LE MÉDECIN D’ISPAHAN
Paru dans le livre de poche
SHAMAN
DR COLE
L’HÔPITAL DU SOUPÇON
NOAH GORDON
Le Médecin
D’Ispahan
TRADUIT DE L’AMERICAIN
PAR DOMINIQUE RIST ET SIMONE LAMBLIN
STOCK
Titre original :
THE PHYSICIAN
(Simon and Schuster, new York)
© Noah Gordon, 1986.
© Éditions Stock, 1988, pour la traduction française.
ISBN : 978-2-253-05235-7 – 1re publication - LGF
A Nina,
qui m’a donné Lorraine,
avec mon amour
PREMIERE PARTIE
Le Barbier
1. LE DIABLE À LONDRES
ROB J. vivait ses derniers jours d'insouciance et de sécurité, mais il n'en savait rien et trouvait insupportable d'être obligé de garder la maison avec ses frères et sa sœur. En ce début de printemps, le soleil était encore assez bas pour glisser des rayons sous le bord du toit de chaume et Rob, allongé sur la pierre du seuil, savourait son bien-être. Une femme s'aventurait sur le sol défoncé ; la rue des Charpentiers aurait exigé des travaux, comme la plupart des petites maisons ouvrières que les artisans habiles laissaient à l'abandon : ils gagnaient leur vie à bâtir de solides demeures pour des clients plus riches et plus chanceux.
Rob écossait un panier de petits pois, en tâchant de garder l'œil sur les plus jeunes comme il devait le faire quand Mam sortait. William Stewart, six ans, et Anne Mary, quatre, tripotaient la boue près de la maison, en riant de leurs petits secrets. Jonathan Carter, dix-huit mois, couché sur une peau de mouton, était repu, rotait et commençait à gazouiller. Samuel Edward, qui avait sept ans, s'était échappé ; il se débrouillait toujours pour disparaître quand il y avait des corvées à partager. Son aîné, furieux, le cherchait en vain.
Rob fendait les cosses vertes puis éjectait les pois de leur gousse jaunâtre avec son pouce comme le faisait Mam. Sans s'interrompre, il vit la femme venir à lui.
Les baleines de son corselet sale lui remontaient tellement les seins qu'au moindre mouvement on apercevait un mamelon fardé de rouge, et son visage charnu était outrageusement maquillé. Rob n'avait que neuf ans, mais un enfant de Londres savait reconnaître une prostituée.
« Ah J'y suis ! C'est bien là qu'habite Nathanael Cole ? »
Rob la dévisagea avec irritation car ce n'était pas la première putain qui venait relancer son père.
« Qui ça regarde ? » fit-il durement, soulagé qu'elle ait manqué Pa, sorti chercher du travail, et que Marri, en livraison de broderie, ait évité cette humiliation.
« Sa femme a besoin de lui. C'est elle qui m'envoie.
– Besoin pour quoi ? »
La fille l'observait froidement, consciente de son mépris. « C'est ta mère ? »
Rob hocha la tête.
« Son accouchement est mal parti. Elle est aux écuries d'Egglestan, près du dock de Puddle. Tu ferais bien de chercher ton père pour l'avertir. »
Et elle s'en alla.
Rob regarda autour de lui, désespéré.
« Samuel ! » cria-t-il. Mais ce sacré Samuel était Dieu sait où comme d'habitude et l'aîné alla tirer William et Mary de leurs jeux.
« Occupe-toi des petits, Willum », dit-il, puis il quitta la maison au pas de course.
Cette année 1021, celle de la huitième grossesse d'Agnes Cole, semblait vouée à Satan. Elle avait été marquée par des calamités pour le peuple et la nature avait produit des monstres. L'automne précédent, tout avait gelé ; les rivières aussi. Puis il avait plu à torrents et, avec le dégel, la Tamise en crue avait emporté les ponts et les maisons. Les étoiles tombaient, en traînées lumineuses, du haut en bas du ciel d'hiver ; une comète était passée. En février, la terre trembla, la foudre décapita un crucifix et les gens murmuraient que le Christ et les saints s'étaient endormis. On racontait qu'une source avait charrié du sang trois jours durant, et des voyageurs affirmaient que le diable leur était apparu dans les bois et dans tel ou tel lieu secret.
Agnes avait interdit à son fils aîné d'écouter les commérages, mais, si Rob voyait ou entendait une chose insolite, il fallait faire un signe de croix. Les hommes en voulaient à Dieu, cette année-là, de la mauvaise récolte et des temps difficiles. Nathanael, sans travail depuis plus de quatre mois, ne survivait que grâce au talent de sa femme pour les broderies de qualité. Jeunes mariés, ils s'étaient follement aimés, pleins de confiance en l'avenir. Son idée à lui, c'était de faire fortune comme entrepreneur de bâtiment. Mais la promotion était lente dans la corporation des charpentiers et les commissions examinaient les projets comme si chaque détail devait être digne du roi.
Nathanael était resté six ans apprenti charpentier et douze ans compagnon menuisier. Il aurait dû postuler maintenant la maîtrise, niveau professionnel requis pour devenir entrepreneur, mais c'était trop de temps encore et d'énergie. Il avait perdu courage. Leurs vies dépendaient toujours de la guilde, bien qu'elle semblât les avoir abandonnés car il allait, chaque matin, au siège de la corporation pour apprendre qu'il n'y avait pas de travail. Avec d'autres malheureux, il cherchait l'évasion dans la boisson, une sorte d'hydromel : l'un fournissait le miel, un autre les épices et l'on trouvait toujours un pichet de vin.
Agnes avait appris par des épouses de charpentiers que, souvent, l'un des chômeurs ramenait une femme sur laquelle les autres, plus ou moins ivres, prenaient leur tour. Mais elle ne pouvait pas se passer de son mari, malgré ses faiblesses : elle aimait trop le plaisir. A peine était-elle accouchée qu'il lui faisait un nouvel enfant et, chaque fois qu'elle approchait du terme, il évitait la maison. La vie d'Agnes confirmait à peu de chose près les sinistres prédictions de son père. Quand, déjà enceinte de Rob, elle avait épousé le jeune charpentier, venu de Wartford pour aider à construire la grange des voisins, il lui avait reproché ses années d'école : « L'instruction, disait-il, rend les filles folles de leur corps. »
Son père avait eu une petite ferme, octroyée par Ethelred de Wessex pour payer ses années de service. C'était le premier de la famille à devenir propriétaire, et il avait envoyé sa fille à l'école dans l'espoir de lui trouver un riche parti. Les gros exploitants ont besoin d'une personne de confiance qui sache lire et compter : alors, pourquoi pas une épouse ? Déçu de la voir gâcher ses chances, il n'avait même pas pu la déshériter car, à sa mort, son peu de bien était allé à la Couronne pour payer des impôts en retard.
Mais l'ambition du père avait marqué la fille pour la vie. C'est à l'école des nonnes qu'elle avait vécu ses cinq années les plus heureuses : chaussées d'écarlate, vêtues de violet et de blanc, avec leurs voiles plus légers que nuages, elles lui avaient enseigné à lire et à écrire, un peu de latin de catéchisme, la coupe et la couture à points invisibles, enfin la broderie la plus raffinée, cette broderie anglaise si recherchée des Français. Ainsi les « bêtises » apprises chez les nonnes évitaient-elles aux siens de mourir de faim.
Ce matin-là, elle avait hésité à partir livrer ses broderies. Son accouchement semblait proche, elle se sentait énorme, lourde... Mais les réserves étaient presque épuisées, il fallait acheter de la farine au marché de Billingsgate et elle avait besoin pour cela de l'argent que lui verserait l'exportateur à Southwark, de l'autre côté de la Tamise. Portant son petit ballot, elle se dirigea donc, sans hâte, vers le pont de Londres.
La rue de la Tamise était comme toujours encombrée de bêtes de somme et de dockers qui transportaient les marchandises entre les entrepôts souterrains et la forêt de mâts le long des quais. Le bruit fondit sur elle comme la pluie sur une terre sèche. Malgré ses ennuis, elle savait gré à Nathanael de l'avoir emmenée loin de Wartford et de la ferme paternelle.
Elle aimait tant cette ville !
Des commères se traitaient de garces et de voleuses, des cascades de rires fleurissaient de mots étrangers, d'insultes et de bénédictions. Elle dépassa des esclaves en guenilles qui tiraient des barres de fonte vers les bateaux amarrés aux quais. Les chiens aboyaient après ces misérables aux crânes rasés ruisselants de sueur, et Agnes sentit l'odeur d'ail qui s'exhalait de leurs corps mal lavés. Un arôme plus plaisant l'arrêta près d'un colporteur qui vendait des pâtés à la viande. L'eau lui en vint à la bouche, mais elle n'avait qu'une pièce de monnaie dans sa poche et, à la maison, des enfants affamés.
« Qui veut mes pâtés ? criait l'homme. Bons et chauds comme un doux péché ! »
Les docks embaumaient la résine et les cordages goudronnés. Elle posa la main sur son ventre et sentit bouger son enfant dans la mer fermée de ses hanches. Au coin de la rue, des marins, la fleur au bonnet, chantaient des airs gaillards, accompagnés de trois musiciens qui jouaient du fifre, du tambour et de la harpe. Les dépassant, elle remarqua un homme adossé à une étrange charrette décorée des signes du zodiaque. Il paraissait la quarantaine et commençait à perdre ses cheveux, d'un brun roux comme sa barbe. Moins gros, il aurait été plus beau que Nathanael : des traits agréables, un visage coloré et un ventre imposant ; mais sa corpulence, loin d'être repoussante, était désarmante et lui donnait du charme : un homme chaleureux sans doute, qui aimait trop les plaisirs de la vie ? Ses yeux bleus pétillèrent et il sourit.
« Jolie mam'zelle, tu veux être ma chérie ? »
Agnes surprise chercha à qui il s'adressait, mais elle était seule. En temps habituel, elle aurait foudroyé le minable d'un regard glacial avant de l'oublier ; mais elle avait le sens de l'humour et s'amusa de cette liberté.
« On est faits l'un pour l'autre ! Pour toi, je mourrais sans regret, ma belle, reprit-il avec conviction.
– Inutile, m'sieur, le Christ s'en est déjà chargé », répondit-elle. Puis elle leva la tête, redressa les épaules, et, précédée de l'incroyable volume de son ventre, s'éloigna en riant, d'une démarche provocante. Depuis bien longtemps, personne n'avait rendu hommage à sa féminité, même en plaisantant, et cet échange absurde lui rendit courage. Toujours souriante, elle approchait du dock de Puddle quand la douleur la poignarda.
« Sainte Mère, ayez pitié ! » soupira-t-elle.
Ça partait du ventre pour envahir son esprit et tout son corps, au point qu'elle en perdit l'équilibre. En s'affaissant sur les pavés, elle sentit qu'elle perdait les eaux.
« Au secours ! cria-t-elle. Quelqu'un ! »
Une foule s'empressait déjà, des jambes l'entouraient, elle se vit cernée de regards curieux. Elle gémit.
« Alors, sauvages ! Vous allez l'étouffer ! grogna un charretier de brasserie. Laissez les gens travailler, dégagez la rue, on ne peut pas passer. »
On la transporta dans un lieu sombre et froid qui sentait le fumier, et quelqu'un en profita pour subtiliser le ballot de broderies. Au plus profond de l'obscurité, elle entrevoyait de hautes silhouettes. Un sabot de cheval heurta une planche avec bruit et il se fît un brouhaha.
« Qu'est-ce qu'il y a ? Vous ne pouvez pas la laisser là ! » dit une voix irritée. C'était un petit homme remuant, édenté et ventru. A ses bottes et à son chapeau, Agnes reconnut Geoff Egglestan. Elle était donc dans les écuries où son mari avait travaillé un an plus tôt.
« Maître Egglestan, murmura-t-elle, reprenant un peu d'espoir, je suis Agnes Cole, la femme du charpentier. »
Devinant qu'il la reconnaissait, elle sut qu'il ne la chasserait pas. Les gens continuaient à s'agglutiner derrière lui. Agnes haletait.
« S'il vous plaît, quelqu'un serait-il assez bon pour chercher mon mari ?
– Je ne peux pas quitter mon travail, grommela Egglestan. Qu'un autre y aille. »
Personne ne broncha. Elle mit la main à sa poche, trouva la pièce et la tendit.
« S'il vous plaît, répéta-t-elle.
– Je ferai mon devoir de chrétienne », dit aussitôt une femme, une traînée manifestement, et sa main se referma sur l'argent comme une griffe.
La douleur devenait intolérable, différente des contractions qu'elle connaissait. Ses accouchements avaient été un peu pénibles après les deux premiers, elle avait fait des fausses couches avant et après la naissance d'Anne Mary ; mais Jonathan et la petite avaient glissé de son ventre, après la perte des eaux, comme ces menues graines qu'on éjecte entre deux doigts. En cinq naissances, elle n'avait jamais autant souffert.
« Douce Agnes, pria-t-elle, toi qui secours les agneaux, viens à mon aide ! »
Enfin, ses cris déchirants attirèrent l'attention d'une sage-femme qui passait ; une vieille ratatinée et passablement ivre, qui chassa les badauds de l'écurie avec force jurons. Elle observa Agnes d'un air dégoûté : « Ces salauds t'ont mise dans la merde », maugréa-t-elle. Mais comment la transporter ailleurs ?
Elle releva les jupes d'Agnes sur sa poitrine, déchira ses dessous et là, sur le sol de l'écurie, devant le vagin largement ouvert, elle repoussa le fumier avec ses mains, qu'elle essuya sur un tablier crasseux. Puis elle tira de sa poche un pot de saindoux que le sang et les sécrétions d'autres femmes avaient déjà noirci. Elle enduisit ses mains de graisse pour les lubrifier, et introduisit progressivement deux doigts, trois, enfin toute la main dans l'orifice dilaté de la femme qui hurlait comme une bête.
« Tu n'as pas fini de souffrir, dit la sage-femme en se graissant les bras jusqu'au coude, le petit gredin pourrait se mordre les orteils, s'il le voulait : il se présente par le siège. »
2. Une famille de la Guilde
ROB courait en direction du dock de Puddle, puis se rappelant qu'il fallait trouver son père, il rebroussa chemin vers la guilde – ce qu'aurait fait tout enfant de charpentier en cas de difficulté. La guilde des charpentiers se trouvait au bout de la rue du même nom dans un vieux bâtiment de colombage et de torchis. Autour de la grande table, Rob reconnut des voisins de son père mais Nathanael n'était pas avec eux.
La guilde, c'était tout pour les travailleurs du bois : bureau d'entraide et de placement, dispensaire, pompes funèbres, service social, influence politique et soutien moral... C'était une société étroitement organisée et hiérarchisée. Les décisions du procureur des charpentiers avaient le poids des sentences royales, et c'est à ce grand personnage que Rob s'adressa immédiatement. Richard Bukerel semblait voûté sous le poids des responsabilités. Tout en lui était sombre : les cheveux et les yeux, le pantalon étroit, la tunique, le pourpoint de laine grossière teinte au brou de noix. Sa peau avait la couleur du cuir tanné par mille jours de soleil ; mesuré dans ses gestes, sa pensée, ses propos, il prêta à l'enfant une oreille attentive.
« Nathanael n'est pas là, mon garçon.
– Savez-vous où le trouver, maître Bukerel ?
– Un instant, s'il te plaît », dit Bukerel après un temps de réflexion, et il s'approcha d'un groupe voisin. Rob ne saisit que quelques mots chuchotes.
– Il est avec cette putain-là ? »
Puis il revint.
« Nous savons où est ton père et nous allons le chercher. Va vite rejoindre ta mère ; nous serons bientôt là. »
Rob remercia et partit en courant. Sans s'arrêter pour reprendre haleine, esquivant les charrettes, évitant les ivrognes, il naviguait à travers la foule. A mi-chemin, il aperçut son ennemi, Antony Tite, avec lequel il s'était tant battu l'année précédente ; suivi de deux de ses acolytes, Tony se moquait des esclaves des docks. « Petit salaud, pensa Rob, ne t'avise pas de me retarder, mais tu ne perds rien pour attendre. » Un jour aussi, il réglerait son compte à son père, cette ordure ! Un des jeunes voyous l'avait repéré et le désignait à Tony mais il était déjà hors d'atteinte. A bout de souffle, avec un point de côté, il arriva aux écuries juste à temps pour voir une drôle de vieille emmailloter un nouveau-né. L'odeur lourde du crottin de cheval se mêlait à celle du sang. Mam était couchée par terre, les yeux fermés, très pâle. Pour la première fois, elle lui parut toute petite.
« Mam ?
– T'es le fils ?
– Oui », fit-il d'un signe de tête en tâchant de reprendre son souffle. La vieille se racla la gorge et cracha.
« Laisse-la tranquille », dit-elle.
En arrivant aux écuries, Nathanael regarda à peine son fils. Dans la charrette remplie de paille que Bukerel avait empruntée à un entrepreneur de la guilde, ils ramenèrent Mam à la maison, avec le bébé qui fut baptisé Roger Kemp Cole. Chaque fois qu'elle en mettait un au monde, Agnes le montrait aux autres enfants, toute fière et rieuse. A présent, elle restait allongée, immobile, les yeux fixés sur le chaume du plafond.
Nathanael se décida à aller chercher la voisine, la veuve Hargreaves.
« Elle ne peut même pas nourrir l'enfant, lui dit-il.
– Cela s'arrangera peut-être », répondit Délia Hargreaves.
Elle connaissait une nourrice à qui elle porta le bébé, au grand soulagement de Rob : il avait assez à faire avec les autres ; Jonathan, qui était propre avant, ne l'était déjà plus, sans la surveillance de sa mère. Pa restait à la maison, mais Rob lui parlait peu et se débrouillait sans lui. Les leçons du matin lui manquaient car Mam savait en faire un jeu. Personne n'avait sa chaleur, sa malice tendre, sa patience avec les mémoires paresseuses.
Rob chargea Samuel d'occuper dehors William et Anne Mary. Ce soir-là, la petite pleura, réclamant une berceuse, et l'aîné s'exécuta, soulagé que Tony Tite ne soit pas là pour l'entendre.
Mam semblait mieux le lendemain mais c'était la fièvre, dit Pa, qui lui colorait les joues. Elle frissonnait, bien qu'ils aient ajouté des couvertures. Le troisième matin, en lui donnant à boire, Rob s'effraya de son visage brûlant. Elle lui tapota la main.
« Mon Rob, soupira-t-elle, déjà si grand garçon. »
Elle respirait vite et son haleine était fétide. Quand il lui prit la main, quelque chose passa dans son esprit, de son corps à elle. Une prémonition. Il sut avec une certitude absolue ce qui allait arriver. Il ne put ni pleurer ni crier, ses cheveux se dressèrent sur sa nuque. La terreur pure. Adulte, il n'aurait pu le supporter, et il n'était qu'un enfant. Pris de panique, il tordit involontairement la main de sa mère jusqu'à lui faire mal. Nathanael s'en aperçut et le gifla.
Le lendemain matin, quand il se leva, elle était morte.
Nathanael Cole s'assit et se mit à pleurer, ce qui effraya les enfants car ils n'avaient pas vraiment compris que Mam était partie pour de bon. Ils n'avaient jamais vu pleurer leur père et restaient blottis les uns contre les autres, pâles et attentifs.
La guilde s'occupa de tout. Les femmes arrivèrent. Aucune n'avait jamais été l'amie d'Agnes, que son instruction rendait suspecte, mais tout cela était oublié, et Rob, longtemps après, se rappelait encore avec écœurement leur odeur de romarin.
Hugh, le père de Tony, se chargea du cercueil qu'il fabriqua avec du sapin restant d'une commande de l'année précédente.
On avait bien fait les choses : du cidre, de la petite bière et une boisson fermentée à base d'eau, de miel et d'épices. Des cailles et des perdrix rôties, du gibier, des harengs fumés, des truites, des carrelets et des miches de pain d'orge. On paya des prières, des porteurs et des fossoyeurs ; on chanta des psaumes pour le repos de l'âme et Agnes fut enterrée au cimetière, près d'un jeune if.
Au retour, les femmes avaient préparé le repas ; on mangea et on but pendant des heures. La veuve Hargreaves bourra les enfants en les étouffant contre sa forte poitrine, au point de les rendre malades.
Rob savait ce que signifiait la mort. Il se surprenait pourtant à attendre le retour de Mam ; il aurait trouvé naturel de la voir ouvrir la porte, rapportant des provisions ou l'argent de ses broderies.
A sa grande surprise, son père resta à la maison. Il semblait vouloir parler aux enfants mais n'y parvenait pas. Il passait le plus clair de son temps à réparer le toit de chaume. Quelques semaines après l'enterrement, alors que Rob, encore sous le choc, commençait à comprendre combien la vie serait différente, Nathanael trouva enfin du travail.
L'argile des quais de Londres est une boue brune, molle et dense, terrain d'élection d'une sorte de mollusque, qui, comme des vers de bois, avait fait de tels dégâts en rongeant et taraudant pendant des siècles l'infrastructure des quais qu'il devenait urgent de la remplacer. Un travail très dur – rien de commun avec la menuiserie de luxe –, mais, poussé par la nécessité, le père l'accepta.
La responsabilité de la maison retomba sur Rob, qui n'était pas fort en cuisine. Délia Hargreaves apportait à manger ou préparait des repas, surtout quand Nathanael était là. Forte mais non sans charme, elle avait le teint coloré, les pommettes hautes, un menton pointu et de petites mains potelées qu'elle ménageait le plus possible. Rob s'était toujours occupé de ses frères et de sa sœur mais il était désormais leur seul recours et cela ne plaisait ni à lui ni à eux. Les petits pleuraient sans cesse. William maigrissait et Samuel, plus effronté que jamais, rapportait à la maison de telles grossièretés que l’aîné n’avait plus d’autre ressource que les coups.
Il s'efforçait de faire tout ce qu'elle aurait fait. Le matin, après avoir donné au bébé la bouillie, aux autres le pain d'orge, il nettoyait le sol sous le trou de fumée, par où, les jours de pluie, les gouttes tombaient en sifflant sur le feu. Il balayait, frottait, faisait les courses. Au début les commerçants lui offraient, avec leurs condoléances, quelques menus cadeaux pour la famille : des pommes, un peu de fromage ou de morue salée. Puis il apprit à marchander, craignant de se faire avoir comme un enfant. Mam avait pensé mettre Samuel à l'école cette année et envoyer Rob étudier chez les moines de Saint-Botolph. A présent, il n'y aurait de classe pour personne : le père ne savait ni lire ni écrire et n'avait que faire de l'instruction.
La veuve aurait pu se charger des enfants ; les sous-entendus et les plaisanteries des voisins avaient appris à Rob qu'elle était prête à jouer la belle-mère ; elle était seule, son mari ayant été tué quinze mois plus tôt par la chute d'une poutre. Et c'était l'usage qu'un veuf chargé de famille se remarie au plus vite. Nathanael passait en effet de plus en plus de temps chez Délia mais il était souvent trop fatigué, même pour cela. Les longs pieux et les entretoises que réclamait le travail des quais devaient être équarris dans des rondins de chêne noir, puis profondément enfoncés sous le lit du fleuve pendant la marée basse. Il travaillait dans le froid et l'humidité. Comme le reste de l'équipe, il y contracta une toux sèche, caverneuse, et rentrait toujours épuisé.
On trouva dans la boue de la Tamise une sandale romaine aux longues lanières de cuir, une lance brisée, des tessons de poteries. Nathanael rapporta un silex taillé en pointe de flèche aussi coupant qu'un rasoir, découvert à six mètres de fond.
« C'est romain ? demanda Rob, passionné.
– Peut-être saxon », répondit son père en haussant les épaules.
Pas de doute en revanche sur la monnaie trouvée un peu plus tard. En frottant la pièce avec des cendres mouillées, Rob fit apparaître sur l'une des faces noircies les mots : Prima Cohors Britaniae Londonii. Son latin d'église ne l'aida guère.
« C'était peut-être la première cohorte qui était venue à Londres ? »
Sur l'autre face, il y avait un Romain à cheval et trois lettres : IOX.
« Qu'est-ce que ça veut dire ? » demanda le père.
Rob n'en savait rien. Mam aurait su, elle. Mais à qui demander maintenant ?
Les enfants étaient tellement habitués à la toux de Nathanael qu'ils ne l'entendaient plus. Mais, un matin que Rob nettoyait la cheminée, on frappa doucement à la porte. C'était Harmon Whitelock, un compagnon de son père, accompagné de deux esclaves qui ramenaient Pa.
Les esclaves terrifiaient Rob. Il y a plusieurs façons pour un homme de perdre sa liberté : prisonnier de guerre, condamné comme criminel ou insolvable ; sa femme et ses enfants deviennent esclaves avec lui, et pour plusieurs générations. Ces esclaves-là étaient grands et musclés, avec le crâne rasé, marque de leur condition, et leurs guenilles puaient abominablement. On n'aurait su dire s'ils étaient anglais ou étrangers : c'étaient des muets au regard fixe. Ils effrayèrent Rob plus encore que le visage exsangue du père, dont la tête ballottait tandis qu'ils le posaient sur le lit.
« Qu'est-ce qui est arrivé ? » demanda-t-il.
Whitelock haussa les épaules.
« Quelle misère ! La moitié de l'équipe est comme ça, à tousser et cracher sans cesse. Ton père était si faible qu'il n'a pas résisté quand on a commencé le gros œuvre. J'espère qu'après un peu de repos il pourra retourner aux quais. »
Le lendemain matin, Nathanael fut incapable de se lever, sa voix était rauque. Mme Hargreaves lui apporta une infusion chaude adoucie de miel et s'installa près de lui ; ils parlaient à voix basse et elle rit une ou deux fois. Mais, quand elle revint le jour suivant, il avait une forte fièvre et n'était plus d'humeur à badiner. Elle fut vite partie.
La langue et la gorge devinrent rouge vif ; il demandait sans cesse à boire. La nuit, il fit un cauchemar : ces salauds de Vikings remontaient la Tamise sur leurs drakkars à la proue recourbée. Sa poitrine s'étouffait de crachats dont il ne pouvait se débarrasser. Sa respiration devenait difficile. Rob alla chercher la voisine, qui refusa de venir.
« Ça m'a tout l'air d'un muguet, et c'est très contagieux ! » dit-elle en refermant la porte.
Ne sachant que faire, Rob retourna à la guilde. Richard Bukerel l'écouta, l'air grave, l'accompagna chez lui, s'assit au chevet de Nathanael et nota le visage congestionné, le râle... Le plus simple aurait été d'appeler un prêtre pour allumer les cierges et réciter les prières. Personne ne lui en aurait fait reproche. Mais, sachant ce qui attendait les orphelins, il envoya chercher un médecin, qu'on paierait sur les fonds de la guilde.
Sa femme le tança vertement :
« Un médecin ? Nathanael est-il noble ? Si un simple chirurgien suffit aux pauvres de Londres, pourquoi faudrait-il à Cole un médecin qui nous coûte si cher ? »
Thomas Ferraton, médecin au teint fleuri, arriva chez les Cole comme l'image vivante de la prospérité : un pantalon coupé avec élégance, des manchettes ornées de dentelle – Rob en eut le cœur serré, pensant à sa mère –, la tunique de laine fine tachée de sang et de vomissures arborée fièrement comme l'emblème de sa profession. Fils d'un riche marchand, il avait étudié chez un médecin, issu lui-même d'une famille prospère d'armuriers, qui soignait les gens fortunés ; après son apprentissage, Ferraton avait conservé la même clientèle. Un fils de commerçant ne pouvait espérer s'introduire chez les nobles, mais il se sentait bien avec les patients aisés dont il partageait les manières et les intérêts. Il refusait les classes laborieuses et fut déçu de découvrir pour qui on l'avait dérangé. Voulant éviter une scène, il préféra en finir au plus vite.
Il toucha légèrement le front de Nathanael, le regarda dans les yeux et flaira son haleine.
« Bien, dit-il, ça va passer.
– Qu'est-ce qu'il a ? » demanda Bukerel.
Ferraton ne répondit pas et Rob devina que le docteur n'en savait rien.
« Amygdalite purulente, dit-il enfin en désignant les taches blanches de la gorge en feu. Inflammation temporaire, rien de plus. »
Il posa un garrot sur le bras du malade, incisa droitement une veine et lui tira une bonne pinte de sang.
« Et si la saignée n'a pas d'effet ? » dit encore Bukerel.
Le médecin fronça les sourcils : il ne remettrait pas les pieds chez ces gens-là.
« Je ferais mieux de le saigner encore pour plus de sûreté », dit-il, et il s'occupa de l'autre bras.
Il laissa une petite fiole de calomel mêlé de roseau carbonisé, et se fit payer visite, saignées et médicament.
« Sacré charlatan ! Boucher ! » grommela Bukerel en le regardant partir, et il promit à Rob de lui envoyer une femme pour s'occuper de son père.
Blême, épuisé, Nathanael ne bougeait plus. Il prit plusieurs fois son fils pour Agnes et chercha sa main. Mais, se rappelant ce qui était arrivé pendant l'agonie de sa mère, Rob la lui refusa. Plus tard, honteux, il retourna à son chevet et saisit cette main durcie par le travail ; il regarda les ongles écornés, la peau incrustée de crasse avec ses poils noirs et frisés.
Et tout recommença : il saisit l'évidence du déclin irréversible, de la flamme qui vacille et s'éteint. Son père allait mourir, c'était imminent. Il fut pris d'une terreur muette, celle-là même qui l'avait étreint quand Mam avait disparu.
De l'autre côté du lit, il vit ses frères et sa sœur. Alors la nécessité immédiate l'emporta sur son angoisse et son chagrin. Il secoua le bras de son père.
« Et maintenant, qu'est-ce que nous allons devenir ? » dit-il d'une voix forte. Mais personne ne répondit.
3. LA SÉPARATION
CETTE fois, comme c'était un homme de la guilde qui était mort et pas seulement un parent, la corporation fit les frais de cinquante psaumes. Deux jours après les funérailles, Délia Hargreaves partit pour Ramsey vivre chez son frère. Richard Bukerel prit Rob à part.
« Quand il n'y a plus de famille, on répartit les enfants et les biens, dit-il vivement. La guilde s'occupera de tout. »
Rob en resta pétrifié. Le soir, il essaya de l'expliquer à ses frères et à sa sœur. Samuel fut le seul à comprendre.
« Alors, on va nous séparer ?
– Oui.
– Chacun ira vivre dans une autre famille ?
– Oui. »
Cette nuit-là, quelqu'un se glissa dans son lit. Ni Willum ni Anne Mary comme il s'y serait attendu, mais Samuel, qui jeta ses bras autour de lui, à croire qu'il avait peur de tomber.
« Je voudrais qu'ils reviennent, Rob !
– Moi aussi. »
Il tapota l'épaule osseuse qu'il avait si souvent frappée et, pour une fois, ils pleurèrent ensemble.
« On ne se reverra plus jamais ? »
Rob se sentit glacé.
« Oh ! Samuel, ne sois pas stupide. Nous habiterons sans doute dans le même coin et nous nous verrons tout le temps. On est frères pour toujours. »
Samuel, consolé, dormit un peu mais avant l'aube il mouilla le lit : pire que Jonathan ! Il eut honte et craignit de rencontrer le regard de Rob, mais ses craintes étaient vaines car il partit le premier. Les marteaux et les scies de Nathanael échurent avec lui à un maître charpentier qui demeurait six maisons plus loin.
Deux jours plus tard, un prêtre nommé Ranald Lovell vint avec le père Kempton, qui avait chanté les messes pour Mam et Pa. Il était muté au nord de l'Angleterre et voulait emmener un enfant. Il les regarda tous et choisit Willum. C'était un homme grand, cordial, aux cheveux blonds et aux yeux gris, où Rob voulut lire de la bonté.
Il se demanda s'il ne pourrait pas garder les deux petits, mais comment les nourrir ? Il fallait déjà ménager les restes du repas des funérailles et Rob était réaliste. Jonathan, le gilet de cuir de son père et sa ceinture à outils allèrent à Allwyn, un compagnon menuisier.
La nourrice garda le petit Roger et reçut le matériel de broderie. Rob ne connaissait pas cette femme ; c'est Bukerel qui lui apprit ce qui avait été décidé.
Enfin, le boulanger Haverhill et sa femme vinrent chercher ce qu'il y avait de mobilier en bon état, et Anne Mary s'en fut vivre chez eux, au-dessus de la boutique.
« Au revoir, petite fille, murmura Rob en la serrant fort contre lui. Je t'aime, ma demoiselle, mon Anne Mary. »
Mais elle semblait lui en vouloir de tout ce qui s'était passé et ne lui dit pas au revoir.
Il restait seul et n'avait plus rien. Il vécut en ermite dans les pièces à moitié vides. Personne ne l'invita, même pour un repas. Ses voisins, qui ne pouvaient ignorer son existence, l'entretenaient chichement : un pain rassis, un bout de fromage. Couché près de la fenêtre ouverte, derrière le rideau de Mam, il épiait les secrets de ce monde hostile ; il entendait passer les charrettes, aboyer les chiens ; il y avait des jeux d'enfants et des chants d'oiseaux. Parfois, il entendait les gens parler de lui, comme s'il était question de quelqu'un d'autre.
« Que va-t-il devenir ? soupirait Mme Haverhill. J'ai conseillé à maître Bukerel de le vendre comme indigent. Même dans ces temps difficiles, le prix d'un jeune esclave peut dédommager la guilde et nous tous de ce qu'a coûté la famille Cole. »
Mme Bukerel renchérissait :
« Le procureur ne veut pas en entendre parler, mais je finirai bien par le convaincre. »
Quand les deux femmes furent parties, Rob se sentit pris de fièvre : le sang lui monta à la tête, il frissonna. Toute sa vie il avait vu des esclaves, pensant n'avoir rien de commun avec eux puisqu'il était né anglais et libre.
Il était bien trop jeune pour travailler aux docks, mais il savait qu'on employait des enfants dans les mines, où les tunnels étaient trop étroits pour un corps d'homme. Il savait aussi qu'un esclave est mal vêtu, mal nourri, cruellement fouetté à la moindre faute. Et que c'est pour la vie.
Il attendait, dans la maison abandonnée et silencieuse, tremblant au plus léger bruit.
Le cinquième jour après l'enterrement de son père, un inconnu vint frapper à la porte.
« Tu es le jeune Cole ? »
Rob hocha prudemment la tête, le cœur battant.
« Je m'appelle Croft. Je suis envoyé par un nommé Richard Bukerel avec qui j'ai bu à la taverne Bardwell. »
Il paraissait d'un certain âge, corpulent, le visage tanné entre de longs cheveux d'homme libre et une barbe ronde et frisée de la même couleur rousse.
« Quel est ton nom exactement ?
– Robert Jeremy Cole, monsieur.
– Et ton âge ?
– Neuf ans.
– Je suis barbier-chirurgien et je cherche un apprenti. Sais-tu ce que fait un barbier-chirurgien, jeune Cole ?
– Vous êtes une sorte de médecin ? »
Le gros homme sourit.
« Pour l'instant, c'est un peu ça. Bukerel m'a mis au courant de ta situation. Est-ce que mon métier t'intéresse ? »
Non. Rob n'avait pas envie de devenir un médecin comme celui qui avait saigné son père à mort. Mais il voulait encore moins être vendu comme esclave, aussi répondit-il « oui » sans hésiter.
« Le travail ne te fait pas peur ?
– Oh non, monsieur !
– Heureusement, car tu vas en baver ! Bukerel m'a dit que tu savais lire, écrire et que tu connaissais le latin ?
–Très peu de latin, à vrai dire...
– Je te prends à l'essai pendant quelque temps, mon petit gars. Tu as des affaires ? »
Son balluchon était prêt depuis longtemps. « Suis-je sauvé ? » se demanda-t-il.
Ils grimpèrent dans une charrette étrange comme il n'en avait jamais vu ; elle avait un mât blanc de chaque côté du siège avant, noué d'un large ruban comme un serpent écarlate. C'était une voiture couverte, barbouillée de rouge, avec des peintures jaune soleil qui représentaient un bélier, un lion, une balance, une chèvre, un archer, un crabe... Le cheval gris pommelé se mit en route et ils descendirent la rue des Charpentiers, dépassèrent la maison de la guilde et se faufilèrent dans la foule de la rue de la Tamise.
Rob, figé sur son siège, jetait de brefs coups d'œil à son voisin : un beau visage, malgré son nez gras, rouge et proéminent, une loupe sur la paupière gauche et de fines rides au coin des yeux bleus et perçants.
Ils atteignirent les écuries d'Egglestan, traversèrent la Tamise vers la rive sud, longèrent les entrepôts et les demeures des riches commerçants. Rob reconnut celle du négociant en broderies pour qui Mam avait travaillé. Il n'avait jamais été plus loin.
« Maître Croft ? »
Son compagnon fronça les sourcils.
« Non, non. On ne m'appelle jamais Croft, on dit : Barbier, à cause de ma profession.
– Oui, Barbier », répondit Rob. Ils avaient dépassé Southwark, et il s'affolait en entrant dans ce monde inconnu et déroutant.
« Barbier, où allons-nous ? » demanda-t-il sans pouvoir retenir ses larmes. L'homme sourit et, reprenant les rênes, mit son cheval au trot.
« Partout », répondit-il.
4. LE BARBIER-CHIRURGIEN
ILS campèrent à la nuit, sur une colline près d'un ruisseau. Le brave cheval gris s'appelait Tatus.
« L'abréviation d'Incitatus, à cause du coursier de l'empereur Caligula, qui l'aimait au point de l'avoir fait prêtre et consul. Le nôtre est un assez bel animal pour un pauvre diable à qui on a coupé les couilles », dit le Barbier, et il expliqua comment soigner le hongre, le bouchonner avec des poignées d'herbe sèche et douce, le mener boire et paître avant de s'occuper d'eux-mêmes.
Ils étaient dans une clairière, assez loin de la forêt, mais le Barbier expédia Rob chercher du bois pour le feu et il dut faire plusieurs voyages. Bientôt les flammes crépitèrent ; il se sentit défaillir à la bonne odeur de cuisine. Dans un pot de fer, le Barbier avait mis d'épaisses tranches de lard fumé et faisait revenir dans la graisse un gros navet, des poireaux, avec une poignée de mûres sèches et des herbes. Rob n'avait jamais rien mangé d'aussi bon ; il en avala une grosse portion et son compagnon, qui avait lui-même un solide appétit, le resservit. Ils essuyèrent leurs écuelles avec des quignons de pain d'orge et, de lui-même, Rob alla nettoyer le pot et les bols dans le ruisseau en les frottant avec du sable. Quand il eut rapporté les ustensiles, il se soulagea derrière un buisson.
« Seigneur ! Quel remarquable zizi ! » s'écria le Barbier surgissant près de lui. Rob resta en suspens et cacha son sexe.
« Quand j'étais petit, j'ai eu quelque chose là. On m'a dit qu'un chirurgien avait enlevé, au bout, le capuchon de peau...
– Il a ôté le prépuce, dit le Barbier. Et te voilà circoncis comme un païen. »
Rob s'écarta légèrement, troublé et sur ses gardes. L'humidité de la forêt les gagnait. Il ouvrit son sac, prit sa chemise de rechange et l'enfila par-dessus celle qu'il portait. Le Barbier sortit deux fourrures de la carriole et les lui jeta.
« Nous coucherons dehors, le chariot est déjà bourré. »
Dans le sac ouvert, il aperçut la monnaie romaine et la chipa d'un geste vif. Il ne demanda pas d'où elle venait.
« Avec mon père... on a pensé qu'il s'agissait de la première cohorte romaine arrivée à Londres.
– En effet », dit l'homme en examinant la pièce. Manifestement, il connaissait les Romains et les estimait, à en juger par le nom du cheval. Rob craignait qu'il ne lui vole son bien.
« Sur l'autre face il y a des lettres », dit-il d'une voix rauque. Le Barbier lut, à la lumière du feu :
« IOX. 10 signifie " hourra ", X, c'est le nombre dix. Un cri de victoire romain : " Dix fois hourra ! "«
Rob reprit la pièce avec soulagement et installa son lit près du feu. Les fourrures, une peau de mouton et une peau d'ours, étaient vieilles et sentaient fort mais elles lui tiendraient chaud. Le Barbier se coucha de l'autre côté du feu, son épée et son couteau à portée de la main contre un éventuel agresseur – ou contre un jeune fugitif, songea Rob avec appréhension. Il avait retiré de son cou la corne saxonne qu'il portait attachée à une lanière, en ferma le fond avec un bouchon en os, la remplit d'un liquide sombre et l'offrit à Rob.
« C'est l'alcool que je fabrique. Bois tout. »
Rob n'en voulait pas, mais n'osait refuser. Un fils d'ouvrier, à Londres, savait très tôt ce qu'on devait attendre des marins et des dockers qui offraient des sucreries près des entrepôts déserts. Il savait aussi que l'ivresse en est le prélude ordinaire.
« Bois, répéta le Barbier, fronçant les sourcils en le voyant s'arrêter. Cela te fera du bien. »
Il ne se montra satisfait qu'en l'entendant tousser violemment après deux grandes gorgées. Reprenant la corne, il finit sa bouteille, puis une autre, lâcha un pet prodigieux et se mit au lit.
« Repose-toi bien, petit gars, dit-il. Dors tranquille, tu n'as rien à craindre de moi. »
Croyant à une ruse, Rob attendait, sous la peau d'ours puante, les cuisses serrées, sa pièce dans la main droite et, dans la gauche, une pierre. Mais il savait qu'il ne pourrait résister aux armes de l'homme et qu'il était à sa merci.
Pourtant, pas d'erreur, le Barbier dormait ; c'était même un redoutable ronfleur !
Sa liqueur avait laissé à Rob un goût de médicament. L'alcool lui courait dans le corps tandis qu'il se pelotonnait dans les fourrures, et la pierre lui échappa. Serrant toujours la pièce, il voyait les Romains en rangs, acclamant dix fois les héros qui refusaient la défaite. Au-dessus de sa tête, les blanches étoiles roulaient à travers le ciel, si lentes qu'il aurait pu les cueillir et en faire un collier pour Mam. Il pensa à chacun des membres de sa famille. Samuel surtout lui manquait. Et si Jonathan mouille ses couches, pourvu que Mme Arwyn soit patiente. Il espérait que le Barbier retournerait bientôt à Londres, tant il lui tardait de revoir les enfants.
Le Barbier savait ce que ressentait son nouvel assistant : il s'était retrouvé seul au même âge après le pillage du village de pêcheurs où il était né, et qui brûlait encore dans sa mémoire.
Son père maudissait le roi Ethelred, ses impôts, le luxe de la belle reine Emma qu'il avait ramenée de Normandie, l'armée coûteuse qui servait sa sécurité personnelle plus que la défense du peuple, sa cruauté... Beaucoup crachaient rien qu'à entendre son nom. Au printemps de 991, il avait scandalisé ses sujets en détournant à prix d'or les pirates danois ; par la suite, naturellement, les expéditions sanglantes se multiplièrent contre le pays, désarmé par la lâcheté de son roi.
Cette semaine-là, Henry Croft avait accompagné son père dans une grande pêche au hareng ; quand ils rentrèrent un matin, une demi-douzaine de bateaux norvégiens à la proue recourbée étaient cachés dans une crique. L'enfant s'enfuit en apercevant à la fenêtre de sa propre maison un étranger vêtu de peaux de bêtes. Sa mère gisait sur le sol, violée et assassinée ; un peu plus tard, son père fut pris et on lui trancha la gorge.
Fou de peur et de chagrin, Henry courut se cacher dans les bois comme un animal traqué. Quand il sortit, hébété et mort de faim, les Norvégiens étaient partis, ne laissant que des cadavres et des cendres. On envoya l'enfant avec les autres orphelins à l'abbaye de Crowland. Comme il ne restait généralement derrière les pirates que peu de moines et beaucoup d'orphelins, les bénédictins faisaient d'une pierre deux coups en tonsurant ces jeunes sans famille.
A neuf ans, Henry dut promettre à Dieu de vivre à jamais pauvre et chaste. Il y gagna du savoir : quatre heures d'étude, six heures de dur travail, le reste en contemplation et en prières. Offices du matin, offices de l'après-midi, offices du soir, offices perpétuels. Ni récréations ni exercice du corps. Une élite de mystiques et de pénitents, des nobles aussi réfugiés là pour sauver leur vie, vivaient en cellules individuelles ; les autres couchaient au dortoir, qui résonnait la nuit de toux, ronflements, échos de cauchemars ou de masturbations, chuchotements et récriminations de mal nourris.
La ville de Peterborough était à trois lieues de là. Quand Henry eut quatorze ans, il demanda à son confesseur la permission d'aller prier au bord de la rivière et réussit, par un beau soir d'été, à prendre le large dans un petit bateau resté sur la berge. Il erra dans les villages, dormant où il pouvait, vivant de dons et de petits larcins. Dans le port de Grimsby, un pêcheur l'engagea comme aide et le fit travailler dur pendant deux ans. Le pêcheur mort, il connut à nouveau la faim avant de rencontrer des baladins dont il apprit les tours, les jongleries et les histoires. La sœur du conteur fut la première fille qui lui ouvrit ses bras.
La troupe s'était dispersée depuis, quelques semaines quand, à Matlock, sa vie prit un nouveau tournant : il entra pour six ans au service d'un barbier-chirurgien nommé James Farrow. L'homme avait la réputation, dangereuse à l'époque, de s'y connaître en sorcellerie ; Henry acquit bientôt la certitude qu'il n'en était rien. Son maître était intraitable, le battait pour la moindre erreur, mais il lui enseigna parfaitement tout ce qu'il savait.
En l'an 1002, la quatrième année de Henry à Matlock, le roi Ethelred commit une horrible traîtrise : à la suite d'un raid de Vikings sur Southampton, qu'il détourna une fois de plus en leur payant tribut, il fît massacrer en un seul jour tous les Danois qu'il avait laissés s'établir sur les terres du royaume. Alors la violence se déchaîna, on traqua les sorcières qui furent pendues ou brûlées ; un délire sanguinaire s'empara du pays.
Un nommé Bailey Aelerton étant mort subitement tandis qu'il binait son champ, on accusa Farrow de l'avoir tué par envoûtement et magie noire. Menée par un voisin, Simon Beck, une foule excitée débarqua chez lui, le dépouilla de ses vêtements et crut trouver sur son corps des marques sataniques ; puis, lié sur une croix de bois, on le plongea à plusieurs reprises dans la rivière, pour lui faire avouer les crimes qu'il n'avait pas commis, tant et si bien qu'il fut noyé.
Terrifié, impuissant devant cette haine aveugle, et risquant d'ailleurs d'être à son tour pris à partie, Henry ne put, lorsque tout fut fini, que repêcher son maître, lui fermer les yeux et l'enterrer au plus vite. Farrow était veuf et sans famille. Dans sa maison déjà pillée, Henry ne trouva plus qu'un habit meilleur que le sien, un peu de nourriture et sa trousse d'instruments de chirurgie. Il réussit aussi à rattraper son cheval et quitta Matlock au galop avant qu'on ait eu l'idée de le poursuivre.
Il redevint vagabond mais, cette fois, il avait un métier et cela faisait toute la différence. Partout, des gens dolents étaient prêts à payer un ou deux sous pour qu'on les soigne. Il se faisait aussi de l'argent en vendant des médicaments, et, pour attirer les badauds, il connaissait tous les trucs appris en voyageant avec les bateleurs. Se croyant recherché, il ne restait jamais longtemps au même endroit ; il renonça à son vrai nom et se fit appeler « le Barbier ». Ainsi s'organisa peu à peu une vie qui lui convenait. Il s'habillait chaudement et bien, ne manquait jamais de femmes, buvait à son gré et mangeait prodigieusement, s'étant juré de ne plus connaître la faim.
Quand il rencontra sa future épouse, il pesait au moins deux cent vingt livres. Lucinda Eames était veuve et propriétaire d'une belle ferme à Canterbury. Pendant six mois, il s'occupa des bêtes, des champs et joua au mari. Il appréciait son petit cul blanc en forme de cœur renversé et, quand ils faisaient l'amour, elle pointait un bout de langue rose au coin de sa bouche, comme un écolier qui peine sur sa leçon. Elle lui reprochait de ne pas lui donner d'enfant ; peut-être avait-elle raison, bien qu'elle n'en ait pas fait davantage avec son premier mari. Sa voix devint criarde, son ton amer, sa cuisine négligée. Avant la fin de la première année, Henry se rappela des femmes plus chaudes, des nourritures plus savoureuses ; vouant au diable Lucinda et sa langue, il partit et se remit à voyager.
Il acheta à Bath sa première carriole et engagea dans le Northumberland son premier apprenti. Depuis, il avait formé plus d'un gamin ; quelques petits futés lui avaient fait gagner de l'argent, il avait appris des autres ce qu'il faut exiger d'un apprenti. Il savait aussi ce qui attendait les incapables qu'on renvoyait : la plupart allaient au désastre. Avec un peu de chance, ils devenaient jouets sexuels ou esclaves ; les malchanceux crevaient de faim ou se faisaient tuer. Cela le contrariait plus qu'il ne voulait l'avouer, mais il ne pouvait se permettre de garder un poids mort. Rescapé lui-même, il savait endurcir son cœur pour sa propre sauvegarde.
Le dernier, celui qu'il avait trouvé à Londres, semblait désireux de lui plaire, mais le Barbier savait que les apparences sont trompeuses quand il s'agit d'un apprenti. Inutile de s'exciter là-dessus comme un chien sur un os. Le temps serait seul juge et l'on saurait bien assez tôt si le petit Cole tiendrait le coup.
5. LA BÊTE DE CHELMSFORD
ROB se réveilla dès l'aube et trouva son nouveau maître déjà actif et impatient : le Barbier n'était pas de bonne humeur. Il prit une lance dans la carriole pour expliquer comment il fallait s'en servir.
« Elle ne sera pas trop lourde si tu la prends à deux mains. Pas besoin d'être adroit : tu pousses de toutes tes forces. En visant au milieu du corps, tu arriveras bien à toucher quelque chose et, si l'adversaire est blessé, j'ai des chances de le tuer. C'est clair ? »
Rob, intimidé, hocha la tête.
« Mon petit gars, il faut être vigilant et avoir ses armes sous la main si l'on tient à la vie. Les routes romaines restent les meilleures d'Angleterre mais elles ne sont pas entretenues. C'est à la Couronne de les dégager de chaque côté pour empêcher les brigands de piéger les voyageurs. Or, la plupart du temps, les broussailles ne sont pas taillées. »
Il expliqua comment atteler le cheval et, quand ils repartirent, Rob s'assit près de lui, sur le siège du conducteur, en plein soleil, tourmenté de toutes sortes de craintes. Le Barbier quitta la route romaine pour un chemin à peine praticable à travers les ombres d'une forêt sauvage. Il saisit la corne saxonne – qui avait orné le front d'un grand bœuf – et en tira un son harmonieux et puissant, entre la menace et la plainte.
« Ceux qui l'entendent savent ainsi que nous ne sommes ni des assassins ni des voleurs, mais des gens de bien, capables de se défendre. »
Il proposa à Rob d'essayer à son tour mais le gamin eut beau gonfler ses joues, l'instrument resta muet.
« Il faut un souffle plus mûr que le tien et un tour de main. Tu apprendras, n'aie crainte. Et d'autres choses plus difficiles encore. »
Dans un tournant du sentier boueux, la charrette s'embourba. Le Barbier ramassa des branches mortes qu'il disposa devant chaque roue et, reprenant les rênes en criant « Hue, Tatus ! », il finit par les sortir de là. Plus loin, il s'arrêta près d'un ruisseau et Rob, qui n'avait jamais péché que dans la Tamise, apprit l'art de prendre les truites en amorçant les lignes avec des sauterelles vivantes qui grouillaient dans une boîte. Ce serait une de ses tâches de la garder toujours pleine.
« On mange deux fois par jour, dit le Barbier en apportant des champignons et des oignons sauvages : le matin et l'après-midi. Lever à six, dîner à dix, souper à cinq, coucher à dix, font vivre un homme dix fois dix ! »
C'était un fin cuisinier et le repas le mit de bonne humeur. Rob se rassurait : il n'avait jamais mangé comme cela chez lui et le travail, jusqu'à présent, ne lui semblait pas insurmontable. Ils arrivèrent à Farnham : quelques fermes, une pauvre auberge, une taverne qui sentait la bière, une forge, un tanneur et un scieur de bois. Pas vraiment de place, mais au milieu du village, la rue s'élargissait comme un serpent qui a avalé un œuf.
Le Barbier sortit un tambour ; Incitatus se mit à hennir et Rob à tambouriner de toute la force de ses baguettes.
« Spectacle cet après-midi, annonça le Barbier, suivi du traitement de tous les maux, grands et petits ! »
Le forgeron lâcha son soufflet, les ouvriers la scierie et ils se précipitèrent pour avertir les autres. Les femmes appelaient leurs voisines et les enfants suivaient la charrette, qui parcourut le village avant de s'arrêter sur la petite place. Le Barbier disposa quatre bancs pliants les uns au bout des autres.
« C'est l'estrade, dit-il à Rob, tu devras faire ça partout où nous irons. » Puis il y posa deux paniers pleins de petites fioles qui contenaient chacune un médicament. Enfin, il disparut dans la carriole et tira le rideau.
Rob, assis sur l'estrade, regardait arriver les gens, reconnaissant le meunier à sa farine, les menuisiers aux copeaux dans leurs cheveux. On s'installait par terre, les femmes avec un ouvrage, un tricot ; les gosses se chamaillaient, certains enviaient le jeune assistant. Puis le Barbier fit une entrée fracassante.
« Bon jour et bon lendemain ! Très heureux d'être parmi vous ! »
Il se mit à jongler, d'abord avec deux balles, une rouge et une jaune, qu'il semblait à peine toucher de ses doigts épais. Il ajouta une verte, une bleue encore, une brune enfin. Elles volaient en cercles sans fin, lentement, plus vite, de plus en plus vite... les gens applaudissaient. Rob était émerveillé.
Le Barbier, sans s'interrompre, jouait avec des assiettes de bois et des anneaux de corde, chantait, racontait des histoires et faisait rire les spectateurs. Il escamota un œuf, cueillit une pièce de monnaie sur la tête d'un enfant, proposa de faire disparaître une chope de bière et, prenant celle que se hâtait d'apporter la servante de l'auberge, il la porta lentement à ses lèvres et la vida d'un trait. Les gens applaudirent plus fort.
Alors il demanda si les demoiselles avaient besoin de ruban.
« Oh oui ! oui ! s'écria aussitôt la servante, avec un élan qui fit glousser tout le monde.
– Comment vous appelez-vous ? dit-il avec un regard et un sourire pour ses solides appas.
– Amelia Simpson, monsieur.
– Madame Simpson ?
– Je ne suis pas mariée.
– Quel dommage ! fit-il galamment. Quelle couleur aimeriez-vous, mademoiselle Amelia ?
– Rouge.
– Et combien vous en faut-il ?
– Trois aunes, ce serait parfait.
– Espérons que ça suffira » murmura-t-il, malicieux.
On entendit quelques rires paillards. Le Barbier, passant apparemment à autre chose, coupa un bout de corde en quatre morceaux puis le reconstitua dans son entier en faisant au-dessus quelques gestes magiques ; couvrant un anneau d'un fichu, il le changea en noix et, portant brusquement les doigts à ses lèvres, il tira quelque chose de sa bouche : l'extrémité d'un ruban rouge. Sous les regards fascinés, il le sortit peu à peu, en louchant et en feignant l'évanouissement. Enfin, avec son poignard, il trancha le ruban au ras de ses lèvres et e tendit à la servante en s'inclinant très bas. Le scieur de bois, qui était près d'elle, le mesura. Le compte y était exactement et l'assistance applaudit.
Quand le bruit se fut apaisé, le Barbier présenta une fiole de son remède miraculeux.
« Seul, mon Spécifique Universel à la vertu d'allonger votre vie, de régénérer votre corps fatigué. Il assouplit les muscles raides et raffermit ceux qui sont mous, rend leur éclat aux yeux éteints, change les malades en gaillards bien portants, arrête la chute des cheveux et regarnit les crânes luisants. Il fait la vue plus nette et l'esprit plus aiguisé. C'est le cordial le plus stimulant et le plus doux des purgatifs. Il vient à bout des ballonnements et des pertes de sang, des misères des femmes, du scorbut des marins, de la surdité, de la toux et de la consomption, des maux d'estomac, de la jaunisse et des fièvres. Bon pour les bêtes comme pour les humains, il guérit tout et chasse tous les soucis ! »
Le Barbier vendit beaucoup de fioles, puis avec Rob il installa un paravent derrière lequel il examina les patients. Malades et égrotants attendirent à la queue leu leu d'être soulagés pour un sou ou deux.
Le soir, ils dînèrent à la taverne ; le Barbier trouva l'oie mal rôtie et les navets filandreux. Puis il étala sur la table une carte des îles Britanniques ; Rob, qui n'en avait jamais vu, suivit, les yeux ronds, le chemin capricieux de son doigt qui traçait leur itinéraire pour les mois suivants.
Tombant de sommeil, il retourna dormir à leur campement, mais il avait trop de choses en tête pour trouver le repos. Il entendit des rires et des propos plaisants pleins d'allusions grivoises ; son maître avait ramené une fille.
« Ah ! Douce Amelia ! » soufflait-il entre deux baisers mouillés et tout un remue-ménage. Elle gémissait. Enfin, ils s'endormirent.
Au petit matin, elle était partie. Ils reprirent la route, s'arrêtèrent pour cueillir un panier de mûres er firent un excellent déjeuner. L'après-midi, ils avaient dépassé un grand domaine fortifié et le Barbier pressait lé pas quand trois cavaliers les arrêtèrent ; il fallut les suivre, franchir les enceintes et les grilles jusqu'à une salle souterraine aux murs couverts d'armes et de tapisseries.
« Une chienne est blessée. Elle s'est pris la patte dans un piège il y a une quinzaine et cela s'est infecté. »
Le Barbier vida deux de ses fioles dans le bol d'argent de la chienne qui grogna, mais finit par boire. Quand il la vit assoupie, il lui lia les mâchoires, puis les pattes, et l'opéra. La bête tremblait, sa blessure grouillait de vers et sentait mauvais.
Quand il demanda, discrètement, son salaire, on le pria d'attendre le retour du comte, qui était à la chasse. Ils délièrent la chienne, reprirent leurs instruments et s'en furent. Hors de vue du château, le Barbier s'éclaircit la voix et cracha.
« Qui sait quand il reviendra ? Si la chienne guérissait, il nous paierait peut-être, ce sacré comte, mais si elle crève, ou qu'il soit de méchante humeur, il peut nous faire écorcher. J'évite les seigneurs, je préfère chercher mon bien chez les villageois. »
Le lendemain, ils arrivèrent à Chelmsford, où un marchand d'onguent les avait précédés– un homme affable avec une crinière blanche et une tunique orange.
« Content de te voir, Barbier !
– Salut, Wat, tu as toujours ta bête ?
– Non, elle est tombée malade, je l'ai sacrifiée dans un combat de chiens.
– Dommage que tu n'aies pas eu du Spécifique, ça l'aurait guérie. »
Ils rirent tous deux.
« J'ai un nouvel animal, tu veux le voir ? »
– Pourquoi pas ? » dit le Barbier. Il rangea la charrette sous un arbre et fit paître le cheval tandis que la foule arrivait. Chelmsford était un gros village, avec un public important.
« Sais-tu lutter ? » demanda le Barbier à son apprenti.
Rob hocha la tête. Il aimait se battre, comme tous les gamins de Londres.
Wat commençait comme le Barbier, en jonglant. Il était habile, mais ses histoires amusaient moins les gens. Ce qu'ils aimaient, c'était l'ours. La cage était à l'ombre, couverte d'un drap. Il y eut un murmure quand Wat la découvrit. Rob avait vu un ours dressé quand il avait six ans ; celui-ci, muselé, au bout d'une longue chaîne, lui parut plus petit, à peine plus grand qu'un gros chien, mais il était très beau.
« Voici l'ours Bartram », annonça Wat.
L'animal se coucha, fit le mort, rattrapa une balle, monta sur une échelle et en redescendit, dansa au son de la flûte avec maladresse, et les spectateurs ravis applaudissaient chacun de ses mouvements.
« Maintenant, dit Wat, qui veut lutter avec Bartram ? Le vainqueur aura un pot gratuit du fameux Onguent de Wat, qui guérit tous les maux de l'humanité. »
Il se fit un mouvement dans la foule mais personne ne se proposa.
« Allons, les lutteurs ! » insista Wat, provocant.
Une lueur s'alluma dans le regard du Barbier.
« Voici un garçon qui n'a pas froid aux yeux », dit-il à voix haute, et Rob, stupéfait et affolé, se trouva poussé vers l'estrade où on l'aida à grimper.
« Mon garçon contre ta bête, l'ami ! » cria le Barbier, Wat approuva et ils se mirent à rire.
« Oh ! Mam ! » pensa Rob, figé de peur. C'était un vrai ours, aux épaules massives, aux membres épais. Que faire, sinon sauter de l'estrade et fuir ? Mais ce serait un défi à son maître et la fin de tous ses espoirs. Choisissant le moindre mal, Rob affronta Bartram. Le cœur battant, il tournait autour, les mains ouvertes comme il avait vu faire aux lutteurs. Il tenta même de le déséquilibrer, comme il aurait fait avec un autre enfant, mais c'était vouloir déraciner un gros arbre. L'ours leva une patte et frappa nonchalamment. Ses griffes étaient rognées mais le coup renversa le garçon qui se vit perdu sans ressource. Dès qu'il se releva, Bartram, avec une agilité surprenante, le saisit et Rob se sentit étouffé contre cette fourrure aussi puante que celle où il dormait la nuit ; tout en luttant, il regarda les petits yeux rouges et inquiets. L'ours n'était pas plus adulte que lui et il avait peur, lui aussi ; sans sa muselière de cuir, il aurait mordu.
Wat tendit la main vers le collier de sa bête, qui recula aussitôt, lâcha sa victime et tomba sur le dos.
« Plaque-le, bêta ! » souffla l'homme.
Rob se précipita et toucha le pelage sombre des épaules, ce qui n'impressionna personne, mais les gens s'étaient amusés et ils étaient de bonne humeur. Wat enferma Bartram et donna, comme promis, un petit pot d'onguent au jeune lutteur, avant d'aller vanter aux spectateurs les mérites de son produit.
« Tu ne t'es pas mal débrouillé, dit le Barbier à son apprenti qui revenait à la charrette, les jambes en coton. T'as foncé !
– Il m'aurait fait du mal », dit Rob en reniflant, niais conscient de sa chance. Son maître secoua la tête en souriant.
– Tu n'as pas vu la petite poignée sur son collier ? Elle permet, en le serrant, de couper la respiration de l'animal s'il désobéit. C'est comme cela qu'on dresse les ours. »
Il lui tendit la main pour l'aider à monter, puis il prit un peu d'onguent et le frotta entre le pouce et l'index.
« Du suif, du lard et un soupçon de parfum... Et il en vend beaucoup, dit-il, songeur, en regardant la file des clients de Wat qui lui tendaient leurs sous. Un animal est une garantie de succès. On peut bâtir un spectacle avec des marmottes, des chèvres, des blaireaux, des chiens, même des lézards. Et on gagne comme cela plus d'argent que moi quand je suis seul. »
Le cheval s'engagea sur le chemin des bois, laissant derrière eux Chelmsford et l'ours lutteur. Rob était encore sous le choc. Immobile il songeait.
« Alors, pourquoi vous ne faites pas un spectacle avec un animal ? » dit-il lentement.
Le Barbier se tourna légèrement sur son siège. Le regard chaleureux de ses yeux bleus semblait en dire plus que sa bouche souriante.
« Parce que je t'ai, mon garçon. »
6. LES BALLES DE COULEUR
ILS commencèrent à jongler et, dès le début, Rob se sentit incapable d'un tel miracle.
– Tiens-toi droit, mais détendu, les mains aux côtés. Elève les avant-bras parallèlement au sol, les mains ouvertes vers le haut. Imagine que je pose sur tes paumes un plateau d'œufs : il ne doit pas pencher du tout sinon les œufs glissent. Quand on jongle, c'est la même chose : si tes bras ne restent pas à la même hauteur, les balles tomberont. Tu as compris ?
– Oui, Barbier, dit Rob, qui en avait mal au ventre.
– Forme une coupe avec chaque main comme si tu voulais y boire. »
II posa la balle rouge dans la main droite et la bleue dans la gauche.
« Lance-les en l'air, comme le ferait un jongleur, mais les deux en même temps. »
Les balles s'élevèrent au-dessus de la tête de Rob puis retombèrent par terre.
« Fais attention. La balle rouge monte plus haut parce que tu as plus de force dans le bras droit. Il faut donc apprendre à compenser cela en diminuant l'effort de ta main droite au profit de la gauche. Et puis les balles montaient trop haut ; un jongleur ne peut pas s'amuser à renverser la tête en arrière pour essayer de voir en plein soleil où est partie sa balle. Elles ne doivent pas aller plus loin que là, dit-il en lui tapotant le front. Alors, tu les suis sans bouger la tête. » Il fronça les sourcils.
« Autre chose : un jongleur ne lance pas sa balle, il la fait sauter. La paume se redresse un instant, projetant la balle, tandis que le poignet donne un coup bref et que l'avant-bras oblique légèrement vers le haut. Du coude à l'épaule, les bras ne bougent pas. »
Il ramassa les balles et les tendit à Rob.
A Hertford, quand il eut dressé l'estrade, le garçon prit deux balles en bois et s'entraîna à les faire sauter ; c'était moins difficile qu'il ne l'avait imaginé. Il s'aperçut qu'en donnant au départ un mouvement tournant, il modifiait la direction ; s'il attendait trop, la balle lui retombait sur la tête ou l'épaule ; si la main était trop souple, la balle lui échappait. Mais il s'appliqua et acquit bientôt le tour de main. Le Barbier parut satisfait de sa démonstration, le soir, avant le dîner.
Le lendemain, il arrêta la carriole à l'entrée du village de Luton et montra à Rob comment faire croiser deux balles.
« Tu évites les collisions en l'air en faisant partir une balle avant l'autre ou en la faisant sauter plus haut. »
Dès le début de la représentation, Rob alla s'exercer dans une clairière. La balle bleue heurtait très souvent la rouge avec un bruit sec comme un rire moqueur ; elles tombaient, roulaient par terre, il fallait les ramasser. C'était à désespérer. Heureusement, personne ne le voyait, sauf peut-être un oiseau ou une souris des champs.
Au bout de deux jours de travail, il avait fait de nouveaux progrès. Le Barbier lui expliqua comment s'y prendre pour que les balles décrivent un cercle.
« C'est plus facile que tu ne crois : tu envoies la première balle et, pendant qu'elle est en l'air, tu fais passer la seconde dans ta main droite. La main gauche rattrape la première, la droite envoie la seconde et ainsi de suite. Hop ! hop ! hop ! Elles montent vite, mais elles descendent plus lentement. C'est ça le secret du jongleur : tu as tout ton temps. »
A la fin de la semaine, Rob apprit à jongler d'une seule main avec deux balles ; il fallait en tenir une sur la paume et l'autre au bout des doigts. C'était une chance d'avoir une grande main. Il améliora peu à peu sa vitesse et sa dextérité.
Trois jours après la Saint-Swithin, il eut dix ans, mais n'en dit rien. Il grandissait ; les manches que Mam avait pourtant taillées longues lui arrivaient bien au-dessus des poignets. Le Barbier le faisait travailler dur : les corvées quotidiennes, le bois, l'eau, le déchargement et le rechargement de la carriole à chaque étape... Il se faisait une charpente et des muscles avec les repas généreux qui entretenaient les rondeurs du Barbier.
Ils s'accoutumaient l'un à l'autre. Rob ne s'étonnait plus de voir son maître ramener une fille au campement ou aller passer la nuit chez elle ; c'était un besoin de séduire toutes les femmes aussi bien que son public. Il expliquait que son Spécifique Universel était une médecine orientale, qu'on préparait en faisant infuser la fleur séchée de la Vitalia, une plante introuvable ailleurs qu'au fond des déserts d'Assyrie. En fait, quand la réserve de Spécifique s'épuisa, Rob s'aperçut, en aidant à en fabriquer d'autre, que c'était surtout de l'alcool. On achetait à quelque fermier un tonnelet d'hydromel et, quant à la Vitalia, l'Herbe de Vie d'Assyrie, on ajoutait une pincée de salpêtre qui donnait un goût pharmaceutique, atténué par le miel fermenté. Les flacons étaient petits.
« Il faut acheter bon marché le tonnelet et vendre cher la fiole, disait le Barbier. Nous sommes avec les pauvres et le menu peuple. Au-dessus : les chirurgiens, qui font payer plus cher et qui laissent volontiers aux gens de notre espèce les besognes qui leur saliraient les mains. Enfin, loin de tous ces misérables, les médecins arrogants, gonflés de leur importance, ne soignent que la noblesse parce qu'ils sont hors de prix. Tu ne t'es jamais demandé pourquoi ce barbier ne taille ni barbes ni cheveux ? C'est que je choisis mon travail. Ecoute bien ce que je te dis : s'il prépare bien le médicament et s'il sait le vendre, un barbier-chirurgien peut gagner autant qu'un médecin. N'oublie jamais ça, quoi qu'il arrive. »
Quand le Spécifique fut prêt, le Barbier en versa une partie dans un petit récipient, et Rob médusé le vit uriner dedans.
« C'est ma cuvée spéciale, dit-il d'une voix suave. Après-demain, nous serons à Oxford où le maire, John Fitts, me fait payer pour me tolérer dans son comté. Dans une quinzaine, ce sera Bristol : le tavernier Potter m'abreuve d'insultes pendant mon spectacle. J'ai toujours sous la main quelques petits cadeaux pour ce genre d'individus. »
A Oxford, en effet, le maire, un échalas au rictus méprisant, reçut son pot-de-vin puis le flacon qu'il déboucha et vida instantanément. Rob s'attendait à le voir saisi d'un haut-le-cœur, crachant et hurlant qu'on arrête le criminel... Mais, ayant tout bu jusqu'à la dernière goutte, il se passa la langue sur les lèvres.
« Un bon remontant, fît-il.
– Merci, sir John, répondit le Barbier.
– Tu m'en mettras plusieurs bouteilles pour ma maison.
– Certainement, monseigneur », dit encore le Barbier en soupirant.
Les flacons de la cuvée spéciale, marqués d'un trait pour les distinguer des autres, étaient rangés dans un coin de la charrette, mais Rob n'osa plus boire de Spécifique, craignant de se tromper. La cuvée spéciale du Barbier lui évita peut-être de sombrer dans un alcoolisme précoce.
Il eut beaucoup de peine à jongler avec trois balles ; il en rêvait la nuit, et s'obstina pendant des semaines malgré les échecs. Ils étaient à Stratford quand il réussit enfin : rien de changé dans la manière de lancer les balles et de les rattraper, mais il avait trouvé son rythme. Les balles montaient et descendaient naturellement, comme un prolongement de son corps.
Le Barbier était ravi.
« Tu me fais un beau cadeau pour mon anniversaire. »
Pour fêter les deux événements, ils achetèrent un marché un gigot de chevrotin qui fut lardé, dûment assaisonné et cuit à la bière avec des petites carottes.
« Quand est-ce, ton anniversaire ? demanda le maître.
– Trois jours après la Saint-Swithin.
– Mais il est passé ? Tu ne m'as rien dit. »
Rob se tut et le Barbier, l'observant en hochant la tête, lui remplit de nouveau son assiette. Le soir, la taverne, il chanta et fît danser les femmes avec une agilité surprenante pour un si gros homme. Les gens criaient bravo ! en frappant dans leurs mains.
7. LA MAISON SUR LA BAIE DE LYME
UN matin, Rob réussit à tirer de la corne saxonne un son superbe et, désormais, il eut l'honneur d'annoncer leur passage à tous les échos. Les jours raccourcissant avec la fin de l'été, ils partirent vers le sud-ouest.
« J'ai une petite maison à Exmouth, dit le Barbier, et j'essaie de passer chaque hiver sur cette côte où le climat est doux, car je n'aime pas le froid. »
Il donna une balle brune à Rob, la quatrième, qui ne lui causa pas de grandes difficultés : il suffisait de jongler avec deux balles dans chaque main. Mais il n'eut pas le droit de s'exercer en route ; il aurait fallu s'arrêter trop souvent pour récupérer les balles perdues. Ils rencontraient parfois des enfants de son âge qui chahutaient ou s'éclaboussaient dans la rivière, et il lui venait comme une nostalgie de son enfance. Mais il était déjà différent d'eux. D'ailleurs il se fit sèchement rappeler à l'ordre par son maître un jour qu'il s'était donné en spectacle pour éblouir une bande de gamins.
Ils arrivèrent à Exmouth un soir, à la fin d'octobre. La maison, à quelques minutes de la mer, était isolée et morne. Une ancienne ferme, à peine plus grande que la maison de la rue des Charpentiers, couverte aussi de chaume mais où une cheminée remplaçait le trou de fumée. Il y avait un immense lit, une table, un banc, des pots, des paniers... Ils firent un feu et mangèrent un reste de jambon.
« Il faut dès demain s'occuper des provisions », dit le Barbier d'un air maussade, puis il tira de son sac une balle jaune, qu'il envoya rejoindre les autres sur le plancher.
Rouge, bleu, brun, vert. Plus jaune, maintenant. Rob se rappela les couleurs de l'arc-en-ciel et sombra dans le désespoir. Il restait là, conscient que son maître pouvait lire dans ses yeux une résistance qu'il ne lui avait jamais connue, mais il était incapable de la contrôler.
« Combien encore ?
– Aucune, dit le Barbier, voyant son désespoir. C'est la dernière. »
Il fallait préparer l'hiver, couper le bois, ranger les réserves dans la seconde pièce : navets, oignons, jambon et porc salé, un tonneau de pommes jaunes à chair blanche.
Rob haïssait la balle jaune. Ce serait sa perte. Trois balles dans la main droite, deux dans la main gauche : elles tenaient à peine entre ses doigts. Le Barbier essaya de l'aider.
« Pour jongler à cinq, la plupart des règles que tu as apprises ne te servent plus à rien. Il ne faut plus faire sauter les balles, mais les envoyer du bout des doigts, et pour te donner plus de temps entre les changements de main, il faut les lancer beaucoup plus haut. La main droite, la gauche, la droite, la gauche, envoie ! envoie ! Vite ! »
Rob essaya, mais il se retrouva sous une avalanche de balles, ses mains s'y heurtaient durement, elles lui échappaient et s'en allaient rouler aux quatre coins de la pièce.
« Ce sera ton travail de cet hiver », dit le Barbier en souriant.
Cette année-là, à Exmouth, il plut la moitié du temps ; un vent froid venait de la mer et Rob, qui prenait la jonglerie en horreur, se trouva sans cesse d'autres tâches pour y échapper ; il bichonnait le cheval, triait les pommes, et tenait la maison mieux que sa mère ne l'avait jamais fait à Londres.
Au bord de la baie, il allait regarder les vagues battre le rivage et le Barbier, l'ayant vu frissonner, lui fit faire par une couturière, Editha Lipton, une veste et une culotte taillés dans ses vieux habits. Cette femme avait perdu son mari et ses deux fils, surpris par la tempête dans leur bateau de pêche. Elle était forte, avec un bon visage et des yeux tristes. Le Barbier prit vite l'habitude de passer des nuits chez elle ; quand elle venait, au contraire, Rob lui cédait la place et dormait par terre.
« Tu ne progresses pas, lui dit un jour son maître. Prends garde. Le rôle de mon apprenti est d'amuser la foule ; il doit savoir jongler.
– Je pourrais le faire avec quatre balles ?
– Les meilleurs en gardent sept en l'air à la fois, j'en connais plusieurs qui le font avec six. Un jongleur moyen me suffit mais, si tu ne vas pas jusqu'à cinq, je serai obligé de te renvoyer bientôt, conclut-il avec un soupir. J'ai eu beaucoup d'apprentis et je n'en ai retenu que trois : le premier s'est fait tuer dans une bagarre d'ivrognes, le second s'est marié et a fini voleur, le troisième a pris les fièvres et en est mort. Celui que j'avais avant toi était un imbécile ; comme toi, il a échoué devant la cinquième balle et j'ai dû m'en défaire à Londres, juste avant de te rencontrer. »
Ils se regardèrent avec tristesse.
« Toi, tu n'es pas bête, tu es travailleur et facile à vivre. Mais ce n'est pas en enseignant mon métier à des incapables que j'ai pu acheter mon cheval et ma charrette, la maison et les jambons qui pendent aux poutres. Tu seras jongleur au printemps ou je t'abandonne. Tu saisis ?
– Oui, Barbier. »
Noël arriva sans qu'ils l'aient vu venir. Editha emmena Rob à la petite église ou se pressaient les gens ; il ne comprit pas grand-chose au prêche car le curé avait l'accent de Dartmoor, et il finit par adresser ses prières à l'âme la plus pure qu'il put imaginer : « Je t'en prie, Mam, veille sur les petits. Pour moi, ça va, mais aide-moi à jongler avec les cinq balles. » Puis ils revinrent manger chez le Barbier une oie farcie de raisins secs et d'oignons. Editha ne resta pas cette nuit-là et, si Rob avait quelquefois espéré une aide de sa part, il comprit qu'elle ne ferait rien pour lui, pas plus qu'elle ne comptait dans la vie de son maître.
Le soleil ne se montrait jamais dans le ciel gris. Malgré ses efforts, Rob n'arrivait à rien.
« Quel idiot ! s'écria le Barbier en le voyant manquer ses balles une fois de plus. Sers-toi seulement de trois balles mais lance-les assez haut, comme tu ferais avec les cinq, et, quand la troisième sera en l'air, tape dans tes mains. »
Rob obéit et réussit en effet à rattraper les trois balles après avoir claqué des mains.
« Tu comprends ? Au lieu de taper dans tes mains, tu avais le temps de lancer deux autres balles. »
Mais il eut beau essayer, tout s'éparpilla, le Barbier jura et Rob se mit à pleurer.
Un matin, le maître prit un fouet dans la carriole.
« Tu ne penses pas à ce que tu fais », dit-il.
Rob ne l'avait jamais vu frapper même le cheval, mais, quand il laissa échapper les balles, le fouet lui cingla les jambes en sifflant. Il eut mal, hurla et éclata en sanglots.
« Ramasse les balles », ordonna le Barbier.
Il obéit, recommença en vain et la lanière du fouet lui mordit les mollets. Son père l'avait battu plus d'une fois, mais jamais avec un fouet. Celui-ci, à chaque nouvelle faute, lui arrachait un cri. Eperdu, tremblant, il avait perdu tout contrôle de ses muscles. « Je suis un Romain, se dit-il. Quand je serai grand, je retrouverai cet homme et je le tuerai. »
Le Barbier le frappa jusqu'à ce que le sang apparaisse sur la culotte neuve. Alors il jeta le fouet et sortit à grands pas.
Il revint tard cette nuit-là et se coucha ivre. Le matin, au réveil, son regard était calme mais il se mordit les lèvres en voyant les jambes de Rob. Il fit chauffer de l'eau, les lava, puis apporta un pot de graisse d'ours.
« Frictionne-toi bien », dit-il.
Rob souffrait de la perte de tous ses espoirs, plus encore que des balafres et des coups. Le Barbier consultait ses cartes.
« Je partirai le Jeudi saint et je t'emmènerai à Bristol. C'est un port très actif, tu y trouveras peut-être du travail.
– Oui, Barbier », répondit Rob à voix basse.
Son maître passa beaucoup de temps à préparer le petit déjeuner : gruau, fromage, œufs et bacon.
« Mange, mange, disait-il d'un ton bourru. Je suis désolé, mais j'ai été moi-même un enfant perdu. Je sais que la vie est dure. »
Les balles furent laissées de côté et Rob ne s'entraîna plus. Mais, quinze jours avant le départ, on le faisait encore travailler dur ; il fallut nettoyer à fond le sol des deux pièces.
Un après-midi, le soleil reparut comme par magie, la mer devint bleue, scintillante, et l'air plus doux. Rob comprit pour la première fois qu'on pouvait choisir de vivre là. Dans les bois, derrière la maison, il cueillit un plein pot de pousses de fougères qui furent cuites au lard. Avec un peu de morue et quelques têtes de poisson achetées à un pêcheur, des cubes de porc sautés dans la graisse, un navet, du lait, un brin de thym, le Barbier mijota une soupe savoureuse, et chacun se dit à part soi que le temps était proche où Rob n'en aurait plus de pareille.
En triant les pommes du tonneau, dont beaucoup étaient pourries, il en choisit trois, fermes et rondes et se mit à jongler. Hop ! hop ! hop ! Il les rattrapa, puis les relança et frappa dans ses mains comme il avait appris à le faire. Alors il en prit deux autres et les lança toutes les cinq, mais elles e dispersèrent et retombèrent non sans se taler au contact du sol. Il allait sûrement être battu pour avoir gâché des fruits. Mais rien ne se passa.
Il reprit cinq pommes, les lança, échoua, recommença et parcourut toute la pièce, manquant de souplesse sans doute, mais cette fois les fruits montaient, revenaient dans ses mains, repartaient comme s'il n'y en avait eu que trois. Hop et hop ! et hop ! et hop ! « Oh ! Mam ! »
« Barbier ! » cria-t-il, effrayé de sa propre voix. La porte s'ouvrit. Un instant plus tard, tout s'effondrait. Le maître se précipitait sur lui, la main levée...
« Je t'ai vu ! » dit-il, et Rob se retrouva dans des bras chaleureux qui valaient mille fois ceux de l'ours.
8. LE BATELEUR
LE jeudi saint passa, mais ils restèrent à Exmouth car Rob devait s'initier à tous les aspects du spectacle. Ils jonglèrent à deux, ce qu'il aima tout de suite et réussit parfaitement. Après cela, les ours de prestidigitation ne lui parurent pas plus difficiles que de jongler à quatre balles.
« Ce n'est pas le diable qui fait les magiciens, lui dit le Barbier. La magie est un art d'homme, qu'il s'agit de maîtriser, comme la jonglerie, mais c'est beaucoup plus facile, rassure-toi. »
Il lui expliqua les secrets élémentaires de la magie blanche.
« Tu dois être audacieux, sûr de toi, travailler avec rigueur, avoir les mains agiles et te dissimuler derrière un baratin en utilisant des mots rares pour enjoliver les choses. Le tout, c'est d'avoir des trucs, des gestes et des attitudes pour détourner l’attention des spectateurs : il faut qu'ils regardent autre chose que ce que tu es en train de faire réellement.
« Pour le tour du ruban, par exemple, il m'en faut de plusieurs couleurs : bleu, rouge, noir, jaune, vert et brun. J'y fais des nœuds régulièrement espacés puis, en rouleaux bien serrés, je les partis dans mes poches et je demande :" Qui veut du ruban ? – Moi ! m'sieur, du bleu, deux aunes. " Ils demandent rarement davantage : on ne se sert pas de ruban pour attacher une vache. Je fais semblant d'avoir oublié ce qu'on m'a demandé et je passe à autre chose. Alors, toi, tu détournes leur attention, en jonglant peut-être. Pendant qu'ils te regardent, je prends le ruban dans ma poche de gauche, je simule une toux en cachant ma bouche et le rouleau se retrouve dedans. Dès qu'ils me regardent à nouveau, je découvre le bout du ruban entre mes lèvres, et je le tire peu à peu. Quand le premier nœud arrive aux dents, il passe et, quand je sens le second, je sais que j'ai deux aunes : je coupe le ruban et je le donne. »
Rob était content d'avoir appris le tour, mais déçu de le trouver si simple. Il n'y avait plus de magie. Il perdit ainsi d'autres illusions et fut bientôt sinon un magicien expérimenté, du moins un assistant qualifié. Il apprit à danser, à chanter, à raconter des plaisanteries et des histoires qu'il ne comprenait pas toujours, et à débiter avec aplomb le boniment qui vantait les vertus du Spécifique Universel. Le Barbier trouva son élève doué et le jugea prêt, bien plus tôt que Rob ne s'y attendait.
Ils se mirent en route en avril, par un matin brumeux, et traversèrent les collines de Blackdown sous une petite pluie de printemps. Le ciel s'éclaircit le troisième jour quand ils arrivèrent à Bridgeton. Rob y fit ses premières armes.
« Bon jour et bon lendemain, dit le Barbier comme d'habitude. Très heureux d'être parmi vous. »
Ils commencèrent ensemble avec deux balles puis, en même temps, chacun en sortit de sa poche une troisième, une quatrième, enfin une cinquième. Celles de Rob étaient rouges et celles du Barbier bleues ; elles volaient de leurs mains entre eux puis descendaient de chaque côté comme l'eau de deux fontaines jumelles. Leurs doigts, qui bougeaient à peine, faisaient danser les balles de bois.
Les applaudissements furent les plus enthousiastes que Rob eût jamais entendus. Le lendemain, il manqua trois balles à Yeoville mais le Barbier le consola :
« Cela peut arriver au début, de moins en moins ensuite, et puis plus du tout. »
Il y eut encore cette semaine-là Taunton, ville de commerçants, et Bridgwater, où on évita les gaudrioles à cause des fermiers pudibonds. Ils arrivèrent à Glastonbury le lundi de la Pentecôte ; la pieuse cité avait édifié ses demeures autour de la belle église Saint-Michel.
« Ici, il faut être discrets, le pays est aux mains des prêtres, qui se méfient de tout ce qui est médecine parce qu'ils se croient chargés des corps des humains comme de leurs âmes. »
Rob repéra parmi les spectateurs au moins cinq de ces sombres personnages, que les « joyeuses Pâques » se semblaient pas avoir déridés. Le Barbier choisit pour jongler les balles rouges, car, dit-il d'un ton solennel, elles figurent les langues de feu qui représentent le Saint-Esprit dans les Actes des Apôtres. Puis Rob le remplaça sur l'estrade où, seul, et les yeux au ciel comme il convenait, il entonna un hymne au Créateur qui émut toute l'assistance. On soupirait encore quand le Barbier revint, brandissant une fiole de Spécifique Universel.
« Amis, dit-il, de même que le Seigneur vous a envoyé un remède pour guérir vos âmes, je vous en apporte un pour vos corps. »
Il leur raconta l'histoire de la Vitalia, l'Herbe de Vie, qui guérit également les dévots et les pêcheurs, si bien qu'ils se jetèrent avidement sur le Spécifique et se mirent à la queue leu leu pour la consultation. Les prêtres soupçonneux restaient attentifs, mais ils avaient été amadoués par des cadeaux et rassurés par le ton religieux du spectacle. Seul un vieil ecclésiastique présenta une objection.
« Vous ne pratiquerez pas de saignée, dit-il sévèrement. Car l'archevêque Théodore a écrit qu'il est dangereux d'opérer une saignée lorsque la lune est en phase croissante et qu'on est dans le temps de la marée montante. »
Le Barbier se rangea aussitôt à son avis.
Ils campèrent cet après-midi-là dans la jubilation. Après un de ses généreux dîners, le Barbier s'assit près du feu pour compter la recette. Rob crut le moment bien choisi pour aborder un sujet qui lui tenait à cœur.
« Barbier, commença-t-il.
– Hum ?
– Barbier, quand irons-nous à Londres ? »
Occupé à empiler ses pièces, le maître ne voulait pas perdre le fil de son compte. Il murmura, avec un geste vague :
« Un de ces jours, un de ces jours. »
9. LE DON
ROB manqua quatre balles à Kingswood, une à Mangotsfield, et ce fut la dernière. Vers la mi-juin, il cessa de s'exercer, les représentations suffisant à entretenir sa souplesse et son rythme. Bien qu'il se sentît capable de passer à six balles, le Barbier préféra le voir progresser dans son travail d'assistant soignant.
Ils traversèrent le Nord comme des oiseaux migrateurs, mais, au lieu de voler, ils cheminèrent par les montagnes entre l'Angleterre et le pays de Galles. C'est à Abergavenny, petite ville à flanc de colline, que Rob intervint pour la première fois dans la consultation. Son appréhension était plus grande encore que pour la jonglerie. Quel mystère que la maladie ! Comment un homme pourrait-il le comprendre et promettre des cures miraculeuses ? Pourtant, le Barbier, lui, en était capable.
Les gens faisaient la queue devant le paravent et Rob venait les chercher l'un après l'autre pour les mener à son maître. Le premier était grand, voûté, avec des traces noires sur le cou, aux articulations des doigts et sous les ongles.
– Il faudrait vous laver, suggéra le Barbier.
– C'est le charbon, dit l'homme, la poussière colle quand on creuse.
– Vous êtes mineur ? On dit que le charbon est un poison quand il brûle ; je l'ai vu moi-même produire une fumée épaisse et malodorante, qui s'évacue mal par le trou de fumée. Comment peut-on vivre avec ça ?
– Justement, monsieur, nous sommes pauvres. Et maintenant, j'ai mal aux jointures, elles gonflent et je peine à travailler. »
Le Barbier palpa les doigts et les poignets crasseux, pressa du bout de l'index le coude enflé.
« Cela vient des humeurs de la terre que vous respirez. Asseyez-vous au soleil quand vous le pouvez. Baignez-vous souvent, pas dans l'eau trop chaude, car les bains très chauds affaiblissent le cœur et les membres. Frottez vos articulations gonflées et douloureuses avec mon Spécifique Universel, que vous boirez aussi avec profit. »
Il lui prit six pence pour trois petits flacons, et deux pour la consultation en évitant de regarder Rob.
Une grosse femme aux lèvres pincées vint avec sa fille de treize ans qui était promise en mariage.
« Le flux mensuel lui reste au corps et ne vient pas », dit-elle. Le Barbier demanda si elle avait déjà eu ses règles.
« Elle les a eues pendant plus d'un an, mais depuis cinq mois, plus rien.
– Tu as couché avec un homme ? demanda-t-il à la jeune fille.
– Non », dit la mère.
Le Barbier regarda la fille. Elle était mince et mignonne, avec de longs cheveux blonds et un regard éveillé.
« Tu vomis ?
– Non. »
Il l'examina et, écartant les plis de la robe, il posa la main de la mère sur le petit ventre rond.
« Non », répéta la fille en secouant la tête, puis elle rougit et se mit à pleurer. Sa mère la poussa dehors avec une gifle, en oubliant de payer, mais le Barbier les laissa aller.
Il soigna ensuite un patient qui boitait du pied gauche, une femme qui souffrait de migraines, un homme qui avait le cuir chevelu couvert de croûtes, et une gamine au sourire idiot avec un terrible mal de poitrine ; elle avait prié Dieu, dit-elle, de lui envoyer un barbier-chirurgien. Ils achetèrent tous le Spécifique Universel, sauf l'homme aux croûtes, bien qu'on le lui ait vivement recommandé, mais peut-être n'avait-il pas les deux pence.
Ils passèrent dans les Midlands aux douces collines. A Hereford, un village prospère, le premier malade avait l'âge de Rob mais il était beaucoup plus petit.
« Il est tombé d'un toit y a pas six jours, dit le père, un tonnelier, et regardez-le ! »
Les éclats d'un tonneau brisé avaient traversé la paume gauche et la main était soufflée comme un poisson-lanterne. Le Barbier montra à Rob comment tenir les mains du garçon et au père comment lui empoigner les jambes, puis il choisit dans sa trousse un couteau court et aiguisé.
« Tenez-le ferme », dit-il.
Rob sentait les mains trembler et le gamin hurla quand sa chair creva sous la lame ; il en jaillit un pus verdâtre et fétide, puis du sang. Le Barbier acheva d'assainir la plaie, puis entreprit de la sonder avec délicatesse à l'aide de pinces pour en retirer les plus infimes éclats. Le blessé gémissait.
« Ce sont ces débris, expliqua-t-il au père, qui l'ont rendu malade ; il faut les enlever tous car ils contiennent des humeurs peccantes qui gangrèneraient la main de nouveau. »
Une fois la plaie nette, il y versa du Spécifique, posa un bandage puis but lui-même le reste du flacon. Le garçon en pleurs se hâta de filer tandis que son père payait.
Le suivant était un vieux tout courbé à la voix caverneuse.
« Des crachats le matin... qui m'étouffent », dit-il en suffoquant.
Le Barbier passa la main sur la poitrine maigre. Il réfléchit.
« Je vais vous opérer. Aide-le à se déshabiller un peu », ajouta-t-il en s'adressant à Rob.
L'assistant écarta la chemise avec précaution tant l'homme paraissait fragile et, prenant ses mains pour le tourner vers son maître, il crut serrer deux oiseaux tremblants. Un message passa de ces doigts décharnés dans ses propres mains.
– Allons, dit impatiemment le Barbier, en le voyant figé, on ne va pas rester là toute la journée ! »
Rob ne semblait pas l'entendre. Deux fois déjà, il avait ressenti l'étrange avertissement émanant d'un autre corps. Saisi de la même terreur, il lâcha la main du vieillard et s'enfuit.
Le Barbier se lança à sa poursuite en jurant et le découvrit caché sous un arbre.
« J'exige une explication, et tout de suite !
– Le vieux... Il va mourir.
– Quelle histoire es-tu en train d'inventer ? » Rob se mit à pleurer.
« Arrête ! Comment le sais-tu ? »
Le garçon ne pouvait pas parler. Il suffoqua sous la gifle et, soudain, les mots s'échappèrent comme un torrent car ils n'avaient fait que tourner dans sa tête depuis leur départ de Londres. Il avait senti venir la mort de sa mère, puis celle du père, et il ne s'était pas trompé.
« Mon Dieu, dit le Barbier avec horreur sans le quitter des yeux. Tu as vraiment senti la présence Je la mort chez ce vieux
– Oui, dit Rob, tout en pensant qu'on ne le croirait pas.
– Quand ? »
Il haussa les épaules.
« Bientôt, »
Il hocha la tête. Il disait la vérité, simplement, et vit dans les yeux de son maître qu'il le savait. Le Barbier hésita puis, se décidant :
« Pendant que je me débarrasse des clients, prépare le chariot. »
Ils quittèrent le village sans se presser mais, dès qu'ils furent hors de vue, filèrent aussi vite que le permettait la piste accidentée. Rob vit pour la première fois le Barbier fouetter son cheval pour lui faire passer la rivière à gué.
« Pourquoi fuyons-nous si vite ?
– Tu sais ce qu'on fait des sorciers ? hurla son maître pour couvrir le bruit de la charrette et des sabots au galop. On les pend à un arbre ou à une croix. Quelquefois on plonge les suspects dans la Tamise et, s'ils se noient, on les déclare innocents. Si ce vieux meurt, on nous accusera de magie », cria-t-il en abattant son fouet sur le dos du cheval terrorisé.
Ils ne s'arrêtèrent ni pour manger ni pour se reposer. Quand ils laissèrent Tatus ralentir un peu, Hereford était déjà loin, mais ils firent trotter la pauvre bête jusqu'à la nuit tombée. Epuisés, ils campèrent et prirent en silence un maigre repas.
« Raconte-moi tout encore une fois. N'oublie rien », dit enfin le Barbier. Il écouta attentivement jusqu'au bout, puis hocha la tête.
« Quand j'étais en apprentissage, j'ai vu tuer mon maître accusé à tort de sorcellerie. »
Rob le dévisagea, trop effrayé pour poser des questions.
« Plusieurs fois, des patients sont morts pendant que je les examinais : à Durham, c'était une vieille femme. J'étais persuadé qu'une cour ecclésiastique ordonnerait un jugement par immersion ou l'épreuve de la barre de fer chauffée à blanc. On m'a laissé quitter la ville après un interrogatoire serré, un jeûne et des aumônes. Une autre fois, à Eddisbury, un homme est mort derrière mon rideau ; un jeune, apparemment bien portant. On aurait pu m'accuser mais j'ai eu de la chance : personne ne m'a poursuivi.
– Vous croyez que je suis possédé du diable ? demanda Rob qui avait retrouvé la voix. Ça l'avait torturé tout l'après-midi.
« Ne dis pas de bêtises, je sais que tu ne l'es pas. Les parents meurent, les vieux aussi, c'est naturel, dit-il en finissant l'hydromel dont il avait rempli la corne saxonne. Tu es sûr d'avoir senti quelque chose ?
– Oui, Barbier.
– C'est pas une erreur, une imagination de gamin ? »
Rob secoua la tête, obstinément.
« Moi je dis que tout ça c'est des idées ! Assez sur ce sujet, allons nous reposer. »
Ils ne dormirent ni l'un ni l'autre. Le Barbier finit par se lever, ouvrit un nouveau flacon et vint s'asseoir sur ses talons à côté de Rob.
« Supposons, dit-il avant de boire une gorgée, supposons que tous les habitants de la terre soient nés sans yeux et que, toi, tu en aies.
– Alors, je pourrais voir ce que personne ne verrait.
– Oui. Ou supposons que nous n'ayons pas d'oreilles, mais que tu en aies ? En somme, que Dieu, la nature, ou ce que tu voudras, t'ait fait un don spécial. Suppose que tu puisses dire quand quelqu'un va mourir ? »
Rob restait silencieux. De nouveau il avait peur.
« Ce sont des bêtises, nous le savons tous les deux, dit le Barbier, ce n'est que ton imagination, d'accord. Mais supposons seulement... »
Il se remit à boire d'un air pensif et les dernières lueurs du feu firent briller ses yeux pleins d'espoir.
« Ce serait un péché de ne pas exercer un tel don », dit-il enfin.
A Chipping Norton, ils préparèrent une nouvelle cuvée de Spécifique.
« Après ma mort, quand saint Pierre me demandera : " Comment as-tu gagné ton pain ? " je ne dirai pas, comme d'autres : " J'ai été fermier ou cordonnier. " Moi, je dirai, fit gaiement l'ancien moine, " Fumum vendidi, J'ai vendu de la fumée. " »
Pourtant, le gros homme était bien plus qu'un marchand de douteux remèdes. Derrière son paravent, il était efficace, souvent délicat. Ce qu'il savait faire, il le faisait parfaitement et transmettait à Rob une technique sûre et une main sensible.
A Buckingham, il lui montra comment arracher une dent. Le client, un obèse qui criait comme une femmelette, prétendait avoir changé d'avis et répétait : « Arrêtez ! Arrêtez ! » » Mais la dent devait partir et ils tinrent bon. Ce fut une excellente leçon.
A Clavering, le Barbier loua pour une journée l'atelier d'un forgeron et Rob apprit à fabriquer des instruments en fer. Il lui faudrait une demi-douzaine de séances chez d'autres forgerons à travers l'Angleterre pour obtenir un résultat satisfaisant, mais son maître l'autorisa à garder une petite lancette à deux faces qui fut la première de sa trousse personnelle. Il lui montra aussi quelles veines il faut inciser pour la saignée, ce qui lui rappela douloureusement les derniers jours de son père.
Sa voix devenait grave comme avait été celle du père et il avait des poils sur la poitrine. Les femmes restaient un mystère. Il en avait pourtant vu plus d'une toute nue, en vivant auprès du Barbier ! Il aidait de mieux en mieux son maître et s'habituait à interroger les malades sur leurs fonctions physiques, bien qu'il n'aimât guère s'introduire dans leur intimité.
« Quand avez-vous été à la selle ? » ou « Quand attendez-vous vos règles, »
A la demande du Barbier, il prenait leurs mains dans les siennes dès qu'ils passaient derrière le paravent.
« Qu'est-ce que tu sens dans leurs doigts ?
– Quelquefois je ne sens rien.
– Mais quand il y a quelque chose, qu'est-ce que tu ressens ? »
Rob ne trouvait pas les mots pour le dire. Il avait l'intuition d'une vitalité en face de lui, comme si, scrutant l'obscurité d'un puits, il avait pu deviner ce qu'il contenait de vie. Le Barbier conclut de son silence que ce n'était qu'illusion.
« On devrait retourner à Hereford pour voir si le vieux est toujours vivant », proposa-t-il insidieusement. Rob accepta.
« C'est impossible, bêta ! Et s'il était vraiment mort, on aurait la corde au cou. »
Il continua à ironiser sur le « don », mais, quand Rob négligea de prendre les mains des patients, il le pria de continuer : « Pourquoi pas ? Ne suis-je pas un bon homme d'affaires ? C'est une fantaisie qui ne coûte rien. »
Un soir de pluie, à Peterborough, il se soûla, seul, à la taverne.
Rob alla le chercher vers minuit, le soutint jusqu'au camp et l'installa près du feu.
– Je t'en prie, murmura le Barbier d'un air angoissé, et tendant ses mains. Au nom du Christ ! »
Comprenant enfin, Rob lui prit les mains et, le regardant dans les yeux, il hocha la tête. Alors le Barbier se fourra au lit, rota, se retourna et s'endormit d'un sommeil serein.
10. LE NORD
CETTE année-là, le Barbier ne passa pas l'hiver à Exmouth. Ils étaient partis trop tard et la chute des feuilles les trouva dans un village des York Wolds. L'air embaumait des senteurs toniques de la lande. Ils suivirent l'étoile du Nord, faisant dans les villages, tout le long du chemin, de fructueuses étapes et menant la charrette sur un tapis de bruyère jusqu'à la ville de Carlisle.
« Je ne suis jamais allé plus loin au nord, dit le Barbier. A quelques heures d'ici, la Northumbrie s'arrête à la frontière. Au-delà, c'est l'Ecosse, terre d'enculeurs de moutons, périlleuse pour d'honnêtes Anglais. »
Ils campèrent une semaine à Carlisle puis y louèrent une maison. Le Barbier avait pensé acheter un quartier de chevreuil, mais on risquait la corde à prétendre au gibier réservé pour la chasse du roi et il se décida pour une quinzaine de poules.
« Tu t'en occuperas, dit-il à Rob. A toi de les nourrir, de les tuer quand je te le dirai, de les plumer, les vider, qu'elles soient prêtes à cuire. »
C'étaient des bêtes impressionnantes, grandes, au plumage jaune clair, qui se laissèrent voler quatre ou cinq œufs chaque matin.
« Elles te prennent pour un sacré coq ! dit le Barbier.
– Pourquoi ne pas en acheter un ? »
Mais le gros homme, qui aimait les grasses matinées d'hiver et détestait les cocoricos, se contenta de grogner.
Rob, se voyant quelques poils au menton, emprunta à son maître le rasoir de sa trousse chirurgicale ; il se coupa ici et là, mais se sentit un peu plus adulte.
Devant le premier poulet condamné, il se retrouva presque enfant. Il finit par lui tordre le cou de ses fortes mains, en fermant les yeux. L'animal se vengea car il fallut un temps infini pour le plumer, si mal que le Barbier eut un regard de mépris pour son cadavre grisâtre. Mais le maître fit la démonstration d'une véritable magie : en tenant ouvert le bec d'une poule, il lui enfonça la pointe d'un couteau à travers le palais jusqu'à la cervelle. Elle mourut instantanément, en lâchant ses plumes, qu'on pouvait tirer par poignées sans le moindre effort.
« C'est aussi facile de tuer un homme et je l'ai déjà fait. Ce qui est difficile, c'est de retenir la vie, et plus encore de garder la santé. Nous devons toujours avoir cela à l'esprit. »
Le temps était bon pour la récolte des plantes dans les bois et la lande. Le Barbier cherchait surtout le pourpier, qui fait tomber la fièvre ; il fut déçu de n'en pas trouver. Ils prirent des pétales de rose rouge pour les cataplasmes, du thym et des glands à réduire en poudre et à mêler à de la graisse pour enduire les pustules du cou. D'autres exigeaient plus d'efforts, comme arracher la racine d'if qui aide la femme à expulser son fœtus. Ils récoltèrent la verveine et l'aneth pour les maladies urinaires, le lis des marais qui combat les pertes de mémoire dues aux humeurs froides et aqueuses, des baies de genièvre à faire bouillir pour libérer les voies respiratoires, le lupin pour les compresses chaudes qui vident les abcès, le myrte et la mauve qui calment les démangeaisons.
« Tu grandis comme la mauvaise herbe », observa le Barbier, et c'était vrai : Rob était presque aussi grand que lui ; il avait besoin de nouveaux habits.
On fit du neuf avec du vieux. Le tailleur, qui lui donna quinze ou seize ans, avait vu grand et le fou rire les prit d'abord devant le résultat. Rob avait marché pieds nus tout l'été ; il eut aussi des souliers en peau de vache.
A l'église Saint-Marc, il alla un jour demander le père Ranald Lovell, qui avait emmené son frère William. Finalement, personne ne semblait le connaître et ses questions furent inutiles. Le seul conseil qu'on lui donna fut de chercher dans quelque abbaye : les prêtres leur confiaient les orphelins, qui devenaient acolytes après avoir reçu un nouveau nom.
Sur l'étang gelé, Rob essaya de glisser, avec une brunette, fille de fermier, qui lui raconta les potins de la ville ; il fut surpris de tout ce que les gens savaient sur eux. Mais, quand il se présenta à la ferme et demanda à la voir, un homme brun, le père sans doute, lui déclara qu'il n'avait pas de chance, car elle était partie, « la petite garce », et le pria grossièrement de quitter les lieux.
Le Barbier, lui, passait son temps au lit, à siroter de l'hydromel. Un soir qu'une fois de plus il avait ramené une fille de la taverne, Rob essaya de les observer, dans l'espoir de démêler certains détails qui lui restaient obscurs dans les rapports entre les sexes. Mais la lueur du feu n'éclairait que les visages. Au matin, quand la femme fut partie, il amassa un charbon devant le foyer et se mit à dessiner sur le sol une figure féminine.
« Je connais ça... Mais c'est Hélène », s'écria le Barbier, qui le regardait faire.
Il encouragea son élève à continuer : ce talent pourrait être utile. Et le gamin en fut ravi.
11. LE JUIF DE TETTENHALL
IL ne restait plus qu'à attendre le printemps. La nouvelle réserve de Spécifique prête, ils étaient las des exercices de jonglerie ou de magie et le Barbier, qui ne supportait pas le Nord, s'épuisait à boire et à dormir.
« Ce foutu hiver a trop duré, dit-il un matin de mars, ne traînons pas davantage. »
Ils quittèrent donc Carlisle un peu trop tôt et leur progression vers le sud fut lente car les chemins étaient encore en mauvais état. Ils trouvèrent à Beverley un temps plus doux et un public accueillant. Tout se passa bien jusqu'au moment où Rob, introduisant le sixième patient, prit les douces mains d'une femme élégante.
« Venez, madame », dit-il, sentant son pouls s'accélérer.
Les mains moites, il se retourna et croisa le regard du Barbier, qui pâlit et le prit à part, presque brutalement.
« Tu es sûr ? Pas de doute ?
– Elle va mourir très vite. »
Le Barbier revint vers la dame, qui paraissait jeune et saine. Elle ne se plaignait pas de sa santé mais voulait acheter un philtre.
« Mon mari vieillit, son ardeur faiblit et pourtant il m'adore. »
Calme, réservée, elle portait des vêtements de voyage de belle qualité. Une femme riche.
« Je ne vends pas de philtres, madame. C'est de la magie, non de la médecine. »
Elle était déçue et, comme elle insistait, il eut peur d'être compromis dans la mort d'une personne de la noblesse. Ce serait sa perte.
– Un peu d'alcool produit souvent l'effet désiré, dit-il. Fort et pris chaud avant le coucher. »
Il n'accepta pas de paiement et s'excusa dès qu'elle fut partie auprès de ceux qui attendaient encore. Rob chargeait déjà le chariot et ils s'enfuirent une fois de plus. Ils roulèrent sans dire un mot jusqu'à l'étape du soir.
« Dans les cas de mort subite, dit enfin le Barbier, rompant le silence, le regard se vide, le visage perd toute expression, ou parfois s'empourpre ; le coin des lèvres s'affaisse, une paupière se ferme, les membres se pétrifient. On n'en réchappe pas. »
Il soupira et Rob ne répondit pas. Ils essayèrent de dormir. Le Barbier se releva pour boire. « Non, je ne suis pas sorcier », se disait Rob et, ne sachant d'où lui venait ce don inexplicable, il se mit à prier : « Retirez-moi ce terrible don, d'où qu'il vienne. » Il sentait monter sa révolte sans pouvoir la calmer. Ce ne pouvait être qu'un cadeau de Satan et il le refusait.
Sa prière semblait exaucée : le printemps se passa sans incidents. Le Barbier, se rappelant la Saint-Swithin, offrit à Rob de la poudre d'encre et une pierre ponce « pour griffonner des portraits mieux qu'avec un charbon », dit-il. En retour, son élève lui apporta le pourpier tant recherché, qu'il avait enfin découvert dans un champ.
A Leicester, il aida à percer un furoncle, à éclisser un doigt cassé, administra le fameux pourpier à une matrone fiévreuse et de la camomille à un enfant affligé de colique. Puis il accompagna derrière le paravent un homme trapu, chauve, au regard laiteux.
« Depuis quand êtes-vous aveugle ? demanda le Barbier.
– Depuis deux ans. Ma vue a peu à peu baissé jusqu'à ce que je distingue à peine la lumière. Je suis clerc et je ne peux plus travailler.
– Je ne saurais vous rendre la vue, pas plus que la jeunesse, hélas !
– Ne plus jamais voir, c'est dur ! » dit le clerc à Rob qui le reconduisait.
Un homme les écoutait : mince, un visage de faucon avec un nez romain, la barbe et les cheveux blancs, bien qu'il ne parût pas plus de trente ans.
« Comment vous appelez-vous ? » demanda-t-il en prenant le bras de l'aveugle, et Rob reconnut cet accent français qu'il avait entendu si souvent sur les quais de Londres.
« Edgar Thorpe, répondit le clerc.
– Je suis Benjamin Merlin, Médecin à Tettenhall, tout près d'ici. Puis-je examiner vos yeux ? »
Le malade acquiesça et s'assit. L'homme souleva les paupières avec ses pouces et considéra l'opacité blanche.
« Je peux vous opérer de votre cataracte en coupant le cristallin obscurci, dit-il enfin. Je l'ai déjà fait, mais il faut pouvoir supporter la douleur.
– Peu m'importe la douleur, murmura le clerc.
– Alors faites-vous conduire chez moi, à Tettenhall, mardi prochain de bonne heure. »
Rob était abasourdi : cet homme était plus fort que le Barbier ! Il courut après le médecin qui s'éloignait.
« Maître ! Où avez-vous appris cette opération ?
– Dans une école de médecine.
– Et où se trouve-t-elle ? »
Merlin regarda le grand garçon mal vêtu, le chariot bariolé et l'estrade avec ses balles de jongleur et ses fioles au contenu douteux.
« A l'autre bout du monde », dit-il doucement, en enfourchant sa jument noire. Puis il partit sans e retourner.
Rob en parla un peu plus tard, quand ils quittèrent Leicester.
« C'est un Juif, de Normandie, dit le Barbier.
– Qu'est-ce qu'un Juif ?
– Juif est l'autre nom des Hébreux, le peuple de la Bible qui fit mourir Jésus et que les Romains chassèrent de Terre sainte.
– Il a parlé d'une école de médecine.
– Ils donnent quelquefois des cours au collège de Westminster. Un enseignement d'ânes qui fait des médecins minables. La plupart ne sont bons qu'à finir aides-médecins comme toi tu es apprenti.
– Il disait que c'était très loin.
– Peut-être en Normandie ou en Bretagne, fit le barbier en haussant les épaules. Il y a beaucoup de juifs en France et quelques-uns font leur chemin. A Malmesbury, il y en a un qui s'appelle Isaac Adolescentoli. Un médecin célèbre. Tu l'apercevras peut-être quand nous serons à Salisbury.
– Mais c'est dans l'ouest ? Alors, nous n'irons pas à Londres ? »
Le Barbier avait saisi quelque chose dans le ton de Rob ; il savait quelle était sa nostalgie.
« Non, dit-il fermement, nous allons directement Salisbury pour profiter de la foire, et ensuite à Exmouth car ce sera déjà l'automne. Compris ? Mais au printemps, en repartant vers l'est, nous passerons par Londres.
– Merci, Barbier », dit Rob, comblé de joie. Il reprenait courage en rêvant aux petits. Puis, repensant au médecin :
« Croyez-vous qu'il rendra ses yeux au clerc ? »
Le Barbier haussa les épaules.
« J'ai entendu parler de cette opération. Rares sont ceux qui la réussissent et je doute qu'il en soit capable. Mais des gens qui ont tué le Christ peuvent bien mentir à un aveugle ! ».
Puis il pressa un peu le cheval car l'heure du dîner approchait.
12. L'ARRANGEMENT
QUAND ils arrivèrent à Exmouth, Rob se sentit moins dépaysé que deux années auparavant. La petite maison lui sembla accueillante et familière. Le Barbier passa la main sur le foyer et soupira. Ils firent d'amples provisions, comme toujours, mais cette fois les poules resteraient dehors, elles salissaient trop.
« Tu vas me ruiner à grandir comme ça ! s'écria le maître en donnant à Rob une coupe de laine brune qu'il avait achetée à la foire de Salisbury. Je prends Tatus et la charrette pour aller à Athelny choisir des fromages et des jambons ; je dormirai à l'auberge. Pendant ce temps-là, débarrasse la source des feuilles mortes et prépare le bois pour l'hiver. Mais prends le temps de porter l'étoffe à Editha Lipton et demande-lui de travailler pour toi. Tu retrouveras la maison ? »
Rob prit le lainage et remercia.
« Et dis-lui de laisser de bons ourlets ! »
Il connaissait le chemin. Il frappa à la porte, qu'elle ouvrit aussitôt, et faillit lâcher son paquet quand elle lui prit les mains pour l'attirer dans la maison.
« Rob ! Laisse-moi te regarder. Comme tu as changé en deux ans ! »
Il aurait voulu lui dire qu'elle était toujours la même mais il resta muet : elle gardait ses cheveux noirs et son beau regard lumineux. Avec l'infusion de menthe, il retrouva sa voix et se mit à raconter de long en large tout ce qu'il avait vu et fait.
« Quant à moi, dit-elle, cela va mieux. La vie est moins difficile et les gens dépensent plus volontiers pour s'habiller. »
Alors il se rappela pourquoi il était venu et montra l'étoffe.
« Espérons qu'il y en aura assez, car tu es plus grand que le Barbier. Je vais te faire une culotte, une veste large et un manteau. Tu seras mis comme un prince. »
Quand elle eut pris ses mesures il resta encore un moment, hésitant à partir.
« Ton maître t'attend ? Non ? Il est l'heure de manger. Tu partageras mon souper de campagnarde. »
Elle sortit un pain de la huche et l'envoya sous la pluie chercher dans la réserve du fromage et un pichet de cidre doux. Ils mangèrent, burent et parlèrent en bonne amitié.
« Le temps se gâte, ça sent la neige. Tu ne vas pas partir comme ça ? »
Il sortit reporter à la réserve ce qui restait de fromage et de cidre, et la trouva au retour en train de retirer sa robe.
« Il ne faut pas garder tes vêtements mouillés », dit-elle en se mettant au lit.
Nu, il la rejoignit en frissonnant.
« Tu avais plus froid que ça quand tu me cédais ta place dans le lit du Barbier. Pauvre enfant sans mère, je t'aurais bien pris avec moi.
– Je me souviens de votre main dans mes cheveux... »
Il la sentait de nouveau, maintenant, qui explorait son corps.
« Voilà ce que tu dois faire... légèrement... patiemment. »
Malgré le froid, il repoussa les couvertures et découvrit les larges cuisses.
« Vite... », commença-t-elle, mais il avait trouvé a bouche, qui n'avait rien de maternel. Il n'eut pas besoin d'autres instructions. « Dieu, se dit-il, est un bon charpentier. » Elle avait une chaude et active mortaise et lui un solide tenon.
Après avoir, pendant tant d'années entendu d'autres faire l'amour – ses parents dans leur petite maison, puis le Barbier et ses drôlesses –, il découvrait enfin, dans un bouleversement de joie, quel abîme il y avait entre l'observation et la pratique.
Le lendemain matin, on frappa à la porte. Editha courut ouvrir, pieds nus.
« Il est parti ? demanda le Barbier.
– Depuis longtemps ! Il a bafouillé quelque chose... la source à nettoyer... je ne sais quoi. Il 'était endormi homme et s'est réveillé enfant ! »
Le Barbier sourit.
« Tout s'est bien passé ? »
Elle acquiesça, avec une surprenante réserve, et ailla.
« Bien, dit-il, en tirant de sa bourse quelques pièces qu'il posa sur la table. C'est pour cette fois seulement. S'il revient... »
Elle secoua la tête.
« J'ai rencontré ces derniers jours le compagnon d'un fabricant de charrettes. Un brave homme, qui une maison à Exeter et trois fils. Je crois qu'il veut m'épouser.
– Et as-tu dit à Rob de ne pas suivre mon exemple ?
– Je lui ai dit qu'après boire vous n'étiez qu'une brute. Moins qu'un homme.
– Je ne t'avais pas demandé de lui dire cela.
– C'est mon expérience. J'ai dit aussi que son maître se détruisait avec la boisson et les putains. »
Il écoutait avec gravité.
« Il n'aurait pas supporté que je vous critique, ajouta-t-elle sèchement. Il m'a dit qu'à jeun vous étiez un homme sage et un maître excellent qui savait se montrer généreux. »
Alors il s'en alla et, comme elle se recouchait, elle l'entendit siffler.
« Les hommes sont quelquefois un soutien, plus souvent des sauvages, mais toujours des énigmes », se dit-elle avant de se rendormir.
13. LONDRES
CHARLES Bostock avait l'air d'un dandy plus que d'un marchand, avec ses longs cheveux blonds noués d'un ruban, son habit de velours rouge, couvert de poussière à cause du voyage, et ses souliers pointus en cuir souple, apparemment peu faits pour un dur labeur. Mais dans son regard, une lueur froide trahissait le marchand âpre au gain. Il montait un grand cheval blanc, au milieu d'une troupe de serviteurs solidement armés contre les brigands. Il se divertissait en bavardant avec le barbier-chirurgien, qu'il avait autorisé à accompagner sa caravane de chevaux, chargés de sel des salines d'Arundel.
« Je possède trois entrepôts sur la Tamise et j'en loue d'autres. C'est nous, les itinérants, qui bâtissons un nouveau Londres, servant ainsi le roi et toute l'Angleterre. »
Le Barbier approuvait poliment, agacé par ce vantard mais content de se rendre à Londres sous la protection de ses armes, car la route devenait plus dangereuse à mesure qu'on s'en rapprochait.
« Quelles sortes d'affaires traitez-vous ?
– Ici, j'achète et je vends surtout des objets de fer et du sel, mais je me procure aussi à l'étranger des marchandises précieuses : des peaux, de la soie, des pierreries et de l'or, des parures, des pigments, de l'huile et du vin, de l'ivoire, du cuivre, de l'argent, de l'étain, du verre...
– Vous avez donc beaucoup voyagé ?
– Non, répondit Bostock en souriant, mais c'est dans mes projets. J'ai rapporté de Gênes des tentures qui ont été acquises pour leurs châteaux par des comtes de l'entourage du roi Canute. Je veux faire encore deux voyages et devenir baron, comme l'a promis notre souverain aux marchands qui se rendraient trois fois outre-mer dans l'intérêt du commerce anglais. »
Le roi, d'origine danoise, s'était rendu populaire en octroyant à tout Anglais libre le droit de chasse sur ses terres. Régnant aussi sur le Danemark après son frère, il contrôlait la mer du Nord et faisait construire une flotte qui débarrasserait l'Atlantique de ses pirates. L'Angleterre, assurait le marchand, jouirait grâce à lui d'une sécurité qu'elle n'avait pas connue depuis un siècle.
Rob écoutait à peine. A Alton, où l'on s'arrêta pour souper, ils donnèrent devant Bostock une représentation qui payait leur place dans la caravane. Puis ils campèrent dans un champ, à une journée de Londres. Si près de sa ville natale, Rob ne put fermer l'œil : lequel des enfants allait-il chercher le premier ?
Southwark s'était agrandi depuis leur dernier passage. On construisait de nouveaux entrepôts et une foule de bateaux étrangers étaient à quai. Il y avait sur le pont de Londres un tel embouteillage qu'il fallut faire un détour par Newgate. C'était justement la rue du boulanger qui avait emmené Anne Mary. Sautant de la charrette, Rob se précipita vers la petite maison, mais au rez-de-chaussée, une boutique de cordages et autre matériel de marine avait remplacé la pâtisserie. Un petit homme aux cheveux roux l'avait achetée deux ans plus tôt à un nommé Durman Monk, qui habitait, dit-il, un peu plus haut dans la rue. Ce Monk, un vieux garçon entouré de chats, sembla ravi de bavarder.
« Ainsi, tu es le frère de la petite Anne Mary ? Un bout de fille mignonne et bien polie. Les Haverhill étaient d'excellents voisins ; ils sont partis s'installer à Salisbury », dit le vieillard en caressant un matou tigré au regard farouche.
Rob, l'estomac serré, entra dans la maison de la guilde. Elle était restée la même que dans son souvenir, jusqu'au gros morceau de mortier qui manquait au-dessus de la porte. Quelques charpentiers buvaient autour d'une table, mais il ne reconnut personne.
« Bukerel est là ?
– Qui ça ? Richard Bukerel ? Il est mort depuis deux ans. »
Rob en eut de la peine car cet homme-là lui avait témoigné une certaine bonté.
« Qui est maintenant le procureur ? demanda--il.
– Luard, lui répondit-on. Hé ! Toi, là-bas ! Va chercher Luard, on le demande. »
Un homme trapu au visage couturé, un peu jeune pour ses fonctions, surgit du fond de la salle. Il accepta sans surprise de chercher le compagnon Alwyn dans les registres de la corporation : mais celui-ci n'avait pas renouvelé son adhésion depuis des années et personne ne le connaissait.
« Les membres déménagent souvent et s'inscrivent dans une autre guilde, expliqua Luard.
– Et Turner Horne ? demanda Rob.
– Le maître charpentier ? Il est toujours là, dans la même maison. »
Enfin ! Il allait au moins voir Samuel.
« Il dirige une équipe sur un chantier à Edred's Hithe. Allez le trouver là-bas et parlez-lui directement. »
C'était un nouveau quartier, que Rob ne connaissait pas, au-delà de Queen's Hithe, le vieux port romain. Il dut demander son chemin avant de trouver le charpentier qui construisait une maison sur un bout de pré marécageux. Horne, visiblement contrarié d'interrompre son travail, descendit du toit ; son visage était devenu rubicond et ses cheveux avaient blanchi.
« Je suis le frère de Samuel, maître Horne. Rob J. Cole.
– Ainsi c'est toi ? Mais comme tu as grandi ! » Son regard se chargea de tristesse.
« Il n'a vécu avec nous qu'une année à peine, dit-il. C'était un gentil garçon. Mme Horne l'aimait beaucoup. On leur avait dit et répété : " Ne jouez pas sur les quais. " Pour qu'un conducteur regarde derrière son chargement avant de faire reculer ses quatre chevaux, il faut qu'une vie d'homme au moins soit en péril, pas celle d'un enfant de neuf ans.
– De huit ans. »
Horne le regarda, surpris.
« Si c'est arrivé un an après que vous l'avez pris chez vous, il avait huit ans, dit Rob qui parlait avec difficulté. Il avait deux ans de moins que moi, vous voyez ?
– Tu le sais mieux que moi, fit l'homme doucement. Il est au cimetière de Saint-Botolph, au fond à droite. On nous avait dit que ton père était enterré là. »
Il hésita un instant.
« Les outils de ton père sont toujours en bon état, sauf une scie, reprit-il, embarrassé. Tu peux les reprendre.
– Non, gardez-les, je vous en prie, en souvenir de Samuel. »
Comme il traînait à travers la ville, près de Saint-Paul, quelqu'un lui frappa sur l'épaule.
« Je te connais. Tu es Cole ? »
Retrouvant brusquement ses neuf ans, Rob se demanda un instant s'il allait sauter sur le gars ou tourner les talons. Mais il remarqua qu'Anthony Tite avait maintenant deux têtes de moins que lui, qu'il était seul et souriait. Du coup, il lui rendit sa bourrade amicale, aussi heureux de le voir que s'ils avaient toujours été copains.
« Viens bavarder, j'te paie à boire ; j'ai touché mon salaire de l'an passé. »
Il était apprenti charpentier ; il avait la voix rauque et le teint jaunâtre de ces malheureux qui sont toujours du mauvais côté de la scie, là où l'on respire toute la sciure.
Rob se redressa.
« J'ai fini mon apprentissage », dit-il et il raconta ses voyages avec le Barbier, savourant l'envie qu'il lisait dans les yeux de l'autre. Puis ils parlèrent de la mort de Samuel.
« J'ai perdu ma mère et mes deux frères de la variole ces années-ci, dit Tite, et mon père est mort des fièvres.
– Il faut retrouver ceux qui sont vivants. Personne ne peut me dire ce qu'est devenu le dernier enfant que ma mère a mis au monde avant de mourir. C'est Richard Bukerel qui l'avait placé.
– Sa veuve saurait peut-être quelque chose ? Elle est remariée à un marchand de légumes nommé Buffington. Sa maison n'est pas loin d'ici : juste après Ludgate. »
C'était une pauvre maison, entourée de champs de laitues et de choux. Mme Buffington lui fit bon accueil.
« Je me souviens bien de vous et de votre famille », dit-elle en l'examinant comme un légume exceptionnel. Mais elle ne se rappelait pas que son premier mari ait jamais nommé la nourrice du petit Roger.
« Personne n'avait écrit son nom ? » demanda Rob.
Elle tiqua.
« Je ne sais pas écrire. Vous ne pouviez pas le faire, vous son frère... ? Mais ne nous fâchons pas, reprit-elle en souriant, car nous avons partagé de durs moments autrefois. »
Alors il s'aperçut à sa grande surprise qu'elle le regardait avec coquetterie, l'oeil brillant. Le travail l'avait amincie, elle avait dû être belle et n'était guère plus âgée qu'Editha. Mais il n'oublierait jamais que cette femme-là avait voulu le vendre comme esclave. Il la quitta froidement et s'en alla.
A Saint-Botolph, le sacristain, un vieux aux cheveux sales, marqué de petite vérole, lui apprit que le père Kempton, qui avait enterré ses parents, était parti pour l'Ecosse, dix mois plus tôt. L'épidémie, dit-il, avait rempli le cimetière ; depuis, les gens se pressaient à Londres, venant de partout, et l'on a vite fait, n'est-ce pas, d'arriver au bout de ses quarante ans de vie !
« Mais vous avez vous-même plus de quarante ans ? observa Rob.
– Je suis protégé par le caractère sacré de mon travail et par toute une vie innocente et pure. »
Il empestait l'alcool.
On ne retrouva ni la tombe du père ni celle de Samuel, mais le jeune if avait grandi au-dessus de Main. Avant de quitter Londres, le Barbier fit graver pour Rob une grosse pierre portant leurs trois noms, avec les dates, et ils allèrent la déposer pied de l'arbre.
« Tu me rendras ça sur tes premiers gains », lui dit-il. Puis il lui montra sur sa carte de l'Angleterre les endroits où ils pourraient encore chercher trace des autres enfants.
14. LEÇONS
UN jour de juin, ils étaient couchés au bord d'un ruisseau à regarder les nuages, en attendant que les truites mordent à leurs hameçons ; mais les cannes de saule, posées sur deux branches en Y plantées en terre, ne bougeaient pas.
« La saison est trop avancée pour que les truites se laissent abuser par nos mouches en plumes, dit le Barbier. Dans une quinzaine, quand les champs seront pleins de sauterelles, le poisson sera vite pris.
– Comment les mouches mâles font-elles la différence ?
– Les mouches doivent se rassembler dans le noir, comme les femmes, grogna le maître ensommeillé.
– Mais les femmes ne sont pas pareilles ! Chacune a son odeur, sa saveur, son toucher, su sensibilité.
– C'est bien le vrai prodige qui séduit les hommes. »
Rob se leva et alla chercher dans la charrette un carré de pin sur lequel il avait dessiné à l'encre un visage de femme.
« Vous la reconnaissez ?
– C'est la fille de la semaine dernière, à Saint-Ives. Pourquoi as-tu mis cette vilaine tache sur sa joue ?
– Elle y était.
– Avec ta plume et ton encre, tu pouvais la faire plus jolie qu'en réalité. Elle l'aurait sans doute référé. »
Rob fronça les sourcils, troublé sans savoir pourquoi.
« En fait je l'ai dessinée après son départ.
– Mais tu l'aurais aussi bien fait devant elle ? »
Rob haussa les épaules et le Barbier s'assit, tout coup réveillé.
« Il est temps que nous tirions parti de ton talent », dit-il.
Le lendemain, chez un scieur de bois, ils firent couper des disques minces dans le tronc d'un jeune hêtre et, pendant la représentation de l'après-midi, Barbier annonça que son assistant ferait le portrait d'une demi-douzaine de personnes du pays. Ce fut la ruée. La foule se pressait autour de Rob pour le voir mélanger son encre. Il possédait et métier et savait observer ; il dessina une vieille sans dents, deux jeunes aux joues rondes... Mais seul le dernier portrait lui sembla réussi : il avait saisi la tristesse de ce visage d'homme vieillissant. Sans hésiter, il ajouta la verrue sur le nez, et le Barbier ne protesta pas car les modèles étaient ravis.
« Pour six flacons de Spécifique, un portrait gratuit ! » annonça-t-il, et une longue file se forma devant l'estrade, où Rob s'absorbait dans son travail.
Deux jours plus tard, à la taverne de Ramsey, le Barbier se fit remarquer en avalant coup sur coup deux pichets de bière sans reprendre haleine, avant roter comme le dieu du tonnerre. Puis il demanda si l'on connaissait une certaine Della Hargreaves. Le patron haussa les épaules et secoua la tête.
« C'était le nom de son mari ; après sa mort, elle est venue ici voilà quatre ans vivre avec son frère », précisa le Barbier.
Le patron semblait déconcerté.
« Oswald Sweeter, lui souffla sa femme qui apportait une nouvelle bière.
– Ah oui ! C'est la sœur de Sweeter », dit le mari, prenant l'argent de son gros client.
Ce Sweeter était le forgeron du pays, massif et tout en muscles.
« Della ? Je l'ai traitée comme ma propre fille, mais elle ne faisait rien de ses dix doigts. Ça ne pouvait pas durer : elle nous a quittés au bout de six mois.
– Pour aller où ?
– A Bath.
– Qu'est-ce qu'elle fait à Bath ?
– La même chose qu'ici quand on l'a mise dehors. Elle est partie avec un homme, comme un rat.
– A Londres, où elle était notre voisine, elle avait bonne réputation, dit Rob, qui pourtant ne l'avait jamais aimée.
– Eh bien, mon jeune monsieur, ma sœur, aujourd'hui, c'est une rien du tout, qui se vendrait plutôt que de gagner son pain. Vous la trouverez chez les putains. »
Un matin, après une semaine de pluie, ils s'éveillèrent par un jour si doux et si lumineux que les tristes souvenirs furent oubliés.
« Un monde neuf où se promener ! » dit le Barbier.
Entre deux éclats de corne saxonne, ils chantèrent à pleine voix dans les chemins forestiers où alternaient le chaud soleil et l'ombre fraîche des feuillages.
« Qu'est-ce que tu désires plus que tout ? demanda tout à coup le Barbier.
– Des armes, répondit Rob sans hésitation.
– Je ne t'achèterai pas d'armes, dit le maître, qui avait perdu son sourire.
– Pas une épée, mais une dague, car nous pouvons être attaqués.
– Les voleurs de grand chemin y regarderont à deux fois avant de s'en prendre à des gaillards comme nous. »
Après des siècles d'invasions sanglantes, chaque Anglais pensait en soldat. Le port des armes était interdit aux esclaves et les apprentis n'avaient pas les moyens d'en acheter ; les autres mâles, outre les cheveux longs, affichaient leurs armes comme une preuve de liberté. Et il est vrai, songeait le Barbier soudain las, qu'un petit homme avec une lame tuera plus sûrement qu'un costaud désarmé.
« Tu dois savoir te servir d'une arme quand sera venu pour toi le temps d'en porter. C'est une partie de ton éducation qui a été négligée. Je vais t'enseigner l'art de la dague et de l'épée.
– Merci, Barbier », dit Rob, rayonnant.
Dans une clairière, le maître, comme il l'avait fait pour la jonglerie, expliqua la manière de tenir chaque arme, les gestes précis pour la manier efficacement, les attitudes du corps. Et, surpris de l'aisance avec laquelle son élève faisait tournoyer la lourde épée, il le vit non sans appréhension se lancer à travers la clairière et pourfendre en hurlant un ennemi imaginaire.
La leçon suivante eut lieu quelques nuits plus tard, dans une taverne de Fulford, pleine d'une foule bruyante. Les meneurs de troupeaux de deux caravanes, les uns anglais, les autres danois, buvaient en se regardant comme deux bandes de chiens de combat. L'un des Danois avait un cochon, attaché par le cou au bout d'une corde dont il fixa l'autre extrémité à un poteau au milieu de la salle. Il défia alors l'homme assez courageux pour mener avec lui une chasse à la dague, après s'être fait bander les yeux. Un Anglais, Dustin, ayant accepté, on acclama les adversaires et l'on prit des paris, tandis que d'autres, prudents, vidaient leurs verres avant de s'éclipser. Le Barbier retint son élève qui semblait prêt à les suivre.
On banda les yeux des concurrents et chacun fut relié au même poteau par une longue corde nouée à l'une de ses chevilles. Ils burent encore et tirèrent leurs dagues.
Le cochon tournait en rond et, dès qu'il cria, les deux hommes, le repérant au son, s'en approchèrent sans se voir : Vitus, le Danois, leva son arme sur l'animal, et Dustin, avec un soupir, sentit la lame déchirer son bras. Ils s'insultèrent. Enfin, le porc blessé criant sans cesse devint une excellente cible, mais la main de Dustin manqua son but, et sa dague s'enfonça jusqu'à la garde dans le ventre de Vitus, qui s'affaissa avec un sourd grognement.
On n'entendait plus dans la taverne que les braillements du cochon. Les Danois, sans un mot, emportèrent leur camarade ; aussitôt le Barbier et Rob se frayèrent un chemin pour tenter de lui porter secours, mais il n'y avait plus rien à faire. L'homme perdait ses entrailles, mêlées d'excréments et de sang.
« Pourquoi le ventre ouvert d'un homme sent-il plus mauvais que celui d'un animal ? » dit le Barbier en retenant Rob près du mourant comme on met dans son urine le nez d'un jeune chien.
Ils continuèrent à pratiquer les armes, mais l’élève, plus réfléchi, avait quelque peu apaisé sa fougue.
A Salisbury, il chercha en vain des traces d'Anne Mary et du boulanger Haverhill, comme, dans les abbayes rencontrées en chemin, il s'était enquis ans succès du père Lovell et de William, son protégé. Alors il sentit que sa famille était perdue pour toujours, et comprit avec un frisson que, quoi qu'il arrive désormais, c'est tout seul qu'il faudrait affronter.
15. LE COMPAGNON
QUELQUES mois avant la fin de l'apprentissage, ils s'installèrent devant des pichets de bière brune, dans la taverne d'Exeter, pour discuter des conditions d'emploi. Le Barbier buvait en silence, perdu dans ses pensées, et finit par proposer un maigre salaire.
« Avec un costume neuf en plus », ajouta-t-il, comme dans un élan de générosité.
Rob le connaissait bien, depuis six ans qu'il vivait avec lui.
« Je ferais mieux de retourner à Londres », dit-il en haussant les épaules, puis il remplit leurs gobelets.
Le Barbier l'observait en hochant la tête.
« Un costume tous les deux ans, que tu en aies besoin ou non ! »
Ils commandèrent une tourte au lapin que Rob mangea avec appétit. Le gros homme s'en prit violemment au tavernier :
« Cette viande est dure et mal assaisonnée ! » grogna-t-il, et il poursuivit : « On pourrait augmenter un peu le salaire... Un petit peu.
– Elle est maigrement assaisonnée, dit Rob, c'est une chose que vous ne faites jamais. Vous m'avez toujours battu à ce jeu-là.
– Qu'est-ce que tu trouverais bien comme salaire ? Pour un gamin de seize ans ?
– Je ne voudrais pas de salaire.
– Pas de salaire ? fit l'autre, soupçonneux.
– Non. Vous gagnez sur le Spécifique et sur les traitements. Eh bien, je veux l'argent de chaque douzième flacon et chaque douzième client.
– Le vingtième. »
Rob hésita un instant avant d'accepter.
« Cet accord est valable un an, puis renouvelable par mutuel agrément. Marché conclu !
– Marché conclu ! »
Et ils sourirent en levant leurs gobelets.
Le Barbier prit les choses au sérieux. Chez un menuisier de Northampton, il fit faire un second paravent et, à l'étape suivante, l'installa non loin du sien.
« Il est temps que tu voles de tes propres ailes », dit-il à Rob.
Après le spectacle et les portraits, celui-ci alla s'asseoir derrière le paravent et attendit. Les gens le moqueraient-ils de lui ? Retourneraient-ils dans la file du Barbier ?
Le premier patient frémit quand il lui prit les mains car sa vieille vache, « la sale bête ! », lui avait piétiné le poignet. Rob le palpa avec délicatesse et oublia tout le reste. C'était une contusion douloureuse, une fracture d'un os important du pouce. Il passa beaucoup de temps à redresser le poignet et fixer une attelle.
La malade suivante semblait l'incarnation de ses craintes : une femme anguleuse aux yeux durs, qui avait perdu l'ouïe. A l'examen, ne trouvant pas de bouchon de cérumen, il ne sut que faire.
« Je ne peux rien pour vous », dit-il à regret.
Elle secoua la tête.
« Je ne peux rien pour vous ! répéta-t-il plus fort.
– Alors, demande à l’aut' barbier !
– Il n'y pourra rien non plus !
– Que l’diable t'emporte ! J'y demanderai moi-même », cria-t-elle, rouge de colère.
Il entendit le rire du Barbier et des autres patients quand elle partit en trépignant. Puis arriva un jeune homme, à peine plus âgé que lui, avec une gangrène avancée de l'index gauche.
« Ce n'est pas beau, dit Rob réprimant un soupir.
– Je l'ai écrasé en coupant du bois il y a une quinzaine. Ça m'a fait très mal mais j'ai cru qu'il guérirait. Et puis... »
La première phalange était noire ; plus haut, la chair gonflée était couverte d'ampoules d'où coulait un sang putride.
« Comment l'avez-vous soigné ?
– Un voisin m'a conseillé de l'envelopper de cendres humides mêlées de crotte d'oie pour calmer la douleur. »
C'était un remède courant.
« Bon. Maintenant c'est une gangrène qui va gagner la main et tout le bras si l'on ne fait rien. Et vous mourrez. Il faut couper le doigt. »
Le jeune homme hocha la tête, courageusement.
Rob, pour plus de sûreté, alla consulter le Barbier, qui approuva sa décision.
« Tu veux de l'aide, mon garçon ? »
Rob secoua la tête. Il fit boire au patient trois flacons de Spécifique, puis réunit, pour les avoir à sa portée, tous les objets nécessaires : deux couteaux aiguisés, une aiguille et du fil ciré, une planchette, des bandes de chiffons et une petite scie à dents fines. Il lia le bras sur la planchette, la paume tournée vers le haut.
« Fermez le poing, sans le doigt blessé », dit-il au jeune homme, dont il banda la main pour protéger les doigts sains. Enfin, il enrôla trois gaillards parmi les badauds : deux tiendraient le malade, et le troisième la planchette.
Il avait vu dix fois cette opération, l'avait faite à deux reprises sous le contrôle du Barbier. Il allait l'entreprendre seul. L'important était de couper assez loin de la gangrène pour en arrêter la progression tout en gardant le plus possible du doigt. Il choisit un couteau et entama la chair saine. Le patient hurla, tenta de se lever.
« Tenez-le ferme », dit Rob.
Il continua à découper, s'arrêtant un instant pour éponger le sang, avant de détacher soigneusement deux lambeaux de peau saine qu'il rabattit vers l'articulation. L'homme qui tenait la planchette s'en alla pour vomir.
« Prenez la planche ! » dit Rob à celui qui tenait les épaules, et le transfert se fit sans dommage car l'opéré s'était évanoui.
L'os céda aisément sous la scie ; le jeune chirurgien retira le doigt et, replaçant les lambeaux de peau, il fabriqua un joli moignon comme on le lui avait appris, ni trop serré pour éviter la douleur, ni trop lâche pour ne pas risquer de complications. Avec l'aiguille et le fil, il recousit le mieux qu'il put, à petits points, versa du Spécifique sur le tout pour arrêter le sang, puis fit transporter son malade gémissant à l'ombre d'un arbre.
Coup sur coup, il fallut ensuite bander une cheville foulée, panser un enfant blessé d'un coup de faux, vendre trois flacons à une migraineuse et six à un goutteux. Il était assez content de lui lorsque arriva une femme décharnée, au visage cireux et couvert de sueur : une incurable, il le sentit à travers ses mains.
« Pas d'appétit, dit-elle, je ne garde rien. Ce que je ne vomis pas, je le rejette en selles sanglantes. »
Palpant le ventre, il y sentit une grosseur dure et la lui fit toucher.
« C'est une tumeur... Une masse qui grossit aux dépens de la chair saine.
– Je souffre terriblement. Il n'y a pas de remède ? »
Il l'aima pour son courage et, ne voulant pas lui mentir, il secoua la tête. Que n'était-il devenu charpentier !
Ramassant sur le sol le doigt coupé, il le porta dans un chiffon au jeune homme qui avait repris ses sens.
« Que voulez-vous que j'en fasse ? fit celui-ci, surpris.
– Les prêtres disent qu'il faut tout garder pour ressusciter entier au jour du Jugement. »
L'autre réfléchit un moment et remercia.
A Rockingham, ils retrouvèrent Wat, le marchand d'onguent, qui les invita à un combat de chiens. L'ours Bartram étant mort depuis quatre ans, il avait maintenant une femelle appelée Godiva mais elle était malade : mieux valait en tirer, dans ce combat, un dernier profit.
La nuit tombait et la foule s'excitait déjà autour de l'arène éclairée par une douzaine de torches de poix. Les dresseurs retenaient trois chiens muselés qui tiraient sur leurs laisses : un mastiff aux os saillants, un chien roux plus petit et un grand danois. On enchaîna l'ourse à un lourd poteau au centre de l'arène, l'attachant au bas par une forte courroie de cuir, mais négligeant de fixer celle du haut. Les spectateurs protestèrent.
« Attache le cou, imbécile !
– Boucle-lui le museau avec l'anneau de son nez ! »
Le maître d'arène ne broncha pas sous les insultes, il avait l'habitude.
« Cette ourse n'a plus de griffes. Le spectacle n'aura aucun intérêt si on ne lui laisse pas ses crocs. »
Wat retira le capuchon qui coiffait Godiva. Dressé sur ses pattes de derrière, le dos contre le poteau, elle clignait les yeux et paraissait déconcertée devant les lumières, la foule et les chiens muselés que les dresseurs avaient lâchés. Les parieurs, peu enthousiastes car l'ourse était vieille, comptaient sur la férocité du dogue et du danois, mais surtout sur le petit chien roux ; il était, disait-on, d'une race spéciale, entraînée pour lutter contre les taureaux. Pourtant, aucun n'attaquait.
Alors le maître d'arène saisit une longue lance et en frappa Godiva à l'une de ses mamelles ridées. Elle hurla de douleur. Aussitôt le mastiff se jeta sur elle pour lui déchirer le ventre, mais l'ourse se détournant, les crocs redoutables lui labourèrent la hanche. Le petit chien rouge lui sauta à la gorge et resta suspendu à sa victime comme un gros fruit mûr à un arbre. Quant au danois, grimpant sur le mastiff pour être plus vite au but, il arracha l'oreille et l'œil gauche d'un seul coup de mâchoires.
« Un combat manqué ! Ils ont déjà gagné », cria Wat déçu.
Mais Godiva, secouant sa tête sanglante, abattit patte droite sur l'échine du mastiff ; le craquement des vertèbres passa inaperçu dans le vacarme, et l'on vit le chien mourant atterrir sur le sable.
Les gens hurlèrent de plaisir. S'attaquant au danois, l'ourse le projeta à l'extrême bord de l'arène, la gorge ouverte. Puis elle frappa le petit chien roux, plus rouge encore de tout le sang qu'il avait reçu. Il tenta de l'égorger mais elle l'étouffa entre ses pattes croisées et ne le lâcha que lorsqu'il fut mort. Puis retombant près des chiens inanimés, elle se mit à gémir et trembler, en léchant ses plaies.
Dans le brouhaha, les spectateurs payaient et encaissaient leurs paris.
« Trop court ! trop court ! grognait quelqu'un près de Rob.
– Cette sale bête n'est pas morte, on peut encore s'amuser. »
Un gars ivre, armé de la lance, se mit à harceler l'ourse en la piquant à l'anus ; on applaudit en la voyant tourner sur elle-même avec un grognement, mais elle fut vite bloquée par la courroie qui retenait sa patte.
« L'autre œil ! cria-t-on dans la foule. Crève-lui l'autre œil ! »
L'ivrogne visait l'énorme tête quand Rob lui arracha la lance des mains.
« Brave Godiva », dit-il, puis il brandit l'arme et l'enfonça profondément dans la poitrine de la bête, qui rejeta presque aussitôt un flot de sang.
Les gens hurlèrent comme des chiens. Rob se laissa pousser dehors par le Barbier furieux et Wat qui le traitait de « petit barbier merdeux ».
Le maître d'arène annonça d'un ton apaisant qu'un nouveau combat opposerait bientôt un blaireau à des chiens, et les protestations se changèrent en acclamations. Le Barbier s'excusa auprès de Wat. Quand il revint au camp, d'un pas lourd, il but la moitié d'un flacon puis s'affala sur son lit, le regard fixe.
« Tu es un pauvre con, dit-il. Si les paris n'avaient pas déjà été payés, ils t'auraient étripé et je n'aurais rien fait pour te défendre. »
Rob passa la main sur la peau d'ours qui lui servait de lit : elle était de plus en plus râpée, il faudrait bientôt la jeter.
« Allons, bonne nuit, Barbier », dit-il.
16. LES ARMES
LE Barbier n'avait pas prévu que les choses se gâteraient entre Rob et lui ; à dix-sept ans, l'ancien apprenti restait ce qu'il avait été enfant : travailleur et facile à vivre. Mais, en affaires, il discutait comme une marchande de poisson. A la fin de la première année, il réclama le douzième des gains au lieu du vingtième. Le Barbier grogna, puis céda : c'était mérité.
Il avait remarqué que Rob dépensait peu ; il mettait presque tous ses gains de côté pour acheter des armes. Un soir d'hiver, dans la taverne d'Exmouth, un jardinier lui proposa une dague.
« Votre avis ? demanda-t-il en tendant l'arme au Barbier.
– La lame en bronze ne tiendra pas ; le manche paraît bon, mais cette peinture criarde peut cacher des défauts. »
Rob rendit le médiocre couteau. Au printemps, le long des côtes, il chercha des Espagnols dans les ports, sachant que les meilleures armes venaient de chez eux, mais il n'acheta rien avant d'avoir gagné l'intérieur des terres.
Un matin de juillet, à Blyth, ils découvrirent en s'éveillant Incitatus couché par terre, froid et déjà raide. Rob regarda tristement le cheval mort ; le Barbier au contraire s'extériorisa en jurant. Tandis que l'un creusait une large fosse pour ne pas laisser ce vieux Tatus aux chiens et aux corbeaux, l'autre lui trouvait un remplaçant ; il y mit du temps et de l'argent car l'affaire était capitale. Enfin il acheta une jument baie de trois ans.
« On l'appelle aussi Incitatus ? » demanda-t-il, mais Rob secoua la tête et la bête n'eut jamais d'autre nom que « Cheval ». Elle avait le pas aisé, mais elle perdit un fer le premier matin, et il fallut retourner à Blyth pour le remplacer.
Ils trouvèrent le forgeron, Durman Moulton, occupé à finir une épée qui leur fit écarquiller les yeux.
« Combien ? demanda Rob avec une fougue qui choqua le Barbier, plutôt porté aux longs marchandages.
– Elle est vendue », dit l'homme, mais il les laissa la prendre en main pour en éprouver l'équilibre. C'était une arme anglaise faite pour frapper de taille, sans ornement, fine, loyale et admirablement forgée. Plus jeune et moins mûri, le Barbier se serait laissé tenter.
« Combien pour la même, plus une dague assortie ? »
C'était plus que Rob ne gagnait en un an.
« Et vous devez payer la moitié maintenant pour confirmer la commande », dit Moulton.
Le jeune homme alla chercher une bourse dans la charrette et lui compta vivement l'argent.
« Nous reviendrons dans un an prendre les armes et verser le reste. »
La saison n'était pas finie que Rob réclamait un sixième des bénéfices. Le Barbier s'indigna puis réfléchit. Il avait entendu une femme dire à son amie : « Choisis plutôt le jeune barbier, on dit qu'il a une bonne main. » Il finit par proposer le huitième et, à son grand soulagement, Rob accepta.
Toujours soucieux d'améliorer son spectacle, il avait inventé un nouveau personnage : un vieux débauché qui buvait du Spécifique et se mettait aussitôt à lutiner les femmes de l'assistance. Rob refusa d'abord de jouer le Vieux mais il dut céder devant l'entêtement du Barbier. Grimé, avec une perruque et de fausses moustaches grises, vêtu de hardes, il marchait tout courbé en traînant une jambe, et jouait toute une comédie plaisante en déguisant sa voix. Il se trouvait même sans bourse délier des commères dans le public pour lui donner la réplique. Un soir, à Lichfield, il poursuivit le jeu jusqu'à la taverne, et les gens écoutèrent le Vieux raconter ses prétendus souvenirs amoureux en lui payant à boire, si bien que, pour la première fois, ce fut le Barbier qui dut soutenir son assistant jusqu'au campement.
Le gros homme se réfugiait dans la bonne chère ; il mettait les chapons à la broche, bardait les canards, bouillait les langues de bœuf à l'oignon et aux herbes..., voyant avec inquiétude Rob courir les tavernes et boire n'importe quoi.
« J'ai observé que tu ne prends plus les mains des patients.
– Vous non plus.
– Ce n'est pas moi qui ai le don.
– Quel don ? Vous avez toujours dit que ça n'existait pas !
– Maintenant, si. Et je crois qu'il peut se perdre avec la boisson. Ecoute-moi : don ou pas, il faut prendre les mains des malades quand tu les fais passer derrière le paravent. Ils aiment cela. Comprends-tu ? »
Rob acquiesça d'un air maussade.
Un soir, ils allèrent ensemble à la taverne pour faire la paix. Mais, ivre de vin de mûres, le jeune homme s'en prit à un gaillard de son format et, à coups de poing, de pied et de genou, la bagarre tourna au délire. Quand enfin on sépara les combattants épuisés, le Barbier ramena son compagnon en le traitant d'ivrogne.
« Vous pouvez parler !
– C'est vrai que je peux aussi me soûler, mais j'ai toujours su éviter les histoires. Je n'ai jamais vendu de poisons et je ne me mêle pas de mauvaises magies. Tout dépend du contrôle qu'on garde sur soi-même. Arrête tes bêtises et desserre les poings. »
Mais Rob tournait à l'ours et ne cherchait que plaies et bosses ; la violence gagnait en lui comme une mauvaise herbe, et le Barbier se demandait si son apparent oubli des siens était un bien ou un mal. L'hiver à Exmouth fut le pire de tous.
Ils partirent en mars et suivirent la frontière du pays de Galles jusqu'à Shrewsbury, puis le cours de la Trent vers le nord-est, en s'arrêtant partout. Cheval n'avait pas le talent de Tatus pour se cabrer à la parade, mais elle était belle, avec sa crinière ornée de rubans. Les affaires furent excellentes.
A Blyth, ils allèrent aussitôt chez Durman Moulton ; le forgeron leur fit bon accueil et, d'une réserve obscure au fond de la boutique, il rapporta deux paquets enveloppés de peau souple, qu'il leur présenta. Rob retenait son souffle : l'épée était, s'il est possible, plus belle encore que celle de l'année passée, et le Barbier, soupesant la dague, la trouva merveilleusement proportionnée.
« Beau travail », dit-il à Moulton, qui apprécia le compliment comme il convenait.
Rob glissa les armes à sa ceinture dans les fourreaux qu'il avait achetés en chemin, en éprouva le poids inhabituel et posa ses mains sur les gardes. Son maître ne pouvait s'empêcher de le regarder : il avait de la présence. A dix-huit ans, pleinement développé, il était plus grand que le Barbier de deux mains, mince et large d'épaules, avec une crinière brune et bouclée, de grands yeux bleus plus changeants que la mer, un visage large aux mâchoires solides, qu'il tenait soigneusement rasé. Le voyant tirer à demi puis remettre au fourreau cette épée, signe de sa liberté, le Barbier frémit d'un orgueil qui n'était pas exempt d'une indéfinissable appréhension. Peut-être de la peur.
17. LE NOUVEAU CONTRAT
LA première fois que Rob entra dans une taverne avec ses armes, il sentit la différence : les hommes ne se montraient pas plus respectueux, mais plus attentifs et plus prudents. Le Barbier ne cessait de le mettre en garde ; la colère, disait-il, est un des péchés capitaux. Il lui décrivait sans fin les jugements par ordalie où l'accusé doit prouver son innocence en saisissant un fer rouge ou en avalant de l'eau bouillante.
« Pour qui est convaincu de meurtre, c'est la corde ou le billot. Souvent on passe des lanières sous les tendons des chevilles pour attacher l'assassin à la queue de bœufs sauvages sur qui on lâche des chiens »
« Seigneur, pensait Rob, le Barbier n'est plus qu'une vieille femme geignarde. Croit-il que j'irais massacrer les gens ? »
A Fulford il s'aperçut qu'il avait perdu la monnaie romaine que son père lui avait donnée, et devint d'une humeur farouche. Il se fit casser le nez dans une querelle d'ivrognes avec un Ecossais ; le Barbier le lui redressa tant bien que mal et l'accabla de reproches. On se tenait à distance, désormais, de ses poings, de ses armes et de son visage cousu de cicatrices.
Après le spectacle, un jour à Newcastle, comme il revenait à la charrette encore grimé et déguisé en Vieux, il trouva son maître en discussion avec un grand maigre.
« Je vous suis depuis Durham, disait l'homme. Vous rassemblez les foules, c'est ce qui m'intéresse. Voyageons ensemble et partageons les gains.
– Je ne travaille pas avec les voleurs, répondit le Barbier.
– Tu n'as pas le choix, fit l'autre.
– C'est lui qui choisit ! coupa Rob, à qui l'inconnu ne jeta qu'un coup d'oeil,
– Tais-toi, Vieux, ou gare à toi... »
Mais voyant le faux vieillard redressé et marchant sur lui, le voyou sortit un couteau. Aussitôt jaillie de son fourreau, la dague lui traversa le bras, et Rob, en la retirant, s'étonna de voir couler tant de sang de cet échassier décharné. Sans écouter le Barbier qui voulait le panser, le voleur s'échappa.
« A saigner comme ça, il va se faire remarquer et, s'il est pris, il nous dénoncera. Filons. »
Hors d'atteinte, ils s'arrêtèrent pour allumer un feu et dîner de navets froids qui restaient de la veille.
« A deux, on pouvait en venir à bout sans couteau, dit le Barbier.
– Il avait besoin d'une leçon.
– Ecoute, tu deviens dangereux. »
Rob se rebiffa : il avait voulu défendre le gros homme, et de vieux griefs nourrissaient sa colère.
« Vous n'avez jamais pris aucun risque pour moi. Notre argent, c'est moi, maintenant, qui le gagne ! Et bien plus que ce filou n'en a jamais trouvé sous ses doigts crochus.
– Tu deviens un danger et un boulet », dit le Barbier d'un ton las.
La dernière étape du voyage les mena à l'extrême frontière du Nord, où l'on ne savait plus qui était Anglais ou Ecossais. Devant leur public, Rob et le Barbier faisaient toujours équipe mais hors de l'estrade gardaient un silence glacial, rompu seulement par des querelles. Le temps était passé où le maître levait la main sur son élève, mais, quand il avait bu, il l'abreuvait d'insultes ordurières.
« ... Un fumier, un orphelin merdeux... Qu'est-ce que tu serais devenu sans moi ? »
Un soir, à Lancaster, près d'un étang d'où montait une brume couleur de lune avec des tourbillons d'éphémères, Rob excédé allait remplir son gobelet dans la charrette quand la terrible voix l'interpella :
« Rapporte-moi un flacon, bon Dieu ! »
Il allait grogner : « Va le chercher toi-même ! », quand il avisa dans un coin les fioles de la cuvée spéciale. Il en prit une qu'il tendit au Barbier. Il le vit l'ouvrir, la porter à sa bouche... Il était encore temps de l'arrêter d'un mot. Mais il laissa faire homme ivre, qui but jusqu'au bout, jeta le flacon et s'endormit comme une masse.
« Pourquoi ça ne me fait-il aucun plaisir ? » se dit le jeune homme, sans pouvoir trouver le sommeil, jusqu'au matin. Oui, il y avait deux hommes dans Barbier : l'un cordial et bon, l'autre vil ; quand il était soûl, seul émergeait le second. Avec une lucidité soudaine, comme un éclair dans une nuit noire, Rob comprit qu'il vivait lui aussi cette même dégradation. Il frémit et se rapprocha du feu, en proie à une profonde détresse.
Dès l'aube, il retrouva le flacon vide et le cacha dans le bois ; puis il ranima les flammes pour réparer un copieux petit déjeuner.
« Je me suis mal conduit, dit-il au Barbier, et... vous demande pardon. »
L'autre, stupéfait, acquiesça en silence. Ils attelèrent Cheval et roulèrent sans rien dire une partie de la matinée. De temps à autre, Rob sentait sur lui le regard pensif de son compagnon.
« J'ai bien réfléchi, dit enfin le Barbier. La saison prochaine, tu continueras sans moi. »
Se sentant coupable d'avoir eu la même pensée la veille, le garçon protesta : « C'est cette sacrée boisson qui nous rend fous. Il faut y renoncer et tout ira bien comme avant. »
Le maître parut touché mais il secoua la tête.
« L'alcool ne fait pas tout. Tu es un jeune cerf qui a besoin d'essayer ses bois, et moi je suis trop vieux. Trop gros aussi et je manque de souffle. Rien que grimper sur l'estrade me prend toute mon énergie ; il m'est chaque jour plus difficile d'assurer jusqu'au bout le spectacle. J'aimerais demeurer à Exmouth désormais, profiter de l'été, m'occuper du potager, sans parler des plaisirs de la cuisine. Pendant ton absence, je peux préparer une grosse réserve de Spécifique. Je te paierai aussi l'entretien de Cheval et de la carriole. Tu garderas ce que tu gagneras avec les traitements ainsi que le prix d'un flacon sur cinq la première année et d'un sur quatre les années suivantes.
– Un sur trois la première année et un sur deux ensuite, répliqua Rob sans même réfléchir.
– C'est trop pour un gars de dix-neuf ans, dit sèchement le Barbier. Mais on verra ça ensemble car nous sommes des gens raisonnables. »
Ils finirent par tomber d'accord : un flacon sur quatre, puis un sur trois, contrat révisable au bout de cinq ans. Le vieux était ravi et Rob n'en revenait pas de sa chance. Ils traversèrent la Northumbrie dans l'allégresse et, à Leeds, le Barbier fit des dépenses prodigieuses : il fallait, dit-il, célébrer le nouveau contrat par un mémorable dîner.
Ils quittèrent Leeds en suivant la rivière sous les arbres, entre les bruyères et les buissons verdoyants, puis campèrent à l'endroit où l'Aire s'élargit, parmi les aulnes et les saules. Là, ils préparèrent ensemble un énorme pâté avec un cuissot de daim, une longe de veau, un gros chapon, une paire de colombes, six œufs durs et une demi-livre de graisse, le tout émincé et harmonieusement mêlé sous une croûte luisante et dorée.
Ils en mangèrent largement et le Barbier altéré se remit à l'hydromel. Rob, qui ne voulut boire que l'eau, le vit bientôt rougir et changer d'humeur : il fallut mettre à sa portée deux caisses de flacons et l'entendre maugréer contre les termes du contrat, mais, avant que les choses ne se gâtent, sombra dans un lourd sommeil.
Le lendemain, par un matin ensoleillé, plein de chants d'oiseaux, il s'éveilla, pâle et maussade, ayant apparemment oublié l'incident de la veille.
« Allons pêcher la truite, dit-il, j'en mangerais en une au petit déjeuner. » Mais en se levant, il se plaignit d'une douleur à l'épaule gauche. « Je vais charger la charrette : rien de tel que le travail pour rouiller les articulations. »
Il emporta l'une des caisses, puis revint chercher autre. A mi-chemin, il la laissa échapper à grand fracas. Les yeux hagards, il porta une main à sa poitrine en grimaçant et la douleur lui courba les épaules.
« Robert... », dit-il doucement, et c'était la première fois de Rob l'entendait user de son prénom. Il fit un pas vers lui, les mains tendues. Mais avant qu’ils aient pu se rejoindre, le Barbier avait cessé de respirer. Comme un grand arbre, ou comme une avalanche, la mort d'une montagne, le Barbier chancela et s'abattit sur la terre.
18. REQUIESCAT
« JE ne le connaissais pas.
– C'était mon ami.
– Je ne vous ai jamais vu non plus, dit le prêtre, avec dureté.
– Vous me voyez, maintenant. »
Rob avait déchargé la charrette de leurs affaires, qu'il avait cachées dans un bouquet de saules, pour faire place au cadavre du Barbier. Il avait mis six heures à rejoindre le petit village de La Croix-d'Aire avec sa vieille église. Et voilà qu'un curé borné lui posait des questions insidieuses et stupides comme si le gros homme n'avait voulu mourir que pour l'importuner.
Le prêtre montra sa désapprobation en apprenant comment le défunt avait vécu.
« Médecins, chirurgiens ou barbiers, tous méprisent l'évidente vérité : seuls la Trinité et les saints ont le vrai pouvoir de guérir. »
Rob, qui n'était pas d'humeur à écouter de pareils discours, enrageait en silence. Il sentait peser ses armes à sa ceinture mais il lui semblait que le Barbier conseillait la patience. Il fut donc aimable, conciliant et fit un don généreux à l'église.
« L'archevêque Wulfstan interdit à un prêtre de rien recevoir des fidèles d'une autre paroisse.
– Il n'était le fidèle d'aucune paroisse », dit Rob, et finalement on accepta d'inhumer le Barbier en terre sacrée.
L'enterrement ne pouvait attendre, car l'odeur de la mort était déjà là. Le menuisier du village eut un choc en voyant quel grand cercueil il lui fallait assembler, et Rob creusa la fosse en proportion dans un coin du cimetière. Dans l'église, au pied de l'immense crucifix de chêne qui donnait son nom au pays, on déposa le Barbier dans sa bière jonchée de romarin. C'était justement la Saint-Calliste et, après le Kyrie eleison, le petit sanctuaire se trouva presque plein. Rob avait payé une messe de requiem que les gens suivirent avec un recueillement touchant. Le Barbier n'aurait pas été mieux traité s'il avait été de la guilde.
« C'était ton père ? » chuchota une vieille femme.
Il hésita puis trouva plus simple d'acquiescer en silence ; elle soupira et lui toucha le bras.
Après la messe, il s'approcha de l'autel, s'agenouilla et fit un signe de croix comme Mam le lui avait appris autrefois. Le prêtre traversa l'église, éteignit les cierges et le laissa seul. Il resta là, sans faim ni soif, inconscient du temps qui passait. Enfin, surpris d'entendre sonner matines, il se leva titubant, fit quelques pas dehors, se soulagea sous un arbre, puis revint se laver les mains et le visage dans le seau près de la porte de l'église, tandis que s'achevait l'office de minuit.
Alors, seul de nouveau dans l'obscurité, il se rappela comment le Barbier lui avait sauvé la vie, à Londres, quand il était enfant ; sa gentillesse et son égoïsme, sa patience et sa cruauté ; le plaisir qu'il prenait à préparer les repas ; ses colères et ses bons conseils, son rire et sa cordialité ; son ivrognerie. Entre eux, ce n'était pas de l'amour, mais quelque chose qui en tenait lieu et, comme l'aube jetait sur le visage de cire une lueur grise, Rob pleura amèrement, et pas seulement sur Henry Croft.
On enterra le Barbier après laudes. Le prêtre ne s'attarda guère devant la tombe.
– Vous pouvez la recouvrir », dit-il à Rob et, tandis que le sable et les graviers résonnaient sur le bois du cercueil, on l'entendit marmonner en latin à propos de la Résurrection promise.
Comme il l'aurait fait pour les siens, et se rappelant ses tombes perdues, Rob paya le prêtre pour faire graver une pierre, en précisant ce qu'il y fallait mettre :
Henry Croft
Barbier-chirurgien
Mort le 11 juillet 1030
« Peut-être : Requiescat in pace ? » demanda le prêtre.
La seule épitaphe qui venait à l'esprit de Rob, c'était Carpe diem, « Jouis de chaque jour ». Pourtant... Rob sourit, et le prêtre fut bien surpris. Mais le terrible jeune homme avait payé la pierre. Devant son insistance, il dut écrire soigneusement : « Fumum vendidi, J'ai vendu de la fumée ».
Le Barbier aurait-il sa pierre ? Qui s'en souciait à La Croix-d'Aire ?
« Je reviendrai voir si tout a été fait comme il faut », dit-il.
Le regard du prêtre se voila un instant.
« Dieu vous protège », dit-il sèchement avant de rentrer dans l'église.
Las et affamé, Rob revint au bosquet de saules où il avait laissé ses biens. Tout était là, intact. Quand il eut rechargé la charrette, il s'assit sur l'herbe pour manger ; le reste du pâté s'était gâté mais il restait un pain rassis que le Barbier avait cuit quatre jours plus tôt.
« Je suis l'héritier, se dit-il. C'est mon cheval et ma charrette. »
Le Barbier lui avait laissé les instruments et les méthodes, les fourrures râpées, les balles à jongler et les tours de magie, la poudre aux yeux et la fumée, le choix des itinéraires pour tous les jours à venir.
La première chose qu'il entreprit fut de sortir les flacons de la cuvée spéciale et de les briser un par en les jetant contre un rocher. Il vendrait les armes du Barbier : les siennes étaient meilleures. Mais il suspendit à son cou la corne saxonne. Puis il grimpa sur la charrette et s'assit à la place du conducteur, droit et solennel, comme sur un trône, songeant qu'il allait peut-être, à son tour, se chercher un apprenti.
19. UNE FEMME SUR LA ROUTE
IL alla, ainsi qu'ils l'avaient toujours fait, « se promenant dans un monde neuf », comme disait le Barbier. Les premiers jours, il ne put se décider à décharger le chariot ni à donner un spectacle. A Lincoln, il prit un repas chaud à la taverne et se nourrit du pain et du fromage que d'autres avaient préparés. Il ne buvait pas. Le soir, il s'asseyait près de son feu et se sentait terriblement seul. Il attendait quelque chose mais rien ne venait ; puis il finit par comprendre qu'il lui fallait vivre sa vie.
A Stafford, il décida de se remettre au travail, Cheval dressa les oreilles en piaffant dès qu'il battit le tambour sur la place. Ce fut comme s'il avait toujours été seul. Les gens ignoraient qu'un vieil homme aurait dû donner le signal des jongleries et raconter de bonnes histoires. Ils recouraient, riaient, admiraient ses portraits, achetaient son médicament et faisaient la queue pour être soignés.
En prenant les mains des patients, il s'aperçut que son don revenait : un solide forgeron, qu'on aurait cru capable de soulever le monde, était rongé d'un mal qui consumait sa vie ; il n'en avait pas pour longtemps. Une enfant souffreteuse, au contraire, révéla une réserve d'énergie qui le rendit heureux. Peut-être le don, étouffé par l'alcool, dit-il libéré par la sobriété ?
En quittant Stafford, l’après-midi, il s'arrêta dans une ferme pour acheter du lard. La chatte de la maison venait d'avoir une portée de chatons.
« Prenez celui que vous voudrez, dit le fermier, je vais être obligé de les noyer presque tous, car ils coûteraient trop à nourrir. »
Rob s'amusa à balancer un bout de corde devant leurs museaux et tous répondirent au jeu, sauf une petite chatte blanche qui faisait la dédaigneuse.
« Tu ne veux pas de moi, hein ? »
C’était la plus belle, mais quand il voulut la prendre, elle le griffa. Ce qui le décida à la choisir. Il lui parla doucement à l'oreille et fut heureux qu'elle se laisse enfin caresser.
Le lendemain matin, il la nourrit de pain trempé dans du lait et, au fond de ses yeux verts, il reconnut une féline impertinence qui le fit sourire.
« Je t'appellerai Mme Buffington, en souvenir... »
Arrivé à Tettenhall dans la matinée, il aperçut un homme debout près d'une femme allongée sur la route.
« Qu'est-ce qu'elle a ? » demanda-t-il en retenant Cheval.
La femme respirait, rougissant sous l'effort ; elle ni un ventre énorme.
« C'est son heure dit l'homme. On était à cueillir pommes quand les douleurs l'ont prise ; elle n'a pu rentrer à la maison. Il n'y a pas de sage-femme ici, elle est morte ce printemps. J'ai envoyé chercher le mire quand j'ai vu qu'elle allait mal.
– Bon », dit Rob, reprenant les rênes. C'était le genre de situation que le Barbier lui avait appris à éviter : s'il réussissait, il serait mal payé, sinon, on le tiendrait pour responsable.
« Ça fait déjà longtemps et il est toujours pas là, reprit l'homme avec amertume. C'est un docte juif. »
Les yeux de la femme roulaient dans leurs orbites : elle était saisie de convulsions. Peut-être le médecin ne viendrait-il jamais ? Vaincu par toute cette misère, et par des souvenirs qu'il aura préféré oublier, Rob descendit de la charrette en soupirant. Il s'agenouilla et prit les mains de paysanne, qui était sale et semblait épuisée.
« Quand a-t-elle senti bouger l'enfant pour dernière fois ?
– Il y a des semaines... Depuis quinze jours, elle se plaignait, comme si on l'avait empoisonnée. C'est sa quatrième grossesse : on a deux garçons, mais les deux autres étaient morts-nés. »
Celui-ci aussi, sans doute. Posant doucement sur main sur le ventre gonflé, Rob regretta de n'être pas parti, mais il revit le pâle visage de Mam, couchée dans le fumier de l'écurie, et comprit, non sans malaise, que la femme mourrait s'il n'agissait pas. Dans le fouillis du Barbier, il retrouva le spéculum de métal poli et, les convulsions apaisées, il dilata l'utérus comme son maître lui avait appris à le faire. La masse qui se trouvait à l'intérieur glissa dehors : c'était une forme en putréfaction.
Ses mains commandant sa tête, Rob retira le placenta, nettoya et lava la femme, sans même avoir conscience que le mari s'était éclipsé. En relevant la tête, il fut surpris de voir le médecin.
« Je vous laisse la place, dit-il, soulagé, car la malade saignait encore.
– Rien ne presse », répondit le docteur ; mais il entreprit un examen si long et si minutieux qu'à l’évidence, il ne lui faisait pas confiance. Enfin, il satisfait.
« Posez votre paume sur l'abdomen et frottez ainsi, fermement. »
Rob surpris massa le ventre vide et s'aperçut que, peu à peu, le col de l'utérus large et spongieux redevenait une petite boule dure, tandis que saignement s'arrêtait.
« Magie digne de Merlin et dont je me souviendrai, dit-il.
– Il n’y a pas de magie dans ce que nous faisons. Vous connaissez mon nom ?
Nous nous sommes rencontrés, il y a des années, à Leicester.
– Ah ! fit le médecin en regardant avec un sourire la charrette bariolée. Vous étiez apprenti, et le Barbier était ce gros homme qui crachait des rubans. »
Rob ne lui dit pas que le Barbier était mort et l’autre n'en demanda pas davantage. Ils s'observaient. Le visage de faucon, entre la chevelure et la barbe blanches, avait perdu sa maigreur d'autrefois.
« Le clerc à qui vous avez parlé ce jour-là, l’avez-vous opéré ? »
Merlin sembla perplexe puis son regard s’éclaira.
« Bien sûr ! Edgar Thorpe, du village de Lucteburne, dans le comté de Leicester. »
Rob avait oublié ce nom ; il se rendit compte que, à la différence de Merlin, il ne se souciait guère de ceux de ses patients.
– Oui, je l'ai guéri de sa cataracte.
– Et comment va-t-il ?
– Il vieillit, avec les petits ennuis et les maux de l’âge ; mais il voit clair de ses deux yeux. »
Le médecin examina le fœtus, enveloppé d'un chiffon, puis l'aspergea de l'eau d'une fiole.
« Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », dit-il vivement ; puis il referma le petit paquet qu'il donna au paysan. « L'enfant a été baptisé et peut être admis dans le royaume des cieux. Vous pouvez le dire au père Stigand ou à l'autre prêtre de la paroisse. »
L'homme sortit une bourse crasseuse.
« Combien je vous dois, maître médecin ? dit-il avec inquiétude.
– Ce que vous pouvez. » L'autre tendit un penny.
« C'était un garçon ?
– Impossible de le savoir », répondit le médecin avec douceur. » Il laissa tomber la pièce dans sa large poche et y chercha un demi-penny qu'il remit à Rob. Puis ils aidèrent le paysan à porter sa femme chez lui, ce qui valait bien le demi-penny ! Enfin libres, ils allèrent se laver du sang dans le ruisseau proche.
« Vous aviez déjà vu de ces accouchements ?
– Non.
– Comment saviez-vous ce qu'il fallait faire ?
– On me l'avait expliqué, dit Rob, haussant les épaules.
– Il y a des médecins nés. Des élus, fit Merlin en souriant. D'autres ont simplement de la chance.
– Si la mère était morte et le bébé vivant..., commença le jeune homme, que les questions du médecin mettaient mal à l'aise.
– La césarienne... Vous ne savez pas de quoi je parle ?
– Non.
– Il faut couper dans le ventre et l'utérus pour y prendre l'enfant.
– Ouvrir la mère ?
– Oui.
– Vous l'avez déjà fait ?
– Plusieurs fois. Quand j'étais étudiant en médecine, j'ai vu un de mes professeurs ouvrir une femme vivante pour délivrer l'enfant. »
« Menteur ! » se dit Rob, honteux de l'avoir écouté avec tant d'intérêt. Il se rappelait ce que le barbier lui avait raconté sur cet homme et sa race.
– Et la femme
– Elle est morte, c'était inévitable. Mais on m'a parlé de cas où l'on avait réussi à sauver la mère et l’enfant. »
Rob voulait partir avant que le médecin à l'accent français ne le prenne pour un imbécile, mais il ne put s'empêcher de demander :
« Où faut-il inciser ? »
Dans la poussière du chemin, Merlin dessina un torse, et y marqua deux incisions, l'une, longue et rectiligne sur la gauche, l'autre plus haut, au milieu du ventre.
« L'une ou l'autre », dit-il en jetant son bâton.
Rob acquiesça en silence, incapable de le remercier.
20. CHEZ MERLIN
ROB quitta immédiatement Tettenhall, mais quelque chose lui était arrivé et, tout en préparant une nouvelle cuvée de Spécifique, qu'il vendit à Ludlow avec autant de succès que d'habitude, il restait préoccupé, presque angoissé.
Tenir une âme humaine dans la paume de votre main, comme un galet. Sentir un être s'échapper et, par votre seule action, le ramener à la vie ! Un roi même n'a pas ce pouvoir.
Des élus, avait dit Merlin.
Pourrait-il apprendre davantage ? Jusqu'où ? Que serait-ce, se demandait-il, d'apprendre tout ce qui peut s'enseigner ? Pour la première fois de sa vie, il était sûr de son désir : devenir médecin. Pouvoir vaincre la mort ! Des idées nouvelles et bouleversantes qui tantôt l'enthousiasmaient, tantôt le mettaient au désespoir.
Le lendemain, il partit pour Worcester, ville voisine sur la rive gauche de la Severn. Il ne se rappela ensuite ni la rivière, ni la route avec Cheval, ni aucun détail du voyage. A Worcester, les gens regardèrent, bouche bée, la charrette rouge arriver sur la place, faire un tour complet et repartir en sens inverse sans s'être arrêtée.
On faisait les foins à Lucteburne, dans le comté de Leicester. Quand Rob arrêta son attelage devant un champ où quatre hommes fauchaient, le plus proche s'interrompit un instant pour lui indiquer la maison d'Edgar Thorpe.
A quatre pattes dans son petit jardin, le vieil homme arrachait des poireaux ; il y voyait, manifestement, mais souffrait de rhumatismes. Lorsque, avec l'aide de son visiteur, il se fut relevé, non sans exclamations et plaintes, il lui fallut quelques instants pour reprendre son calme. Rob avait apporté plusieurs flacons de Spécifique ; il en ouvrit un, qui fit grand plaisir à son hôte.
« Je viens pour m'informer sur l'opération qui tous a rendu la vue.
– Vraiment ? Et pourquoi cela ?
– C'est pour un parent qui aurait besoin du même traitement.
– J'espère qu'il est fort et courageux. J'étais attaché à une chaise, pieds et poings liés. On m'a fait boire, au point d'être presque inconscient ; et puis on m'a mis sous les paupières des petits crochets que des assistants tenaient relevés, si bien que je ne pouvais plus les baisser. »
Thorpe ferma les yeux et frissonna. Il avait raconté cela tant de fois que les détails étaient gravés dans sa mémoire, et qu'il n'eut pas une hésitation. Rob écoutait avec passion.
« J'avais la vue si basse que je ne percevais plus – confusément – que les objets tout proches. Ainsi m'apparut la main de maître Merlin, tenant une lame, de plus en plus près jusqu'à ce qu'elle me fende l'œil. La douleur me dégrisa d'un seul coup ! Persuadé qu'il m'avait arraché l'œil au lieu d'en retirer le voile, je me suis mis à hurler, le suppliant d'arrêter. Comme il persistait, je l'ai couvert d'insultes, disant qu'enfin je comprenais comment sa détestable race avait pu tuer Notre-Seigneur... Lorsqu'il incisa l'autre oeil, la douleur fut telle que je perdis connaissance. Je me réveillai dans le noir, les yeux bandés, et je souffris encore cruellement pendant presque une quinzaine. Mais enfin je retrouvai une vision que j'avais perdue depuis longtemps. Si bien que j'ai pu exercer deux ans de plus mon métier de clerc, jusqu'à ce que les rhumatismes m'obligent à réduire mes activités. »
Ainsi, c'était vrai, se dit Rob, médusé, donc tout ce qu'avait dit Benjamin Merlin l'était peut-être aussi.
« Maître Merlin est le meilleur médecin que je connaisse, dit Thorpe. Pourtant, malgré tout son savoir, il ne parvient pas à guérir mes os et mes articulations douloureuses. »
De retour à Tettenhall, Rob campa trois jours près de la ville, comme un amoureux timide qui n'ose aborder sa belle mais n'a pas le courage de la quitter. Un fermier lui avait indiqué où vivait Merlin et, plusieurs fois, il mena Cheval, au pas, devant la ferme basse avec ses dépendances bien tenues, son champ, son verger, sa vigne : rien n'y signalait la présence d'un médecin. L'après-midi du troisième jour, il le rencontra loin de chez lui.
« Comment va la santé, jeune barbier ? »
Après les politesses, ils parlèrent du temps, puis le médecin prit congé.
« Je ne peux pas m'attarder, car j'ai encore trois malades à visiter avant d'avoir fini ma journée.
– Pourrais-je vous accompagner et vous voir faire ? »
Merlin hésita : cela ne lui plaisait guère. Il finit par accepter non sans réticence.
« Vous serez aimable de ne pas intervenir. »
Le premier patient était un vieillard à la toux caverneuse et Rob vit tout de suite qu'il n'en avait as pour longtemps.
« Comment va la santé, maître Griffith ? demanda le médecin.
– Comme d'habitude, soupira l'homme en suffoquant, sauf que, aujourd'hui, je n'ai même pas pu nourrir mes oies.
– Mon jeune ami pourrait peut-être le faire ? » suggéra Merlin en souriant.
Obligé d'accepter, Rob prit les consignes de Griffith. Il était contrarié de cette perte de temps ; le médecin ne s'attarderait sans doute pas près d'un mourant. Il s'approcha prudemment des oies, dont il redoutait la malignité, mais elles étaient affamées et il put s'échapper très vite. Rentré dans petite maison, il fut surpris d'y trouver Merlin s’entretenant longuement avec son malade, l'interrogeant sur ses habitudes, son régime, son enfance les causes des décès dans sa famille. Il lui prit le pouls au poignet, puis au cou, enfin écouta, oreille contre sa poitrine
La journée semblait vouée aux cas désespérés car, en ville, près de la place, la femme du maire se mourait dans les douleurs.
« Comment va la santé ? » demanda une fois de plus le médecin.
La femme ne dit rien mais son regard était une réponse suffisante. Merlin s'assit, lui prit la main en lui parlant doucement ; comme avec le vieillard, passa un long moment près d'elle.
« Pouvez-vous m'aider à retourner Mme Sweyn ? dit-il à Rob. Doucement, doucement. Voilà. »
Quand il souleva la robe de nuit pour laver le corps squelettique, ils virent à son flanc gauche un furoncle enflammé. Le médecin l'incisa aussitôt pour la soulager et Rob observa avec satisfaction qu'il s'y était pris comme il aurait voulu le faire lui-même. Merlin laissa en partant un flacon rempli d'une préparation apaisante.
Attachant son propre cheval à la charrette, Merlin vint s'asseoir près de Rob pour lui tenir compagnie.
« Comment se porte votre parent ? » demanda-t-il avec malice.
« J'aurais dû me douter, se dit Rob en rougissant, que Thorpe lui rapporterait mes questions. »
« Je ne voulais pas lui mentir, mais ayant grande envie de voir par moi-même le résultat de votre opération, ce moyen m'a paru le plus simple pour justifier mon intérêt. »
Le médecin sourit, puis il expliqua sa méthode pour opérer la cataracte, tandis qu'ils se dirigeaient vers une ferme de belle apparence.
Ils y trouvèrent un fermier lourd et musclé qui gémissait sur sa paillasse.
« Alors, Tancred, que vous arrive-t-il encore ?
– C'est cette maudite jambe. »
Merlin repoussa la couverture et fronça les sourcils. La cuisse droite était tordue et enflée.
« Vous devez beaucoup souffrir. Il fallait m'appeler immédiatement. Quand et comment cela vous est-il arrivé ?
– Hier à midi. Je suis tombé du toit en réparant le chaume.
– Le chaume attendra ! » s'écria Merlin, puis il se tourna vers Rob : « J'ai besoin d'aide. Trouvez-nous une attelle, un peu plus longue que sa jambe.
– Touchez pas aux bâtiments ni aux clôtures », grogna le blessé.
Rob finit par trouver dans la grange une planche en pin qu'il eut vite fait de retailler avec les outils du fermier. L'homme lui jeta un regard noir en connaissant son bien mais ne dit rien.
« Il a des cuisses de taureau... Ce sera dur », observa le médecin. Saisissant la jambe par la cheville et le mollet, il exerça une forte traction avec un léger mouvement tournant pour essayer le redresser la cuisse ; on entendit un craquement, comme des feuilles mortes qu'on écrase, et le patient hurla.
« Rien à faire. Il a des muscles énormes qui protègent la jambe en se contractant ; je n'ai pas assez de force pour les vaincre et réduire la fracture.
– Laissez-moi essayer », dit Rob à Merlin, qui accepta mais fit d'abord absorber une pleine chope d'alcool au fermier tremblant et sanglotant. La tentative manquée avait aggravé sa souffrance.
Le jeune barbier saisit la jambe à son tour et se mit à tirer, évitant toute secousse, tandis que le blessé poussait un cri aigu et prolongé. Merlin avait empoigné le gaillard sous les aisselles et tirait en sens inverse, le visage crispé et les yeux exorbités sous l'effort.
« Je crois que ça vient... Ça y est ! » hurla Rob, au moment même où les deux extrémités de l'os brisé grinçaient l'une contre l'autre et reprenaient leur place.
L'homme, sur le lit, était soudain silencieux. Etait-il évanoui ? Non, mais son visage ruisselait de larmes.
« Maintenez l'extension de la jambe », dit vivement Merlin. Il fit une écharpe de chiffon qu'il noua autour du pied et de la cheville, puis la relia par une corde à la poignée de la porte. La planche fut alors fixée à la jambe en extension et, pour plus de sûreté, on attacha ensemble les deux jambes.
Après avoir réconforté le fermier épuisé, laissé des instructions à l'épouse toute pâle et pris congé du frère qui allait s'occuper de la ferme, ils s'arrêtèrent un instant dans la cour et se regardèrent, trempés de sueur. Le médecin sourit.
« Venez donc à la maison partager notre souper », dit-il à Rob en lui tapant sur l'épaule.
Deborah, l'épouse de Merlin, était une femme plantureuse, qui ressemblait à un pigeon, avec un nez pointu et des joues rouges. Elle accueillit froidement le visiteur. Le médecin apporta dans la cour un bassin d'eau fraîche et, en s'y lavant, Rob entendit, venant de la maison, des récriminations dans une langue inconnue.
« Il faut lui pardonner, dit le mari en le rejoignant. Elle a peur. La loi nous interdit de recevoir des chrétiens pendant les fêtes religieuses. Ce sera à peine une fête ; un simple souper. Mais je peux vous servir dehors, si vous préférez.
– Je vous remercie de m'inviter à votre table, maître », dit Rob.
Ce fut un étrange repas. Outre les parents, il y avait quatre enfants ; les trois garçons et le père portaient des calottes qu'ils gardèrent à table. La mère apporta un pain chaud dont le jeune Zacharie rompit un morceau en disant quelques mots d'une langue gutturale.
« Attends. Ce soir nous dirons le brochot en anglais, par courtoisie pour notre hôte.
– Sois béni, Seigneur notre Dieu, roi de l'univers, reprit l'enfant, Toi qui fais venir notre pain de la terre. » Puis il donna le pain à Rob, qui le trouva bon et le fit passer aux autres.
Merlin versa du vin rouge d'une carafe et Rob, l'imitant, leva son gobelet.
« Béni sois-tu, Seigneur notre Dieu, roi de l'univers, qui as créé le fruit de la vigne. »
Le repas consistait en une soupe de poisson au lait, chaude et épicée. Puis on mangea des pommes du verger. Jonathan, le petit dernier, se plaignit avec indignation des lapins qui dévoraient leurs choux.
« Prends-les au piège, dit Rob, et ta maman en fera un bon ragoût. »
Il y eut un froid et Merlin sourit.
« Nous ne mangeons ni lapins ni lièvres, car ils le sont pas kascher. Ce sont des lois alimentaires vieilles comme le monde. Les Juifs ne doivent consommer que les ruminants, à l'exclusion de ceux qui n'ont pas le sabot fourchu. Ils ne doivent pas mêler le lait et la viande car il est écrit dans la Bible : " Tu ne feras point cuire un chevreau dans lait de sa mère. " Il n'est pas permis de boire le sang, ni de manger une viande qui n'a pas été rituellement saignée et salée. »
Rob se figea. Mme Merlin avait raison : il ne comprendrait jamais les Juifs. C'étaient des païens, voilà tout !
Il demanda pourtant à camper cette nuit-là au verger, mais Merlin insista pour qu'il dorme à l'abri dans la grange, et il était couché sur la paille odorante quand la voix de l'épouse, passant du grave à l'aigu, lui parvint à travers le mur. Ses propos étaient aisés à deviner, malgré la langue intelligible.
« Tu ne sais rien de cette jeune brute et tu l'amènes ici ! Ne vois-tu pas son nez cassé, ses cicatrices et ses armes coûteuses d'assassin ! Il nous tuera dans notre lit ! »
Le médecin vint peu après retrouver Rob avec un grand flacon et deux gobelets de bois. Il soupira.
« C'est une excellente femme, à part cela. Mais c'est dur pour elle de vivre ici, coupée de ceux qui lui sont chers. »
La boisson était bonne et revigorante.
« De quelle région de France venez-vous ? demanda Rob.
– Comme ce vin, nous sommes originaires de Falaise, ma femme et moi ; ma famille y vit sous la protection de Robert de Normandie. Mon père et deux de mes frères sont négociants en vin et ils exportent en Angleterre. »
Sept ans auparavant, ajouta-t-il, il était revenu à Falaise après avoir étudié en Perse dans une école de médecine.
« Où est-ce, la Perse ?
– En Orient, très loin d'ici, dit Merlin en souriant.
– Et pourquoi êtes-vous venu en Angleterre ? »
De retour en Normandie, le jeune médecin l'avait trouvée bien pourvue de praticiens et, par ailleurs, exposée aux guerres incessantes des nobles et des rois. Il s'était rappelé la beauté de la campagne anglaise, qu'il avait vue deux fois avec son père. Et puis la réputation de stabilité du roi Canute l'avait décidé à choisir ce pays calme et verdoyant.
« Nous avons aussi des difficultés : pour pratiquer notre culte et nos usages loin de ceux qui partagent notre foi ; nos enfants, à qui nous parlons notre langue, pensent en anglais et, malgré nos efforts, ignorent en grande partie nos traditions. »
Il voulut resservir Rob, qui refusa, tenant à garder la tête froide.
– Parlez-moi de cette école en Perse. Pourquoi être allé si loin ?
– Elle est à Ispahan, dans l'ouest du pays. Je ne pouvais aller nulle part ailleurs. Mes parents ne voulaient pas que je sois médecin – il est vrai que la profession est pleine de charlatans et de fripons. A l’Hôtel-Dieu de Paris, les malades ne sont que misérables et pestiférés sans autre perspective que la mort. L'école de Salerne est sinistre. Mon père avait appris par d'autres marchands que les Arabes avaient fait de la médecine un art. En Perse, à Ispahan, les musulmans ont un hôpital qui est un véritable centre de soins. C'est là qu'Avicenne forme ses élèves. C'est le plus grand médecin du monde. On l'appelle en arabe : Abu Ali al-Husayn ibn Abdullah ibn Sina. »
Rob se fit répéter ce nom étrange et mélodieux pour le garder dans sa mémoire. Merlin lui jeta un regard pénétrant.
« Chasse de ton esprit ces écoles persanes. Ce sont des années de voyages dangereux, sur la mer, à travers les continents, de terribles montagnes et vaste désert... Que sais-tu de ta propre foi, jeune barbier ? De ton pape ? »
Rob haussa les épaules. Alors Merlin lui parla de Jean XIX qui prétendait régner sur deux Eglises comme un homme qui voudrait monter deux chevaux à la fois. L'Eglise d'Occident lui était fidèle, mais celle d'Orient en perpétuelle rébellion.
« De même que les prêtres anglais détestent tous ceux qui s'occupent de médecine, les prêtres de l'Eglise d'Orient maudissent les écoles de médecine arabes et les autres académies musulmanes. Elles sont à leurs yeux une menace et une incitation au paganisme. Tout chrétien qui fréquente une école musulmane risque maintenant l'excommunication, plus les condamnations terribles de la justice séculière. Certains ont été emprisonnés, brûlés, pendus ou réduits à errer, couverts de chaînes, jusqu'à ce leurs fers rouillent et tombent. »
Rob l'écoutait en pâlissant.
« De leur côté, les musulmans ne souhaitent pas d'étudiants d'une religion hostile et les chrétiens ne sont plus admis depuis longtemps dans les académies du califat oriental. Mais pourquoi ne pas aller en Espagne ? Les deux religions y coexistent, et les musulmans ont fondé de grandes universités à Cordoue, à Tolède, à Séville...
– Pourquoi n'y êtes-vous pas allé ?
– Parce que les Juifs sont autorisés à étudier en Perse, répondit Merlin avec un sourire. Et je voulais toucher l'ourlet du vêtement d'Ibn Sina.
– Je ne veux pas traverser le monde pour devenir savant. Je veux être un bon médecin.
– Tu m'étonnes.... Te voilà jeune et fringant, avec des habits et des armes que je ne pourrais pas m'offrir. La vie de barbier a des avantages. Pourquoi veux-tu devenir médecin, pour travailler plus en gagnant moins ?
– J'ai appris plusieurs traitements, je sais couper un doigt en laissant un joli moignon : mais combien de patients me paient sans que je puisse rien pour eux ? Je suis ignorant. Je pourrais les sauver si j'avais appris davantage.
– Même si tu étudiais pendant plusieurs vies, certaines maladies te resteraient un mystère, car l'angoisse que tu exprimes est inséparable de notre profession ; il faut vivre avec elle. Mais il est vrai que plus la formation est complète, meilleur est le médecin. Tu as donné la raison la plus valable de ton ambition. »
Il réfléchissait en vidant son gobelet.
« Cherche le moins médiocre des médecins d'Angleterre et persuade-le de te prendre comme apprenti.
– En connaissez-vous un ? »
Merlin feignit de ne pas saisir l'allusion et se leva.
« Nous avons gagné notre journée, l'un et l'autre. On verra cela demain. Bonne nuit, jeune lui barbier.
– Bonne nuit, maître médecin. »
Le matin, il y eut du porridge aux pois et beaucoup de bénédictions en hébreu. On s'observait. Mme Merlin semblait encore contrariée et le petit jour soulignait cruellement le duvet brun de sa lèvre supérieure. Rob regardait, surpris, les franges qui dépassaient sous les tuniques du père et de son fils aîné.
« J'ai réfléchi à notre discussion, et malheureusement, je ne vois pas qui vous recommander », dit Merlin.
Sa femme posa sur la table un panier de grosses mûres et le visage du médecin s'éclaira.