« Prenez-en avec votre gruau, elles sont délicieuses.
– Je voudrais que vous m'acceptiez comme apprenti », dit Rob.
A son vif désappointement, Merlin secoua la tête.
« Mais je vous ai aidé, hier. Je pourrais vous remplacer dans vos visites quand viendra la mauvaise saison.
– Non.
– Vous avez trouvé que j'avais le sens de la médecine. Je suis solide, je peux travailler dur : un apprentissage de sept ans, plus si vous le voulez. »
Dans son agitation, il heurta la table, bousculant porridge.
« C'est impossible. »
Rob se sentit dupé : il avait cru à l'estime de Merlin.
« Je n'ai pas les qualités nécessaires ?
– Vous avez de grandes qualités et, d'après ce que j'ai vu, vous seriez un excellent médecin.
– Alors, pourquoi ?
– Dans cette nation très chrétienne, on n'admettra pas que je sois votre maître... Les prêtres me surveillent déjà : un Juif, né en France et formé dans une école islamique, autant d'éléments de paganisme. Un jour ils m'accuseront de sorcellerie ou j'oublierai de baptiser un nouveau-né.
– Si vous ne voulez pas de moi, dites-moi au moins à qui m'adresser ?
– Je le répète, je n'ai personne à recommander. Mais l'Angleterre est grande, je ne connais pas tout le monde. »
Rob serra les lèvres et mit la main au pommeau de son épée.
« Quel est le meilleur médecin que vous connaissiez ? fît-il avec brutalité.
– Arthur Giles de Saint-Ives », répondit Merlin, froidement, en reprenant son déjeuner.
Rob n'avait jamais eu l'intention de dégainer, mais Mme Merlin, fascinée par son arme, laissa échapper un gémissement de terreur comme si elle voyait se réaliser ses craintes. Les enfants le regardaient d'un air sombre et le plus jeune se mit à pleurer. Malade de honte d'avoir si mal reconnu leur hospitalité, et sans même réussir à marmonner une excuse, il tourna le dos et quitta là maison.
21. LE VIEUX CHEVALIER
QUELQUES semaines plus tôt, Rob aurait noyé sa honte et sa colère au fond d'une chope, mais il avait appris à se méfier : moins il buvait, plus il ressentait intensément l'influx des gens dont il prenait les mains entre les siennes. Son don lui paraissait sans prix et, renonçant à l'alcool, il passa journée avec une femme dans une clairière au nord de la Severn, non loin de Worcester. Le soleil avait échauffé l'herbe presque autant que leur sang. C'était une apprentie couturière aux pauvres doigts criblés de piqûres, un petit corps dur qui lui échappait dans le courant.
« Myra, cria-t-il, tu glisses comme une anguille ! » et il se sentit mieux.
Telle une truite, elle était vive et lui gauche comme un monstre marin quand ils nageaient ensemble dans l'eau verte. Elle jouait à passer entre ses jambes, qui venaient battre ses flancs étroits. La rivière était froide. Ils firent l'amour au soleil sur la berge, tandis qu'un peu plus loin, Cheval broutait et que Mme Buffington les regardait, impassible. Myra avait de petits seins aigus et un buisson soyeux de fourrure brune. Plus enfant que femme, bien qu'elle ait à coup sûr l'expérience des hommes.
« Quel âge as-tu, poupée ? demanda-t-il nonchalamment.
– Quinze ans, je crois. »
Juste l'âge de sa sœur Anne Mary, se dit-il, et c'était triste de penser que, quelque part, elle avait grandi loin de lui. Une idée lui vint brusquement, si monstrueuse qu'il en défaillit et que le soleil en perdit son éclat.
« Tu t'es toujours appelée Myra ?
– Bien sûr, c'est mon nom : Myra Felker. Que veux-tu que ce soit ?
– Où es-tu née ?
– Larguée par ma mère à Worcester, et c'est là que j'ai vécu », répondit-elle gaiement.
Il hocha la tête en lui caressant la main, et se jura d'éviter à l'avenir toutes les gamines qui pourraient avoir l'âge d'Anne Mary. Mais c'en était fini de son humeur légère. Il commença à ramasser ses vêtements.
« Alors, il faut partir ? dit-elle d'un ton de regret.
– Oui, car j'ai une longue route à faire jusqu'à Saint-Ives. »
Arthur de Saint-Ives le déçut cruellement : un vieux bonhomme, gros et sale, un peu fou, dont la maison empestait la chèvre.
« C'est la saignée qui guérit, jeune étranger. Retiens bien cela. Quand tout à échoué, un bon drainage du sang pour purifier, puis un autre, et encore un. Voilà comment il faut soigner ces brutes ! » criait-il.
Il répondit volontiers aux questions, mais, quant aux traitements autres que la saignée, le jeune barbier comprit vite qu'il aurait pu lui-même lui donner des leçons. Giles n'avait rien à transmettre à un disciple. Il lui proposa de le prendre en apprentissage et se mit en colère devant son refus poli.
Rob le quitta sans regret : plutôt rester barbier que de finir comme cet homme-là.
Pendant plusieurs semaines, il crut avoir renoncé à son rêve impossible. Il travaillait dur à ses spectacles, vendait beaucoup de Spécifique Universel et se réjouissait de voir grossir sa bourse. Mme Buffington aussi prospérait et devenait une grosse chatte blanche à l'insolent regard vert. Se prenant pour une lionne, elle cherchait à se battre ; à Rochester, elle disparut pendant le spectacle et revint à la nuit, mordue, l'oreille gauche déchirée et la fourrure tachée de sang. Il lava ses blessures et la pansa avec amour.
« Eh ! Jeune miss, il va falloir apprendre, comme moi, à éviter la bagarre ; ça ne te vaut rien. »
Il lui donna du lait et la prit sur ses genoux devant le feu. Elle lui lécha la main. Etait-ce une goutte de lait sur ses doigts, ou l'odeur du souper ? Il choisit d'y voir une caresse.
« Si jamais je trouve le chemin de cette école de païens, je te mets dans la carriole, je tourne Cheval en direction de la Perse, et rien ne m'arrêtera !
Abu Ali al-Husayn ibn Abdullah ibn Sina, se répéta-t-il, songeur. Puis il se leva.
« Au diable l'Arabe ! » Et il alla se coucher.
Mais les syllabes tournaient dans sa tête, obsédante litanie : Abu Ali al-Husayn ibn Abdullah ibn Sina... jusqu'à ce que la mystérieuse répétition vînt à bout de l'agitation de son sang, et qu'il sombrât dans le sommeil.
Il rêva cette nuit-là d'un corps à corps à la dague avec un horrible vieux chevalier dont l'armure noire était mangée de rouille et de lichens. Le vieux pétait en se moquant de lui. Leurs têtes étaient si proches qu'il voyait son nez sale et osseux, ses yeux terrifiants, et respirait son haleine fétide. C'était un combat sans merci. Malgré sa jeunesse et sa vigueur, Rob savait que la lame du sombre spectre serait impitoyable et sa cuirasse invincible. Derrière eux, les victimes du Chevalier : Mam, Pa, le petit Samuel, le Barbier, Tatus même et Bartram l'ours. La rage décupla ses forces, mais il sentait déjà le fer inexorable pénétrer dans sa chair.
Il s'éveilla au soleil, ses vêtements trempés de rosée et le corps mouillé des sueurs de la nuit. Après ce rêve de défaite, il n'était pas vaincu pour autant ; il n'abandonnait pas le combat. Les disparus ne reviennent pas, c'est la vie ; mais quelle meilleure raison de vivre que la lutte contre le Chevalier noir ? La médecine, à sa manière, pouvait remplacer une famille perdue.
Le problème semblait insoluble. Partout où il donnait son spectacle, il cherchait des médecins, s'entretenait avec eux et comprenait vite que tout leur savoir ne valait pas celui du Barbier. Après Northampton, Bedford, Hertford, il s'arrêta à Maldon : le médecin de la ville avait une telle réputation de boucher que les gens se signaient quand il demandait son adresse.
Alors il lui vint à l'esprit qu'un autre praticien juif accepterait peut-être ce que Merlin avait refusé. Il s'approcha d'un groupe d'ouvriers qui construisaient un mur sur la place.
« Connaissez-vous des Juifs ici ? » demanda-t-il au maître maçon.
Celui-ci le dévisagea, cracha et tourna les talons. Rob interrogea en vain plusieurs passants. Enfin, l'un d'eux l'examina avec curiosité.
« Pourquoi des Juifs ?
– Je cherche un médecin juif.
– Que le Christ soit avec vous, dit l'homme avec une bienveillante compréhension. Il y a des Juifs à Malmesbury et leur médecin s'appelle Adolescentoli. »
Il lui fallut cinq jours pour arriver, en faisant halte à Oxford et Alveston, où il donna des spectacles et vendit du Spécifique. Il croyait se rappeler que le Barbier lui avait parlé d'Adolescentoli comme d'un médecin célèbre, et c'est plein d'espoir qu'il entra dans le petit village sur lequel tombait la nuit. On lui servit à l'auberge un souper simple et réconfortant ; le Barbier aurait trouvé le mouton mal assaisonné mais il était largement servi. Après quoi, Rob put dormir sur un lit de paille fraîche dans un coin de la salle commune.
Le lendemain, il s'informa des Juifs de Malmesbury. L'aubergiste haussa les épaules comme s'il 'y avait rien à en dire.
« Cela m'intéresse, insista Rob, car jusqu'à ces temps derniers, je n'en connaissais aucun.
– C'est qu'ils sont rares dans notre pays ; le mari de ma sœur, qui est capitaine de navire et a beaucoup voyagé, dit qu'ils sont nombreux en France et qu'on en trouve partout dans le monde, surtout en allant vers l'est.
– Isaac Adolescentoli vit-il parmi eux, ici ?
– Ce sont eux, plutôt, qui vivent autour de lui et profitent de sa renommée.
– Il est donc célèbre ?
– C'est un grand médecin. Les gens viennent de in pour le consulter, dit l'homme fièrement, et ils logent dans mon auberge. Les prêtres le dénigrent, naturellement mais » – il mit un doigt devant sa bouche – « je sais que, deux fois au moins, on est allé le chercher en pleine nuit pour l'archevêque de Canterbury, qui a failli mourir l'an dernier. »
Ayant demandé le chemin de la colonie juive, Rob longea les murs gris de l'abbaye à travers les bois, les champs et une vigne où les moines récoltaient du raisin. Un taillis séparait le domaine abbatial d'une douzaine de maisons groupées ; des hommes, juifs sans doute, vêtus comme des corbeaux de caftans noirs et de chapeaux de cuir en forme de cloches, s'affairaient à construire une étable. Rob mena sa charrette dans une vaste cour pleine de chevaux et de voitures.
« Isaac Adolescentoli ? demanda-t-il à un des garçons qui s'occupaient des bêtes.
– Il est au dispensaire », répondit le gars en attrapant prestement la pièce que lui jetait le barbier pour être sûr que Cheval serait bien traitée.
Sur les bancs de la grande salle d'attente, toutes les misères humaines semblaient représentées. De temps en temps, par une petite porte qui donnait sur d'autres pièces, un homme venait chercher le premier patient et tout le monde avançait d'une place. Il y avait cinq médecins : quatre jeunes et un petit homme vif, d'âge moyen, qui devait être Adolescentoli. Rob attendit longtemps, en observant les malades pour s'exercer au diagnostic.
Son tour vint enfin.
« Je veux voir Isaac Adolescentoli, dit-il au jeune médecin qui s'adressait à lui avec l'accent français.
– Je suis un de ses élèves et je peux vous soigner.
– C'est pour une autre affaire que je dois rencontrer votre maître. »
Un peu plus tard, Adolescentoli vint le chercher. Dans un couloir, une porte était entrouverte sur une salle d'opération avec un lit, des seaux, des instruments. Ils entrèrent dans une petite pièce meublée d'une table et de deux chaises.
« Quel est votre problème ? »demanda le maître.
Il parut surpris d'entendre Rob parler non de symptômes, mais de son désir d'étudier ; son beau visage sombre n'eut pas un sourire. Peut-être l'entretien aurait-il tourné autrement si le jeune barbier l'avait mené avec plus de prudence. Mais il ne put s'empêcher de demander :
« Vivez-vous depuis longtemps en Angleterre ? Vous parlez si bien notre langue.
– Je suis né dans cette maison. En 70 avant
J.-C., Titus ramena de Jérusalem, après la destruction du Temple, cinq jeunes prisonniers juifs, qu'on appela les adolescentoli, ce qui veut dire " jeunes " en latin. Je suis le descendant de l'un d'eux ; engagé dans la deuxième légion, il débarqua dans cette île où vivaient de petits hommes noirs qui étaient les premiers Bretons. »
Rob parla de sa rencontre avec Merlin, ne mentionnant que ce qui touchait l'enseignement médical.
« Avez-vous aussi étudié avec le grand médecin d’Ispahan ?
– J'ai fréquenté l'université de Bagdad, qui est plus importante. Sauf que nous n'avions pas Avicenne, qu'ils appellent Ibn Sina. Mes élèves – trois de France et un de Salerne – m'ont préféré à Avicenne ou quelque autre Arabe. A défaut de la grande bibliothèque de Bagdad, je possède un ouvrage, Le Livre du médecin, où ils peuvent étudier tous les remèdes selon la méthode d’Alexandre de Tralles, et des écrits latins de Paul d'Egine et de Pline. Avant la fin de leur formation, tous sauront inciser une veine, une artère, poser cautère et opérer une cataracte. »
Rob fut saisi d'un désir irrésistible, comme celui qu'on peut avoir d'une femme.
« Je suis venu vous demander, dit-il, de me prendre comme apprenti.
– Je m'en doute bien, mais c'est impossible.
– Et je ne peux pas vous convaincre ?
– Non. Il faut trouver vous-même un médecin chrétien, ou rester barbier », répondit Adolescentoli sans rudesse mais avec fermeté.
Peut-être ses raisons étaient-elles les mêmes que celles de Merlin mais Rob n'en sut rien car ils en restèrent là. Le médecin se leva, le reconduisit à la porte et le regarda partir sans un mot.
Deux étapes plus loin, à Devizes, un jeune pêcheur de Bristol vint le consulter : il urinait du sang et avait beaucoup maigri.
– Je pense que vous avez une tumeur dans le corps, mais je n'en suis pas sûr, et je ne sais pas comment vous soigner ni soulager vos souffrances. »
Le Barbier lui aurait vendu bon nombre de flacons.
« Ce n'est que de l'alcool bon marché », ajouta-t-il sans savoir pourquoi. Il n'avait dit cela à aucun patient.
Le jeune homme le remercia et s'en fut. Adolescentoli ou Merlin auraient su quoi faire, eux ! songea Rob avec amertume. Les lâches ! Ils refusaient de l'instruire. Et le Chevalier noir ricanait.
Ce soir-là, le 2 septembre, surpris par un violent orage, il entra se réfugier à l'auberge et attacha Cheval dans la cour, à l'abri d'un grand chêne. La salle était si pleine qu'il ne restait même plus de place sur le sol. Assis dans un coin sombre, un homme épuisé serrait contre lui un gros ballot comme ceux des marchands. Si Rob n'était pas allé à Malmesbury, il ne l'aurait pas remarqué, mais au caftan noir et au chapeau de cuir, il reconnut un Juif.
« C'est par une nuit pareille que Notre-Seigneur fut mis à mort », dit-il d'une voix forte.
Les conversations baissèrent quand il commença raconter la Passion car les voyageurs aiment les histoires. On lui apporta à boire. Au moment où la populace avait nié que Jésus fût le roi des Juifs, l'homme las sembla se tasser davantage. Lorsqu'on en arriva au calvaire, il avait déjà repris son ballot jour s'enfoncer dans la nuit et la tempête. Alors, Rob se tut et alla s'asseoir à sa place, au chaud, mais il n'éprouva pas plus de plaisir à chasser le marchand qu'il n'en avait eu à faire boire au Barbier la cuvée spéciale. La salle puait la laine humide et les corps crasseux ; il en eut bientôt la nausée. Sans attendre l'accalmie, il quitta l'auberge et rejoignit ses bêtes.
Il détela Cheval dans une clairière et prit dans la charrette du petit bois sec pour allumer le feu. Un matou miaula, peut-être attiré par Mme Buffington, et Rob lui jeta un bâton tandis que la chatte blanche venait se frotter contre lui.
« On fait un beau couple de solitaires », lui dit-il.
Assis devant le feu, il poursuivait un soliloque, s'en prenant à la chatte, à lui-même et à Dieu : dût-il y passer sa vie entière, il trouverait un médecin pour l'instruire. Peut-être l'admettrait-on s'il se faisait passer pour Juif ? Mais comment être assez convaincant pour affronter quotidiennement un maître juif ? Ou ne pourrait-il se faire assez juif pour convaincre les musulmans ? Pour étudier avec plus grand médecin du monde ?
Etourdi par cette idée, il laissa tomber la chatte, qui sauta dans la carriole puis revint en traînant une sorte de fourrure : la barbe fausse qu'il portait pour jouer le Vieux.
« Je serai un faux Juif ! hurla-t-il. Je crache sur les prêtres voleurs d'enfants ! »
Il suffirait de se laisser pousser la barbe. Il était déjà circoncis. Il prétendrait avoir grandi loin des siens, comme les enfants de Merlin, ignorant tout de leur langue et de leurs traditions. Il irait jusqu'en Perse ! Il fréquenterait les Juifs en chemin, apprendrait leurs manières. Et, à Ispahan, il toucherait l'ourlet de la robe d'Ibn Sina, qui lui ferait partager les secrets de la médecine arabe...
DEUXIÈME PARTIE
Le long voyage
22. LA PREMIÈRE ÉTAPE
LA plupart des bateaux à destination de la France partant de Londres, Rob rejoignit sa ville natale, en s'arrêtant tout le long du chemin pour travailler : il se lancerait dans cette aventure avec le plus d'or possible. Quand il arriva, le temps de la navigation était passé et sur la Tamise hérissée de mâts toute une flotte restait à l'ancre : drakkars du roi Canute, bateaux de pêche, luxueuses galères des riches, bâtiments de transport et de commerce, voiles latines et caraques italiennes, longs vaisseaux des marchands du Nord... Pendant six mois de gel et de tempêtes, aucun marin ne risquerait sa vie dans les eaux tourbillonnantes où se rejoignent l'Atlantique et la mer du Nord.
Au Hareng, un cabaret du port, Rob se leva et cogna sur la table avec sa chope de cidre.
« J'ai besoin d'un logement propre et confortable en attendant de prendre la mer au printemps, dit-il. Qui en connaît un ? »
Un homme trapu, bâti comme un bouledogue, l'observait en hochant la tête.
« Mon frère Tom est mort au dernier voyage, et sa veuve, Binnie Ross, reste avec deux enfants. Si vous la payez bien, elle peut vous loger. »
Rob lui offrit à boire, puis le suivit jusqu'à une petite maison près du marché d'East Chepe. Binnie était un bout de femme avec des yeux bleus au regard inquiet dans un visage pâle et menu. L'endroit était assez propre mais exigu.
« J'ai une chatte et une jument, dit Rob.
– La chatte sera la bienvenue, répondit la femme qui, manifestement, avait besoin d'argent.
– Vous pouvez faire garder le cheval pendant l'hiver, il y a les écuries d'Egglestan rue de la Tamise, dit le beau-frère.
– Je les connais. »
« Elle va avoir des petit », remarqua Binnie Ross en prenant la chatte pour la caresser. Rob, qui ne s'était aperçu de rien, pensa qu'elle se trompait.
« Comment le savez-vous ? Elle est trop jeune : elle est née l'été passé. »
La fille haussa les épaules. Elle avait raison : Mme Buffington s'arrondit en quelques semaines. Rob la nourrissait de fins morceaux et s'amusait à choisir, en se promenant au marché, de quoi améliorer les repas de Binnie et de son fils de deux ans ; quant à la petite Aldyth, elle prenait encore le sein. Il se rappelait le bonheur de manger à sa faim après avoir eu longtemps le ventre vide.
Il entendait Binnie pleurer toutes les nuits. Il n'était pas là depuis une quinzaine qu'elle vint dans le noir se glisser dans son lit et le prit dans ses bras minces, gardant le silence jusqu'au bout. Curieux, il goûta son lait, qu'il trouva sucré. Puis elle retourna se coucher et ne fit le lendemain aucune allusion à ce qui s'était passé.
« Comment est mort ton mari ? demanda-t-il tandis qu'elle servait le gruau matinal.
– Une tempête. Wulf, mon frère, dit que mon Paul a été emporté par une lame. Il ne savait pas nager. »
Elle revint une autre nuit, se serrant contre lui désespérément. Puis le beau-frère, ayant sans doute trouvé le courage de parler, passa un après-midi ; ensuite, chaque jour, il apportait des petits cadeaux et jouait avec les enfants : c'était évidement pour faire sa cour à la mère. Enfin, Binnie annonça qu'ils se mariaient et l'atmosphère de la maison se détendit.
Par un jour de blizzard, Rob accoucha Mme Buffington de quatre chatons que Binnie s'offrit à noyer, mais, dès qu'ils furent sevrés, il les emporta dans un panier et trouva moyen de les caser en offrant à boire dans les tavernes.
En mars, les esclaves reprirent leur dur travail dans le port, où l'on recommença à charger les bateaux. Rob posa aux marins une foule de questions, d'où il conclut qu'il passerait par Calais.
– C'est justement là que va mon bateau », dit Wulf et il l'emmena sur les docks voir le Reine Emma, un vieux rafiot doté d'un seul mât, que les dockers chargeaient de blocs d'étain provenant de Cornouailles. Le maître d'équipage, un Gallois taciturne, accepta de transporter Rob pour un prix qui semblait honnête.
« J'ai un cheval et une charrette.
– Ça va coûter cher, dit le capitaine en fronçant sourcils. Les voyageurs préfèrent quelquefois vendre ici leurs bêtes et leurs voitures et en racheter de l'autre côté.
Ayant pesé le pour et le contre, Rob décida d'y mettre le prix ; il pensait travailler tout en voyageant : la carriole rouge et Cheval faisaient un bon attelage et il n'était pas sûr d'en retrouver un qui plairait autant.
En avril, le temps s'adoucit. Le 11, sous les yeux de Binnie en larmes, le Reine Emma leva l'ancre par vent frais et modéré. Wulf et les autres marins hissèrent la grande voile carrée et, suivant la marée descendante, le bateau lourdement chargé quitta la Tamise puis longea la côte du Kent pour s'engager dans la Manche, vent debout. Le rivage verdoyant s'assombrit en s'éloignant, l'Angleterre ne fut plus qu'une brume bleutée, bientôt absorbée par la mer.
Rob était malade comme un chien.
« Bon Dieu ! s’écria Wulf en crachant par-dessus bord avec mépris. On est trop chargés pour avoir ni tangage ni roulis, le temps est idéal, la mer calme... Qu'est-ce qui va pas ? »
Penché au-dessus de l'eau pour ne pas souiller le pont, Rob ne pouvait rien répondre : il était terrorisé. N'étant jamais allé en mer, il était hanté par toutes les histoires de noyés, le mari d'Editha Lipton, ses fils, celui de Binnie... Ces flots huileux, insondables et sans fond, lui semblaient le repaire de tous les monstres et il regrettait de s'être imprudemment risqué dans un monde si déroutant. Pour aggraver les choses, le vent forcit, creusant les vagues. Il attendait la mort, qui le délivrerait enfin, quand Wulf vint lui proposer du pain et du porc salé. Binnie avait dû lui avouer ses visites nocturnes et le futur mari se vengeait !
Au bout de sept heures interminables, une autre brume se leva sur l'horizon et, peu à peu, on distingua Calais. Occupé à carguer les voiles, Wulf dit un rapide adieu à Rob qui conduisit Cheval et la charrette sur la terre ferme. Elle lui parut mouvante comme la mer. Il était peu probable que cette bizarrerie fût propre au sol français, et en effet, après quelques pas, le voyageur retrouva son aplomb. Mais où aller et que faire ? Les gens autour de lui parlaient une langue incompréhensible. Alors il s'arrêta et, debout sur la charrette, frappa dans ses mains.
« Je veux embaucher quelqu'un qui parle ma langue ! » cria-t-il.
Un vieil homme s'approcha : visage usé, jambes aigres, silhouette squelettique – une médiocre recrue pour les travaux de force.
« Allons discuter devant une boisson remontante, dit-il en observant la pâleur de Rob. L'alcool de pommes fait merveille pour vous remettre l'estomac. »
Ils s'arrêtèrent à la première taverne et s'assirent dehors devant une table en bois de pin.
« Je m'appelle Charbonneau, dit le Français dans le vacarme des quais. Louis Charbonneau.
– Rob J. Cole. »
Quand on apporta l'alcool, ils trinquèrent et Rob sentit revivre.
« Je crois que j'ai faim », dit-il émerveillé.
Charbonneau ravi donna un ordre à la servante qui apporta un pain croustillant, un plat de petites olives vertes et un fromage de chèvre que le Barbier lui-même aurait trouvé savoureux.
« Vous voyez que j'ai besoin d'aide, je ne sais même pas commander un repas.
– J'ai été marin toute ma vie, dit Charbonneau quand mon premier bateau a fait relâche à Londres, j'étais encore enfant et je me rappelle quelle nostalgie j'avais de ma langue natale.
– Moi, je suis barbier-chirurgien et je vais en Perse acheter des médicaments rares et des herbes médicinales. »
C'est ce qu'il avait décidé de dire, le vrai but de voyage risquant de le rendre suspect aux gens d’église.
« Une longue route », dit Charbonneau en haussant les sourcils.
Il posa une olive sur la table chaude de soleil :
« Voilà la France... et les cinq duchés de Germanie gouvernés par les Saxons, dit-il en prenant une seconde olive. Et la Bohême où vivent les Slaves et les Tchèques. Ensuite, la terre des Magyars, un pays chrétien mais plein de cavaliers barbares. Puis les Balkans : montagnes redoutables et redoutables habitants. La Thrace, dont je sais seulement qu'elle marque l'extrême limite de l'Europe, et qu'il s'y trouve Constantinople. Enfin, la Perse, où vous voulez vous rendre. Ma ville natale est à la frontière de la France et des pays germains, dont je parle les langues depuis mon enfance. Si vous m'engagez, je vous accompagnerai jusque-là, dit-il en mangeant les deux premières olives. Mais je devrai vous quitter pour être de retour à Metz, l'hiver prochain.
– D'accord », répondit Rob avec soulagement, Puis il croqua solennellement les cinq dernières olives, l'une après l'autre, suivant son itinéraire de l'un à l'autre des cinq pays qui restaient.
23. ÉTRANGER EN PAYS ÉTRANGE
LA France était moins verdoyante que l'Angleterre ais plus ensoleillée, le ciel semblait plus haut, un bleu plus profond. Beaucoup de forêts, des fermes coquettes, parfois des châteaux de pierre ou de grands manoirs en bois. Du bétail paissait dans les prés et les paysans semaient du blé. Voyant des bâtiments sans toit, Rob s'en étonna.
« Il pleut moins ici que chez vous : on peut mettre le blé dans des granges à l'air libre. »
Charbonneau avait un grand cheval placide d'un gris clair presque blanc ; chaque soir il le bouchonnait et polissait ses armes. C'était un bon compagnon. Tous les vergers étaient en fleurs ; Rob s'arrêtait dans les fermes et, à défaut d'hydromel, il achetait de l'eau-de-vie de pomme. Le Spécifique en fut que meilleur.
Les meilleures routes, ici comme ailleurs, avaient été construites par les Romains pour leurs troupes : rectilignes, elles communiquaient entre elles. « Un réseau qui couvre le monde, disait Charbonneau avec admiration. De partout, il vous mène à Rome. » Rob quitta pourtant la route romaine à la hauteur du village de Caudry.
« Ces pistes forestières sont dangereuses, dit son compagnon.
– Elles seules me mènent aux petits villages où je travaille. Je souffle dans ma corne, comme je l'ai toujours fait. »
A Caudry, les toits pointus étaient couverts de chaume ou de branchages ; les femmes cuisinaient dehors et presque toutes les maisons avaient une table et des bancs près du feu, sous un abri posé sur quatre troncs de jeunes arbres. C'était bien différent d'un village anglais, mais Rob ne changea rien à ses habitudes. Il tendit le tambour à Charbonneau, qui s'amusa beaucoup de voir Cheval caracoler en mesure.
« Aujourd'hui, grand spectacle ! »
Le compère traduisait immédiatement tout ce que disait Rob, et les spectateurs riaient des mêmes histoires mais à des moments différents, sans doute à cause du léger décalage d'une langue à l'autre. Charbonneau, médusé devant l'habileté du jongleur, communiqua son enthousiasme au public, qui applaudit. Ils vendirent beaucoup de Spécifique. Aux étapes suivantes, le Français apprit lui-même les anecdotes et les chansons gaillardes. Avec les portraits et les soins, Rob remplissait sa bourse, sachant que l'argent est une sauvegarde à l'étranger.
Un soir, près du feu, ils parlèrent du Barbier.
« Tu as eu de la chance, dit Charbonneau. Moi, à douze ans, j'ai perdu mon père et, avec mon frère Etienne, nous avons été pris par des pirates. Pour sauver ma vie, j'ai dû naviguer avec eux pendant cinq terribles années.
– Et ton frère ?
– Plus tard, il a pu s'enfuir et retourner au pays, à Strasbourg, où il est devenu un excellent boulanger. »
Juin fut chaud et sec. Après avoir traversé le nord et l'est de la France, ils arrivèrent non loin de la frontière germanique.
« Nous approchons de Strasbourg, dit Charbonneau un matin.
– Allons-y, tu verras ta famille.
– Nous perdons deux jours de voyage », objecta le Français, scrupuleux, mais Rob insista car il l'aimait bien.
Strasbourg semblait une belle ville aux maisons élégantes ; une cathédrale neuve y était en chantier. Etienne le boulanger serra son frère sur sa poitrine enfarinée et, le soir même, toute la famille se réunit pour faire honneur aux voyageurs : deux fils, trois filles aux yeux noirs, les conjoints et les enfants. Charlotte, la cadette, qui vivait encore avec son père, avait préparé un plantureux souper et Rob, qu'elle dévorait des yeux, dut goûter plusieurs sortes de pains.
On chanta, on dansa, Rob jongla : ce fut une joyeuse soirée. Puis ils se séparèrent et le jeune barbier, rêvant un peu aux regards aguichants de Charlotte, se dit qu'une telle vie de famille était peut-être le bonheur. Mais, quand il se leva dans la nuit, il tomba sur Etienne qui, manifestement, montait la garde non loin du lit de sa fille ; le boulanger tint à l'accompagner dehors et retourna s'asseoir dans le noir dès que Rob fut retourné à sa paillasse.
Le matin, il conduisit les voyageurs au Rhin, qu'ils longèrent jusqu'à un gué. Alors Etienne se pencha sur sa selle pour embrasser son frère.
« Dieu vous garde ! » dit-il à Rob, puis il tourna bride tandis que les autres s'engageaient dans l'eau froide et agitée de remous. La pente était raide sur l'autre rive et Cheval eut peine à tirer la charrette jusque sur la terre des Teutons. Ils furent vite dans la montagne, entre les hautes forêts de sapins et d'épicéas. Charbonneau gardait le silence – était-ce le regret d'avoir quitté les siens ? – puis brusquement il cracha.
« Je n'aime pas ces gens-là, dit-il, ni leur pays.
– Tu es pourtant leur proche voisin depuis ta naissance.
– On peut vivre au bord de la mer sans pour autant aimer les requins. »
Rob, au contraire, trouvait belle cette région ; l'air était frais et tonique ; en bas dans une vallée, on faisait les foins. Plus loin, dans les hauts pâturages, des enfants gardaient des vaches et des chèvres montées des fermes pour l'été. D'un chemin escarpé, ils aperçurent un grand château de pierre grise. Deux cavaliers s'y exerçaient à la lance mouchetée.
« C'est le repaire du terrible comte Sigdorff. Quand il était jeune, ayant capturé deux cents prisonniers dans une expédition contre Bamberg, il fit couper la main droite à cent d'entre eux et la main gauche aux cent autres. »
Ils s'éloignèrent au petit galop. Vers midi, ils quittèrent la route romaine pour aller donner un spectacle au prochain village, mais au détour d'un chemin un homme gras et chauve, monté sur un cheval décharné, leur barra le passage en marmonnant quelque chose.
« Il demande si on a de l'alcool, traduisit Charbonneau.
– Dis-lui que non.
– C'est qu'il n'est pas seul, ce fils de pute », reprit le Français sans baisser la voix.
Deux individus émergeaient des bois : un jeune sur une mule, qui avait tout l'air d'être le fils du gros, et un petit homme aux yeux cruels, à qui il manquait l'oreille gauche : avec sa lourde monture, un vrai cheval de labour, ce troisième personnage prit position derrière la charrette pour couper retraite aux voyageurs. Le chauve se mit à brailler.
« Il dit que tu dois descendre et te déshabiller, expliqua Charbonneau, parce qu'ils vont te tuer. Comme les vêtements ça vaut cher, ils ne veulent pas les salir avec le sang. »
Puis sortant brusquement un couteau, le Français le lança d'une main sûre et rapide : le jeune bandit le reçut en pleine poitrine. Le gros avait à peine eu le temps d'accuser le coup que Rob sautait sur le large dos de Cheval, prenait son élan et jetait le bandit à bas de sa selle. Ils roulèrent à terre, chacun cherchant désespérément une prise, enfin, le barbier, qui cette fois se battait à jeun, réussit à coincer le menton de l'adversaire et s'efforça de l'étrangler pendant que l'autre le bourrait de coups de poing.
« Tue-le », se dit Rob en poussant de toutes ses forces pour lui renverser la tête en arrière et briser la colonne vertébrale. Mais c'était un cou épais et musclé. L'homme lui griffait le visage de ses ongles loirs, cherchait ses yeux...
Soudain, surgi au-dessus d'eux, Charbonneau lui piqua son épée entre deux côtes et l'enfonça jusqu'à la garde. Le chauve soupira avant de retomber sans vie. Rob se dégagea pour se relever soigner son visage écorché. Le Français alla récupérer son couteau dans le corps du jeune mort, toujours accroché par les pieds aux étriers le la mule, et le coucha par terre. Le troisième s'était enfui, ayant compris sans doute à qui il avait faire.
« Il a peut-être demandé du renfort à Sigdorff ?
– Non, dit Charbonneau. Ces fumiers sont des coupeurs de gorges, pas des hommes du landgrave. »
Inspectant les cadavres, il trouva au cou du gros un petit sac rempli de pièces. Le jeune n'avait qu'un crucifix terni. Leurs armes étaient médiocres mais il les jeta dans la charrette, attacha la mule derrière et prit avec lui le cheval maigre.
Enfin, ils abandonnèrent les brigands dans la poussière, baignant dans leur propre sang, et rebroussèrent chemin jusqu'à la route romaine.
24. LANGUES INCONNUES
QUAND Rob lui demanda où il avait appris à lancer couteau, Charbonneau répondit que c'était dans jeunesse, avec les pirates.
« Il fallait être adroit pour attaquer ces sacrés danois et prendre leurs bateaux... ou ceux de ces acres Anglais, ajouta-t-il avec un sourire.
– Tu m'apprendras ?
– Oui, si tu m'apprends à jongler. »
Le marché était inégal : le Français était trop âgé pour assimiler une technique aussi difficile, et il leur restait trop peu de temps. Il s'amusa seulement à jouer avec deux balles. Rob, lui, avait l'avantage de la jeunesse, la souplesse et la sûreté de main, le coup d'oeil et le sens de l'équilibre que lui avait donnés la jonglerie. Il s'entraînait à viser ne marque sur les troncs d'arbre, avec le couteau de son compagnon.
« Il te faut un couteau spécial, dont le poids soit ans la lame. Tu y abîmerais inutilement ta dague. »
Ils restèrent sur les routes romaines, que sillonnait une foule polyglotte. Il fallut faire place à un cardinal français, avec sa suite de deux cents cavaliers armés et cent cinquante domestiques ; il portait souliers et chapeau d'écarlate, cape grise sur une chasuble jadis blanche, devenue couleur de poussière. Des pèlerins seuls ou en groupes se rendaient à Jérusalem, harangués par des religieux qui arboraient les palmes en croix, l'emblème rapporté de Terre sainte. Des chevaliers, plus ou moins ivres, galopaient en vociférant. Quelques fanatiques vêtus d'un cilice, les mains et les genoux en sang, rampaient vers la Palestine pour accomplir un vœu ; épuisés, sans défense, c'était une proie facile pour les bandits de grands chemins qui infestaient les routes, encouragés par la négligence de l'administration. Pris sur le fait, voleurs et brigands étaient exécutés sans jugement par les voyageurs.
A Augsbourg, centre actif de transactions entre l'Allemagne et l'Italie, fondé par l'empereur Auguste, ils achetèrent des provisions. Les marchands italiens se faisaient remarquer par leurs chaussures de luxe à la pointe élevée. Rob reconnaissait les Juifs, de plus en plus nombreux, à leurs caftans noirs et à leurs chapeaux de cuir en forme de cloche, à bord étroit.
Après le spectacle, ils vendirent moins de Spécifique que d'habitude ; il est vrai que Charbonneau mettait aussi moins d'entrain à traduire dans la langue gutturale du pays. Il annonça plus tard, à Salzbourg, que c'était sa dernière étape.
« Nous serons au Danube dans trois jours et là, je te quitterai pour retourner en France. Je ne pourrais plus t'aider car on parle en Bohême une langue que j'ignore. »
Le soir, à l'auberge, ils commandèrent un repas d'adieu, mais les plats du pays, viande fumée au lard, choux en marinade, ne furent pas de leur goût et ils se rattrapèrent sur le vin rouge. Rob paya largement le vieil homme, qui lui donna, sagement, un dernier conseil.
« Tu vas aborder une région dangereuse. On dit qu'en Bohême la différence est difficile à voir entre les bandits et les gens des seigneurs. Tâche de te trouver des compagnons. »
Le Danube était plus puissant et plus rapide que Rob ne s'y attendait, avec ce calme de surface qui indique une eau profonde. Charbonneau retarda d'un jour son départ pour l'accompagner jusqu'à Linz, un coin sauvage où un grand radeau passait voyageurs et marchandises dans la partie la plus navigable du fleuve.
« Allons ! Peut-être nous reverrons-nous ? dit le jeune homme.
– Je ne crois pas », répondit le Français. Puis ils s'embrassèrent et Rob s'en alla discuter le prix de traversée.
Le passeur était un gros homme revêche, qu'un mauvais rhume obligeait sans cesse à renifler la morve qui lui coulait du nez. Dans son ignorance du bohémien, le barbier dut s'expliquer par gestes et garda l'impression d'avoir été roulé. Quand il revint à la charrette, Louis Charbonneau avait disparu.
Le troisième jour, il rencontra cinq Allemands as et rougeauds, à qui il tenta d'expliquer qu'il voulait faire route avec eux ; il fut poli, offrit de l’or, se montra disposé à cuisiner et partager les corvées du camp, mais ils n'eurent pas un sourire et ne lâchèrent pas les gardes de leurs cinq épées.
« Merdeux ! » fit-il en tournant les talons. Mais comment les blâmer ? Pour leur groupe déjà solide, l'inconnu était un danger.
Cheval le mena des montagnes vers un plateau entouré de vertes collines : des champs de terre grise, mais surtout la forêt. La nuit, il entendit hurler les loups et entretint le feu, puis il finit par s'endormir, Mme Buffington blottie contre lui.
Charbonneau lui avait apporté beaucoup, mais il comprit que l'essentiel avait été sa compagnie. Il allait seul, maintenant, sur la route romaine car il ne pouvait adresser la parole à aucun de ceux qu'il rencontrait.
Une semaine plus tard, un matin, il vit pendu à un arbre au bord de la route le corps nu d'un homme mutilé. Un petit homme au museau de furet et à qui manquait l'oreille gauche.
Dommage ! Le Français ne saurait pas que d'autres avaient rattrapé leur troisième bandit !
25. LA CARAVANE
ROB traversa le large plateau et retrouva les montagnes ; elles n'étaient pas aussi hautes que les précédentes mais assez accidentées pour ralentir sa marche. Il rencontra deux fois encore des groupes auxquels il tenta vainement de se joindre. Un matin, des cavaliers en haillons le dépassèrent en riant quelque chose dans une langue incompréhensible ; il salua sans répondre, devinant à leur mine farouche qu'en leur compagnie il ne ferait pas de vieux os.
Parvenu dans une grande cité, il eut la joie d'y trouver une taverne dont le patron savait un peu d'anglais : la ville s'appelait Brünn et la région était surtout peuplée de Tchèques. Il n'en apprit pas avantage – pas même d'où l'aubergiste tenait son petit bagage d'anglais. En le quittant, il tomba sur un voleur qui fouillait au fond de la carriole.
« Va-t'en », dit-il doucement, en tirant son épée.
Mais l'homme avait déjà sauté de la voiture avant qu'il ne puisse l'attraper. La bourse restait bien cachée sous le plancher ; il ne manquait qu'un sac plein de son attirail d'illusionniste. Rob se consola en imaginant quelle tête ferait l'autre en l'ouvrant. Il décida d'entretenir ses armes chaque jour et graissa les lames pour qu'elles glissent plus aisément du fourreau. La nuit, il dormait à peine, toujours aux aguets, se sachant impuissant contre une bande malintentionnée. Neuf longs jours passèrent dans cette solitude inquiète. Un matin, la route émergeant des bois, il découvrit, surpris et plein d'espoir, un village qu'avait envahi une immense caravane. Les seize maisons du hameau étaient prises au milieu de centaines de bêtes : chevaux, mules de toute espèce, sellés ou attelés à toutes les formes de voitures. Il attacha Cheval à un arbre et se mêla à la foule dans une rumeur de langues incompréhensibles.
« Pardon, où est le chef de la caravane ? » demanda-t-il à un homme qui s'affairait à changer une roue.
Rob l'aida à hisser la roue jusqu'au moyeu, mais n'en obtint qu'un sourire et un geste évasif. Un autre voyageur, qui nourrissait une paire de bœufs aux longues cornes, lui répondit :
– Der Meister ? Kerl Fritta », dit-il en indiquant une direction.
Dès lors, tout fut simple : il suffisait de prononcer ce nom pour obtenir de chacun un signe de tête et un geste du doigt. Près d'une grande voiture attelée de six alezans gigantesques, un personnage aux longs cheveux bruns, nattés en deux grosses tresses, était assis derrière une table où reposait une épée nue. Il s'entretenait avec le premier d'une file de voyageurs désireux de lui parler. Rob prit son tour.
« C'est Kerl Fritta ? demanda-t-il.
– C'est bien lui, répondit quelqu'un.
– Vous êtes anglais ?
– Ecossais, fit l'autre un peu déçu en serrant les mains du barbier. Salut ! Soyez le bienvenu ! »
Il était grand et maigre, rasé à la mode des Bretons, avec de longs cheveux gris.
« James Geikie Cullen, dit-il. Eleveur de moutons et producteur de laine. Je vais avec ma fille en Anatolie chercher les meilleures espèces de béliers et de brebis.
– Robert J. Cole, barbier-chirurgien. Je me rends en Perse pour y acheter de précieuses médecines. »
Cullen avait un compagnon nommé Seredy, en pantalon sale et tunique déchirée, qu'il avait engagé comme domestique et interprète. Rob apprit avec surprise qu'on n'était plus en Bohême : depuis deux jours, il était passé en Hongrie sans s'en apercevoir. Le village s'appelait Vac ; à part le pain et le fromage qu'on pouvait se procurer chez l'habitant, tout était cher. La caravane venait d'Ulm, dans le duché de Souabe.
« Fritta est allemand, dit encore Cullen. Il ne semble pas d'un abord facile mais mieux vaut s'entendre avec lui car les bandits magyars, dit-on, rançonnent les voyageurs isolés, et il n'y a pas dans la région de caravane de cette importance. »
Entre-temps, trois Juifs avaient rejoint la file d'attente.
« Dans ces caravanes, s'écria Cullen, on est obligé de côtoyer les gens de bien et la vermine ! »
Les hommes en caftans noirs et chapeaux de cuir s'entretenaient dans leur langue, mais Rob, en les observant, eut l'impression que l'un d'eux avait compris ce que disait l'Ecossais. Arrivé devant Fritta, Cullen s'occupa de ses affaires, puis proposa au barbier l'aide de son traducteur. Le maître de la caravane, homme efficace et d'expérience, enregistra le nom, le métier et la destination.
« Il vous prévient, traduisit Seredy, que la caravane ne va pas en Perse. Au-delà de Constantinople, il faudra trouver un autre arrangement. »
Rob acquiesça et l'Allemand parla plus longuement.
« Maître Fritta demande l'équivalent de vingt-deux pennies d'argent, mais comme maître Cullen paie déjà en monnaie anglaise, il préférerait que vous le régliez en deniers. Vingt-sept deniers. »
Le jeune barbier hésita : il en avait gagné en France et en Allemagne, mais ignorait le taux de change.
« Vingt-trois, chuchota une voix derrière lui.
– Vingt-trois », dit-il avec assurance.
Le maître de caravane accepta d'un air glacial, en le regardant dans les yeux.
« Vous vous chargez de votre entretien, dit le traducteur. Si vous ne pouvez suivre, on vous laisse en chemin. Il dit que la caravane partira en quatre-vingt-dix groupes, au total plus de cent vingt hommes : une sentinelle pour dix. Et vous serez de garde une nuit tous les douze jours.
–D'accord.
– Si vous exercez votre métier de barbier-chirurgien dans la caravane, vous partagez tous vos gains par moitié avec maître Fritta.
– Non », dit Rob, car c'était injuste, mais il entendit Cullen toussoter pour le rappeler à la prudence.
« Offre dix et accepte trente, chuchota de nouveau la voix.
– J'accepte de laisser dix pour cent de mes gains. »
Fritta lâcha un juron énergique, sans doute un équivalent teuton de « fils de pute. » Il propose quarante pour cent.
– Dis-lui vingt. »
On se mit d'accord sur trente. En remerciant Cullen pour son interprète, Rob observait les Juifs au teint basané : celui qui venait après lui avait le nez charnu, de grosses lèvres, une barbe brune mêlée de gris. Il avança vers la table, l'air concentré comme un joueur qui a jaugé l'adversaire.
Les nouveaux arrivants se virent attribuer leur position dans l'ordre de marche et campèrent sur place cette nuit-là, là caravane partant à l'aube. Rob se trouva entre Cullen et les Juifs ; il détela Cheval et la mena paître un peu plus loin. Les villageois cherchant à vendre jusqu'au dernier moment, un fermier lui proposa du fromage et des œufs pour un prix prohibitif ; il eut finalement son dîner pour trois flacons de Spécifique. Tout en mangeant, on s'observait : Seredy allait chercher de l'eau, la fille de Cullen faisait la cuisine. Elle était très grande et rousse.
Sa vaisselle faite, le barbier alla trouver les Juifs, qui bouchonnaient leurs montures : de bons chevaux et deux mules de bât.
« Je m'appelle Rob J. Cole, dit-il au chuchoteur, et je voulais vous remercier.
– De rien, de rien, fit l'autre. Je suis Meir ben Asher. » Et il présenta ses compagnons.
Gershom ben Shemuel, court et tassé comme un morceau de bois, avait une verrue sur le nez ; Judah ha-Cohen, nez fin et lèvres minces, était barbu et chevelu comme un ours noir. Les deux autres étaient plus jeunes : Simon ben ha-Levi, une grande perche à l'air grave avec trois poils au menton, et Tuveh ben Meir, grand pour ses douze ans comme Rob l'avait été.
« Mon fils », dit Meir. Puis ils se turent, se regardant.
« Vous êtes marchands ?
– Oui. Notre famille vivait à Hameln. Nous avons quitté l'Allemagne il y a dix ans pour nous établir à Angora, dans l'empire byzantin. Nous voyageons entre l'Est et l'Ouest, vendant et achetant.
– Vendant quoi ?
– Un peu de ci, un peu de ça », répondit Meir avec un haussement d'épaules.
Rob fut enchanté de cette réponse. Il s'était inutilement inquiété de justifier son voyage : un homme d'affaires ne dit rien de trop.
« Et vous, où allez-vous ? demanda le jeune Simon, qui, à la surprise de Rob, parlait aussi sa langue.
– En Perse.
– Très bien ! Vous y avez de la famille ?
– Non, j'y vais pour acheter quelques herbes, peut-être des médicaments. »
Les autres approuvèrent, et il les quitta en leur souhaitant bonne nuit.
Cullen, qui l'avait vu s'entretenir avec eux, sembla lui battre froid et lui présenta sèchement sa fille. Elle lui rendit aimablement son salut. Ses cheveux roux, vus de près, donnaient envie de les toucher, ses yeux étaient tristes et distants, ses hautes pommettes larges, ses traits agréables, sans délicatesse. Elle avait le visage et les bras couverts de taches de rousseur. Rob n'avait jamais vu de femme aussi grande. Il se demandait encore si elle était belle quand Fritta survint. Il voulait que maître Cole prenne la garde cette nuit même.
Rob arpentait son territoire : huit campements, y compris celui de Cullen. Près d'un chariot couvert, une femme aux cheveux jaunes nourrissait un bébé tandis que son mari, accroupi près du feu, graissait un harnais ; deux hommes polissaient leurs armes ; un enfant jetait du grain à trois grosses poules dans une cage, non loin d'une épaisse matrone et d'un individu blême qui s'invectivaient, apparemment en français. Les Juifs psalmodiaient, en se balançant au rythme de leur prière du soir.
Une grosse lune blanche se leva sur la forêt, au-delà du village. Rob se sentit dispos et confiant : membre d'une armée de plus de cent vingt hommes, il n'était plus le voyageur solitaire en terre inconnue et hostile.
Quatre fois, il voulut poursuivre des gens qui n'étaient sortis que pour un besoin naturel. Vers le matin, il dut lutter pour ne pas céder au sommeil. Mary Cullen passa près de lui sans le voir, dans la clarté de la lune, avec sa robe noire et ses longs pieds blancs sans doute trempés de rosée.
A la première lueur de l'aube, il prit un rapide petit déjeuner de pain et de fromage, pendant que les Juifs se livraient aux rites minutieux des dévotions matinales. La tête de la caravane, était déjà loin quand il partit à son tour, derrière Cullen et Seredy, avec leurs montures plus trois chevaux de charge. La fille montait un fier cheval noir, et Rob, songeant que la bête et la femme avaient toutes deux des hanches superbes, les suivit allègrement.
26. LE PERSAN
ILS s'installèrent immédiatement dans la routine du voyage. Les trois premiers jours, les Ecossais et les Juifs tenaient Rob plutôt à l'écart, peut-être à cause de ses cicatrices et des bizarres peintures de la charrette ; mais il n'avait jamais craint la solitude et se trouvait bien d'être laissé à ses pensées.
La fille, qu'il voyait constamment devant lui, avait apparemment deux robes noires qu'elle lavait à tour de rôle. Elle semblait trop habituée aux déplacements saisonniers pour se soucier de l’inconfort, mais il régnait autour d'elle et de Cullen un air de mélancolie. Il en conclut qu'ils étaient en deuil. Parfois, elle chantait doucement. Le matin du quatrième jour, alors que la caravane avançait lentement, elle sauta à terre pour se dégourdir les jambes et se mit à marcher près de la charrette en tenant son cheval par la bride. Rob la regarda et lui sourit. Elle avait des yeux immenses, d'un bleu profond comme certains iris ; son visage aux pommettes hautes était allongé, sensible ; sa bouche, grande et charnue comme toute sa personne, se révélait étonnamment expressive.
« Dans quelle langue chantez-vous ?
– En gaélique. Ce que nous appelons l'erse.
– C'est ce que je pensais.
– Comment un Sassenach peut-il reconnaître l'erse ?
– Qu'est-ce qu'un Sassenach ?
– Nous appelons ainsi ceux qui vivent au sud de l'Ecosse.
– Et ce n'est pas un compliment, je suppose ?
– Exact », admit-elle. Cette fois elle sourit.
« Mary Margaret ! » cria son père.
En fille obéissante, elle le rejoignit aussitôt.
Mary Margaret ? Elle devait avoir le même âge qu'Anne Mary. Sa sœur, enfant, avait les cheveux châtains avec des reflets roux... Mais ce n'était pas Anne Mary : il fallait cesser de la voir partout, sinon il deviendrait fou. La fille de Cullen ne l'intéressait pas ; il y avait assez de mignonnes dans le monde. Gardons nos distances.
Le père, lui, cherchait à lier conversation. Il vint un soir avec un pichet de cervoise.
« Vous connaissez-vous en moutons, maître Cole ? »
Ravi d'apprendre que non, il entreprit son éducation.
« Il y a moutons et moutons. Chez moi, à Kilmarnock, les brebis ne pèsent souvent pas plus de cent cinquante livres ; on m'a dit qu'en Orient, nous en trouverions de deux fois plus grosses, avec ne toison longue, plus épaisse que celle des nôtres et si grasse que la laine, une fois filée, protège de la pluie. »
Il comptait acheter des bêtes pour la reproduction, qu'il ramènerait en Ecosse. Un voyage coûteux, qui expliquait la présence des chevaux de charge. Cullen ferait bien d'engager des gardes du corps !
« Vous allez rester longtemps loin de votre élevage.
– Je l'ai laissé en bonnes mains, à des gens de confiance. C'était dur mais... Je viens d'enterrer ma femme, après vingt-deux ans de mariage. »
Il fit une grimace et but une longue gorgée. Cela explique leur chagrin, se dit Rob, et le médecin en lui voulut savoir de quoi elle était morte. Cullen toussa.
« Elle avait deux grosseurs dans les seins, très dures. Elle pâlissait, perdait l'appétit, n'avait plus ni volonté ni force. A la fin, elle a terriblement souffert. Ça a été très long, et pourtant je ne pouvais pas croire à sa mort. Elle s'appelait Jura... Je n'ai pas dessoûlé pendant six semaines niais ça n'a servi à rien. Depuis des années, je pensais acheter un beau troupeau en Anatolie. Et voilà, je me suis décidé. »
Il offrit encore à boire au barbier, sans s'offenser de son refus, puis se leva et il fallut le soutenir.
« Bonne nuit, maître Cole, à bientôt. »
Suivant des yeux sa démarche chancelante, Rob se dit que pas une fois il n'avait parlé de sa fille.
L'après-midi suivant, un certain Félix Roux, français, trente-huitième dans l'ordre de marche, fut désarçonné par son cheval, qu'un blaireau avait effrayé ; tout le poids du corps ayant porté sur l'épaule, le bras cassa. Kerl Fritta fit appeler Rob, qui remit l'os en place et tâcha de faire comprendre au blessé qu'il souffrirait beaucoup, mais pourrait néanmoins continuer son voyage ; il chargea Seredy de lui expliquer comment tenir le bras en écharpe.
Pensif, il revint à sa voiture : il avait accepté de soigner plusieurs voyageurs par semaine, mais ne pouvait indéfiniment employer Seredy comme interprète, bien qu'il le payât largement. Apercevant Simon ben ha-Levi occupé à réparer une sangle, il s'approcha.
« Tu sais le français et l'allemand ? »
Le jeune homme hocha la tête tout en coupant avec ses dents un bout de son fil ciré. Il écouta ce que Rob avait à lui dire et, comme le travail, bien rétribué, demandait peu de temps, il accepta de lui servir de traducteur. Le barbier en fut très content.
« Comment as-tu appris tant de langues ?
– Nous faisons commerce avec tous les pays et nous avons de la famille un peu partout sur les marchés. Les langues font partie du métier. Tuveh, par exemple, apprend celle des mandarins car, d'ici trois ans, il va travailler sur la route de la soie, pour l'entreprise de mon oncle. »
Son oncle dirigeait en Chine toute une branche de la famille ; il envoyait tous les trois ans en Perse une caravane de soie, de poivre et autres produits exotiques. Tous les garçons de la parenté assuraient ainsi d'Angora à Meshed le transport de marchandises précieuses vers le royaume franc d'Orient. Rob en eut un choc.
– Tu sais le persan ?
– Bien sûr.
– Veux-tu me l'apprendre ? Je te paierai bien.
« Simon hésitait : cela prendrait du temps.
– Pourquoi veux-tu le savoir ? Tu veux travailler avec la Perse ?
– Peut-être.
– Tu veux y retourner souvent pour acheter des herbes et des plantes médicinales, comme nous le faisons pour la soie et les épices ?
– Un peu de ci, un peu de ça », fît Rob en haussant les épaules comme l'aurait fait Meir ben Asher, et Simon se mit à rire.
Il commença sa première leçon en écrivant dans la poussière avec un bâton mais ça n'allait pas et le Barbier alla chercher dans la charrette son matériel de dessin avec un rondin de hêtre. Comme Mam l'avait fait autrefois pour lui apprendre à lire, Simon montra d'abord l'alphabet. Bon sang ! L'écriture persane n'était que points et lignes, crottes de pigeon et traces d'oiseaux, copeaux de bois et vers de terre en folie...
« Je ne saurai jamais !
– Si fait », dit l'autre tranquillement.
Rob dîna en prenant son temps pour calmer son excitation, puis il s'assit sur le siège de la charrette et se mit au travail.
27. MORT D'UNE SENTINELLE
ILS quittèrent les montagnes pour un pays plat, que la route romaine coupait en ligne droite à perte de vue. De chaque côté, des champs de terre noire où des paysans récoltaient les céréales et les derniers légumes. L'été était fini. Ils longèrent trois jours un lac immense et firent halte pour acheter des provisions à Siofok : quelques maisons branlantes habitées par des croquants rusés et voleurs. Le lac Balaton semblait un monde irréel. De son eau sombre, polie comme une gemme, montait une brume blanche, dans ce petit matin où Rob observait les Juifs tout occupés à leurs dévotions.
Plus tard il leur proposa de se baigner avec lui ; ils firent d'abord la grimace à cause du froid, puis Simon s'en alla – il était de garde – et les autres coururent vers la plage, se déshabillèrent et sautèrent dans l'eau à grand bruit comme des gamins, Tuveh nageait mal, Judah pataugeait, et Gershom, ont le petit ventre blanc contrastait avec son visage hâlé, se laissait flotter en braillant des chansons incompréhensibles.
« C'est mieux que la mikva ! cria Meir.
– Qu'est-ce que la mikva ? » demanda Rob, mais l'autre plongea et s'éloigna sans répondre, d'un mouvement puissant et régulier.
En le suivant, le jeune barbier regrettait toutes les filles avec qui il avait nagé, et fait l'amour, avant ou après, ou même pendant ; son corps s'émut de désir. Pas une femme depuis cinq mois : son record d'abstinence !
Dépassant Meir, il l'éclaboussa. Le Juif cracha et toussa.
« Espèce de chrétien ! »
Rob l'éclaboussa de nouveau et Meir s'approcha. Rob était plus grand, mais Meir plus fort. Ils s'étreignirent, cherchant à s'entraîner mutuellement vers le fond ; le chrétien saisit l'autre par la barbe et s'enfonça sous l'eau. Ils s'affolèrent au même instant : sombrant au plus profond, saisis par le froid, ils allaient se noyer par jeu ! Fonçant chacun de son côté pour remonter, ils émergèrent en suffoquant. Ni vainqueurs ni vaincus, ils regagnèrent ensemble la plage et remirent à grand-peine dans leurs vêtements leurs corps mouillés que la fraîcheur déjà automnale faisait frissonner.
Meir avait remarqué le pénis circoncis de Rob.
– C'est un cheval qui m'a mordu.
– Une jument, plutôt », dit le Juif d'un ton solennel, puis il chuchota quelque chose aux autres, qui regardèrent Rob en riant. Ils portaient à même la peau de bizarres tuniques à franges. Nus, c'étaient des hommes comme tout le monde ; vêtus, ils redevenaient des étrangers.
Après le lac, le paysage était monotone : champs et forêts se succédaient sans fin et Rob imaginait les troupes romaines, avec leurs captifs et leurs machines de guerre, qui avaient disparu, laissant ces routes rectilignes, indestructibles...
La fille de Cullen marchait encore près de la charrette.
« Voulez-vous monter, mam'selle ? Cela vous changera. »
Elle hésita, puis tendit la main pour qu'il l'aide.
« Votre joue va mieux. Bientôt vous n'aurez plus de cicatrice. »
Il rougit, gêné de se sentir observé.
« Comment ça vous est-il arrivé ?
– Je me suis battu avec des brigands.
– Dieu nous protège ! dit-elle avec un soupir. On prétend que Kerl Fritta fait courir des bruits alarmants pour attirer les voyageurs dans sa caravane.
– C'est possible. Les Magyars n'ont pas l'air bien terribles. »
De chaque côté de la route, des paysans récoltaient les choux. Les jeunes gens se turent ; les cahots de la charrette les rapprochaient par instants et il respirait l'odeur de sa peau, comme l'arôme épicé des baies sauvages au soleil.
« Vous n'avez jamais eu d'autre prénom ? demanda-t-il à mi-voix.
– Jamais, fit-elle, surprise. Quand j'étais petite, mon père m'appelait Tortue parce que je battais des paupières, comme ça. »
Il mourait d'envie de toucher ses cheveux. Elle avait une cicatrice sous la pommette gauche.
Cullen, devant, se retourna sur sa selle et, voyant sa fille près du barbier, la rappela d'une voix sèche. Elle se leva pour partir.
« Quel est votre second prénom, maître Cole ?
– Jeremy.
– Vous n'en avez jamais eu d'autre ? » insista-t-elle avec un regard moqueur.
Elle rassembla ses jupes pour sauter sur le sol avec une souplesse animale. Il aperçut la blancheur de ses jambes et fit claquer les rênes sur le dos de Cheval, furieux qu'elle se soit moquée de lui.
Après le souper, il chercha Simon pour sa seconde leçon et découvrit que les Juifs possédaient des livres. Quand il était enfant, il savait que l'école Saint-Botolph en avait trois : en latin, Bible et Nouveau Testament ; en anglais, liste des fêtes religieuses dont le roi prescrivait l'observance. Ecrits à la main sur du parchemin, les livres étaient rares et chers.
Les Juifs en avaient sept, dans un petit coffre de cuir ouvragé. Simon en choisit un en caractères persans et demanda à Rob d'y reconnaître certaines lettres. Il le félicita d'avoir si vite appris l'alphabet et lut un passage en lui faisant répéter chaque mot de cette langue mélodieuse.
« Quel est ce livre ?
– Le Coran, dit Simon, c'est leur Bible. »Et il traduisit :
Gloire au Très-Haut, le Miséricordieux,
Créateur de toutes choses.
Il a choisi l'homme entre ses créatures
Comme l'agent de sa Parole
Et, pour cela, lui a donné l'intelligence,
A purifié son cœur et illuminé son esprit.
« Je te donnerai chaque jour une liste de dix mots ou expressions persanes que tu devras apprendre pour la leçon suivante.
– Donne-m'en vingt-cinq chaque fois », dit Rob, sachant qu'il n'aurait son professeur que jusqu'à Constantinople.
Il les apprit sans difficulté, laissant Cheval marcher la bride sur le cou. Mais, dans l'espoir de progresser plus vite, il demanda à Meir de lui prêter le livre persan.
« Non. Nous ne devons jamais le perdre de vue. Tu ne peux le lire qu'avec nous.
– Simon pourrait monter avec moi ?
– Et j'en profiterais pour vérifier les livres de comptes », suggéra le jeune homme.
Meir réfléchissait.
« Ce sera un vrai savant. Il y a en lui un profond désir de s'instruire », insista Simon.
Rob avait gagné et il se rendit compte qu'ils le regardaient désormais avec d'autres yeux.
Il attendit le lendemain avec impatience, puis maudit les rites interminables qui accompagnaient pour les Juifs la toilette et le petit déjeuner. Simon arriva enfin avec le livre persan, un gros registre et un cadre de bois portant des colonnes de perles enfilées sur des baguettes.
« Qu'est-ce que c'est ?
– Un abaque, un appareil qui simplifie les calculs. »
En chemin, les cahots rendaient l'écriture impossible, mais on pouvait lire ; Rob s'exerçait à reconnaître les mots, tandis que les petites boules de l'abaque cliquetaient sous les doigts de Simon, l'entendant grogner, dans l'après-midi, il comprit qu'une erreur s'était glissée dans les comptes. Le registre comportait sans doute un état de toutes les transactions et les marchands rapportaient à leur famille les profits de leur dernier voyage. Cullen aussi transportait de l'argent, puisqu'il voulait acheter des moutons en Anatolie. Quelle proie tentante pour une bande importante et bien armée ! Mais la solitude était plus dangereuse encore que la caravane et Rob, chassant ses craintes, s'absorbait chaque jour dans l'étude du livre sacré.
Le beau temps persistait et le bleu profond du ciel automnal lui rappelait en vain les yeux de Mary : elle gardait ses distances, son père désapprouvant la familiarité du barbier avec les Juifs. Simon finissait de vérifier le livre de comptes. Il remontait chaque jour dans la charrette et s'efforçait de faire de son élève un excellent marchand.
– Quelle est l'unité de poids persane ?
– C'est le man, qui vaut environ six livres et demie d'Europe », dit Rob.
Il savait aussi les autres mesures, ce qui lui valut des félicitations. Mais, voulant toujours apprendre davantage, il posait sans cesse de nouvelles questions et importunait Simon, qui finissait par maugréer.
Deux fois par semaine, le barbier donnait des consultations ; c'était son tour d'être le spécialiste compétent. Simon, qui lui servait alors d'interprète, écoutait, regardait et demandait des explications. Un Franc conducteur de bestiaux, au visage figé dans un sourire benêt, se plaignait de douleurs aux genoux, où il sentait des bosses dures. Rob lui donna un baume à base d'herbes calmantes et de graisse de mouton, en lui disant de revenir quinze jours plus tard ; mais dès la semaine suivante, l'homme souffrait du même mal aux deux aisselles. Il repartit avec des fioles de Spécifique, et Simon s'étonna :
« Qu'est-ce qu'il a ?
– Ces grosseurs disparaîtront peut-être, mais j'en doute ; elles se multiplieront plutôt, car je pense qu'il a une tumeur. Alors il va bientôt mourir.
– Et tu ne peux rien faire ?
– Non. Je ne suis qu'un barbier-chirurgien ignorant. Peut-être qu'un grand médecin saurait le soulager.
– A ta place, je ne ferais pas ce métier, dit lentement Simon, si je n'avais pas appris tout ce qu'on peut en connaître. »
Rob le regarda sans rien dire. Le jeune Juif saisissait d'un coup, comme une évidence, ce que lui-même avait mis tant de temps à comprendre.
Cette nuit-là, il fut brutalement réveillé par Cullen.
« Vite, venez vite, pour l'amour du Ciel !
– Mary ? demanda Rob, en entendant crier une femme.
– Non, non, dépêchez-vous ! »
Dans la nuit noire, sans lune, on avait allumé des torches juste derrière le campement des Juifs, et la lueur des flammes éclairait un homme couché par terre, mourant. C'était Raybeau, le Français au teint blême qui se disputait si souvent avec son épouse ; de sa gorge ouverte, la vie s'échappait en un flot de sang.
« Il était de garde cette nuit », chuchota Simon.
Mary s'occupait de la grosse femme qui hurlait ; à son appel angoissé, Rob vit le Français se raidir, avec un gargouillement, puis mourir dans une dernière convulsion. Un bruit de galopade dispersa les assistants.
« Ce n'est que le détachement envoyé par Fritta », dit tranquillement Meir, resté dans l'ombre.
Toute la caravane était debout et armée. Mais les cavaliers de Fritta revinrent bientôt : il ne s'agissait pas d'une bande importante, dirent-ils. Un voleur isolé ou un bandit venu en éclaireur ? De toute façon, l'assassin avait disparu. On dormit peu le reste de la nuit. Gaspar Raybeau fut enterré le matin au bord de la route romaine, Kerl Fritta récita rapidement la prière des morts en allemand, et l'on abandonna la tombe pour se remettre en chemin.
Le lendemain, à Novi Sad, une ville active sur le Danube, les voyageurs apprirent que trois jours plus tôt sept moines francs partis pour la Terre sainte avaient été attaqués par des brigands, dépouillés, sodomisés et mis à mort.
Après cela, ils s'attendaient à une attaque imminente, mais ils longèrent sans incident le large fleuve jusqu'à Belgrade. Au marché, ils firent leurs achats – notamment des prunes aigres très parfumées et de petites olives vertes que Rob apprécia. Beaucoup de gens avaient quitté la caravane à Novi Sad, d'autres, encore plus nombreux, s'en séparèrent à Belgrade. Si bien que les Cullen, Rob et les Juifs avancèrent dans l'ordre de marche et ne firent plus partie de l'arrière-garde, la plus exposée.
Peu après ils abordèrent des collines puis des montagnes aux pentes abruptes hérissées de blocs rocheux ; en altitude, un air piquant annonçait l'hiver. Il fallait encourager Cheval à gravir les pentes et le retenir dans les descentes. Simon ne montait plus dans la carriole. Le soir, parfois, Rob épuisé allait prendre une leçon à. son campement mais il ne réussissait pas toujours à apprendre même dix mots de vocabulaire persan.
28. LES BALKANS
KERL Fritta donna enfin toute sa mesure et, pour la première fois, Rob le regarda avec admiration : il était partout, aidait à remettre en route les charrettes en difficulté, pressait et stimulait les gens comme un bon conducteur encourage ses bêtes. Le chemin était rocailleux ; le 1er octobre, on perdit une demi-journée à ramasser les pierres qui encombraient la piste. Les accidents étaient fréquents et le barbier, en une semaine, dut remettre eux bras cassés. Un marchand normand, qui avait eu la jambe écrasée par sa propre voiture, fut laissé chez des paysans qui acceptèrent de s'en occuper. Il fallait espérer qu'ils ne l'assassineraient pas pour le voler dès que la caravane serait partie.
« Nous avons quitté la terre des Magyars pour la Bulgarie », annonça Meir un matin.
Cela ne changeait pas grand-chose à la nature hostile et au vent, cinglant en altitude. On se couvrait de vêtements plus chauds qu'élégants, ce qui faisait un étonnant cortège de créatures loqueteuses et matelassées. Par un matin gris, la mule de Gershom trébucha et se brisa les membres de devant, en hurlant de douleur comme un être à l'agonie.
« De l'aide ! » cria Rob.
Meir sortit un long couteau et trancha la gorge frémissante. On se mit aussitôt à décharger la bête morte, mais une discussion s'éleva au sujet d'un sac de cuir : ce serait, disait Gershom, un poids excessif pour l'autre mule, déjà lourdement chargée. On entendit, derrière eux, les protestations du reste de la caravane qui n'admettait pas d'être retardée.
« Mettez le sac dans ma charrette », proposa Rob.
Meir hésita puis secoua la tête.
« Alors, allez au diable ! » cria le barbier furieux de ce manque de confiance.
Simon courut après lui.
« Ils vont attacher le sac sur mon cheval. Puis-je monter avec toi jusqu'à ce qu'on achète une nouvelle mule ? »
Rob acquiesça d'un air maussade.
« Tu n'as pas compris, expliqua Simon après un long silence. Meir doit garder les sacs avec lui, ce n'est pas notre argent ; une partie est à la famille et le reste aux investisseurs. Il en a la responsabilité. »
Le soir, avant le souper, il fallut voir quelques malades. Rob fut surpris de trouver Gershom parmi eux, avec un furoncle à la fesse droite. Il incisa, pressa pour évacuer le pus et faire apparaître le sang propre.
« Il ne pourra pas s'asseoir sur une selle pendant plusieurs jours.
– Mais il le faut. Nous ne pouvons pas l'abandonner. »
Décidément, les Juifs posaient des problèmes ce jour-là !
« Tu prendras son cheval et il montera à l'arrière du chariot. »
Le patient suivant était le Franc au sourire figé ; il souffrait, ses tumeurs avaient grossi et il y en avait de nouvelles. Rob prit sa main dans les siennes.
« Simon, dis-lui qu'il va mourir. »
L'interprète jeta à Rob un regard noir et le maudit. Puis, devant son insistance, il se mit à parler doucement, en allemand. Le sourire s'évanouit sur le visage stupide du Franc, qui retira sa main et montra le poing en grommelant.
« Il dit que tu es un foutu menteur. »
Sous le regard du barbier, qui ne le quittait pas des yeux, l'homme cracha et s'éloigna en traînant les pieds. Il ne restait plus que deux hommes à la toux persistante qui partirent avec du Spécifique, et un Hongrois qui s'était démis le pouce.
Son travail fini, Rob s'en alla, pour échapper à tout cela. La caravane s'était dispersée, chacun cherchant à s'abriter du vent. Passé le dernier chariot, il aperçut Mary, debout sur un rocher, au-dessus de la piste. On la sentait hors de ce monde : les bras ouverts, la tête renversée en arrière et les yeux clos, elle tenait écartés les pans de sa lourde veste comme pour se purifier au souffle du vent, qui la submergeait tel un flot puissant. Il plaquait la robe noire sur son grand corps, soulignant les seins lourds aux pointes tenues, le nombril creux qui ponctuait la courbe du ventre, et l'émouvant sillon entre ses cuisses. Il prouva une chaude tendresse qui sans doute tenait de la magie, car elle avait l'air d'une sorcière, avec ses longs cheveux flottant derrière elle comme une flamme rousse.
A l'idée qu'elle pourrait ouvrir les yeux et le surprendre à l'observer, il se détourna et partit. Revenu près de sa voiture, il constata qu'elle était trop pleine pour que Gershom pût s'y allonger. Il sortit tristement les bancs de l'estrade, se rappelant les spectacles innombrables qu'il y avait donnés avec le Barbier, puis il les mit en pièces et les brûla à son feu de camp.
Le 22 octobre, au milieu de la matinée, l'air se chargea de flocons blancs qui cinglaient la peau. Rob surpris se tourna vers Simon ; il avait repris sa place – Gershom et sa fesse guérie ayant retrouvé le cheval.
« C'est trop tôt, non ?
– Pas pour les Balkans. »
Ils se trouvaient dans des abrupts le plus souvent couverts de hêtres, de chênes et de pins, avec des trouées arides et rocailleuses comme si une divinité en colère eût balayé une partie de la montagne. Il y avait de petits lacs alimentés par des cascades qui disparaissaient dans des gorges profondes. Les Cullen n'étaient plus que deux silhouettes indistinctes avec leurs chapeaux et leurs longs manteaux de mouton. Mais celle que portait le cheval noir s'appelait Mary.
Kerl Fritta parcourait la colonne de marche, pressant l'allure.
« Il veut être à Gabrovo avant les grosses neiges, dit Simon. Le col de la porte des Balkans est déjà fermé, mais la caravane va hiverner tout près : il y a là des auberges et l'on peut aussi loger chez l'habitant. C'est la seule ville de la région qui puisse abriter tant de monde.
– Je pourrai travailler mon persan tout l'hiver.
– Tu n'auras pas le livre, car nous ne resterons pas à Gabrovo. Nous allons un peu plus loin, à Tryavna, où vivent des Juifs.
– Mais j'ai besoin du livre et de tes leçons ! »
Simon haussa les épaules sans répondre. Le soir, après s'être occupé de Cheval, Rob alla au campement des Juifs et les trouva en train d'examiner des fers à clous.
« Il faut en faire poser à ta jument, lui dit Meir. Ils évitent à l'animal de déraper sur la neige et la glace.
– Je ne pourrais pas vous accompagner à Tryavna ? »
Meir et Simon se regardèrent ; ils en avaient sans doute déjà discuté.
« Il n'est pas en mon pouvoir de t'accorder l'hospitalité à Tryavna.
– Qui a ce pouvoir ?
– Le chef de notre communauté est un grand sage : le rabbenu Schlomo ben Eliahu.
– Qu'est-ce qu'un rabbenu ?
– Un savant. Dans notre langue, rabbenu signifie " notre maître ". C'est la plus haute dignité.
– Est-ce un homme guindé, qui n'aime pas les étrangers ? Fermé et inapprochable ?
– Non, fit Meir en souriant.
– Alors, je peux aller le voir et lui demander de me laisser profiter du livre et des leçons de Simon ? »
Meir gardait le silence, visiblement embarrassé. Mais, comprenant que l'obstination du jeune homme serait la plus forte, il hocha la tête avec un soupir.
« Nous t'emmènerons chez le rabbenu », dit-il enfin.
29. TRYAVNA
GABROVO était un triste assemblage de maisons faites de bric et de broc. Rob, qui rêvait depuis des mois d'un bon repas qu'il n'aurait pas préparé lui-même, entra dans l'une des trois auberges. Ce fut une cruelle déception : on avait outrageusement salé la viande dans l'espoir de cacher qu'elle était gâtée, le pain dur était criblé de trous de charançons, et le logement valait la table. Si les deux autres n'étaient pas meilleures, les gens de la caravane auraient un dur hiver.
A moins d'une heure de là, Tryavna était une bourgade beaucoup plus petite. Le quartier juif, un groupe de chaumières blotties les unes contre les autres, était séparé du reste de la ville par des vignobles et des champs. Rob et ses compagnons entrèrent dans une cour sale où de jeunes garçons prirent en charge leurs animaux.
« Attends-moi ici », dit Meir.
Ce ne fut pas long. Simon vint bientôt chercher Rob pour le conduire, par un couloir obscur qui sentait la pomme, dans une pièce meublée d'une chaise et d'une table surchargée de livres et de manuscrits. Un vieil homme était assis, aux cheveux et à la barbe de neige, voûté, corpulent, avec des bajoues et de grands yeux bruns, larmoyants à cause de l'âge mais dont le regard vous transperçait jusqu'à l'âme. Il n'y eut pas de présentations. On était devant un seigneur.
« Nous avons dit au rabbenu que tu allais en Perse et que tu avais besoin de connaître la langue pour tes affaires. Il demande si la joie de la connaissance n'est pas une raison suffisante pour étudier.
– L'étude est parfois une joie, dit Rob, s'adressant directement au vieillard. Pour moi, c'est un dur travail. J'apprends le persan parce que j'espère en obtenir ce que je désire. »
Simon et le rabbenu échangèrent quelques mots.
« Il demandait si tu étais toujours aussi honnête. J'ai répondu que tu étais assez loyal pour dire à un moribond qu'il allait mourir et il a été satisfait.
– Dis-lui que j'ai de l'argent et que je paierai pour la nourriture et le toit.
– Ce n'est pas une auberge ici, ceux qui y vivent doivent travailler, dit le sage par l'intermédiaire de Simon. Si l'Ineffable nous est miséricordieux, nous n'aurons pas besoin de barbier-chirurgien cet hiver.
– Je ne tiens pas à travailler dans mon métier. Je veux me rendre utile. »
Le rabbenu réfléchit en se grattant la barbe, puis il prit sa décision.
« S'il arrive qu'un bœuf abattu soit déclaré non kascher, tu iras le vendre au boucher de Gabrovo. Et, pendant le sabbat, quand les Juifs n'ont pas le droit de travailler, tu t'occuperas du feu dans les maisons. »
Rob hésitait. Le rabbenu, intrigué par une lueur ans ses yeux, le regardait attentivement.
« Une question ? murmura Simon.
– Si un Juif ne doit pas travailler pendant le sabbat, ne vais-je pas me damner en le faisant ? »
Le vieillard sourit en entendant la traduction.
« Il dit qu'il ne te croit pas tenté de devenir Juif. Tu peux donc travailler sans crainte pendant le sabbat et tu es le bienvenu à Tryavna. »
Rob pourrait dormir au fond d'une grange-étable.
« Il y a des chandelles à la maison d'étude, mais on ne peut pas s'en servir pour lire dans la grange à cause du foin sec. »
Son premier travail fut de nettoyer les stalles. La nuit, il s'allongea sur la paille, sa chatte à ses pieds comme un lion couché. De temps en temps, Mme Buffington s'en allait terroriser une souris mais elle revenait toujours. La grange sombre et humide était réchauffée par les grands bovins et, dès qu'il fut habitué aux meuglements et aux odeurs, Rob s'endormit paisiblement.
Trois jours plus tard, l'hiver était là. La neige tomba si dru qu'il dut, avec une grande pelle en bois, dégager toutes les portes bloquées par les congères. Il put ensuite aller à la maison d'étude, une baraque glaciale, où un feu symbolique languissait le plus souvent faute d'entretien.
On discutait pendant des heures, assis autour des tables, avec âpreté et parfois en hurlant. Leur langue, expliqua Simon, était un mélange d'hébreu et de latin, plus quelques idiomes de pays où ils avaient voyagé ou vécu.
« De quoi discutent-ils ?
– De points de la Loi.
– Où sont leurs livres ?
– Ils n'en ont pas besoin. Ceux qui connaissent la Loi l'ont mémorisée en l'entendant de la bouche de leurs maîtres. Les autres apprennent en les écoutant. Et c'est ainsi depuis toujours. La Loi écrite existe, bien sûr, mais elle n'est là que pour être consultée. Celui qui connaît la Loi orale la transmet à son tour comme on la lui a enseignée. Il y a autant d'interprétations que de maîtres. D'où les discussions. Chaque débat leur en fait apprenne un peu plus. »
Depuis son arrivée à Tryavna, on appelait Rob « Mar Reuven », c'est-à-dire maître Robert en hébreu. Entre eux, les Juifs s'appelaient Reb, un titre témoignant de leur érudition mais inférieur à celui de rabbenu. Il n'y avait à Tryavna qu'un rabbenu.
C'était un peuple étrange.
« Pourquoi a-t-il des cheveux comme ça ? demandait l'un.
– C'est un goy, répondait Meir – " un autre ".
– Mais il paraît qu'il est circoncis ?
– Un simple accident, expliquait Meir en haussant les épaules, rien à voir avec l'alliance d'Abraham. »
Rob, de son côté, observait les peoth, ces boules de cheveux qu'ils portaient devant les oreilles, leurs calottes, leurs barbes, leurs boucles d'oreilles, leurs habits noirs et leurs coutumes païennes. Chacun avait sa manière de revêtir le tallit, le châle de prière, chacun son attitude et son rythme pendant la récitation des textes sacrés.
Six heures par jour, trois après le service religieux du matin, le shaharit, et trois après celui du soir, le ma'ariv, la maison d'étude était bondée car la plupart des hommes venaient d'étudier avant et après le travail quotidien. Entre-temps, une ou deux tables seulement étaient occupées par des érudits à temps complet. Rob pouvait s'absorber ans sa lecture et commençait enfin à progresser.
Pendant le sabbat, il s'occupa des feux, plus tard, il aida le charpentier, puis Rohel, la petite-fille du rabbenu, lui apprit à traire les vaches. Elle avait la peau blanche et de longs cheveux noirs, une petite bouche et de grands yeux bruns. Elle ne quittait pas Rob des yeux et soupirait de temps en temps.
Resté seul, il s'exerçait à poser sur sa tête une petite couverture de sa jument, comme s'il s'agissait d'un tallit ; et il se balançait en priant au rythme paisible de Meir, qu'il préférait aux dévotions plus vigoureuses de Reb Pinhas le laitier.
Apprendre leur langue serait plus difficile, alors que le persan lui coûtait encore tant d'efforts.
Ces gens aimaient les amulettes. A droite, en haut de chaque porte, était cloué un petit tube en bois, une mezouzah, qui contenait, lui expliqua Simon, des parchemins roulés portant le mot Shaddai, le Tout-Puissant, et au verso vingt-deux lignes du Deutéronome. Tous les matins, sauf le jour du sabbat, les hommes adultes s'attachaient aussi, au bras et à la tête, deux petites boîtes, les tefillim ; dedans, des extraits de la Torah, le livre sacré. La boîte du front se trouvait près de l'esprit et l'autre, au bras, près du cœur ; telles étaient en effet les prescriptions du Deutéronome. Mais Rob ne réussissait pas à bien fixer les tefillim et il n'osait pas demander à Simon.
Pourtant, les Juifs avaient l'art d'enseigner et il apprenait chaque jour. On lui avait dit autrefois que le Dieu de la Bible était Jéhovah.
« Non, lui dit Meir, sache que notre Seigneur Dieu, qu'il soit loué, a sept noms. Voici le plus sacré. »
Et avec un charbon, il écrivit sur le plancher, en persan et dans sa langue, le mot Yahvé.
« On ne le prononce jamais car l'identité du Très-Haut est inexprimable. Les chrétiens l'ont déformé ; ce n'est pas Jéhovah, tu comprends ? »
Le soir, sur son lit de paille, il se répétait les mots, les coutumes, une phrase, un geste observés ans la journée et qui pourraient lui être utiles un jour.
« N'approche pas la petite-fille du rabbenu, lui dit un jour Meir en fronçant les sourcils.
– Elle ne m'intéresse pas. »
Ils ne s'étaient jamais revus depuis qu'ils avaient parlé à la laiterie.
« Bon. Une femme avait remarqué qu'elle te regardait avec beaucoup d'intérêt et le rabbenu m'a prié de t'en parler. Car, dit Meir en se posant un doigt sur le nez, " un seul mot à un homme âge vaut mieux qu'un an de débat avec un sot ".
Rob était contrarié : il tenait à rester à Tryavna pour observer les Juifs et étudier le persan.
« Je ne veux pas d'histoires pour une femme, dit-il.
– Bien sûr. L'ennui, c'est que cette fille devrait être mariée. Elle est fiancée depuis l'enfance avec le petit-fils de Reb Baruch. Tu vois qui c'est ? Un grand maigre, visage allongé, nez pointu. Il est toujours assis derrière le feu dans la maison d'étude.
– Ah ! Ce vieillard au regard féroce ?
– C'est un remarquable érudit, il aurait pu être notre rabbenu. Le rabbenu et lui ont toujours été rivaux en connaissances, en même temps qu'intimes amis. Ils avaient donc arrangé cette alliance entre leurs petits-enfants pour unir les deux familles. Et puis une terrible querelle a mis fin à leur amitié.
– A quel sujet ? demanda Rob, que les potins de Tryavna commençaient à amuser.
– Ils ont présidé ensemble à l'abattage d'un jeune taureau. Tu dois comprendre que nos lois à ce sujet sont anciennes et comportent des règles sujettes à interprétations contradictoires. On a découvert une petite tache sur le poumon de l'animal. Etait-ce sans conséquence ou la viande était-elle souillée ? L'un invoqua des précédents, l'autre contesta son érudition. Le rabbenu perdant patience fit couper la bête en deux, et rapporta sa part chez lui. Mais réfléchissant que l'autre avait jeté la sienne aux ordures, il finit par en faire autant.
« Depuis, ils s'opposent à tout propos : Si Reb Baruch dit noir, le rabbenu dit blanc. On a ainsi laissé passer les douze ans de Rohel, qui auraient pu consacrer son mariage. Puis le .promis est parti près de deux ans en voyage à l'étranger avec son père et d'autres membres de la famille. La pauvre Rohel est une agunah, une femme abandonnée : adulte sans mari, elle a des seins mais pas d'enfants à allaiter. Cela devient un scandale. »
Meir avait bien fait de parler. Qui sait ce qui serait arrivé si Rob n'avait pas été clairement prévenu que l'hospitalité ne comportait pas l'usage des femmes ? Le soir, il était tourmenté de visions voluptueuses : belles cuisses longues, cheveux roux, jeunes seins pâles aux pointes comme deux petits fruits. Les Juifs avaient des prières pour tout, mais, ignorant celle qui demande le pardon des tentations nocturnes, il essayait d'oublier dans le travail.
C'était dur. Il régnait autour de lui une ambiance de sensualité que la religion même encourageait : il y avait, par exemple, une bénédiction spéciale pour ceux qui faisaient l'amour la veille du sabbat, ce qui expliquait peut-être en partie leur prédilection pour les fins de semaine. On en parlait librement entre soi, gémissant lorsque la femme était intouchable : en effet, les couples étaient tenus à l'abstinence douze jours avant le début des règles et sept jours après leur fin ; et l'interdiction n'était levée qu'après purification de l'épouse par immersion dans la piscine rituelle, la fameuse mikva.
Construite en brique à l'intérieur d'une maison de bains, la mikva était alimentée par une source naturelle ou une rivière et ne servait qu'à la purification symbolique, non à l'hygiène. Les Juifs se lavaient chez eux mais chaque semaine, juste avant le sabbat, Rob les retrouvait au bain où des chaudrons d'eau bouillante étaient sans cesse renouvelés au-dessus d'un foyer rond. Nus dans la chaleur humide, ils se disputaient le privilège de verser l'eau sur le rabbenu tout en lui posant des questions.
« Shi-ailah, rabbenu, shi-ailah ! Une question, une question ! »
Chaque réponse était réfléchie, avec références et citations ; Simon et Meir les traduisaient quelquefois pour Rob.
« Est-il écrit que tout homme doit vouer son fils aîné à sept ans d'études approfondies ? »
Le sage nu explorait pensivement son nombril, se tirait le lobe d'une oreille, passait dans sa grande barbe blanche ses longs doigts pâles.
« Ce n'est pas écrit, mes enfants. D'une part, lisait-il en levant son index droit, Reb Hananel ben Ashi de Leipzig était de cet avis. D'autre part – il levait l'index gauche –, selon le rabbenu Joseph ben Eliakim de Jaffa, cela ne valait que pour les aînés des prêtres et des lévites. Mais ces deux sages vivaient il y a des centaines d'années. Nous autres modernes comprenons que l'étude n'est pas réservée aux premiers-nés, tous les autres en étant exclus comme les femmes. Chaque jeune aujourd'hui passe ses quatorzième, quinzième et seizième années à l'étude poussée du Talmud, douze ou quinze heures par jour. Après, ceux qui sont appelés peuvent vouer leur vie à l'érudition tandis que les autres entrent dans les affaires, étudiant seulement six heures chaque jour. »
La plupart des questions qu'on lui traduisait ne passionnaient pas Rob, mais il aimait ces après-midi à la maison de bain. Jamais il ne s'était senti aussi à l'aise au milieu d'hommes nus ; peut-être un peu à cause de son pénis circoncis qui, là, passait inaperçu. Jamais il ne se risqua dans la mikva, comprenant qu'elle lui était interdite. Il observait ceux qui s'armaient de courage pour descendre les six degrés de pierre dans l'eau profonde, marmonnant des prières ou chantant à voix haute selon leur tempérament. Dès qu'elle couvrait leur visage, ils soufflaient vigoureusement ou au contraire retenaient leur respiration car la purification exigeait qu'on s'immerge complètement de manière qu'il ne reste sec ni un poil ni un cheveu.
Même si on l'y avait invité, rien n'aurait décidé Rob à pénétrer le sombre et froid mystère de cette eau, qui avait un caractère religieux. Si le Dieu Yahvé existait vraiment, peut-être connaissait-il ses coupables projets ? Peut-être Jésus lui-même le punirait-il de vouloir s'exiler d'entre les Siens ?
30. L'HIVER DANS LA MAISON D'ÉTUDE
IL vécut là le plus étrange Noël de ses vingt et une années. Le Barbier ne l'avait pas élevé en vrai croyant, mais il se sentit terriblement seul sans la fête, le repas, les chants qui lui apparaissaient maintenant comme une partie de lui-même. Les Juifs, ce jour-là, ne le négligèrent pas par mesquinerie : Jésus simplement n'existait pas pour eux. Et c'est alors, curieusement, qu'il se sentit le plus chrétien. Une semaine plus tard, à l'aube du nouvel an 1032, on célébra autour de lui la nouvelle année ; c'était, lui dit Simon, le milieu de l'année 4792 d'après leur calendrier.
Il neigeait toujours abondamment et le robuste Anglais assumait seul tous les travaux de déblaiement. Pour le reste, il apprenait peu à peu à penser en persan et cherchait toutes les occasions de parler à des Juifs qui connaissaient la langue.
« Et mon accent, Simon, comment est-il ?
– Un Persan pourra toujours se moquer de toi ; pour lui, tu resteras un étranger. Espérais-tu un miracle ? »
Beaucoup de Juifs étrangers attendaient à Tryavna la fin de l'hiver balkanique, et aucun ne payait son hébergement.
« Mes frères, expliqua Simon, peuvent ainsi voyager dans tous les pays. Ils sont pris en charge dans chaque village juif, qui leur assure la subsistance, une place à la synagogue et une écurie pour leur cheval. Inversement, l'année suivante, ceux qui les ont reçus pourront devenir leurs invités. »
Un jour, on annonça pour le lendemain l'abattage de deux jeunes bœufs qui appartenaient au rabbenu. Il procéderait lui-même à l'opération sous la surveillance d'un comité d'inspecteurs rituels, et celui qui présiderait la cérémonie était Reb Baruch ben David, son ami d'hier, devenu son ennemi. On pouvait craindre une dramatique confrontation.
Meir répéta à Rob les préceptes du Lévitique : les Juifs pouvaient manger tous les ruminants au sabot fendu ; les interdits étaient treif et non kascher : par exemple les chevaux, les ânes, les chameaux et les porcs. Parmi les oiseaux consommables, pigeon, colombe, poulet, canard, oie domestique. Au contraire, l'autruche, le coucou, les rapaces, le cygne et la cigogne, le hibou et aussi la chauve-souris étaient absolument proscrits.
« Je ne connais pas de mets plus fin, dit Rob, qu'un jeune cygne bardé de porc salé et grillé lentement au-dessus de la flamme.
– Tu n'en mangeras pas ici », répliqua Meir, un peu dégoûté.
Le lendemain, après la prière du matin, on se rendit dans la cour du rabbenu où avait lieu le shehitah, l'abattage rituel. Les quatre fils du rabbenu amenèrent un taureau noir qu'il fallut maîtriser avec des cordes tandis que les inspecteurs examinaient chaque parcelle de son corps.
« La moindre plaie, le moindre défaut de la peau rendrait la viande inconsommable, dit Simon. C'est la Loi. »
La bête une fois menée devant une auge remplie de foin, le rabbenu sortit un long couteau.
« Le bout est émoussé pour éviter de griffer la peau mais la lame est aiguisée comme un rasoir. On attend maintenant le moment favorable car l'animal doit être immobile lors de la mise à mort, sinon la viande ne serait pas kascher. »
Enfin, la gorge tranchée, un flot de sang jaillit et le taureau s'écroula mort. Un murmure de soulagement parcourut l'assistance. Puis on se tut : Reb Baruch, l'air tendu, examinait le couteau.
« Quelque chose ne va pas ? demanda froidement le rabbenu.
– Je le crains ». répondit Reb Baruch en montrant, au milieu de la lame, une très fine ébréchure du métal.
Les discussions s'élevèrent aussitôt, mais le rabbenu y mit fin après avoir, en pleine lumière, parcouru du doigt le fil du couteau.
« C'est une bénédiction que votre vue soit plus aiguë que la lame et nous protège encore, mon vieil ami », dit-il calmement.
On respira enfin. Reb Baruch sourit, vint tapoter la main du rabbenu et les deux hommes se regardèrent longuement.
Rob fut chargé de porter la bête inconsommable au boucher chrétien de Gabrovo, tandis que le second taureau était abattu et reconnu kascher sans autre incident.
« Tryavna », dit-il simplement, et le visage du boucher s'éclaira.
A voir les quelques misérables pièces qui représentaient le prix convenu, il était clair que l'animal ne lui avait pratiquement rien coûté. Honteux et furieux de voir ainsi rejetée tant de bonne viande sous un prétexte qu'il jugeait si futile, Rob alla s'asseoir à la taverne la plus proche. Dans la salle enfumée, longue et étroite comme un tunnel, il remarqua trois prostituées ; deux n'étaient plus très jeunes, mais la troisième, une blonde, lui sourit avec une expression d'innocente malice. Son verre fini, il s'approcha.
« Vous ne parlez pas anglais, je suppose ? »
Elles rirent en murmurant quelque chose ; mais il lui suffit de tendre une pièce à la plus jeune pour qu'elle quitte la table, prenne son manteau et le suive dehors. Dans la rue enneigée, il rencontra Mary Cullen.
« Bonjour ! Comment passez-vous l'hiver, vous et votre père ?
– C'est effroyable, s'écria-t-elle. L'auberge est glaciale et la nourriture infecte. Habitez-vous vraiment chez les Juifs ?
– Oui. Je dors dans une grange chaude et je suis très bien nourri. »
Il avait oublié la couleur de ses yeux, ces deux fleurs bleues, tout à coup, dans la neige.
« Je ne comprends pas qu'on puisse vivre ainsi. Mon père dit que les Juifs ont une odeur parce qu'ils ont frotté d'ail le corps du Christ après sa mort.
– Nous avons tous une odeur. Mais les Juifs s'immergent tous les vendredis de la tête aux pieds ; ils se lavent davantage que la plupart des gens. »
Elle rougit et il songea qu'obtenir un bain dans une auberge à Gabrovo devait être difficile et rare. Mary regardait la femme qui attendait un peu plus loin.
« Mon père dit que celui qui accepte de vivre avec les Juifs ne peut pas être un honnête homme.
– Votre père semblait sympathique, répliqua Rob d'un air pensif, mais c'est peut-être un âne. »
Et ils repartirent, chacun de son côté. Rob suivit blonde dans une chambre voisine, en désordre et pleine de nippes sales, qu'elle partageait sans doute avec les deux autres. Il la regarda se déshabiller.
« Dommage que je te voie après l'autre, lui dit-il, sachant qu'elle ne comprenait pas. Elle n'est pas toujours aimable, ce n'est pas vraiment une beauté, mais personne n'a l'allure de Mary Cullen. »
Il faisait froid et la fille s'était glissée sous les couvertures. Il en avait déjà trop vu. Il appréciait l'odeur musquée des femmes mais celle-ci puait et son corps terne, jamais lavé, gardait la trace sèche de vieilles sécrétions. Malgré sa longue abstinence, n'eut aucune envie de la toucher.
« Sacrée sorcière rousse ! grogna-t-il devant son regard perplexe. Ce n'est pas ta faute, à toi, pauvre pute... »
Il la paya, lui adressa un signe de tête et sortit respirer un air plus frais.
En février, il passa plus de temps que jamais à la maison d'étude, plongé dans le Coran. Il s'étonnait d'y trouver tant d'hostilité contre les chrétiens et un si violent mépris des Juifs. Les premiers maîtres de Mahomet, expliqua Simon, avaient été des Juifs et des moines chrétiens syriaques, qu'il avait espéré rallier à la nouvelle religion après l'apparition de l'ange Gabriel et la mission qui lui avait été confiée par Dieu. Mais ils s'étaient écartés de lui et ne le leur avait jamais pardonné.
Les commentaires de Simon faisaient du Coran un livre vivant. Quand ils se sépareraient, à Constantinople, Rob n'aurait plus ni l'un ni l'autre. Enfant, il avait pris l'Angleterre pour le monde ; il savait maintenant qu'il existait d'autres peuples, d'autres cultures avec des traits communs et de profondes différences.
Le rabbenu et Reb Baruch s'étaient réconciliés et les deux familles préparaient fébrilement les noces de Rohel et du jeune Reb Meshullum ben Nathan.
Le sage donna à Rob un vieux chapeau de cuir et un extrait du Talmud à étudier en persan. Certaines prescriptions semblaient contradictoires ; personne ne savait en expliquer le sens. Au bain du vendredi, le jeune étranger trouva le courage d'interroger le maître.
« Shi-ailah, Rabbenu, shi-ailah ! »
Le rabbenu sourit et Simon traduisit ses paroles.
« Pose ta question, mon fils.
– Il vous est interdit de mélanger la viande et le lait, de porter du lin avec de la laine, d'approcher vos femmes la moitié du mois. Pourquoi tant d'interdictions ?
– Pour éprouver notre foi.
– Pourquoi Dieu exige-t-il tout cela des Juifs ?
– Pour nous distinguer de vous », dit le rabbenu, le regard pétillant mais sans aucune malice dans ses paroles.
Rob suffoqua sous l'eau que Simon lui versait sur la tête.
On maria Rohel et Meshullum le second vendredi du mois d'Adar. Dès le matin, tout le monde se réunit devant la maison du père de la fiancée. A l'intérieur, Meshullum compta quinze pièces d'or, on signa le contrat et Reb Daniel rendit au couple le prix de la fiancée plus une dot de quinze autres pièces, une charrette et deux chevaux. Nathan, le père du marié, leur donna une paire de vaches laitières. Rohel, radieuse, passa devant Rob sans lui accorder un regard.
A la synagogue, on récita sept bénédictions sous le dais nuptial. Meshullum brisa un verre pour rappeler que le bonheur est éphémère et que les Juifs ne doivent jamais oublier la destruction du temple de Jérusalem. Dès lors, ils étaient mari et femme ; la fête pouvait commencer. Au son d'une flûte, d'un fifre et d'un tambour, on chanta allègrement les paroles du Cantique des Cantiques :
Mon bien-aimé est descendu à son jardin,
Au parterre d'aromates
Pour faire paître son troupeau
Et pour cueillir des lis.
Les deux grands-pères, se tenant par le bras, unirent leurs doigts et se mirent à danser. La fête dura jusqu'aux premières heures du matin. Rob mangea trop de viande, de gâteaux, ce qui le fit trop boire. Il eut une nuit agitée et, songeant au jeune couple, il se demanda si la prodigieuse érudition de Meshullum l'avait bien préparé à apprécier sa chance.
Au réveil, il distingua des bruits liquides de goutte à goutte, de ruissellement, qui s'amplifièrent jusqu'au torrent : la neige et la glace fondaient et dévalaient les pentes des montagnes. C'était le printemps.
31. LE CHAMP DE BLÉ
APRÈS la mort de sa femme, Cullen avait annoncé à Mary qu'il porterait le deuil le reste de sa vie. Elle avait accepté, comme lui, de se vouer au noir et de renoncer aux plaisirs de la société. Mais au bout d'un an, le 18 mars, elle dit à son père qu'il était temps pour eux de revenir à la vie normale.
« Je garderai le deuil, dit-il.
« Moi pas », répliqua-t-elle et il acquiesça.
Elle avait apporté d'Ecosse une pièce de laine légère, faite de la toison de leurs moutons, et à Gabrovo elle se mit en quête d'une bonne couturière. Cette femme lui conseilla de teindre le tissu avant de le faire couper. Mais toutes les teintes que permettaient les bains à base de plantes lui semblèrent trop vives ou trop neutres et elle était lasse du brun.
« J'en ai porté toute ma vie », dit-elle à son père.
Le lendemain, il lui apporta un petit pot de pâte jaunâtre.
« C'est une teinture très coûteuse.
– Je n'aime pas beaucoup cette couleur », fit-elle prudemment.
James Cullen se mit à rire.
« On appelle cela du bleu indien. Il se dissout dans l'eau et il faut prendre bien garde de ne pas te tacher les mains. En sortant de ce bain jaune, l'étoffe change de couleur à l'air et la teinture se fixe rapidement. »
Le résultat fut un beau bleu profond, comme elle n'en avait jamais vu. La robe et le manteau que lui fit la couturière furent tels qu'elle les avait souhaités, mais elle les plia et les mit de côté jusqu'au 10 avril. Ce matin-là, des chasseurs vinrent annoncer que le passage dans la montagne était enfin ouvert. L'après-midi, les voyageurs qui avaient passé l'hiver à la campagne se hâtèrent de regagner la ville, où s'affairèrent une foule de gens pour essayer d'acheter des provisions. Mary donna de l'argent à la femme de l'aubergiste pour se faire monter de l'eau chaude à l'étage des chambres des femmes. Elle réussit à se laver les cheveux, puis tout le corps, s'habilla et sortit au soleil pour achever de se sécher en se coiffant avec un peigne de bois.
Dans la rue principale, encombrée de chevaux et de charrettes, une bande d'hommes avinés passaient au grand galop sans souci des dégâts qu'ils laissaient derrière eux. Un attelage s'était renversé, des hommes s'efforçaient de retenir leurs chevaux hennissants.
« Quels sont ces gens qui bouleversent la ville ? demanda Mary.
– Ils se disent chevaliers chrétiens, fit son père froidement. Ils sont plus de quatre-vingts Français, venus de Normandie, pour faire le pèlerinage de Palestine.
– Ils sont dangereux, madame, ajouta Sereny. Ils portent des cottes de mailles, leurs chariots sont pleins d'armures. Ils ne dessoûlent pas et mettent à mal les femmes. Restez près de nous, madame. »
Elle le remercia, mais elle n'entendait pas dépendre de son père et de Sereny sous prétexte que quatre-vingts brutes terrorisaient le bourg.
Les Cullen menèrent leurs bêtes dans un grand champ où se regroupait la caravane. Kerl Fritta, déjà devant sa table, travaillait activement aux inscriptions. Leur retour fut salué par les anciens qui avaient fait avec eux la première partie du voyage ; ils se trouvèrent vers le milieu de la colonne car beaucoup de nouveaux s'étaient rangés derrière eux.
Au crépuscule, Mary vit enfin arriver ceux qu'elle attendait : les cinq Juifs à cheval, puis la petite jument baie ; maître Cole conduisait la charrette bariolée et brusquement elle sentit battre son cœur. Egal à lui-même, Rob semblait heureux d'être revenu et salua les Cullen aussi chaleureusement que si elle et lui ne s'étaient pas quittés fâchés lors de leur dernière rencontre. Plus tard, ils échangèrent quelques propos de bon voisinage à propos d'approvisionnement. Avait-il seulement remarqué sa robe neuve ?
« C'est exactement la nuance de vos yeux », dit-il enfin.
Etait-ce un compliment ? Elle remercia sans en être sûre, et, voyant approcher son père, s'en alla à contrecœur auprès de Sereny qui montait la tente.
Fritta remit d'un jour le départ, espérant que les chevaliers normands quitteraient la ville avant lui. Ils avaient causé de graves désordres ; mieux valait les avoir devant soi que dans le dos. Mais les gens murmuraient et la caravane, enfin, s'ébranla pour sa dernière longue étape vers Constantinople. On passa le col entre les hautes montagnes ; de l'autre côté, le plat pays succéda aux collines. Il était clair que la porte des Balkans séparait deux contrées bien différentes : l'air devint plus doux, puis la chaleur augmenta d'heure en heure. A Gornya, les fermiers laissèrent les voyageurs camper dans les vergers, leur vendirent de l'alcool de prune, des oignons nouveaux et un lait fermenté si épais qu'on le mangeait à la cuiller.
Au petit matin, Mary entendit comme un roulement de tonnerre qui se rapprochait, bientôt mêlé de cris d'hommes et de hurlements sauvages. Sortant de la tente, elle aperçut la chatte du barbier, mobile sur la route, comme fascinée. Alors les chevaliers français passèrent au galop tels des démons de cauchemar, noyant tout d'un nuage gris. Mme Buffington n'était plus blanche : les sabots des chevaux l'avaient écrasée dans la poussière. Mary souleva le petit corps broyé.
« Vous allez tacher votre robe avec le sang », dit Cole brutalement.
Elle le vit soudain au-dessus d'elle, le visage pâle défait. Il prit la chatte, une bêche et quitta le camp. Elle ne s'approcha pas quand il revint mais lui trouva, de loin, les yeux rouges, sans s'étonner qu'il pût pleurer sur un chat. Malgré sa carrure et force, c'était son cœur vulnérable qui l'attirait.
Les jours suivants, elle se tint à l'écart. Le soleil devenait plus chaud chaque jour : ce n'était pas un temps à porter de la laine. Elle trouva dans ses vêtements d'été des tenues plus légères mais trop fragiles pour le voyage, et finit par enfiler une sorte de robe-sac sur une chemise de coton en nouant un cordon à la taille. Elle se coiffa d'un chapeau de cuir à large bord, bien que son nez et ses joues fussent déjà couverts de taches de rousseur.
Ce matin-là, comme elle était descendue de cheval pour marcher un peu, il lui sourit.
« Venez avec moi dans la charrette », dit-il.
Elle monta sans hésitation, profondément heureuse de s'asseoir près de lui. Alors, fouillant derrière le siège, il sortit lui aussi un chapeau de cuir, mais de ceux que portent les Juifs.
– Où avez-vous trouvé ça ?
– C'est leur saint homme, à Tryavna, qui me l'a donné. »
Ils virent Cullen leur jeter un regard noir et se mirent à rire.
« Je suis surpris qu'il vous laisse me rendre visite.
– Je l'ai persuadé que vous étiez inoffensif. »
Ils se regardèrent tout à leur aise. Rob avait un beau visage malgré son nez cassé et, dans les traits impassibles, la clef de son caractère était le regard ferme, profond, plus mûr que son âge. Elle y sentait une solitude qui répondait à la sienne.
« ... les hivers doivent être courts et doux car les récoltes sont en avance. »
Elle ne l'écoutait pas, refusant de rompre l'intimité qu'ils venaient de partager.
« Je vous ai détesté ce jour-là, à Gabrovo. »
Un autre aurait protesté ou souri, mais lui ne répondit pas.
« A cause de cette Slave. Comment avez-vous pu aller avec elle ? Je l'ai haïe, elle aussi.
– Ne gaspillez pas votre haine. Elle était pitoyable et je ne lui ai pas menti. Vous voir a tout gâché pour moi. »
Elle n'avait jamais douté qu'il lui dirait la vérité, et quelque chose de chaleureux et de triomphant grandit en elle comme une fleur. Ils pouvaient à présent parler de n'importe quoi, du voyage, du bois pour le feu... de tout sauf de la chatte blanche et d'eux-mêmes. Mais les yeux de Rob, en silence, lui disaient le reste.
De temps en temps, la caravane dépassait quelque troupeau et Cullen s'arrêtait pour interroger les propriétaires ; les bergers lui conseillaient toujours les merveilleux moutons d'Anatolie. Au début de mai, à une semaine de la Turquie, il ne cachait plus son excitation, alors que Mary, au contraire, mettait tous ses soins à ne pas lui montrer la sienne, craignant qu'il devine ses sentiments et lui interdise de voir Rob.
Un soir d'orage, Cole apporta un flacon d'eau-de-vie et les deux hommes ne tardèrent pas à s'entretenir cordialement de moutons ; Cullen parla de son pays, de la famille de sa femme et de la naissance de Mary, un soir de tonnerre et d'éclairs comme celui-ci, dans la maison de son grand-père Tedder à l'embouchure de la Clyde. Rob, attentif, posait des questions et Mary priait pour que son père ne voie pas, dans l'ombre, la main du barbier posée sur son bras nu.
Le 11 mai, Kerl Fritta décida une halte d'une journée pour réparer les charrettes et acheter des provisions chez les fermiers du voisinage. Cullen, impatient comme un enfant, voulut passer la rivière avec Sereny et aborder du côté turc. Une heure après son départ, Mary et Rob montaient à cru le cheval noir, loin du bruit et de la foule, Simon les avait aperçus et, poussant les autres du coude, il s'était mis à rire. Elle le remarqua à peine ; la tête lui tournait, peut-être à cause de ce soleil de feu. Les yeux fermés, serrant à pleins bras le torse d'homme pour ne pas tomber, elle se laissa aller contre son large dos.
Il n'y avait pas d'arbres alentour ni de paysans au travail car la moisson n'était pas mûre. Près d'un ruisseau, Rob attacha le cheval à un buisson et ils marchèrent pieds nus dans l'eau miroitante. De chaque côté, les hautes tiges d'un champ de blé ménageaient sur le sol une ombre fraîche.
« Viens, dit-il. C'est comme une grotte. » Et il s'y glissa comme un grand enfant.
Elle suivit plus lentement et, l'un contre l'autre, ils se regardèrent.
« Je ne veux pas, Rob... Embrasse-moi seulement, s'il te plaît. »
Elle voyait la déception dans ses yeux. Un baiser contraint, maladroit allait gâcher leur première intimité vraie.
« Je l'ai déjà fait... je n'aime pas, dit-elle très vite... Avec mon cousin à Kilmarnock. Il m'a fait horriblement mal. »
Et, après, il s'était moqué d'elle ! Rob lui baisait doucement les yeux, la bouche et, tandis qu'elle luttait contre ses mauvais souvenirs, il passa à d'autres caresses : il léchait l'intérieur de ses lèvres, prenait possession de sa langue. Puis il ouvrit son corsage, et elle eut un frisson.
« Je les veux », fit-il avidement et il enfouit son visage entre les seins lourds et fermes dont elle était fière et que l'excitation maintenant rosissait. Il les parcourait de caresses en cercles, jusqu'à la pointe qu'il faisait s'ériger entre ses lèvres.
Ses paumes n'avaient pas cessé de suivre les longues courbes de ses jambes, derrière les genoux, entre les cuisses, mais à l'instant où il la touchait au plus intime, elle se raidit et se refusa. Alors, prenant sa main et la guidant vers son propre corps, il lui fit un merveilleux cadeau, tel qu'elle n'en avait encore jamais vu, et qui la surprit par son ampleur. Elle osa le caresser et rit doucement de le voir frémir. C'était la chose la plus prodigieuse et la plus naturelle du monde !
Ainsi elle s'apprivoisait, ils se goûtaient l'un l'autre et leurs corps étaient deux fruits brûlants. Elle se laissa pénétrer par un doigt, deux doigts qui bientôt la firent haleter, les yeux clos et la bouche entrouverte. Puis ce fut son souffle chaud et sa langue, comme un poisson nageant dans la moiteur de son sexe, entre ces plis secrets qu'elle-même n'osait toucher.
« Comment pourrai-je regarder cet homme en face ? » se disait-elle. Mais cela aussi fut oublié. Elle l'avait pas repris ses sens qu'il était en elle. Ils étaient unis cette fois, et comme il bougeait lentement, elle sentit qu'ils s'accommodaient l'un à l'autre.
« Ça va ? demanda-t-il en retenant son mouvement.
– Oui », soupira-t-elle.
Et maintenant c'était son corps à elle qui allait au-devant de lui. Mais déjà il n'était plus maître de son rythme. Quel étrange emportement le précipitait en elle, pour enfin s'y répandre dans un spasme, en grondant !
Longtemps, bougeant à peine, ils restèrent silencieux à l'ombre des grands épis.
« Tu devrais aimer ça, dit-il..., comme une bière forte.
– Pourquoi l'aimons-nous ? Pourquoi les animaux aiment-ils ça ? »
Il parut surpris. Des années plus tard, elle comprendrait qu'il l'avait trouvée différente de toutes les filles qu'il avait connues. Lui aussi était différent des autres garçons.
« Tu t'es occupé de moi plus que de toi-même », lui dit-elle.
Elle lui caressa le visage et il retint sa main pour en baiser la paume.
« Beaucoup d'hommes ne sont pas comme ça, je le sais.
– Il faut l'oublier, maintenant, ce sacré cousin de Kilmarnock ! »
32. L'OFFRE
ROB se fit quelques clients parmi les nouveaux venus et s'amusa d'apprendre que Kerl Fritta se vantait d'avoir dans sa caravane un excellent barbier-chirurgien. Le Franc, hélas, était mort de sa tumeur, comme il l'avait prévu, au cours de l'hiver à Gabrovo. Il en parla avec Mary.
« J'aime soigner ce que je peux guérir : une fracture, une blessure ouverte... C'est le mystère que je déteste : ces maladies inexplicables qui défient tout traitement. Ah ! Mary, je ne sais rien. Mais ils n'ont que moi ! »
Sans bien comprendre tout ce qu'il voulait dire, elle essaya de le réconforter. Elle s'inquiétait de souffrir pendant ses règles, car sa mère, un été, avait vu les siennes tourner à l'hémorragie. Mary avait eu tant de chagrin de sa mort qu'elle ne pouvait même pas pleurer ; et maintenant elle craignait d'être atteinte à son tour.
« Ce n'étaient pas des pertes normales, mais quelque chose de plus grave, tu le sais bien », dit Rob, en posant sur son ventre une main apaisante et en la consolant avec des baisers.
Quelques jours plus tard, assis près d'elle dans la charrette, il lui raconta ce qu'il n'avait dit à personne : la mort de ses parents, la dispersion, puis la disparition des enfants. Elle se mit à pleurer ans pouvoir s'arrêter.
« Comme je t'aime ! soupira-t-elle.
– Je t'aime aussi, s'entendit-il répondre, pour la première fois de sa vie.
– Je voudrais ne jamais te quitter. »
En chemin, désormais, ils échangeaient de loin un signe secret : les doigts de la main droite effleurant les lèvres comme pour chasser un moucheron. Cullen buvait toujours et, quand elle le voyait lourdement endormi, Mary s'échappait pour retrouver son amant. C'était dangereux, disait Rob, car la nuit les sentinelles sont nerveuses. Mais elle n'en faisait qu'à sa tête et il en était très heureux. Elle apprenait vite et bientôt leurs corps n'eurent plus aucun secret l'un pour l'autre. Il cherchait avant tout à lui donner du plaisir, surpris et troublé de ce qui lui arrivait.
En Thrace, les pâturages remplacèrent les champs de blé, les troupeaux de moutons se multiplièrent et James Cullen revint à la vie. Il galopait sans cesse avec Seredy pour aller parler aux bergers. Un soir, il vint trouver Rob, s'assit devant le feu et toussota.
« Il ne faudrait pas croire que je suis aveugle.
– Je ne l'ai jamais pensé, dit le barbier avec respect.
– Parlons de ma fille. Elle est instruite, elle connaît le latin.
– Ma mère le savait, elle m'en a enseigné un peu.
– Mary le parle bien et c'est utile à l'étranger quand on a affaire aux fonctionnaires ou aux gens d'Eglise. Je l'avais envoyée chez les nonnes de Walkrirk, qui espéraient la garder. Mais, moi, je rêvais déjà à l'Orient et aux moutons. Je m'y connais en moutons. On a cru que je partais pour oublier mon chagrin, mais c'était plus que ça. »
Le silence s'épaissit entre eux.
« Tu as déjà été en Ecosse, mon gars ?
– Non. Je n'ai jamais dépassé le nord de l'Angleterre : les Cheviot.
– Ce n'est pas loin de la frontière, mais l'Ecosse c'est autre chose : plus haut, plus accidenté, avec des montagnes pleines de ruisseaux poissonneux et de l'eau partout pour nourrir les herbages. Notre domaine est dans les collines. Beaucoup de terre et de grands troupeaux. »
Il se tut un moment, comme pour chercher ses mots.
« Celui qui épousera Mary s'en occupera, s'il en est capable. Nous serons à Babaeski dans quatre jours, continua-t-il en se penchant vers Rob. Là, ma fille et moi nous quitterons la caravane pour obliquer vers la ville de Maikara, au sud, qui a un important marché de bétail ; je compte y acheter des moutons. Puis nous traverserons le plateau d'Anatolie, où je mets tous mes espoirs. Je serais heureux que tu nous accompagnes. »
Il examina Rob avec un soupir.
« Tu es fort et plein de santé. Tu as du courage, sinon tu ne te serais pas risqué si loin pour travailler et te faire une position dans le monde. Tu n'es pas ce que j'aurais choisi pour elle, mais c'est toi qu'elle veut. Je l'aime et je veux son bonheur car je n'ai qu'elle.
« Maître Cullen... », commença Rob, mais l'autre l'arrêta.
« Ce n'est pas une décision à prendre à la légère. Tu dois y réfléchir, mon garçon, ainsi que je l'ai fait moi-même. »
Cole remercia poliment, comme si on lui avait offert une pomme ou une sucrerie, et le père de Mary retourna à son campement.
Ce fut une nuit sans sommeil, passée à contempler le ciel. Il ne rencontrerait jamais une femme pareille – et qui l'aimait ! Et une terre, bon Dieu, une terre. On lui offrait une vie que son père n'aurait même pas rêvée pour lui : le travail et la subsistance assurés, le respect et la responsabilité. Des biens à transmettre aux fils. Une femme amoureuse, au point qu'il n'en revenait pas, et l'avenir d'un de ces rares privilégiés : ceux qui possèdent des terres.
Le lendemain, Mary vint pour lui couper les cheveux avec le rasoir de son père.
– Pas autour des oreilles.
– C'est justement là qu'ils sont le plus emmêlés, et pourquoi tu ne te rases pas ? Tu as l'air d'un vrai sauvage.
– Je m'occuperai de ma barbe quand elle sera lus longue... Tu sais que ton père est venu me parler ?
– Il m'avait parlé d'abord.
– Je n'irai pas avec vous à Malkara.
– Tu nous rejoindras ailleurs ?
– Non, dit-il, en faisant effort pour parler sans détours. Je vais en Perse, Mary.
– Tu ne veux pas de moi... »
Il comprit à son désarroi qu'elle n'avait pas revu ce refus.
« Si. Mais j'ai beaucoup réfléchi et ce n'est pas possible.
– Pourquoi ? Tu as une autre femme ?
– Non, non. Je vais à Ispahan, en Perse. Pas pour faire du commerce, comme je te l'ai dit, mais pour apprendre la médecine. »
Elle parut stupéfaite : que valait la médecine, en comparaison du domaine paternel ?
« Je veux être médecin, dit Rob, se sentant tout à coup comme honteux de lui-même sans savoir pourquoi.
– Ton métier ne te rend pas heureux, tu me l'as dit.
– C'est mon ignorance qui me tourmente. A Ispahan, j'apprendrai à aider ceux pour qui, jusqu'à présent, je ne peux rien.
– Je peux aller avec toi ? Mon père achètera ses moutons là-bas. »
Il fallait rester ferme, expliquer que l'Eglise interdit de fréquenter les écoles islamiques... Et, finalement, il lui dit tout.
« Tu seras damné ! s'écria-t-elle en pâlissant... Un Juif ! »
Elle essuya le rasoir et le rangea dans son étui.
« Tu comprends que je dois rester seul ?
– Ce que je comprends, c'est que tu es fou ! Je ne sais rien de toi... De toutes les femmes que tu as déjà abandonnées peut-être... Je pourrais tout dire à mon père, te faire condamner à mort en dénonçant le mauvais chrétien qui se moque de la sainte Église !
– Je t'ai dit la vérité. Je ne veux ni te tromper ni risquer ta vie. Tu dois agir de même avec moi.
– Je n'attendrai pas un médecin », dit-elle.
Il hocha la tête, furieux contre lui-même de l'amertume qu'il lisait dans ses yeux.
Toute la journée, elle se tint droite sur sa selle, sans se retourner. Le soir, il la vit s'entretenir longuement avec son père : elle lui faisait part évidemment de sa décision de ne pas se marier car, un peu plus tard, Cullen adressait au jeune Cole un sourire à la fois soulagé et triomphant. Puis il donna des ordres à Seredy, qui lui amena deux hommes à la tombée de la nuit. C'étaient sans doute des guides, turcs à en juger par leur costume, et le matin suivant, les Cullen étaient partis.
Rob était triste ; il se sentait un peu coupable, mais en même temps délivré. Au fond, était-ce bien la médecine qui avait emporté sa décision, ou avait-il aussi fui le mariage – comme le Barbier l'aurait fait ?
Quelque chose était mort. Quand il arriva à Babaeski, il imagina ce qu'aurait pu être son départ vers une nouvelle vie. Il ne pouvait oublier Mary. Mais le souvenir de James Cullen le consolait de la solitude : il avait échappé à un beau-père encombrant.
Deux jours plus tard, dans un paysage de vertes collines, il entendit une sorte de carillon, comme une musique d'anges, qui se rapprochait et il vit pour la première fois passer un convoi de chameaux. Chacun portait des clochettes qui accompagnaient en tintant le balancement de sa démarche. Ils étaient plus grands que Rob ne s'y attendait : plus hauts qu'un homme et plus longs qu'un cheval, avec une drôle de tête aux narines largement ouvertes, aux lèvres boudeuses et au regard glauque derrière de longs cils qui leur prêtaient un air étrangement féminin.
Ils étaient liés les uns aux autres et chargés d'énormes ballots attachés entre les deux bosses. Tous les sept ou huit chameaux, on voyait, perché sur les sacs, un chamelier maigre au teint basané vêtu d'un turban et d'un pagne déchiré. L'un d'eux, de temps en temps, pressait les bêtes d'un « Hut ! Hut ! Hut ! » dont apparemment elles ne se souciaient guère. Rob en compta près de trois cents jusqu'à ce que la fin du convoi s'efface au loin, avec le son de ses merveilleuses clochettes tintinnabulantes.
Après cette première image de l'Orient, les voyageurs se hâtèrent de traverser l'isthme étroit qui sépare la mer de Marmara et la mer Noire, comme l'expliqua Simon. Rob, bien qu'il ne pût voir l'eau, emplit ses poumons de cette senteur vivifiante qui lui rappelait son pays et réveillait son impatience. L'après-midi suivant, la caravane prenant de la hauteur, il vit à ses pieds Constantinople, telle une des villes de ses rêves.
33. LA DERNIÈRE CITÉ CHRÉTIENNE
LE fossé était large et, en franchissant le pont-levis, Rob aperçut dans l'eau verte des carpes grosses comme des cochons. Vers l'intérieur, un parapet de terre et, vingt-cinq pieds plus loin, un mur épais de pierre sombre de quelque cent pieds de haut, que des sentinelles arpentaient d'un créneau à autre. Cinquante pieds plus loin, un second mur, pareil au premier ! Constantinople était une forteresse à quatre lignes de défense.
Ils passèrent deux grandes portes ; celle du mur intérieur, à trois arches, était ornée d'une statue, un ancien empereur sans doute, et d'étranges animaux de bronze : massifs, avec de larges oreilles battant l'air, de petites queues derrière et de longues devant qui leur sortaient de la tête. Rob tint Cheval pour les regarder et Meir lui cria :
« Bouge ton cul, l'Angliche !
– Qu'est-ce que c'est ?
– Des éléphants. Tu n'en as jamais vu, pauvre étranger ? »
Kerl Fritta les mena au caravansérail, vaste cour où transitaient les voyageurs et les marchandises qui entraient dans la ville ou la quittaient ; il y avait des entrepôts, des enclos pour les bêtes et des logis pour les gens. En guide chevronné, il contourna la foule bruyante en direction des khans, cavernes creusées dans les collines pour abriter les caravanes. La plupart des voyageurs ne passeraient qu'un jour ou deux à se reposer, réparer les voitures ou échanger leurs chevaux contre des chameaux, puis ils prendraient la route romaine du sud vers Jérusalem.
« Nous partons dans quelques heures, dit Meir, car nous sommes à dix jours d'Angora et nous avons hâte de nous décharger de nos responsabilités. Quand tu voudras te mettre en route, ajouta Simon, va voir Zevi, le chef des caravanes d'ici. Depuis sa jeunesse, il a conduit des chameaux sur toutes les routes. Il est juif et homme de bien, dit-il fièrement. Il veillera à ce que tu voyages en sécurité. »
Rob prit congé de chacun.
« Adieu, mon gros Gershom, dont j'ai soigné la fesse ! Adieu, Judah, à la barbe noire et au nez pointu ! Bon voyage, mon petit Tuveh ! Merci à toi, Meir ! Merci, merci à toi, Simon ! »
Il les quittait à regret car ils lui avaient témoigné de l'amitié. Et puis il perdait le livre qui l'avait introduit à la langue persane.
Resté seul, il parcourut Constantinople, cité immense, plus peut-être que Londres. De loin, elle semblait flotter dans l'air chaud et limpide, entre le bleu sombre des remparts et les bleus différents du ciel et de la mer de Marmara. Partout, des églises de pierre dominaient les rues étroites encombrées d'une foule de cavaliers aux montures diverses et de voitures de toute espèce. De robustes porteurs vêtus de brun étaient chargés d'incroyables fardeaux, posés sur leur dos ou en équilibre sur leur tête.
Il s'arrêta devant la statue de Constantin le Grand, premier empereur romain converti au christianisme, qui avait conquis Byzance sur les Grecs et en avait fait le joyau du christianisme en Orient. Plus loin, Rob découvrit tout un quartier de petites maisons de bois, à étages et balcons, qui lui rappela l'Angleterre. Cette ville cosmopolite, charnière entre deux continents, possédait un quartier grec, un marché arménien, un secteur juif, et brusquement, après tant de charabias incompréhensibles, il entendit des mots persans.
Aussitôt, il se fit indiquer une bonne écurie, chez un nommé Ghiz à qui il pourrait laisser sa jument. Elle l'avait bien servi et méritait maintenant repos et abondance de grain. L'homme lui proposa une chambre dans sa propre maison, en haut du « chemin des 329 marches. » Propre et claire, elle valait ascension. Il regarda par la fenêtre le Bosphore où fleurissaient les voiles, plus loin les coupoles et les minarets aigus comme des lances, et il comprit que les puissantes fortifications étaient la défense de la chrétienté contre l'islam. A quelques pieds de fenêtre finissait le territoire de la Croix. Au-delà du détroit, commençait celui du Croissant.
Cette nuit-là il rêva de Mary. Au réveil, fuyant sa chambre, il trouva des bains publics où, après une douche rapide, il se prélassa comme un Césac dans la chaleur du tepidarium. Affamé et plus optimiste, il s'en fut au marché juif acheter des petits poissons frits et une grappe de raisin noir, qu'il mangea tout en cherchant ce dont il avait besoin.
On vendait un peu partout des tsisith, ces dessus qui permettaient aux Juifs, avait expliqué Simon, de respecter la prescription biblique, leur faisant une obligation de porter toujours des franges au bas de leurs vêtements. Chez un marchand juif qui parlait persan, il prétendit en acheter un pour un ami de sa taille, ce dont l'autre se moquait bien. Il n'osa pas non plus tout prendre au même endroit et retourna aux écuries voir si Cheval était bonnes mains.
« Vous avez une belle voiture, lui dit Ghiz. Je l'achèterais volontiers.
– Elle n'est pas à vendre.
– Dommage d'atteler une bête si misérable à une charrette comme ça qui n'a besoin que d'un coup de peinture. Vous aurez du mal à vous en débarrasser.
– Elle n'est pas à vendre non plus. »
Rob avait vu tout de suite que Ghiz feignait de vouloir la charrette pour cacher son envie de la jument. Il réprima un sourire à l'idée que cette pauvre ruse s'adressait à un professionnel ; ayant la voiture sous la main, il s'amusa, pendant que l'homme était occupé ailleurs, à lui préparer quelques tours de sa façon. Il lui tira une pièce d'argent de l'œil gauche, escamota une balle sous un foulard qu'il fit changer trois fois de couleur et lui offrit enfin, comme à une fille rougissante, du ruban tiré de ses lèvres.
Le maître d'écurie, fasciné, invoquait Allah et son Prophète. Rob aurait pu lui vendre n'importe quoi.
Au repas du soir, on lui servit une boisson brune, épaisse, écœurante et il en offrit à un prêtre assis à la table voisine ; vêtu, selon l'usage du pays, d'une longue robe noire et d'un haut chapeau cylindrique aux bords étroits, c'était un homme rougeaud aux yeux écarquillés, désireux de mettre à l'épreuve sur un Européen sa connaissance des langues occidentales. Ne sachant pas l'anglais, il essaya le normand, le franc ; enfin, ils s'entretinrent en persan. C'était un prêtre grec, le père Tamas. L'alcool le mit de bonne humeur et il le but à grands traits.
« Vous comptez vous établir à Constantinople, maître Cole ?
– Non. Je pars pour l'Orient dans l'espoir d'y trouver des herbes médicinales à rapporter en Angleterre. »
Le prêtre lui conseilla de hâter son voyage car le Seigneur, disait-il, avait ordonné une juste guerre entre la seule Eglise véritable et le sauvage musulman. Il fallait, avant de partir, voir absolument Sainte-Sophie, la plus belle église du monde. L'empereur Constantin lui-même, qui l'avait fait édifier, était tombé à genoux en y entrant pour la première fois : « J'ai fait mieux que Salomon ! » s'était-il écrié.
« Ce n'est pas sans raison que le chef de l'Eglise s'est établi dans cette magnifique cathédrale.
– Le pape Jean a-t-il quitté Rome ? demanda Rob, surpris.
– Jean XIX reste le patriarche de l'Eglise chrétienne de Rome. Mais Alexis IV est celui de l'Eglise chrétienne de Constantinople. Il est ici notre seul pasteur », dit froidement le père Tamas.
Le lendemain matin, Rob retourna aux bains d'Auguste, déjeuna dans la rue de pain et de prunes fraîches, puis alla au marché choisir avec le plus grand soin un châle de prière à franges, des phylactères et deux grands caftans.
Quittant le bazar par une rue qu'il ne connaissait pas, il se trouva près de Sainte-Sophie dont il franchit les portes monumentales. Dans cet espace immense admirablement proportionné, de pilier en arc, d'arc en voûte, de voûte en coupole, les milliers de flammes des lampes à huile se reflétaient sur l'or des icônes, les murs de marbres précieux, le brocart des chasubles. La nef était presque vide. Il s'assit sous un christ torturé dont il sentit le regard le pénétrer. Curieusement, sa trahison calculée réveillait en lui un sentiment religieux. Il se leva et, debout, en silence, il affronta ce regard.
« Il faut que je le fasse. Mais je ne t'abandonne pas », dit-il à haute voix.
De retour dans sa chambre, en haut de la colline, il posa sur la table le petit carré de métal poli qui lui servait de miroir ; puis il coupa ses cheveux longs et emmêlés au-dessus des oreilles en ne laissant que les boucles rituelles, les peoth. Il se dévêtit et enfila le tsitsith avec une vague inquiétude : il lui semblait que les franges rampaient contre sa peau. Le caftan noir était moins impressionnant, ce n'était qu'un manteau long : rien de religieux. La barbe était encore clairsemée. Il arrangea les boucles sous le chapeau en forme de cloche, qui heureusement, semblait déjà vieux et usagé.
Il lui fallait un nom. « Reuven »n'avait été à Tryavna qu'une caricature hébraïque de son identité de goy.
Jesse... Un nom qui lui rappelait les lectures à haute voix que Mam lui faisait de la Bible. Un nom fort, avec lequel on pouvait vivre : le nom du père du roi David. Puis il choisit Benjamin comme patronyme, en l'honneur de Merlin, qui lui avait appris ce qu'un médecin pouvait être. Il dirait qu'il venait de Leeds, car il se rappelait très précisément les maisons juives de là-bas.
Dans la rue, il eut envie de fuir en voyant trois prêtres marcher à sa rencontre ; l'un d'eux était le père Tamas. Ils allaient tous trois d'un pas lent, noirs comme des corbeaux et absorbés dans leur conversation. Rob se força à avancer et dit en les croisant :
« La paix soit avec vous. »
Le prêtre grec jeta au Juif un regard méprisant sans répondre à son salut. Calme et confiant, désormais, Jesse ben Benjamin de Leeds sourit et continua son chemin à grands pas, la main contre sa joue droite, comme le rabbenu de Tryavna quand il se promenait, perdu dans ses pensées.
TROISIÈME PARTIE
Ispahan
34. LA DERNIÈRE ÉTAPE
MALGRÉ sa nouvelle apparence, Jesse se sentait encore Rob J. Cole en se rendant au caravansérail à midi. Un important convoi préparait son départ pour Jérusalem et la grande cour n'était qu'un désordre de chameaux, d'ânes et de voitures, où se répondaient les cris des bêtes et des humains qui protestaient les uns contre les autres. Quelques chevaliers normands monopolisaient la zone d'ombre au nord des entrepôts ; vautrés par terre, ivres morts, ils insultaient les passants.
Rob, assis sur un ballot de tapis de prière, observait le chef des caravanes : un robuste Turc coiffé d'un turban noir, sur des cheveux grisonnants qui avaient dû être roux. Simon lui avait dit grand bien de ce Zevi qui, en effet, semblait avoir l'œil à tout, gourmandait les chameliers, réglait les différends entre marchands et transporteurs, conférant sur la route à suivre avec le maître de caravane, contrôlant les bons de chargement.
Un Persan s'approcha, un petit homme aux joues creuses, à la barbe ponctuée de restes du gruau matinal, coiffé d'un turban orange, sale et trop étroit pour son crâne.
« Où vas-tu, l'Hébreu ?
– J'espère partir bientôt pour Ispahan.
– Ah ! La Perse ? Tu veux un guide, effendi ? Je suis né à Qum, près d'Ispahan, et je connais chaque pierre et chaque buisson de la route. Les autres te feront faire le détour par la côte, puis à travers les montagnes persanes. Ils ont peur du raccourci par le grand désert salé. Moi, je te le ferai traverser par les points d'eau, en évitant les brigands. »
Rob fut tenté d'accepter et de partir sur-le-champ en se rappelant les bons services de Charbonneau. Mais il y avait dans cet homme quelque chose de fuyant, et il refusa d'un signe de tête.
Peu de temps après, un des nobles pèlerins passa près de là et, titubant, tomba sur lui.
« Sale Juif ! » dit-il et il cracha.
Rob se leva, rouge de colère ; le Normand empoignait déjà son épée quand Zevi apparut soudain.
« Mille pardons, monseigneur ! Je vais m'occuper de celui-ci », dit-il au chevalier, puis il s'éloigna en poussant devant lui le barbier stupéfait qui écouta sans comprendre le déluge verbal de Zevi.
« Je ne parle pas bien la Langue, et je n'avais pas besoin de ton aide, dit-il, cherchant ses mots en persan.
– Vraiment ? Eh bien, tu serais mort, jeune bœuf.
– C'était mon affaire !
– Non et non ! Dans un endroit bourré de musulmans et de chrétiens soûls, tuer un seul Juif c'est comme manger une seule datte : ils en auraient profité pour massacrer le plus possible des nôtres, et ça, ça me regarde ! Qu'est-ce que c'est que ce Yahud qui parle persan comme un chameau, ignore sa propre langue et cherche la bagarre... ? Comment t'appelles-tu et d'où viens-tu ?
– Je suis Jesse, fils de Benjamin, et je viens de Leeds.
– Où c'est ça, Leeds ?
– En Angleterre.
– Un Inghiliz ! Je n'avais encore jamais vu un Juif anglais.
– Nous sommes peu nombreux et dispersés. Il n'y a pas de communauté, là-bas ; ni rabbenu, ni synagogue, ni maison d'étude. Nous entendons rarement la Langue, c'est pourquoi j'en sais si peu.
– Dommage d'élever ses enfants là où ils ne sentent pas la présence de leur Dieu et où ils n'entendent pas leur langue, soupira Zevi. C'est dur d'être juif. »
Il hocha la tête quand Rob lui demanda s'il connaissait une grande caravane bien armée en partance pour Ispahan.
« Un guide m'a fait des propositions.
– Un salaud de Persan, avec un petit turban et une barbe sale ? Il t'aurait mené tout droit chez les brigands. Et tu te serais retrouvé couché dans le désert, la gorge ouverte et dépouillé de tout. Il vaut mieux te joindre à une caravane de notre peuple... Reb Lonzano, dit-il après avoir longuement réfléchi. C'est peut-être la bonne solution. »
Comme on l'appelait pour une bagarre de chameliers, il lui donna rendez-vous en fin d'après-midi.
Rob le trouva dans la cabane qui lui servait de retraite au caravansérail, avec trois marchands juifs de Mascate. Ils retournaient chez eux dans le golfe Persique. Reb Lonzano était le chef ; il avait encore la barbe et les cheveux bruns mais ses rides et son regard sérieux le vieillissaient. Loeb ben Kohen et Aryen Askari, plus jeunes et hâlés comme les gens qui voyagent, attendaient le verdict de leur aîné.
« Ce malheureux, dit Zevi, a été élevé comme un goy, ignorant, dans une lointaine terre chrétienne, et il a besoin qu'on lui prouve que les Juifs peuvent s'entraider.
– Que vas-tu faire à Ispahan ? demanda Lonzano.
– Je vais étudier pour devenir médecin.
– Ah oui ! Le cousin de Reb Aryeh est étudiant à la madrassa d'Ispahan. »
Reb aurait aimé en savoir davantage, mais ce n'était pas le moment.
« Peux-tu payer ta part dans les frais du voyage ? Partager le travail et les responsabilités ?
– Oui, absolument. De quoi fais-tu commerce, Reb Lonzano ?
– Les perles, répondit de mauvaise grâce le chef, qui tenait manifestement à garder l'initiative des questions.
– Quelle est l'importance de votre caravane ?
– Nous sommes la caravane », dit Lonzano, avec aux coins de la bouche l'ombre d'un sourire.
Rob n'en revenait pas. Il se tourna vers Zevi.
« Comment trois hommes peuvent-ils m'assurer une protection contre les bandits et tous les autres périls ?
– Ecoute-moi, ce sont de vrais voyageurs. Ils savent quand il faut ou non prendre des risques, quand il faut se terrer, où trouver aide et assistance tout le long du chemin. Et toi, ami, qu'en dis-tu ? continua Zevi en s'adressant à Lonzano. Le prends-tu avec vous ou non ? »
Le Juif regarda ses deux compagnons, toujours impassibles et silencieux, mais sans doute s'étaient-ils mis d'accord puisqu'il hocha la tête.
« Parfait. Sois le bienvenu. Nous partons demain à l'aube, de la cale du Bosphore.
– J'y serai avec ma jument et ma charrette. »
Aryeh renifla, Loeb soupira et leur aîné fut catégorique :
« Ni charrette ni cheval. Nous traversons la mer noire dans de petits bateaux pour éviter la route de terre, longue et dangereuse.
– Ils t'acceptent, c'est une chance ! dit Zevi en osant la main sur le genou de Rob. Vends la voiture et la jument. »
l fallut bien se décider.
« Mazel ! » s'écria Zevi satisfait, et il leur versa du vin rouge de Turquie pour sceller l'accord.
En voyant arriver son client à l'écurie, Ghiz n'en crut pas ses yeux. Ce magicien était capable de toutes les métamorphoses ?
« Vous êtes Yahud ?
– Oui, et j'ai changé d'avis : je vends la voiture. »
Le Persan, maussade, fit une offre dérisoire. « Non, j'en veux un bon prix.
– Alors vous pouvez la garder... Mais si vous vouliez vendre la jument...
– Je vous en fais cadeau. »
L'homme, sourcils froncés, cherchait à deviner le piège.
« Il faut payer cher la charrette et je donne la jument. »
Il alla pour la dernière fois frotter les naseaux de Cheval en la remerciant silencieusement de ses loyaux services.
« Retiens ceci, dit-il à Ghiz : cette bête est courageuse, mais elle doit être bien nourrie et bien soignée. Si à mon retour je la trouve en bonne santé, tout ira bien, sinon... »
Le maître d'écurie pâlit sous son regard et détourna les yeux.
« Je la traiterai bien, l'Hébreu, très bien ! »
Cette charrette, qui avait été son foyer pendant tant d'années, c'était maintenant le dernier souvenir du Barbier. Il laissa presque tout le chargement – une aubaine pour Ghiz –, ne prenant que les instruments de chirurgie, ses armes, un assortiment d'herbes médicinales et quelques autres objets. Il pensait avoir été raisonnable, mais le lendemain matin, dans les rues obscures, son grand sac de toile lui parut encore lourd à porter, et quand il arriva, dès l'aube, à la cale, Lonzano fit la grimace en voyant le volumineux bagage.
On traversa le détroit sur une sorte de yole, qui n'était guère qu'un tronc creusé, frotté d'huile, équipé d'une seule paire de rames aux mains d'un gars apathique. De l'autre côté : Uskudar, une agglomération de huttes le long du front de mer, avec toutes sortes de bateaux au mouillage. Rob, consterné, apprit qu'il y avait une heure de marche d'ici la crique où ils embarqueraient. Il remit donc le sac à l'épaule et suivit les autres.
« Zevi m'a raconté ce qui était arrivé avec le Normand. Il faut te maîtriser, sinon tu nous mets en danger.
– Oui, Reb Lonzano. »
Il finit par poser son ballot avec un soupir.
« Ça ne va pas, Inghiliz ? »
La sueur lui coulait dans les yeux. Il secoua la tête, et rechargea le sac sur son épaule douloureuse. Puis, repensant à Zevi, il sourit.
« C'est dur d'être juif », dit-il.
Dans une crique déserte, il découvrit enfin un bateau trapu, avec un mât et trois voiles, une grande et deux petites. Ilias, le capitaine, était un Grec brèche-dent, blond, au sourire éclatant dans un visage bruni par le soleil. Rob le jugea malavisé en affaires car il avait déjà à son bord neuf épouvantails au crâne rasé, sans cils ni sourcils.
« Des derviches, grommela Lonzano. Des moines mendiants musulmans. »
Ils étaient vêtus de loques crasseuses. Un gobelet pendait à la corde qui leur servait de ceinture. Chacun portait au front un cercle noir, comme un cal : la zabiba, marque des musulmans pieux qui pressent cinq fois par jour leur front contre le sol. L'un d'eux, le chef peut-être, salua, les mains sur sa poitrine.
« Salaam.
– Salaam aleikhem », dit Lonzano en lui rendant son salut.
Ils montèrent sur le bateau par une échelle de corde, avec l'aide de l'équipage, deux jeunes garçons en pagne. Il n'y avait pas de pont et la cargaison de bois, de sel et de poix laissait peu de place aux passagers, qui se trouvèrent serrés comme des harengs. Aussitôt levé les deux ancres, les derviches se mirent à brailler. Leur chef, Dedeh, lançait vers le ciel un « Allah Ek-beeer » qui semblait planer sur la mer, et les autres répondaient en chœur : « La ilah illallah ! »
Le bateau s'éloigna de la rive, déploya au vent ses voiles claquantes et mit le camp sur l'est, à une allure régulière.
Rob était coincé entre Reb Lonzano et un derviche maigrichon qui lui sourit et, sortant d'un sac quatre vieux morceaux de pain, les distribua aux Juifs.
« Remercie-le pour moi, dit Rob à Lonzano, je n'en veux pas.
– Il faut accepter, sinon c'est une offense.
– C'est un excellent pain, on le fait avec une farine spéciale », expliquait en persan le jeune religieux, les regardant manger ce qui avait le goût d'un concentré de sueur.
Puis il ferma les yeux, s'endormit et ronfla. Rob y vit une preuve de sagesse car ce voyage était mortellement ennuyeux. Pourtant, les sujets de réflexion ne manquaient pas. Pourquoi longeait-on la côte de si près ?
« Ils ne peuvent pas nous rattraper dans ces eaux peu profondes, dit Ilias en montrant au loin de petits nuages blancs, qui étaient les larges voiles d'un navire. Des pirates, continua le Grec. Ils espèrent peut-être que le vent nous déportera vers le large. Alors ils nous tueraient pour prendre ma cargaison et votre argent. «
Plus le soleil montait, plus l'odeur des corps malpropres devenait incommodante malgré la brise marine. Les moines mendiants avaient pourtant un avantage : cinq fois par jour, le capitaine revenait vers le rivage pour leur permettre de se prosterner dans la direction de La Mecque. Les autres en profitaient pour prendre à terre un repas rapide ou vider derrière buissons et dunes leurs vessies et leurs entrailles. Rob sentait sa peau d'Anglais, pourtant faite aux intempéries, tourner au cuir sous l'effet du soleil et du sel.
Les Juifs priaient sur le bateau et, comme eux, il mettait chaque matin ses tefillim, ainsi qu'il l'avait vu faire à Tryavna, en espérant que son ignorance passerait inaperçue.
« Pourquoi enroules-tu du cuir autour de tes bras le matin ? lui demanda Melk, le jeune derviche.
– C'est un commandement du Seigneur, inscrit dans le Deutéronome.
– Et pourquoi couvres-tu tes épaules d'un châle, quelquefois, pour prier ?
– Parce que l'Ineffable, béni soit-Il, nous a ordonné de le faire », répondait-il gravement, malgré son angoisse d'en savoir si peu.
Malek l'écoutait, hochait la tête avec un sourire, et Rob, en se retournant, surprenait le regard de Reb Lonzano qui l'observait, de ses yeux aux lourdes paupières.
35. LE SEL
LES deux premiers jours furent calmes, mais le troisième, le vent fraîchit et la mer devint plus forte. Ilias maintenait habilement le cap malgré les pirates et la houle. Au coucher du soleil, Rob s'inquiéta de formes sombres qui montaient des eaux couleur de sang et tournaient en bondissant autour du bateau, mais le Grec se mit à rire : c'était, dit-il, des marsouins, créatures inoffensives et joueuses.
A l'aube, le barbier retrouva le mal de mer comme une vieille connaissance et ses haut-le-cœur contaminant les marins eux-mêmes, on n'entendit plus à bord qu'un chœur de malades suppliant Dieu dans toutes les langues d'abréger leurs souffrances. Rob demandait qu'on l'abandonne sur le rivage mais Lonzano secoua la tête : plus de haltes sur cette côte où les Turcomans tuent les étrangers ou les réduisent en esclavage. Son cousin, qui tenait avec ses deux fils une caravane de blé, avait été pris ; ligotés et enterrés jusqu'au cou dans leur propre grain, ils étaient morts de faim et leur famille avait dû racheter les cadavres pour leur donner une sépulture.
Après quatre jours interminables, Ilias aborda dans un petit port peu accueillant : Rize, une quarantaine de maisons faites de bois ou d'argile séchée au soleil. Les derviches crièrent « Imshallah ! », Dedeh salua Lonzano, Malek sourit à Rob et ils s'en allèrent. Les Juifs se mirent en chemin comme des gens qui savent où ils vont. Des chiens aboyaient sur leur passage, des enfants aux yeux malades gloussaient, une femme misérable cuisinait en plein air, un vieux cracha derrière eux.
« Leur principal commerce est la vente des animaux aux voyageurs qui débarquent pour continuer par les montagnes. Loeb s'y connaît parfaitement, il suffit de lui donner l'argent, il achètera pour nous tous », dit Lonzano.
Ils arrivèrent à une cabane près d'un vaste enclos où étaient parqués des ânes et des mules. Le vendeur, un borgne à qui manquaient deux doigts de la main gauche, amenait les bêtes par le licol. Loeb ne marchandait ni ne discutait ; regardant à peine le troupeau, il s'arrêtait de temps en temps pour examiner les yeux, les dents, les garrots et les jarrets. Il n'acheta qu'une mule et le marchand se rebiffa devant son offre médiocre, mais, voyant le client s'éloigner avec un haussement d'épaules, il le retint et accepta son argent.
Ils achetèrent ailleurs trois animaux et le troisième vendeur qu'ils visitèrent, regardant longuement leurs montures, proposa lui-même son choix : il avait compris qu'il avait affaire à des connaisseurs. Ainsi, ils eurent chacun un petit âne robuste et une solide mule de bât.
Lonzano ayant annoncé que, si tout allait bien, il ne restait plus qu'un mois de voyage avant Ispahan, Rob reprit courage. Ils traversèrent la plaine côtière en une journée et les premières collines en trois jours avant d'aborder les hauteurs. Il aimait les montagnes mais celles-ci semblaient arides et rocheuses.
« A part les inondations brusques et dangereuses du printemps, l'eau manque ici presque toute l'année ; les lacs sont salés, mais nous savons où trouver de l'eau douce. »
Après la prière du matin, Aryeh cracha en jetant à Rob un regard de mépris.
« Tu n'es qu'un ignorant, un goy stupide.
– C'est toi qui es stupide. Tu parles comme un porc, lui dit Lonzano.
– Il ne sait même pas poser les tefillim !
– Il a grandi parmi les étrangers et, s'il ne sait pas, c'est l'occasion de lui apprendre. Moi, Reb Lonzano ben Ezra ha-Levi de Mascate, je lui enseignerai certaines coutumes des siens. »
Il lui montra en effet comment placer les phylactères. Il fallait enrouler trois fois le cuir en haut du bras, pour former la lettre hébraïque shin, puis sept fois autour de l'avant-bras, de la main et des doigts pour les lettres dalet et yud, ce qui donnait le mot Shaddai, l'un des sept noms de l'Ineffable. On y ajoutait des prières, entre autres un passage d'Osée : « Et Je te lierai à Moi pour toujours... dans la justice et la vérité, l'amour et la compassion. Tu Me seras uni dans la fidélité et tu connaîtras ton Seigneur. »
Comment répéter ces mots sans trembler, quand on a promis de rester fidèle en prenant l'apparence d'un Juif ? Mais le Christ n'avait-il pas été juif ? Il avait sans doute des milliers de fois posé les phylactères en disant les mêmes prières ?
Le cœur plus léger, Rob remarqua que sa main devenait violette sous la pression du cuir ; le sang était retenu dans les doigts par un bandage serré. Mais d'où venait-il, et où allait-il en quittant la main quand le lien se relâchait ?
« Autre chose, dit Lonzano en retirant ses phylactères, tu ne dois pas négliger de chercher le secours divin sous prétexte que tu ne connais pas la Langue. Il est écrit que celui qui ne sait pas les formules peut au moins penser au Tout-Puissant. Cela aussi est une prière. »
Les grands pieds de Rob traînaient presque par terre mais le petit âne n'en supportait pas moins son poids et se montrait parfaitement adapté à la montagne. Lonzano ne cessait de presser sa monture avec une baguette épineuse.
« Pourquoi tant de hâte ? »
Ce fut Loeb qui répondit.
« Il y a par ici des brigands qui tuent les voyageurs, les Juifs surtout, qu'ils détestent particulièrement. »
Ils connaissaient le chemin par cœur. Sans eux, jamais Rob n'aurait pu survivre dans cette région étrangère et hostile. La piste montait et descendait à pic, serpentant à travers les chaînes ténébreuses de la Turquie orientale. Le cinquième jour, en fin d'après-midi, ils atteignirent une rivière au cours tranquille entre des rives rocailleuses. C'était la Coruh, dit Aryeh, mais quand Rob voulut y remplir sa gourde, son compagnon l'arrêta, l'informant avec agacement que l'eau était salée, comme s'il avait dû le savoir. Plus tard, à un détour de la route, ils aperçurent des chèvres et leur berger qui s'enfuit aussitôt.
« Faut-il le poursuivre ? Il va peut-être prévenir des brigands ?
– C'est un jeune Juif, dit Lonzano tranquillement. Nous arrivons à Bayburt. »
Le village comptait moins de cent habitants, dont un tiers de Juifs environ. Ils vivaient à l'abri d'une haute et forte muraille bâtie dans le roc au flanc de la montagne. La porte de la ville s'ouvrit pour les laisser passer et se referma immédiatement derrière eux.
« Shalom », dit le rabbenu sans montrer de surprise. C'était un petit homme barbu à l'expression nostalgique.
A Tryavna, on avait expliqué à Rob l'organisation juive des voyages ; cette fois, il en bénéficiait directement : on s'occupait de leurs bêtes, on rinçait leurs gourdes avant de les remplir d'eau douce au puits de la ville ; des femmes apportaient les linges mouillés pour qu'ils se rafraîchissent, et ils eurent du pain frais, de la soupe et du vin avant le rejoindre les hommes à la synagogue. Après les prières, ils se réunirent avec quelques chefs de la ville.
« Ton visage m'est familier, non ? dit le rabbenu à Lonzano.
– J'ai déjà goûté votre hospitalité il y a six ans avec mon frère Abraham et notre père Jeremiah ben Label, qui nous a quittés voici quatre ans : une égratignure au bras s'est infectée et l'a empoisonné. La volonté du Très-Haut.
– Qu'il repose en paix », fit le rabbenu avec un soupir.
Un autre l'avait connu à Mascate, ayant vécu dans sa famille dix ans plus tôt, et lui demanda des nouvelles de son oncle Issachar.
– Il se portait bien quand j'ai quitté Mascate, répondit Lonzano.
– Bien, reprit le rabbenu. La route d'Erzeroum est aux mains de bandits turcs. La peste les emporte ! Ils tuent et rançonnent à leur gré. Vous les éviterez en prenant une petite piste en altitude ; un de nos garçons vous accompagnera. »
Ils quittèrent Bayburt au petit matin par un chemin étroit et caillouteux qui surplombait des précipices et le guide les laissa sains et saufs à la grand-route. La nuit suivante, ils étaient à Karakose, où une douzaine de familles juives, de riches commerçants, vivaient sous la protection d'un puissant chef de guerre, dont le château dominait la ville. On montait l'eau à dos d'âne jusqu'à la forteresse et les citernes étaient toujours pleines en prévision d'un siège. En échange de sa protection, les Juifs devaient fournir de riz et de millet les magasins du seigneur Ali ul Hamid. Rob et ses compagnons quittèrent sans regret un lieu où la sécurité dépendait du caprice d'un homme puissant.
Ils traversaient une région dangereuse et rude, mais le réseau de solidarité était efficace : chaque soir, ils trouvaient de l'eau douce, une nourriture saine et un abri, avec des conseils pour l'itinéraire suivant. Le visage de Lonzano perdait peu à peu son expression soucieuse. Un vendredi après-midi, ils arrivèrent à Igdir, un petit village à flanc de montagne, et y séjournèrent un jour de plus pour ne pas voyager pendant le sabbat. Ils se délectèrent de cerises noires et de gelée de coings. Aryeh lui-même était plus détendu et Loeb expliqua à Rob le langage par signes dont les marchands juifs usaient en Orient pour conduire leurs négociations sans le secours de la parole.
« On le fait avec les mains : un doigt tendu signifie dix, plié, cinq ; tenu de manière à n'en montrer que le bout, cela fait un ; la main entière compte pour cent et le poing fermé pour mille. »
Le matin où ils quittèrent Igdir, ils chevauchèrent côte à côte, marchandant en silence avec leurs mains, négociant des cargaisons imaginaires, achetant et vendant des épices, de l'or, des royaumes...
« Nous ne sommes pas loin du mont Ararat », dit Aryeh.
Rob observait le paysage aride, hostile, montagneux.
« Qu'est-ce que Noé a bien pu penser en quittant l'arche ? » demanda-t-il, et Aryeh haussa les épaules.
A Nazik, ils furent retardés par un mariage turc. La communauté juive était établie dans un grand défilé rocheux et comptait quatre-vingt-quatre habitants au milieu d'Anatoliens peut-être trente fois plus nombreux.
« Nous n'osons pas quitter notre quartier, dirent-ils. La fête est commencée et les Turcs sont très excités. »
Ils restèrent enfermés quatre jours. La nourriture ne manquait pas et il y avait un bon puits. Les voyageurs dormirent sur de la paille propre dans une grange, fraîche malgré le soleil ardent. Ils entendaient, venant de la ville, des bruits de bagarre et de festivités d'ivrognes. Il plut une bordée de pierres lancées de l'autre côté du mur sur le quartier juif, mais personne ne fut blessé. Le calme revenu, un des fils du rabbenu s'aventura chez les Turcs : leur fête sauvage les avait épuisés.
Il fallut ensuite traverser une région sans colonie juive ni protection. Le troisième matin après le départ de Nazik, ils descendirent de leurs ânes au bord d'une grande étendue d'eau bordée d'une boue blanche et craquelée.
« C'est le lac Urmiya, dit Lonzano. Il est salé et peu profond. Au printemps, les ruisseaux charrient les minéraux jusqu'ici du haut des montagnes, mais aucun cours d'eau ne vide le lac, et quand le soleil d'été l'assèche, le sel se dépose au bord, mets-en une pincée sur ta langue. »
Rob goûta, prudemment, et fit la grimace.
– Tu as goûté la Perse, dit Lonzano en riant.
– Nous sommes en Perse ?
– Oui. C'est la frontière. »
Rob était déçu. Un si long voyage pour... ça !
« Ne t'inquiète pas. Tu vas adorer Ispahan, j'en suis sûr. Repartons, nous avons beaucoup de chemin à faire. »
Mais le barbier tint d'abord à pisser dans le lac Urmiya, pour ajouter sa « cuvée spéciale » anglaise au sel persan.
36. LE CHASSEUR
ARYEH ne cachait pas son hostilité. Il surveillait ses paroles devant Lonzano et Loeb, mais dès qu'ils ne pouvaient plus l'entendre, ses remarques à l'égard de Rob devenaient franchement désagréables. Le barbier, plus grand et plus fort, était parfois tenté de le frapper. Lonzano lui conseilla l'indifférence.
« Même chez nous, Aryeh n'a jamais été des plus aimables et il n'a pas l'âme d'un voyageur. Quand nous avons quitté Mascate, moins d'un an après son mariage, il n'avait pas envie de laisser son enfant. Nous avons tous une famille. C'est dur parfois d'être loin de chez soi, surtout pendant le sabbat et les fêtes... Voici vingt-sept mois que nous sommes partis.
– Si cette vie de marchand est à ce point dure et solitaire, pourquoi l'avoir choisie ?
– C'est pour un Juif le seul moyen de survivre. »
Ils contournèrent le lac Urmiya par le nord-est et se retrouvèrent dans les hautes montagnes désertiques, où ils firent halte chez les Juifs de Tabriz et de Takestan. C'étaient, comme en Turquie, d'austères villes dont les habitants vivaient autour du puits communal. Kachan, elle, avait une particularité : un lion ornait la porte de la cité. Une bête fameuse, mesurant quarante-cinq empans du nez à la queue, et qui avait été abattue par le père de l'actuel empereur, après avoir décimé pendant sept ans le bétail de la région. Il était bourré de chiffons, avec des abricots secs à la place des yeux et un morceau de feutre rouge en guise de langue. Des générations de mites avaient mangé par places son pelage desséché, mais il avait des pattes comme des colonnes et gardait des dents si longues et si acérées que Rob, en les touchant, en eut le frisson.
Le rabbenu de Kachan était un homme trapu, roux, encore jeune et pourtant célèbre déjà pour son érudition.
« La route du sud n'est pas sûre, leur dit-il. Vous vous heurterez aux Seldjoukides. Leurs soldats sont plus fous que les bandits.
– Ce sont, dit Lonzano, des pasteurs qui vivent sous la tente. Des tueurs et de redoutables guerriers. Ils sévissent des deux côtés de la frontière entre la Perse et la Turquie. Nous n'avons que deux solutions : ou attendre ici pendant des mois, une année peut-être, la fin des troubles, ou éviter la montagne en allant à Ispahan par le désert et la forêt. Je ne connais pas le Dacht-i Kevir, mais j'ai traversé d'autres déserts, qui sont terribles.
– Grâce au ciel, vous n'aurez à en traverser qu'une partie, en voyageant trois jours, vers l'est puis vers le sud. Nous vous expliquerons le chemin. »
Ils se regardèrent sans rien dire. Puis Loeb, enfin, rompit le lourd silence et il exprima ce que tous les quatre pensaient.
« Je n'ai pas envie de rester ici une année. »
Ils achetèrent chacun une grande outre en peau de chèvre qu'ils remplirent avant de quitter Kachan. C'était lourd.
« Nous faut-il tant d'eau pour trois jours ? dit Rob à Lonzano.
– Un accident peut nous retenir longtemps dans le désert, et puis tu dois partager ton eau avec tes bêtes car nous aurons des ânes et des mules là-bas. Pas des chameaux. »
Un guide les conduisit jusqu'à l'endroit où partait de la route une piste à peine visible. Le Dacht-i Kevir commençait par une crête argileuse où ils avancèrent d'abord d'un bon pas, mais la nature du sol changea peu à peu et vers midi, sous un soleil de plomb, ils se retrouvèrent luttant dans une épaisseur de sable si fin que les sabots des bêtes s'y enfonçaient. Descendus de leurs montures, ils pataugèrent à leur tour, misérablement.
Rob croyait rêver : un océan de sable, à perte de vue, avec des dunes comme des vagues et, ailleurs, comme un lac tranquille à peine ridé par le vent. Pas de vie, pas un oiseau dans le ciel, pas un insecte ni un ver. Dans l'après-midi, ils dépassèrent un tas d'os blanchis, restes d'hommes et d'animaux que les nomades avaient rassemblés là pour en faire un point de repère. C'était un désert de sel. Ils longeaient parfois des marais de boue salée qui leur rappelaient les rives du lac Urmiya. Après six heures de marche, ils s'arrêtèrent, épuisés, à l'ombre d'une dune, pour repartir un peu plus tard jusqu'au crépuscule.
« Il vaudrait peut-être mieux voyager la nuit et dormir dans la chaleur du jour, suggéra Rob.
– Non ! dit vivement Lonzano. Quand j'étais jeune, j'ai traversé un désert de sel comme celui-ci avec mon père, deux oncles et quatre cousins. Nous avions décidé de voyager la nuit et il nous est arrivé malheur. Pendant la saison chaude, les lacs et les marais salés s'assèchent rapidement ; la croûte qui se forme ici ou là en surface peut céder sous les pas des hommes et des bêtes ; or il y a quelquefois dessous de l'eau saumâtre ou des sables mouvants. On ne peut pas s'y risquer dans l'obscurité. »
Il n'en dit pas davantage et Rob n'osa pas insister sur un souvenir probablement douloureux. Au crépuscule, ils s'allongèrent sur le sable, et le désert qui les avait brûlés tout le jour se refroidit. Mais il n'était pas question d'allumer un feu qui pourrait alerter d'éventuels ennemis.
Le matin, surpris de la diminution de ses réserves d'eau, Rob se contenta de petites gorgées avec le pain de son déjeuner ; il en donna bien davantage à ses animaux qu'il fit boire dans son chapeau, et savoura une agréable sensation de fraîcheur en le remettant sur sa tête.
Ils reprirent vaillamment leur marche difficile. Quand le soleil fut au zénith, Lonzano chanta les paroles de l'Ecriture : « Lève-toi et brille car c'est le temps de ta lumière, et la gloire du Seigneur est sur toi. » L'un après l'autre, tous reprirent après lui, louant Dieu, de leurs gorges sèches.
« Des cavaliers ! » cria soudain Loeb en apercevant, loin vers le sud, une sorte de nuage, comme en aurait soulevé une grande armée. Mais finalement, ce n'était qu'un nuage.
Les ânes et les mules s'étaient déjà retournés, avec la sagesse de l'instinct, pour présenter leur dos au vent chaud du désert. Il n'y avait plus qu'à s'abriter derrière eux. Dans l'air lourd, oppressant, le sable et le sel attaquaient la peau comme une pluie de cendres brûlantes.
Rob rêva de Mary cette nuit-là. Il lisait sur son visage un bonheur qui venait de lui et cela le rendait heureux. Puis elle brodait et, sans qu'il sache ni pourquoi ni comment, c'était Mam et la chaude sécurité perdue depuis ses neuf ans.
Il s'éveilla, toussant et crachotant, du sable et du sel dans la bouche, les oreilles, irritant la peau sous les vêtements. C'était le troisième matin. Selon les conseils du rabbenu, il fallait maintenant obliquer vers le sud. Mais où était le nord, où était le sud ? Rob n'avait jamais su les distinguer. Que deviendraient-ils si Lonzano se trompait de direction ? Le Dieu des Juifs les perdrait-il tous pour punir un goy pécheur ?
Il fit boire une dernière fois ses bêtes et, voyant le peu d'eau qui restait dans l'outre, jugea inutile le la conserver. De toute façon, elle ne suffirait pas lui sauver la vie. Il la finit par petites gorgées. A peine l'outre était-elle vide que la soif se fit plus terrible que jamais : ses entrailles brûlaient, il avait mal à la tête et voulant marcher il se rendit compte avec horreur qu'il titubait.
Lonzano, frappant dans ses mains, se mit à chanter : « Ai ! di-di-di, ai, di-di, ai, di ! » secouant la tête en virevoltant, levant les bras et les genoux en mesure.
« Arrête, idiot ! » cria Loeb avec des larmes de rage. Mais, un instant après, il le suivait, chantant son tour et claquant les mains.
Puis Rob et Aryeh lui-même les rejoignirent. Ils avaient tous les lèvres sèches et ne sentaient plus leurs jambes. Ils se turent enfin et continuèrent à avancer, en soulevant l'un après l'autre leurs pieds pesants. Surtout, ne pas penser qu'on était peut-être perdus !
En début d'après-midi, le tonnerre gronda au loin, longtemps avant les premières gouttes de pluie. Une gazelle passa, suivie d'un couple d'ânes sauvages. Leurs bêtes pressèrent le pas, trottant d'elles-mêmes comme pour aller au-devant de ce qui les attendait. On remonta en selle à l'extrême limite de ce sable contre lequel il avait fallu se battre trois jours durant.
Le paysage se changeait en plaine, à la végétation d'abord éparse puis plus verdoyante. Au soir, ils arrivèrent près d'un étang bordé de roseaux où plongeaient et tournoyaient des hirondelles. Aryeh goûta l'eau et la trouva bonne.
« Il ne faut pas laisser les animaux boire trop à la fois, dit Loeb. Sinon ils vont s'effondrer. »
Les ânes et les mules, prudemment abreuvés, furent attachés aux arbres. Alors chacun but et, se débarrassant de ses vêtements, se baigna parmi les roseaux.
« Dans le désert, vous aviez perdu des hommes ? demanda Rob à Lonzano.
– Nous avons perdu mon cousin Calman. Il avait vingt-deux ans.
– Est-il tombé sous la croûte de sel ?
– Non. Incapable de se maîtriser, il a bu toute son eau. Alors il est mort de soif.
– Quel sont les symptômes de la mort par la soif ?
– Je ne tiens pas à y penser, dit Lonzano, visiblement choqué.
– Ce n'est pas par curiosité que je t'interroge, mais parce que je veux devenir médecin. »
Aryeh lui jeta un regard noir. Lonzano attendit un long moment puis il parla.
« Nous nous étions égarés et chacun était responsable de son eau : interdit de la partager. La chaleur lui avait fait perdre la tête et il a tout bu. Bientôt il s'est mis à vomir mais il n'avait plus de liquide à rejeter. Sa langue est devenue noire, son palais d'un blanc grisâtre. Son esprit vagabondait, il se croyait dans la maison de sa mère. Ses lèvres se sont ridées, les dents découvertes dans sa bouche béante en un rictus féroce. Il passait du halètement au râle. Désobéissant à la faveur de la nuit, j'ai pressé dans cette bouche un linge mouillé, mais c'était trop tard. Il est mort au bout de deux jours. »
Ils restèrent silencieux dans l'eau brune. Puis Rob se mit à chanter « Ai, di-di-di, ai, di-di, ai, di ! » regarda Lonzano dans les yeux et ils se sourirent.
Le lendemain, ils repartirent dès l'aube et rencontrèrent d'innombrables petits lacs entourés de prairies. Rob en fut ravi. L'herbe haute sentait délicieusement bon ; elle était pleine de sauterelles, de criquets et de petits moustiques dont la piqûre cuisante lui causait des démangeaisons. Quelques jours plus tôt, il aurait tant aimé voir le moindre insecte ! Maintenant il oubliait les magnifiques papillons des prairies pour écraser d'une claque ces bestioles qu'il maudissait.
« Seigneur ! Qu'est-ce que c'est ? » cria tout à coup Aryeh, en montrant au loin un énorme nuage comme celui qu'ils avaient affronté dans le désert.
Mais celui-ci approchait dans un martèlement de sabots, telle une armée qui charge. Ils attendaient, pâles et angoissés. Alors il y eut un brusque fracas ; on eût dit que mille cavaliers freinaient à la fois leurs chevaux. D'abord on ne vit rien, puis, la poussière retombant, apparut une foule d'ânes sauvages, alignés de front. Hommes et bêtes se regardèrent avec curiosité.
« Hai ! » hurla Lonzano et le troupeau tourna ride pour repartir vers le nord.
Ils dépassèrent encore de petits groupes d'ânes et d'immenses troupeaux de gazelles, rarement chassés à en juger par leur indifférence à l'égard des hommes. Les sangliers étaient plus inquiétants avec leurs défenses et leurs grognements. On se mit à chanter, à l'instigation de Lonzano, pour avertir les cochons sauvages qui, sinon, pris de peur auraient pu charger.
Arrivés devant une rivière au courant rapide, entre deux talus abrupts couverts d'aneth, ils cherchèrent en vain un gué et durent pousser leurs bêtes dans l'eau. Ce fut un passage difficile, car, sur l'autre rive, la berge était raide et glissante. Dans un air chargé de jurons et du fort parfum de l'aneth écrasé, il fallut du temps pour en venir à bout. Au-delà de la rivière, des bois sauvages rappelèrent au jeune barbier les pistes forestières qu'il avait suivies avec son maître. Qu'auraient pensé ses compagnons s'il avait soufflé dans sa corne saxonne ?
A un détour du chemin, sa monture broncha : au-dessus d'eux, sur une large branche, une panthère s'apprêtait à bondir. L'âne recula, la mule sentit l'odeur du fauve, qui peut-être flaira la peur grandissante. Tandis que Rob cherchait une arme, la bête sauta.
Une longue et lourde flèche, lancée avec une force prodigieuse, claqua dans son œil droit. Ses griffes labourèrent le flanc du malheureux âne quand elle s'effondra sur Rob, le désarçonnant. Il se retrouva par terre, étouffant dans l'odeur musquée du félin dont il avait sous les yeux la fourrure noire et lustrée, la patte monstrueuse au-dessous feutré ; une griffe manquait à un des doigts, à vif et sanglant, ce qui confirmait bien que ce fauve-là n'avait pas des yeux d'abricots secs ni une langue en feutre rouge.
Des hommes sortirent des fourrés et leur maître parut, tenant encore son arbalète. II était vêtu d'indienne rouge matelassée de coton, de culottes grossières, de souliers de chagrin et d'un turban négligemment drapé. La quarantaine, solidement charpenté, il se tenait droit, avec une courte barbe noire, un nez aquilin, et dans l'œil encore le regard du tueur, tout en surveillant ses rabatteurs qui délivraient le grand jeune homme du cadavre de la panthère.
Rob se releva tremblant, les tripes nouées.
« Rattrapez ce crétin d'âne », dit-il à la cantonade, et personne ne le comprit car il s'était exprimé en anglais. L'âne, de toute façon, dérouté par cette inquiétante forêt, revenait déjà, aussi tremblant que son maître.
Chacun s'agenouilla en se prosternant la face contre terre et Lonzano obligea Rob à se baisser, s'assurant, une main sur son cou, que sa tête plongeait au plus bas. La leçon n'avait pas échappé au chasseur. Rob entendit le bruit de ses pas et aperçut les souliers de chagrin qui s'arrêtaient à quelques pouces de sa tête obéissante.
« Voilà une grande panthère morte, et un grand dhimmi mal éduqué », dit une voix amusée, et les souliers disparurent.
Le chasseur et les serviteurs portant sa proie s'en allèrent sans un mot de plus. Au bout d'un moment, les hommes à genoux se relevèrent.
« Ça va ? demanda Lonzano.
– Oui oui. »
Le caftan de Rob était déchiré, mais lui n'était pas blessé.
« Qui était-ce ?
– Ala al-Dawla, le chahinchah, le roi des rois.
– Et qu'est-ce qu'un dhimmi ?
– Cela veut dire l’ " homme du Livre ". C'est ainsi qu'on appelle les Juifs, ici. »
37. LA CITÉ DE REB JESSE
ILS se séparèrent deux jours plus tard à Kupayed, douze misérables maisons de brique à une croisée de chemins. Pour Rob, Ispahan était à moins d'un jour de voyage, tandis que les autres avaient encore devant eux trois semaines difficiles vers le sud, et la traversée du détroit d'Ormuz avant de rentrer dans leur pays. Il savait que sans eux et les communautés juives qui l'avaient accueilli le long de la route, il n'aurait jamais atteint la Perse. Loeb et lui s'étreignirent.
« Dieu soit avec toi. Rob Jesse ben Benjamin. »
Aryeh lui-même esquissa un sourire crispé quand ils se souhaitèrent bon voyage, sans doute aussi soulagés l'un que l'autre de se quitter.
« Quand tu seras à .l'école de médecine, fais bien nos amitiés au parent d'Aryeh, Reb Mirdin Askari. » dit Lonzano.
Rob lui prit les mains et l'autre lui sourit.
« Pour quelqu'un qui est presque un goy, tu as été un excellent compagnon et un homme de bien. Va en paix, Inghiliz.
– Va en paix, toi aussi. »
Et dans un dernier échange de bons vœux, ils se dispersèrent.
Rob montait la mule car, depuis l'attaque de la panthère, il avait transféré son sac sur le dos de l'âne effrayé, qu'il menait par la bride. Il allait ainsi moins vite mais, si près du but, il tenait à savourer la dernière partie du voyage. La route était très fréquentée. Il entendit le bruit qui lui plaisait tant et rejoignit bientôt une file de chameaux à clochettes portant chacun deux grands paniers de riz. Suivant le dernier de la colonne, il restait sous le charme de cette musique cristalline.
La forêt s'ouvrit sur un vaste plateau : partout où l'eau le permettait, des champs de riz et de pavots ; ailleurs, l'aridité du roc. Plus loin, des collines calcaires, creusées de nombreuses carrières et dont le soleil et l'ombre nuançaient la blancheur. En fin d'après-midi, sur une hauteur, Rob aperçut une petite vallée où coulait une rivière et, vingt mois après avoir quitté Londres, il découvrit Ispahan.
Une éblouissante blancheur ponctuée de bleu. Une cité voluptueuse pleine d'hémisphères et de courbes, avec de grands édifices couronnés de dômes qui brillaient au soleil, des mosquées et leurs minarets, de larges espaces verts, de hauts cyprès, des platanes. Le quartier sud se colorait de rose sous les rayons reflétés par le sable des collines.
Maintenant, il ne pouvait plus attendre. « Hai ! » cria-t-il en talonnant la mule, et, l'âne trottant derrière, ils dépassèrent à vive allure la caravane des chameaux. A quelque distance de la ville s'ouvrait une superbe avenue à quatre voies, pavée et bordée de platanes, qui franchissait la rivière au-dessus du barrage d'un bassin d'irrigation. Dans le Zayandeh, le Fleuve de la Vie, des garçons à la peau brune se baignaient en s'éclaboussant.
Derrière l'enceinte de pierre, passé l'unique porte de la cité, c'étaient de riches demeures, avec des terrasses, des vergers et des vignes. Partout des ouvertures en arc brisé, aux portes, aux fenêtres aux grilles des jardins. Au-delà, les dômes blancs et ronds qu'achevait une pointe, comme si les architectes étaient tombés amoureux fous des seins de femme. Et tout cela en pierre blanche des carrières, ornée de petits carreaux bleu foncé qui formaient des motifs géométriques ou des citations du Coran : « Il n'est de Dieu que Lui seul, le Miséricordieux », « Combats pour la religion de Dieu », « Malheur à ceux qui sont négligents dans leur prière ».
Dans les rues, une foule d'hommes enturbannés, mais pas de femmes. Rob traversa une place immense, puis une autre plus loin, en savourant les sons et les odeurs. C'était une grande communauté humaine, fourmillante, comme il en avait connu à Londres étant enfant et, sans savoir pourquoi, il se sentit à sa place et à l'aise, chevauchant à loisir dans cette cité, au nord du Fleuve de la Vie.
Appelant les fidèles à la prière, du haut des minarets, des voix mâles lui parvenaient, les unes faibles et lointaines, d'autres toutes proches. La circulation s'arrêta. Tous les hommes de la ville, tournés vers La Mecque, tombèrent à genoux, les paumes au sol, et se prosternèrent en pressant leur front contre les pavés. Rob s'arrêta et mit pied à terre, par respect. Le rite achevé, il aborda un homme d'un certain âge qui roulait son petit tapis de prière, et lui demanda où se trouvait le quartier juif.
« Le Yehuddiyyeh ? Tu descends l'avenue de Yazdegerd jusqu'au marché juif, et au bout du marché tu trouves une porte qui te mène à ton quartier. Tu ne peux pas te tromper, dhimmi. »
La place était bordée d'échoppes qui vendaient des meubles, des lampes et de l'huile, du pain, des pâtisseries qui embaumaient le miel et les épices, des habits et toutes sortes d'ustensiles, fruits, légumes, viande, poissons, poulets plumés ou vifs. Ailleurs, des châles de prière, des vêtements à franges, des phylactères. Ici, un écrivain public, là une diseuse de bonne aventure. Les femmes portaient de larges robes noires et des fichus sur leurs cheveux ; quelques-unes étaient voilées à la manière des musulmanes, les hommes barbus et vêtus comme Rob. On s'interpellait, on plaisantait, on se querellait. Il fallait hausser le ton pour se faire entendre.
Après la porte au bout du marché, des ruelles tortueuses descendaient jusqu'à un quartier aux rues étroites et aux maisons délabrées ; quelques-unes, isolées, avaient un petit jardin. Ispahan semblait vieux, mais Yehuddiyyeh bien davantage. La brique des murs virait au rose pâle. Des enfants menaient une chèvre, les gens bavardaient en riant, par petits groupes. L'heure du dîner approchait et les odeurs de cuisine vous mettaient l'eau à la bouche.
Rob trouva une écurie où il laissa ses bêtes après avoir soigné le flanc de l'âne, qui était en voie de guérison. Puis il entra dans une auberge tenue par un grand vieillard au bon sourire et au dos tordu, qui s'appelait Salman le Petit.
« Pourquoi le Petit ?
– Dans mon village, mon oncle était Salman le Grand : un érudit célèbre... Tu veux manger ? »
Après avoir loué une paillasse dans un coin de la vaste chambre commune, Rob prit des brochettes, du pilah et des petits oignons noircis par le feu.
« C'est bien kascher ? s'empressa-t-il de demander.
– Bien sûr. Tu peux manger sans crainte. »
Salman lui servit encore des gâteaux au miel et une boisson rafraîchissante qu'il appelait un sherbet.
« Tu viens de loin, dit-il.
– D'Europe.
– Oui.
– Comment le sais-tu ?
– A ta manière de parler notre langue... Mais tu apprendras, ne t'inquiète pas. Comment est-ce d'être juif en Europe ?
– C'est dur, répondit Rob en se rappelant ce qu'avait dit Zevi. Et d'être juif à Ispahan ?
– Pas mal... Les gens, instruits par le Coran, nous traitent de tous les noms, mais nous nous sommes habitués les uns aux autres. Il y a toujours eu des Juifs à Ispahan. Nabuchodonosor, quand il eut conquis la Judée et détruit Jérusalem, ramena ici des Juifs prisonniers. Neuf cents ans plus tard, le chah Yazdegerd est tombé amoureux d'une Juive, l'a épousée et elle a fait beaucoup pour son peuple. »
Après dîner, ils allèrent ensemble à la maison de la Paix, l'une des innombrables synagogues : pas de fenêtres, mais des meurtrières et une porte si basse que Rob dut se pencher pour entrer. A l'intérieur, des lampes éclairaient les piliers, mais la voûte se perdait dans l'obscurité. Les femmes se tenaient à part dans un réduit derrière un mur. Un hazzan dirigeait la prière et, toute l'assemblée marmonnant ou chantant, un hébreu médiocre et des prières hésitantes pouvaient passer inaperçus.
Sur le chemin du retour, Salman, avec un sourire malicieux, suggéra au jeune homme des plaisirs de son âge dans les quartiers musulmans.
« Il y a des femmes et du vin, de la musique et des divertissements que tu ne peux pas imaginer, Reb Jesse.
– Non, une autre fois, dit Rob en secouant la tête. Je veux garder l'esprit clair, car demain je dois négocier une affaire de la plus haute importance. »
Il ne dormit pas de la nuit, se tournant et se retournant : Ibn Sina était-il un homme d'un abord facile ?
Le matin, il trouva des bains publics et s'y lava minutieusement de toute la crasse du voyage ; il tailla sa barbe, qui avait bien épaissi, revêtit son meilleur caftan et, son chapeau de cuir sur la tête, il demanda dehors, à un mendiant, où était l'école de médecine.
« La madrassa, tu veux dire ? Près de l'hôpital dans la rue Ali. C'est au centre de la ville, à côté de la mosquée du Vendredi. »
En échange de son aumône, l'homme bénit les enfants de Rob jusqu'à la vingtième génération.
La mosquée du Vendredi était un monument massif, avec un superbe minaret autour duquel voltigeaient les oiseaux. Un peu plus loin, un marché, où dominaient les petits restaurants. Près de l'école, entourés de marchands de livres destinés aux étudiants, des immeubles d'habitation, longs et bas, des enfants qui jouaient, et une foule de jeunes gens coiffés de turbans verts. La madrassa était un ensemble de pavillons de calcaire blanc, séparés par des jardins. Sous un marronnier, six étudiants assis en tailleur écoutaient avec attention un homme à la barbe blanche qui portait un turban bleu ciel. Rob s'approcha.
« ... les syllogismes de Socrate, disait le conférencier. La vérité d'une proposition est logiquement déduite du fait que deux autres propositions sont vraies. Par exemple, du fait que, primo, tous les hommes sont mortels, et secundo, que Socrate est un homme, on peut déduire, tertio, que Socrate est mortel. »
Rob fit une grimace et s'éloigna, saisi d'un doute ; c'était là plus qu'il n'en savait, beaucoup plus qu'il n'en pouvait comprendre. Il s'arrêta devant un bâtiment très ancien, rattaché à une mosquée, pour demander à un étudiant où l'on enseignait la médecine.
« Trois bâtiments plus loin. Ici, c'est la théologie, à côté, la loi islamique, et la médecine, c'est là-bas, dit-il en désignant un dôme blanc, si parfaitement fidèle à ce que Rob connaissait de l'architecture d'Ispahan que, désormais, il l'appela toujours le Grand Téton.
A côté de la madrassa, un grand bâtiment à un étage portait l'inscription « maristan, maison des malades ». Intrigué, il en monta les trois marches de marbre et franchit la porte de fer forgé. D'une cour centrale, contenant un bassin aux poissons multicolores et des bancs sous des arbres fruitiers, rayonnaient les couloirs qui menaient aux grandes salles, pleines pour la plupart. Il n'avait jamais vu tant de patients à la fois, regroupés, semblait-il, en fonction de leurs maux : fractures, fièvres, diarrhée et autres maladies intestinales. L'atmosphère pourtant n'était pas oppressante, grâce aux larges fenêtres voilées seulement d'étoffe légère pour décourager les insectes. Des rainures en haut et en bas des ouvertures permettaient sans doute, en hiver, d'y poser des volets. Les murs blanchis à la chaux et les sols de pierre, faciles à entretenir, maintenaient une relative fraîcheur. Et une petite fontaine clapotait dans chaque salle !
Une porte fermée signalait le séjour de « ceux qu'il faut enchaîner ». Rob vit là trois hommes nus au crâne rasé, liés à une fenêtre par des colliers de fer ; deux, affalés, semblaient inconscients, mais le troisième se mit à hurler comme une bête, ses joues molles mouillées de larmes.
Dans la salle de chirurgie, il aurait voulu s'attarder devant chaque paillasse, examiner les blessures sous les pansements. Quelle promesse d'expériences quotidiennes ! Et l'enseignement de grands maîtres ! Plus loin, il crut comprendre qu'on traitait les maladies des yeux. Un solide infirmier courbait le dos sous les reproches d'un homme jeune, athlétique et merveilleusement beau, dont les yeux bruns étincelaient de colère.
« C'est une erreur, maître Karim Harun, répondait l'infirmier.
– C'est ta faute, Rumi. Je t'ai dit de changer les pansements de Kuru Yezidi, pas ceux d'Eswed Omar. Ustad Juzjani a opéré lui-même cette cataracte ; il m'a ordonné de veiller à ce qu'on ne touche pas à ses bandages avant cinq jours ! Si Eswed Omar ne guérit pas et si al-Juzjani passe sa rage sur moi, je découpe ton gros cul en rondelles comme un rôti de mouton ! »
Avisant Rob, qui était resté médusé, il fronça les sourcils.
« Que voulez-vous ?
– Parler à Ibn Sina pour entrer à l'école de médecine.
– C'est possible, mais le prince des médecins ne vous attend pas ?
– Non.
– Alors, il faut d'abord aller au premier étage du bâtiment voisin, voir Hadji Davout Hosein, le sous-directeur de l'école. Rotun bin Nasr, un cousin éloigné du chah, est directeur à titre honorifique ; il est général d'armée et ne vient jamais. Hadji Davout Hosein est notre administrateur, c'est lui que vous devez rencontrer. »
Quelques étudiants habitaient sans doute le Grand Téton, car sur le couloir obscur ouvraient une série de petites cellules. Par une porte entrebâillée près de l'escalier, Rob aperçut deux hommes qui dépeçaient un chien jaune couché sur une table, mort peut-être. Au premier étage, il demanda à un étudiant de le conduire au hadji.
Le sous-directeur était petit, mince, encore jeune, visiblement conscient de sa propre importance ; une tunique grise, le turban blanc de ceux qui ont fait le pèlerinage de La Mecque, de petits yeux noirs et, sur le front, un zabiba très marqué, témoignant de sa piété. Après l'échange des salaam, il écouta la requête de Rob et l'examina avec attention.
« Tu viens d'Angleterre, dis-tu ? C'est en Europe ? Dans le Nord ? Et combien de temps as-tu mis pour venir chez nous ?
– Pas tout à fait deux ans, hadji.
– Deux ans ? C'est extraordinaire ! Ton père est médecin, diplômé de notre école ? Non ? Un oncle peut-être ?
– Non. Je serai le premier médecin de ma famille. »
Hosein s'assombrit.
« Nous avons ici des étudiants qui descendent d'une longue lignée de médecins. Tu as des lettres d'introduction, dhimmi ?
– Non, maître Hosein, répondit Rob, que la panique gagnait. Je suis barbier-chirurgien et j'ai un peu d'expérience...
– Pas de références d'un de nos distingués praticiens ? Non ? Nous n'acceptons pas n'importe qui !
– Ce n'est pas un caprice. J'ai fait un long et terrible voyage, soutenu par ma volonté d'apprendre ce métier. J'ai appris votre langue.
– Médiocrement, d'ailleurs, dit le hadji en reniflant. Nous n'enseignons pas un métier et nous ne produisons pas des artisans. Nous formons des hommes instruits. Nos étudiants apprennent la théologie, la philosophie, les mathématiques, la physique, l'astrologie et la jurisprudence, aussi bien que la médecine. Devenus des savants et des érudits complets, ils peuvent choisir leur carrière dans l'enseignement, la médecine ou le droit. »
Rob attendait, consterné.
« Il faut bien comprendre que c'est impossible. »
Deux ans pour comprendre. Pour tourner le dos à Mary Cullen. Suer sous le soleil, grelotter dans la neige, souffrir pluies et tempêtes, désert de sel et forêt traîtresse. Escalader montagne après montagne comme une misérable fourmi.
« Je ne partirai pas sans avoir parlé à Ibn Sina », dit-il avec fermeté.
Hosein ouvrit la bouche mais quelque chose dans le regard de Rob l'arrêta. Il pâlit et hocha la tête.
« Un moment... », dit-il en quittant la pièce. Et Rob resta seul.
Quelques instants plus tard, quatre soldats entrèrent moins grands que lui, mais musclés et armés de lourdes matraques.
« Comment tu t'appelles, Juif ? demanda l'un d'eux, qui avait le visage grêlé et tenait son bâton de la main gauche.
– Jesse ben Benjamin.
– Tu es étranger ? Européen a dit le hadji ?
– Oui, d'Angleterre. C'est très loin d'ici.
– Tu as refusé de partir quand le hadji te l'a demandé.
– C'est vrai, mais...
– Il faut partir maintenant, Juif. Avec nous.
– Je ne partirai pas sans parler à Ibn Sina. »
L'homme balança son bâton. « Pas mon nez ! » pensa Rob dans son angoisse. Mais le sang coulait déjà et chaque soldat maniait le gourdin avec compétence et efficacité. Ils le cernaient, interdisant le moindre geste.
« Salauds ! » dit-il en anglais.
Ils n'avaient rien compris mais le ton leur suffit et ils frappèrent plus fort. Un coup à la tempe lui donna le vertige et des haut-le-cœur. Ils connaissaient leur travail à fond. Quand ils le virent à bout de résistance, ils laissèrent les matraques et continuèrent à coups de poing. Ils le poussèrent hors de l'école en le soutenant sous chaque bras, puis le traînèrent, attaché entre deux de leurs chevaux. Chaque fois qu'il tombait, à trois reprises, l'un d'eux mettait pied à terre et le relevait à coups de pied dans les côtes. Le chemin lui parut long, mais, comme il l'apprit plus tard, ils s'arrêtèrent, juste derrière la madrassa, à un petit bâtiment de brique qui servait de tribunal au niveau le plus bas de la justice islamique.
Assis devant une table de bois, un barbu à l'air méchant, aux cheveux en broussaille et vêtu d'une robe noire, était en train d'ouvrir un melon. Les quatre soldats poussèrent Rob vers la table et attendirent respectueusement, tandis que le magistrat extrayait d'un ongle sale les pépins qu'il jetait dans un bol en terre ; puis il découpa le melon en tranches et le mangea lentement. Après quoi, il essuya ses mains et son couteau sur sa robe, se tourna vers La Mecque et rendit grâces à Allah. La prière finie, il soupira et leva les yeux vers les soldats.
« C'est un fou, dit le grêlé, un Juif d'Europe qui troublait l'ordre public. Arrêté sur plainte de Hadji Davout Hosein, contre lequel il a proféré des menaces. »
Le mufti hocha la tête et retira de l'ongle un reste de melon entre ses dents. Il regarda Rob.
« Tu n'es pas un musulman et c'est un musulman qui t'accuse. La parole d'un infidèle ne peut être acceptée contre celle d'un croyant. Connais-tu un musulman qui puisse prendre ta défense ? »
L'accusé tenta de parler mais il ne vint aucun son et ses jambes se dérobèrent sous lui. Les soldats le redressèrent d'une bourrade.
« Pourquoi te conduis-tu comme un chien ? Bon. Un infidèle, après tout, ne connaît pas nos usages, cela mérite quelque indulgence. Mettez-le au carcan, à la disposition du kelonter. »
A la prison, les soldats le confièrent à deux gardiens qui le poussèrent le long de cachots sinistres d'une humidité nauséabonde, jusqu'à une cour intérieure en plein soleil où de misérables humains, inconscients ou gémissants, occupaient deux longues rangées de carcans. Ils l'arrêtèrent devant une place vide.
« Passe là-dedans ta tête et ton bras droit. »
Par une crainte instinctive, Rob recula, ce qu'ils interprétèrent à juste titre comme une résistance. Alors ils le frappèrent et, quand il fut à terre, le bourrèrent de coups de pied ainsi que l'avaient fait les soldats. Enfin, le manipulant tel un sac de farine, ils introduisirent dans la position requise son cou et son bras droit puis rabattirent la partie supérieure du carcan et la clouèrent avant d'abandonner leur victime à peu près inconsciente, sans espoir, sans recours, sous un soleil de plomb.
38. LE CALAAT
CES piloris très particuliers étaient faits d'un rectangle et de deux carrés de bois disposés en triangle, au centre duquel la tête de Rob se trouvait prise ; si bien que son corps accroupi était en même temps à demi suspendu. Sa main droite, celle qui nourrit, était fixée par un bracelet de fer à l'extrémité de la plus grande longueur, puisque le condamné au carcan ne mange pas. La main gauche, celle qui essuie, restait libre car le kelonter, prévôt de la ville, était un homme civilisé.