TROISIÈME HISTOIRE. ET TOUT EST VANITÉ

Quand Dieu créa le temps, disent les Irlandais, Il en créa suffisamment.

H. Böll.

I

Quatre-vingt-trois pour cent des jours de l’année commencent de la même façon : le réveil sonne. Cette sonnerie s’immisce dans nos derniers rêves sous différentes formes. Moi, je crois entendre le crépitement d’un perforateur, la basse coléreuse de Fédor Siméonovitch ou le grincement des griffes d’un basilic qui s’amuse dans un thermostat.

Ce matin-là, je rêvais de Modeste Matvéievitch Kamnoiedov. Il était devenu directeur du centre de calcul et m’apprenait à travailler avec un Aldan.

— Modeste Matvéievitch, lui disais-je, tout ce que vous me conseillez, c’est du délire, voyons. Lui criait :

— Je vous p-r-rie de cesser ! Assez de far-r-r-iboles ! De calembr-r-redaines ! Je réalisai alors que ce n’était pas Kamnoiedov qui faisait ce bruit, mais mon réveil ( marque Droujba, onze jewels, décoré d’un petit éléphant à la trompe en l’air ). Tâtonnant à la recherche du réveil, je murmurai : « J’entends, j’entends. »

La fenêtre était grande ouverte, le ciel était très bleu, on était au printemps mais le froid était encore vif. Des pigeons se promenaient sur le rebord du toit. Trois mouches languissantes, les premières de l’année sans doute, tournaient autour du plafonnier. De temps en temps elles s’agitaient comme des folles. Deux d’entre elles se posèrent sur le globe, la troisième disparut. Je me réveillai tout à fait.

Je rejetai ma couverture et essayai de planer au-dessus du lit. Bien entendu, sans gymnastique matinale, sans douche, sans petit déjeuner, je ne valais pas grand-chose : le moment de réaction me rabattit sur le lit tandis que les ressorts gémissaient sous mon poids. Je me rappelai la soirée d’hier et mon humeur s’assombrit, parce que j’avais en perspective toute une journée sans travail. Hier, à onze heures du soir, Cristobal Junta était entré dans la salle d’électronique et comme toujours, s’était branché sur Aldan pour travailler au problème du sens de la vie. Au bout de cinq minutes, Aldan était tombé en panne. L’ordinateur était hors de service pour un bon moment, aussi, au lieu de travailler, devais-je, tel un parasite aux oreilles velues, errer sans but de service en service, me plaindre de mon sort et raconter des histoires drôles.

Renfrogné, je m’assis sur mon lit, et pour commencer, remplis mes poumons de prana mêlé à l’air froid du matin. J’attendis quelques instants que le prana fasse son effet tout en pensant, conformément aux instructions, à des choses gaies. Puis je rejetai l’air froid du matin et exécutai un ensemble de mouvements de gymnastique. Il paraît que la vieille école prescrivait des exercices de yoga, mais le yoga-complexe, tout comme le maya-complexe, aujourd’hui presque oublié, prenait quinze à vingt heures par jour. Depuis la nomination du nouveau président de l’Académie des sciences de l’U. R. S. S., les tenants de la vieille méthode avaient dû battre en retraite. Les jeunes chercheurs de l’institut étaient très heureux de rompre avec les vieille traditions.

Au cent quinzième saut, Vitia Kornéev, mon coturne, entra en voletant dans la chambre. Le matin, il était toujours en pleine forme et même d’humeur gracieuse. Il me tapa dans le dos avec sa serviette mouillée et se mit à virevolter en faisant les mouvements de la brasse. Ce faisant, il me racontait ses rêves et les interprétait selon Freud, selon Merlin et selon la fille Lenormand. Je fis ma toilette, et quand nous eûmes rangé la chambre, nous descendîmes à la cantine.

Nous prîmes place à notre table préférée, sous une grande affiche décolorée qui proclamait : « Hardiment, camarades ! Faites claquer vos mâchoires ! G. Flaubert. » Tout en mangeant notre kéfir, nous prêtâmes l’oreille aux potins locaux.

La nuit dernière, la traditionnelle assemblée de printemps, avait tenu ses assises sur le mont Chauve. Certains participants avaient eu une conduite déplorable. Viï et Homa Brutus s’étaient promenés bras dessus bras dessous dans les rues de la ville, importunant les passants, jurant à qui mieux mieux. Et puis Viï s’était marché sur la paupière gauche, furieux il avait boxé Brutus et renversé un kiosque à journaux. Conduits tous les deux au commissariat, ils avaient récolté quinze jours de prison pour scandale sur la voie publique.

Vassili le chat avait pris son congé de printemps, il allait se marier. Solovets verrait bientôt des petits chats parleurs affligés d’une mémoire défaillante.

Louis Sedlovoï, du service du Savoir Absolu, avait inventé une machine à remonter le temps et devait faire un exposé à ce sujet.

Vybegallo était revenu à l’institut, se vantant partout d’avoir été visité par une idée titanesque. « Le langage de nombreux singes, voyez-vous, rappelle le langage humain enregistré sur bande magnétique et repassé à l’envers, à grande vitesse. » Il avait donc enregistré des conversations de babouins, dans la réserve de Soukhoumi, et les avait écoutées en les passant à l’envers, sur petite vitesse. Le résultat, affirmait-il, était phénoménal. Il ne donnait pas plus de détails.

Au centre de calcul, Aldan était de nouveau en panne, mais ce n’était pas la faute de Privalov, c’était celle de Junta qui depuis quelque temps, par principe, ne s’intéressait qu’aux problèmes réputés insolubles.

Perun Markovitch Neounyvaï-Doubino, le vieux sorcier, avait pris son congé annuel pour cause de métamorphose.

Au service de l’Éternelle Jeunesse, le prototype de l’Homme Immortel s’était éteint après une longue et douloureuse maladie.

L’Académie des sciences avait alloué à l’institut une certaine somme destinée à l’amélioration de l’environnement. Avec cette somme, Modeste Matvéievitch se proposait d’entourer l’établissement d’une grille décorée de figures allégoriques et portant des vasques fleuries en haut des piliers. Dans l’arrière-cour, entre l’abri du transformateur et le réservoir de pétrole, il voulait creuser un bassin qui aurait un jet d’eau de neuf mètres. La section sportive lui avait demandé de l’argent pour faire un court de tennis, mais il avait refusé en disant qu’un bassin était indispensable à la réflexion scientifique et que le tennis n’était que gambades et moulinets.

Après le petit déjeuner, chacun rejoignit son laboratoire respectif. J’allai rôder du côté d’Aldan éventré sur lequel s’escrimaient les techniciens du service de Maintenance. Ils ne voulurent pas bavarder avec moi et me conseillèrent de façon peu amène d’aller m’occuper de mes affaires ailleurs. Je décidai de faire le tour des copains.

Vitia Kornéev me renvoya, disant que je l’empêchais de travailler. Roman faisait un cours à des stagiaires. Volodia Potchkine s’entretenait avec un journaliste. M’apercevant, il s’écria, tout réjoui : « Ah ! le voilà ! Faites connaissance, c’est lui qui dirige notre centre de calcul, il va vous dire … » Mais je fis très adroitement semblant d’être mon propre double et m’éclipsai après avoir semé l’effroi dans l’âme du journaliste. Chez Edik Ampérian on m’offrit des concombres ; une conversation très animée s’engagea sur les avantages qu’offre un point de vue gastronomique sur la vie, malheureusement une de leurs cucurbites explosa et ils m’oublièrent tout de suite.

Absolument désemparé, je m’en allai et croisai dans le corridor U-Janus qui me dit : « Bien. » Après un instant d’hésitation, il me demanda si nous n’avions pas bavardé ensemble la veille.

— Non, dis-je, je regrette, nous n’avons pas parlé. Il poursuivit son chemin et je l’entendis au bout du couloir poser la même question à Gian Giacomo.

Je finis par échouer chez les absolutistes. Le séminaire allait commencer. Les chercheurs, bâillant et se lissant précautionneusement les oreilles, prenaient place dans la petite salle de conférences. Le directeur du service, l’académicien Maurice-Johann-Lavrenti Poupkov-Zadny, grand maître de Toutes les Magies Blanche, Noire et Grise, qui présidait la séance, se tournait tranquillement les pouces et observait avec bonhomie la conférencier, très agité, qui, à l’aide de deux doubles grossièrement fabriqués, installait sur l’estrade un engin muni d’une selle et de pédales et qui rappelait ceux qu’utilisent pour maigrir les personnes souffrant de cellulite. Je m’installai dans un coin, sortis mon style et pris un air très intéressé.

— Hé bien, dit le grand maître, tout est-il prêt ?

— Oui, Maurice Johannovitch, répondit L. Sedlovoï. C’est prêt.

— Nous pourrions peut-être commencer alors ? Je ne vois pas Smogouli …

— Il est en mission, Johann Lavrentiévitch, dit-on dans la salle.

— Ah ! oui, en effet, je me souviens. Des recherches exponentielles ? Oui, oui … Bon. Aujourd’hui, Louis Ivanovitch va nous faire un petit exposé sur certains types possibles de machines à remonter le temps. C’est bien cela, Louis Ivanovitch ?

— Heu … A vrai dire … à vrai dire, j’aurais appelé mon exposé …

— Mais bien sûr. Donnez-nous le titre.

— Je vous remercie. Heu … Je l’appellerais ainsi : « Réalisabilité de machines pouvant se déplacer dans des espaces temporels de construction artificielle. »

— C’est très intéressant, approuva le grand maître. Mais je crois me souvenir qu’un de nos chercheurs, une fois déjà …

— Pardon, mais je voulais justement commencer par là.

— Ah ! oui … Je vous en prie, je vous en prie.

Au début, j’écoutai assez attentivement, avec intérêt même. Ces garçons s’occupaient de choses curieuses au plus haut point. Certains d’entre eux s’étaient attaqués au problème des déplacements dans le temps physique, sans résultat d’ailleurs. Quelqu’un dont j’ai oublié le nom, un vieux savant très connu, avait démontré, lui, qu’on peut transférer des corps matériels dans les mondes idéaux, c’est-à-dire dans les mondes créés par l’imagination humaine. En dehors de notre monde à nous, avec sa métrique de Riemann, son principe d’indétermination, son vacuum physique et son ivrogne de Brutus, il existe d’autres univers, bien vivants. Ce sont les mondes créés par l’imagination depuis le début de l’humanité. Le monde des représentations cosmologiques, par exemple, le monde des peintres, et même le monde, semi-abstrait, formé par des générations de musiciens.

Il y a quelques années, un disciple de ce savant avait fabriqué une machine sur laquelle il partit voyager dans le monde des représentations cosmologiques. Un contact télépathique unilatéral fut maintenu pendant quelque temps, et l’explorateur eut le temps de transmettre qu’il se trouvait au bord de la Terre plate, qu’il apercevait en contrebas la trompe d’un des trois éléphants qui la soutenait et qu’il avait l’intention de descendre jusqu’à la tortue. Depuis on était resté sans nouvelles de lui.

Louis Sedlovoï ne manquait pas de talent, mais il souffrait de séquelles paléolithiques au niveau de la conscience et se voyait contraint pour cette raison de se raser régulièrement les oreilles. Il avait construit une machine destinée aux voyages dans le temps décrit. D’après lui, le monde dans lequel vivent et agissent Anna Karénine, don Quichotte, Sherlock Holmes, Grigori Melekhov et même le capitaine Nemo existe réellement. Ce monde possède des caractéristiques et des propriétés fort curieuses, et les hommes qui le peuplent sont d’autant plus réels, individualisés et intéressants que la peinture qui en a été faite par les auteurs des œuvres correspondantes est passionnée, véridique et prestigieuse.

Tout cela me captivait, parce que Sedlovoï, pris par son sujet, était vivant et convaincant. Mais ensuite, se rendant compte que ce qu’il disait ne faisait pas très scientifique, il accrocha au mur des schémas et des graphiques, et se lança dans des explications très techniques et ennuyeuses où il était question de pignons coniques, de transmissions temporelles et de volant de pénétration. Je perdis très vite le fil de son discours et me mis à regarder l’assistance.

Le grand maître dormait majestueusement, de temps en temps, un mouvement réflexe soulevait son sourcil droit, comme si le possesseur avait réagi avec étonnement aux paroles du conférencier. Dans les rangs du fond, on jouait à la bataille navale fonctionnelle dans l’espace de Banach. Deux garçons de laboratoire prenaient consciencieusement des notes, le désespoir et la résignation la plus totale se peignaient sur leur visage. Quelqu’un fumait en cachette en rejetant la fumée entre ses genoux. Au premier rang, les grands maîtres et les bacheliers écoutaient attentivement, préparant questions et remarques. Certains souriaient ironiquement, d’autres semblaient perplexes Le patron de Sedlovoï hochait la tête d’un air approbateur. Je regardai par la fenêtre et ne vis qu’une affreuse bâtisse de brique et des gosses qui passaient en courant, des cannes à pêche à la main.

Puis Sedlovoï déclara qu’il avait achevé son introduction et qu’il aimerait faire une démonstration de sa machine.

— C’est intéressant, très intéressant, dit le grand maître, tiré de sa somnolence. — Alors ? C’est vous qui allez partir ?

— Voyez-vous, expliqua Sedlovoï, je préférerais rester ici pour donner des éclaircissement sur le déroulement du voyage. Quelqu’un parmi l’assistance, peut-être ?…

Les auditeurs se recroquevillèrent. Tout le monde devait se rappeler le sort mystérieux réservé à l’explorateur de la Terre plate. Un grand maître proposa d’envoyer un double. Sedlovoï dit que ce ne serait pas intéressant, parce que les doubles sont peu réceptifs aux excitations extérieures et sont de mauvais transmetteurs d’information.

— De quelle sorte d’excitations extérieures s’agit-il ? demanda quelqu’un dans les rangs du fond. Sedlovoï répondit : — Les excitations habituelles : visuelles, olfactives, tactiles et acoustiques. Alors le même, dans le fond, demanda quelles sortes de sensations tactiles prédomineraient. Sedlovoï écarta les bras et dit que cela dépendait du comportement du voyageur et des endroits où il se trouverait. « Ah !.. », fit-on dans les rangs de derrière, et plus personne ne posa de questions. Sedlovoï nous regardait d’un air déprimé. Chacun fuyait son regard tandis que le grand maître disait : — Allons ! Hé bien, les jeunes ! Alors ? Qui ? Je me levai et me dirigeai sans un mot vers la machine. Je ne supporte pas le spectacle d’un conférencier à l’agonie ; c’est pitoyable douloureux et gênant.

Dans le fond, des types me crièrent : — Sacha, qu’est-ce que tu fais ! Tu n’es pas fou ! Les yeux de Sedlovoï étincelèrent.

— Si vous le permettez, j’irai, dis-je.

— Mais je vous en prie, mais bien sûr ! balbutiait Sedlovoï qui me tirait vers l’engin en me tenant par le doigt.

— Un petit instant, dis-je en me dégageant délicatement. Ce sera long ?

— Mais comme vous voudrez ; Je ferai ce que vous me direz … Et puis c’est vous qui conduirez ! C’est très facile ! Il m’attrapa et m’entraîna vers la machine. — Ça, c’est le guidon. Ça, c’est la pédale d’embrayage sur la réalité. Ça, c’est le frein. Vous savez conduire ? Parfait ! Où voulez-vous aller, dans le passé ou dans l’avenir ?

— Dans l’avenir.

— Ah … fit-il, un peu déçu, me sembla-t-il. Dans le futur décrit … C’est-à-dire, les romans d’anticipation, les récits fantastiques. Oui, c’est intéressant aussi. Mais dites-vous bien que c’est un futur mathématiquement discret, il doit y avoir d’énormes vides temporels qu’aucun écrivain n’a comblés. D’ailleurs, ça n’a pas d’importance … Donc, vous appuyez deux fois sur cette touche. Une fois, maintenant, au départ, et la deuxième fois, quand vous voudrez rentrer. Vous comprenez ?

— Oui. Et si quelque chose se détraque ?

— Il n’y a absolument aucun danger. A la moindre anicroche, ne serait-ce qu’un grain de poussière entre les contacts, vous reviendrez immédiatement.

— De l’audace, jeune homme, dit le grand maître. Vous nous raconterez comment ça se passe dans le futur, ah ! ah ! ah !..

Je me hissai en selle sans regarder personne, car je me sentais ridicule.

— Appuyez, appuyez, chuchotait avec ardeur Sedlovoï. Je pressai la touche. C’était sans doute le démarreur. La machine tressauta, pétarada, puis se mit à vibrer régulièrement.

— L’arbre est courbé, murmura Louis avec dépit. Mais ça ne fait rien, rien du tout. Passez en première. Voilà, et maintenant lâchez les gaz !

C’est ce que je fis tout en appuyant en douceur sur la pédale. Le monde s’obscurcit. La dernière phrase que j’entendis fut cette tranquille question du grand maître : « Et comment allons-nous l’observer ?… » La salle de conférence disparut.

II

La seule différence entre le temps et n’importe laquelle des trois dimensions de l’espace, c’est que notre conscience se meut dans le temps.

H. G. Wells.

La machine partit en cahotant, je ne songeais qu’à me maintenir en selle, cramponné au guidon et serrant le cadre entre mes jambes. Du coin de l’œil, j’aperçus vaguement de somptueux édifices transparents, des plaines vert sombre, un astre froid dans un brouillard gris. Puis je me rendis compte que les secousses venaient de ce que j’avais lâché l’accélérateur. L’engin avançait par à-coups et heurtait sans cesse des ruines d’utopies de l’Antiquité et du Moyen Age. J’accélérai, l’allure devint régulière. Je pus enfin m’installer plus commodément et regarder autour de moi.

Un monde chimérique m’entourait. D’immenses constructions de marbre multicolore, décorées de colonnades, se dressaient parmi de petites maisons de type villageois. Il n’y avait pas de vent, pourtant les champs de blé ondulaient. De gros troupeaux transparents paissaient dans l’herbe, gardés par des pâtres à cheveux blancs assis sur des talus. Tous sans exception lisaient des livres et des manuscrits anciens. Puis deux personnages transparents prirent la pose et se mirent à parler. Ils étaient pieds nus, la tête couronnée, et vêtus de chitons plissés. L’un tenait dans la main droite une pelle, dans la main gauche, un rouleau de parchemin. L’autre s’appuyait sur une pioche et jouait distraitement avec une énorme écritoire d’airain suspendue à la ceinture. Ils parlaient à tour de rôle, et comme il me sembla au début, entre eux. Mais je compris très vite qu’ils s’adressaient à moi, bien qu’aucun ne regardât de mon côté. Je tendis l’oreille. Celui qui tenait une pelle, exposait d’une voix monotone les fondements de l’organisation politique du magnifique pays dont il était citoyen. Le régime était extraordinairement démocratique, il ne pouvait être question de la moindre coercition ( il insista à plusieurs reprises sur ce fait ), tous étaient riches et sans soucis, même le dernier des agriculteurs possédait au moins trois esclaves. Quand il s’arrêtait pour reprendre son souffle et s’humecter les lèvres, le porteur del’écritoire prenait la parole. Il se vantait d’avoir fait le passeur pendant trois heures, sans avoir demandé le moindre sou, il dédaignait l’argent ; pour l’instant, il allait se livrer au plaisir à l’ombre des sources.

Ils parlèrent longtemps, — plusieurs années à en juger au compteur de vitesse — puis ils disparurent brusquement et ce fut le vide. Un soleil immobile filtrait à travers les édifices de rêve. Soudain de lourds engins volants, munis de membranes alaires comme celles des ptérodactyles, passèrent lentement à petite hauteur. Au début, j’eus l’impression qu’ils étaient tous en feu, puis je m’aperçus que la fumée venait de grandes tuyères coniques. Ils me survolèrent en agitant péniblement leurs ailes, de la cendre tomba, quelqu’un lâcha une grosse bûche.

Des changements se produisaient dans les somptueux édifices qui m’entouraient. Il y avait toujours autant de colonnes, l’architecture était toujours aussi absurdement somptueuse, mais de nouveaux coloris se montraient, le marbre, à mon sens, avait été remplacé par un matériau plus moderne. Sur les toits, les statues aveugles avaient cédé la place à des objets miroitants qui ressemblaient à des antennes de radio-téléscope. Il y avait beaucoup plus de monde dans les rues, la circulation était intense. Les troupeaux et leurs pâtres avaient disparu, cependant les blés ondulaient toujours bien qu’il n’y eût toujours pas de vent. J’appuyai sur le frein et stoppai.

Regardant autour de moi, je compris que je me trouvais sur un trottoir roulant. Il y avait un monde fou, toutes sortes de gens très différents. Dans leur majorité, à vrai dire, ces gens étaient plutôt irréels, bien moins réels que les mécanismes puissants, complexes et presque silencieux qui les entouraient. Si bien que lorsqu’un de ces mécanismes accrochait par mégarde un passant, il n’y avait pas collision à proprement parler. Ces machines m’intéressaient peu, sûrement parce que sur le pare-chocs de chacune d’elles se tenait leur inventeur, inspiré jusqu’à en devenir translucide et qui expliquait en détail le mécanisme et la raison d’être de son enfant. Personne ne les écoutait, d’ailleurs ils ne semblaient s’adresser à personne en particulier.

Je préférais regarder les gens. J’aperçus de superbes gaillards en combinaison de pilote qui se promenaient bras dessus bras dessous, juraient et braillaient des chansons discordantes. Je rencontrais des personnages qui n’étaient vêtus qu’en partie ; par exemple, un chapeau vert et une veste rouge sur un corps nu ( rien d’autre ) ; ou bien des souliers jaunes et une cravate à fleurs ( sans pantalon, sans chemise ni même linge de corps ), d’élégantes chaussures enfilées sur des pieds nus. Les passants ne réagissaient pas, moi j’étais très gêné, et puis je me souvins que certains auteurs ont l’habitude d’écrire des phrases de ce genre : « La porte s’ouvrit, un homme élancé et musclé, en casquette et lunettes noires se montra dans l’encadrement. » Je croisais des hommes habillés complètement mais dont les costumes avaient une coupe un peu étrange, et par-ci, par-là, des hommes bronzés et barbus, vêtus de chlamydes d’un blanc immaculé, portant d’une main un collier de cheval ou une houe, de l’autre un chevalet ou un plumier. Ces gens en chlamyde semblaient affolés, ils s’écartaient devant les machines et jetaient des regards apeurés autour d’eux.

Exception faite du pépiement des inventeurs, il n’y avait guère de bruit. La plupart des gens étaient silencieux. A un tournant, deux jeunes garçons s’affairaient autour d’un engin mécanique. L’un disait d’un ton convaincu : « La pensée d’un constructeur ne peut pas stagner. C’est une loi d’évolution de la société. Nous l’inventerons. Nous l’inventerons sûrement. En dépit des bureaucrates du genre de Tchinouchine et des conservateurs comme Tverdolobov. » Son compagnon murmurait sans l’écouter : « J’ai trouvé comment employer des pneus inusables de fibre polystructurelle. Mais je ne sais pas encore comment utiliser le réacteur de génération à neutrons subthermiques. Micha, hé ! Micha ! comment faire pour le réacteur ? »

Regardant de plus près, je reconnus sans peine une bicyclette.

Le trottoir roulant me conduisit sur une immense place. Une foule très dense entourait des engins cosmiques de types variés. Je descendis du trottoir et poussai ma machine. Au début, je ne compris pas ce qui se passait ; des jeunes gens bouclés au tein vermeil, aux prises avec des mèches rebelles qui retombaient tout le temps sur leur front, récitaient des vers d’un air pénétré. Les poésies étaient soit connues, soit mauvaises, mais de nombreux auditeurs versaient des larmes, rares chez les hommes, brûlantes chez les femmes, pures chez les enfants. Des hommes au visage austère s’étreignaient avec force, et, les maxillaires contractés, s’envoyaient des claques dans le dos. Comme beaucoup n’étaient pas habillés, ces claques sonnaient comme des applaudissements. Deux lieutenants au regard las mais bon, traînaient un homme élégamment vêtu, les mains liées dans le dos. Le prisonnier se débattait et criait quelque chose en mauvais anglais. Il donnait tous ses complices et racontait comment et pour qui il avait posé une bombe dans le moteur d’un stelloplane. Quelques gamins, qui avaient sur eux les œuvres de Shakespeare, se faufilaient avec des mines de voleur vers l’astroplane le plus proche. Personne ne les remarquait.

Je compris que j’assistais à des adieux. C’était quelque chose comme une mobilisation générale. D’après les discours et les conversations, je me rendis compte que les hommes s’en allaient dans le cosmos, qui sur Vénus, qui sur Mars ; certains, le regard déjà ailleurs, se préparaient à partir pour d’autres planètes et même pour le centre de la Voie lactée. Les femmes restaient. Un grand nombre attendaient leur tour de pénétrer dans une grande et vilaine bâtisse que certains appelaient Panthéon et d’autres Refrigerator. Je me dis que j’étais arrivé à temps. Une heure plus tard, il ne serait resté dans cette ville que des femmes surgelées pour des milliers d’années. Puis mon attention fut attirée par un haut mur gris qui fermait la place à l’ouest et d’où s’élevaient des volutes de fumée noire.

— Qu’y a-t-il là-bas ? demandai-je à une jolie femme qui se dirigeait, tout abattue vers le Panthéon-Réfrigerator.

— Le Mur de Fer, répondit-elle sans s’arrêter.

L’ennui me gagnait. Toute l’assistance pleurait, les orateurs étaient aphones. A côté de moi, un jeune homme en combinaison de pilote bleue et une jeune fille en robe rose se disaient adieu. La jeune fille murmurait d’une voix monotone : « Je voudrais être une poussière astrale, le nuage cosmique qui étreindra ton vaisseau … » Le garçon l’écoutait. Puis des fanfares retentirent, mes nerfs n’y tinrent pas, je sautai en selle et démarrai. J’eus le temps de voir s’envoler en rugissant des stelloplanes, des planétosphères, des astronefs, des ionoptères, des photonoplanes et des astromates. Puis un brouillard phosphorescent recouvrit tout à l’exception du mur gris.

Après l’an deux mille, je tombai sur de grandes lacunes temporelles. Je traversais un temps privé de substance. Il faisait sombre dans ces périodes, par moments seulement, de brusques explosions fulguraient, des lueurs d’incendie s’allumaient derrière le mur. Quand un paysage urbain réapparaissait, les maisons étaient à chaque fois plus hautes, les coupoles plus transparentes ; sur les places, les stelloplanes étaient de moins en moins nombreux.

J’effectuai mon deuxième arrêt quand je vis une place vide d’engins cosmiques. Les trottoirs roulaient. Il n’y avait plus de bruyants pilotes en combinaison. Personne ne disait de gros mots. Des gens incolores, habillés soit bizarrement, soit modestement, se promenaient par groupes de deux ou trois. Autant que je pusse comprendre, les conversations avaient un tour scientifique. On se préparait à faire revivre quelqu’un, et un professeur de médecine, un intellectuel taillé en athlète, vêtu de son seul gilet, expliquait le procédé de réanimation à une grande perche de biophysicien, qu’il présentait aux passants comme l’auteur, l’initiateur et le principal exécutant de cette entreprise. Un peu plus loin, il était question d’un trou à creuser d’une extrémité à l’autre de la Terre. Le projet était débattu en pleine rue, on dessinait les plans à la craie, sur les murs et sur les trottoirs. J’écoutai, mais c’était tellement ennuyeux, assaisonné de surcroît d’attaques contre un conservateur inconnu de moi, que je mis la machine sur mes épaules et partis. Je ne m’étonnai point que la discussion du projet cessât aussitôt et que chacun se mît au travail. Mais dès que je m’arrêtai, un citoyen de profession mal définie ouvrit la bouche. De but en blanc, il entama un laïus sur la musique. Des auditeurs accoururent ; suspendus à ses lèvres, ils posaient des questions qui témoignaient d’une ignorance crasse. Tout à coup, un homme arriva en poussant des cris. Il était poursuivi par une mécanique en forme d’araignée. Je crus comprendre qu’il était traqué par un robot à quateurs trigènes qui s’était détraqué et … « Aïe ! aïe ! aïe ! il va me déchiqueter !.. » Personne ne parut s’émouvoir. On ne devait pas croire à la révolte des robots.

Deux engins en forme d’araignée, un peu plus petits et d’allure moins menaçante, débouchèrent d’une rue. Sans que j’aie eu le temps de faire ouf, l’un d’eux me cira mes chaussures, l’autre me lava et me repassa mon mouchoir. Un grand camion-citerne chenillé, aux multiples clignotants, m’aspergea de parfum. Je me préparais à partir quand, dans un bruit de tonnerre, une énorme fusée toute rouillée atterrit sur la place. Des exclamations montèrent de la foule.

— C’est l’Étoile de Rêve !

— Oui, c’est elle !

— Mais bien sûr ! Il y a deux cent dix-huit ans qu’elle est partie, tout le monde l’avait oubliée, mais grâce à la contraction einsteinienne du temps, due à des vitesses inférieures à celle de la lumière, l’équipage n’a vieilli que de deux ans !

— Grâce à quoi ? Ah ! Einstein … Oui, oui, je me rappelle. J’ai vu ça à l’école, en dixième …

Un homme, borgne, manchot et unijambiste, s’extirpa à grand peine de la cabine spatiale.

— C’est la Terre ? demanda-t-il d’une voix irritée.

— Oui ! Oui ! répondit-on dans la foule. Des sourires s’épanouirent sur les visages.

— Dieu soit loué ! dit le cosmonaute. Les gens échangèrent des regards comme s’ils ne comprenaient pas ou feignaient de ne pas comprendre.

Le pilote éclopé prit une pose spectaculaire et se lança dans un discours. Il invitait toute l’humanité à s’envoler vers la planète Hoch-ni-Hoch du système de l’étoile Eoella, dans le Petit Nuage de Magellan, pour aller libérer ses frères de raison gémissant ( c’est le mot qu’il employa ) sous le joug d’un cruel dictateur cybernétique. Un rugissement étouffa sa voix. Deux fusées, Touillées elles aussi, se posèrent sur le sol. Des femmes couvertes de givre sortirent en courant du Panthéon-Refrigerator. Une bousculade s’ensuivit. Je compris que j’étais tombé dans une époque de retours et j’appuyai au plus vite sur la pédale. La ville disparut. Il ne resta que le mur derrière lequel, avec une monotonie accablante, rougeoyaient des incendies. C’était un spectacle étrange : le désert absolu et ce mur, à l’ouest. Une vive lumière jaillit enfin et je m’arrêtai immédiatement.

J’avais autour de moi un pays florissant mais vide d’habitants. Les blés ondulaient. De gras troupeaux paissaient, mais on ne voyait pas de pâtres érudits. A l’horizon, des coupoles transparentes, des viaducs, des échangeurs en spirale profilaient leurs structures argentées. Le mur était toujours là.

Quelqu’un me toucha le genou et je tressaillis. Je vis un petit garçon aux yeux brillants profondément enfoncés.

— Que veux-tu, petit ? lui demandais-je.

— Ton appareil est en panne ? dit-il d’une voix mélodieuse.

— On doit vouvoyer les grandes personnes, dis-je, très moralisateur.

Il s’étonna beaucoup puis son visage s’éclaircit.

— Ah ! oui, je me rappelle … Si mes souvenirs sont bons, tel était l’usage à l’époque de la Politesse Obligatoire. Si donc le tutoiement ne s’harmonise pas avec ton rythme affectif, je suis prêt à me satisfaire d’une tournure de phrase accordée au tien.

Je ne trouvai rien à lui répondre, alors il s’accroupit devant ma machine, l’effleura en divers endroits et prononça quelques mots que je ne compris absolument pas. C’était un brave petit gosse, très bien tenu, très bien élevé, mais il me parut vraiment sérieux pour son âge.

Il y eut un craquement assourdissant derrière le mur, nous nous retournâmes d’un même mouvement. Je vis une affreuse patte couverte d’écailles agripper de ses huit doigts la crête du mur, puis lâcher prise et disparaître.

— Écoute, petit. Qu’est-ce que c’est que ce mur ?

Il me fixa de son regard sérieux et timide.

— C’est le Mur de Fer. — Malheureusement, j’ignore l’étymologie de ces deux mots, mais je sais que ce mur sépare deux mondes : le monde de l’Imagination Humaniste et le monde de la Peur du Futur. — Il ajouta : J’ignore également l’étymologie du mot « peur ».

— C’est curieux. On ne peut pas regarder ? Qu’est-ce que c’est, ce monde de la Peur ?

— On peut naturellement. Voilà une embrasure de communication. Satisfais ta curiosité.

L’embrasure avait l’aspect d’une petite voûte, fermée par une porte blindée. Je m’approchai et soulevai le loquet en hésitant un peu. Le petit garçon me dit :

— Je dois te prévenir : s’il t’arrive quelque chose, tu devras comparaître devant le Conseil Réuni des Cent Quarante Mondes.

J’entrouvis la porte. Paf ! Boum ! Aïe ! Touc ! Touc ! Touc ! Mes cinq sens furent tous attaqués à la fois. Je vis une jolie blonde, toute nue, qui avait entre les omoplates un tatouage inconvenant. Armée de deux pistolets automatiques, elle tirait sur un vilain brun, très laid, d’où jaillissaient des éclaboussures rouges, chaque fois qu’elle le touchait. J’entendis un fracas d’explosions et des hurlements de monstres. Je sentis l’indicible puanteur que dégage la viande sans protéines pourrie. Le souffle brûlant d’une explosion atomique toute proche passa sur mon visage, je sentis sur la langue un goût répugnant de protoplasma. Je reculai et refermai si précipitamment la porte que je faillis me coincer la tête. L’air me parut doux, le monde magnifique. Le petit garçon avait disparu. Je demeurai quelque temps immobile, occupé à reprendre mes esprits, puis je me dis que le môme était peut-être allé se plaindre à son Conseil Réuni et je courus à la machine.

De nouveau, la pénombre d’un temps aspatial m’enveloppa. Je ne pouvais détacher mes yeux du Mur de Fer, j’étais dévoré de curiosité. Pour ne pas perdre de temps, je parcourus d’un trait un million d’années. Des bouquets de champignons atomiques montaient dans le ciel, de l’autre côté du mur. Je me réjouis quand la lumière jaillit de nouveau, mais quand je me fus arrêté je poussai un cri de désappointement.

L’imposant Panthéon-Refrigerator se dressait à proximité. Un stelloplane sphérique rouillé descendait du ciel. L’endroit était désert, les blés ondulaient. La sphère se posa. Le pilote en combinaison bleue en sortit ; la jeune fille en rose, couverte d’escarres, se montra sur le seuil du Panthéon. Ils se dirigèrent l’un vers l’autre et se prirent par la main. Gêné, je détournai les yeux. Le pilote bleu et la jeune fille rose commencèrent à parler.

Je descendis de ma machine pour me dégourdir les jambes et m’aperçus alors que le ciel au-dessus du mur était d’une pureté inhabituelle. On n’entendait ni bruit d’explosions ni crépitement d’armes à feu. Enhardi, je me dirigeai vers l’embrasure de communication.

De l’autre côté du mur s’étendait un champ absolument plat, coupé en deux par un profond fossé. A gauche du fossé, il n’y avait pas âme qui vive, le champ était parsemé de petites coupoles métalliques à ras du sol. A droite, au fond de l’horizon, des cavaliers caracolaient. Je vis aussi un homme en armure, à la peau sombre, assis au bord du fossé, les jambes pendantes. Une sorte de mitraillette à très gros canon pendait sur sa poitrine. L’homme mâchait lentement, crachait à tout instant et me regardait sans manifester beaucoup d’intérêt. Tout en tenant la porte, je l’observais sans oser engager la conversation. Il avait l’air vraiment bizarre. Un peu sauvage. Dieu sait qui ça pouvait être.

Il sortit une bouteille plate de son armure, la déboucha avec les dents, but au goulot, cracha dans le fossé et dit d’une voix enrouée :

— Hello ! You from that side ?

— Oui, répondis-je. C’est-à-dire, yes.

— And how is it gowing on out side ?

— So, so. And how is it gowing on here ?

— It is O. K., dit-il flegmatiquement.

Au bout d’un certain temps, je lui demandai ce qu’il faisait ici. Au début il se montra réticent, puis il bavarda. Il me dit qu’à gauche du fossé, l’humanité vivait ses derniers jours sous la botte de robots cruels. Les robots étaient devenus plus intelligents que les hommes, s’étaient emparés du pouvoir, jouissaient de tous les agréments de la vie et avaient relégué les hommes sous terre, et là, les malheureux travaillaient à la chaîne. A droite du fossé, sur le territoire qu’il gardait, les hommes avaient été réduits en esclavage par des êtres venus d’une planète voisine. Eux aussi s’étaient emparés du pouvoir, avaient imposé un régime féodal et usaient pleinement du droit de cuissage. Ils menaient la belle vie, et les hommes qui étaient dans leurs bonnes grâces récoltaient quelques faveurs par-ci, par-là. A vingt milles d’ici, dans la direction du fossé, se trouvait un pays où les hommes avaient été réduits en esclavage par des créatures, débarquées d’Altaïr, des virus doués de raison qui envahissaient le corps de l’homme et l’obligeaient à se soumettre à leur volonté. Encore plus loin à l’ouest, il y avait une grande colonie de la Fédération Galactique. Les hommes, là aussi, étaient réduits en esclavage, mais leur vie était supportable, parce que son excellence le gouverneur général les engraissait pour la boucherie et enrôlait certains d’entre eux dans la garde personnelle de A-u 3 562, Sa Majesté l’empereur de Galaxie. Il existait aussi des régions colonisées par des parasites, par des plantes, par des minéraux doués de raison. Et enfin, au-delà des montagnes, s’étendaient des terres colonisées par des êtres au sujet desquels on racontait des histoires invraisemblables …

Il s’interrompit lorsque des soucoupes volantes passèrent au-dessus de nous en lâchant des bombes qui faisaient des loopings. « Ça recommence … », grogna l’homme. — Il se mit à plat ventre, leva sa mitraillette et ouvrit le feu sur les cavaliers qui cavalcadaient dans le lointain. Je reculai, fermai la porte et, le dos au mur, écoutai les bombes siffler, hurler et gronder. Le pilote en bleu et la fille en rose, sur les marches du Panthéon, ne se décidaient pas à conclure leur dialogue. Je regardai prudemment par la porte : les globes de feu des explosions grossissaient lentement au-dessus de la plaine. Les cloches métalliques se soulevaient l’une après l’autre, il en sortait des hommes barbus, pâles, déguenillés, tenant des leviers à la main. Des cavaliers en armure sabraient mon interlocuteur de tout à l’heure qui criait et se protégeait avec sa mitraillette …

Je fermai la porte et abaissai soigneusement le loquet.

Je me remis en selle. J’avais envie de parcourir des millions d’années encore, de voir la Terre agonisante décrite par Wells, mais quelque chose s’était détraqué dans ma machine, l’embrayage ne marchait pas. J’appuyai une fois, deux fois, puis une troisième fois de toutes mes forces, j’entendis une détonation, les blés mouvants se dressèrent, j’eus l’impression de me réveiller. J’étais assis sur l’estrade de la petite salle de conférences. Des regards admiratifs étaient posés sur moi.

— Que se passe-t-il avec l’embrayage ? demandai-je. en cherchant du regard la machine, disparue. J’étais revenu seul.

— Ça ne fait rien ! s’écria Louis Sedlovoï. Je vous remercie infiniment. Vous m’avez rendu un fier service … C’était vraiment intéressant, n’est-ce pas, camarades ?

L’auditoire fit entendre un murmure d’assentiment.

— Mais j’ai déjà lu tout ça quelque part, fit d’un ton sceptique l’un des grands maîtres du premier rang.

— Mais voyons ! Mais bien sûr, voyons ! dit Louis. Puisqu’il a voyagé dans un avenir décrit !

— C’était plutôt maigre comme aventures … dirent, dans le fond, les amateurs de bataille navale. Des parlotes, rien que des parlotes …

— Là alors, je n’y suis pour rien … répliqua Sedlovoï, très ferme.

— Comme parlotes, ça se pose là, déclarai-je en descendant de l’estrade. Je me rappelai mon interlocuteur à peau sombre, haché menu et je me sentis mal à l’aise.

— Non, pourquoi … intervint un bachelier. Il y a eu des moments intéressants. Cet engin, vous vous rappelez, à quateurs trigènes … Vous savez, c’est …

— Alors ? dit Poupkov-Zadny, j’ai l’impression que le débat est engagé. Quelqu’un a-t-il des questions à poser à l’orateur ?

Le bachelier posa immédiatement une question sur la transmission temporelle ( le coefficient d’élargissement du volume l’intéressait, voyez-vous ça ) et je m’éclipsai discrètement.

J’éprouvais une sensation bizarre. Tout me paraissait solide, consistant, substantiel. Quand les gens passaient, j’entendais craquer leurs chaussures, je sentais l’air qu’ils déplaçaient en marchant. Tous étaient avares de leurs paroles, tous travaillaient, tous pensaient, personne ne pérorait, ne récitait de vers, ne prononçait des discours pathétiques. Tous savaient qu’un laboratoire est une chose et qu’une tribune d’orateur en est une autre. Quand je croisai Vybegallo dans ses bottes de feutre, je ressentis pour lui comme un élan de sympathie, parce qu’il avait dans la barbe de la bouillie, qu’il se curait les dents avec un long clou et qu’il ne me salua pas. C’était un malotru bien vivant, visible et tangible, il ne faisait pas de grands gestes, il ne prenait pas de poses solennelles.

J’allai chez Roman, car j’avais très envie de lui raconter mes aventures. Roman, le menton dans la main, debout devant la table de laboratoire, regardait un petit perroquet vert. Le perroquet était mort, ses yeux étaient voilés d’une pellicule blanchâtre.

— Que lui est-il arrivé ? demandai-je.

— Je ne sais pas. Il est mort comme tu vois.

— Où l’as-tu trouvé ?

— Je suis étonné moi-même, dit Roman.

— Il est peut-être faux ? suggérai-je.

— Mais non, c’est bel et bien un perroquet.

— Vitia a dû s’asseoir une fois de plus sur l’oumklaïdet.

Nous nous penchâmes sur le perroquet pour l’examiner. Une de ses pattes était baguée.

— Photon, lut Roman. — Et des chiffres … Dix-neuf zéro cinq soixante-treize.

— Bien, fit une voix familière.

Nous nous retournâmes.

— Bonjour, dit U-Janus en s’approchant de la table. Il sortait de son laboratoire situé au fond de la pièce. L’expression de son visage était triste et fatiguée.

— Bonjour, Janus Polyeuctovitch, répondîmes-nous d’une seule voix avec toute la déférence possible.

Janus regarda le perroquet et dit : « Bien. » Il prit l’oiseau, très délicatement, très tendrement, caressa son aigrette rouge vif et murmura :

— Hé bien, que t’est-il arrivé, petit Photon ?

Il voulut ajouter quelque chose, mais il se tut après un bref regard dans notre direction. D’un pas lent de vieillard, il alla à un four électrique, ouvrit la porte et jeta le petit corps vert.

— Roman Pétrovitch. Ayez la bonté de l’allumer, s’il vous plaît.

Roman s’exécuta. Il avait l’air de quelqu’un qu’une idée insolite vient de frapper. U-Janus, la tête penchée, attendit quelques instants, puis il ramassa soigneusement la cendre chaude et, ouvrant la fenêtre, dispersa au vent les restes de l’oiseau. Avant de partir, il dit à Roman qu’il désirait le voir dans son bureau d’ici une demi-heure.

— C’est bizarre, murmura Roman en le suivant des yeux.

— Qu’est-ce qui est bizarre ?

— Tout est bizarre.

Moi aussi, je trouvais étrange la présence de ce perroquet vert que Janus Polyeuctovitch avait l’air de si bien connaître, cette crémation, ces cendres jetées au vent, mais je brûlais de l’envie de raconter mon voyage dans le futur décrit. Roman écoutait, distrait, le regard ailleurs, hochant la tête à contretemps. Soudain, il me dit : « Continue, continue, j’écoute … », se pencha pour prendre la corbeille à papier qui était sous la table et se mit à fouiller dans les paperasses et les morceaux de bande magnétique. Quand j’eus terminé mon récit, il me demanda :

— Ce Sedlovoï, il n’a pas essayé de voyager dans le présent décrit ? A mon avis, ce serait beaucoup plus amusant.

Pendant que je méditais cette suggestion et appréciais l’humour de Roman, celui-ci renversa le contenu de la corbeille par terre.

— Qu’y a-t-il ? Tu as perdu le brouillon de ta thèse ?

— Tu comprends, Sacha, dit-il en me regardant d’un air absent, c’est vraiment étonnant. Hier, j’ai nettoyé le four et j’y ai trouvé une plume verte à demi calcinée. Je l’ai jetée dans la corbeille et elle n’est plus là.

— Quelle plume ?

— Tu comprends, les oiseaux verts sont très rares sous nos latitudes. Le perroquet qu’on vient de brûler était vert.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? La plume, tu l’as trouvée hier.

— C’est bien ça le hic, dit Roman en remettant les saletés dans la corbeille.

III

Les vers ne sont pas naturels, personne ne parle en vers … Ne vous abaissez jamais jusqu’à la poésie, mon garçon.

Ch. Dickens.

Le lendemain matin, quand j’entrai dans la salle d’électronique, Aldan n’était toujours pas réparé. Les techniciens, assis par terre, furieux de n’avoir pas dormi, vouaient Cristobal Junta à tous les diables. Ils le traitaient de Scythe, de Barbare, de Hun qui aurait jeté son dévolu sur la cybernétique. Leur désespoir était si grand qu’ils écoutèrent mes conseils et essayèrent de les suivre. Mais quand leur patron arriva, ils m’éloignèrent tout de suite de l’ordinateur. Je m’installai à mon bureau et observai Sabaoth Baalovitch Un aux prises avec la machine.

Il était très vieux, mais solide et vigoureux. Il avait le teint hâlé, sa calvitie brillait, ses joues étaient soigneusement rasées. Son costume de tussor blanc était impeccable. Nous éprouvions tous de la vénération pour lui. Je l’avais entendu un jour admonester Modeste Matviéievitch, et le terrible administrateur, respectueusement incliné, répétait : « Oui. C’est de ma faute ? Cela ne se reproduira plus … » Une énergie monstrueuse émanait de toute sa personne. Nous avions remarqué qu’en sa présence les montres avançaient et que les pistes des particules élémentaires, déformées par un champ magnétique, se redressaient. Mais il n’était pas magicien. Magicien en exercice tout au moins. Il ne passait plus les murailles, ne translatait personne et ne se fabriquait jamais de doubles bien qu’il travaillât énormément. Directeur du service de Maintenance, il connaissait dans leurs moindres détails tous les appareils de l’institut. Il était aussi ingénieur-conseil de l’usine de Technique Magique de Kitejgrad. De plus, il s’occupait de toutes sortes de choses fort éloignées de sa profession.

Je n’avais appris son histoire que tout récemment. Aux premiers temps du monde, Sabaoth Baalovitch Un avait été le grand mage de l’univers. Cristobal Junta et Gian Giacomo étaient les disciples de ses disciples. En son nom, on chassait les esprits malfaisants. En son nom, on cachetait les bouteilles de djinns. Le roi Salomon lui avait écrit des lettres enthousiastes et avait érigé des temples en son honneur. Il paraissait tout puissant, et vers le milieu du xvie siècle, il l’était devenu. En trouvant la solution numérique de l’équation intégro-différentielle de la Perfection Suprême, posée par je ne sais quel titan avant la période glaciaire, il avait acquis la possibilité d’accomplir n’importe quel prodige. Chaque mage a ses limites. Certains ne sont pas capables de réduire la végétation des oreilles. D’autres maîtrisent parfaitement la loi généralisée de Lomonossov-Lavoisier, mais sont impuissants devant le deuxième principe de thermodynamique. D’autres, — ils sont très peu nombreux — peuvent arrêter le temps, mais uniquement dans l’espace riemannien et ce pour une brève durée. Sabaoth Baalovitch était tout-puissant. Il pouvait tout. Et il ne pouvait rien. Parce que la condition limite de l’équation de la Perfection était que le prodige ne fît de tort à personne. A aucun être raisonnable. Ni sur terre ni dans une autre partie de l’univers. Or personne, pas même Sabaoth Baalovitch, ne pouvait imaginer un pareil prodige. Sabaoth Baalovitch abandonna pour toujours la magie et devint le directeur du service de Maintenance de l’institut.

Sa venue au laboratoire arrangea tout. Les mouvements devinrent rationnels, les plaisanteries acerbes s’arrêtèrent. Je pris un dossier et me préparais à travailler quand Stella, le mignonne sorcière aux yeux gris, stagiaire chez Vybegallo, vint me chercher pour préparer le prochain journal mural. Stella et moi faisions partie du comité de rédaction, nous composions les poésies satiriques, les fables et les légendes des caricatures. De plus, c’était moi qui dessinais la boîte aux idées vers laquelle volent des lettres ailées. En principe, le dessinateur du journal était mon homonyme, Alexandre Ivanovitch Drozd, opérateur de cinéma, entré à l’institut par je ne sais quelle voie. Mais il était plutôt spécialisé dans les titres. Le rédacteur en chef était Roman Oïra-Oïra, le rédacteur-adjoint Volodia Potchkine.

— Sacha, dit Stella en me fixant de ses honnêtes yeux gris, viens.

— Où ( Je savais très bien où. )

— Faire le journal.

— Pourquoi ?

— Roman te le demande instamment, parce que Cerbère aboie. Il ne reste que deux jours et rien n’est prêt.

Cerbère Psoiévitch Diomine, le chef du personnel, était le tuteur et le censeur de notre journal.

— Écoute, on le fera demain, d’accord ?

— Demain, je ne peux pas, dit Stella. Demain je pars pour Soukhoumi. Enregistrer des babouins. Vybegallo dit qu’il faut enregistrer le chef. Il a peur d’en approcher parce que le singe le jalouse. Allez, viens, Sacha.

Je so.upirai, rangeai mes papiers et suivis Stella, parce que, seul, j’étais incapable de faire des vers. C’était toujours elle qui trouvait le premier vers et l’idée directrice. En poésie, c’est l’essentiel, il me semble.

— Où va-t-on ? demandai-je. Au comité local ?

— C’est occupé. Alfred se fait passer un savon. Pour le thé. Mais Roman veut bien qu’on aille chez lui.

— Il faut parler de quoi ? Des douches encore ?

— Oui, de ça aussi. Des douches, du mont Chauve. Il faut stigmatiser Homa Brutus.

— Brutus Homa est un goujat.

— Toi aussi, Brutus, dit Stella.

— Ça c’est une idée. Il faudra la développer.

Dans le laboratoire de Roman, le journal, une grande feuille de papier Whatman absolument vierge, était étalé sur la table. A côté, parmi les pots de gouache, les pulvérisateurs et les textes, il y avait Alexandre Drozd, la cigarette aux lèvres. Sa chemise, ouverte comme toujours, laissait voir son ventre poilu et rebondi.

— Bonjour, dis-je.

— Salut, répondit Drozd tout en tournant les boutons de son transistor.

— Alors, qu’est-ce que vous avez là-dedans ? dis-je en ramassant pêle-mêle les papiers.

Les articles n’étaient pas très nombreux. Il y avait l’éditorial qui s’intitulait : « Préparons ce jour de fête ». Une note de Cerbère Psoiévitch, « Résultats de l’analyse de l’état d’exécution des ordres de la direction sur la discipline du travail pendant la fin du premier trimestre et le début du second ». Un article du professeur Vybegallo : « Notre devoir, c’est celui que nous avons envers les exploitations urbaines et régionales que nous parrainons ». Un compte rendu de Volodia Potchkine sur la « Conférence nationale de magie électronique ». Une lettre de domovoï « Quand se décidera-t-on à installer le chauffage central à vapeur au troisième étage ? ». Un article du président du comité de la cantine : « Ni chair ni poisson », six pages serrées tapées à la machine. Il commençait par ces mots : « L’homme a besoin de phosphore autant que d’air ». Une note de Roman sur les travaux du service des Problèmes Inaccessibles. La rubrique « Nos anciens » était illustrée par des souvenirs de Cristobal Junta : « De Séville à Grenade. 1547. » Il y avait encore quelques entrefilets dans lesquels on critiquait : le désordre de la caisse de secours mutuel ; la pagaïe dans l’organisation du travail de l’équipe de pompiers volontaires ; la tolérance de jeux de hasard dans le vivarium. Il y avait quelques caricatures. L’une représentait un Homa Brutus au nez violet. Une autre ridiculisait les douches : on y voyait un garçon tout nu, bleu de froid, grelottant sous une douche glacée.

— Ce n’est pas très drôle, dis-je. Tu crois que c’est la peine de rajouter des vers ?

— Oui, Stella soupira. J’ai essayé toutes les dispositions possibles pour les rubriques, il reste encore de la place.

— Drozd n’a qu’à dessiner quelque chose, des épis de blé, des pensées épanouies. Hein, Alexandre ?

— Travaillez, travaillez, dit Drozd. Je dois faire le titre.

— Tu parles, trois mots.

— Sur un fond de ciel étoilé, ajouta Drozd d’un ton grave. Et une fusée. Plus les titres des articles. Et je n’ai pas encore déjeuné. Et je n’ai même pas déjeuné ce matin.

— Va manger, conseillai-je.

— Je n’ai pas de quoi, maugréa-t-il d’une voix irritée. J’ai acheté un magnétophone. D’occasion. Au lieu de perdre votre temps à des idioties, vous feriez mieux de me faire des sandwiches. Au beurre et à la confiture. Fabriquez-en une dizaine pendant que vous y êtes.

Je sortis un rouble et le lui montrai de loin.

— Quand tu auras fini ton titre, tu l’auras.

— Pour toujours ? dit Drozd avec élan.

— Non, je te l’avance.

— C’est toujours ça … Seulement, dis-toi bien que je vais mourir. Les spasmes ont déjà commencé. Mes extrémités refroidissent.

— Il ment, affirma Stella. Sacha, mettons-nous à cette table et travaillons.

Nous disposâmes les caricatures devant nous dans l’espoir que l’inspiration viendrait. Puis Stella dit :

— A Brutus prenez garde, il faut toujours qu’il chaparde.

— Chaparde ? Il a volé quelque chose ?

— Non, il s’est battu et il a fait du scandale. C’était pour la rime.

Nous attendîmes de nouveau l’inspiration.

— Raisonnons logiquement, proposai-je. Nous avons Homa Brutus. Il s’est saoulé, il s’est bagarré. Qu’a-t-il fait encore ?

— Il a accosté des jeunes filles, dit Stella. Il a cassé des carreaux.

— Bon. Quoi encore ?

— Il a été grossier.

— C’est bizarre, intervint Drozd. J’ai travaillé à la cabine de projection avec ce Brutus. Je l’ai trouvé tout à fait normal.

— Et alors ? dis-je.

— Ben, rien …

— Tu peux nous donner une rime à Brutus ?

— Minus.

— Ça ne va pas.

Stella récita d’un ton inspiré :

— Camarade, devant toi, Brutus le mauvais sujet, Ramène-le dans la bonne voie, à coups de martinet.

— Non, dit Drozd. Vous faites l’éloge des châtiments corporels.

— Tu as fini ton titre ? demandai-je.

— Non, répondit Drozd d’un ton malicieux.

— Eh bien, fais-le !

— Les ivrognes comme Brutus, déshonorent notre institut, dit Stella.

— Ça, c’est bien, approuvai-je. On le mettra à la fin. Note-le. Ça fera une morale, neuve et originale.

— Qu’est-ce qu’elle a d’original ? demanda le candide Drozd.

Je ne daignai pas lui répondre.

— Maintenant, il faut décrire tous ses méfaits, dis-je. Par exemple : il s’est battu comme un chiffonnier, il a juré comme un charretier.

— C’est très mauvais, décréta Stella.

Je me pris la tête dans les mains et regardai la caricature. Drozd, penché en avant, nous présentait son postérieur. Il avait les jambes en cerceau dans ses jeans trop étroits. J’eus une inspiration. « Les genoux sens devant derrière ! » dis-je. Comme dans la chanson !

— Il était un petit grillon, les genoux sens devant derrière, dit Stella.

— Oui, confirma Drozd sans se retourner. Moi aussi je la connais : « Tous les invités s’en allèrent, les genoux sens devant derrière », chanta-t-il.

— Attends, attends. Je me sentais inspiré. Il s’est bagarré hier, voilà le résultat, traîné au commissariat, les genoux sens devant derrière.

— Pas mal, apprécia Stella.

— Tu comprends, encore deux strophes, et comme refrain, les genoux sens devant derrière. Étant rond comme une bille, il a couru après les filles. Quelque chose dans ce genre-là …

— Il avait bu trop de bière, il a forcé une porte, les genoux sens devant derrière, dit Stella.

— Magnifique ! Note. C’est vrai qu’il a forcé une porte ?

— Oui, oui !

— Parfait, encore une strophe.

De nouveau ce fut le silence, nous nous regardions bêtement en remuant les lèvres. Drozd nettoyait son pinceau. Nous entendîmes un léger bruit. La porte du laboratoire de Janus Polyeuctovitch s’ouvrit lentement.

— Regarde ! s’exclama Drozd.

Un petit perroquet vert à l’aigrette rouge vif se faufila dans l’ouverture.

— Un perroquet ! s’écria Drozd. Un perroquet ! Petit-petit-petit !

Il fit le geste d’émietter du pain par terre. L’oiseau nous regardait d’un œil rond. Puis il ouvrit son bec noir, crochu comme le nez de Roman et glapit d’une voix enrouée :

— R-réacteur ! R-réacteur ! Il faut tenir-r !

— Qu’il est mignon ! s’attendrit Stella. Attrape-le Alexandre !

Drozd s’avança puis s’arrêta.

— J’ai peur qu’il me pince le doigt. Regarde le bec qu’il a !

Le perroquet ouvrit ses ailes et voleta gauchement dans la pièce. Je l’observais, étonné. Il ressemblait comme un frère jumeau à celui d’hier. C’est plein de perroquets ici, pensai-je.

Drozd brandissait son pinceau :

— C’est qu’il pourrait me sauter dessus.

Le perroquet se percha sur le fléau d’une balance, et dit d’une voix très nette :

— Pr-roxima Centaur-ra ! R-rubidium, r-rubidium !

Ses plumes se hérissèrent, il rentra le cou et rabattit les paupières. Il tremblait. Stella fabriqua très vite une tartine de pain à la confiture, enleva la croûte et la lui mit sous le bec. L’oiseau ne réagit pas. Il devait avoir la fièvre, les plateaux de la balance tintaient.

— Je crois qu’il est malade, dit Drozd. Il prit distraitement des mains de Stella la tartine et la mangea.

— Mes enfants, demandai-je, quelqu’un a-t-il déjà vu des perroquets à l’institut ?

Stella secoua la tête. Drozd haussa les épaules.

— Je trouve qu’il y a un peu trop de perroquets depuis quelque temps. Et hier aussi …

— Janus doit faire des expériences avec des perroquets, suggéra Stella. Antigravitation ou quelque chose dans ce genre.

La porte du couloir s’ouvrit, livrant passage à Roman, Vitia, Edik et Volodia. Ils faisaient beaucoup de bruit. Kornéev, très en forme, se mit à lire les articles à haute voix et à se moquer du style. Volodia Potchkine, qui, en qualité de rédacteur-adjoint, exerçait des fonctions policières, attrapa Drozd par son gros cou et lui mit le nez dans les papiers en disant : « Où est le titre ? Où est le titre, Drozd ? » Roman nous réclama les légendes. Edik, étranger au journal, alla ranger des appareils dans un placard. « Over-rsan ! Over-rsan ! » lança soudain le perroquet.

Roman regardait l’oiseau. Il avait la même expression que la veille, comme si une idée insolite venait de le visiter. Volodia lâcha Drozd et dit : « Ça alors ! un perroquet ! ». Le brutal Kornéev étendit immédiatement le bras pour attraper l’oiseau mais ne saisit que le bout de la queue.

— Laisse-le ! cria Stella, indignée. Qu’est-ce que c’est que ces façons de faire du mal aux animaux !

Le perroquet poussait des cris discordants. Nous l’entourâmes. Kornéev le tenait comme un pigeon, Stella lui caressait la tête, Drozd lissait délicatement les plumes de sa queue. Roman me regarda :

— C’est curieux, dit-il. N’est-ce pas ?

— D’où vient-il ? demanda poliment Edik.

Je fis un signe de tête dans la direction du laboratoire de Janus.

— Pourquoi Janus a-t-il besoin d’un perroquet ? interrogea Edik.

— C’est à moi que tu le demandes ? dis-je.

— Non, c’est une question de pure forme, répondit sérieusement Edik.

— Pourquoi Janus a-t-il besoin de deux perroquets ? dis-je.

— Ou trois, ajouta Roman à voix basse.

Kornéev se tourna vers nous.

— Il y en a d’autres ? dit-il en regardant autour de lui.

Le perroquet s’agita et essaya de lui pincer le doigt.

— Laisse-le, dis-je, tu vois bien qu’il est malade.

Vitia poussa Drozd et remit le perroquet sur la balance. Le perroquet ébouriffa ses plumes et écarta les ailes.

— Tant pis, déclara Roman. On verra après. Où sont vos œuvres poétiques ?

Stella lui débita d’un trait tout ce que nous avions composé. Roman se gratta le menton, Volodia Potchkine partit d’un gros rire forcé, Kornéev ordonna :

— Qu’on les exécute ! A la mitrailleuse ! Quand apprendrez-vous à écrire des vers ?

— Fais-les toi même, rétorquai-je vexé.

— Je ne peux pas faire de vers, dit Kornéev. De tempérament, je ne suis pas un Pouchkine. J’ai le tempérament d’un Biélinski.[18]

— Tu as le tempérament d’un troup, dit Stella.

— Je veux qu’il y ait une rubrique de critique littéraire dans ce journal, exigea Kornéev. Je vous éreinterai tous ! Je n’ai pas oublié votre chef-d’œuvre sur les datchas !

— Et alors, dis-je. Chez Pouchkine aussi on trouve des choses ratées. Dans les chrestomathies scolaires on ne les publie pas.

— Moi, je les connais, dit Drozd.

Roman se tourna vers lui.

— Aurons-nous un titre, oui ou non ?

— Oui, j’ai déjà fait la lettre C.

— Quel C ? Pourquoi ?

— Il n’en faut pas ?

— Il me fera mourir ! s’indigna Roman. Le journal s’intitule : « Pour une magie d’avant-garde ». Montre-moi au moins un C !

Drozd, les yeux fixés sur le mur, remuait les lèvres.

— Mais comment … dit-il enfin. Mais où ai-je trouvé ce C ? Il y en avait un pourtant !

Roman, furieux, ordonna à Volodia de nous prendre en main. Stella et moi fûmes placés sous les ordres de Kornéev. Drozd décida de faire de son C un P stylisé. Edik Ampérian essaya de prendre le large, mais il fut rattrapé et contraint de réparer le pulvérisateur, indispensable à la réalisation d’un ciel étoilé. Puis vint le tour de Potchkine lui-même. Roman lui ordonna de retaper à la machine les articles en corrigeant le style et l’orthographe. Quant au grand chef il faisait les cent pas en regardant par-dessus nos épaules.

Le travail battit son plein pendant quelque temps. Nous composâmes plusieurs variantes sur le thème des douches. « Dans nos douches, pour l’éternité, coulera de l’eau glacée », « Qui a soif de propreté, ne souffre pas l’eau glacée », etc. Kornéev fulminait comme un véritable critique littéraire. « Prenez des leçons chez Pouchkine, nous disait-il, ou alors chez Potchkine. Vous avez un génie à côté de vous, et vous n’êtes même pas capables de l’imiter … » Une ZIL roule à vive allure ; elle va m’écraser cette voiture … « Que de force physique dans ces lignes ! Quelle clarté de sentiments ! » Nous lui renvoyions la balle de notre mieux. Drozd parvint jusqu’à la lettre I du mot « magie ». Edik répara le pulvérisateur et l’essaya sur les comptes rendus de Roman. Potchkine maudissait la machine à écrire et cherchait la lettre « ù ». Tout à coup Roman me dit :

— Sacha, regarde par ici.

Je regardai. Le perroquet, les pattes repliées, gisait sous la balance. Ses yeux étaient recouverts d’une pellicule blanchâtre.

— Il est mort, constata Drozd d’un ton désolé.

Nous fîmes cercle autour de l’oiseau. Sans penser à rien de particulier, je pris le perroquet et examinai ses pattes. Roman me demanda :

— Elle y est ?

— Oui.

Une bague métallique enserrait la patte. Le mot « Photon » y était gravé, ainsi que les chiffres : « 120573 ». Je regardai Roman. Nous devions avoir un drôle d’air, parce que Vitia nous dit :

— Allez, racontez-nous ce que vous savez.

— On leur raconte ? demanda Roman.

— C’est une histoire à dormir debout, dis-je. Il y a certainement un truc. Il doit s’agir de doubles.

Roman examina attentivement le petit corps.

— Mais non, fit-il. C’est bien ça qui est mystérieux. Ce n’est pas un double. C’est un original à cent pour cent.

— Laisse-moi voir, dit Kornéev.

Kornéev, Volodia et Edik, après avoir examiné le perroquet sur toutes les coutures, déclarèrent que ce n’était pas un double, mais qu’ils ne comprenaient pas pourquoi cela nous troublait tellement. « Prenez-moi, par exemple, dit Kornéev. Je ne suis pas un double. Pourquoi n’êtes-vous pas étonnés ? »

Roman regarda Stella, dévorée de curiosité, la bouche ouverte de Volodia Potchkine, le sourire moqueur de Vitia et leur expliqua qu’il avait trouvé l’avant-veille, dans le four électrique, une plume verte qu’il avait jetée dans la corbeille à papier ; que la plume avait disparu de la corbeille, mais que sur la table ( sur cette même table ) il avait vu un perroquet mort, copie fidèle de celui-ci, et qui n’était pas un double, non plus, que Janus avait reconnu le perroquet, l’avait plaint, l’avait brûlé dans le four et avait jeté les cendres par la fenêtre.

Personne ne parla. Drozd que le récit de Roman avait peu intéressé haussait les épaules, l’air de dire : « Je ne vois pas pourquoi vous êtes tellement intrigués, il se passe des choses bien plus raides dans cet établissement. » Stella paraissait déçue elle aussi. Mais les trois grands maîtres avaient parfaitement compris, leurs mines étaient sceptiques. Kornéev déclara tout à trac :

— Vous mentez. Et mal avec ça.

— Ce n’est pas le même perroquet, dit poliment Edik. Vous avez dû vous tromper.

— Mais c’est le même, affirmai-je. Vert, avec une bague.

— Photon ? demanda Volodia d’une voix de procureur.

— Photon. Janus l’a appelé mon petit Photon.

— Et les chiffres sont les mêmes ? demanda Kornéev, menaçant.

— A mon avis, oui, répondis-je en regardant Roman.

— Et plus précisément ? dit Kornéev. Il recouvrit le perroquet de sa grosse main rouge. Répète, quels chiffres étaient-ce ?

— Douze …. Heu … zéro deux, il me semble. Soixante-treize. Kornéev souleva la main.

— Tu mens, dit-il. Et toi ? demanda-t-il en se tournant vers Roman.

— Je ne me rappelle pas, répondit tranquillement celui-ci. Pas zéro trois, je crois, mais zéro cinq.

— Non, repris-je. Zéro six. Je me rappelle qu’il y avait une petite boucle.

— Une petite boucle ! ironisa Potchkine, méprisant. S. Holmes ! N. Pinkerton ! La loi de causalité ne leur convient plus !..

Kornéev mit ses mains dans les poches.

— Je n’affirme pas que vous mentez. Vous vous êtes simplement trompés. Les perroquets sont tous verts, beaucoup d’entre eux sont bagués, ces deux-là étaient de la série « Photon ». Et votre mémoire, elle a des trous. Comme celle de tous les rimailleurs et des rédacteurs de mauvais journaux.

— Des trous ? répéta Roman.

— Comme une passoire.

— Comme une passoire ? Roman avait un sourire bizarre.

— Comme une vieille passoire, répéta Kornéev. Une passoire rouillée. Comme un filet à grosses mailles.

Roman, toujours souriant, sortit de la poche intérieure de sa veste un carnet qu’il feuilleta.

— Ainsi, à grosses mailles et rouillée. On va voir ça … Douze zéro cinq soixante-treize, lut-il à voix haute.

Les grands maîtres se jetèrent sur le perroquet, leurs fronts se heurtèrent avec un bruit sec.

— Douze zéro cinq soixante-treize, lut Kornéev d’une voix éteinte. C’était très spectaculaire. Stella poussa un petit cri de plaisir.

— Tu parles, dit Drozd qui n’avait pas lâché ses lettres. Un jour j’ai acheté un billet de loterie gagnant, je me suis précipité à la caisse pour toucher le gros lot. Et puis on s’est aperçu que …

— Pourquoi as-tu inscrit le numéro ? demanda Vitia, les yeux à demi fermés. C’est ton habitude ?

Tu notes tous les numéros ? Tu as peut-être le numéro de ta montre ?

— Bravo ! dit Potchkine. Vitia, tu es un champion ! Tu as visé dans le mille ! Roman, quelle honte ! Pourquoi as-tu empoisonné le perroquet ? Quelle cruauté !

— Idiots ! Vous me prenez pour Vybegallo ?

Kornéev s’approcha et inspecta les oreilles de Roman.

— Fiche-moi le camp, dit celui-ci. Tu les as vus, Sacha !

— Voyons, déclarai-je d’un ton de reproche. Qui ferait des plaisanteries pareilles ? Pour qui nous prenez-vous ?

— Que nous reste-t-il d’autre ? fit Kornéev. Quelqu’un ment. Ou vous, ou les lois de la nature. Moi je crois aux lois de la nature. Tout le reste change.

Pourtant il était beaucoup moins sûr de lui et s’assit à l’écart, l’air pensif. Drozd traçait tranquillement ses lettres. Stella nous regardait avec des yeux effrayés. Potchkine gribouillait des formules. Edik fut le premier à parler.

— Si même aucune loi n’est transgressée, l’apparition inattendue d’une grande quantité de perroquets en un même lieu, cette mortalité suspecte, sont en elles-mêmes bizarres. Mais je ne suis pas très étonné, parce que je n’oublie pas que j’ai affaire à Janus Polyeuctovitch. Vous ne trouvez pas que c’est une personnalité fort curieuse ?

— Je trouve, dis-je.

— Moi aussi, ajouta Edik. Roman, à quoi travaille-t-il exactement ?

— Ça dépend quel Janus. U-Janus étudie les liaisons avec les espaces parallèles.

— Hum … dit Edik. Cela ne peut guère nous aider.

— Malheureusement. Moi aussi, je me demande comment relier ces perroquets à Janus, et je n’y arrive pas.

— Mais c’est vrai qu’il est étrange, insista Edik.

— Sans aucun doute. Ne serait-ce que le fait qu’il est un en deux personnes. Nous y sommes tellement habitués que nous n’y pensons plus.

— Oui, c’est ce que je voulais dire. Nous parlons rarement de lui, parce que nous le respectons trop pour cela. Et pourtant chacun de nous a bien dû remarquer au moins un détail bizarre.

— Bizarrerie numéro un, dis-je. L’amour des perroquets mourants.

— Oui, admettons, dit Edik. Quoi encore ?

— Espèces de commères, jeta Drozd très digne. Moi je lui ai demandé de me prêter de l’argent une fois …

— Oui ? dit Edik.

— Et il m’en a prêté. Mais j’ai oublié combien. Et maintenant, je ne sais pas quoi faire.

Il se tut. Edik attendit quelques instants qu’il continuât, puis enchaîna :

— Savez-vous, par exemple, que lorsque je travaille avec lui la nuit, il s’en va à minuit pile et revient au bout de cinq minutes, et à chaque fois j’ai l’impression qu’il essaie de savoir ce que nous avions fait ensemble avant qu’il parte.

— C’est vrai, confirma Roman. Je le sais très bien. Il y a longtemps que j’ai remarqué qu’à minuit juste la mémoire lui fait complètement défaut. Il est parfaitement conscient de cette particularité. Il s’est plusieurs fois excusé en me disant que c’était un réflexe, les séquelles d’un choc très grave …

Il a une très mauvaise mémoire, nota Potchkine. Il nous demande tout le temps s’il nous a vus la veille.

— Et de quoi on a parlé, ajoutai-je.

— La mémoire, la mémoire … grommela Kornéev avec impatience. Qu’est-ce que ça vient faire là-dedans ? Il y a beaucoup de gens qui ont une mauvaise mémoire … Ce n’est pas ça qui compte. Que fait-il avec ses espaces parallèles ?…

— Il faut commencer par rassembler des faits, dit Edik.

— Perroquets, perroquets, perroquets, continuait Vitia. Seraient-ce des doubles pourtant ?

— Non, dit Potchkine. J’ai fait mes calculs, ce n’est pas un double.

— Tous les soirs, à minuit, dit Roman, il entre dans son laboratoire et s’y enferme juste quelques minutes. Une fois, il était tellement pressé qu’il n’a pas eu le temps de fermer la porte …

— Et alors ? demanda Stella d’une voix mourante.

— Rien. Il est resté un instant dans son fauteuil, puis il est reparti. Et il m’a tout de suite demandé si nous avions eu une conversation importante.

— Je m’en vais, dit Kornéev en se levant.

— Moi aussi, dit Edik. J’ai un séminaire.

— Moi aussi, dit Volodia Potchkine.

— Non, décida Roman. Tape à la machine. Je te nomme directeur. Toi, Stella, prends Sacha et faites vos poèmes. Je m’en vais. Je repasserai ce soir, je veux que le journal soit prêt.

Ils s’en allèrent. Nous nous creusâmes la tête en vain pour trouver quelque chose ; de guerre lasse, nous composâmes une petite poésie sur la mort du perroquet.

Quand Roman revint, le journal était prêt. Drozd, couché sur la table, absorbait des sandwiches, Potchkine nous expliquait à Stella et à moi que l’histoire du perroquet était invraisemblable.

— Bravo ! s’exclama Roman. C’est parfait ! Et quel titre ! Quelle belle voûte étoilée ! Et comme il y a peu de fautes de frappe !.. Et où est le perroquet ?

Le perroquet était dans le plateau de la balance, à l’endroit même où nous l’avions vu, Roman et moi, la veille. J’en eus le souffle coupé.

— Qui l’a mis là ? demanda Roman.

— Moi, dit Drozd. Et alors ?

— Rien, rien, dit Roman. Laisse-le. C’est vrai, Sacha ?

Je fis oui de la tête.

— On verra ce qui se passera demain, ajouta Roman.

IV

Ce pauvre vieil oiseau innocent jure comme un charretier, mais il ne comprend pas ce qu’il dit.

R. Stevenson.

Le lendemain matin, je repris mes fonctions. Aldan, réparé, était à pied d’œuvre et quand j’arrivai dans la salle d’électronique, quelques doubles, tenant à la main des problèmes à résoudre, attendaient déjà leur tour. Je commençai par me venger en renvoyant le double de Cristobal Junta ( je notai sur sa feuille que je n’arrivais pas à déchiffrer l’énoncé. Cristobal Junta avait une écriture vraiment illisible, il écrivait le russe en lettres gothiques. ) Le double de Fédor Siméonovitch m’apporta un programme composé par le maître lui-même. C’était la première fois que celui-ci en faisait un sans mon aide. Je l’examinai en détail et constatai avec plaisir qu’il était bien fait, économe et assez spirituel. Je corrigeai quelques erreurs insignifiantes et confiai le programme aux filles du service. Puis j’aperçus, dans la file d’attente, le comptable de la conserverie de poisson, pâle, effrayé. Je le reçus tout de suite, tant il avait l’air malheureux.

— C’est gênant, murmura-t-il avec des regards apeurés du côté des doubles. Les camarades attendent, ils étaient là avant moi …

— Ça ne fait rien, le rassurai-je, ce ne sont pas des camarades.

— Ben, les citoyens …

— Non plus.

Le comptable devint blanc comme un linge et se penchant vers moi, balbutia d’une voix entrecoupée :

— Aussi je me disais … ils ont le regard fixe … Celui-là, là-bas, en bleu, je crois bien qu’il ne respire pas …

J’en avais terminé avec la moitié des visiteurs lorsque Roman téléphona.

— Sacha ?

— Oui.

— Le perroquet, il n’est pas là.

— Comment ça ?

— Comme ça.

— La femme de ménage ne l’aurait pas jeté ?

— Je lui ai demandé. Elle ne l’a pas jeté, elle ne l’a même pas vu.

— C’est peut-être un coup des domovoï ?

— Dans le laboratoire du directeur ? J’en doute.

— Ouais …. Janus lui-même ?

— Il n’est pas encore arrivé. D’ailleurs je crois qu’il est à Moscou.

— Que faut-il penser alors ?

— Je ne sais pas. On verra.

Nous restâmes muets.

— Tu me téléphones ? demandai-je. S’il se passe quelque chose d’intéressant …

— Bien sûr. Sans faute. Salut, mon vieux.

Je décidai de ne plus penser à ce perroquet. Je reçus tous les doubles, je vérifiai les programmes et m’attelai à un abominable problème que j’avais depuis longtemps en train. Ce problème m’avait été soumis par les absolutistes. Je leur avais d’abord dit qu’il n’avait ni signification ni solution comme la plupart de leurs problèmes, mais j’allai tout de même consulter Junta qui était très fort dans ce domaine et qui me donna de précieuses indications. Je m’étais souvent cassé la tête sur ce problème, mais cette fois-ci je réussis. Ma solution était vraiment élégante. Alors que, jubilant, renversé sur le dossier de ma chaise, je contemplais mes résultats, Junta, pâle de rage entra dans la pièce. Sans me regarder, il me demanda d’une voix sèche et désagréable, depuis quand j’avais cessé de comprendre son écriture et ajouta que cela ressemblait fort à du sabotage.

— Cristobal Josevitch, dis-je avec attendrissement, j’ai fini par le résoudre. Vous aviez absolument raison. On peut effectivement réduire l’espace incantatoire.

Il leva enfin les yeux et me regarda. Je devais avoir l’air très heureux car il se radoucit et marmonna :

— Laissez-moi voir ça …

Je lui tendis mes papiers ; il s’assit à mes côtés, nous examinâmes ma solution et savourâmes avec délices deux transformations d’une élégance suprême ; il m’avait suggéré l’une d’elles, j’avais trouvé l’autre moi-même.

— Alejandro, dit Junta, nous avons la tête bien faite, vous et moi. C’est du travail d’artiste. Qu’en dites-vous ?

— A mon avis, nous sommes très forts. J’étais sincère.

— Je pense comme vous. Nous publierons ces résultats. Personne ne pourrait en avoir honte. Ce ne sont pas des galoches-autostoppantes ou des pantalons magiques.

D’excellente humeur, nous nous attaquâmes au nouveau problème de Junta. Et très vite, il me dit qu’il lui arrivait de se trouver pobrecito, mais qu’il s’était persuadé de mon ignorance mathématique dès notre première rencontre. Je tombai d’accord et lui suggérai en réponse de prendre sa retraite. « Quant à moi, dis-je, je devrais être chassé de l’institut et employé à un travail de bûcheron, car je ne suis bon à rien d’autre. » A cela il objecta que lui, il était tout juste bon à faire de l’engrais et que moi, on ne devrait pas me laisser approcher d’une exploitation forestière, où un certain niveau intellectuel est tout de même indispensable, mais me placer comme apprenti chez un égoutier. Alors que, la tête dans les mains, nous nous livrions à la délectation morose, Fédor Siméonovitch ouvrit la porte. Il brûlait de savoir ce que je pensais de son programme.

— Un programme ! dit Junta avec un sourire fielleux. Je n’ai pas vu ton programme, Teodor, mais je suis sûr qu’il est génial en comparaison de ce … D’un geste dégoûté, il tendit du bout des doigts à Fédor Siméonovitch, l’énoncé du problème.

— Admire ce modèle d’indigence et de nullité.

— M-mes b-bons amis, dit Fédor Siméonovitch d’un air perplexe, mais c’est le p-problème de Ben Bethsalel. Cagliostro a démontré qu’il n’avait pas de solution.

— Nous savons très bien qu’il n’a pas de solution, fit Junta, piqué au vif. Nous cherchons comment lé résoudre.

— T-tu r-raisonnes b-bizarrement, Cristo … Comment chercher une solution, s’il n’y en a pas ? C’est absurde …

— Excuse-moi, Teodor, mais c’est toi qui as des raisonnements bizarres … Ce qui est absurde, c’est de chercher une solution quand il y en a. Comment aborder un problème qui n’a pas de solution, voilà ce qui nous intéresse. C’est une question fondamentale qui, comme je le vois, dépasse le spécialiste de mathématiques appliquées que tu es. J’ai eu tort d’engager la conversation sur ce sujet.

Le ton de Cristobal Junta était extraordinairement blessant. Fédor Siméonovitch se mit en colère.

— Hé b-bien, mon cher, dit-il. Je ne v-veux p-pas discuter avec t-toi en p-présence d’un j-jeune homme. T-tu m’ét-tonnes. Ce n’est pas p-pédagogique. Si tu veux continuer, je te prierai de me suivre dans le c-couloir.

— A ton gré, répondit Junta, droit comme un i et faisant le geste de mettre la main à une épée inexistante.

Ils sortirent solennellement, la tête fièrement levée et sans se regarder. Les filles pouffèrent. Je n’étais pas très inquiet non plus. Je me rassis, écoutant d’une oreille distraite les puissants éclats de voix de Fédor Siméonovitch, les exclamations sèches et coléreuses de Cristobal Junta. Puis Fédor Siméonovitch cria : — Je vous demanderai de passer dans mon cabinet. — Comme vous voudrez, grinça Junta. Ils se vouvoyaient déjà. Les voix s’éloignèrent. « Un duel ! Un duel ! » pépièrent les filles. Junta avait une réputation de querelleur et de bretteur. On disait qu’il amenait son adversaire dans son laboratoire, lui donnait le choix entre rapière, épée ou hallebarde, puis se mettait à sauter de table en table et à renverser les armoires « à la Jean Marais ». Mais avec Fédor Siméonovitch on pouvait être tranquille. Une fois dans le bureau, les deux hommes garderaient un silence lugubre pendant une demi-heure, puis Fedor Siménéovitch ouvrirait sa petite réserve et remplirait deux verres d’élixir de félicité. Les narines de Junta frémiraient, il tortillerait sa moustache et boirait. Fédor Siméonovitch crierait à la cantonade : « Apportez-nous des concombres. »

Roman me téléphona et d’une voix bizarre me dit de monter immédiatement. J’accourus.

Dans le laboratoire, je trouvai Roman, Vitia et Edik. Il y avait aussi le perroquet vert. Vivant. Il était perché, comme la veille, sur le fléau de la balance, nous regardait tour à tour, se grattait les plumes et semblait en pleine forme. Les grands maîtres, eux, n’en menaient pas large. Roman, l’air abattu, debout devant le perroquet, poussait de temps en temps de profonds soupirs. Edik, très pâle, se massait les tempes comme s’il avait eu la migraine. Vitia, à califourchon sur une chaise, se balançait et murmurait des phrases incompréhensibles, les yeux hors de la tête.

— C’est le même ? demandai-je à mi-voix.

— Le même, dit Roman.

— Photon ? Je n’étais pas fier non plus.

— Oui.

— Et le même numéro ?

Roman ne répondit pas. Edik dit d’une voix douloureuse :

— Si nous savions combien les perroquets ont de plumes dans la queue, nous pourrions les compter et …

— Voulez-vous que j’aille chercher le Brehm ? proposai-je.

— Où est le défunt ? demanda Roman. Voilà par où il faut commencer ! Hé ! les détectives ! Où est le cadavre ?

— Cadavr-re ! cria le perroquet. Cér-rémonie ! Le cadavr-r-e par-r-dessus bor-r-d ! R-r-ubidium !

— Mais qu’est-ce qu’il raconte, cet animal ! dit Roman.

— Le cadavre par-dessus bord, c’est une expression de pirate, expliqua Edik.

— Et le rubidium ?

— R-r-ubidium ! R-r-éserves énor-rmes ! glapit le perroquet.

— Les réserves de rubidium sont énormes, traduisit Edik. Je voudrais bien savoir où.

Je me penchai pour examiner la bague.

— Et si ce n’était pas le même pourtant ?

— Où est l’autre alors ? demanda Roman.

— Ça, c’est une autre question, dis-je. C’est tout de même plus facile à expliquer.

— Explique, proposa Roman.

— Attends, commençons par éclaircir cette question : c’est le même ou non ?

— A mon avis, c’est lui, dit Edik.

— Non, je ne crois pas, dis-je. Il y a une éraflure sur la bague, sur le trois …

— Tr-r-ois, siffla le perroquet. — Tr-r-ois ! Plus à dr-r-oite ! Une tr-r-om-be ! Tr-r-ombe !

Vitia s’agita : — J’ai une idée !

— Laquelle ?

— La méthode associative.

— Comment ça ?

— Attendez. Asseyez-vous et ne faites pas de bruit. Roman, tu as un magnétophone ?

— Non, un dictaphone.

— Amène-le. Mais surtout, taisez-vous. Je vais le cuisiner, ce volatile ! Il va tout me raconter.

Vitia approcha une chaise, s’assit en face du perroquet, se hérissa, ferma un œil et glapit :

— R-r-ubidium !

Le perroquet sursauta et faillit tomber. Tout en agitant ses ailes pour rétablir l’équilibre, il répondit :

— R-r-éserves ! Cr-r-atère de R-r-icci !

Nous nous regardâmes.

— R-r-éserves ! cria Vitia.

— Enor-r-mes ! Des milliar-r-ds ! R-r-icci a raison ! R-r-icci a raison !

— R-r-obots !

— Catastr-r-ophe ! Ça b-r-ûle ! L’atmosphèr-r-e br-r-ûle ! Ar-r-rière ! Ar-r-rière Dr-r-amba !

— Dr-r-amba !

— R-r-ubidium ! R-r-éserves !

— R-r-ubidium !

— R-r-éserves ! Cr-ratère de R-r-icci !

— On tourne en rond, dit Roman.

— Attends, attends, murmura Vitia. Tout de suite …

— Essaie un autre domaine, conseilla Edik.

— Janus, dit Vitia.

Le perroquet ouvrit le bec et éternua.

— Janus, répéta Vitia d’un ton sévère.

Le perroquet regarda par la fenêtre, l’air rêveur.

— Il n’y a pas de « R », dis-je.

— C’est vrai, approuva Vitia. Allez, mon vieux … Nevstr-r-ouev !

— Emetteur-r ! Emetteur-r ! Sor-r-cier ! Sor-r-cier ! Ici Hir-r-ondelle ! Ici Hir-r-ondelle !

— Ce n’est pas un perroquet de pirate, déclara Edik.

— Interroge-le sur le perroquet mort, dis-je.

— Perroquet mort, dit Vitia à contrecœur.

— Cér-r-émonie de funér-r-ailles ! L’heur-r-e est gr-r-ave ! Des discour-r-s ! Des discour-r-s ! Bavar-r-dage ! Tr-r-availler ! Tr-r-availler !

— Il a eu de drôles de patrons, dit Roman. Qu’allons-nous faire ?

— Je trouve qu’il a un vocabulaire spatial, dit Edik. Essaie quelque chose de simple, de quotidien.

— Bombe à hydrogène, dit Vitia.

Le perroquet pencha la tête et se nettoya le bec avec sa patte.

— Locomotive, dit Vitia.

Le perroquet resta muet.

— Oui, ça ne donne rien, dit Roman.

— Malédiction ! cria Vitia. Je n’arrive pas à trouver des mots de la vie courante avec un « r ». Chaise, table, plafond, divan. Oh ! Translator !

Le perroquet fixa Vitia d’un œil rond.

— Kor-r-néev, je vous en prie !

— Quoi ? demanda Vitia. C’était la première fois que je le voyais décontenancé.

— Kor-r-néev est gr-r-ossier ! Gr-r-ossier ! Un tr-r-availleur hor-r-s pair-r ! Un cr-r-étin de pr-r-emière classe ! Ador-r-able !

Nous pouffâmes. Vitia nous regarda et dit d’un ton vengeur.

— Oïr-r-a-Oïr-r-a !

— Tr-r-op vieux ! Tr-r-op vieux ! répondit le perroquet avec empressement. Heur-r-eux !

— Il y a quelque chose qui ne va pas, dit Roman.

— Pourquoi ? dit Vitia. Au contraire … Pr-r-ivalov !

— Pr-r-ojet t-r-ès naïf ! Pr-r-imitif ! Bûcheur-r !

— Les enfants, il nous connaît tous, dit Edik.

— Un petit gr-r-ain de poivr-r-e ! Zér-r-o ! Zér-r-o ! Gr-r-avitation !

— Ampérian, dit Vitia.

— Cr-r-ématoir-r-e ! Pr-r-ématur-ément inter-rompue ! dit le perroquet qui ajouta : Ampèremètre.

— C’est d’un décousu ! dit Edik.

— Rien n’est jamais décousu, dit Roman, rêveur.

Vitia ouvrit le dictaphone.

— La bande est finie. Dommage.

— Vous savez quoi ? dis-je Le plus simple est de demander à Janus. Ce que c’est que ce perroquet, d’où il vient, etc.

— Qui va le lui demander ? s’informa Vitia.

Personne ne répondit. Vitia proposa d’écouter l’enregistrement et nous acceptâmes. Tout cela faisait un effet bizarre. Aux premiers mots, le perroquet se percha sur l’épaule de Vitia, écoutant avec un intérêt visible et plaçant des répliques du genre : « Dr-r-amba ignor-r-e l’ur-r-anium », « Tr-r-ès juste », « Kor-r-néev est bour-r-u ! ». Quand le son s’arrêta, Edik dit :

— En principe, on pourrait dresser un lexique et le donner à l’ordinateur. Mais nous avons déjà des certitudes. Premièrement, il nous connaît tous. C’est déjà étonnant. Cela signifie qu’il a très souvent entendu nos noms. Deuxièmement, il a entendu parler de robots et de rubidium. A propos, où se sert-on de rubidium ?

— Ici, en tous les cas, assura Roman, on ne s’en sert jamais.

— C’est quelque chose dans le genre du sodium, expliqua Kornéev.

— Le rubidium, passe encore, dis-je. Mais où a-t-il entendu parler de cratères lunaires ?

— Pourquoi lunaires ?

— Sur terre, on n’appelle pas cratère les montagnes.

— Primo, il y a un cratère de l’Arizona, secundo, un cratère ce n’est pas une montagne, mais un trou plutôt.

— Tr-r-ou tempor-r-el, annonça le perroquet.

— Il a un vocabulaire extrêmement curieux, dit Edik. On ne peut absolument pas le qualifier de courant.

— Oui, approuva Vitia. Si le perroquet est constamment avec Janus, alors c’est que Janus travaille à des choses bizarres.

— Bizar-r-e or-r-bite, glissa le perroquet.

— Janus ne s’occupe pas de recherche spatiale, dit Roman. Je l’aurais su.

— Avant peut-être ?

— Avant non plus.

— Des robots, murmurait Vitia avec dépit. Des cratères. Que viennent faire les cratères là-dedans ?

— Janus lit peut-être des romans de science-fiction, lançai-je.

— A voix haute ? A un perroquet ?

— Ouais …

— Vénus, dit Vitia en s’adressant au perroquet.

— Amour-r, amour-r, dit l’oiseau qui réfléchit et ajouta : Il est mor-r-t. Pour-r-r r-r-ien.

Roman se leva et se mit à faire les cent pas. Edik posa sa joue sur la table et ferma les yeux.

— Et comment est-il arrivé ? demandai-je.

— Comme hier, dit Roman. Par la porte du laboratoire de Janus.

— Vous l’avez-vu vous-mêmes ?

— Sûr.

— Il y a une chose que je ne comprends pas. Il est mort ou non ?

— Nous n’en savons rien, dit Roman. Je ne suis pas vétérinaire. Et Vitia n’est pas ornithologue. Et d’ailleurs, Ce n’est peut-être pas un perroquet.

— Quoi alors ?

— Je n’en sais rien.

— C’est peut-être une hallucination complexe, une hallucination dirigée, murmura Edik sans ouvrir les yeux.

— Dirigée par qui ?

— C’est à ça que je pense justement.

Je pressai sur mon œil avec le doigt, le perroquet se dédoubla.

— Je vois double, dis-je, ce n’est pas une hallucination.

— J’ai dit une hallucination complexe, rappela Edik.

J’appuyai sur les deux yeux. Je devins momentanément aveugle.

— Voilà, déclara Kornéev, je déclare que nous sommes en présence d’une violation du principe de causalité. Aussi, il n’y a qu’une conclusion : c’est une hallucination, nous allons nous lever, nous mettre en rang et partir en chantant chez le psychiatre. Debout !

— Je n’irai pas, dit Edik. J’ai une autre idée.

— Laquelle ?

— Je ne la dirai pas.

— Pourquoi ?

— Vous allez me battre.

— On te battra de toute façon.

— Allez-y.

— Tu n’as aucune idée, ironisa Vitia. Tu crois en avoir une. Allez, ouste, chez le psychiatre !

La porte du corridor grinça. Janus Polyeuctovitch entra.

— Bien, dit-il. Bonjour.

Nous nous levâmes. Il nous serra à tous la main.

— Mon petit Photon, fit-il en voyant le perroquet. Il ne vous gêne pas, Roman ?

— Me gêner ? Moi ? Pourquoi me gênerait-il ? Il ne me gêne pas du tout. Au contraire.

— Oui, mais tout de même … Tous les jours … Il s’arrêta court. De quoi avons-nous parlé hier soir ? demanda-t-il en se passant la main sur le front.

— Hier … vous étiez à Moscou, dit Roman d’une voix soumise.

— Ah !.. oui, oui. Très bien. Photon ! Viens ici !

Le perroquet vint se poser sur l’épaule de Janus et lui souffla à l’oreille :

— Du gr-r-ain ! Du gr-r-ain ! Du sucr-r-e !

Janus Polyeuctovitch sourit tendrement et passa dans son laboratoire. Nous nous regardions, ahuris.

— Allons-nous-en, dit Roman.

— Chez le psychiatre ! Chez le psychiatre ! marmonnait Kornéev tandis que nous allions chez lui. — Dans le cratère de Ricci. Dr-r-amba ! Sucr-r-e !

V

Il y a toujours suffisamment de faits, c’est l’imagination qui fait défaut.

D. Blokhintsev.

Vitia mit par terre les containers d’eau-de-vie, nous nous laissâmes tomber sur le divan-translator et sortîmes nos paquets de cigarettes. Au bout d’un moment Roman demanda :

— Vitia, tu as débranché le divan ?

— Oui.

— Parce qu’il me passe de ces machins dans la tête.

— Je l’ai débranché et je l’ai bloqué.

— Écoutez, dit Edik, pourquoi ne serait-ce pas une hallucination ?

— Qui te dit que ce n’en est pas une ? interrogea Vitia. Moi je vous propose d’aller chez le psychiatre.

— Quand je faisais la cour à Maïka, dit Edik, je créais de telles hallucinations que j’en avais peur moi-même.

— Pourquoi ? dit Vitia.

Edik réfléchit.

— Je ne sais pas. L’enthousiasme sans doute.

— Mais non, dit Vitia, je voulais dire : pourquoi voudrait-on nous soumettre à des hallucinations ? Et puis nous ne sommes pas Maïka. Nous sommes des grands maîtres, grâce à Dieu. Qui peut nous surpasser ? Janus, disons. Kivrine, Junta. Giacomo peut-être …

— Il y a Sacha qui est un peu faible, glissa Edik avec l’air de s’excuser.

— Et alors ? Je suis le seul à avoir des visions peut-être ?

— D’ailleurs, on pourrait vérifier, suggéra Vitia, pensif. Si Sacha … heu …

— Hé ! Hé ! dis-je, ça suffit comme ça ! Il n’y a pas d’autres moyens, non ? Appuyez sur vos yeux. Faites écouter la bande à quelqu’un d’impartial, et qu’il nous dise si c’est un enregistrement ou non.

Les grands maîtres eurent un sourire de commisération.

— Tu es un bon programmeur, Sacha, dit Edik.

— Un serin, dit Kornéev, une larve.

— Oui, mon petit Sacha, soupira Roman, tu ne peux même pas te figurer, je vois ce que c’est qu’une véritable hallucination, soigneusement préparée.

Tous les trois avaient des expressions rêveuses, ils devaient être plongés dans de doux souvenirs. Je les enviais. Ils souriaient, les yeux mi-clos. Puis Edik dit :

— Elle a eu des orchidées tout l’hiver. Ils avaient la meilleure odeur que je puisse imaginer.

Vitia revint sur terre.

— Victimes de Berkeley ! Solipsisme mal venu !

— Oui, déclara Roman. Les hallucinations ne sont pas un sujet de débat. C’est trop naïf. Nous ne sommes ni des enfants ni des vieilles femmes. Je ne veux pas être agnostique. Qu’est-ce que c’était ton idée, Edik ?

— Mon idée ?… Oui, j’en avais une … Naïve aussi. Les matricats.

— Hum … dit Roman d’un air de doute.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.

Edik m’expliqua de mauvais gré qu’outre les doubles, il existe aussi des matricats, copies exactes d’objets ou d’êtres. A la différence des doubles, les matricats coïncident totalement avec l’original, structure comprise. Il est impossible de les déceler par des méthodes ordinaires. Il faut des appareils spéciaux, c’est un travail très difficile et très fastidieux. En son temps, Balsamo avait obtenu son diplôme de grand maître en prouvant la nature matricatielle de Philippe de Bourbon, connu dans le peuple sous le nom de « Masque de fer ». Ce matricat de Louis XIV avait été créé par des jésuites désireux de s’emparer de la couronne de France. A notre époque, les matricats sont préparés par la méthode de biostéréographie de Richard Ségur.

Je ne savais pas alors qui était Richard Ségur, mais je déclarai tout de suite que l’idée des matricats pouvait certes expliquer l’extraordinaire ressemblance des perroquets, mais rien d’autre. Par exemple, cela ne nous disait pas où avait disparu le perroquet mort.

— Oui, c’est vrai, approuva Edik. Je n’insiste pas. D’autant plus que Janus ne s’occupe pas du tout de biostéréographie.

— Justement, dis-je, enhardi. Il vaut mieux carrément supposer un voyage dans le futur décrit. Vous savez, comme Louis Sedlovoï.

— Oui ? dit Kornéev sans grand intérêt.

— Janus voyage dans un roman de science-fiction, il prend un perroquet et le ramène ici. Le perroquet meurt, Janus repart pour la même page, et ça recommence … Cela nous explique pourquoi les perroquets se ressemblent. C’est toujours le même perroquet et on comprend pourquoi il a un vocabulaire de ce genre. Et au fond, continuai-je, sentant que tout cela n’avait pas l’air si bête, on peut même essayer d’expliquer pourquoi Janus pose toujours des questions : il a peur de ne pas être revenu au bon moment … C’est pas mal comme explication, non ?

— Il y a un roman de science-fiction avec un perroquet ? demanda Edik.

— Je ne sais pas, avouai-je honnêtement. Mais dans leurs stelloplanes, il y a toujours des tas de bêtes : des chats, des singes, des enfants. Encore une fois, en Occident, la science-fiction est très répandue, on ne peut pas arriver à tout lire …

— Eh bien, premièrement, il y a peu de chances qu’un perroquet, venu de la science-fiction occidentale, parle en russe, dit Roman. Et surtout, cela n’explique pas comment ces perroquets cosmiques — en admettant qu’il s’agisse de science-fiction soviétique — peuvent connaître Kornéev, Privalov et Oïra-Oïra …

— Sans parler du fait, ajouta paresseusement Vitia, que lancer un corps matériel dans un monde idéal est une chose, et que lancer un corps idéal dans un monde matériel en est une autre. Je doute qu’il se soit trouvé un écrivain pour créer un personnage de perroquet, capable d’une existence autonome dans un monde réel.

Je me souvins des savants translucides et ne trouvai rien à objecter.

— D’ailleurs, continua Vitia avec bienveillance, notre Sacha nous donne de l’espoir. Une noble folie imprègne toute cette idée.

— Janus n’aurait pas brûlé un perroquet idéal, assura Edik avec conviction. Un perroquet idéal ne peut pas pourrir.

— Mais pourquoi, pourquoi sommes-nous si peu logiques ? intervint tout à coup Roman. Pourquoi Sedlovoï ? Pourquoi Janus imiterait-il Louis Sedlovoï ? Janus a ses propres thèmes, sa problématique. Il s’occupe d’espaces parallèles. Partons de là.

— Partons, dis-je.

— Tu crois qu’il est parvenu à entrer en contact avec un espace parallèle ? demanda Edik.

— Ça, c’est fait depuis longtemps. Pourquoi ne pas supposer qu’il est allé plus loin ? Pourquoi ne pas supposer qu’il met au point le transfert de corps matériels ? Edik a raison, ce sont des matricats, ce doit être des matricats, parce que la parfaite ressemblance de l’objet transféré doit être garantie. Il modifie le régime du transfert au fur et à mesure des expériences. Les deux premiers transferts ont échoué, les perroquets sont morts. Aujourd’hui, apparemment, l’expérience a réussi …

— Pourquoi parlent-ils en russe ? demanda Edik. Et pourquoi ont-ils un vocabulaire pareil ?

— Donc, là-bas aussi, c’est la Russie, réfléchit Roman. Mais eux ils extraient du rubidium dans le cratère de Ricci.

— C’est vraiment tiré par les cheveux, remarqua Vitia. Pourquoi justement des perroquets ? Pourquoi pas des chiens ou des cochons d’Inde ? Pourquoi pas un simple magnétophone à la fin des fins ? Et encore une fois, comment les perroquets peuvent-ils savoir que Oïra-Oïra est vieux et que Kornéev est un chercheur remarquable ?

— Grossier, dis-je.

— Grossier, mais remarquable. Et puis tout de même où est passé le perroquet mort ?

— Écoutez, dit Edik, ça ne marche pas. Nous travaillons comme des dilettantes. Comme ces auteurs de lettres : « Chers savants. Depuis plusieurs années, je perçois dans ma cave des bruits souterrains. Pouvez-vous m’expliquer ce phénomène ? » Il nous faut de la méthode. Tu as du papier, Vitia ? Nous allons tout noter.

Et nous notâmes de la belle écriture d’Edik.

Premièrement, nous adoptâmes ce postulat que le phénomène n’était pas une hallucination, sinon cela n’aurait présenté aucun intérêt. Puis nous formulâmes des questions auxquelles l’hypothèse cherchée devait fournir une réponse. Nous répartîmes ces questions en deux groupes : le groupe Perroquet et le groupe Janus. Le groupe Janus fut réclamé par Roman et Edik qui déclarèrent sentir de tout leur être un lien entre les bizarreries de Janus et celles des perroquets. Ils ne purent répondre à la question de Kornéev sur le sens physique que pouvaient avoir les notions d’« être » et de « sentir », mais ils soulignèrent que Janus était à lui-même un passionnant objet d’études. Comme je n’avais pas d’opinion, ils se retrouvèrent en position majoritaire. La liste des questions dans sa forme définitive se présenta ainsi :

Pourquoi les perroquets numéro un, deux et trois, observés respectivement le dix, le onze et le douze, se ressemblaient-ils tellement que nous les avions confondus au début ? Pourquoi Janus avait-il brûlé le premier perroquet et également, selon toute vraisemblance, celui qui était avant le premier ( le numéro zéro ) et dont il n’était resté qu’une plume ? Où était passée la plume ? Où était passé le deuxième perroquet ( mort ) ? Comment expliquer l’étrange vocabulaire du deuxième et du troisième perroquet ? Comment expliquer que le troisième perroquet nous connaissait tous alors que nous le voyions pour la première fois ? ( Pourquoi et de quoi sont morts les perroquets ? aurais-je voulu ajouter, mais Kornéev bougonna : « Pourquoi le premier symptôme d’empoisonnement est-il le bleuissement du cadavre ? » et ma question ne fut pas retenue. ) Qu’y a-t-il de commun entre Janus et les perroquets ? Pourquoi Janus ne se rappelle-t-il jamais avec qui et de quoi il a parlé la veille ? Que lui arrive-t-il à minuit ? Pourquoi U-Janus a-t-il l’étrange habitude de parler au futur, alors que rien de tel n’a jamais été remarqué chez A-Janus ? Pourquoi sont-ils deux et d’où vient cette croyance que Janus Polyeuctovitch est un en deux personnes ?

Après cela, nous restâmes quelque temps à réfléchir consciencieusement en consultant sans arrêt notre feuille. J’espérais qu’une noble folie viendrait de nouveau me visiter, mais mes pensées se dispersaient ; plus j’allais, plus j’étais enclin à adopter le point de vue de Drozd : « Dans cet institut, on en voit bien d’autres. » Je comprenais que ce scepticisme facile était la conséquence de mon ignorance et de mon incapacité à sortir de mes catégories de pensée, mais je n’y pouvais rien. « Tout ce qui se passe, raisonnais-je, n’est véritablement étonnant que si l’on considère que ces trois ou quatre perroquets sont un seul et même perroquet. » Ils se ressemblaient tellement qu’au début, j’avais été induit en erreur. C’était normal. J’étais un mathématicien, je respectais les chiffres, l’identité de numéros s’associait automatiquement dans mon esprit à l’identité des objets numérotés. Cependant il était clair que ce ne pouvait être le même perroquet. Ou alors le principe de causalité aurait été battu en brèche, principe auquel je n’allais pas renoncer pour trois malheureux perroquets, morts de surcroît. Si ce n’était pas le même perroquet, tout le problème perdait de son importance. Oui, les chiffres coïncidaient ; oui, quelqu’un à notre insu s’était débarrassé du perroquet. Quoi encore ? Le vocabulaire ? Un détail … Il y avait certainement une explication très simple à tout cela. Je me préparais à prononcer un discours à ce sujet, lorsque Vitia prit la parole :

— Mes enfants, je crois que j’ai deviné.

Nous nous retournâmes tous d’un seul mouvement. Vitia se leva.

— C’est simple comme bonjour. C’est trivial. C’est plat et banal. Ce n’est même pas intéressant à raconter.

Nous nous levâmes lentement. J’avais l’impression de lire les dernières pages d’un passionnant roman policier. Mon scepticisme s’était volatilisé.

— Contremotion, dit Vitia.

Edik se recoucha.

— Bien ! dit-il. Bravo !

— Contremotion, dit Roman. Oui … Il décrivit un cercle avec ses doigts.. Dans ce sens … ouais … Et dans l’autre ?… Oui, alors on comprend pourquoi il nous connaît tous. Roman fit un grand geste d’invite. Ils viennent de là …

— Et c’est pour cela qu’il demande de quoi on a parlé la veille, reprit Vitia. Et le vocabulaire d’anticipation …

— Mais attendez donc, m’écriai-je ! La dernière page du roman policier était en arabe. Attendez ! Quelle contremotion ?

— Non, dit Roman avec regret, et à l’expression de Vitia on voyait que lui aussi avait compris que la contremotion n’expliquait pas tout. Ça ne colle pas. C’est comme au cinéma. Figure-toi un film.

— Quel cinéma ? implorai-je. Aidez-moi !

— Un film à l’envers, expliqua Roman. Tu comprends ? La contremotion.

— Saloperie ! grogna Vitia en se mettant à plat ventre sur le divan.

— Non, ça ne colle pas, dit Edik, à regret lui aussi. Sacha, ne t’énerve pas, de toute façon, ça ne marche pas. La contremotion, c’est par définition, un mouvement dans le temps en sens inverse. Comme un neutron. Mais l’ennui, c’est que si le perroquet avait été un contremoteur, il aurait volé la queue en avant et ne serait pas mort sous nos yeux, il aurait ressuscité au contraire … L’idée n’était pas mauvaise. Un perroquet contremoteur aurait effectivement pu connaître quelque chose sur le cosmos. Car il vit en sens inverse, de l’avenir vers le passé. Et un Janus contremoteur ne pourrait pas savoir ce qui s’est passé « hier ». Parce que notre « hier », pour lui, c’est le lendemain.

— Hé oui, c’est ça ! s’exclama Vitia. C’est ce que je m’étais dit : « Pourquoi le perroquet disait-il que Oïra-Oïra est « vieux » ? Pourquoi Janus prédit-il parfois « l’avenir ? Tu te rappelles l’histoire du terrain de manœuvre, Roman ?

— Écoutez, dis-je, mais est-ce que c’est possible la contremotion ?

— C’est possible en théorie, expliqua Edik. La moitié de la substance de l’univers se meut en sens inverse dans le temps. En fait, personne n’a encore travaillé la question.

— Il faudrait être fou pour s’occuper de ça, proféra sombrement Vitia.

— Supposons que quelqu’un le fasse, ce serait une expérience extraordinaire, remarqua Roman.

— Pas une expérience, mais un suicide, grommela Vitia. Comme vous voulez, mais il y a de la contremotion là-dedans … Je le sens de tout mon être.

— Ah ! De tout ton être ! ironisa Roman. Plus personne ne parla.

Pendant qu’ils se taisaient, je faisais fiévreusement le compte de ce que nous avions en pratique. Si la contremotion est théoriquement possible, la violation du principe de causalité l’est aussi. Ce n’est même pas une violation puisque ce principe reste vrai, et pour le monde normal, et pour le monde contremoteur … Donc, on peut tout de même supposer qu’il n’y a pas trois ou quatre perroquets, mais un seul, le même. Qu’obtient-on ? Le dix au matin, le perroquet gît, mort, dans le plateau de la balance. Ensuite, on le brûle, on disperse ses cendres au vent. Néanmoins, le onze au matin, il est vivant, et bien vivant. Il est vrai qu’au milieu de la journée il crève et se retrouve dans le plateau. C’est diablement important, ce plateau … L’unité de lieu ! Le douze, le perroquet est ressuscité et demande du sucre … Ce n’est pas de la contremotion, ce n’est pas un film passé à l’envers, mais il y a tout de même de la contremotion là-dedans. Vitia a raison. Pour un contremoteur, la marche des événements est comme ceci : le perroquet est vivant, le perroquet meurt, le perroquet est brûlé. De notre point de vue, abstraction faite des détails, on obtient tout juste le contraire : le perroquet est brûlé, le perroquet meurt, le perroquet est vivant … Comme un film coupé en trois morceaux et dont on montrerait d’abord le troisième morceau, puis le deuxième, puis le premier. Des sortes de solutions de continuité … Des solutions de continuité … Des points de rupture …

— Les enfants, dis-je d’une voix défaillante. La contremotion est-elle obligatoirement continue ?

Ils restèrent quelque temps sans réagir. Edik fumait, Vitia était couché à plat ventre, Roman me regardait sans comprendre, puis ses yeux s’élargirent.

— Minuit ! dit-il dans un chuchotement terrifiant.

Ils se levèrent tous.

Ce fut comme si j’avais marqué un but décisif dans un match de finale. Ils se jetèrent sur moi, m’embrassèrent, me donnèrent des claques dans le dos et sur la nuque, me renversèrent sur le divan. « Quel type astucieux ! » hurla Edik. « Un cerveau ! » rugit Roman. « Et moi qui te prenais pour un idiot ! » dit ce malappris de Kornéev. Puis ils se calmèrent, et tout marcha comme sur des roulettes.

Pour commencer, Roman, déclara de but en blanc qu’il connaissait maintenant le secret du météorite de Toungouska. Il manifesta le désir de nous le communiquer sur-le-champ et nous acceptâmes avec joie, si paradoxal que cela paraisse. Nous n’étions pas pressés de passer à ce qui nous intéressait le plus. Non, nous n’étions pas du tout pressés ! Nous étions des gourmets. Avant de manger, nous commencions par humer, par ouvrir de grands yeux, par clapper de la langue, nous nous frottions les mains, nous savourions à l’avance.

— Tirons définitivement au clair, commença Roman d’une voix insinuante, le problème si embrouillé du prodige de Toungouska. Jusqu’ici, il a été étudié par des hommes absolument dépourvus d’imagination. Ces comètes, ces météorites d’antimatière, les nuages cosmiques et autres générateurs quantiques, tout cela est trop banal, et donc loin de la vérité. Pour moi, le météorite de Toungouska a toujours été un vaisseau venu d’ailleurs. J’ai toujours supposé que si on ne l’a pas trouvé sur le lieu de l’explosion, c’est qu’il n’était plus là depuis longtemps. J’ai souvent pensé que la chute du météorite de Toungouska ne fut pas l’atterrissage d’un vaisseau spatial, mais son décollage. Et cette première hypothèse expliquait pas mal de choses. La contremotion discrète permet d’en finir une fois pour toutes avec ce problème. Que s’est-il passé le 30 juin 1908 dans le bassin de la Podkamennaïa Toungouska ? Vers la mi-juillet de la même année, un vaisseau d’extraterrestres a pénétré dans l’espace circumsolaire. Mais ce n’étaient pas de simples extraterrestres. C’étaient des contremoteurs, camarades ! Des hommes, venus d’un univers où le temps s’écoule en sens inverse du nôtre. A la suite de l’interaction de courants de temps contraires, quelques contremoteurs normaux, percevant notre univers comme un film passé à l’envers, se transformèrent en contremoteurs de type discret. Leur vie, dans notre univers, se soumit à un cycle rythmique déterminé. Si l’on suppose, pour simplifier, que leur cycle était égal à une journée terrestre, alors leur existence, de notre point de vue, devait être la suivante. Tout au long du 1er juillet, par exemple, ils vivent, travaillent et se nourrissent tout à fait comme nous. Cependant, à minuit exactement, ils ne se retrouvent pas le 2 juillet, comme nous, simples mortels, mais tout au début du 30 juin, c’est-à-dire, non pas quelques instants plus tard, mais vingt-quatre heures en arrière, si l’on raisonne de notre point de vue. De même qu’à la fin du 30 juin, ils n’entrent pas dans le 1er juillet, mais tout au début du 29 juin. Et ainsi de suite. Se trouvant à proximité immédiate de la Terre, nos contremoteurs constatèrent avec étonnement, s’ils ne l’avaient pas déjà fait, que la Terre effectue sur son orbite des sauts bizarres, sauts qui rendent difficiles l’astronavigation. De plus, se trouvant au dessus de la Terre, le 1er juillet ( selon notre calendrier ) ils aperçurent au centre du continent eurasien un gigantesque incendie dont ils avaient observé la fumée dans de puissants téléscopes le 2, le 3 juillet et auparavant. Le fait les intéressa en lui-même, cependant leur curiosité scientifique fut tout à fait éveillée lorsque, au matin du 30 juin, ils remarquèrent qu’il n’y avait plus trace d’incendie et que sous eux s’étendait la mer verte et tranquille de la taïga. Le commandant de bord, intrigué, donna l’ordre d’atterrir à l’endroit où la veille ( selon lui ) il avait vu de ses propres yeux le foyer de l’incendie. Ensuite il se passa ce qu’on suppose : les écrans s’allumèrent, les moteurs planétaires rugirent, les rétrofusées entrèrent en action, le k-gamma-plasmoïne explosa.

— Quoi ? Quoi ? demanda Vitia.

— Le k-gamma-plasmoïne. Ou si tu veux, le mu-delta-ionoplast. Le vaisseau, environné de flammes, s’écrasa dans la taïga, et bien entendu, l’enflamma. C’est précisément ce tableau qu’observèrent les paysans du village de Karelinskoïe et les autres témoins du phénomène. L’incendie fut épouvantable. Les contre-moteurs jetèrent un coup d’œil à l’extérieur, tremblèrent et décidèrent d’attendre derrière les parois ignifugées de leur vaisseau. Jusqu’à minuit, ils écoutèrent dans l’angoisse les sifflements et les crépitements des flammes furieuses, puis à minuit juste tout se calma. Et ce n’était pas étonnant. Les contremoteurs entamaient un jour nouveau, qui pour nous était le 29 juin. Et quand le courageux commandant, avec d’infinies précautions, mit le nez dehors, il aperçut à la lumière des projecteurs des pins doucement balancés et se trouva immédiatement en butte aux attaques d’une nuée d’insectes suceurs, connus sous le nom générique de diptères.

Roman fit une pause et nous regarda. Tout cela nous avait beaucoup plu. Nous sentions que nous décortiquerions de la même façon le secret du perroquet.

— Le destin ultérieur des extra-terrestres, poursuivit Roman, ne doit pas nous intéresser. Le 15 juin, peut-être, utilisant cette fois-ci l’alpha-bêta-gamma antigravitation qui n’enflamme rien du tout, ils décollèrent sans tambour ni trompette de cette bizarre planète et s’en retournèrent chez eux. Peut-être ont-ils tous péri empoisonnés par la bave de moustique et leur vaisseau spatial est-il resté longtemps sur Terre, s’enfonçant peu à peu dans l’abîme du temps jusqu’au fond de la mer silurienne peuplée de trilobites. Il n’est pas impossible également qu’en 1906 ou 1901, un chasseur soit tombé sur ce vaisseau et en ait ensuite parlé à des amis qui, bien entendu, ne l’ont pas cru. Terminant ma petite allocution, je me permettrai d’exprimer mes condoléances aux valeureux savants qui tentèrent vainement de découvrir quelque chose dans le bassin de la Podkamennaïa Toungouska. Fascinés par l’évidence, ils ne s’intéressèrent qu’à ce qui s’était passé dans la taïga, après l’explosion, aucun d’entre eux n’a essayé de savoir ce qui s’était passé avant. Dixi.

Roman s’éclaircit la voix et but un gobelet d’eau-de-vie.

— Quelqu’un a-t-il des questions à poser à l’orateur ? demanda Edik. Pas de questions ? Parfait. Revenons à nos perroquets. Qui demande la parole ?

Tout le monde la demanda. Nous parlions tous à la fois. Nous nous arrachions des mains la liste et barrions les questions les unes après les autres. Une demi-heure plus tard, nous possédions un tableau exhaustif, clair et détaillé du phénomène observé.

En 1841, dans la famille de Polyeucte Khrisanthovitch Nevstrouev officier en retraite et petit propriétaire terrien, naissait un fils. On l’appela Janus en l’honneur d’un parent éloigné, Janus Polyeuctovitch Nevstrouev, qui avait prédit le sexe du bébé, et même le jour et l’heure de sa naissance. Ce parent, vieillard paisible et modeste, était venu vivre chez l’officier en retraite après l’invasion napoléonienne. Logé dans une aile du château, il se livrait à de savantes occupations. Il était un peu original comme il convient à un érudit, cependant il s’était pris d’une grande affection pour son filleul et ne le quittait pas d’une semelle, lui inculquant avec persévérance des notions de chimie, de mathématiques et d’autres sciences. On peut dire que Janus junior ne passait pas un jour sans voir Janus senior, et pour cette raison sans doute ne remarquait pas ce dont s’étonnaient les autres : le vieillard ne déclinait pas avec les années, mais au contraire semblait de plus en plus vigoureux et gaillard. A la fin du siècle, le vieux Janus avait initié le jeune Janus aux mystères de la magie analytique, relativiste et générale. Ils continuèrent à vivre et à travailler côte à côte, prenant part aux guerres et aux révolutions, supportant plus ou moins vaillamment les vicissitudes de l’histoire, jusqu’au jour où ils se retrouvèrent à l’Institut de recherche scientifique sur la magie et l’occultisme …

A dire le vrai, toute cette partie préliminaire était le fruit de notre imagination. Du passé des Janus nous savions seulement de source sûre que Janus Polyeuctovitch Nevstrouev était né le 7 mars 1841. Nous ignorions complètement quand et comment J. P. Nevstrouev était devenu directeur de l’institut. Nous ne savions même pas qui le premier avait deviné et révélé que U-Janus et A-Janus étaient un seul être en deux personnes ? Moi, je l’avais appris de Oïra-Oïra et je l’avais cru parce que je ne pouvais pas comprendre. Oïra-Oïra l’avait appris de Giacomo et l’avait cru parce qu’il était jeune et enthousiaste. C’est la femme de ménage qui en avait parlé à Kornéev et celui-ci avait décidé que le fait lui-même était tellement trivial que ça ne valait pas la peine d’y penser. Edik, lui, avait entendu Sabaoth Baalovitch et Fédor Siméonovitch en parler. Edik était alors simple préparateur et croyait à tout sauf en Dieu.

Ainsi, le passé des Janus nous apparaissait de façon tout à fait approximative. En revanche, nous connaissions leur avenir avec exactitude. A-Janus, qui, actuellement, était beaucoup plus pris par l’institut que par la science, se passionnerait pour la contremotion. Il lui consacrerait toute sa vie. Il se ferait un ami, un petit perroquet vert nommé Photon, cadeau de célèbres cosmonautes russes. Cela se produirait le 12 mai 1973 ou 2073 ( c’est ainsi que l’astucieux Edik avait déchiffré l’énigmatique 120573 de la bague ). Puis, vraisemblablement, A-Janus obtiendrait enfin des résultats décisifs, se transformerait en contremoteur ainsi que le petit Photon, qui, au moment de l’expérience serait perché sur son épaule et demanderait du sucre. A ce moment précisément, si nous comprenions quelque chose à la contremotion, l’avenir humain serait privé de Janus Polyeuctovitch Nevstrouev, mais en revanche, le passé humain acquerrait d’un seul coup deux Janus, car A-Janus se transformerait en U-Janus et repartirait en sens inverse sur l’axe du temps. Ils se rencontreraient tous les jours, mais jamais A-Janus ne serait effleuré de soupçons, parce qu’il avait l’habitude depuis son plus jeune âge de voir l’agréable visage ridé de son maître à penser. Chaque soir, à minuit, à zéro heure zéro minute zéro seconde zéro tierce, A-Janus se retrouverait au matin du jour suivant, alors que U-Janus et son perroquet, au même moment, en un instant égal à un microquantum de temps, se retrouverait au matin du jour précédent.

Voilà pourquoi, les perroquets numéros un, deux et trois, observés respectivement le 10, le 11 et le 12 se ressemblaient tellement : il s’agissait simplement d’un même perroquet. Pauvre vieux Photon. Vaincu par l’âge ou victime d’un courant d’air, il était tombé malade et était venu mourir sur sa chère balance dans le laboratoire de Roman. Quand il mourut, son maître, chagriné, l’incinéra et dispersa ses cendres, ignorant ou au contraire sachant très bien comment se conduisent les contremoteurs morts. Nous, naturellement, nous avions observé tout ce processus comme un film aux séquences interverties. Le 9, Roman trouve dans le four, là plume de Photon. Le corps de Photon n’est plus là, il est brûlé le lendemain. Le 10, Roman le trouve dans le plateau. A-Janus trouve le défunt au même endroit et le brûle dans le four. La plume reste dans le four jusqu’à la fin de la journée et à minuit se retrouve au matin du 9. Le 11, au matin, Photon est vivant, bien que déjà malade. Il passe de vie à trépas sous nos yeux, près de la balance ( sur laquelle il aimera tellement se percher maintenant ) le brave Drozd le mettra dans le plateau où le défunt restera jusqu’à minuit ; à cet instant, il entrera dans la journée du 10, sera trouvé par U-Janus, brûlé, dispersé au vent, mais la plume restera et à minuit, elle reviendra au matin du 9, sera trouvée par Roman et jetée dans la corbeille. Le 13, le 14, le 15 et ainsi de suite, Photon, pour notre plus grande joie, sera gai et bavard, nous le gâterons, nous lui donnerons du sucre et des grains de poivre. U-Janus viendra et nous demandera s’il ne nous empêche pas de travailler. Utilisant une méthode associative, nous apprendrons du perroquet des détails fort curieux sur l’expansion cosmique de l’humanité et quelques informations sur notre propre avenir.

Quand nous arrivâmes à ce point de notre raisonnement, Edik s’assombrit tout à coup et déclara qu’il n’aimait pas beaucoup les allusions de Photon à sa fin prématurée. Kornéev, sans aucun tact comme toujours, fit observer que la mort d’un mage est toujours prématurée et que néanmoins nous y passerons tous. « Au fond, dit Roman, peut-être t’aimera-t-il plus que nous tous et se rappellera-t-il uniquement ta mort ? » Edik comprit qu’il avait encore une chance de mourir après nous et son humeur s’en trouva améliorée.

Cependant, cette conversation sur la mort donna à nos idées un tour mélancolique. Tous, sauf Kornéev, bien entendu, nous éprouvions de la pitié pour U-Janus. Effectivement, quand on y songeait, sa situation était terrible. Premièrement, il était un modèle de désintéressement scientifique, puisqu’il était pratiquement privé de la possibilité de récolter les fruits de son travail. Ensuite, il n’avait point la perspective d’un radieux avenir. Nous, nous allions vers un monde de raison et de fraternité, lui, chaque jour, se rapprochait de Nicolas le Sanglant, du servage, de la fusillade de la place Sennaïa et, qui sait ? des noires époques d’Araktchéev et de Biron. Un jour peut-être, sur les parquets cirés de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, il croiserait un collègue en perruque poudrée, un collègue qui depuis une semaine aurait une étrange expression dans le regard et qui s’exclamerait en le voyant : « Herr Nefstrouev. Comment se fait-il ?… Hier soir, j’ai lu dans les Noufelles que fous étiez mort … » U-Janus devrait invoquer un frère jumeau ou de faux bruits, tout en sachant parfaitement ce que signifiait cet entretien …

— Ça suffit, dit Kornéev. Assez de simagrées. Lui, il connaît l’avenir. Il a déjà séjourné là où nous ne sommes pas près d’arriver. Et il sait peut-être parfaitement quand nous mourrons.

— Pauvre vieux, dit Roman, essayez d’être plus gentils avec lui. Toi surtout, Vitia. Tu es très insolent avec lui.

— Mais pourquoi est-il toujours après moi ? grogna Vitia. Et de quoi nous avons parlé, et si nous nous sommes vus …

— Maintenant, tu sais pourquoi il t’interroge, aussi conduis-toi convenablement.

Vitia, vexé, se plongea ostensiblement dans la lecture de notre liste de questions.

— Il faut tout lui expliquer en détail, dis-je. Tout ce que nous savons nous-mêmes. Il faut sans cesse lui prédire son avenir proche.

— Oui, bon sang, dit Roman. Il s’est cassé la jambe cet hiver. Sur une plaque de verglas.

— Il faut empêcher ça, dis-je d’un ton résolu.

— Quoi ? fit Roman. Tu réalises ce que tu dis ? Elle est depuis longtemps ressoudée.

— Mais elle n’est pas encore cassée, objecta Edik.

Durant quelques minutes nous réfléchîmes à ce qui venait d’être dit. Tout à coup Vitia s’exclama :

— Attendez ! et ça qu’est-ce que c’est ? Une question n’a pas été barrée …

— Laquelle ?

— « Où est passée la plume ? »

— Comment où ? s’étonna Roman. Elle est revenue au matin du huit. Le huit, j’ai justement allumé le four.

— Et alors ?

— Mais je l’ai jetée dans la corbeille … Le huit, le sept, le six je ne l’ai pas vue … Hum … Où est-elle passée ?…

— La femme de ménage l’a peut-être jetée ? suggérai-je.

— Il faudrait réfléchir à la question, dit Edik. Supposons que personne ne l’ait brûlée. Quelle apparence aura-t-elle dans les siècles ?

— Il y a des choses plus intéressantes, rétorqua Vitia. Par exemple, que se passera-t-il avec les chaussures de Janus quand il les aura portées jusqu’au jour de leur fabrication ? Et que se passe-t-il avec la nourriture qu’il absorbe au dîner ! Et en général …

Mais nous étions très fatigués. Nous discutâmes encore un peu, puis Drozd arriva avec son transistor et nous demanda de lui prêter deux roubles. — Allez, prêtez-les moi, geignait-il. — Mais puisqu’on ne les a pas, lui répondions-nous. — Il vous en reste peut-être deux … prêtez-les moi … Il était impossible de continuer notre discussion et nous décidâmes d’aller déjeuner.

— Finalement, conclut Edik, notre hypothèse n’est pas tellement fantastique. Le destin de U-Janus est peut-être beaucoup plus étonnant.

Nous nous séparâmes, je me rendis dans la salle d’électronique pour avertir que j’allais déjeuner. Dans le corridor, je tombai sur U-Janus qui me regarda attentivement, me sourit et me demanda si nous nous étions vus la veille.

— Non, Janus Polyeuctovitch. Hier, vous n’étiez pas à l’institut. Hier, Janus Polyeuctovitch, vous êtes allé à Moscou.

— Ah ! oui … J’avais oublié.

Il me sourit si gentiment que je me décidai. C’était un peu hardi, bien sûr, mais je savais qu’il m’aimait bien et qu’il ne se formaliserait pas. Je demandai à mi-voix en regardant prudemment autour de moi :

— Janus Polyeuctovitch, puis-je vous poser une question ?

Les sourcils levés, il me regarda, puis, l’air de se souvenir de quelque chose, me dit :

— Je vous en prie. Rien qu’une ?

Je compris qu’il avait raison. Y aura-t-il la guerre ? Deviendrai-je quelqu’un ? Trouvera-t-on la recette du bonheur universel ? Le dernier idiot mourra-t-il un jour ? Tout cela ne pouvait tenir dans une seule question. Je dis :

— Puis-je venir vous voir demain matin ?

Il hocha la tête et répondit, avec une certaine satisfaction à ce qu’il me parut :

— Non, c’est impossible, Alexandre Ivanovitch. Demain matin, l’usine de Kitejgrad aura besoin de vos services, et je devrai vous envoyer en mission.

Je me sentis stupide. Il y avait quelque chose d’humiliant dans ce déterminisme, qui me vouait, moi, un individu libre d’agir, à des actes qui ne dépendaient pas de moi. Je me heurtais à la fatalité. Maintenant je ne pouvais ni mourir, ni tomber malade, j’étais condamné et pour la première fois je compris l’affreuse signification de ce mot. Je savais qu’il est terrible d’être condamné à mort ou à la cécité. Mais être condamné à l’amour de la plus belle fille du monde, aux plus intéressantes aventures, à un voyage à Kitejgrad ( dont j’avais envie, très envie ) pouvait être extrêmement désagréable. La prescience de l’avenir m’apparaissait sous un tout autre jour.

— Ce n’est pas drôle de lire un bon livre à partir de la fin, n’est-ce pas ? fit Janus qui m’observait ouvertement. Pour ce qui est de vos questions, Alexandre Ivanovitch … Essayez de comprendre qu’il n’existe pas un seul avenir. Il y en a beaucoup et chacun de vos actes crée l’un d’eux. Vous le comprendrez, dit-il d’un ton persuasif. Vous le comprendrez sûrement.

Plus tard, j’ai effectivement compris.

Mais cela est une tout autre histoire.

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