedans ? Qui a pu en avoir besoin ?
Le Petit Homme tressaillit.
— J’ai fait preuve d’une présomption impardonnable, dit-il à voix haute en se levant. J’ai commis une erreur et je suis prêt à le reconnaître. Quand des géants … Et là-dessus des petits insolents qui se permettent … Il s’inclina, serrant contre sa poitrine de petites mains pâles. Alexandre Ivanovitch, je vous demande pardon de vous avoir dérangé … Je vous renouvelle toutes mes excuses et je vous quitte. Il s’approcha du poêle et leva des yeux remplis d’appréhension. Je suis vieux, Alexandre Ivanovitch, dit-il avec un gros soupir, bien vieux …
— Ce serait peut-être plus commode de passer par … heu … Quelqu’un est venu avant vous, et c’est le moyen qu’il a utilisé.
— Hé ! mon cher ! c’est que c’était Cristobal Junta ! Dix lieues à travers des tuyaux, ce n’est rien pour lui. — Le Petit Homme eut un geste désolé. — Pour nous, ce sera plus simpliste … Il a pris le divan avec lui ou il l’a transféré ?
— Je ne sais pas, dis-je. Le fait est que lui aussi est arrivé en retard.
Le Petit Homme dans son étonnement, tortilla les poils de son oreille droite.
— En retard ? Lui. C’est incroyable … D’ailleurs, pouvons-nous en juger, vous et moi ? Au revoir, Alexandre Ivanovitch, ayez la bonté de me pardonner.
Il s’enfonça dans le mur à grand-peine et disparut. Je jetai ma cigarette dans les saletés du plancher. Quel divan, mes aïeux ! C’était bien autre chose qu’un chat parleur ! Quelque chose de plus sérieux, un drame. Un drame d’idées peut-être. D’autres … retardataires allaient sans doute venir. Je regardai les saletés. Où avais-je vu un balai ?
J’en trouvai un près du cuveau, sous le téléphone. En balayant la poussière, j’accrochai quelque chose de dur qui vint rouler au milieu de la pièce. C’était un petit cylindre brillant, gros comme le doigt. Je le touchai avec le balai, il oscilla et crépita, une odeur d’ozone se répandit dans la pièce. Je jetai le balai et ramassai le tube. Il était lisse, parfaitement poli et tiède au toucher. Je le grattai de l’ongle, il crépita de nouveau. Je le retournai pour l’examiner de l’autre côté et au même instant je sentis que le plancher se dérobait sous moi. Tout chavira devant mes yeux. Je reçus un choc très douloureux dans les talons, puis dans le dos, je lâchai le cylindre et tombai. J’étais tellement abasourdi que je ne réalisai pas tout de suite que j’étais coincé dans l’espace étroit qui séparait le poêle du mur. La lampe se balançait au-dessus de ma tête et, levant les yeux, je vis avec étonnement des traces de semelles au plafond. Je m’extirpai à grand-peine et examinai mes semelles, des parcelles de plâtre y étaient accrochées.
— Eh bien, dis-je à voix haute. Encore heureux que je ne me sois pas retrouvé dans les tuyaux !..
Je cherchai le tube du regard. Il était debout et oscillait d’une façon qui défiait les lois de l’équilibre. Je m’approchai prudemment et m’accroupis devant lui. Il grésillait légèrement. Je le contemplai, le cou tendu, puis je soufflai dessus. Le tube oscilla plus fort, pencha et à ce moment j’entendis un cri rauque derrière moi. Je me retournai et m’assis par terre. Sur le poêle, un gigantesque condor au cou déplumé repliait soigneusement ses ailes.
— Bonjour, dis-je. J’étais persuadé qu’il allait parler.
L’oiseau, la tête penchée, me regarda d’un œil rond, ce qui le fit tout de suite ressembler à une poule. Je lui adressai un geste amical. Il ouvrit le bec mais ne prit pas la parole. Il se gratta sous l’aile en faisant claquer son bec crochu. Le tube oscillait et crépitait. Le condor cessa de se gratter, rentra la tête dans les épaules et ferma ses paupières jaunâtres. Tout en m’efforçant de ne pas lui présenter le dos, je terminai mon ménage et allai jeter les saletés dans les ténèbres pluvieuses de la cour.
Le condor dormait, l’odeur d’ozone ne s’était pas dissipée. Je jetai un coup d’œil à ma montre, il était minuit vingt. Debout devant le cylindre, je pensais à la loi de la conservation de l’énergie, et du même coup, de la matière. Les condors ne se matérialisent pas ex nihilo. Si un condor était apparu ici, à Solovets, un autre condor ( pas obligatoirement le même ) avait dû disparaître là où il s’en trouve. Je calculai mentalement l’énergie de déplacement et jetai un regard craintif au tube. Il vaut mieux ne pas y toucher, me dis-je. Je vais le recouvrir et ne plus y toucher. J’allai chercher le broc dans l’entrée et, retenant ma respiration, le mis sur le tube. Puis je m’installai sur le tabouret et allumai une cigarette en attendant la suite des événements. Le condor ronflait. A la lueur de la lampe, ses plumes avaient des reflets de cuivre, ses énormes serres agrippaient le rebord du poêle. Il dégageait une odeur de pourri.
— Vous avez eu tort de faire cela, Alexandre Ivanovitch, dit une agréable voix d’homme.
— De quoi faire ? demandai-je en me retournant vers le miroir.
— Je veux parler de l’oumklaïdet.
Ce n’était pas le miroir qui parlait.
— Je ne comprends pas, dis-je. Il n’y avait personne dans la pièce, l’irritation me gagnait.
— Je veux parler de l’oumklaïdet, prononça la voix. Vous avez eu grand tort de le couvrir d’un ustensile de fer. Un oumklaïdet, ou baguette magique, comme vous dites, exige les plus grandes précautions.
— C’est bien pour ça que je l’ai recouvert … Mais entrez donc, camarade, c’est très gênant de bavarder dans ces conditions.
— Je vous remercie, émit la voix.
Je vis peu à peu se matérialiser devant moi un homme pâle et fort distingué, vêtu d’un costume gris impeccablement coupé. Penchant légèrement la tête, il me dit avec une exquise courtoisie.
— Oserai-je espérer que je ne vous ai pas trop dérangé ?
— Absolument pas, protestai-je en me levant. Je vous en prie, asseyez-vous et faites comme chez vous. Voulez-vous une tasse de thé ?
— Je vous remercie, dit l’inconnu. Il prit place en face de moi, tirant d’un geste élégant sur le pli de son pantalon. En ce qui concerne le thé, je vous prie de m’excuser, Alexandre Ivanovitch, mais je sors de table.
Il souriait aimablement en me regardant dans les yeux. Je souris aussi.
— C’est au sujet du divan ? demandai-je. Hélas ! il n’est plus là. Je regrette énormément, je ne sais vraiment pas …
L’inconnu tapa dans ses mains.
— Sottises ! s’écria-t-il. Que de bruit pour, passez-moi l’expression, une idiotie, à laquelle d’ailleurs personne ne croit vraiment … Jugez-en vous-même, Alexandre Ivanovitch, semer la zizanie, provoquer de rocambolesques poursuites, déranger les gens pour un mythe, oui, je ne crains pas le mot, pour le mythe de la Théorie Blanche. Tout homme de bon sens sait que le divan est un translator universel, un peu encombrant certes, mais solide et résistant. Les vieux ignorants qui dissertent sur la Théorie Blanche n’en sont que plus grotesques … Non, je ne veux même pas parler de ce divan.
— Comme il vous plaira, dis-je en mettant dans cette phrase tout mon savoir-vivre mondain. Parlons d’autre chose.
— Superstitions … Préjugés …, murmura l’inconnu, l’esprit ailleurs. Paresse d’esprit et envie, basse envie couverte de poils … Pardonnez-moi, Alexandre Ivanovitch, mais j’aurai tout de même l’audace de vous demander la permission d’ôter ce broc. Malheureusement, le fer est un très mauvais conducteur d’hyperchamp, or une intensité croissante dans un petit volume …
Je levai les bras.
— Pour l’amour du ciel, tout ce qu’il vous plaira ! Enlevez le broc … Enlevez même ce … heu … heu … cette baguette magique. Je m’interrompis, constatant avec étonnement que le broc n’était plus là. Le tube émergeait d’une flaque de liquide, semblable à du mercure, qui s’évaporait très vite.
— Je vous assure qu’il en sera mieux ainsi, dit l’inconnu. En ce qui concerne votre aimable proposition de prendre l’oumklaïdet, je ne peux malheureusement pas la mettre à profit. C’est une question de morale, une question d’honneur, si l’on veut … Les conventions sont si fortes ! Je me permettrai de vous conseiller de ne plus toucher à l’objet. Je vois que vous vous êtes fait mal, et ce condor … Je pense que vous sentez … heu … un certain parfum …
— Oui, opinai-je avec vigueur. C’est une puanteur. On se croirait dans une ménagerie.
Nous regardâmes le condor qui sommeillait, les plumes hérissées.
— L’art de manier un oumklaïdet, déclara l’inconnu, est un art délicat et subtil. Vous ne devez en aucun cas vous désoler ou vous faire des reproches. Les cours de conduite durent huit semestres et exigent une connaissance approfondie de l’alchimie quantique. Comme programmeur, vous n’auriez pas de peine à assimiler l’oumklaïdet électronique, le UEU-17 … Mais l’oumklaïdet quantique … les hyperchamps … les incarnations translatrices … les généralisations de la loi de Lomonossov-Lavoisier … — Il écarta les bras d’un air gêné.
— Mais bien entendu ! protestai-je. Je ne prétends pas … Évidemment je ne suis absolument pas préparé.
Je me rendis compte que je ne lui avais pas proposé de fumer et lui tendis mon paquet …
— Je vous remercie, dit-il. Je n’en use pas à mon grand regret.
Alors, remuant les doigts de politesse, je m’informai :
— Me sera-t-il permis d’apprendre à quoi je dois l’agrément de votre visite ?
L’inconnu baissa les yeux.
— Je crains de paraître indiscret, mais hélas ; je dois vous avouer que je me trouve ici depuis assez longtemps. Je ne voudrais pas donner de noms, mais je crois que même vous, Alexandre Ivanovitch, aussi éloigné que vous soyez de tout cela, comprenez qu’autour de ce divan une agitation malsaine s’est créée, qu’un scandale se prépare, que l’atmosphère se tend, que la tension croît. Dans ces circonstances, des erreurs sont inévitables, des incidents fort regrettables peuvent se produire. Nous n’avons pas à chercher bien loin des exemples … Quelqu’un, je répète que je ne voudrais pas donner de noms, d’autant plus que c’est un collaborateur tout à fait digne d’estime, quand je parle d’estime, je ne pense pas aux manières, mais au talent, au dévouement, donc, quelqu’un, dans sa hâte, dans sa précipitation, perd l’oumklaïdet qui devient le centre d’événements dans lesquels se trouve entraînée une personne absolument étrangère à ceux-ci. Il s’inclina de mon côté. Dans ce cas, une action capable de neutraliser les influences nocives est indispensable … Il regarda d’un air significatif les traces de semelles au plafond. Puis il me sourit. Mais je ne voudrais pas me faire passer pour un pur altruiste. Bien sûr, tous ces événements m’intéressent beaucoup comme spécialiste et comme administrateur. D’ailleurs, je n’ai pas l’intention de vous importuner davantage et puisque vous m’avez donné l’assurance que vous ne ferez plus d’expériences avec l’oumklaïdet, je vais vous demander la permission de me retirer.
Il se leva.
— Voyons ! m’écriai-je. Ne partez pas ! J’ai tellement de plaisir à bavarder avec vous, j’avais mille questions à vous poser !
— J’apprécie énormément votre courtoisie, Alexandre Ivanovitch, mais vous êtes fatigué, il faut vous reposer.
— Pas du tout ! Au contraire !
— Alexandre Ivanovitch, articula l’inconnu avec un sourire aimable tout en me fixant du regard. Vous êtes vraiment fatigué. Et vous voulez vraiment vous reposer.
Je sentis alors que je m’endormais, que mes yeux se fermaient. Je n’avais plus envie de bavarder, je tombais de sommeil.
— J’ai été infiniment heureux de faire votre connaissance, dit l’inconnu.
Je le vis qui pâlissait de plus en plus et se dissolvait lentement dans les airs, ne laissant derrière lui qu’un parfum d’eau de Cologne coûteuse. J’installai le matelas par terre, mis la tête sur l’oreiller et m’endormis instantanément.
Je fus réveillé par un battement d’ailes et des cris désagréables. La pièce baignait dans une étrange pénombre bleutée. Je m’assis. Au milieu de la chambre, un grand gaillard en pantalon de gymnastique et polo planait au-dessus du cylindre et effectuait des passes avec ses énormes mains.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
Le grand type me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, puis se détourna.
— Je n’ai pas entendu de réponse, dis-je d’un ton rogue. J’avais toujours aussi sommeil.
— Tiens-toi tranquille, mortel ! siffla l’autre. Il arrêta ses passes et prit le tube. Sa voix me parut familière.
— Hé, l’ami, lançai-je, menaçant. Remets ce machin à sa place et débarrasse le plancher.
Le gaillard me regardait en avançant la mâchoire. Je rejetai mon drap et me dressai.
— Allez, remets ça en place, dis-je d’une voix forte.
Le garçon se posa par terre, se planta solidement sur ses jambes et prit la position en garde. Il faisait beaucoup plus clair dans la pièce, pourtant l’ampoule n’était pas allumée.
— Mon petit, dit le grand gaillard, la nuit, il faut dormir. Couche-toi tout seul, ça vaudra mieux.
Le type avait manifestement envie de se bagarrer. Moi aussi d’ailleurs.
— Si on allait dehors, proposai-je en remontant mon slip.
Une voix déclama soudain :
— « Dirigeant tes pensées vers le Moi suprême, libéré de la concupiscence et de l’amour-propre, guéri de ton délire mental, combats, Ardjouna ! »
Je sursautai. Le garçon aussi.
— Bhagavad-Gitâ, prononça la voix. Chant III, verset 30.
— C’est le miroir, dis-je machinalement.
— Je le sais, grommela le grand type.
— Remets l’oumklaïdet.
— Qu’est-ce que tu as à brailler comme un putois ? Il t’appartient ?
— C’est le tien peut-être ?
— Oui, c’est le mien.
J’eus une illumination.
— Mais alors, le divan, c’est toi qui l’as pris ?
— Mêle-toi de tes oignons.
— Rends le divan. Il est sur l’inventaire.
— Fiche-moi la paix, grogna-t-il en regardant autour de lui.
Deux nouveaux venus avaient fait leur apparition : un gros et un maigre, vêtus de pyjamas rayés comme les pensionnaires de Sing-Sing.
— Kornéev ! cria le gros. C’est vous qui volez le divan ? C’est honteux !
— Allez tous vous faire … dit grossièrement Kornéev.
— Vous êtes un malotru ! s’écria le gros. On devrait vous flanquer à la porte ! Je ferai un rapport !
— Allez-y, dit sombrement Kornéev. Livrez-vous à votre occupation favorite.
— Je vous défends de me parler sur ce ton ! Vous êtes un gamin ! Un insolent ! Vous avez oublié l’oumklaïdet ! Ce jeune homme aurait pu en être victime !
— C’est déjà fait, dis-je. Le divan n’est plus là, je dors par terre, et toutes les nuits on bavarde. Et ce condor qui empeste …
Le gros se tourna vers moi.
— C’est un inqualifiable manquement à la discipline, déclara-t-il. Vous devriez vous plaindre. Et vous, vous devriez avoir honte. Il s’adressait à Kornéev.
Celui-ci, renfrogné, calait l’oumklaïdet dans sa joue. Le maigre dit soudain d’une voix menaçante :
— C’est vous qui avez enlevé la Théorie Blanche, Kornéev ?
Le garçon eut un petit rire sombre.
— Il n’y a pas la moindre Théorie, répondit-il.
Qu’est-ce que vous avez à faire tant de raffut ? Si vous ne vouliez pas que nous volions le divan, donnez-nous Un autre translator …
— Vous avez lu la circulaire sur l’interdiction de prendre les objets de la réserve ? demanda le maigre sévèrement.
Kornéev mit les mains dans ses poches et leva les yeux au plafond.
— Vous connaissez la résolution du Conseil Scientifique ? s’informa le maigre.
— Moi, camarade Diomine, je sais que le lundi commence le samedi, dit Kornéev, maussade.
— Pas de démagogie, rétorqua le maigre. Rendez le divan immédiatement et ne mettez plus les pieds ici.
— Je ne le rendrai pas, dit Kornéev. Quand l’expérience sera terminée, nous vous le rendrons.
Le gros se mit dans tous ses états : « Vous vous croyez tout permis ! glapissait-il. Vous vous conduisez comme un voyou ! » Le condor poussait des cris inquiets. Kornéev sans ôter les mains de ses poches, tourna le dos et traversa le mur. Le gros se précipita à sa suite en criant : « Non, vous devez nous le rendre ! » Le maigre me dit :
— C’est un malentendu. Nous prendrons des mesures pour que cela ne se reproduise plus.
Il fit un signe de tête et prit la direction du mur.
— Attendez ! criai-je. Prenez aussi le condor et ses effluves !
Le maigre, déjà à demi enfoncé dans le mur, se retourna et fit signe du doigt au condor. Celui-ci s’envola lourdement et disparut avec lui. La lumière bleutée fonça peu à peu, l’obscurité revint, la pluie se remit à tambouriner à la fenêtre. J’allumai la lumière et examinai la pièce. Rien n’avait changé : seuls les profonds sillons laissés sur le poêle par les serres du condor et les absurdes traces de semelles au plafond rappelaient les événements de la nuit.
— Le beurre transparent qui se trouve dans une vache, proféra le miroir avec un sérieux ridicule, ne contribue pas à son alimentation, mais il procure une excellente nourriture, une fois traité de la façon qui convient.
J’éteignis et me couchai. Le plancher était dur, il faisait froid. La vieille va me passer quelque chose demain ! pensais-je en m’endormant.
— Non, dit-il en réponse à mon regard insistant, je ne suis pas membre du club. Je suis un fantôme.
— Parfait, mais cela ne vous donne pas le droit de vous promener dans le club.
Le lendemain matin, le divan était à sa place. Je ne m’étonnai pas. Je constatai seulement que la vieille était parvenue à ses fins : le divan était dans un coin et moi dans un autre. Tout en rangeant la literie et en faisant ma gymnastique matinale, je me disais que, passé une certaine limite, nous ne pouvons plus nous étonner, et que cette limite je devais l’avoir franchie. J’éprouvais même quelque lassitude. J’essayais de me figurer quelque chose qui eût pu m’étonner, mais l’imagination me faisait défaut. Cela me déplaisait fort parce que je ne peux pas souffrir les gens incapables de s’étonner. J’étais loin il est vrai de la mentalité du blasé que rien ne surprend, mon état d’esprit rappelait plutôt celui d’Alice au Pays des Merveilles ; j’étais comme dans un rêve, prêt à accueillir tout prodige comme une chose normale à laquelle je devais réagir autrement qu’en écarquillant les yeux et en ouvrant la bouche.
Alors que j’étais occupé à ma culture physique, la porte d’entrée claqua, des pas résonnèrent, quelqu’un toussa, quelque chose tomba, une voix impérieuse appela : — Camarade Gorynytch ! La vieille ne répondit pas et les visiteurs se mirent à parler : Qu’est ce que c’est que cette porte ?… Ah ! je vois. Et ici ? — C’est l’entrée du musée — Et ici ?… Mais tout est fermé à clef … — C’est une femme qui fait bien son travail, Janus Polyeuctovitch. Ça, c’est le téléphone. — Et où est le fameux divan ? Dans le musée ? — Non. Ici, ce doit être la réserve.
— C’est ici, dit une voix rude que je reconnus.
La porte de ma chambre s’ouvrit, livrant passage à un vieux monsieur de haute taille. Ses cheveux étaient blancs comme neige, ses sourcils, ses moustaches étaient noirs ainsi que ses yeux. Me voyant ( j’étais en slip, bras et jambes écartés ) il s’arrêta et dit d’une voix sonore :
— Bien.
J’aperçus d’autres silhouettes derrière son épaule. Je murmurai : « Je vous demande pardon », en me précipitant vers mes jeans. Mais on ne me prêtait pas attention. Les quatre hommes entrés dans la pièce faisaient cercle autour du divan. J’en connaissais deux : le sombre Kornéev, pas rasé, les yeux rougis, toujours vêtu de sa chemise rayée, et Roman, qui me fit un clin d’œil accompagné d’un incompréhensible signe de la main, puis se détourna immédiatement. Je ne connaissais pas le monsieur à cheveux blancs, non plus que l’homme corpulent et grand, d’allure autoritaire, qui était vêtu d’un complet noir au dos luisant.
— C’est ce divan-là ? demanda ce dernier.
— Ce n’est pas un divan, répondit Kornéev, c’est un translator.
— Pour moi, c’est un divan, déclara l’homme au complet noir en consultant un petit carnet. Un divan rembourré, numéro d’inventaire onze-vingt-trois. Il se pencha pour le tâter. Il est humide, on a dû le transporter sous la pluie. Vous pouvez être sûrs que les ressorts vont rouiller et que le tissu sera abîmé.
— La valeur de cet objet, dit Roman d’un ton qui me parut sarcastique, n’est pas du tout dans le tissu ni même dans les ressorts, inexistants.
— Cela suffit comme ça, Roman Pétrovitch, proposa l’homme au complet noir d’un air digne. N’essayez pas de défendre votre Kornéev. Le divan appartient au musée et doit y rester …
— C’est un instrument, dit Kornéev sans espoir. Un instrument de travail …
— Je n’en sais rien, répliqua l’homme au complet noir. Je ne vois pas quel travail on peut faire avec un divan.
— Nous, nous le savons, glissa doucement Roman.
— Cela suffit comme ça, dit l’homme au complet noir en se tournant vers lui. Où vous croyez-vous ? Vous êtes dans une administration ici. Que voulez-vous dire au juste ?
— Je veux dire que ce n’est pas un divan, expliqua Roman. Ou, pour parler d’une façon plus accessible, ce n’est pas tout à fait un divan. C’est un appareil qui a l’apparence d’un divan.
— Je vous demanderai de cesser vos allusions, façon plus accessible, etc. Que chacun fasse son boulot. Le mien, c’est d’empêcher qu’on bazarde le musée et c’est ce que je fais.
— Bien, dit le monsieur à cheveux blancs, et le silence se fit. J’ai parlé avec Cristobal Josévitch et Fédor Siméonovitch. Ils pensent que ce divan-translator n’a qu’un intérêt historique. Il a appartenu au roi Rudolf II, de sorte que d’un point de vue historique, sa valeur est incontestable. De plus, il y a deux ans, si mes souvenirs sont bons, nous avions commandé un translator. A qui était-il destiné, vous ne vous en souvenez pas, Modeste Matvéievitch ?
— Un instant, dit l’homme au complet noir, en feuilletant son carnet. — Un tout petit instant … Translator TDK-80 E, livré par l’usine de Kitèjgrad … C’est le camarade Balsamo qui l’a commandé.
— Balsamo s’en sert jour et nuit, dit Roman.
— Il ne vaut rien ce TKD, ajouta Kornéev. Il ne marche qu’au niveau moléculaire.
— Oui, oui, approuva le monsieur à cheveux blancs. Je me rappelle. Il y a eu un rapport à son sujet. Effectivement, la courbe de sélectivité n’est pas fameuse … Oui … Et ce … heu … ce divan ?
— C’est du fait main, dit rapidement Roman. Il marche à tous les coups. C’est l’œuvre de Lev ben Bethsalel. Il a mis trois cents ans à le faire.
— Voilà ! s’exclama Modeste Matvéievitch, voilà comme il faut travailler !
Le miroir toussota et dit :
— Toutes, elles rajeunirent après une heure passée dans l’eau, et en sortirent, aussi belles, aussi roses, aussi jeunes, bien portantes, vigoureuses et gaies qu’à vingt ans.
— Tout à fait juste, dit Modeste Matvéievitch. — Le miroir avait la voix du monsieur à cheveux blancs.
Celui-ci fit la grimace.
— Nous ne prendrons pas de décision maintenant, déclara-t-il.
— Quand alors ? demanda brutalement Kornéev.
— Vendredi, au Conseil Scientifique.
— Nous ne pouvons pas bazarder des pièces de musée, intervint Modeste Matvéievitch.
— Et nous, que ferons-nous ? demanda impoliment Kornéev.
Le miroir proféra d’une voix sépulcrale :
J’ai vu Kanida relever ses vêtements noirs
Et s’avancer en gémissant, pieds nus, tête découverte,
Avec Sagana son aînée.
Toutes les deux pâles
Et terribles à voir. A coups de griffe
Elles grattent le sol et dévorent un agneau noir …
Le monsieur à cheveux blancs, le visage contracté, s’approcha du miroir, y enfonça le bras jusqu’au coude. On entendit une sorte de déclic. Le miroir se tut.
— Bien. Pour votre groupe, nous prendrons une décision le jour du conseil aussi. Et vous … il avait visiblement oublié le nom de Kornéev, abstenez-vous pour le moment … heu … de visiter le musée.
Cela dit, il quitta la pièce. Par la porte.
— Vous êtes parvenu à vos fins, siffla Kornéev entre ses dents en regardant Modeste Matvéievitch.
— Je ne veux pas qu’on brade mon musée, dit celui-ci en remettant son calepin dans sa poche.
— Brader ! Vous vous en fichez bien ! C’est la comptabilité qui vous fait peur. Vous avez la flemme d’aligner une colonne de plus.
— Ça suffit comme ça, dit Modeste Matvéievitch, inflexible. Je ferai nommer une commission qui vérifiera l’état du divan.
— Numéro d’inventaire onze-vingt-trois, ajouta Roman à mi-voix.
Modeste Matvéievitch se retourna et m’aperçut :
— Et vous, qu’est-ce que vous faites là ? Pourquoi dormez-vous ici ?
— Je … commençai-je.
— Vous avez dormi sur le divan, articula Modeste Matvéievitch d’un ton glacial en me vrillant d’un regard d’agent du contre-espionnage. Savez-vous que c’est un instrument ?
— Non. C’est-à-dire, maintenant je le sais, bien sûr.
— Modeste Matvéievitch ! s’écria Roman. C’est notre nouveau programmeur, Sacha Privalov !
— Pourquoi couche-t-il ici ? Et pas au foyer ?
— Il vient juste d’arriver, dit Roman en me prenant par la taille.
— A plus forte raison !
— Il n’a qu’à dormir dans la rue, n’est-ce pas ? lança Kornéev, hargneux.
— Cela suffit comme ça ! Il y a un foyer, il y a un hôtel. Ici, c’est un musée, un établissement officiel. Si tout le monde se met à coucher dans les musées … D’où venez-vous ?
— De Leningrad, dis-je, sombre.
— Et moi, si j’allais dormir à l’Ermitage quand je vais à Leningrad ?
— Je vous en prie, fis-je avec un haussement d’épaules.
Roman me tenait toujours par la taille.
— Modeste Matvéievitch, vous avez absolument raison, ce n’est pas bien, mais aujourd’hui, il couchera dans ma chambre.
— Ça change tout. Là, je n’ai rien contre, répondit Modeste Matvéievitch, radouci. Il inspecta la chambre du regard, aperçut les empreintes du plafond et tout de suite, ses yeux s’arrêtèrent sur mes pieds. Heureusement, j’étais en chaussettes. Il sortit après avoir remis de l’ordre dans le portemanteau.
— Quel crétin ! dit Kornéev les dents serrées. Quel âne !
Il s’assit sur le divan, la tête dans les mains. — Qu’ils aillent tous au diable. Je le reprendrai cette nuit même.
— Du calme, dit gentiment Roman. Pas d’affolement. Nous n’avons pas eu de chance, c’est tout. Tu as vu quel Janus c’était ?
— Non … dit Kornéev.
— C’était A-Janus.
Kornéev leva la tête.
— Qu’est-ce que ça change ?
— Ça change tout, déclara Roman avec un clin d’œil. U-Janus est parti à Moscou. A cause du divan en particulier. Tu as compris, voleur de musée ?
— Tu es mon sauveur, dit Kornéev, et je le vis pour la première fois sourire.
— Tu comprends, Sacha, m’expliqua Roman, nous avons un directeur idéal. Il y a A-Janus Polyeuctovitch et U-Janus Polyeuctovitch. U-Janus est un savant de réputation mondiale. A-Janus, lui, est un administrateur du type courant.
— Ils sont jumeaux ? demandai-je.
— Mais non, c’est le même homme. Seulement il est un en deux personnes.
— Je comprends, dis-je en mettant mes chaussures.
— Ne t’en fais pas, Sacha, bientôt, tu sauras tout, assura Roman.
Je levai la tête.
— C’est-à-dire ?
— Nous avons besoin d’un programmeur.
— Il me faut un programmeur à tout prix, dit Kornéev en s’animant.
— Tout le monde a besoin de programmeurs, dis-je en revenant à mes chaussures. Mais je vous en prie, pas d’hypnose ou de tours de magie.
— Il devine déjà, dit Roman.
Kornéev voulut ajouter quelque chose, mais un bruit de voix s’éleva dans l’entrée.
— Cette pièce n’est pas à nous ! criait Modeste Matvéievitch.
— A qui alors ?
— Je n’en sais rien ! Ce n’est pas mon affaire ! C’est votre affaire d’arrêter les faux-monnayeurs, camarade sergent !..
— La pièce a été confisquée à un certain Privalov, lequel vit ici !
— Ah ! Privalov ? J’ai tout de suite vu que c’était un voleur !
A-Janus dit d’un ton de reproche :
— Allons, allons, Modeste Matvéievitch !..
— Ah ! non, Janus Polyeuctovitch, on ne peut pas laisser ça comme ça ! Venez, camarade sergent !.. Il est ici … Janus Polyeuctovitch, mettez-vous près de la fenêtre pour l’empêcher de sortir ! Je veux lui prouver ! Je ne laisserai pas jeter la suspicion sur la camarade Goryny tch !..
Je n’en menais pas large, mais Roman s’était déjà rendu compte de la situation. Il attrapa une vieille casquette accrochée au portemanteau et me l’enfonça jusqu’aux oreilles.
Je disparus.
C’était une sensation vraiment bizarre. Tout, excepté moi, était resté en place.
— C’est une casquette qui rend invisible, me chuchota Roman. Écarte-toi et pas un mot.
J’allai, sur la pointe des pieds, m’asseoir sous le miroir. Au même instant, Modeste, traînant par la manche le jeune Kovalev, fit irruption dans la pièce, fort excité.
— Où est-il ? cria-t-il en regardant de tous côtés.
— Le voilà, dit Roman en montrant le divan.
— Ne vous en faites pas, il est là, ajouta Kornéev.
— Je vous demande où est votre … programmeur ?
— Quel programmeur ? s’étonna Roman.
— Ça suffit comme ça, dit Modeste. Il y avait un programmeur. Il était en pantalon et sans chaussures.
— Ah ! c’est ça que vous voulez dire. C’était pour plaisanter, Modeste Matvéievitch. Ce n’était pas du tout un programmeur, c’était … Roman fit un geste et un garçon en jean et en maillot de corps apparut au milieu de la pièce. Je le voyais de dos, de sorte que je ne peux rien en dire de plus, mais le jeune Kovalev secoua la tête en disant :
— Non, ce n’est pas lui.
Modeste fit le tour de l’apparition en marmottant :
— Le tricot … le pantalon … sans chaussures … Lui ! C’est lui !
L’apparition disparut.
— Mais non, ce n’est pas lui, objecta le sergent Kovalev. L’autre était jeune, sans barbe …
— Sans barbe ? répéta Modeste. Il était décontenancé.
— Pas de barbe, affirma Kovalev.
— Ouais … A mon avis, il en avait une …
— Prenez la convocation, dit le jeune Kovalev en tendant à Modeste une feuille de papier d’allure officielle. Débrouillez-vous avec votre Privalov et votre Gorynytch …
— Mais je vous dis que ce n’est pas une pièce de chez nous ! cria Modeste. Pour Privalov, je ne dis rien, il n’existe peut-être même pas … Mais la camarade Gorynytch est notre employée !..
Le jeune Kovalev, une main sur la poitrine, essayait de placer un mot.
— J’exige qu’on fasse la lumière sur cette affaire ! clamait Modeste. Ça suffit comme ça, camarades de la police ! Cette convocation jette une ombre sur toute la collectivité ! Je veux que vous vous rendiez compte vous-même !
— J’ai des ordres … commença Kovalev, mais Modeste l’interrompit en criant : — Ça suffit comme ça ! J’insiste ! et l’entraîna dehors.
— Il l’emmène au musée, dit Roman. — Sacha, où es-tu ? Enlève la casquette, allons les voir …
— Je ferais peut-être mieux de ne pas l’enlever ?
— Enlève, enlève. Tu es un fantôme maintenant. Plus personne ne croit en toi, ni l’administration ni la police …
Kornéev déclara :
— Bon, moi je vais dormir. Sacha, viens me voir cet après-midi. Tu regarderas nos installations et …
J’ôtai la casquette.
— Ça suffit comme ça, dis-je. Je suis en vacances.
— Viens, viens, dit Roman.
Dans l’entrée, Modeste, d’une main tenait le sergent, de l’autre ouvrait un gros cadenas. Je vais vous la montrer votre pièce ! criait-il. Tout est répertorié. Tout est en place ! — Mais je ne dis pas le contraire, se défendait mollement Kovalev. Je dis seulement qu’il y a peut-être plusieurs pièces. Modeste ouvrit la porte et tous nous entrâmes dans un vaste local.
C’était un musée tout à fait convenable, avec des stands, des diagrammes, des vitrines, des maquettes et des moulages. L’aspect général rappelait plutôt un musée du crime, car il y avait beaucoup de photographies et d’objets peu ragoûtants. Modeste entraîna tout de suite le sergent derrière une vitrine et là, un dialogue fort animé s’engagea : — La voilà notre pièce … — Mais je ne dis rien … — La camarade Gorynytch … — Moi, j’ai des ordres !.. — Ça suffit comme ça !..
— Regarde, regarde, Sacha, me dit Roman avec un grand geste de la main. Il s’assit dans un fauteuil, près de l’entrée.
Je commençai la visite. Rien ne m’étonnait. J’étais simplement très intéressé. « Eau-de-vie. Efficience 52 %. Dépôt toléré : 0,3 » ( c’était une vieille bouteille carrée, cachetée de cire de couleur ). « Schéma de l’obtention industrielle de l’eau-de-vie. » « Maquette d’un alambic d’eau-de-vie. » « Philtre d’amour de Bechkovski-Traubenbach » ( pot à pharmacie rempli d’une pommade d’un jaune vénéneux ). « Sang d’envoûté ordinaire » ( une ampoule de liquide noir ) … Un panonceau surmontait la vitrine : « Procédés chimiques actifs. xii-xvme siècle. »
Il y avait encore un grand nombre de flacons, de pots, de cornues, d’ampoules, d’éprouvettes, d’appareils pour sublimer, distiller, condenser, mais je ne m’arrêtai pas.
« Canine droite ( dent de travail ) du comte Dracula de Transdanubie » ( Je ne suis pas Cuvier, mais à en juger par cette dent, le comte Dracula de Transdanubie était quelqu’un de bizarre et de fort déplaisant ). « Empreinte ordinaire et empreinte magique. Moulages de plâtre. » ( Les empreintes, à mon avis, ne différaient en rien, mais l’un des moulages était fendillé. ) « Mortier sur son aire de lancement » ( puissante machine de guerre en fonte poreuse ). « Dragon Gorynytch, squelette. Échelle : 1/25. » ( Il ressemblait à un squelette de diplodocus à trois cous … ) « Schéma du fonctionnement de la glande ignipare de la tête centrale. » « Bottes de sept lieues gravigènes, modèle authentique » ( de très grandes bottes de caoutchouc ). « Tapis volant antigravitationnel, modèle authentique — ( Le tapis avait environ un mètre cinquante sur un mètre cinquante et représentait un Tcherkesse enlaçant une jeune Tcherkesse sur un fond de montagnes ).
Je contemplais la vitrine « Évolution de la théorie de la pierre philosophale » quand le sergent Kovalev et Modeste Matvéievitch réapparurent. De toute évidence, ils en étaient toujours au même point. — Ça suffit comme ça, disait mollement Modeste. — J’ai des ordres, répliquait tout aussi mollement Kovalev. — Notre pièce est à sa place … — Quand la vieille viendra, elle n’aura qu’à faire une déposition … — Vous nous prenez peut-être pour defaux-monnayeurs … ? — Je n’ai pas dit ça … — Une ombre sur toute notre équipe … — Nous tirerons cela au clair … Kovalev ne m’avait pas vu, mais Modeste Matvéievitch s’arrêta, m’enveloppa d’un regard distrait, puis leva les yeux et lut à voix haute : — Ho-mon-cu-lus de laboratoire, vue générale.
Il se dirigea vers la sortie, je le suivis, pressentant des ennuis. Roman m’attendait à la porte.
— Alors ? demanda-t-il.
— C’est honteux, disait Modeste sans conviction. Bureaucrates.
— J’ai des ordres, s’entêtait le sergent Kovalev, déjà dans le corridor.
— Allons, sortez, Roman Pétrovitch, sortez, invita Modeste en agitant ses clefs.
Roman sortit. Je voulus me faufiler à sa suite, mais Modeste me héla.
— Je m’excuse, fit-il. Où allez-vous ?
— Comment où ? dis-je d’une voix morne.
— Retournez à votre place, retournez-y.
— Quelle place ?
— Mais là où vous vous trouviez. Je m’excuse, mais vous êtes bien le … heu … l’homoncule ? Eh bien, restez à votre place …
La situation était vraiment critique. Roman était désarçonné lui aussi, et je me serais trouvé en fâcheuse posture si, à cet instant, Naïna Kievna n’avait fait une entrée fracassante en compagnie d’un vigoureux bouc noir qu’elle tirait au bout d’une corde. A la vue du sergent, la bête fit entendre des bêlements de mauvais augure et essaya de foncer. Naïna Kievna tomba, le cuveau se renversa, Modeste se précipita dans le couloir. Un tumulte indescriptible s’ensuivit. Roman me prit par la main et tout en disant : « Filons, filons » se rua dans la chambre. Nous refermâmes la porte et nous nous y appuyâmes, hors d’haleine. Dans l’entrée on criait.
— Vos papiers !
— Saints du paradis ! Qu’est-ce que c’est que ça !
— Qu’est-ce que vient faire ce bouc ? Dans une maison ?
— Bê-ê-ê …
— Ça suffit comme ça, où vous croyez-vous !
— Qu’est-ce que c’est que ces histoires de pièces de cinq kopecks ?
— Bê-ê-ê …
— Citoyenne, emmenez ce bouc !
— Mais arrêtez, le bouc est inscrit au registre !
— Comment ça, inscrit au registre ?
— Ce n’est pas un bouc ! C’est un employé !
— Qu’il montre ses papiers alors !..
— Passons par la fenêtre et courons à l’auto, chuchota Roman.
J’attrapai mon blouson et sautai par la fenêtre. Le chat Vassili me fila dans les jambes en miaulant. Courbé, je courus à la voiture, ouvris la portière et me mis au volant. Roman ouvrait déjà le portail. Je n’arrivais pas à démarrer. Pendant que je m’escrimais sur le starter, je vis la porte de l’isba s’ouvrir, le bouc sortir en trombe et prendre le large en faisant des bonds prodigieux. Le moteur se mit en marche. Je sortis du jardin, le lourd vantail se referma. Roman sauta dans l’auto.
— Filons, cria-t-il, très excité. En ville !
Au moment de prendre l’avenue de la Paix, il me demanda :
— Et alors, ça te plaît chez nous ?
— Oui. Mais c’est vraiment bruyant.
— Avec Naïna, c’est toujours bruyant. Elle est terrible. Elle ne t’a pas fait trop de misères ?
— Non, nous ne nous sommes presque pas vus.
— Attends, dit Roman. Ralentis.
— Que se passe-t-il ?
— Voilà Volodia. Tu te rappelles Volodia ?
Je freinai. Volodia s’installa à l’arrière et avec un sourire réjoui me serra la main.
— Ça, c’est formidable ! s’exclama-il. J’étais justement à votre recherche.
— Il ne manquait plus que toi là-bas, dit Roman.
— Comment ça s’est terminé ?
— En queue de poisson.
— Où.allez-vous maintenant ?
— A l’institut.
— Pour quoi faire ? demandai-je.
— Travailler, dit Roman.
— Je suis en congé.
— Ça n’a pas d’importance. Le lundi commence le samedi, et août, cette fois-ci, commencera en juillet.
— Les copains m’attendent, dis-je d’un ton implorant.
— On s’en charge. Ils ne s’apercevront de rien.
— C’est à devenir fou, dis-je.
Nous passâmes entre le magasin n° 2 et le restaurant n° 11.
— Il connaît déjà le chemin, remarqua Volodia.
— C’est un type épatant, dit Roman. Un champion !
— Il m’a tout de suite plu, ajouta Volodia.
— J’ai l’impression que vous avez vraiment besoin d’un programmeur, dis-je.
— Oui, mais pas n’importe lequel, loin de là, précisa Roman.
Je freinai près de l’étrange bâtisse qui portait entre ses fenêtres l’inscription NIITCHAVO.
— Qu’est-ce que cela signifie, demandai-je. Pourrais-je au moins connaître l’endroit où l’on m’envoie travailler ?
— Oui, acquiesça Roman, c’est tout à fait possible, maintenant. C’est un institut de recherche scientifique sur la magie et l’occultisme. Mais pourquoi as-tu stoppé ?… Avance !
— Où ?
— Tu ne vois pas, non ?
Et je vis.
Mais cela est une autre histoire.