DEUXIÈME HISTOIRE. VANITÉ DES VANITÉS

Parmi les personnages du récit, il importe d’en détacher un ou deux, les autres étant considérés comme secondaires.

Méthode d’enseignement de la littérature.

I

Vers deux heures de l’après-midi, alors que le coupe-circuit du dispositif d’entrée de mon Aldan venait une nouvelle fois de sauter, la sonnerie du téléphone retentit. C’était Modeste Matvéievitch Kamnoiédov, le sous-directeur administratif, qui m’appelait.

— Privalov, dit-il sévèrement, pourquoi n’êtes-vous pas là où vous devriez être ?

— Comment-ça ? me rebiffai-je. La journée avait été très chargée et j’avais tout oublié.

— Cela suffit comme ça, dit Modeste Matvéievitch. Vous devriez déjà être chez moi depuis cinq minutes.

— La barbe ! dis-je en raccrochant.

J’arrêtai l’ordinateur, enlevai ma blouse et dis aux filles de ne pas oublier de couper le courant. J’enfilai mon blouson et courus au service administratif.

Modeste Matvéievitch, toujours vêtu de son costume luisant, m’attendait majestueusement dans son bureau. Derrière son dos, un petit gnome aux oreilles velues promenait consciencieusement ses doigts sur une grande feuille.

— Privalov, vous êtes comme ce … comme cet homoncule. Vous n’êtes jamais là où vous devriez être.

Tous, nous nous efforcions d’être en bons termes avec Modeste, car c’était un personnage tout-puissant, inflexible et d’une ignorance fantastique. Aussi m’écriai-je : « Oui, monsieur ! » en claquant des talons.

— Chacun doit être à son poste, continua le sous-directeur. Toujours. Vous avez fait des études supérieures, vous portez des lunettes, vous vous êtes laissé pousser la barbe et vous n’êtes pas capable de comprendre un théorème aussi simple.

— Cela ne se reproduira plus ! dis-je, les yeux fixes.

— Cela suffit comme ça, dit Modeste Matvéievitch, radouci. Il sortit de sa poche une feuille de papier et la consulta. Eh bien voilà, Privalov, aujourd’hui vous êtes de garde. Or, être de garde les jours de fête, c’est une grande responsabilité. C’est autre chose que d’appuyer sur des boutons … Premièrement, vous devez prévenir les risques d’incendie. C’est la première chose. Vous devez veiller au danger de combustion spontanée. Vous devez couper le courant dans les locaux dont vous avez la charge. Veillez-y personnellement, sans vos histoires de dédoublement ou autres entourloupettes. Pas question de doubles, hein ! Dès que vous constaterez un phénomène de combustion, appelez immédiatement le 01 et prenez les mesures qui s’imposent. A cet effet, recevez ce signal d’alarme qui vous permettra de sonner le branle-bas … — Il me remit un sifflet de platine numéroté. — Et ne laissez entrer personne. Voici la liste des personnes autorisées à se servir des laboratoires la nuit, mais ne les laissez pas entrer non plus, parce que c’est jour férié. Il ne doit pas y avoir âme qui vive dans tout l’institut. N’oubliez pas de conjurer les démons d’entrée et de sortie. Comprenez-vous la situation ? Les vivants ne doivent pas entrer, tout le reste ne doit pas sortir. Parce qu’il y a eu un précédent : un diable s’est sauvé et a volé la Lune. C’est un précédent bien connu, on l’a même porté à l’écran. — Il me regarda d’un œil pénétrant, puis brusquement me demanda mes papiers d’identité.

Je m’exécutai. Après les avoir soigneusement examinés il me les rendit en disant :

— Tout est en règle. Je me demandais si ce n’était pas votre double. Bien. Donc, à quinze heures juste, conformément à la législation du travail, tout le monde doit s’en aller et remettre les clefs des locaux. Après quoi, vous inspecterez personnellement les lieux. Par la suite, toutes les trois heures, vous devrez effectuer une ronde du côté de l’objet susceptible de combustion spontanée. Faites au moins deux rondes dans le vivarium. Si le gardien est en train de boire du thé, mettez-y bonne fin. Il est parvenu à mes oreilles que ce n’est pas du thé qu’il boit. Vous prendrez votre poste dans le bureau du directeur. Vous pouvez vous reposer sur le divan. Demain, à seize heures zéro minutes vous serez remplacé par Potchkine Vladimir du laboratoire du camarade Oïra-Oira. C’est clair ?

— Tout à fait clair.

— Moi-même, je vous téléphonerai cette nuit et demain matin. Un contrôle est possible du côté du chef du personnel.

— J’ai compris, affirmai-je en prenant la liste pour l’examiner.

Le premier de la liste était le directeur de l’institut, Janus Polyeuctovich Nevstrouev. Une note au crayon spécifiait : « deux exemp. » Le deuxième était Modeste Matvéievitch, le troisième, le chef du personnel, le citoyen Diomine Cerbère Psoievitch. Puis venaient des noms que je ne connaissais absolument pas.

— Des difficultés ? s’informa Modeste Matvéievitch qui m’observait.

— Ici, dis-je en pointant mon index sur un endroit de la liste, je vois des noms … au nombre de vingt et un … que j’ignore. J’aimerais bien les ventiler avec vous. Je le regardai droit dans les yeux et ajoutai : Pour éviter des erreurs.

Modeste Matvéievitch prit la feuille et l’examina à bout de bras.

— Tout est exact. C’est simplement vous, Privalov, qui n’êtes pas au courant. Les personnes qui figurent entre le numéro quatre et le numéro vingt-cinq inclus sont admises au travail de nuit à titre posthume. En raison de leurs mérites passés. C’est clair maintenant ?

J’étais légèrement ahuri, j’avais tout de même du mal à me faire à tout cela.

— Prenez votre poste, dit majestueusement Modeste Matvéievitch. En mon nom et au nom de l’administration, je vous adresse mes vœux de bonne et heureuse année, camarade Privalov, et vous souhaite beaucoup de succès dans votre travail et dans votre vie privée respectivement.

Je lui souhaitai, moi aussi, des succès respectifs et sortis.

La veille, en apprenant que je serais de garde, je m’étais réjoui car j’avais l’intention de terminer des calculs pour Roman Oïra-Oïra. Maintenant, je sentais que les choses n’étaient pas aussi simples. La perspective de passer la nuit à l’institut m’apparaissait sous un autre angle. Il m’était déjà arrivé de m’attarder au bureau alors que, pour raison d’économie, quatre lampes sur cinq étaient déjà éteintes dans les corridors. Les premiers temps, quand je devais gagner la sortie au milieu d’ombres velues qui s’écartaient sur mon passage, j’étais très impressionné. Puis je m’y étais fait. Mais un jour, j’entendis dans le grand corridor un tapotement régulier de griffes sur le dallage et vis, en me retournant, une espèce de bête phosphorescente, lancée visiblement à mes trousses. Quand on vint me déloger de la corniche où je m’étais réfugié, je constatai que c’était un chien du type courant, le chien d’un des chercheurs de l’institut. Ce dernier vint me faire ses excuses. Oïra-Oïra me fit un exposé ironique sur la nocivité des superstitions, mais tout de même, il m’était resté quelque chose.

Devant la porte du bureau directorial, je rencontrai le sombre Vitia Kornéev. Il me fit un signe de tête sans manifester l’intention de me parler, mais je l’attrapai par la manche.

— Quoi ? dit-il brutalement.

— Je suis de garde aujourd’hui.

— Pauvre type.

— Tu es vraiment désagréable, Je ne t’adresserai plus la parole.

Vitia tira sur le col de son pull et me regarda avec intérêt.

— Et que feras-tu ?

— Tu verras, dis-je un peu décontenancé.

Vitia s’anima soudainement.

— Attends, me fit-il, c’est la première fois que tu es de garde ?

— Oui.

— Ah … Et quel est ton plan d’action ?

— J’agirai selon les instructions. Quand j’aurai conjuré les démons, j’irai dormir. Et toi, qu’est-ce que tu fais ?

— Il y a une petite soirée, dit Vitia, très vague. — Chez Vérotchka … Qu’est-ce que c’est que ça ? — Il prit la liste. — Ah ! les âmes mortes …

— Je ne laisserai entrer personne, ni les vivantes ni les mortes.

— Tu as raison. Archi-raison. Mais tout de même, jette un coup d’œil de temps en temps à mon laboratoire. J’ai un double qui y travaille.

— Quel double ?

— Le mien naturellement. Qui me prêterait le sien ? Je l’ai enfermé, tiens, prends les clefs puisque tu es de garde.

— Écoute, Vitia, je veux bien qu’il travaille jusqu’à dix heures, mais après je coupe le courant. Conformément à la législation.

— D’accord, on verra bien. Tu n’as pas vu Edik ?

— Non, Et pas d’entourloupettes. A dix heures, je coupe le courant partout.

— Je n’ai rien contre. Coupe, coupe. Dans toute la ville si tu veux.

La porte du bureau s’ouvrit et Janus Polyeuctovitch parut.

— Bien, dit-il en nous apercevant.

Je m’inclinai respectueusement. A l’expression de mon directeur, je compris qu’il avait oublié mon nom.

— Tenez, dit-il en me tendant les clefs. Vous êtes de garde, si je ne me trompe ? A propos … — il hésita — Ce n’est pas à vous que j’ai parlé, hier ?

— Oui, vous êtes venu dans la salle d’électronique.

Il hocha la tête.

— Oui, oui, c’est vrai … Nous avons parlé des stagiaires …

— Non, répliquai-je poliment, pas exactement. Nous avons parlé de la lettre au bureau des fournitures.

— Ah ! oui, dit-il. Bien, je vous souhaite un tour de garde tranquille … Victor Pavlovitch, pourriez-vous m’accorder une minute ?

Il prit Vitia par le bras et l’entraîna dans le corridor. J’entrai dans le bureau. Le deuxième Janus Polyeuctovitch était en train de fermer des placards. Me voyant, il dit : « Bien », et continua à tourner ses clefs. C’était A-Janus, j’avais appris à les distinguer. A-Janus avait l’air plus jeune, il était peu aimable, correct et taciturne. On disait qu’il travaillait beaucoup et les gens qui le connaissaient depuis longtemps affirmaient que cet administrateur médiocre se transformait peu à peu en un savant de grande classe. U-Janus au contraire, était toujours affable et avait la bizarre habitude de demander : « Je ne vous ai pas parlé hier ? » On disait qu’il avait beaucoup baissé depuis quelque temps, bien qu’il fût resté un spécialiste de réputation mondiale. Et pourtant A-Janus et U-Janus étaient une seule et même personne. Ça, je n’arrivais pas à me le mettre dans la tête. Il y avait là quelque chose d’artificiel.

A-Janus ferma sa dernière serrure, me remit une partie des clefs et me quitta après de brefs adieux. Je m’installai au bureau de la secrétaire, posai la liste devant moi et téléphonai à la salle d’électronique. Personne ne répondit, les filles devaient être déjà parties. Il était quatorze heures trente minutes.

A quatorze heures trente et une minute, Fédor Siméonovitch Kivrine, grand mage et enchanteur fameux, directeur du service du Bonheur Linéaire, fit irruption dans la pièce, tout essouflé. Fédor Siméonovitch passait pour un incorrigible optimiste, il croyait à un avenir radieux. Il avait eu une vie fort agitée. Sous Ivan Vassiliévitch, Ivan le Terrible, les sbires de Maliouta Skouratov, sur dénonciation d’un diacre, son voisin, l’avaient joyeusement brûlé comme sorcier dans une étuve. Sous Alexeï Mikhaïlovitch, il avait été sauvagement bâtonné, tandis qu’on gravait au fer rouge sur son dos nu toute son œuvre manuscrite. Sous Pierre le Grand, il fut d’abord porté aux nues comme chimiste et minéralogiste, mais il eut le malheur de déplaire au prince Romodanovski et fut condamné aux travaux forcés à la fabrique d’armes de Toula ; il s’enfuit en Inde, voyagea longtemps, fut mordu par des serpents venimeux et des crocodiles, surpassa l’art du yoga, revint en Russie au moment de la révolte de Pougatchev, fut condamné comme médecin des révoltés, eut les narines arrachées et fut exilé à vie à Solovets. Avant de se fixer à l’institut, où il occupa rapidement un poste de maître de recherche, il avait eu à Solovets même toutes sortes d’ennuis.

— Je v-vous souhaite le b-bonjour ! me dit-il de sa voix de basse en posant devant moi les clefs de ses laboratoires. — Mon p-pauvre g-garçon ! Un j-jour p-pareil, vous d-devriez vous d-distraire, je vais t-téléphoner à M-modeste M-matvéievitch, je p-peux vous remplacer … Voyons, où ai-je s-son numéro de t-télé-phone ? Malédiction, j’oublie t-toujours les numéros de t-téléphone … un-q-quinze ou c-cinq-onze …

— Fédor Siméonovitch, c’est trop gentil de votre part ! m’écriai-je. Il ne faut pas ! J’ai justement l’intention de travailler !

— Ah ! t-travailler ! C’est une aut-tre affaire ! Ça, c’est bien, ça c’est t-très bien, je vous f-félicite ! Moi vous s-savez, je n’y connais rien en électron-nique … Il faut que j’apprenne, parce que les formules magiques c’est dépassé, les t-tours de p-passe-passe avec p-psy-chochamps, c’est p-primaire … C’était b-bon pour n-nos aïeux …

Brusquement, il fit apparaître deux grosses pommes ; il m’en donna une et croqua l’autre à pleines dents.

— M-malédiction, encore une v-véreuse … Et la vôtre elle est b-bonne ? Tant m-mieux … Je r-reviendrai vous v-voir, Sacha, v-vous s-savez, je n’ai p-pas tout à fait c-compris le s-système de c-commandes … Je vais b-boire un peu de v-vodka et je r-reviens … La v-vingt-neuvième commande dans votre machine, l-là … Ou c’est la m-machine qui m-ment, ou c’est m-moi qui ne c-comprends rien … Je v-vous apporterai un r-roman p-policier, de Gardner. Vous lisez l’anglais ? Il écrit b-bien le b-bougre, f-fichtrement b-bien ! Vous s-savez, il y a un avocat là-dd-dedans, qui est une c-crapule … Je vous prêterai autre chose encore, de la science-f-fiction … A-asimov ou B-brad-bury …

Il alla à la fenêtre et s’écria enthousiaste :

— B-Bon sang, ce que j’aime les t-tempêtes de neige !

A ce moment, la porte s’ouvrit devant Cristobal Josevitch Junta, mince, racé, enveloppé dans une pelisse de vison. Fédor Siméonovitch se retourna.

— Ah ! C-cristo, s’exclama-t-il. R-regarde-moi ça, c-cet imbécile de Kamnoiédov qui met de g-garde un jeune g-garçon, la n-nuit du N-Nouvel an. Laissons-le p-partir, v-veux-tu, on r-restera t-tous les d-deux à boire, à se rappeler le p-passé ? P-pourquoi le laisser se m-morfondre ? C’est au b-bal qu’il doit aller, avec des j-jeunes f-filles …

Junta posa les clefs sur la table et dit négligemment :

— La compagnie des jeunes filles ne procure de satisfactions qu’au cas où il a fallu surmonter des obstacles …

— Bien sûr ! dit Fédor Siméonovitch. — Que de s-sang, que de c-chants pour conquérir des b-belles !.. Comment d-dites-vous d-déjà chez v-vous ?… Seul c-celui qui ignore le m-mot peur arrive au b-but …

— Exactement. Et puis je déteste les bonne œuvres.

— Il d-déteste les b-bonnes œuvres ! Et qui est-ce qui m’a pris Odikhmantiev ? Qui m’a débauché un garçon de cette valeur ?… Tu me d-dois au m-moins une b-bouteille de champagne !.. N-non, pas de champagne ! De l’a-amontillado ! Il t’en reste encore ?

— On nous attend, Teodor, lui rappela Junta.

— Oui, c’est v-vrai … Il faut que je t-trouve une c-cravate … et des bottes de f-feutre, il ne faut pas compter trouver un t-taxi aujourd’hui … Nous p-par-tons, Sacha, ne v-vous ennuyez p-pas trop.

— Le soir du Nouvel An on ne s’ennuie pas quand on est de garde à l’institut. Quand on est nouveau, surtout … ajouta Junta à mi-voix.

Junta laissa passer devant lui Fédor Siméonovitch et au moment de sortir, me regarda de travers tout en traçant rapidement sur le mur une étoile de Salomon. Elle brilla, puis pâlit peu à peu, comme un faisceau d’électrons sur l’écran d’un oscillographe. Je crachai à trois reprises par-dessus mon épaule gauche.

Cristobal Josévitch Junta, qui dirigeait le service de recherche sur le Sens de la Vie était un homme remarquable mais complètement dépourvu de cœur.

Dans sa prime jeunesse, il avait été longtemps Grand Inquisiteur et depuis il en avait gardé les manières. Il effectuait sur lui-même ou sur ses collaborateurs presque toutes ses mystérieures expériences et j’avais moi-même entendu les délégués syndicaux en parler avec indignation au cours d’une réunion. Il se livrait à des recherches sur le sens de la vie, et bien qu’il eût obtenu des résultats intéressants en démontrant théoriquement que la mort n’est absolument pas un attribut indispensable de la vie, il n’était pas encore allé très loin. A propos de cette dernière découverte, des protestations s’étaient élevées également, mais cette fois-ci lors d’un séminaire de philosophie. On racontait que dans un coin de son bureau se trouvait le corps magnifiquement empaillé d’une vieille connaissance de Junta, un Standartenführer S. S., en grand uniforme, avec monocle, dague, croix de fer, feuilles de chêne, tout l’attirail, quoi. Junta était un extraordinaire taxidermiste. Le Standartenführer aussi, à ce que disait Cristobal Josévitch, mais ce dernier avait été plus rapide. Il aimait être le plus rapide, partout et toujours. Un certain scepticisme lui était propre. Dans un de ses laboratoires, un immense panneau disait : « Nous sommes-nous nécessaires ? » Bref, une personnalité tout à fait exceptionnelle.

A trois heures juste, en accord avec la législation du travail, le docteur ès-sciences Amvrossi Ambrouasovitch Vybegallo apporta ses clefs. Il avait au pied des bottes de feutre et portait une touloupe de cocher ; de son col relevé sortait une barbiche d’un gris sale. Ses cheveux étaient coupés au bol si bien que personne n’avait jamais vu ses oreilles.

— Oui …, dit-il en s’approchant, il est possible que j’aie une éclosion aujourd’hui. Dans mon laboratoire, quoi. Il faudrait surveiller un peu. Je lui ai laissé des provisions, du pain, n’est-ce pas, cinq miches, et puis une bouillie de son, et deux seaux de petit lait. Quand il aura mangé tout ça, il va se mettre à ruer. Alors, mon cher, tu me passes un coup de fil, hein.

Il posa devant moi un trousseau de clefs et resta à me fixer, la bouche ouverte, l’air embarrassé. Il avait des yeux transparents, des grains de millet parsemaient sa barbe.

— Où ça ? demandai-je.

Je ne l’aimais pas du tout. C’était un homme sans scrupules et c’était un imbécile. Le travail pour lequel on le payait trois cent cinquante roubles par mois aurait pu s’appeler carrément eugénisme, mais personne n’employait ce mot pour ne pas avoir d’histoires. Ce Vybegallo affirmait que tous les malheurs, n’est-ce pas, proviennent de l’insatisfaction et que l’homme, s’il possède tout, du pain, quoi, du son, acquiert un caractère angélique. Cette idée toute simple, Vybegallo l’imposait obstinément à l’aide d’auteurs classiques auxquels il arrachait des lambeaux de citations qu’il tronquait avec une candeur désarmante. Le Conseil scientifique, ébranlé par cette démagogie déchaînée, inscrivit au plan les recherches de Vybegallo. Celui-ci, suivant rigoureusement les indications du plan, chiffrant soigneusement ses résultats en pourcentages d’exécution et sans jamais oublier les règles d’économie, d’accélération du circuit des fonds de roulement, non plus que le contact avec le réel, avait mis en chantier trois modèles expérimentaux : l’homme insatisfait à cent pour cent, l’homme satisfait à cent pour cent, l’homme insatisfait « stomacalement » parlant. L’homme insatisfait à cent pourcent avait été le premier à éclore, voici deux semaines. Cette misérable créature, couverte de plaies comme Job, accablé de tous les maux possibles et imaginables, souffrant simultanément du froid et de la chaleur, s’effondra un beau jour dans le corridor et y creva après avoir fait retentir dans la maison une série de plaintes inarticulées. Vybegallo triomphait. La preuve était faite qu’un homme, privé de boisson, de nourriture et de soins médicaux, est malheureux, quoi, et peut meme mourir. Comme était mort celui-là, n’est-ce pas. Le Conseil scientifique s’effraya. L’entreprise prenait des allures sinistres. Une commission de contrôle fut créée. Mais Vybegallo, sans se frapper, présenta deux attestations d’où il ressortait que premièrement, ses trois garçons de laboratoire allaient tous les ans participer au ramassage des pommes de terre dans le sovkhoze parrainé par l’institut et que, deuxièmement, lui, Vybegallo, avait connu les prisons tsaristes et donnait régulièrement des conférences de vulgarisation scientifique en ville et dans les environs. Pendant que la commission, ahurie, essayait de saisir la logique de l’argumentation, il fit venir de la conserverie de poissons ( elle aussi parrainée par l’institut, dans le cadre des liaisons recherche-industrie ) quatre camions chargés de têtes de hareng destinées au futur anthropoïde insatisfait stomacalement parlant. La commission rédigeait ses conclusions, l’institut attendait dans l’angoisse les événements à venir, les voisins d’étage de Vybegallo prenaient des congés à leur compte.

— Et où je le donnerai ce coup de fil ?

— Le coup de fil ? Chez moi naturellement, où je pourrais bien être le Jour de l’An ? Il faut de la morale, mon cher. Le Nouvel An, on doit le fêter en famille.

— Je m’en doute que c’est chez vous. Mais à quel numéro.

— Tu n’as qu’à regarder dans le répertoire. Tu sais lire ? Alors regarde dedans. Nous n’avons pas de secrets, nous, ce n’est pas comme chez certains. En masse[8].

— Bon, dis-je. Je passerai un coup de fil.

— C’est ça, mon cher, c’est ça. S’il se met à mordre, tape-lui sur la gueule, ne te gêne pas. C’est la vie[9].

Je pris mon courage à deux mains et grommelai :

— Nous ne sommes pas à tu et à toi.

— Pardon ?

— Rien, je disais ça comme ça.

Il me fixa de ses yeux transparents qui n’exprimaient strictement rien, puis dit :

— Bon, je préfère. Je te souhaite une bonne année, une bonne santé. Arivoir alors[10].

Il enfonça sa chapska jusqu’aux sourcils et partit.

J’ouvris la fenêtre. Roman Oïra-Oïra entra en coup de vent et demanda, en fronçant son grand nez :

— Vybegallo est venu ?

— Oui.

— Hum … Ça sent le hareng. Voilà les clefs. Tu sais où il a fait décharger un des camions ? Sous les fenêtres de Gian Giacomo. Sous son bureau. C’est son cadeau de Nouvel An. Tiens, je vais fumer.

Il se laissa tomber dans un énorme fauteuil de cuir, déboutonna son pardessus vert à col de fourrure et alluma une cigarette.

— Allez, travaille, dit-il. Soient : une odeur de hareng, intensité de seize microhaches, un volume de … Il évalua la pièce du regard. — Tu verras toi-même, une année qui s’achève, Saturne dans la constellation de la Balance … Vas-y, fais partir cette odeur !

Je me grattai l’oreille.

— Saturne … Qu’est-ce que tu me racontes avec Saturne … Et le vecteur magistatum ?

— Ça, mon vieux … Tu dois le calculer toi-même …

Je me grattai l’autre oreille, calculai mentalement le vecteur et effectuai, en trébuchant sur les mots, une action acoustique ( une incantation autrement dit ). Oïra-Oïra se boucha le nez. J’arrachai deux poils de mes sourcils ( opération idiote et très douloureuse ) et polarisai le vecteur. L’odeur redoubla de force.

— Du mauvais travail, me dit Roman. Qu’est-ce que tu fabriques, apprenti sorcier ? Tu ne vois pas que la fenêtre est ouverte ?

— C’est vrai, dis-je. Je tins compte de la divergence et du rotor, essayai de résoudre mentalement l’équation de Stocks, m’embrouillai, m’arrachai, en respirant par la bouche, deux autres poils, reniflai et prononçai la formule d’Auers ; j’étais prêt à m’arracher un autre poil quand je constatai que la pièce s’était aérée de façon naturelle. Roman me conseilla d’économiser mes sourcils et de fermer la fenêtre.

— Mention passable, conclut-il. Et maintenant, on matérialise.

Pendant quelque temps, nous fîmes des exercices de matérialisation. Je fabriquais des poires, Roman voulait m’obliger à les manger. Je refusais, alors il me faisait recommencer. — Tu travailleras jusqu’à ce que tu obtiennes quelque chose de mangeable. Ça, tu n’auras qu’à le donner à Modeste Matvéievitch. Il s’appelle Kamnoiedov ça n’est pas pour rien. Je finis par faire apparaître une véritable poire, grosse, jaune, fondante comme du beurre et amère comme de la quinine. Quand je l’eus mangée, Roman me permit de souffler.

Nous fûmes alors dérangés par le gros Magnus Fédorovitch Redkine, préoccupé et contrarié comme d’habitude. Il y a trois cents ans, l’invention de hauts-de-chausses qui rendent invisible lui a valu le diplôme de bachelier en magie noire. Depuis il passe son temps à les perfectionner. Ses hauts-de-chausses devinrent d’abord des culottes, puis tout récemment paraît-il, des pantalons qui rendent invisible. Mais ils ne sont pas tout à fait au point. A la dernière réunion du séminaire de magie noire, il a fait un exposé sur « Certaines propriétés nouvelles des pantalons de Redkine », et ç’a été un fiasco. Il était en train de faire une démonstration de son modèle modernisé, quand quelque chose a foiré, et les pantalons au lieu de rendre invisible leur inventeur, disparurent eux-mêmes. C’était plutôt gênant. Cependant le grand travail de sa vie, c’est sa thèse, qui s’intitule : Matérialisation et naturalisation linéaire de la Théorie Blanche, en tant qu’argument de la fonction suffisamment arbitraire de bonheur humain non entièrement représentable.

Dans ce domaine il est parvenu à des résultats remarquables, d’où il découle que l’humanité baignerait littéralement dans un bonheur non entièrement représentable, si seulement on pouvait retrouver la Théorie Blanche elle-même et surtout si on savait ce qu’elle est et où il faudrait la chercher.

Seuls les journaux intimes de Ben Bethsalel font mention de la Théorie Blanche. Ben Bethsalel dit avoir obtenu la Théorie Blanche sous forme de sous-produit d’une réaction alchimique et, n’ayant pas le temps de s’attarder là-dessus, l’avoir fixée, en qualité d’élément auxiliaire, à l’un de ses appareils. Dans un mémoire, composé en prison, Ben Bethsalel écrit : « Pouvez-vous vous le figurer ? Cette Théorie Blanche ne justifia pas mes espérances, non. Et quand je compris l’utilité qu’elle pouvait avoir — je parle du bonheur des hommes, tous tant qu’ils sont —, j’avais oublié où je l’avais mise. » L’institut possède sept appareils ayant appartenu à Ben Bethsalel. Redkine en a démonté six jusqu’à la dernière vis sans rien trouver de particulier. Le septième est le divan-translator. Quand Vida Koméev fit main basse sur le divan, les plus noirs soupçons se glissèrent dans l’âme naïve de Redkine qui se mit à l’espionner. Fureur de Kornéev, explications orageuses. Les deux hommes sont maintenant à couteaux tirés. Bien qu’il réprouvât mon amitié pour ce « plagiaire », Magnus Fédorovitch témoignait d’une certaine bienveillance envers moi, qui étais un représentant des sciences exactes. Au fond, Redkine n’était pas un mauvais homme, c’était un travailleur acharné et absolument désintéressé. Sa gigantesque collection de définitions du bonheur lui avait demandé un travail colossal. On y trouvait des définitions négatives simples ( « L’argent ne fait pas le bonheur » ), des définitions positives simples ( « Satisfaction suprême, contentement absolu, succès, veine » ), des définitions casuistiques ( « Le bonheur est l’absence de malheur » ), et paradoxales ( « Les plus heureux sont les bouffons, les imbéciles, les insouciants car ils ne connaissent pas le remords, ne craignent pas les fantômes, ne sont pas tourmentés par la crainte des malheurs à venir, ne se leurrent pas de l’espérance de biens futurs » ).

Magnus Fédorovitch posa sur la table la petite boîte qui contenait sa clef et nous dit en nous lançant un regard en dessous :

— J’ai trouvé une autre définition.

— Laquelle ? demandai-je.

— C’est une sorte de poésie. Mais sans rime. Vous voulez l’écouter ?

— Bien sûr, dit Roman.

Magnus Fédorovitch sortit son calepin et lut d’une voix hésitante :

Vous me demandez

Ce que je considère

Comme le plus grand bonheur au monde ?

Deux choses :

Changer d’état d’esprit

Comme je changerais un penny contre un shilling, Et,

D’une jeune fille Entendre le chant

En dehors de mon chemin, mais après

Qu’elle me l’aurait demandé.

— Je n’ai rien compris, dit Roman. Laissez-moi le lire.

Magnus lui donna son carnet en expliquant :

— C’est de Christopher Log, traduit de l’anglais.

— De très beaux vers, dit Roman.

Redkine soupira :

— Certains le disent, d’autres non.

— C’est pénible, dis-je compréhensif.

— N’est-ce pas ? Comment lier tout cela ? D’une jeune fille entendre le chant … Et pas n’importe quel chant, il faut que la fille soit jeune, qu’elle se trouve hors du chemin, et seulement après qu’elle lui a demandé son chemin … Est-ce que c’est possible ? Peut-on algorithmiser des choses pareilles ?

— Peu probable. Je ne m’y essaierais pas.

— Vous voyez ! dit Magnus Fédorovitch. Et pourtant vous dirigez le centre de calcul ! Si ce n’est pas vous, qui donc ?

— Au fond, ça n’existe peut-être pas, lança Roman avec la voix d’un provocateur de cinéma.

— Quoi ?

— Le bonheur.

Magnus Fédorovitch se fâcha.

— Comment n’existerait-il pas, répliqua-t-il dignement, alors que je l’ai moi-même éprouvé plus d’une fois ?

— En échangeant un penny contre un shilling ? demanda Roman.

Magnus Fédorovitch se vexa tout à fait et lui reprit son calepin.

— Vous êtes encore jeune …, commença-t-il, mais il fut interrompu par un roulement de tonnerre. Une flamme jaillit tandis qu’une odeur de soufre se répandait. Merlin l’Enchanteur se dressa au milieu de la pièce.

Magnus Fédorovitch qui, de surprise, avait reculé jusqu’à la fenêtre, s’enfuit en disant « Je vous ai assez vus ! »

— Good God ! dit Oïra-Oïra, en ôtant la poussière de ses yeux. Canst thou not corne in by usual way as decent people do, Sir ?… ajouta-t-il.

— Beg thy pardon, dit Merlin en me regardant d’un air satisfait. Je devais être pâle parce que cette combustion spontanée m’avait effrayé.

Merlin rajusta sa cape mangée aux mites, jeta sur la table un trousseau de clefs et déclara :

— Vous avez remarqué le temps qu’il fait ?

— Celui qui avait été annoncé, dit Roman.

— Tout juste, sir Oïra-Oïra ! Justement celui qui avait été annoncé !

— C’est utile la radio.

— Je n’écoute pas la radio, dit Merlin. J’ai mes propres méthodes.

Il secoua le bas de sa cape et s’éleva à un mètre du plancher.

— Attention au lustre, conseillai-je.

Merlin le regarda et commença sans crier gare :

— Je ne peux pas oublier, mes chers sirs, que l’année dernière, en compagnie du camarade sir Péréiaslavlski, président du raïsoviet[11]

Oïra-Oïra bâilla désespérément. Je n’en menais pas large non plus. Merlin aurait été encore pire que Vybegallo s’il n’avait été aussi vieux jeu et aussi imbu de sa personne. A un moment, il avait réussi à se faire nommer chef du service des Prédictions et Prophéties, parce que dans tous ses curriculums vitae il signalait sa lutte sans relâche contre l’impérialisme yankee depuis le haut Moyen Age, et y joignait des copies certifiées conformes de pages de Mark Twain. Par la suite, il avait été reconduit dans ses anciennes fonctions de directeur du bureau de Météorologie et, tout comme il y a mille ans, s’appliquait à prédire les phénomènes atmosphériques, tant à l’aide de procédés magiques que sur la base du comportement des tarentules, de l’évolution des douleurs rhumatismales et de l’envie de se vautrer dans la boue, ou au contraire, d’en sortir, que manifestaient les cochons de Solo vêts. D’ailleurs, son principal fournisseur de prévisions météorologiques était un poste à galène, volé, disait-on, dans les années vingt, à une exposition de jeunes techniciens qui s’était tenue à Solovets, poste avec lequel il captait les émissions de radio. C’était un grand ami de Naïna Kievna ; à eux deux, ils recueillaient et colportaient toutes sortes de bobards sur une géante velue qui aurait hanté les forêts de la région et sur une étudiante retenue prisonnière par un abominable homme des neiges venu de l’Elbrouz. On disait aussi que de temps en temps il prenait part aux veillées nocturnes du mont Chauve en compagnie de M. K. Viï, de Khoma Brutus et d’autres mauvais sujets.

Roman et moi, attendions sans rien dire qu’il veuille bien disparaître. Mais lui, empaqueté dans sa cape, confortablement installé sous le lustre, entama un récit dont nous avions tous les oreilles rebattues. Il s’agissait d’un voyage d’inspection qu’il avait fait avec le président du raïsoviet de Solovets, le camarade Péréiaslavlski. Toute cette histoire était d’ailleurs pur mensonge, une mauvaise adaptation de Mark Twain. Il parlait de soi à la troisième personne et appelait parfois le président roi Arthur.

— Ainsi, le président du raïsoviet et Merlin se mirent en route et arrivèrent chez un apiculteur, Héros du Travail, sir Otchelnitchenko, qui était un valeureux chevalier et un illustre ramasseur de miel. Et sir Otchelnitchenko leur rendit compte de ses succès professionnels et guérit sir Arthur de sa radiculite avec du venin d’abeille. Et le président passa trois jours en ces lieux, sa radiculite se calma, ils se remirent en route, et en chemin, Sir Ar … le président dit : — Je n’ai pas de glaive. — Le malheur n’est pas grand, lui dit Merlin, je t’en donnerai un. Ils parvinrent à un grand lac, et Arthur vit une main sortir de l’eau …

A ma grande joie, le téléphone sonna et je décrochai.

— Allô, dis-je, allô.

Merlin continuait d’une voix nasillarde : Et près de Lejnev, ils rencontrèrent sir Pellinor, cependant Merlin fit en sorte qu’il ne remarque pas le président …

— Sir citoyen Merlin dis-je, ne pourriez-vous pas baisser légèrement le ton ? Je n’entends rien.

Merlin se tut avec l’air de quelqu’un prêt à reprendre la parole à tout moment.

— Allô, répétai-je.

— Qui est à l’appareil ?

— A qui voulez-vous parler ?

— Cela suffit comme ça ! Où vous croyez-vous, Privalov ?

— Excusez-moi, Modeste Métvéievitch, Privalov à l’appareil.

— Oui. Faites votre rapport.

— Quel rapport ?

— Écoutez, Privalov. Vous vous conduisez comme je ne sais qui. Avec qui étiez-vous en train de parler ? Pourquoi y a-t-il ici des personnes étrangères au service ? Pourquoi y a — t-il du monde à l’institut après la fermeture des bureaux ?

— C’est Merlin.

— Fichez-le dehors !

— Avec plaisir. ( Merlin qui avait dû écouter devint tout rouge et se dissipa dans les airs après avoir lancé un « Grossier personnage ! » bien senti. )

— Avec plaisir ou sans, je ne veux pas le savoir !

Je me suis laissé dire que vous entassez sur le bureau les clefs qu’on vous remet au lieu de les enfermer dans le tiroir.

« Ça, c’est du Vybegallo », pensais-je.

— Pourquoi ne dites-vous rien ?

— Ce sera fait.

— Très bien, approuva Modeste Matvéievitch. Je veux une vigilance à la hauteur. Vous m’avez saisi ?

— Oui.

— C’est tout ce que j’avais à vous dire. Il raccrocha.

— Bon, fit Oïra-Oïra en boutonnant son manteau. Je m’en vais ouvrir des boîtes de conserve et déboucher des bouteilles. Salut, Sacha, je ferai un saut tout à l’heure.

II

Je descendais dans des corridors obscurs, et puis je remontais. J’étais seul ; je criais, on ne répondait pas ; j’étais seul dans cette grande maison, déroutante comme un labyrinthe.

Guy de Maupassant.

Après avoir fourré les clefs dans une poche de ma veste, je partis faire ma première ronde. Par l’escalier d’honneur, qui, à ma connaissance, n’avait servi qu’une fois, lors de la visite d’un auguste personnage venu d’Afrique, je descendis dans le vestibule, immense, surchargé de décorations architecturales accumulées à travers les siècles, puis j’allai jeter un coup d’œil à la porterie. Par le guichet, j’aperçus, dans une brume phosphorescente, deux macrodémons de Maxwell. Ils jouaient à pile ou face, jeu stochastique s’il en fut.

Ils y consacraient tous leurs loisirs. Énormes, mous, ridicules, affublés de vieux uniformes, ils faisaient penser à une colonie de virus de la poliomyélite vus au microscope électronique. Comme il convient à des démons de Maxwell, ils avaient passé leur vie à ouvrir et à fermer des portes. Ils étaient bien dressés, expérimentés, mais le préposé à la sortie avait atteint l’âge de la retraite ( comparable à celui d’une galaxie ) et de temps en temps retombait en enfance et commençait à faire des siennes. Alors quelqu’un du service de Maintenance enfilait un scaphandre, pénétrait dans la porterie remplie d’argon comprimé et calmait le pauvre vieux.

Conformément aux instructions, je les conjurai tous les deux, c’est-à-dire que je bloquai les canaux d’information et branchai sur moi-même les dispositifs d’entrée et de sortie. Les démons ne réagirent pas, ils étaient trop occupés. L’un gagnait, et l’autre, par conséquent, perdait ; cela les troublait car l’équilibre statistique était rompu. Je fermai le volet du guichet et fis le tour du vestibule humide, obscur et sonore. Les bâtiments de l’institut étaient très vieux, et la partie la plus ancienne était visiblement le hall. Dans les recoins, on voyait luire les os blanchis de squelettes enchaînés, on entendait un bruit de gouttes qui tombaient régulièrement, dans des niches, des statues étaient figées dans des poses peu naturelles ; à droite de l’entrée, s’élevait un amoncellement de débris d’idoles, couronné par un bouquet de jambes de plâtre chaussées de bottes. Les murs s’ornaient de toiles noircies représentant de vénérables vieillards au regard sévère, parmi lesquels on reconnaissait Fédor Siméonovitch, le camarade Gian Giacomo et d’autres grands maîtres. Tout ce fatras aurait dû être jeté depuis longtemps pour laisser la place à des fenêtres et à des tubes au néon, mais il était répertorié, inventorié et Modeste Matvéievitch défendait qu’on y touche. Sur les chapiteaux des colonnes et dans le dédale du gigantesque lustre suspendu au plafond, des chiens volants et des chauves-souris allaient et venaient dans un bruissement d’ailes. Modeste Matvéievitch leur faisait la chasse en les arrosant de térébenthine et de créosote, en les saupoudrant de D. D. T., en les aspergeant d’hexachlorène. Ils mouraient par milliers mais naissaient par dizaines de milliers ; il se produisait des mutations et certains mutants chantaient ou parlaient ; les descendants des espèces les plus anciennes se nourrissaient exclusivement de pyrèthre mêlé à du chlorate. Sania Drozd, le cameraman de l’institut, jurait avoir vu de ses propres yeux une chauve-souris qui ressemblait comme deux gouttes d’eau au chef du personnel.

D’un renfoncement d’où s’exhalait une puanteur glacée me parvinrent des gémissements et un cliquetis de chaînes. — Ça suffit comme ça, dis-je sévèrement. Qu’est-ce que c’est que ces histoires ! Vous devriez avoir honte !.. Le bruit cessa. Je remis consciencieusement en place un tapis qui avait bougé et m’engageai dans l’escalier.

Comme je l’ai déjà dit, de l’extérieur, l’institut ne semblait avoir qu’un étage. En réalité, il n’y en avait pas moins de douze. Je n’étais jamais allé plus haut que le douzième, parce que l’ascenseur était continuellement en réparation et que je lie savais pas encore voler. La façade aux dix fenêtres étàijt une illusion d’optique. A droite et à gauchedu vestibule, l’institut s’étendait sur au moins un kilomètre et cependant toutes les fenêtres donnaient sur la même rue. Cela me stupéfiait. Au début, j’avais instamment demandé à Roman de m’expliquer comment cela était compatible avec nos notions classiques ou tout au moins relativistes des propriétés de l’espace. Je n’avais rien compris à ses explications, mais je m’étais habitué et j’avais cessé de m’étonner. Je suis absolument convaincu que dans dix ou douze ans, le premier écolier venu comprendra mieux la théorie de la relativité qu’un spécialiste actuel. Pour cela il n’est pas du tout nécessaire de comprendre la distorsion de l’espace-temps, il faut seulement que cette idée devienne familière dès l’enfance.

Le premier étage était occupé par le service du Bonheur Linéaire. C’était le royaume de Fédor Siméonovitch, tout embaumé de senteurs de pomme et de résineux, où travaillaient les plus jolies filles et les garçons les plus sympathiques. On n’y rencontrait point de sombres fanatiques, d’adeptes de la magie noire, personne ne s’arrachait de poil en grimaçant de douleur, personne ne marmonnait d’incantations qui avaient l’air de comptines grivoises, personne n’y faisait de bouillons de crapauds et de corbeaux les nuits de pleine lune, à la Saint-Jean ou les vendredis treize. Les chercheurs du service faisaient tout ce qui était possible dans les limites de la magie blanche, submoléculaire et infraneuronique pour élever le tonus moral de collectivités entières et de chaque individu en particulier. Ils condensaient des rires joyeux et bon enfant qu’on répandait ensuite sur toute la terre ; ils élaboraient, expérimentaient et mettaient en circulation des types de comportement qui renforçaient l’amitié et dissipaient les désaccords. Ils distillaient des extraits de contre-chagrin qui ne contenaient pas un atome d’alcool ou de stupéfiant. Leur concasseur de méchanceté portatif en était presque au stade opérationnel, ils mettaient au point de nouveaux alliages d’intelligence et de bonté.

J’ouvris la porte de la salle centrale et, debout sur le seuil, admirai le gigantesque distillateur de Rire d’Enfant qui ressemblait vaguement à un générateur van de Graaf. Mais à la différence de cette machine, il ne faisait aucun bruit et sentait bon. Selon les instructions, j’aurais dû abaisser les deux grands interrupteurs blancs du pupitre de commande pour que s’éteigne la lumière dorée dans laquelle baignait la pièce et que s’installent l’obscurité, le froid et l’immobilité, bref, les instructions exigeaient que je coupe le courant. Mais je n’hésitai même pas, je m’en allai à reculons et refermai la porte. J’aurais eu l’impression de commettre un sacrilège si j’avais arrêté quoi que ce soit dans les laboratoires de Fédor Siméonovitch.

Je longeai le corridor sans me presser, occupé à regarder les dessins comiques affichés aux portes des laboratoires, quand je tombai sur Tikhon le domovoï[12]. C’était lui l’auteur de ces dessins qu’il renouvelait chaque nuit. Nous nous serrâmes la main. Tikhon était un brave domovoï de la région de Riazan, exilé à Solovets par Viï pour une peccadille quelconque : manquement aux règles du savoir-vivre ou refus de manger de la vipère bouillie. Fédor Siméonovitch le recueillit, le lava, le guérit de son penchant pour la bouteille et le domovoï se plut si bien à l’institut qu’il y resta. Il dessinait admirablement, à la manière de Bidstrup, et était estimé des domovoï locaux pour son bon sens et sa sobriété.

Sur le point de monter au deuxième étage, je me rappelai le vivarium et redescendis au sous-sol. Alfred, le gardien du vivarium, un vampire affranchi, était en train de boire du thé. En me voyant, il essaya de cacher la théière sous la table, renversa son verre, rougit et baissa les yeux. J’eus pitié de lui.

— Bonne année, lui dis-je en faisant mine de ne rien remarquer.

Il toussota, mit la main devant sa bouche et dit d’une voix d’asthmatique :

— Merci. Bonne année à vous aussi.

— Tout va bien ? demandai-je en regardant les rangées de cages et de stalles.

— Briarée s’est cassé un doigt.

— Comment a-t-il fait ?

— Ben, comme ça. A la dix-huitième main gauche. Il se récurait le nez, il a fait un faux mouvement — c’est maladroit les hécatonchires — et il s’est cassé le doigt.

— Il faut appeler le vétérinaire.

— C’est pas la peine ! C’est pas la première fois que ça lui arrive !

— Bon, dis-je, allons voir.

Nous passâmes devant la volière des harpies qui nous suivirent d’un regard endormi, devant la cage de l’hydre de Lerne, maussade et peu loquace à cette époque de l’année … Les hécatonchires, frères jumeaux à cent bras et à cinquante têtes, fils premiers nés du Ciel et de la Terre, étaient logés dans une vaste caverne de béton fermée par de gros barreaux de fer. Gyès et Cottos dormaient roulés en boule, amas confus de têtes rasées aux yeux fermés et de bras ballants tout poilus. Briarée souffrait. Accroupi contre la grille, il passait entre les barreaux son doigt malade qu’il soutenait à sept mains. Avec les quatre-vingt-douze restantes, il s’accrochait aux barreaux et se tenait les têtes. Certaines dormaient.

— Alors ? dis-je, compatissant, ça fait mal ?

Les têtes se mirent à parler en grec et réveillèrent une de leurs homologues qui connaissait le russe.

— Ça fait horriblement mal, traduisit-elle. Les autres se turent et me fixèrent, la bouche ouverte.

Je regardai le doigt. Il était sale et enflé, mais pas cassé du tout. C’était une simple foulure. Quand nous nous foulions un doigt, à la salle des sports, nous réparions ce genre d’accident sans l’aide d’aucun médecin. J’attrapai le doigt et tirai dessus de toutes mes forces. Briarée poussa cinquante hurlements et tomba à la renverse.

— Allons, allons, dis-je en essuyant mes mains à mon mouchoir, c’est fini, c’est fini maintenant.

Briarée, reniflant de tous ses nez, examina son doigt. Les têtes de derrière tendirent le cou en mordillant les oreilles de celles de devant qui les empêchaient de voir. Alfred souriait.

— Une saignée lui ferait du bien, dit-il, puis il soupira et ajouta : Mais c’est pas du sang qu’il a, c’est de la tromperie.

Briarée se leva. Les cinquante têtes souriaient béatement. Je lui fis un signe de la main et retournai sur mes pas. Je m’arrêtai près de Kochtcheï Trompe-la-Mort[13]. Le grand malfaiteur logeait dans une cage très confortable, avec tapis, air conditionné, étagères à livres. Les parois de sa prison étaient ornées de portraits de Gengis Khan, de Himmler, de Catherine de Médicis, de l’un des Borgia, de Goldwater ou de Mac-Carthy, je ne distinguai pas très bien. Kochtcheï, vêtu d’une somptueuse robe de chambre, debout, les jambes croisées, devant un énorme pupitre, lisait une copie offset du Marteau des sorcières. Ses longs doigts faisaient le geste de visser, d’enfoncer, d’arracher, c’était fort désagréable à voir. Il était maintenu en détention provisoire depuis un temps infini, car l’instruction de son procès était interminable, étant donné ses innombrables crimes. Kochtcheï était très précieux pour l’institut car nous l’utilisions pour certaines expériences, de plus il nous servait d’interprète quand nous voulions parler à Gorynytch le Dragon. ( Ce dernier était enfermé dans l’ancienne salle des machines d’où nous parvenaient ses ronflements métalliques et les grognements qu’il poussait en rêve. ) Je me disais que si jamais à une époque infiniment lointaine, le procès de Kochtcheï avait lieu, les juges se trouveraient dans une situation embarrassante : il est difficile d’appliquer la peine de mort à un criminel immortel, et la réclusion à perpétuité, compte tenu de la détention préventive …

Je sentis qu’on m’attrapait par le bas de mon pantalon, une voix d’ivrogne souffla :

— On se l’envoie, les mecs ?

Je réussis à me dégager. Trois vampires, leurs museaux gris appuyés contre le grillage électrifié de leur volière, me buvaient des yeux.

— Tu m’as tordu le bras, grande bringue à lunettes ! brailla l’un d’eux.

— Fallait pas m’attraper, répliquai-je.

Alfred accourut en faisant claquer son fouet et les vampires reculèrent dans un coin sombre où ils se mirent à jouer aux cartes avec d’abominables jurons.

— Bon, ça va. Je crois que tout est en ordre. Je m’en vais.

— Bonne continuation, me dit Alfred avec empressement.

Tandis que je montais, je l’entendais remuer sa théière.

Dans la salle des machines, j’allai jeter un coup d’œil au bloc électrogène. L’institut ne dépendait pas de la ville pour son électricité. Nous utilisions la célèbre Roue de la Fortune comme source d’énergie à bon marché. Seule était visible une petite partie de la jante de la gigantesque roue dont l’axe de rotation se trouvait quelque part dans l’infini, si bien qu’on aurait dit un convoyeur à courroies qui sortirait d’un mur et rentrerait dans l’autre. A un certain moment, il avait été à la mode de soutenir des thèses sur le rayon de courbure de la Roue, mais comme ces thèses fournissaient des résultats fort peu précis, à dix mégaparsecs près, le Conseil scientifique de l’institut avait décidé de ne plus accepter de thèses sur ce sujet, tant qu’il n’existerait pas de moyens de transport transgalactiques permettant d’espérer un notable accroissement de la précision.

Plusieurs démons du service d’entretien s’amusaient à se faire porter par la jante ; en fin de parcours, ils sautaient par terre et recommençaient. Je les rappelai énergiquement à l’ordre : — Cela suffit comme ça, vous n’êtes pas au cirque ! Ils se cachèrent derrière les capots des transformateurs et me bombardèrent de boules de papier mâché. Je résolus d’ignorer ces garnements, passai devant le pupitre de commande et, après avoir constaté que tout marchait, je montai au deuxième étage.

Il était silencieux, obscur et poussiéreux. Près d’une petite porte entrouverte, un vieux soldat en tricorne et en uniforme du régiment Préobrajenski sommeillait, appuyé sur un fusil à silex. C’est ici que se trouvait le service de la Défense Magique qui ne comptait plus âme qui vive parmi son personnel. Tous nos vieux bonzes, à l’exception peut-être de Fédor Siméonovitch, s’étaient en leur temps intéressés à cette partie de la magie. Ben Bethsalel avait utilisé avec succès le Golem lors de révolutions de palais ; le monstre d’argile, insensible aux tentatives de corruption et réfractaire aux poisons, gardait les laboratoires et les trésors impériaux. Giuseppe Balsamo avait créé une escadrille de sorcières qui avait fait ses preuves sur les champs de bataille de la guerre de Cent ans ; mais l’escadrille s’était rapidement démantelée, car une partie des sorcières se maria, tandis que d’autres suivirent des régiments de reîtres en qualité de vivandières. Le roi Salomon avait capturé une douzaine de douzaines d’iphrites dont il fit un bataillon d’attaque anti-éléphants. Le jeune Cristobal Junta avait offert à Charlemagne un dragon chinois, dressé à la chasse aux Maures, mais ayant appris que l’empereur se préparait à combattre non les Maures mais les Basques, ses frères de race, il déserta. Tout au long de l’histoire séculaire des guerres, différents magiciens avaient proposé d’utiliser des vampires ( pour les reconnaissances de nuit ), des basilics ( pour paralyser d’effroi l’adversaire ), des tapis volants ( pour bombarder d’immondices les villes ennemies ), des épées magiques ( pour compenser l’infériorité numérique ) et bien d’autres choses. Cependant après la Première Guerre mondiale, après la Grosse Bertha, les tanks, l’ypérite et le chlore, le service de la Défense Magique se mit à battre de l’aile. Les collaborateurs partirent en masse. Le dernier à rester fut un certain Pitirim Schwartz, ancien moine, inventeur d’un support de mousquet, qui travaillait sans relâche à un projet de djinns-bombardiers. Son idée était de jeter sur les villes adverses des bouteilles dont les djinns auraient été prisonniers depuis au moins trois mille ans. On sait que les djinns, à l’état libre, ne peuvent que détruire des villes ou construire des palais. Un djinn retenu assez longtemps, une fois libéré ( ainsi raisonnait Pitirim Schwartz ) n’irait pas construire des palais et l’adversaire en verrait de toutes les couleurs. L’un des obstacles à la réalisation de ce projet était la quantité insuffisante de bouteilles de djinns, mais l’inventeur comptait grossir ses réserves en draguant la Méditerranée et la mer Rouge. On dit que le vieux Pitirim, quand il apprit l’existence de la bombe à hydrogène et de la guerre bactériologique, perdit son équilibre psychique, distribua ses djinns aux différents services de l’institut et s’en alla étudier le sens de la vie chez Cristobal Junta. Personne ne l’avait plus jamais revu.

Quand je m’arrêtai sur le seuil, le soldat entrouvrit un œil et grogna : « Passe ton chemin ! » avant de retomber dans sa somnolence. J’inspectai du regard la pièce, encombrée de débris de maquettes étranges et de lambeaux de croquis mal exécutés, remuai du bout de ma chaussure un dossier qui portait cette inscription raturée : « Strictement confidentiel. Brûler avant de lire ». Je m’en allai, je n’avais pas de courant à couper, et pour ce qui était de la combustion spontanée, tout ce qui pouvait s’auto-enflammer l’avait fait depuis longtemps.

La bibliothèque se trouvait au même étage. C’était un local sombre et poussiéreux, aussi haut que le vestibule mais beaucoup plus vaste. On racontait qu’à cinq cents mètres de l’entrée commençait une assez bonne route qui longeait les rayonnages. Oïra-Oïra était allé jusqu’au kilomètre dix-neuf ( il y avait des bornes kilométriques ). Vitia Kornéev, ayant besoin d’une documentation sur le divan-translator, s’était procuré des bottes de sept lieues, qui l’avaient mené à la borne cent vingt-quatre. Il aurait continué s’il n’avait été arrêté par une équipe de danaïdes en vestes molletonnées. Sous la surveillance de Caïn, elles défonçaient le bitume au marteau-piqueur pour poser des canalisations. Le Conseil scientifique avait plus d’une fois soulevé la question de l’établissement d’une ligne à haute tension le long de la route, ligne qui aurait assuré la transmission par fil des abonnés de la bibliothèque. Mais toutes les propositions constructives s’étaient heurtées au manque de crédit.

Il y avait là des livres passionnants dans toutes les langues du monde et de l’histoire, depuis celle des Atlantes jusqu’au pidgin-english. Ce qui m’intéressait le plus dans cette bibliothèque, c’était une édition en plusieurs volumes du Livre des Destinées. Il était imprimé en petits caractères sur papier de riz très fin et contenait, dans l’ordre chronologique, des données plus ou moins complètes sur 73 619 024 511 personnes douées de raison. Le premier tome commençait avec le pithécanthrope Aiuikx. ( « Né le deux août de l’an 965543 avant notre ère. Les parents étaient des ramapithèques. Sa femme était également une ramapithèque. Enfants : un mâle, Ad-Amm, une femelle, E-Wa. Vécut en nomade dans une tribu de ramapithèques de la plaine de l’Ararat. Mangea, but et dormit à son contentement. Pratiqua le premier un trou dans une pierre. Fut dévoré par un ours de caverne au cours d’une chasse. » ) Le dernier nom du dernier tome, paru l’année dernière, était celui de Francisco-Caetano-Augustin-Lucia-y-Manuel-y-Josefa-y-Miguel-Luca-Carlos-Pedro Trinidad. ( « Né le 16 juillet 1491 denotreère, mort le 17 juillet 1491 de notre ère. Parents : Pedro-Carlos-Luca-Miguel-y-Josefa-y-Manuel-y-Lucia-Augustin-Caetano-Francisco Trinidad et Maria Trinidad ( cf ). Portugais. Anacéphale. Chevalier de l’Ordre du Saint-Esprit, colonel de la Garde. » )

Le Livre des Destinées était tiré à un exemplaire et le dernier tome avait été mis sous presse à l’époque des frères Montgolfier. Pour satisfaire les lecteurs actuels, la maison d’édition avait décidé de publier des mises à jour, dans lesquelles on ne trouvait que les dates de naissance et de mort. Je repérai mon nom dans l’un de ces fascicules. Les fautes d’impression étaient nombreuses, ainsi appris-je avec surprise que je mourrais en 1611. La liste des errata qui prenait un tome entier n’allait pas jusqu’à mon nom.

Une équipe spécialisée du service des Prédictions et Prophéties donnait des consultations sur le Livre des Destinées. Ce service allait à vau-l’eau depuis la brève domination du citoyen sir Merlin. L’institut mettait régulièrement au concours le poste désormais vacant de directeur du service, mais il ne se présentait jamais qu’un seul candidat, Merlin lui-même.

Le Conseil scientifique examinait consciencieusement sa candidature et la rejetait par quarante voix contre, et une pour. ( Merlin faisait traditionnellement partie du Conseil scientifique. )

Le service de Prédictions et Prophéties occupait tout le troisième étage. Je passai devant des portes où était écrit « Groupe du marc de café », « Groupe des augures », « Groupe des Pythies », « Groupe météorologique », « Groupe des patiences », « Oracle de Solovets ». Je n’eus pas à couper le courant puisque le service s’éclairait à la bougie. La porte du groupe météorologique s’ornait de cette phrase tracée à la craie : « Eau sombre dans les nuées. » Tous les matins, Merlin, maudissant les intrigues des envieux, effaçait cette inscription à l’aide d’un chiffon humide, et chaque nuit, elle réapparaissait. Je ne comprenais absolument pas le prestige dont jouissait ce service. De temps en temps, les chercheurs faisaient de bizarres exposés intitulés « Considérations sur l’expression des yeux d’un augure » ou « Propriétés prévisionnelles du marc de café moka récolte 1926 ». Quelquefois, l’équipe de pythies réussissait quelques prédictions, mais elles semblaient tellement effrayées et étonnées de leur succès que tout l’effet en était perdu. U-Janus, un homme d’une délicatesse exceptionnelle pourtant, ne pouvait retenir un sourire indéfinissable quand il assistait aux réunions du séminaire de pythies et d’augures.

Au quatrième étage, je pus enfin m’acquitter d’un travail : j’éteignis la lumière dans les cellules du service de l’Éternelle Jeunesse. Il n’y avait personne de jeune dans le service et ces pauvres vieux, qui souffraient de sclérose millénaire, oubliaient constamment d’éteindre la lumière en partant. D’ailleurs, j’ai l’impression que la sclérose n’expliquait pas tout. Beaucoup d’entre eux avaient peur de s’électrocuter.

Dans le laboratoire de sublimation, un prototype d’éternel adolescent errait tristement entre les rangées de tables et bâillait, les mains dans les poches. Sa barbe longue de deux mètres traînait par terre et se prenait dans les pieds des chaises. Je rangeai à tout hasard dans un placard une bouteille d’eau régale posée sur un tabouret, puis je me rendis dans la salle d’électronique.

C’est là que se trouvait mon Aldan. Je restai quelque temps à l’admirer tant il était compact, beau, avec des reflets mystérieux. Au sein de l’institut, on se comportait différemment à notre égard. J’avais été accueilli à bras ouverts par le service de Comptabilité : le chef comptable me chargea tout de suite d’ennuyeux calculs de salaires et de rentabilité. Gian Giacomo le chef du service des Métamorphoses Universelles commença par se réjouir, mais quand il vit que l’ordinateur n’étais pas capable de calculer l’élémentaire transmutation d’un centimètre cube de plomb en un centimètre cube d’or, il se refroidit beaucoup et ne nous fit plus que rarement l’honneur de nous confier de petits problèmes. En revanche, Vitia Kornéev, son subordonné et disciple bien-aimé ne nous laissait pas en repos. Oïra-Oïra était continuellement sur mon dos avec des problèmes ultra-coriaces de mathématique irrationnelle. Cristobal Junta, qui aimait être partout le premier, avait pris l’habitude de brancher, pendant la nuit, l’ordinateur sur son système nerveux, si bien que le lendemain, sa tête ronronnait et cliquetait, tandis que mon Aldan déboussolé, au lieu d’utiliser le système binaire, passait à l’archaïque système sexagésimal d’une façon incompréhensible pour moi. Fédor Siméonovitch Kivrine s’amusait avec l’ordinateur comme un enfant avec un jouet ; il pouvait jouer pendant des heures à pair ou impair. Il avait enseigné à Aldan les échecs japonais, et pour rendre les choses plus intéressantes, avait introduit dans la machine une âme immortelle, plutôt gaie et travailleuse d’ailleurs. Janus Polyeuctovitch ne se servit qu’une fois de l’ordinateur : au bout de dix secondes, tous les coupe-circuit sautèrent. Mon directeur s’excusa et se retira en emportant la petite boîte translucide qu’il avait branchée sur Aldan et qui était cause de la panne.

Malgré ces petits désagréments, malgré le manque de blocs de rechange et le sentiment d’impuissance qui s’emparait de moi quand je devais faire l’analyse logique d’une transgression non congruente dans un psychamp d’incube-générations, et bien qu’Aldan, maintenant doté d’une âme, imprimât parfois à la sortie : « Je pense. Prière de ne pas déranger », mon travail me passionnait et j’étais fier d’être indispensable. J’avais effectué tous les calculs dont avait besoin Oïra-Oïra pour ses recherches sur le mécanisme héréditaire des homonculus bipolaires. J’avais établi pour Vitia Kornéev les tables de tension du divan-translator dans un espace magique à neuf dimensions. J’avais calculé le moyen de transport le plus économique pour l’élixir de Rire d’Enfant. J’avais même calculé les probabilités de réussite du « Grand Éléphant », de la « Douma d’État » et de la « Tombe de Napoléon » pour les farceurs du « Groupe des patiences » et recherché toutes les quadratures de la méthode numérique de Cristobal Junta, lequel, en retour, m’avait appris à atteindre le nirvâna. J’étais content, je ne voyais pas le temps passer, ma vie avait un sens.

Il était encore tôt, un peu plus de six heures. Je mis Aldan en marche et travaillai un peu. A neuf heures du soir, j’abandonnai mes occupations, coupai le courant à regret et montai au quatrième étage. La neige tombait toujours. C’était une véritable tourmente de Nouvel An. Le vent hurlait et sifflait dans les vieilles cheminées, amoncelait la neige sous les fenêtres, secouait et balançait les quelques réverbères de la rue.

Je passai, sans m’arrêter, devant les services administratif et financier. La porte du bureau de Modeste Matvéietvitch était barricadée par des poutres de fer en double T et gardée de chaque côté par deux iphrites, de belle taille, en tenue de combat, sabre au clair et coiffés de turbans. Leur nez, rouge et gonflé par le rhume, était traversé d’un anneau d’or où était accroché un numéro d’inventaire en fer blanc. Il flottait une odeur de soufre, de poil roussi et de pommade aux antibiotiques. Je m’attardai quelque temps à les regarder, car, sous nos latitudes, les iphrites sont plutôt rares. Celui de droite, mal rasé, l’œil couvert d’un bandeau noir, me couvait du regard. On disait que c’était un ancien ogre, aussi m’éloignai-je à la hâte. Je l’entendis renifler et clapper de la langue.

Dans les salles du service du Savoir Absolu, toutes les fenêtres étaient ouvertes parce que l’odeur des têtes de hareng du professeur Vybegallo s’infiltrait partout. La neige pénétrait à l’intérieur, des mares s’étaient formées sous les radiateurs du chauffage central. Je fermai les fenêtres et circulai entre les bureaux immaculés des chercheurs du service. Des écritoires toutes neuves s’alignaient sur les tables, les encriers débordaient de mégots. C’était un drôle d’endroit. La devise des chercheurs était la suivante : « La connaissance de l’infini exige un temps infini. » Je n’en disconviens pas. Pourtant, la conclusion qu’ils en tiraient était plutôt inattendue : « Qu’on travaille ou pas, cela revient au même. » Et pour ne pas accroître l’entropie de l’univers, ils ne travaillaient pas … La plupart d’entre eux, tout au moins. En masse, comme aurait dit Vybegallo. En fait, leur tâche se ramenait à analyser la courbe du savoir relatif dans la région de son rapprochement asymptotique de la vérité absolue. Aussi certains collaborateurs passaient-ils leur temps à diviser zéro par zéro sur de petites machines à calculer tandis que d’autres se faisaient envoyer en mission dans l’infini. Ils en revenaient frais comme l’œil et engraissés, ce qui ne les empêchait pas de prendre tout de suite un congé de maladie. Entre deux voyages, ils se baladaient, la cigarette à la bouche, de service en service, s’asseyaient sur les tables et racontaient des histoires sur la découverte d’incertitudes par la méthode de L’Hospital. On les reconnaissait aisément à leur regard vide et à leurs oreilles écorchées par d’incessants rasages. Depuis six mois que j’étais à l’institut, ils n’a vaient soumis qu’un problème à Aldan, problème qui ne contenait aucune vérité absolue et se réduisait à leur sempiternelle division de zéro par zéro. Peut-être certains d’entre eux travaillaient-ils sérieusement, mais cela, je n’en savais rien.

A dix heures et demie, je mis le pied dans le territoire de Vybegallo. Un mouchoir plaqué sur le visage, essayant de respirer par la bouche, je me dirigeai tout droit vers le laboratoire, connu parmi les chercheurs sous le nom de « Maternité ». C’est ici que naissaient les prototypes de l’homme idéal.

La pièce était sombre et surchauffée. J’allumai la lumière. Les murs lisses et gris étaient décorés des portraits d’Esculape, de Paracelse, et de Vybegallo lui-même, coiffé d’une toque noire posée sur de nobles boucles ; une médaille étincelait sur sa poitrine.

Deux incubateurs occupaient le centre et un angle du laboratoire. Des miches de pain, des seaux de petit lait et une énorme cuve de son bouilli étaient disposés, à même le sol, autour d’un incubateur. A en juger à l’odeur, il devait y avoir des têtes de hareng dans les parages, mais je n’en vis pas. Seuls les bruits rythmés qui montaient des profondeurs de l’incubateur troublaient le silence régnant.

Je m’approchai sur la pointe de pieds et regardai par le hublot d’observation. J’étais déjà écœuré par l’odeur de hareng, mais là, je me sentis vraiment mal à l’aise et pourtant je ne distinguais pas grand-chose, une pénombre verdâtre où se balançait doucement une vague forme blanche. J’éteignis la lumière, sortis et refermai soigneusement la porte. « Tape-lui sur la gueule. », m’avait dit Vybegallo. Je remarquai alors que le seuil de la porte était barré par une rangée de signes cabalistiques. Après les avoir examinés, je compris qu’ils étaient destinés à éloigner les démons affamés de l’enfer.

Je quittai avec un certain soulagement le domaine de Vybegallo et grimpai au cinquième étage où Giacomo et ses collaborateurs étudiaient la théorie et la pratique des métamorphoses universelles. Sur le palier, une affiche de couleur vive invitait le personnel à monter une bibliothèque. L’idée appartenait au Comité local, mais le texte était de moi :

Fouille au grenier Fais le tri de tes armoires Livres et grimoires Seront les bienvenus.

Je rougis et continuai mon inspection. Arrivé en haut de l’escalier, je vis tout de suite que la porte du laboratoire de Vitia était entrouverte et j’entendis quelqu’un chanter. Je m’approchai sans faire de bruit.

III

Je veux te chanter.

Toi qui affrontes la tourmente un soir d’hiver.

Ton souffle puissant et les battements réguliers de ton cœur …

W. Whitman.

Vitia m’avait dit qu’il allait chez des amis et qu’il laisserait un double au laboratoire. Un double, qu’est-ce que c’est ? En général, la copie assez exacte de son créateur. Imaginons qu’un homme n’ait pas assez de ses deux bras, il peut alors se fabriquer un double, sans cervelle mais dévoué et qui ne sait faire qu’une chose : souder des contacts, ou coltiner des fardeaux, ou écrire sous la dictée, mais cette chose il la fait bien. Ou prenons le cas d’un savant qui a besoin d’un anthropoïde pour ses recherches, il peut créer un double qui ne sache faire qu’une chose, marcher au plafond, par exemple, mais qui le fasse bien. Autre cas encore plus courant : c’est le jour de la Sainte-Touche et vous n’avez pas de temps à perdre à la caisse. Vous envoyez à votre place un double qui n’est capable que de trois choses : ne laisser passer personne devant lui, signer le registre et compter l’argent sans s’éloigner de la caisse. Bien sûr, il n’est pas si simple de fabriquer un double, moi, par exemple, j’en suis incapable. Ce que j’arrive à produire ne sait rien faire, pas même marcher. Je suis donc obligé de faire la queue derrière ce qui a l’air d’être Vitia, ou Roman, ou Volodia, et pas moyen d’engager la conversation ou de demander une cigarette. Ils sont là, raides comme des piquets, le regard fixe, les pieds joints, et attendent leur tour.

Les grands maîtres peuvent se fabriquer des doubles très complexes, des doubles à programme, capables de se dresser eux-mêmes. Cet été, par exemple, Roman a envoyé à ma place l’un de ces modèles sophistiqués à la poste de Solovets où m’attendaient les copains. Personne ne s’est douté que ce n’était pas moi qui conduisais l’auto. Mon double râlait contre les moustiques et chantait en chœur avec plaisir. Arrivé à Leningrad, il reconduisit chacun chez soi, rendit la voiture louée, paya et disparut sous les yeux du directeur de l’agence complètement ahuri.

Je crus un certain temps que A-Janus et U-Janus étaient un double et son original. Mais je me trompais. D’abord les deux directeurs ont des papiers d’identité, des diplômes et autres documents indispensables. Les doubles, eux, ne peuvent avoir de papiers d’identité. Dès qu’ils voient un cachet sur une photo, ils entrent en fureur et déchirent tout en mille morceaux. Magnus Redkine a longtemps étudié cette énigmatique propriété, mais la tâche est manifestement au-dessus de ses forces.

Et puis les Janus sont des êtres albumineux. Au sujet des doubles, la controverse entre cybernéticiens et philosophes n’est pas encore achevée : s’agit-il d’êtres vivants ou non ? La plupart des doubles présentent des structures siliceuses, certains sont à base de germanium ( depuis quelque temps, la mode est aux doubles en aluminopolymères ).

Et enfin, ce qui est le plus important, ni A-Janus ni U-Janus n’ont été créés artificiellement. Ils ne sont pas la copie et l’original, ils ne sont pas des frères jumeaux, c’est le même homme, Janus Polyeuctovitch Nevstrouev. Personne à l’institut ne comprend ce phénomène, mais nous en sommes tellement certains, que nous n’essayons pas de comprendre.

Le double de Vitia, debout, les mains sur la table de laboratoire, observait d’un œil fixe le travail du petit homéostat Echbi tout en chantonnant sur l’air d’une chanson à succès.

Nous ne sommes pas des Descartes, pas des Newton,

Pour nous la science est une obscure forêt

De prodiges.

Mais nous sommes des astronomes normaux, oui !

Nous décrochons les étoiles du firmament …

Je n’avais jamais entendu dire que les doubles chantaient, mais on pouvait s’attendre à tout avec Kornéev. Je me souviens d’un de ses doubles qui avait eu l’audace d’affronter Modeste Matvéievitch à propos de gaspillage depsychoénergie. Etpourtant, même les épouvantails sans bras ni jambes, que je créais, tremblaient comme des feuilles en présence du sous-directeur. L’instinct, sans doute.

Dans un coin, sous une housse de toile bâchée, se trouvait un translator TDX-80E sorti de l’usine de produits technico-magiques de Kitejgrad. Près de la table de laboratoire, le cuir reprisé du fameux divan brillait à la lumière de trois projecteurs. Une petite baignoire d’enfant où flottait, ventre en l’air, un poisson, était posée sur le divan. On voyait aussi des étagères garnies d’appareils divers et par terre, une grande bouteille verte toute poussiéreuse qui renfermait un djinn aux yeux étincelants. Le double de Vitia cessa de contempler l’homéostat, s’assit sur le divan et fixant le poisson du même regard pétrifié, chanta le couplet suivant :

Pour dompter la nature ;

Pour dissiper de l’ignorance

Les ténèbres

Prenons le tableau de la création, oui !

Le poisson ne bougeait pas. Alors le double plongea le bras dans le divan et se mit à tourner quelque chose avec des grognements d’effort.

Le divan était un translator. Il se créait autour de lui un M-champ qui transformait la réalité existante en réalité fantastique. J’en avais fait l’expérience au cours de la nuit passée chez Naïna Kievna et la seule chose qui me sauva alors fut que le divan ne fonctionnait qu’au quart de sa puissance, sinon je me serais peut-être réveillé Petit Poucet. Pour Magnus Redkine, le divan était un réceptacle possible de la Théorie Blanche tant cherchée. Pour Modeste Matvéievitch, une pièce de musée inscrite sous le numéro onze-vingt-trois. Pour Vitia, c’était l’instrument numéro un, aussi volait-il le divan toutes les nuits et Magnus Redkine le dénonçait-il au chef du personnel, le camarade Diomine. L’activité de Modeste Matvéievitch consistait à faire cesser ces désordres. Vitia vola le divan jusqu’à ce qu’intervienne Janus Polyeuctovitch qui, en étroite collaboration avec Fédor Siméonovitch et avec le soutien actif de Gian Giacomo, fort de surcroît d’une lettre officielle du présidium de l’Académie des sciences, signée de quatre académiciens, parvint à neutraliser complètement Redkine et à faire céder du terrain à Modeste Matvéievitch. Celui-ci déclara qu’en tant que personne matériellement responsable, il ne voulait pas entendre parler de quoi que ce soit et désirait que le divan numéro onze-vingt-trois restât dans le local qui lui était spécialement affecté. Dans le cas contraire, conclut-il d’un ton menaçant, les gens, académiciens compris, n’auraient qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Janus Polyeuctovitch accepta de s’en prendre à lui-même, Fédor Siméonovitch aussi et Vitia se dépêcha de transporter le divan dans son laboratoire.

Vitia était un travailleur sérieux à la différence des plaisantins du service du Savoir Universel. Il voulait transformer l’eau des mers et des océans en eau-de-vie. Ses travaux en étaient encore au stade expérimental à vrai dire.

Le poisson de la baignoire bougea et se retourna. Le double sortit son bras du divan. Le poisson remua mollement les nageoires et reprit sa position ventre en l’air.

— Sale bête, fit le double avec conviction.

Je dressai l’oreille. Aucun double de laboratoire n’était capable de mettre tant d’expression dans la voix. Le double mit les mains dans ses poches, se leva lentement et m’aperçut. Nous nous regardâmes quelques instants. Puis je demandai d’un ton sarcastique :

— On travaille ?

L’œil du double était fixe.

— Ça va, ça va, dis-je, j’ai compris.

L’autre se taisait toujours, immobile, sans un battement de paupières.

— Voilà, il est dix heures et demie. Je te donne dix minutes pour tout ranger et pour jeter cette cochonnerie. Après, tu iras danser. Le courant, je le couperai moi-même.

Le double partit à reculons très prudemment et se plaça de façon à mettre la table entre nous deux. Je regardai ma montre d’un air significatif. Le double murmura une incantation, un stylo et une pile de feuilles blanches apparurent sur le bureau. Le double replia les jambes sous lui, et restant en suspension dans cette attitude, se mit à écrire tout en me lançant des regards furtifs. C’était vraiment ressemblant et je commençais à avoir des doutes. Heureusement, j’avais un moyen infaillible de déceler la vérité. Les doubles en général sont insensibles à la douleur. Je tirai de ma poche de petites pinces et m’approchai en les faisant cliqueter. Le double cessa d’écrire. Tout en le regardant, j’attrapai une tête de clou qui dépassait de la table et dis :

— Alors ?

— Que me veux-tu ? dit Vitia. Tu vois bien que je travaille.

— Mais tu es un double. Tu n’as pas le droit de me parler.

— Enlève ces pinces.

— Et toi, ne fais pas l’idiot. Je t’en ficherai des doubles.

Vitia s’assit sur la table et se frotta les oreilles d’un geste las.

— Rien ne marche aujourd’hui, grogna-t-il. Je ne fais que des idioties. J’ai fabriqué un double qui n’a vraiment pas un gramme de cervelle. Il laisse tout tomber, il s’est assis sur l’oumklaïdet, cet animal … Je lui ai flanqué une claque et je me suis fait mal à la main … Et ce poisson qui crève systématiquement.

J’allai jeter un coup d’œil dans la baignoire.

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Je n’en sais rien.

— Où l’as-tu trouvé ?

— Au marché.

Je soulevai le poisson par la queue.

— Qu’est-ce que tu voudrais ? Il est mort, c’est tout.

— Idiot ! C’est que c’est de l’eau-de-vie …

— Ah !.. dis-je en me demandant ce que je pourrais lui conseiller. Je n’avais qu’une idée très vague du mécanisme d’action de l’eau-de-vie. Ce que j’en savais remontait à mes lectures du conte d’Ivan Tsarévitch et du Méchant Loup.

Le djinn remuait dans sa bouteille et frottait avec ses petites mains le verre, sali de l’extérieur.

— Tu pourrais essuyer la bouteille, suggérai-je.

— Quoi ?

— Essuyer la bouteille. Il s’ennuie là-dedans.

— Tant pis pour lui, répondit distraitement Vitia. Il replongea le bras dans le divan, le poisson se ranima.

— Tu as vu ? dit Vitia. Quand la tension est au maximum, tout marche bien.

— C’est peut-être l’échantillon qui est mauvais, hasardai-je.

Vitia retira son bras et me regarda :

— L’échantillon … Qui est mauvais …

Ses yeux avaient le regard d’un double.

— Et puis, il est sûrement congelé, dis-je en m’enhardissant.

Il ne m’écoutait pas.

— Où trouver un poisson ? murmura-t-il en se tâtant les poches. Un petit poisson …

— Pour quoi faire ?

— C’est vrai. Pourquoi ? Puisque nous n’avons pas d’autre poisson, raisonna-t-il à voix haute, pourquoi ne pas prendre une autre eau ? C’est juste ?

— Hé non ! objectai-je. Ça ne se passera pas comme ça.

— Comment alors ? demanda-t-il avidement.

— Fiche-moi le camp d’ici. Débarrasse le plancher.

— Et où irai-je ?

— Où tu voudras.

Il enjamba le divan et me prit aux épaules.

— Écoute-moi, tu as compris ? dit-il d’une voix menaçante. On ne trouve pas deux choses identiques sur la terre. Tout est réparti selon la courbe de Gauss. Il y a eau et eau … Ce vieux crétin n’a pas compris qu’il y à dispersion des propriétés …

— Mon cher, lui dis-je. C’est bientôt la fin de l’année ! Ne t’emballe pas.

Il me lâcha et d’un ton inquiet :

— Où l’ai-je mis ?… Ça alors !.. Où ai-je pu le fourrer ?… Ah ! le voilà …

Il courut à une chaise où se trouvait l’oumklaïdet en question. Je reculai vers la porte et implorai :

— Pense à ce que tu fais ! Il est bientôt minuit ! On t’attend !

— Non, répondit-il. Je leur ai expédié mon double. Un brave double, complètement idiot. Il sait raconter des histoires drôles, il fait le poirier, il danse comme un forcené …

Il manipulait l’oumklaïdet tout en se livrant à des calculs, un œil à demi fermé.

— Je te dis de ficher le camp ! criai-je, désespéré.

Vitia me lança un bref regard et je m’accroupis.

La plaisanterie avait cessé. Il se trouvait dans l’état du mage qui, dans le feu de l’action, est capable de transformer son entourage en araignées, en cloportes et autres bestioles silencieuses. Je m’accroupis près du djinn et le regardai.

Vitia s’immobilisa dans la pose classique de l’incantation matérielle ( position « martichor » ), une vapeur rose monta de la table, des ombres, semblables à des chauves-souris, sautillèrent, le papier disparut. Puis la table se couvrit de récipients contenant des liquides transparents. Vitia posa Foumklaïdet sur la table, prit l’un des récipients qu’il examina attentivement. Il ôta prestement la baignoire du divan, alla d’un bond aux étagères et traîna vers la table un gros aquavitomètre de cuivre. Je me rendais compte qu’il ne partirait jamais d’ici. J’étais en train de nettoyer la bouteille pour que le djinn puisse voir quand j’entendis un bruit de voix, des pas, des claquements de portes. Je me précipitai dans le corridor.

La solitude, le silence nocturne de l’énorme bâtisse n’étaient plus qu’un souvenir. Dans le couloir, toutes les lampes étaient allumées. Quelqu’un dégringolait l’escalier en criant : « Valka ! La tension a baissé. Va voir dans la salle des accus ! » Sur le palier, quelqu’un secouait la neige de son manteau. L’élégant Gian Giacomo, courbé, l’air pensif, me croisa rapidement, suivi d’un gnome qui portait sa serviette sous le bras et sa badine entre les dents. Nous échangeâmes des saluts. Le grand prestidigitateur sentait le bon vin et les parfums français. Je n’osai pas l’arrêter, il entra dans son cabinet à travers la porte fermée. Le gnome lui tendit la serviette et la badine, puis plongea dans le radiateur du chauffage central.

— Enfer et damnation ! m’écriai-je en courant à l’escalier.

Tous les chercheurs semblaient s’être donné rendez-vous à l’institut. Les bureaux et les laboratoires étaient éclairés à giorno, les portes étaient grandes ouvertes. L’habituelle rumeur de travail remplissait la grande bâtisse : crépitement de décharges électriques, voix monotones dictant des chiffres ou prononçant des incantations, bruit saccadé des machines à écrire, et, dominant le tout, les rugissements triomphants de Fédor Siméonovitch : « C’estparfait ! C’est très bien ! Bravo, mon cher ! Quel est l’imbécile qui a arrêté le générateur ? ». Quelque chose de dur et de pointu me rentra dans le dos, je m’accrochai à la rampe. La fureur me gagnait. C’étaient Volodia Potchckine et Edik Ampérian en train de transbahuter un appareil de mesure qui devait peser dans les cinquanté kilos.

— Hé ! Sacha ! dit aimablement Edik. Bonjour, Sacha.

— Sacha, écarte-toi ! cria Volodia qui descendait à reculons. Mets-toi de côté !..

Je l’attrapai au collet.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? Comment es-tu entré ?

— Par la porte, par la porte, laisse-moi passer … Edik, un peu plus à droite ! Tu vois si ça va ?

Je le lâchai et me précipitai dans le vestibule. J’étais en proie à une indignation bureaucratique. « Vous allez voir, murmurai-je en descendant les marches quatre à quatre. Je vais vous apprendre à fainéanter ! Je vais vous apprendre à laisser entrer tout le monde ! ». Les macrodémons, au lieu de faire leur travail, jouaient à la roulette, tremblants et phosphorescents d’excitation. Je vis Entrée, oublieux de ses devoirs, faire sauter la banque et gagner quelque soixante-dix milliards de molécules à Sortie, oublieux, lui aussi, de ses devoirs. Je reconnus tout de suite la roulette. C’était la mienne. Je l’avais fabriquée pour animer une petite soirée. Elle était cachée derrière un placard de la salle d’électronique et Vitia était le seul à le savoir. « C’est un complot, me dis-je. Ils vont avoir affaire à moi. » Le vestibule ne désemplissait pas de nouveaux arrivants, gais et rosis par le froid.

— Quelle neige ! J’en ai plein les oreilles …

— Tu es parti toi aussi ?

— Oui, ce qu’on pouvait s’embêter … Tout le monde s’est poivré. J’ai préféré aller travailler. J’ai laissé un double à ma place …

— Tu sais, je danse avec elle, et je sens que je me couvre de poils. J’ai pris de la vodka, rien à faire …

— Et si tu essayais avec un faisceau d’électrons ? La masse est très grande ? Des photons alors …

— Alexeï, tu as un laser de libre ? Donne-m’en un au gaz au moins …

— Galka, tu as laissé ton mari là-bas ?

— Ça fait plus d’une heure que je suis parti, si tu veux le savoir. Je suis tombé dans un fossé plein de neige, j’ai failli y rester …

Il était inutile de reprendre la roulette. Je devais aller m’expliquer avec ce provocateur de Vitia et là, advienne que pourra. Je montrai le poing aux démons et gravis l’escalier en essayant de me figurer ce qui se passerait si Modeste Matvéievitch faisait son apparition.

En chemin, je m’arrêtai dans la salle des bancs d’essai. On y calmait un djinn sorti de sa bouteille et qui se démenait, énorme, bleu de rage, dans une volière clôturée par des boucliers de Djan ben Djan et fermée en haut par un puissant champ magnétique. Cinglé de décharges électriques, il braillait, jurait dans plusieurs langues mortes, sautait, crachait le feu, bâtissait et détruisait des palais, mais il finit par se rendre, s’assit par terre, et encore secoué de décharges, gémit d’un ton pitoyable :

— Ça suffit, laissez-moi, je ne le ferai plus … Aïe, aïe, aïe … Je ne bouge plus maintenant …

Des jeunes gens tranquilles se tenaient au pupitre du déchargeur. Ils avaient le regard fixe, c’étaient des doubles. Les originaux, eux, réunis autour du banc d’essai, consultaient leurs montres et débouchaient des bouteilles.

Je m’approchai.

— Hé, Sacha !

— Sacha, tu es de garde aujourd’hui, paraît-il … J’irai te voir tout à l’heure.

— Faites-lui un verre, j’ai les mains prises …

Complètement abasourdi, je me retrouvai un verre à la main. Les bouchons rebondissaient contre les boucliers de Djan ben Djan, la mousse de champagne coulait en sifflant. Les décharges cessèrent. Le djinn arrêta ses gémissements et se mit à renifler. Au même instant, le carillon du Kremlin sonna les douze coups de minuit.

— Mes enfants, vive le lundi !

Les verres se rapprochèrent. Quelqu’un dit en regardant la bouteille :

— Qui a fait le vin ?

— Moi.

— N’oublie pas de payer demain.

— Encore une bouteille ?

— Ça suffit, on va prendre froid.

— Il n’est pas mal ce djinn … Un peu nerveux peut-être.

— Ne soyons pas trop difficiles. A cheval donné …

— Ça ne fait rien, il va voler comme un brave petit djinn. Il tiendra bien quarante spirales, après, qu’il aille se faire voir ailleurs avec ses nerfs.

— Mes enfants, glissai-je timidement, il fait nuit, c’est jour de fête. Vous devriez rentrer chez vous …

Ils me regardèrent, me donnèrent des claques dans le dos en disant : « Ce n’est rien, ça passera », puis toute la bande se dirigea vers la volière. Les doubles retirèrent l’un des boucliers, les originaux entourèrent le djinn, le saisirent solidement par les mains et par les pieds et le traînèrent jusqu’au banc d’essai. Le djinn se lamentait peureusement et leur promettait tous les trésors de la terre. Un peu à l’écart, je les regardais attacher le djinn avec des sangles et lui fixer des microcapteurs sur différentes parties du corps. Puis je touchai du doigt un bouclier, énorme, lourd, cabossé et brûlé par endroits. Les boucliers de Djan ben Djan étaient faits de sept peaux de dragon, collées à la bile de parricide et conçus pour résister aux éclairs. Chacun d’eux portait un numéro d’inventaire fixé par des clous de tapissier. En principe, ces engins doivent porter sur leur face extérieure la représentation de toutes les grandes batailles du passé, et sur la face intérieure, les grandes batailles du futur. En fait, le bouclier devant lequel je me trouvais montrait quelque chose qui ressemblait à un avion à réaction piquant sur une colonne d’automitrailleuses. Le côté intérieur était couvert de dessins bizarres rappelant un tableau abstrait.

Le djinn était soumis à des secousses électroniques et poussait de petits rires aigus. « Aïe ! ça me chatouille ! Aïe ! ça suffit ! ». Je revins dans le corridor où flottait une odeur de poudre. Des feux de Bengale tournoyaient au plafond, des fusées partaient, laissant derrière elles des traînées de fumée colorée. Je croisai un double de Volodia Potchkine poussant un gigantesque incunable à fermoirs de cuivre, deux doubles de Roman Oïra-Oïra ployant sous le fardeau d’une poutre, puis Roman lui-même, chargé de dossiers bleu vif provenant des archives du service des Problèmes Ardus, puis un garçon de laboratoire du service du Sens de la Vie qui convoyait une troupe de spectres en habits de Croisés, furieux d’être menés chez Junta pour y subir un interrogatoire …

La législation du travail était sciemment violée, mais je n’avais plus du tout envie de m’opposer à ces infractions, parce que les hommes qui avaient bravé la tourmente pour venir ici à minuit, trouvaient beaucoup plus intéressant d’achever ou de reprendre une expérience que de s’abrutir d’alcool, se trémousser, jouer aux gages ou flirter. Les hommes qui étaient venus ici préféraient être ensemble que séparés, ils ne pouvaient supporter les dimanches, car ces jours-là ils s’ennuyaient. C’étaient des mages dont la devise était : « Le lundi commence le samedi ». Oui, ils connaissaient des formules magiques, ils savaient transformer l’eau en vin, et chacun d’entre eux n’aurait pas eu de difficultés à nourrir mille personnes avec cinq pains. Mais cela, c’était une façade, quelque chose d’extérieur. Ils étaient mages parce que leurs connaissances étaient si vastes que la quantité avait fini par devenir qualité et qu’ils avaient avec le monde des rapports autres que ceux des gens normaux. Ils travaillaient dans un institut qui étudiait le problème du bonheur humain et du sens de la vie, mais même parmi eux personne ne savait exactement ce qu’est le bonheur et quel est le sens de la vie. Ils avaient adopté cette hypothèse de travail que le bonheur est dans la recherche ininterrompue de la compréhension de l’inconnu, et le sens de la vie aussi. Tout homme est un mage en puissance mais il ne le devient réellement que lorsqu’il commence à penser un peu moins à lui et plus aux autres, lorsqu’il préfère travailler que se distraire au vieux sens du mot. Leur hypothèse de travail ne devait pas être loin de la vérité, parce que, de même que le travail a fait du singe un homme, de même l’absence de travail, dans des délais beaucoup plus brefs, fait de l’homme un singe et même pis.

Dans la vie, nous ne nous en apercevons pas toujours. Le parasite, l’oisif, le débauché, l’arriviste continuent à marcher sur leurs extrémités inférieures, à parler un langage articulé ( bien que le cercle de leurs sujets de conversation se rétrécisse énormément ). En ce qui concerne les pantalons étroits et le goût du jazz, d’après lesquels on a voulu à un moment déterminer le degré de primatomorphisme, on s’est aperçu assez rapidement qu’ils peuvent être le fait des plus grands magiciens.

A l’institut, il était impossible de dissimuler la plus petite régression. On nous offrait toutes les possibilités de devenir magicien, mais en revanche on était impitoyable pour les renégats. Il suffisait qu’un collaborateur se livrât ne fût-ce qu’une heure à des actes égoïstes et instinctifs ( et même à de simples pensées parfois ) pour qu’il s’aperçût avec effroi que le duvet de ses oreilles s’épaississait. C’était un avertissement. Ainsi le sifflet de l’agent nous avertit d’une amende possible, ainsi la douleur nous prévient-elle de la maladie. Après, tout dépend de l’individu. L’homme ne peut pas toujours dominer ses vilaines pensées, c’est en cela qu’il est un homme, degré intermédiaire entre l’homme de Néandertal et le mage. Mais il est libre d’agir en opposition avec ses pensées, et alors, il conserve ses chances. Il peut aussi céder, abandonner la partie ( « On ne vit qu’une fois », « Il faut tout essayer dans la vie », « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger » ) et il ne lui reste plus qu’à quitter l’institut le plus vite possible. Dans le monde, il sera encore quelqu’un de convenable, gagnant mollement mais honnêtement l’argent de son salaire. Mais il est difficile de se décider à partir. A l’institut, l’atmosphère est cordiale, sympathique, le travail est honnête, propre, considéré, les salaires sont corrects et on n’a pas à rougir de ce qu’on fait. C’est pour cela qu’on voit traîner dans les corridors et les laboratoires des hommes qui ont les oreilles couvertes de poils durs et gris, qui ne savent plus s’exprimer de façon cohérente, qui s’abêtissent à vue d’œil sous les regards compatissants ou réprobateurs de leurs collègues. Ceux-là on peut encore les plaindre, essayer de les sauver, espérer leur rendre l’apparence humaine.

Mais il en est d’autres. Ils ont des yeux sans expression et savent à coup sûr de quel côté se trouve l’assiette au beurre. Ils sont même intelligents à leur manière et ont bien étudié la nature humaine. Calculateurs et sans principes ils connaissent toute la force des faiblesses humaines, ils savent utiliser le mal à leur profit et là, ils sont infatigables. Ils se rasent soigneusement les oreilles et inventent des produits capables de détruire le cuir chevelu. Ils parviennent à des résultats remarquables dans ce qui est leur grande affaire : édifier un avenir radieux dans un appartement ou dans un jardin isolés du reste du monde par des barbelés …

Je retournai dans le bureau du directeur, jetai les clefs inutiles dans un tiroir et lus quelques pages du grand ouvrage de J. P. Nevstrouev, Équations de magie mathématique. Ce livre se lisait comme un roman d’aventures, car il était bourré de problèmes énoncés et non résolus. J’avais très envie de travailler et je me préparais à abandonner mon poste pour rejoindre mon Aldan lorsque Modeste Matvéievitch téléphona.

Tout en mâchant bruyamment il me demanda d’un ton mécontent :

— Où étiez-vous, Privalov ? Cela fait trois fois que je vous téléphone, c’est inadmissible !

— Bonne année, Modeste Matvéievitch.

Je l’entendis déglutir puis dire d’une voix radoucie :

— Même chose pour vous. Et votre garde ?

— Je viens d’inspecter les locaux. Tout est normal.

— Il n’y a pas eu de combustion spontanée ?

— Absolument pas.

— Vous avez coupé le courant partout ?

— Briarée s’est foulé le doigt.

Il s’inquiéta.

— Briarée ? Attendez … Ah oui ! le numéro d’inventaire quatorze quatre vingt neuf … Pourquoi ?

Je lui expliquai.

— Qu’avez-vous fait ?

Je lui racontai.

— Vous avez bien fait. Continuez votre surveillance. C’est tout pour moi.

Tout de suite après, je reçus un coup de téléphone d’Edik Ampérian qui me demanda poliment de calculer les coefficients d’insouciance optimaux pour cadres supérieurs. J’acceptai et nous convînmes de nous retrouver dans deux heures à la salle d’électronique. Puis le double d’Oïra-Oïra entra et d’une voix incolore me demanda les clefs du coffre de Janus Polyeuctovitch. Je refusai. Il insista. Je le mis dehors.

Une minute plus tard, Roman lui-même accourait.

— Donne-moi les clefs.

Je secouai la tête.

— Non.

— Donne les clefs !

— Va te faire cuire un œuf. Je suis matériellement responsable.

— Sacha, je vais emporter le coffre.

Je souris en disant :

— Je t’en prie.

Roman regarda intensément le coffre, mais celui-ci devait être ou ensorcelé ou vissé au parquet.

— Qu’est-ce qu’il te faut là-dedans ? demandai-je.

— La documentation du RU-16. Allez, donne-les !

Je ris et tendis la main vers le tiroir, mais à ce moment un hurlement aigu se fit entendre. Je bondis.

IV

Malheur ! Je ne suis pas un fort garçon ; Le vampire va me manger …

A. S. Pouchkine.

— Il est sorti de sa coquille, dit tranquillement Roman, les yeux au plafond.

— Qui ? J’étais inquiet car c’était un cri de femme.

— Le monstre de Vybegallo, le troup plus exactement.

— Mais pourquoi était-ce une femme qui criait ?

— Tu vas voir, dit Roman.

Il me saisit par la main, prit son élan et nous fûmes emportés à travers les étages. Perçant les plafonds, nous nous enfoncions dans les lattis comme un couteau dans du beurre durci, puis avec un bruit de clapet nous sortions à l’air libre pour nous enfoncer de nouveau. A notre approche, les gnomes et les souris s’enfuyaient en poussant de petits glapissements d’effroi. Dans les laboratoires et les bureaux que nous traversions, les gens levaient des regards perplexes.

A la « Maternité » nous nous frayâmes un passage dans une foule de curieux et aperçûmes le professeur Vybegallo complètement nu. Sa peau bleuâtre avait un reflet humide, sa barbiche était toute mouillée, ses cheveux trempés collaient à son front bas où flamboyait un bouton vulcanique en éruption. Ses yeux vides et transparents erraient sans but dans la pièce.

Le professeur Vybegallo mangeait. Devant lui, sur la table, était posé un bac à développer rempli jusqu’au bord de son bouilli. Sans accorder à quiconque d’attention spéciale, le professeur plongeait la main dans la pâtée, en formait une petite boulette qu’il expédiait dans son orifice buccal. Sa barbe était souillée de parcelles de nourriture. Il mangeait bruyamment avec des clappements de langue et des sifflements de nez, ses yeux étaient mi-clos de contentement, il tenait la tête penchée sur le côté. De temps en temps, sans cesser d’ingurgiter et de se bourrer de son, comme pris d’inquiétude, il rapprochait de lui le cuveau et les seaux de petit-lait qui se trouvaient par terre. A l’autre bout de la table, Stella, une jeune sorcière stagiaire aux oreilles toutes propres et toutes roses, pâle et les yeux rougis, les lèvres tremblantes, coupait d’énormes tranches de pain qu’elle lui tendait à bout de bras en détournant la tête. L’incubateur central, ouvert, renversé, gisait dans une grande mare verdâtre.

Vybegallo dit brusquement la bouche pleine :

— Hé, la fille, là-bas, donne-moi le lait ! Verse-le directement dans le son, quoi !.. S’il vous plaît, quoi …

Stella attrapa un seau et le vida dans le bac.

— Hé ! s’exclama le professeur Vybegallo. C’est trop petit. Toi, la fille, comment tu t’appelles, verse ça dans le cuveau … Nous mangerons dans le cuveau …

Stella vida les seaux et le professeur, se servant du bac comme d’une cuiller, envoya la pâtée dans sa bouche démesurément ouverte.

— Téléphonez-lui, s’écria Stella d’une voix plaintive. Il aura bientôt tout mangé !

— On lui a téléphoné, fit-on dans la foule. Mais éloigne-toi tout de même. Viens ici.

— Il va venir ? Il a dit qu’il viendrait ?

— Oui. Il met ses caoutchoucs, et il arrive. Recule, voyons.

Je comprenais enfin ce qui se passait. Ce n’était pas le professeur Vybegallo, c’était le bébé troup, c’est-à-dire un prototype d’homme stomacalement non satisfait. Heureusement, car j’avais cru un moment que le professeur avait eu une attaque, conséquence d’efforts trop prolongés.

Stella s’écarta prudemment, des mains secourables la saisirent aux épaules et l’entraînèrent à l’arrière. Cachée derrière mon dos, elle se cramponna à mon coude et je redressai immédiatement les épaules, bien que je n’eusse pas encore compris ce qui se passait et pourquoi elle avait tellement peur. Le troup s’empiffrait toujours. Dans le laboratoire régnait un silence stupéfait qui n’était troublé que par un bruit de mastication et le raclement du bac contre le cuveau. Le troup se leva et plongea la tête dans sa pâtée de son. Les femmes se détournèrent. Liletchka Novosmekhova se trouva mal, on l’emporta dans le corridor. Puis la voix claire d’Edik Ampérian dit :

— Bon. Soyons logiques. Il va manger le son, puis le pain. Et après ?

Les premiers rangs s’agitèrent. Les spectateurs reculèrent vers la porte. Je commençais à comprendre. Stella balbutia d’une toute petite voix :

— Il y a encore les têtes de hareng …

— Beaucoup ?

— Deux tonnes.

— Ouais … dit Edik. Et où sont-elles ?

— Elles devraient arriver sur un convoyeur. Mais j’ai essayé, il ne marche pas.

— A propos, murmura Roman, j’essaie depuis deux minutes de le neutraliser, sans aucun résultat.

— Moi aussi, dit Edik.

— Ce serait très bien, reprit Roman, si quelqu’un essayait de réparer le convoyeur* Comme palliatif. Y a-t-il des spécialistes de magie dans l’assistance ? Je vois Edik. Il n’y a personne d’autre ? Kornéev ! Vitia, tu es ici ?

— Il n’est pas là. Il faudrait peut-être aller chercher Fédor Siméonovitch ?

— Je crois que ce n’est pas la peine de le déranger. On se débrouillera bien. Edik, essayons ensemble, concentrons-nous.

— A quel régime ?

— Régime de freinage. Jusqu’à la catalepsie s’il le faut. Aidez-nous, ceux qui peuvent.

— Une minute, intervint Edik. Et si nous l’abîmons ?

— Oui, oui, oui, dis-je. Il vaut mieux pas. Je préfère encore qu’il me boulotte, moi.

— Ne t’en fais pas, nous ferons attention. Edik, essayons les attouchements. Un seul contact.

Nous retenions notre respiration. Le troup remuait dans sa cuve, on entendait derrière la cloison des coups de marteau et les voix des volontaires qui réparaient le convoyeur. Une minute passa. Le troup sortit de la cuve, s’essuya la barbe, nous jeta un regard endormi, et soudain, étendant le bras à une distance incroyable, il attrapa d’un geste adroit la dernière miche de pain. Puis il lâcha un rot tonitruant et se renversa sur le dossier de sa chaise, les bras croisés sur son ventre ballonné. Un sourire béat s’épanouissait sur sa face, il était sans aucun doute heureux, comme l’est un homme exténué, parvenu enfin au lit de ses rêves.

— On dirait que ça a fait de l’effet, remarqua quelqu’un avec un soupir de soulagement.

Roman pinça les lèvres d’un air dubitatif.

— Je n’ai pas cette impression, dit poliment Edik.

— Il est peut-être au bout de son rouleau, suggérai-je avec espoir.

Stella expliqua d’un ton désolé :

— C’est simplement qu’il se relaxe. Il’ est au plus haut degré de satisfaction. Il va bientôt se réveiller.

— Vous n’êtes pas fortiches, messieurs les mages, dit une voix courageuse. Laissez-moi passer, je vais aller téléphoner à Fédor Siméonovitch.

Nous nous regardions avec des sourires hésitants. Roman, pensif, jouait avec l’oumklaïdet qu’il tenait dans la main. Stella, tremblante, chuchotait : « Que va-t-il se passer ? Sacha, j’ai peur. » Quant à moi, je bombais le torse, je fronçais les sourcils et luttais contre une envie terrible de téléphoner à Modeste Matvéievitch. J’aurais voulu être déchargé de mes responsabilités. Modeste m’apparaissait maintenant sous un tout autre jour. J’étais persuadé qu’il lui suffirait de crier : « Je vous prie de cesser, camarade Vybegallo ! » pour être obéi du monstre sur-le-champ.

— Roman, dis-je négligemment, je pense que tu es capable de le dématérialiser en cas de malheur ?

Il rit et me tapota l’épaule.

— N’aie pas peur, ce ne sont que des jouets. Simplement, je n’ai pas envie d’avoir des histoires avec Vybegallo. Ce n’est pas celui-ci qui doit te faire peur, c’est l’autre, là-bas. — Il montra le coin où le second incubateur cliquetait paisiblement.

Le troup s’agita. Stella poussa un petit cri et se serra contre moi. Le troup ouvrit les yeux, se pencha pour regarder dans la cuve et remua les seaux vides. Il resta quelques instants immobile. L’expression de contentement de son visage cédait la place à un amer dépit. Il se leva, huma l’air de ses narines frémissantes, sortit une longue langue rouge et lécha les débris de nourriture restés sur la table.

— Préparons-nous, les enfants, murmura-t-on dans la foule.

Le troup sortit le bac de la cuve, l’examina et en croqua un bout avec précaution. Ses sourcils se levèrent douloureusement, son visage bleuit, comme sous le coup d’une vive irritation, ses yeux devinrent humides, mais il mangea tout le bac. Pensif, il se passa les doigts sur les dents, puis promena lentement son regard sur l’assistance figée. Il avait un regard déplaisant, celui de quelqu’un qui jauge, qui fait son choix. Volodia Potchkine ne put retenir un : « Hé, hé, du calme, toi là-bas … ». Les yeux transparents se posèrent sur Stella qui poussa un hurlement, celui-là même que nous avions entendu Roman et moi, quatre étages en dessous. Je frémis. Le troup fut troublé, lui aussi, car il baissa les yeux et tambourina nerveusement sur la table.

On entendit du bruit à la porte, les gens se retournèrent : Vybegallo se frayait un passage à travers les curieux tout en arrachant les glaçons collés à sa barbe. Le vrai Vybegallo. Il sentait la vodka, la peau de bique et le froid.

— Ma chère ! s’écria-t-il. Que se passe-t-il, hein ! Quelle setuatien ![14] Stella, à quoi penses-tu voyons !.. Où est le hareng ? C’est qu’il a des besoins !.. Des besoins croissants !.. Il faut lire mes ouvrages !

Il s’approcha du troup qui le renifla avidement. Vybegallo lui donna sa peau de bique.

— Il faut satisfaire ses besoins ! disait-il tout en manipulant les leviers du convoyeur. Pourquoi ne lui as-tu pas donné tout de suite les harengs ? Ah ! les femmes, les femmes[15] ! Qui a dit qu’il ne marchait pas ? Il n’est pas du tout en panne, il est ensorcelé. Je ne veux pas que n’importe qui s’en serve, n’est-ce pas, parce que des besoins, tout le monde en a, mais le hareng, c’est pour le prototype …

Un guichet s’ouvrit dans le mur, le convoyeur pétarada, et un flot odorant de têtes de hareng se déversa sur le plancher. Les yeux du troup étincelèrent. Il se mit à quatre pattes, s’approcha au petit trot du guichet et se mit à l’œuvre. Vybegallo battait des mains, poussait des cris de joie et de temps en temps, sous le coup de l’émotion, grattait le troup derrière l’oreille.

Le public, soulagé, s’anima. Vybegallo avait amené avec lui deux reporters d’un journal du cru. Nous les connaissions, c’étaient G. Pronitsatelny et B. Pitomnik. Ils sentaient la vodka, eux aussi. Tandis que l’un prenait des photos au flash, l’autre notait les déclarations du professeur. G. Pronitsatelny et B. Pitomnik étaient des journalistes scientifiques. Le premier s’était rendu célèbre par cette phrase : « Oort fut le premier à regarder le ciel étoilé et à remarquer que la Voie lactée tourne. » Il était également l’auteur d’une transcription littéraire du récit de Merlin sur la tournée d’inspection avec le président du raïsoviet et d’une interview d’un double de Oïra-Oïra ( ce qu’il ignorait ). L’article s’intitulait : « Un Homme avec un grand H » et commençait par ces mots : « Comme tous les véritables savants, il n’était pas loquace ». B. Pitomnik, lui, s’était spécialisé sur Vybegallo. Ses reportages à sensation sur la chaussure qui s’enfile toute seule, la carotte qui s’arrache toute seule et d’autres projets du professeur étaient très connus dans la région ; son « Magicien de Solovets » avait même paru dans une grande revue.

Quand le troup atteignit de nouveau au summum du contentement et qu’il somnola, les aides de Vybegallo, arrachés à leur gueuleton de fin d’année, et pour cette raison, fort maussades, l’habillèrent en hâte d’un costume noir et l’assirent sur une chaise. Les journalistes placèrent Vybegallo à ses côtés et lui dirent de poser les mains sur ses épaules. Tandis qu’on le mitraillait d’éclairs de magnésium, Vybegallo continua son exposé :

— L’essentiel, c’est quoi ? commença-t-il avec empressement. L’essentiel, c’est que l’homme soit heureux. Remarquons entre parenthèses que le bonheur est une notion humaine. Qu’est-ce que l’homme, philosophiquement parlant ? L’homme, camarades, est un Homo sapiens qui peut et qui veut. Qui peut, n’est-ce pas, tout ce qu’il veut, et veut tout ce qu’il peut. N’est-ce pas camarades ? Si donc il peut tout ce qu’il veut, et veut tout ce qu’il peut, alors il est heureux. C’est ainsi que nous le définirons. Qu’avons-nous en face de nous, camarades ? Nous avons un prototype. Mais ce prototype, camarades, veut, et c’est beau. Excellent, exquis, charmant ! pour ainsi dire. Et il peut également, comme vous pouvez le constater, camarades. Et c’est encore mieux, parce que dans ce cas-là, alors, n’est-ce pas, il est heureux. Nous constatons un passage métaphysique du malheur au bonheur, ce qui ne doit pas nous étonner, puisqu’on ne naît pas heureux mais qu’on le devient, quoi. Voilà qu’on se réveille maintenant … Regardez-le. On veut, et pour cette raison on est encore malheureux. Mais on peut, et au moyen de ce « on peut », c’est un bond dialectique qui se produit. Oh ! Oh !.. Regardez ! Vous avez vu comme il peut ? Ah ! le brave, le gentil garçon !.. Oh ! Oh ! Voilà comme il peut ! Pendant un quart d’heure environ. Camarade Pitomnik, mettez de côté votre appareil de photo, prenez plutôt votre caméra, car nous sommes ici les témoins d’un processus … Tout est mouvement, ici ! Le repos, comme il se doit, est relatif chez nous, le mouvement est absolu. Voilà. Maintenant qu’il a pu, il parvient dialectiquement au bonheur. Au contentement, c’est-à-dire. Vous voyez, il a fermé les yeux. Il jouit. Il se sent bien. Je vous affirme scientifiquement que je suis prêt à prendre sa place. Au moment présent, bien entendu … Camarade Pitomnik, notez tout ce que je vous dis, et passez-moi votre texte après. J’arrangerai tout ça et je mettrai les références … Le voilà qui somnole maintenant, mais ce n’est pas tout. Nos besoins doivent croître en profondeur et en étendue. C’est, n’est-ce pas, le seul processus exact. On dit que Vybegallo est contre l’esprit. C’est une étiquette qu’on m’a collée, camarades. Il serait grand temps, camarades, de nous défaire de ce genre d’habitudes dans les discussions scientifiques. Nous savons tous que la matière va de l’avant et que l’esprit recule. Satur ventur, non studit libentur. Ce qui, dans le cas présent, peut être traduit ainsi : ventre affamé n’a pas d’oreilles.

— C’est le contraire, dit Oïra-Oïra.

Vybegallo le fixa quelques instants d’un air absent puis reprit :

— Cette réflexion, entendue dans la salle, camarades, nous la stigmatiserons avec indignation, comme non constructive. Ne nous écartons pas de l’essentiel, la pratique. Je continue et passe à la phase suivante de l’expérience. Je m’explique pour la presse. Partant de l’idée matérialiste que la satisfaction momentanée des besoins matériels a eu lieu, nous pouvons aborder la satisfaction des besoins spirituels, c’est-à-dire, regarder un film, écouter de la musique populaire ou chanter soi-même, ou même lire un livre, ou un journal disons, le Crocodile N’oublions pas, camarades, que tout cela exige des dispositions, alors que la satisfaction des besoins matériels ne demande aucune disposition particulière, elles existent toujours, car la nature obéit au matérialisme. Pour le moment, nous ne pouvons rien dire des facultés intellectuelles du modèle donné, puisque le germe rationnel chez lui est l’insatisfaction stomacale. Mais nous allons les faire apparaître dans l’instant.

Les aides, toujours maussades, étalèrent sur les tables un magnétophone, un poste de radio, un appareil de projection et une petite bibliothèque portative. Le troup enveloppa ces instruments de la culture d’un regard indifférent et goûta de la bande magnétique. Il était évident que les facultés intellectuelles du modèle ne se manifesteraient pas spontanément. Vybegallo donna l’ordre de commencer ce qu’il appelait une acculturation forcée. Le magnétophone fit entendre un air langoureux : « Nous nous sommes quittés, mon amour, nous nous sommes juré de nous aimer … ». Le poste de radio siffla et hulula. L’appareil de projection passa un dessin animé, « Le loup et les sept chevreaux ». Deux garçons de laboratoire, des revues à la main, se placèrent de chaque côté du troup, et se mirent à lire à voix haute ensemble.

Comme il fallait s’y attendre, le modèle stomacal fit montre de la plus parfaite indifférence. Tant qu’il avait faim, il dédaignait les valeurs culturelles ; repu, il les ignorait parce qu’il s’endormait et momentanément ne désirait plus rien. Vybegallo, à qui rien n’échappait, trouva moyen de signaler un lien incontestable entre les roulements de tambour, ( émis par le poste de radio ) et une trémulation réflexe des extrémités inférieures. Cette trémulation l’enthousiasma.

— La jambe ! s’écria-t-il en saisissant B. Pitomnik par la manche. Photographiez-la ! En gros plan ! La vibration sa mollet gauche est une grand signe !Cette jambe balaiera toutes les intrigues et arrachera toutes les étiquettes dont on m’a affublé ! Un non-spécialiste s’étonnera peut-être de ma réaction. Mais, camarades, tout ce qui est grand est en germe dans le petit, et je dois vous rappeler que ce modèle est un modèle aux capacités limitées, et pour parler d’une façon concrète, à capacité unique, et pour appeler les choses par leur nom, franchement, à notre manière, sans voiles, un modèle à capacité stomacale. C’est pour cela que ses besoins spirituels sont également limités. Nous affirmons que seule la diversité de besoins matériels peut garantir la diversité de besoins spirituels. J’explique pour la presse à l’aide d’un exemple facile. S’il avait eu, n’est-ce pas, un besoin très net, de ce magnétophone « Astra-7 » de cent quarante roubles, lequel besoin doit être compris comme matériel, et s’il avait possédé ce magnétophone, il l’aurait mis en marche, parce que, vous le comprenez vous-même, que faire d’autre avec un magnétophone ? Une fois qu’il l’aurait mis en marche, il y aurait eu de la musique, et du moment qu’il y a de la musique, on écoute ou on danse … Or camarades, qu’est-ce que l’écoute de la musique, avec ou sans danse ? C’est la satisfaction de besoins spirituels. Compranez-vous ?

Je m’étais aperçu que le comportement du troup s’était notablement modifié. S’était-il détraqué ou était-ce une réaction prévue ? En tout cas, les intervalles de relaxation ne cessaient de s’amenuiser, si bien qu’à la fin de l’exposé de Vybegallo, le monstre ne s’éloignait plus du convoyeur. D’ailleurs, il lui était peut-être devenu difficile de se mouvoir.

— Permettez-moi une question, dit poliment Edik. Comment expliquez-vous l’arrêt des périodes de contentement ?

Vybegallo se tut et regarda le troup. Celui-ci bâfrait. Vybegallo regarda Edik.

— Je réponds, déclara-t-il d’un ton satisfait. La question, camarades, est pertinente. Je dirais même, camarades, qu’elle est intelligente. Nous avons devant nous un modèle aux besoins matériels sans cesse croissants. Et seul un observateur superficiel peut avoir l’impression que les paroxysmes de contentement ont cessé. En réalité, ils ont dialectiquement atteint une qualité nouvelle. Ils se sont étendus, camarades, au processus lui-même de satisfaction des besoins. Maintenant, il ne se contente plus d’être repu. Maintenant, il a tout le temps besoin de manger, car il sait maintenant que mastiquer aussi est une belle chose. Vous avez compris, camarade Ampérian ?

Je regardai Edik. Il souriait poliment. A côté de lui, bras dessus bras dessous, il y avait des doubles de Fédor Siméonovitch et de Cristobal Junta. Leurs têtes aux oreilles en feuille de chou tournaient lentement sur elles-mêmes comme des radars.

— Je peux poser une autre question ? dit Roman.

— Je vous en prie, répondit Vybegallo d’un ton condescendant et las.

— Que se passera-t-il quand il aura tout absorbé ?

Le regard de Vybegallo se courrouça.

— Je demande à tous ceux qui se trouvent ici de noter cette question provocante qui sent son malthusianisme, néo-malthusianisme, pragmatisme, existentio — oa — nalisme à une lieue à la ronde, cette incroyance, camarades, dans l’inépuisable puissance de l’humanité. Que voulez-vous dire avec cette question, camarade Oïra-Oïra ? Que notre établissement scientifique peut connaître un ralentissement de son activité, qu’il traversera une crise quand nos consommateurs manqueront de produits de consommation ? Ce n’est pas bien, camarade Oïra-Oïra ! Vous devriez réfléchir à ce que vous dites ! Nous ne pouvons admettre qu’on jette le discrédit sur notre maison. Et nous ne l’admettrons pas, camarades !

Il prit son mouchoir et s’essuya la barbe. G. Pronitsatelny, grimaçant sous l’effort intellectuel, posa cette question :

— Je ne suis pas un spécialiste, bien sûr. Mais quel est l’avenir de ce prototype ? Je comprends que l’expérience se déroule avec succès. Mais il consomme vraiment beaucoup.

Vybegallo eut un sourire amer.

— Vous voyez, camarade Oïra-Oïra. Voilà comment naît le goût malsain du sensationnel. Vous avez posé votre question sans réfléchir. Et voilà le grand public faussement orienté ! Ce n’est pas de ce côté qu’il doit regarder. Vous ne regardez pas du bon côté, camarade, dit-il en s’adressant directement au journaliste. Ce prototype est une phase déjà dépassée. Voilà l’idéal vers lequel nous devons tourner nos regards. Il s’approcha du deuxième incubateur et posa sa main couverte de poils roux sur le métal poli. Sa barbe se releva. Le voilà, notre idéal, s’exclama-t-il. Ou plus exactement, notre modèle d’idéal à vous et à moi. Nous avons ici un consommateur universel qui veut tout et en conséquence, peut tout. Il éprouvera tous les besoins qu’on peut éprouver sur terre. Et tous ces besoins, il pourra les satisfaire. A l’aide de la science, évidemment. J’explique pour la presse. Le modèle de consommateur universel contenu dans cet incubateur, cette couveuse, pour parler dans notre langue, ce modèle veut sans limites. Tous tant que nous sommes, camarades, malgré le respect que nous nous devons, tous, nous sommes des nullités en comparaison de ce modèle. Parce qu’il veut des choses dont nous n’avons même pas idée. Il n’attendra pas le bon vouloir de la nature, il lui prendra tout ce dont il a besoin pour son bonheur, c’est-à-dire pour sa satisfaction. Des forces magico-matérielles tireront de l’environnement tout ce qui lui sera indispensable. Le bonheur de ce modèle sera indescriptible. Il ne connaîtra ni la faim ni la soif, ni les maux de dents ni les ennuis personnels. Tous ses besoins seront satisfaits au fur et à mesure de leur apparition.

— Pardonnez-moi, intervint poliment Edik. Tous ses besoins seront-ils matériels ?

— Non ! bien entendu ! s’exclama Vybegallo. Les besoins spirituels se développeront en corrélation. Je vous ai déjà signalé que plus les besoins matériels sont nombreux, plus les besoins spirituels sont diversifiés. Ce sera un géant de l’esprit !

J’observais l’assistance. Un grand nombre de spectateurs étaient abasourdis. Les journalistes écrivaient éperdument. Certaines personnes, avec une étrange expression dans les yeux, regardaient alternativement l’incubateur et le troup qui ne cessait de manger. Stella, le visage enfoui dans mon épaule, pleurait et chuchotait : « Je vais partir, je ne peux plus rester, je m’en vais … » Je commençais à comprendre ce que craignait Roman. Je m’imaginai une énorme gueule ouverte dans laquelle s’engouffreraient, poussés par une force magique, bêtes, hommes, villes, continents, planètes et soleils …

B. Pitomnik s’adressa de nouveau à Vybegallo.

— Monsieur le professeur, quand et où aura lieu la démonstration du modèle universel ?

— Je réponds. La démonstration aura lieu ici, dans mon laboratoire. La presse sera informée en temps voulu.

— Cela doit-il se produire dans les prochains jours ?

— On pense que cela pourrait se produire dans les prochaines heures. Aussi les camarades de la presse feraient-ils bien d’attendre ici.

A ce moment, les doubles de Fédor Siméonovitch et de Cristobal Junta, comme s’ils obéissaient à un ordre, tournèrent les talons et s’en allèrent. Oïra-Oïra dit :

— Vous ne trouvez pas qu’il est dangereux d’organiser cette démonstration dans un local situé en pleine ville ?

— Nous n’avons rien à craindre, répondit Vybegallo d’un ton grave. Ce sont nos ennemis qui doivent craindre.

— Rappelez-vous, je vous ai dit qu’il était possible …

— Camarade Oïra-Oïra, vous n’êtes pas un expert en la matière. Il faut savoir distinguer, camarade Oïra-Oïra, le possible du réel, le hasard de la nécessité, la théorie de la pratique, et en général …

— Quand même, le terrain de manœuvre …

— Je n’expérimente pas une bombe, déclara Vybegallo d’une voix hautaine. J’expérimente un modèle d’homme idéal. Y a-t-il d’autres questions ?

Un petit malin du service du Savoir Absolu s’informa du régime de travail de l’incubateur. Vybegallo se lança dans des explications. Ses aides, toujours aussi maussades, rangèrent l’attirail culturel. Le troup s’empiffrait. Son costume noir craquait aux entournures. Roman l’examinait d’un œil scrutateur. Il dit à voix haute :

— J’ai une proposition. Tous ceux qui ne sont pas directement intéressés devraient quitter les lieux sans tarder.

Les regards se tournèrent vers lui,

— Dans un moment, ça va être très sale, expliqua-t-il. D’une saleté incroyable.

— C’est une provocation, dit Vybegallo dignement. Roman m’entraîna vers la porte. J’emmenai Stella, les autres nous suivirent. A l’institut, on faisait confiance à Roman, pas à Vybegallo. Des personnes étrangères au service, il n’était resté que les deux journalistes.

— Que va-t-il se passer ? demandait-on à Roman. Quelle saleté ?

— Il va éclater, répondait-il sans quitter la porte des yeux.

— Qui ? Vybegallo ?

— Pauvres journalistes, dit Edik. Écoute, Sacha, les douches marchent aujourd’hui ?

La porte s’ouvrit, deux aides sortirent, portant la cuve et les seaux vides. Un troisième, l’air inquiet, les accompagnait en disant : « Laissez-moi vous aider, les gars, c’est lourd … »

— Fermez la porte, conseilla Roman.

Le troisième aide la ferma puis vint à nous et sortit ses cigarettes. Ses yeux, égarés, bougeaient constamment.

— Ça va barder … souffla-il. Pronitsatelny est un idiot, je lui ai fait un clin d’œil … Ce qu’il peut bouffer ! C’est affolant ce qu’il bouffe !..

— Il est deux heures vingt-cinq … commença Roman. Un bruit énorme retentit. Il y eut un fracas de verre brisé. La porte craqua et sortit de ses gonds. Un appareil de photo et une cravate filèrent devant nos yeux. Nous reculâmes, Stella poussa un petit cri.

— Du calme, dit Roman. C’est fini. Un consommateur de moins sur la terre.

L’aide, blanc comme un linge, tirait sur sa cigarette. Des clapotis, des quintes de toux, des jurons étouffés nous parvenaient du laboratoire. L’odeur était plutôt nauséabonde. Je balbutiai sans conviction : — Il faudrait peut-être aller voir …

Personne ne réagit. Les regards posés sur moi étaient compatissants. Stella pleurait doucement et me tenait par mon blouson. Quelqu’un expliquait à voix basse : « Il est de garde aujourd’hui, tu comprends ?… Il faut bien que quelqu’un y aille … »

Je fis quelques pas hésitants en direction de la porte, mais à ce moment, Vybegallo et les deux journalistes, accrochés les uns aux autres, sortirent du laboratoire. Seigneur, dans quel état étaient-ils !

Reprenant mes esprits, je pris le sifflet de platine et appelai l’équipe de domovoï-secouristes qui accourut tout de suite.

V

Croyez-moi, c’était le plus effroyable spectacle de la terre.

F. Rabelais.

Le plus étonnant était que Vybegallo n’avait pas l’air affecté. Pendant que les domovoï l’arrosaient de désinfectants et l’enduisaient d’aromates, il disait d’une voix de fausset :

— Vous aussi, camarades Oïra-Oïra et Ampérian, vous aviez des craintes. Qu’il se passe quelque chose … qu’on ne puisse l’arrêter … Il y a en vous, camarades, un espèce de scepticisme malsain, un manque de confiance dans les forces de la nature, dans les possibilités humaines. Et où est-il maintenant votre scepticisme ?

Il a éclaté ! Il a éclaté, camarades, sous les yeux de Topimon publique, en nous éclaboussant moi et les camarades de la presse …

La presse gardait un silence désemparé, présentant docilement le flanc aux jets pétillants des désinfectants. G. Pronitsatelny était secoué de grands frissons. B. Pitomnik secouait la tête et se léchait nerveusement.

Quand les domovoï eurent procédé à un premier nettoyage, je risquai un coup d’œil dans la pièce. L’équipe de secours posait des vitres et brûlait dans un four réfractaire les restes du modèle stomacal. Ils étaient peu nombreux : des boutons portant l’inscription « for gentlemen », une manche de veste, des bretelles incroyablement distendues et un dentier qui faisait penser à une mâchoire de gigantopithèque. Vybegallo vint examiner le deuxième incubateur et déclara que tout était en ordre. — Je demande à la presse de me suivre, dit-il. Je propose aux autres de retourner à leurs occupations. Le trio s’installa à une table pour préciser les détails d’un article intitulé « Naissance d’une découverte » et d’une notice « Le professeur Vybegallo raconte ».

La foule se dispersa. Oïra-Oïra s’en alla après m’avoir pris les clefs du coffre de Janus Polyeuctovitch. Stella partit, désespérée, Vybegallo avait refusé de la muter dans un autre service. Les aides s’éloignèrent, d’humeur beaucoup plus gaie, suivis d’Edik, entouré d’un cortège de théoriciens, et calculant, chemin faisant, la pression minimale de l’estomac du monstre. Je regagnai mon poste, après m’être assuré au préalable que l’expérimentation du deuxième troup n’aurait pas lieu avant huit heures du matin.

L’expérience m’avait laissé une impression pénible : assis dans l’immense fauteuil du bureau, je me demandais si Vybegallo était un imbécile ou un démagogue sans scrupules. La valeur scientifique de ses prototypes était nulle. N’importe quel chercheur ayant soutenu une thèse de magisme et ayant suivi des cours de transgression linéaire, était capable de créer des modèles à partir de ses propres doubles. Doter ces modèles de propriétés magiques était chose facile, car il existait des manuels, des précis et des tables pour étudiants en magie. Ces modèles n’avaient jamais rien démontré et d’un point de vue scientifique ne présentaient pas plus d’intérêt que les tours de carte ou que l’absorption d’épées. On pouvait bien sûr comprendre les malheureux journalistes qui collaient à Vybegallo comme des mouches à une poubelle. Pour un non-spécialiste tout cela était extraordinairement spectaculaire. Il était plus difficile de comprendre Vybegallo et son goût maladif des spectacles de cirque et des explosions publiques à l’intention de curieux, privés de la possibilité ( et du désir ) de comprendre le fond du problème. A l’exception de deux ou trois absolutistes qui adoraient donner des conférences de presse sur l’état des choses dans l’infini au retour d’une mission, personne à l’institut n’abusait des contacts avec les journalistes ; c’était très mal vu, et cela pour des raisons bien précises.

Le fait est que les résultats scientifiques les plus intéressants et les plus élégants ont très souvent cette particularité de paraître hermétiques, abscons et ennuyeux aux non-initiés. Les gens étrangers à la science, à l’heure actuelle, attendent d’elle des prodiges et rien que des prodiges ; ils sont pratiquement incapables de distinguer un véritable miracle scientifique d’un tour de passe-passe ou d’un saut périlleux intellectuel. La science de la magie et de la sorcellerie ne fait pas exception. Organiser sur un plateau de télévision un colloque de fantômes célèbres ou percer du regard un trou dans un mur de béton de cinquante centimètres est à la portée d’un grand nombre de spécialistes ; c’est absolument inutile, mais cela enthousiasme l’honorable assistance qui s’imagine mal à quel point la science a embrouillé les notions de fantastique et de réel. Mais essayez donc de trouver le lien qui rattache la propriété vrillante du regard aux caractéristiques philologiques du mot « béton », essayez de résoudre le problème connu sous le nom de Grand Problème d’Auers ! Oïra-Oïra l’a résolu, créant ainsi la théorie de l’identité fantastique et posant les bases d’un partage complètement nouveau de la magie mathématique. Mais presque personne n’a entendu parler de Oïra-Oïra ; en revanche, le professeur Vybegallo est célèbre ( « Comment, vous travaillez dans cet institut ? Et Vybegallo ? Qu’a-t-il encore inventé ? » ) La raison en est que les idées de Oïra-Oïra ne sont accessibles qu’à quelques centaines d’hommes sur la terre, et que parmi eux, on compte un fort pourcentage de membres correspondants, mais hélas ! pas un seul correspondant de presse. L’ouvrage de Vybegallo Fondements de la technologie de fabrication des chaussures auto chaussantes fit à l’époque un bruit considérable grâce à B. Pitomnik. ( Par la suite, on s’aperçut que ces fameuses chaussures coûtent plus cher qu’une moto, craignent la poussière et l’humidité. )

Il était tard. J’étais très fatigué et je dus m’assoupir sans m’en apercevoir. Je rêvai de choses répugnantes : moustiques gigantesques, barbus comme Vybegallo, seaux de petit-lait à voix humaine, cuve courte sur pattes qui dégringolait l’escalier. De temps en temps, un domovoï indiscret faisait une incursion dans mon rêve mais s’enfuyait à la vue de ces horreurs. Une sensation de douleur me réveilla et j’aperçus un moustique barbu qui essayait d’enfoncer sa trompe, grosse comme un stylo, dans mon mollet.

« Dehors ! » criai-je en envoyant un direct sur son œil globuleux.

Le moustique émit un gargouillis mécontent et recula. Il était gros comme un chien et taché de roux. J’avais dû prononcer en rêve une formule de matérialisation et sortir du néant ce lugubre animal. Je ne parvins pas à le lui faire réintégrer. Je m’armai alors d’un volume des Équations de magie mathématique, ouvris la fenêtre et le chassai dans le froid. Un tourbillon de neige s’en empara, il disparut dans l’obscurité.

Il était six heures du matin. Je tendis l’oreille. Tout était calme, soit que tous travaillassent avec zèle, soit que chacun fût rentré chez soi. Il me fallait faire encore une ronde, mais je n’avais pas envie de bouger. J’avais faim, je n’avais rien mangé depuis dix-huit heures. Je décidai d’envoyer un double à ma place.

J’étais très novice en matière de magie, n’ayant pas beaucoup d’expérience. S’il s’était trouvé quelqu’un dans les parages, je n’aurais jamais osé faire la démonstration de mon ignorance. Mais j’étais seul, aussi décidai-je de tenter le coup et de m’exercer un peu par la même occasion. Je dénichai la formule générale dans les Équations de magie mathématique, y substituai mes paramètres, effectuai toutes les manipulations nécessaires et prononçai les formules requises en vieux chaldéen. On a beau dire, étude et labeur viennent à bout de tout. Pour la première fois de ma vie, je réussis à fabriquer un double à peu près convenable. Tout était à sa place, et même il me ressemblait, si ce n’est que son œil gauche ne s’ouvrait pas et qu’il avait six doigts à chaque main. Je lui expliquai sa tâche, il hocha la tête, avança le pied et partit d’une démarche hésitante. Nous ne nous revîmes plus. Entra-t-il par mégarde dans le bunker de Gorynytch le Dragon, partit-il pour un éternel voyage sur la jante de la Roue de la Fortune, je n’en sais rien. Toujours est-il que je l’oubliai très vite, désireux que j’étais de me préparer un petit déjeuner.

N’étant pas exigeant, je ne souhaitai qu’une tasse de café et un sandwich au saucisson de docteur[16]. De façon inexplicable, ce fut une blouse de médecin, constellée de taches de graisse, qui apparut sur la table. Quand ma première réaction d’étonnement, bien naturelle, fut passée, j’examinai attentivement la blouse. Ce n’était ni du beurre ni même une matière grasse végétale. J’aurais dû détruire la blouse et recommencer à zéro, mais avec une présomption déplorable, je résolus de procéder par transformations successives. Une bouteille remplie d’un liquide noir se plaça à côté de la blouse, et celle-ci, au bout d’un certain temps, se mit à noircir sur les bords. Je concentrai mon imagination sur des représentations de tasse et de rosbif. La bouteille se métamorphosa en tasse, le liquide ne changea pas, une manche de la blouse se rétrécit, se tendit, roussit et s’agita. Transpirant d’angoisse, je constatai que c’était une queue de vache. J’allai me mettre dans un coin. Les choses n’allèrent pas au-delà de la queue, mais le spectacle était suffisamment sinistre comme cela. J’essayai encore une fois, la queue se transforma en épi. Les yeux fermés, j’essayai d’imaginer avec toute la netteté possible, une tranche de pain de seigle qu’on tartine de beurre — pris dans un beurrier de cristal — et sur laquelle on pose une rondelle de saucisson. Tant pis pour le saucisson de docteur, j’étais prêt à me contenter de cervelas. Pour le café, je décidai d’attendre. Quand j’ouvris prudemment les yeux, un grand morceau de cristal de roche était posé sur la blouse. Je soulevai le bloc de cristal, et du même coup le vêtement, inexplicablement soudé au minéral, et distinguai à l’intérieur du cristal le sandwich tant désiré. Je gémis et essayai en pensée de briser le cristal. Il se couvrit d’un fin réseau de craquelures, si bien que le sandwich disparut presque à ma vue. « Idiot, me dis-je, tu as mangé des milliers de sandwiches dans ta vie et tu n’es pas capable de les imaginer nettement. Ne te trouble pas, personne ne te voit, tu n’es pas à un examen. Essaie encore une fois. » J’essayai. J’aurais mieux fait de m’abstenir, car mon imagination se débrida, les associations les plus inattendues surgirent dans mon esprit. A mesure que j’essayais, la pièce se peuplait d’objets étranges. Beaucoup d’entre eux sortaient visiblement de mon subconscient, des jungles de la mémoire héréditaire, de peurs primitives depuis longtemps refoulées par les études supérieures. Ces objets avaient des membres et remuaient sans cesse, ils émettaient des sons répugnants, ils étaient obscènes, agressifs et se battaient tout le temps. J’étais affolé. Tout cela me rappelait la tentation de saint Antoine. Il y avait surtout un plat ovale sur pattes d’araignée, couvert de poils raides, qui m’était particulièrement désagréable. Je ne sais pas ce qu’il me voulait, mais il reculait dans un coin de la pièce, prenait son élan et me fonçait dessus à hauteur de genoux, et cela tant que je ne l’eus pas coincé contre le mur avec un fauteuil. Je parvins à détruire une partie des objets, les autres se réfugièrent dans les coins. Il resta le plat, la blouse et le cristal, plus le bol de liquide noir qui avait pris les dimensions d’un broc. Je le soulevai à deux mains et reniflai. A mon avis c’était de l’encre. Le plat, derrière son fauteuil, s’agitait et griffait le linoléum du plancher tout en poussant d’affreux sifflements. Je n’en menais pas large.

Des pas se firent entendre dans le corridor, la porte s’ouvrit sur Janus Polyeuctovitch qui, à son habitude, déclara’ : « Bon ». J’étais très gêné. Janus Polyeuctovich passa dans son bureau après avoir liquidé d’un froncement de sourcils mon cabinet de curiosités. Il était accompagné de Fédor Siméonovitch, de Cristobal Junta, un gros cigare au coin de la bouche, de Vybegallo, renfrogné et de Roman, l’air décidé. Ils paraissaient très pressés, très préoccupées et ne me prêtèrent aucune attention. La porte du bureau resta ouverte. Je me rassis avec un soupir de soulagement et découvris une grande tasse de café fumant et une assiettée de sandwiches. L’un de ces titans avait pensé à moi, lequel ? J’attaquai mon déjeuner tout en écoutant la conversation.

— Commençons par ce fait, disait Cristobal Junta avec un froid mépris, que votre « Maternité » se trouve exactement sous mon laboratoire. Après l’explosion qui s’est produite, j’ai dû attendre pendant dix minutes qu’on pose de nouveaux carreaux aux fenêtres de mon cabinet. J’ai la forte impression que vous êtes insensible à des arguments de caractère plus général, aussi ai-je adopté un point de vue purement égoïste.

— Mon cher, ce que je fais ne regarde que moi, répondait Vybegallo d’une voix de fausset. Je ne touche pas à votre étage, moi, et pourtant, depuis quelque temps, il y a constamment des fuites d’eau-de-vie. Tout mon plafond est humide et ça fait venir les punaises. Mais je laisse votre étage tranquille, alors laissez le mien en repos.

— Mon b-bon, commença Fédor Siméonovitch d’une voix de stentor, il f-faut t-tenir compte des c-com-plications p-possibles … Par exemple ; personne ne t-travaille avec le d-dragon au l-laboratoire, b-bien que t-tout soit ignifugé …

— Ce n’est pas un dragon que j’ai, mais un homme heureux ! Un géant de l’esprit ! Vous avez des raisonnements bizarres, camarade Kivrine, d’étranges analogies, qui ne sont pas de chez nous ! Un prototype d’homme idéal et une espèce de dragon lance-flammes sans conscience de classe !..

— Mon b-bon, il ne s’agit p-pas de c-classe, mais d-de l’incendie qu’il p-pourrait provoquer …

— Ça y est ! Encore ! L’homme idéal peut provoquer un incendie ! Vous devriez penser à ce que vous dites, Fédor Siméonovitch !

— Je p-parlais du d-dragon …

— Et moi, je parle de votre attitude ! Vous gommez, Fédor Siméonovitch ! Vous escamotez de toutes les façons ! Bien entendu, nous supprimons les contradictions entre le physique et le moral, entre la ville et la campagne … entre l’homme et la femme pour finir. Mais escamoter un abîme, ça non, nous ne vous le permettrons pas !

— Q-quel abîme ? Que d-diable cela signifie-t-il, Roman, à la fin des fins ?… V-vous lui avez déjà expliqué d-devant m-moi ! Je d-dis, Amvrossi Ambrouasovitch, que v-votre expérience est d-dange-reuse, comprenez-vous ?… Vous pouvez faire des dégâts dans la ville, vous comprenez ?…

— Je comprends parfaitement, moi. C’est moi qui ne laisserai pas l’homme idéal éclore en rase campagne, en plein vent !

— Amvrossi Ambrouasovitch, dit Roman, je peux encore une fois vous exposer mes arguments. L’expérience est dangereuse parce que …

— Roman Pétrovitch, voilà un bon moment que je vous observe et je n’arrive pas à comprendre comment vous pouvez appliquer de telles expressions à l’homme idéal. L’homme idéal est un danger, voyez-vous ça !

Roman, que son jeune âge rendait moins patient, n’y tint plus :

— Quel homme idéal ? cria-t-il. Parlez plutôt de votre génie-consommateur !

Le silence qui régna était de mauvais augure.

— Qu’avez-vous dit ? demanda Vybegallo d’une voix terrible. Répétez. Comment avez-vous appelé l’homme idéal ?

— Janus Polyeuct-tovitch, dit Fédor Siméonovitch, ce n’est v-vraiment p-pas p-possible, mon cher …

— Vous avez raison, camarade Kivrine, ce n’est pas possible ! s’exclama Vybegallo. L’expérience en cours aura un retentissement international. C’est un géant de l’esprit qui va naître ici, dans les murs de l’institut ! C’est un symbole ! Le camarade Oïra-Oïra, avec sa tendance au pragmatisme, envisage le problème de façon terre à terre. Le camarade Junta, lui aussi, fait preuve d’étroitesse d’esprit. Ne me regardez pas comme ça, camarade Junta, les gendarmes tsaristes ne m’ont pas fait peur, vous ne me ferez pas peur non plus ! Est-ce dans nos habitudes, camarades, de craindre les expériences ? Bien sûr, le camarade Junta, en tant qu’ex-étranger et ancien fonctionnaire ecclésiastique, peut commettre des erreurs pardonnables, mais vous, camarade Oïra-Oïra, et vous, Fédor Siméonovitch, vous êtes de simples Russes !

— Assez de d-démagogie ! éclata Fédor Siméonovitch. N’avez-vous pas honte de débiter de pareilles sornettes ? Je n’ai r-rien de s-simple, m-moi ! Et qu’est-ce que c’est que ce m-mot, « s-simple » ? Ce sont les d-doubles qui sont simp-ples !

— Je ne vous dirai qu’une chose, déclara Cristobal Junta, d’une voix neutre. Je ne suis qu’un simple ex-Grand Inquisiteur et j’interdirai l’accès à votre incubateur tant que je n’aurai pas la garantie que l’expérience sera effectuée au champ de manœuvre …

— A cinq kilom-mètres de la ville au m-minimum, ajouta Fédor Siméonovitch. Ou m-même dix …

Vybegallo n’avait pas du tout envie de transporter son attirail sur le champ de tir, où le temps était affreux, et où les cameramen manqueraient d’éclairage.

— Bien, dit-il, je comprends. Vous voulez placer un écran entre le peuple et la science. Dans ce cas-là, pourquoi pas à dix mille kilomètres ? Ou alors dans l’autre monde ? Ou quelque part dans l’Alaska, n’est-ce pas Cristobal Junta, c’est bien de là que vous venez ? Dites-le carrément. Et nous en prendrons note.

De nouveau ce fut le silence. Fédor Siméonovitch qui avait perdu le don de la parole, soufflait du nez, l’air menaçant.

— Il y a trois cents ans, articula froidement Junta, pour des phrases comme celles-ci, je vous aurais invité à faire une petite promenade en dehors de la ville afin de secouer la poussière de vos oreilles et de vous embrocher.

— Oui, oui, dit Vybegallo. Nous ne sommes pas au Portugal ici. Vous n’aimez pas les critiques. Il y a trois cents ans, je n’y serais pas allé de main morte, moi non plus, sale catholique !

J’étouffais de haine. Pourquoi Janus Polyeuctovitch se taisait-il ? Comment pouvait-il supporter tout cela ? J’entendis un bruit de pas. Roman entra, pâle, furieux ; en claquant dans ses doigts, il créa un double de Vybegallo qu’il secoua comme un prunier et dont il tira plusieurs fois la barbe avec volupté. Calmé, il détruisit le double et retourna dans le bureau.

— On d-devrait vous f-flanquer dehors, dit soudain Fédor Siméonovitch d’une voix tranquille. Vous êtes un personnage fort déplaisant à ce que je vois.

— Vous n’aimez pas qu’on vous critique, voilà, répondit Vybegallo.

Janus Polyeuctovitch ouvrit enfin la bouche. Il avait la voix égale et puissante d’un héros de Jack London.

— L’expérience, conformément à la demande d’Amvrossi Ambrouasovitch, aura lieu aujourd’hui à dix heures précises. Étant donné que l’expérience entraînera d’importants dégâts qui risqueront de provoquer des pertes humaines, je désire qu’elle se déroule dans le secteur le plus éloigné du terrain, à quinze kilomètres des limites de la ville. Je profite de l’occasion pour remercier à l’avance Roman Pétrovitch de son ingéniosité et de son courage.

Cette décision fut accueillie dans le silence. Janus Polyeuctovitch avait tout de même une étrange manière d’exprimer ses pensées. Mais à l’institut on se fiait à son jugement. Il y avait eu des précédents.

— Je vais faire venir un camion, dit tout à coup Roman. Il dut passer par le mur, car je ne le vis pas sortir.

Fédor Siméonovitch et Junta devaient sans doute hocher la tête en signe d’assentiment. Vybegallo s’écria :

— Vous avez raison, Janus Polyeuctovitch. Vous m’avez rappelé à temps la vigilance que nous avions perdue. A l’écart, à l’écart des regards étrangers. Mais je vais avoir besoin d’aide. L’incubateur est lourd, n’est-ce pas, cinq tonnes tout de même …

— Bien sûr, dit Janus. Prenez vos dispositions.

Il y eut un bruit de sièges remués, je finis à la hâte mon café.

Dans l’heure qui suivit, en compagnie de ceux qui restaient à l’institut, j’observai le chargement de l’incubateur, de stéréolunettes, de plaques de blindage et de zipounes[17] en cas de besoin. La neige avait cessé. La matinée était froide et claire.

Roman avait fait venir un camion chenillé. Alfred le vampire avait recruté des porteurs, les hécatonchires. Cottos et Gyès, heureux et excités, donnaient de leurs cent voix et retroussaient leurs multiples manches. Briarée les suivait en montrant son doigt foulé, se plaignait d’avoir les têtes qui tournent et de ne pas avoir fermé l’œil de la nuit. Cottos se chargea de l’incubateur, Gyès du reste. Briarée voyant qu’il n’avait rien à faire, décida de superviser les opérations en prodiguant conseils et avertissements. Il courait, ouvrait et fermait les portes, s’accroupissait pour mieux voir et criait : « Vas-y, tu peux y aller ! Prends plus à droite, tu vas accrocher ! » Finalement on lui marcha sur la main et il se retrouva coincé entre l’incubateur et le mur. Il éclata en sanglots. Alfred le ramena au vivarium.

Le camion fit son plein de passagers. Vybegallo grimpa dans la cabine du chauffeur. Il était très mécontent et demandait sans cesse l’heure. Le camion partit mais revint au bout de cinq minutes, on avait oublié les journalistes. Pendant qu’on allait les chercher, Cottos et Gyès firent une partie de boules de neige et cassèrent deux carreaux. Puis Gyès s’en prit à un ivrogne matinal qui criait : « Vous vous mettez à plusieurs, hein ? » On les sépara et Gyès fut hissé dans le camion. Il roulait des yeux et jurait en grec ancien. G. Pronitsatelny et B. Pitomnik arrivèrent, mal réveillés et frissonnants de froid. Le camion put enfin partir.

L’institut était désert. Ma montre marquait huit heures trente. Toute la ville dormait. J’aurais bien voulu accompagner les autres au champ de manœuvre, mais ce n’était pas possible. Je soupirai et commençai ma deuxième ronde. Bâillant, j’éteignis la lumière dans tous les corridors, puis je passai devant le laboratoire de Kornéev. Vitia ne s’intéressait pas aux expériences de Vybegallo. Il disait que les gens de son espèce devraient être livrés à Cristobal Junta en qualité de cobayes. Aussi n’était-il pas parti et fumait-il, assis sur le divan-translator, tout en bavardant avec Edik Amperian. Celui-ci, allongé sur le divan, regardait pensivement le plafond, un bonbon acidulé dans la bouche. Le poisson allait et venait avec entrain dans la baignoire posée sur la table.

— Bonne année, dis-je.

— Bonne année, répondit aimablement Edik.

— Tiens, Sacha va nous le dire, lui, proposa Kornéev. Sacha, y a-t-il vie, quand il n’y a pas de protéines ?

— Je ne sais pas, Je ne l’ai jamais vu.

— Qu’est-ce que ça veut dire, je ne l’ai jamais vu ? Le M-champ, tu ne l’as jamais vu non plus, ça ne t’empêche pas de calculer son intensité.

— Et alors ? dis-je. Je regardais le poisson. Il décrivait des cercles en se penchant dans les virages et on pouvait alors voir qu’il avait été vidé. — Vitia, tu y es tout de même arrivé ?

— Sacha ne veut pas entendre parler de vie sans protéines, dit Edik, et il a raison.

— On peut vivre sans protéines, mais lui, comment peut-il vivre sans entrailles ?

— Eh bien, le camarade Ampérian prétend qu’on ne peut pas vivre sans protéines, dit Vitia en faisant prendre à la fumée de sa cigarette la forme d’une spirale qui se promenait dans la pièce en contournant les objets.

— Je dis que la vie, c’est les protéines, objecta Edik.

— Je ne vois pas la différence, répliqua Vitia. Tu dis que s’il n’y a pas de protéines, il n’y a pas de vie.

— Oui.

— Et ça, qu’est-ce que c’est ? demanda Vitia en faisant un petit geste de la main.

Une répugnante créature qui ressemblait à la fois à un hérisson et à une araignée surgit à côté de la baignoire. Edik se leva et alla regarder.

— Bon. fit-il en se recouchant. Ce n’est pas vivant. C’est un être fantastique.

— Que te faut-il de plus ? demanda Vitia. Elle remue ? Oui. Elle se nourrit ? Oui. Elle peut se reproduire. Tu veux que je te montre ?

Edik se leva pour aller regarder. Le hérisson-araignée trépignait gauchement. Il donnait l’impression de vouloir partir dans toutes les directions à la fois.

— Le fantastique, ce n’est pas de la vie, déclara Edik. Le fantastique n’existe qu’autant qu’il existe une vie raisonnable. On peut même dire avec plus d’exactitude : pour autant qu’il existe des mages. Le fantastique est le résidu de l’activité des magiciens.

— Bon, dit Vitia.

Le hérisson-araignée disparut. Il fut remplacé par un petit Vitia Kornéev, copie exacte du vrai, mais grand comme la main, qui claqua dans ses petits doigts et créa un mini-double encore plus petit, qui à son tour, claqua des doigts. Un double, gros comme un stylo, surgit, puis un autre haut comme une boîte d’allumettes, puis un autre de la taille d’un dé à coudre.

— Ça suffit ? demanda Vitia. Chacun d’eux est un magicien. Et ils ne contiennent pas un atome de protéine.

— Ton exemple est mal choisi, dit Edik d’un ton compatissant. Premièrement, ils ne se distinguent pas fondamentalement d’une machine à programme. Deuxièmement, ils ne sont pas le produit d’une évolution, mais celui de ton art « protéinique ».

— Qu’est-ce que tu connais de l’évolution ? Regardez-moi ce Darwin ! Processus chimique ou activité consciente, quelle différence ? Tous tes aïeux n’ont pas été à base de protéines. Ton arrière-arrière-arrière-grand-mère était une molécule assez complexe, je suis prêt à le reconnaître, mais sûrement pas une molécule de protéine. Notre activité consciente n’est peut-être qu’un maillon de l’évolution. Nous ne sommes pas certains que le but de la nature soit de créer le camarade Ampérian. Son but est peut-être de créer un être fantastique par l’intermédiaire du camarade Ampérian. C’est possible.

— Je comprends, je comprends. Pour commencer, le protovirus, puis la protéine, puis le camarade Ampérian, et puis toute la planète se peuple d’êtres fantastiques.

— Précisément, dit Vitia.

— Et nous, devenus inutiles, nous disparaîtrons.

— Et pourquoi pas ?

— Je connais quelqu’un, dit Edik. Il affirme que l’homme n’est qu’un chaînon dont la nature a besoin pour achever le couronnement de la création : un verre de cognac et une rondelle de citron.

— Et pourquoi pas au fond ?

— Parce que je ne veux pas, déclara Edik. La nature a ses buts, moi, j’ai les miens.

— Anthropocentriste, lança Vitia avec dégoût.

— Oui, dit fièrement Edik.

— Je n’ai pas envie de discuter avec un anthropocentriste, déclara brutalement Kornéev.

— Alors, racontons des histoires drôles, proposa tranquillement Edik en se mettant un bonbon dans la bouche.

Les doubles de Vitia continuaient à travailler. Le plus petit avait la taille d’une fourmi. Pendant que j’écoutais le dialogue de l’anthropocentriste et du cosmocentriste, une idée m’était venue.

— Mes enfants, dis-je avec une feinte animation, pourquoi n’êtes-vous pas allés au terrain de manœuvre, hein ?

— Et pour quoi faire ? demanda Edik.

— C’est intéressant tout de même.

— Je ne vais jamais au cirque, affirma Edik. De plus : ubi nil vales, ibi nil velis.

— Tu veux parler de toi ? demanda Vitia.

— Non. C’était de Vybegallo.

— Mes enfants, dis-je, j’adore le cirque. Vos histoires drôles, peu importe où vous les raconterez ?…

— C’est-à-dire ? demanda Vitia.

— Remplacez-moi, j’irai faire un tour au terrain.

— Il fait froid, rappela Kornéev. Très froid. Plus Vybegallo.

— J’ai vraiment envie, c’est tellement mystérieux tout ça …

— On laisse partir cet enfant ? demanda Vitia à Edik.

Celui-ci fit oui de la tête.

— Allez, Privalov, fit Vitia. Cela vous coûtera quatre heures d’ordinateur.

— Deux, dis-je rapidement. Je m’attendais à quelque chose de ce genre.

— Cinq, dit Vitia.

— Disons trois. Je travaille tout le temps pour toi.

— Six, dit Vitia avec flegme.

— Vitia, intervint Edik, tu vas avoir du poil aux oreilles.

— Roux, ajoutai-je méchamment.

— D’accord, dit Vitia. Ce sera pour rien. Deux heures me suffiront.

Nous partîmes. Chemin faisant, ces grands maîtres se mirent à parler de je ne sais quelle cyclotation et je dus les interrompre pour leur demander de m’expédier au terrain de manœuvre. Je les ennuyais, et dans leur hâte de se débarrasser de moi, ils effectuèrent la translation avec une telle énergie que je n’eus pas le temps de m’habiller et fonçai dans la foule des spectateurs le dos tourné.

Sur le champ de manœuvre, tout était prêt. Le public s’abritait derrière des plaques de blindage. Vybegallo émergeait d’une tranchée fraîchement creusée et regardait dans une grande stéréolunette. Fédor Siméonovitch et Cristobal Junta échangeaient à voix basse des propos en latin. Janus Polyeuctovitch, enveloppé dans une longue pelisse, se tenait à l’écart et grattait la neige de sa badine. B. Pitomnik était accroupi près de la tranchée, le stylo à la main. G. Pronitsatelny, harnaché d’appareils de photo et de caméras, se frottait les joues et battait la semelle.

Le ciel était clair, la pleine lune pâlissait à l’ouest Les flèches d’une aurore boréale scintillaient faiblement parmi les étoiles. La neige étincelait, le grand cylindre de l’incubateur se voyait à cent mètres à la ronde.

Vybegallo s’arracha à sa stéréolunette, toussota et déclara :

— Camarades ! Ca-ma-ra-des ! Qu’observons-nous dans cette stéréolunette ? Dans cette stéréolunette, camarades, en proie à des sentiments complexes, mourant d’impatience, nous observons le dévissage automatique du couvercle. Écrivez, écrivez, dit-il à B. Pitomnik. Et avec des détails. Dévissage automatique, n’est-ce pas ? Dans quelques instants, nous aurons parmi nous l’homme idéal, le chevalier sans peur et sans reproche.

Je pus voir, à l’œil nu, le couvercle se dévisser et tomber sans bruit dans la neige. Un jet de vapeur jaillit et fusa jusqu’aux étoiles.

— Je donne des explications pour la presse, commença Vybegallo, mais un effroyable rugissement couvrit sa voix.

La terre trembla. Une énorme masse de neige monta dans le ciel. Les spectateurs tombèrent les uns sur les autres. Je fus renversé et sentis le sol se dérober sous moi. Le rugissement croissait d’intensité. Je me relevai en m’accrochant aux chenilles du camion, je vis le ciel tourner comme un calice gigantesque, les blindages vaciller dangereusement, les spectateurs s’enfuir dans la neige, tomber, se relever et se mettre à courir dans toutes les directions. Je vis Fédor Siméonovitch et Cristobal Junta, abrités sous la cloche irisée d’un champ de protection, reculer devant l’ouragan et essayer, les bras levés, de protéger la foule. Mais un tourbillon brisa la cloche dont les débris, pareils à des bulles de savon, furent emportés au loin. J’aperçus Janus Polyeuctovitch, qui, le dos au vent, solidement appuyé sur sa canne enfoncée dans le sol dénudé, consultait sa montre. Un nuage de vapeur dense, éclairé de rouge à l’intérieur, tournoyait à l’endroit où se trouvait l’incubateur. L’horizon basculait de plus en plus, nous avions l’impression de nous trouver au fond d’une énorme cruche. Puis tout à coup je vis Roman, dans son manteau vert prêt à s’envoler, debout près de l’épicentre de ce cauchemar cosmique. Il lança une grande bouteille dans la vapeur hurlante et tomba face contre terre en se protégeant de ses bras. Une affreuse figure de djinn, grimaçante de fureur, roulant des yeux terrifiants, sortit du nuage. La bouche ouverte dans un rire silencieux, le djinn déploya ses grandes oreilles velues. Une odeur de brûlé se répandit. Les murs transparents d’un magnifique palais s’élevèrent au-dessus du tourbillon de neige, tremblèrent et s’écroulèrent. Le djinn se métamorphosa en une langue de feu orange puis disparut dans le ciel. L’espace d’un instant tout fut calme. Puis l’horizon s’affaissa lourdement. Je fus projeté en l’air. Quand je repris mes esprits, j’étais assis à quelque distance du camion. La neige avait fondu. Les champs étaient noirs. A la place de l’incubateur, il y avait un grand trou d’où s’élevait une petite fumée blanche. L’air sentait le roussi.

Les spectateurs se relevèrent. Les visages étaient sales et déformés par la peur. Beaucoup, incapables d’articuler un mot, toussaient, crachaient et geignaient. Certains se retrouvèrent en vêtements de dessous.

Des murmures s’élevèrent, puis des exclamations.

— Où est mon pantalon ? Pourquoi n’ai-je plus de pantalon ? J’étais en pantalon ! — Camarades, personne n’a vu ma montre ? — Et la mienne ? La mienne aussi a disparu ! — Il me manque une dent en or ! On me l’avait mise cet été ! — Oh ! Et moi j’ai perdu ma bague ! Et mon bracelet ! Où est ce Vybegallo ? C’est scandaleux ! — Tant pis pour les montres et pour les dents ! Tout le monde est sain et sauf au moins ? Nous étions combien ? — Mais que s’est-il passé, au juste ? Une espèce d’explosion … un djinn … Et où est le géant de l’esprit ? — Où est Vybegallo ? — Vous avez vu l’horizon ? Tu sais à quoi ça ressemblait ?… — J’ai froid en petite chemise, passez-moi quelque chose … — Où est-il ce V-vybegallo ? Où est-il ce c-crétin ?

La terre remua et Vybegallo sortit de sa tranchée. Il n’avait plus ses bottes.

— Je m’explique pour la presse, fit-il d’une voix étouffée.

Mais on ne le laissa pas continuer. Magnus Redkine, venu spécialement voir ce qu’est le véritable bonheur, bondit en brandissant le poing et cria :

— C’est du charlatanisme ! Vous en répondrez ! Bouffon de foire ! Où est ma chapska ? Où est mon manteau ? Je me plaindrai ! Où est ma chapska, vous dis-je ?

— En totale conformité avec le programme, marmonna Vybegallo en jetant des regards autour de lui. Notre cher géant …

Fédor Siméonovitch s’avança sur lui.

— M-mon c-cher, enfouissez votre talent sous t-terre. Nous p-pourrions r-renforcer le s-service de d-défense m-magique grâce à vous ! Vos hommes id-déaux. on pourrait les lâcher sur les b-bases ennemies ! Pour semer l’ép-pouv-vante !

Vybegallo recula en s’abritant derrière la manche de son zipoune. Cristobal Junta s’approcha, le mesura du regard et sans rien dire, lui jeta son gant. Gian Giacomo, qui s’était fait à la hâte une apparence de costume élégant, cria de loin :

— C’est phénoménal, signori ! J’avais toujours nourri pour lui une certaine antipathie, mais je ne pouvais pas imaginer quelque chose de semblable …

G. Pronitsatelny et B. Pitomnik finirent pas réaliser la situation. Jusque-là, suspendus aux lèvres des interlocuteurs, souriant vaguement, ils avaient essayé de comprendre ce qui se passait. Puis ils se rendirent compte qu’on était loin d’une totale conformité avec le programme. G. Pronitsatelny s’avança d’un pas ferme vers Vybegallo et le touchant à l’épaule dit d’une voix métallique :

— Camarade professeur, où pourrais-je récupérer mes appareils ? Trois appareils de photo et une caméra.

— Et mon alliance, ajouta B. Pitomnik.

— Pardon, fit Vybegallo, très digne. On vous demandera quand on aura besoin de vous ! Attendez les explications.

Les journalistes ne surent que répondre. Vybegallo se détourna et se dirigea vers le cratère.

— Il y a de tout là-dedans, dit Roman qui se trouvait à proximité.

Le consommateur géant n’était plus dans le trou, mais tout le reste y était et bien d’autres choses encore ; des appareils de photo, des caméras, des portefeuilles, des manteaux, des bagues, des colliers, des pantalons et une dent en or. Il y avait les bottes de Vybegallo et la chapska de Magnus Redkine, et aussi mon sifflet de platine. Nous découvrîmes également deux Moskvitch, trois Volga, un coffre-fort de caisse d’épargne, un grand morceau de viande grillée, deux caisses de vodka, une caisse de bière et un lit de fer à boules chromées.

Enfilant ses bottes, Vybegallo déclara avec un sourire condescendant que les débats étaient ouverts. « Posez vos questions » dit-il. Mais le débat ne s’engagea pas. Magnus Redkine, furieux, appela la police. Le jeune Kovalev arriva en voiture. Nous dûmes tous nous porter témoins. L’officier de police essaya de retrouver les traces du criminel. Il mit la main sur un énorme dentier qui le plongea dans une profonde perplexité. Les journalistes qui avaient recouvré leur attirail et voyaient donc les choses sous un jour nouveau, écoutaient attentivement Vybegallo qui leur débitait des insanités. J’avais froid, je commençais à m’ennuyer.

— Rentrons, proposa Roman.

— Oui. Où as-tu trouvé ton djinn ?

— Je l’avais pris hier dans la réserve. Mais pour d’autres motifs.

— Que s’est-il passé ? Il a encore eu une indigestion ?

— Non, c’est Vybegallo qui est un idiot …

— Ça je comprends, Mais ce cataclysme ?

— Toujours les mêmes raisons, dit Roman. Je lui ai répété mille fois : « Vous programmez un superégocentrique. Il s’octroiera toutes les valeurs matérielles possibles, et puis, il renversera l’espace et arrêtera le temps ». Mais Vybegallo ne peut pas se mettre dans la tête qu’un véritable géant de l’esprit n’est pas tant un consommateur qu’un penseur, un homme doué de sensibilité.

— Tout cela est très clair,’continua-t-il quand nous nous fûmes posés devant l’institut. Dis-moi plutôt comment Janus Polyeuctovitch a pu savoir que tout se passerait comme ça et pas autrement ? Il avait tout prévu. Et les énormes dégâts, et que je saurais étouffer dans l’œuf le géant de l’esprit.

— C’est vrai, dis-je. Il t’a même exprimé sa reconnaissance. A l’avance.

— C’est bizarre, n’est-ce pas ? Il faudrait réfléchir à tout cela.

C’est ce que nous fîmes. Cela nous prit beaucoup de temps. Au printemps seulement et par hasard uniquement, nous réussîmes à débrouiller l’affaire.

Mais cela est une tout autre histoire.

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