Par moments, Rob reprenait conscience en considérant la double rangée de suppliciés : au-delà, à l'autre bout de la cour, il y avait un billot de bois. Il rêva qu'un démon brandissait une grande épée et tranchait la main droite d'un homme à genoux, tandis que d'autres personnages en robes noires, priaient. Le rêve se répétait sans fin sous le soleil brûlant, puis la scène changeait : un inconnu avait, cette fois, la nuque sur le billot, les yeux au ciel, exorbités. Allait-on le décapiter ? Non, on lui coupait la langue. Quand Rob releva les paupières, il n'y avait plus ni démons ni personne mais, sur le billot et tout autour, le sang frais n'était pas un rêve.
Respirer était douloureux ; on l'avait tant battu qu'il avait peut-être des côtes cassées. Il pleura silencieusement, puis essaya de parler à ses voisins, en tournant avec précaution la tête, car le bois meurtrissait la peau de son cou. A sa droite, un jeune homme le regardait fixement, muet, stupide ou dérouté par son persan approximatif. Son voisin de gauche, fouetté à en perdre connaissance, fut trouvé mort quelques heures plus tard par un gardien, qui l'enleva et mit un autre condamné à sa place.
Vers midi, il sentit sa langue râpeuse gonfler dans sa bouche. Le soleil semblait avoir pompé tous les liquides de son corps, il ne restait rien à éliminer. Le récit de Lonzano lui revint en mémoire : la fin de Calman, mort de soif. Il tourna la tête et rencontra le regard du nouveau prisonnier. Ils s'observèrent.
« Il n'y a personne à qui demander grâce ?
– A Allah. Tu es étranger ? fit l'autre d'un ton haineux. Tu as vu un mullah ? Un saint homme a prononcé la sentence, voilà tout. »
Le déclin du soleil lui fut une bénédiction, et la fraîcheur du soir une espèce de joie. Son corps engourdi ne souffrait même plus. Peut-être allait-il mourir ?
Pendant la nuit, son voisin lui parla.
« Il y a le chah, Juif étranger, dit-il. Hier, c'était mercredi, Chahan Shanhah, aujourd'hui c'est Panj Shanhah. Chaque semaine, le matin de ce jour-ci, pour se purifier avant le sabbat, Ala Al-Dawla donne une audience ; chacun peut se présenter devant son trône pour réclamer justice.
– N'importe qui ? demanda Rob dans un élan d'espoir.
– N'importe qui, même un prisonnier peut obtenir d'être mené devant lui.
– N'y va pas ! cria une voix dans le noir. Le chah ne casse pas les jugements des muftis, et les mullahs attendent le retour de ceux qui lui ont fait perdre son temps pour leur couper la langue ou les étriper. Il le sait, ce fils de pute, donneur de mauvais conseils. Fie-toi à Allah, pas au chah ! »
Vingt-quatre heures après sa condamnation, Rob était relâché. Il avait du mal à se tenir debout et un geôlier finit par le chasser avec un coup de pied. Quittant la prison en traînant la jambe, il s'arrêta au bord d'une fontaine, sur une grande place entourée de platanes, but à perdre haleine et plongea la tête dans l'eau jusqu'à faire tinter ses oreilles.
Un petit vendeur gras chassait les mouches autour de sa marmite fumante. L'affamé crut en défaillir ; il ouvrit sa bourse, mais à la place de l'argent qui l'aurait fait vivre plusieurs mois, il ne restait qu'une pièce de bronze : on l'avait dévalisé pendant son évanouissement. Cette dernière pièce – pitié ou ironie du voleur –, il la donna au marchand en échange d'un peu de pilah graisseux, qu'il avala trop vite et vomit presque aussitôt.
« Où vont tous ces gens ? demanda-t-il, surpris de les voir se presser dans la même direction.
– A l'audience du chah », lui répondit-on avec un regard de suspicion pour son visage meurtri.
Il suivit le flot. Pourquoi pas ? Jeunes et vieux, étudiants et mullahs, mendiants ou cavaliers, la foule prit l'avenue d'Ali-et-Fatima, puis celle des Mille-Jardins et tourna dans le boulevard des Portes-du-Paradis. Au-delà d'une vaste pelouse encadrée de piliers, après les demeures de la Cour, les terrasses et les jardins, Rob découvrit un édifice à la fois imposant et plein de grâce, surmonté de dômes et ceint de remparts qu'arpentaient des sentinelles aux casques étincelants sous des oriflammes multicolores qui flottaient dans la brise.
« Quelle est cette forteresse ? demanda-t-il à un des Juifs dont il avait suivi le groupe.
– C'est la Maison du Paradis, le palais du chah, pardi ! Mais, tu saignes, ami ?
– Un accident, ce n'est rien. »
La salle des Piliers, moitié aussi vaste que la cathédrale Sainte-Sophie, était pavée de marbre. Ses murs et ses hautes voûtes de pierre, habilement ajourés d'étroites ouvertures laissaient pénétrer la lumière du jour. Rob, en entrant, la trouva déjà pleine de gens de toutes conditions : tuniques brodées et turbans de soie de la classe supérieure, cavaliers dont des serviteurs s'empressaient de prendre les chevaux, fonctionnaires aux turbans gris qui passaient dans la foule pour recueillir les requêtes. Il se fraya un chemin jusqu'à l'un d'eux et se fit inscrire en épelant laborieusement son nom.
Un homme de haute taille venait d'entrer dans la partie surélevée de la salle où se dressait le trône royal, et il s'assit sur un des sièges placés en contrebas, à la droite de celui du chah.
« Qui est-ce ? demanda Rob au Juif qui l'avait déjà renseigné.
– C'est le grand vizir, le saint imam Mirza-aboul Qandrasseh », dit l'homme non sans inquiétude, car il n'avait échappé à personne que Rob avait déposé une requête.
Le chah Ala al-Dawla gagna l'estrade à grands pas, détacha son ceinturon et posa à terre l'épée dans son fourreau avant de prendre place sur le trône. L'assistance se prosterna, tandis que l'imam Qandrasseh invoquait la protection d'Allah sur ceux qui sollicitaient la justice du Lion de la Perse.
Aussitôt l'audience commença. Malgré le silence qui s'était établi dans la salle, Rob saisissait mal les propos des intervenants ; mais des porte-parole placés à quelques endroits stratégiques répétaient à haute voix tout ce qui se disait.
La première affaire opposait deux bergers qui se disputaient un chevreau nouveau-né : l'un était le propriétaire de la chèvre, longtemps stérile et récalcitrante ; l'autre prétendait avoir « préparé » la bête à l'efficace saillie du bouc.
« As-tu pratiqué quelque magie ?
– Excellence, je l'ai seulement chauffée avec une plume au bon endroit. »
La foule ravie trépignait et la justice royale donna raison au manieur de plume. On venait là surtout pour se divertir. Le chah ne parlait jamais, laissant apparemment l'imam prendre les décisions, non sans lui marquer ses souhaits par quelque signe.
Un maître d'école à la tenue sévère voulait ouvrir un nouvel établissement dans sa ville sous prétexte que les autres ne valaient rien, s'étendant complaisamment sur les qualités d'un directeur qui ne pourrait être que lui-même.
« Assez ! Cette demande hypocrite et intéressée est une insulte au chah. Qu'on donne à cet homme vingt coups de bâton, plaise à Allah ! »
Les cas suivants n'intéressaient personne : querelles de pâturages, interminables discussions d'anciens contrats. Les gens s'étiraient, bâillaient, se plaignaient de manquer d'air.
« Jesse ben Benjamin, Juif d'Angleterre ! » appela quelqu'un d'une voix forte.
Tandis qu'on répétait son nom à tous les échos, Rob parcourut en boitant la longue allée couverte de tapis, conscient de son caftan déchiré, de son vieux chapeau et de sa pauvre mine. Devant le trône, il se prosterna trois fois, comme il avait enfin appris à le faire. Puis, se redressant il vit l'imam, mullah noir au nez en lame de couteau, à la barbe gris fer, au visage énergique. Le chah portait le turban blanc des pèlerins de La Mecque et, glissée dans ses plis, une fine couronne d'or. Sa longue tunique blanche était d'une étoffe douce et légère, brodée de bleu et d'or, des bandes bleu foncé s'enroulaient à ses mollets et ses chaussures pointues étaient bleues, ornées de rouge sang. Visiblement, il s'ennuyait.
« Un Inghiliz ? Tu es aujourd'hui notre seul Européen. Pourquoi es-tu venu en Perse ?
– Pour y chercher la vérité.
– Tu veux embrasser la vraie religion ?
– Non, car nous reconnaissons qu'il n'y a pas Allah, mais Lui, le plus miséricordieux, dit Rob, bénissant les longues heures passées à s'instruire auprès de Simon. Il est écrit dans le Coran : " Je n'adore pas ce que vous adorez. Vous n'adorez pas ce que j'adore. Vous avez votre religion et moi j'ai la mienne. " »
Il faut être bref, se dit-il, et en peu de mots il raconta simplement comment, dans la jungle de Perse occidentale, une bête sauvage avait bondi sur lui. Le chah semblait intéressé.
« Il n'y a pas de panthères dans mon pays et, sans arme, je ne savais comment me défendre. »
Il dit qu'il devait la vie au chah Ala al-Dawla, chasseur de fauves comme son père, le vainqueur du lion de Kachan. La foule applaudit son souverain avec des cris d'approbation et l'on se répétait l'histoire jusqu'au fond de la salle. L'imam restait impassible, mais ses yeux trahissaient son irritation.
« Achève ta requête, Inghiliz, dit-il froidement.
– Il est écrit aussi que celui qui sauve une vie en devient responsable. Je demande l'aide du chah pour accomplir la mienne du mieux que je pourrai. »
Et il conta sa vaine démarche pour se faire admettre à l'école de médecine d'Ibn Sina. Les gens, enthousiasmés par l'aventure de la panthère, tapaient des pieds en mesure, à en faire trembler les murs. Et le chah, plus habitué à être craint qu'acclamé spontanément, semblait goûter ce bruyant hommage comme la plus douce des musiques. Il observa Rob un moment, puis tourné vers l'imam, il parla pour la première fois.
« Qu'on donne un calaat à cet Hébreu », dit-il.
Le peuple se mit à rire, sans que Rob comprît pourquoi.
« Viens avec moi, dit l'officier grisonnant, vêtu de cuir, dont les bras étaient couverts de cicatrices, l'oreille gauche déchirée et la bouche tordue par une blessure à la joue droite. Je m'appelle Khuff, capitaine des Portes. J'ai droit aux corvées, tu vois ! »
Remarquant le cou à vif, il sourit.
« Le carcan, hein... ? Une belle saloperie ! »
Ils quittèrent la salle des Piliers et prirent le chemin des écuries. Des cavaliers galopaient d'un bout à l'autre de la prairie, armés de longs bâtons comme des houlettes de berger.
« Ils vont se battre ?
– Non, c'est un jeu : il s'agit de frapper une boule de bois. Tu as beaucoup à apprendre ! Sais-tu seulement ce que c'est qu'un calaat ? Non ? Autrefois, quand quelqu'un trouvait grâce aux yeux d'un roi de Perse, le souverain lui remettait un de ses propres vêtements en témoignage de satisfaction. Aujourd'hui, le " vêtement royal " consiste en une pension, un costume complet, une maison et un cheval.
– Alors, je suis riche ?
– Il y a toutes sortes de calaat, dit Khuff avec ironie. Un ambassadeur a reçu des habits superbes, un palais et un coursier au harnais incrusté de pierres précieuses. Mais tu n'es pas ambassadeur ! »
Dans un vaste enclos derrière les écuries tourbillonnaient une multitude de chevaux. Le Barbier disait souvent qu'il fallait choisir un cheval qui ait une tête de princesse et un cul de putain. Rob en vit un gris qui, en plus de tout cela, avait un regard royal.
« Je peux choisir cette jument, »demanda-t-il.
Khuff ne prit même pas la peine de répondre que c'était une monture de prince, mais un étrange sourire passa sur sa bouche tordue. Il partit à cheval explorer le troupeau et ramena un hongre brun, robuste et sans esprit, aux jambes courtes et aux fortes épaules. L'animal était marqué au fer chaud d'une grande tulipe près de la cuisse.
« C'est la marque du chah, le seul éleveur de Perse. Tu peux échanger celui-ci contre un cheval portant la même tulipe mais tu ne dois pas le vendre. S'il meurt, découpe la peau avec la marque et je te l'échangerai contre un autre. »
Il lui remit une bourse, qui contenait moins de pièces que Rob n'en gagnait avec le Spécifique en un seul spectacle. Dans un entrepôt voisin, il lui trouva une selle de l'armée. Les vêtements étaient de bonne qualité mais simples : une culotte bouffante retenue à la taille par un cordon, des bandes de lin à enrouler de la cheville au genou, une chemise vague, une tunique, deux manteaux, l'un court et léger, l'autre long et doublé de mouton ; enfin un turban brun et un support en forme de cône autour duquel le draper. Rob voulait un turban vert.
« Celui-ci est mieux ; le vert est d'une étoffe lourde et médiocre. C'est bon pour les étudiants et les pauvres. »
Devant son insistance, Khuff finit par céder en lui jetant un regard de mépris. De jeunes serviteurs aux yeux vifs se précipitèrent pour amener au capitaine des Portes son cheval personnel, un étalon arabe qui ressemblait à la belle jument grise dont Rob avait eu envie. Monté quant à lui sur son paisible bourrin, avec son ballot d'habits neufs, il se mit en route comme un propriétaire, derrière Khuff, vers le quartier juif.
Après un long chemin à travers ses rues étroites, ils finirent par s'arrêter devant une petite maison de vieilles briques rouges. Un toit posé sur quatre poteaux tenait lieu d'écurie. Dans le minuscule jardin, un lézard fit un clin d'oeil à Rob avant de disparaître entre les pierres du mur ; quatre abricotiers ombrageaient des buissons d'épines qui auraient eu bien besoin d'être élagués. Il y avait trois pièces, l'une au sol de terre battue, les autres de briques usées par les pas de nombreuses générations. Le cadavre desséché d'une souris traînait dans un coin.
« Tu es chez toi », dit Khuff, et avec un signe de tête, il s'en alla.
Le pas du cheval résonnait encore dans la rue quand Rob, s'effondrant sur la terre malpropre, rejoignit la souris morte dans l'oubli.
Il dormit dix-huit heures et se réveilla ankylosé comme un vieillard. Assis dans la maison silencieuse, il regarda danser la poussière le long du rayon de soleil que laissait entrer le trou de fumée. Tout semblait quelque peu délabré : le plâtre des murs se fissurait, le bord des fenêtres s'effritait. Mais c'était sa première demeure depuis la mort de ses parents.
Dans la petite grange, il découvrit avec horreur que son nouveau cheval était resté sellé, sans nourriture et sans eau. Il le fit boire dans son chapeau, rempli au puits le plus proche, et se rendit à l'écurie où il avait laissé l'âne et la mule. II y acheta des seaux en bois, de la paille et un panier d'avoine. Les animaux soignés, il prit son costume neuf pour aller aux bains publics. Mais il s'arrêta d'abord à l'auberge de Salman le Petit.
« Je viens chercher mes affaires, lui dit-il.
– Elles sont toujours là. Mais je me suis inquiété en ne te voyant pas revenir au bout de deux nuits. On raconte qu'un dhimmi étranger s'est présenté à l'audience et a obtenu un calaat du chah... C'était toi ? »
Rob s'assit lourdement.
« Je n'ai rien mangé depuis la dernière fois que je t'ai vu. »
Il essaya prudemment du pain et du lait de chèvre, puis, comme tout allait bien, des œufs, un peu de fromage et un bol de pilah. Il sentit revenir ses forces. Aux bains, il se lava longuement, détendant son corps meurtri. Les nouveaux habits ne lui étaient pas familiers et il eut quelque difficulté à enrouler les molletières ; quant au turban, cela exigeait tout un apprentissage. Il garda donc son chapeau de cuir, en attendant.
Rentré chez lui, il se débarrassa de la souris et réfléchit. Il disposait maintenant d'une modeste aisance mais ce n'était pas là ce qu'il avait demandé. Il commençait à s'inquiéter quant survint Khuff, toujours bourru, qui déroula une sorte de parchemin étrangement mince et se mit à lire à haute voix.
Le texte officiel du calaat, chargé de formules ampoulées, énumérait les innombrables titres du souverain avant de confirmer la magnanime protection qu'il accordait à Jesse, fils de Benjamin de Leeds, sous réserve de son obéissance aux lois, etc.
« Et l'école ? demanda Rob, la voix enrouée d'angoisse.
– L'école ne me regarde pas », dit le capitaine, en partant aussi vite qu'il était venu.
Un peu plus tard, deux gaillards déposaient devant la porte une chaise à porteurs d'où sortait le hadji Davout Hosein, avec une quantité de figues pour porter chance à la nouvelle maison. Ils les mangèrent, assis parmi les fourmis et les abeilles, dans le fouillis du petit jardin.
« Ce sont d'excellents abricotiers », dit le hadji en connaisseur, puis il expliqua tout au long comment les soigner en les taillant, en les arrosant et en les nourrissant de fumier de cheval. Enfin, il se tut.
« Oui ? murmura Rob.
– J'ai l'honneur de te transmettre les félicitations et les vœux de l'honorable Abu Ali Al-Husayn ibn Abdullah ibn Sina. »
Le hadji transpirait. Il était si pâle qu'on voyait encore davantage la tache du zabiba sur son front. Rob avait pitié de lui, mais il n'en savourait pas moins ce moment délicieux – plus doux, plus exquis, plus grisant que l'arôme des petits abricots qui jonchaient le sol sous les arbres –, ce moment où Hosein remit à Jesse, fils de Benjamin, une invitation à s'inscrire à la madrassa pour étudier la médecine au maristan, où il pourrait, éventuellement, espérer devenir médecin !
QUATRIÈME PARTIE
Le maristan
39. IBN SINA
SA vie d'étudiant commença par un matin lourd et morne. Il s'habilla avec soin mais prit prétexte de la chaleur pour se dispenser des molletières. Ayant essayé sans succès de percer le secret du turban, il donna la pièce à un gamin des rues qui lui apprit à l'enrouler, bien serré autour de son support conique, en repliant l'extrémité à l'intérieur. Mais Khuff avait raison : le turban vert pesait plus de dix livres ; il s'en débarrassa et retrouva son chapeau de cuir avec soulagement. C'est ce qui le fit reconnaître immédiatement des jeunes gens qui bavardaient devant le Grand Téton.
« Voilà ton Juif, Karim ! »
Un des étudiants assis sur les marches se leva et vint à lui. C'était le beau garçon élancé qu'il avait vu houspiller un infirmier lors de sa première visite à l'hôpital.
« Je m'appelle Karim Harun, et tu es Jesse ben Benjamin, n'est-ce-pas ? Le hadji m'a chargé de te faire faire le tour de l'école et de l'hôpital et de répondre à tes questions.
– Ça va te faire regretter le carcan, l'Hébreu ! » dit quelqu'un. Les autres se mirent à rire.
Toute l'école était au courant de ses aventures. Ils commencèrent par le maristan, mais Karim allait beaucoup trop vite, manifestement pressé d'en finir avec cette corvée. Il expliqua que l'hôpital était divisé en deux sections, une pour les hommes et une pour les femmes ; les patientes étaient soignées par des infirmières, aucun homme n'ayant le droit de les approcher, en dehors du mari de chacune et des médecins. Il y avait deux salles consacrées à la chirurgie et une longue pièce au plafond bas où des pots et des flacons soigneusement étiquetés s'alignaient sur des étagères. C'était le « trésor des drogues ».
« Le lundi et le mardi, les médecins consultent à l'école. Les préparateurs fabriquent ensuite les médecines qui ont été prescrites ; ils sont honnêtes et précis dans le moindre détail, tandis qu'en ville, la plupart des marchands de remèdes sont des pourris qui te vendraient de la pisse pour de l'eau de rose. »
A côté, dans le bâtiment de l'école, Karim montra les salles d'examen, de conférence et les laboratoires, une cuisine, un réfectoire et un grand bain pour les professeurs et les étudiants.
« Il y a quarante-huit médecins et chirurgiens, qui ne sont pas tous professeurs. Avec toi, nous sommes vingt-sept étudiants en médecine, dont chacun suit l'enseignement de différents praticiens. La durée de ces apprentissages varie selon les individus, de même que celle des études. Tu peux te présenter à l'examen oral dès que ces salauds de profs décident que tu es prêt. Si tu réussis, tu deviens hakim ; sinon, il faut retravailler en attendant une autre chance.
– Il y a longtemps que tu es ici ?
– Sept ans, dit Karim amèrement ; j'ai échoué l'an dernier en philosophie et cette année en jurisprudence. A quoi sert tout ça ? Je suis déjà un bon médecin. »
A la madrassa, les cours du matin étaient obligatoires dans toutes les disciplines ; on pouvait choisir sa classe et tâcher de se faire connaître de certains professeurs, qui pourraient être alors plus compréhensifs à l'oral. L'après-midi, chacun travaillait dans sa spécialité : au tribunal pour le droit, à la mosquée pour la théologie ; les philosophes lisaient ou écrivaient et les futurs médecins faisaient à l'hôpital fonction d'assistants. Ils pouvaient alors suivre la visite des médecins, examiner les malades et proposer des traitements.
« Une merveilleuse occasion d'apprendre... ou de devenir un parfait imbécile ! » soupira Karim en faisant la grimace.
« Sept ans ! pensait Rob, et un avenir incertain. Pourtant, il devait avoir au départ un bagage meilleur que le mien ! »
Ses appréhensions s'évanouirent à la bibliothèque, qu'on appelait la maison de la Sagesse. Que de livres ! Certains manuscrits étaient sur vélin, mais la plupart rappelaient le mince support du calaat.
« Ce n'est pas du parchemin, grogna Karim, c'est du papier, une invention des yeux bridés d'Orient, des infidèles très futés. Vous n'en avez pas en Europe ? On fait ça avec de vieux chiffons pilonnés, apprêtés à la colle animale, puis pressés. Ce n'est pas cher, même pour des étudiants. »
Rob, fasciné, parcourait la salle, touchait les livres, notant tous ces noms d'auteurs qui, pour la plupart, lui étaient inconnus : Hippocrate, Dioscoride, Ardigène, Rufus d'Ephèse, l'immortel Galien, Oribase, Philagrios, Alexandre de Tralles, Paul d'Egine...
« La madrassa possède presque cent mille livres ! L'université de Bagdad en a six fois plus, ainsi qu'une école de traducteurs où les livres sont transcrits sur papier dans toutes les langues du califat oriental. Mais nous avons ce qu'ils n'ont pas, dit fièrement Karim en montrant tout un mur consacré aux œuvres d'un seul auteur : Lui ! »
L'après-midi, Rob vit cet homme que les Persans appelaient le chef des princes. Au premier abord, Ibn Sina le déçut : son turban rouge de médecin était fané, négligemment drapé, sa tunique modeste et râpée. Petit, chauve, un nez bulbeux aux veines apparentes et des plis affaissés sous sa barbe blanche : un Arabe vieillissant. Mais Rob remarqua ses yeux bruns au regard perçant, tristes et attentifs, sérieux, étonnamment vivants. Il le sentit tout de suite : Ibn Sina voyait les choses qui restaient invisibles au commun des hommes.
Suivi de sept étudiants et de quatre médecins, le maître s'arrêta près de la paillasse d'un homme décharné.
« Qui est l'assistant de cette section ?
– C'est moi, maître. Mirdin Askari. »
Voilà donc le cousin d'Aryeh, se dit Rob, en regardant avec intérêt le jeune homme au teint basané ; sa mâchoire allongée et ses larges dents blanches lui faisaient un visage sans grâce mais sympathique comme celui d'un cheval intelligent.
« Parle-nous de ce patient, Askari.
– C'est Amahl Rahin, un chamelier qui est arrivé il y a trois semaines avec une violente douleur aux reins. Nous avons cru d'abord qu'il s'était blessé, étant soûl, à la colonne vertébrale, mais la douleur a gagné rapidement le testicule droit et la cuisse.
– Et l'urine ?
– Jusqu'au troisième jour elle était jaune et limpide ; le matin du troisième jour, elle contenait du sang et dans l'après-midi, il a évacué six calculs urinaires, quatre comme des grains de sable et deux de la taille d'un petit pois. Depuis, il ne souffre plus et son urine est claire, mais il refuse de s'alimenter.
– Qu'est-ce que vous lui avez proposé ?
– Le menu habituel, répondit l'étudiant perplexe. Plusieurs sortes de pilah, des œufs de poule, du mouton, des oignons, du pain... Il ne touche à rien. Son intestin a cessé de fonctionner, son pouls s'affaiblit et il perd ses forces »
Ibn Sina hocha la tête et les regarda tous.
« De quoi souffre-t-il, alors ?
– Je pense, maître, dit un autre assistant en s'armant de courage, que ses intestins noués bloquent le passage de la nourriture ; le sentant, il refuse d'avaler quoi que ce soit.
– Merci, Fadil ibn Parviz, dit le médecin-chef avec courtoisie. Mais, dans ce cas, le patient mange et rejette sa nourriture. »
Puis il attendit, et personne n'intervenant, il s'approcha du malade.
« Amahl, dit-il, je suis le médecin Husayn, fils d'abd-Ullah, fils d'al-Hasan, fils d'Ali, fils de Sina. Voici mes amis, qui sont aussi les tiens. D'où viens-tu ?
– Du village de Shaini, maître, murmura l'homme.
– Ah ! Un homme de Fars ! J'ai vécu d'heureux jours là-bas. Les dattes de l'oasis de Shaini sont grosses et sucrées, n'est-ce pas ? »
Des larmes apparurent dans les yeux d'Amahl et il acquiesça en silence.
« Askari, va tout de suite chercher des dattes et un bol de lait chaud pour notre ami. »
Un moment plus tard, médecins et étudiants virent le malade manger avec avidité.
« Doucement, Amahl. Doucement... Askari. Tu veilleras à changer le régime de notre ami.
– Oui, maître répondit l'assistant tandis que le groupe s'éloignait.
– Vous ne devez jamais oublier cela en soignant nos malades : ils viennent à nous mais ne deviennent pas comme nous, et très souvent leur nourriture n'est pas la nôtre. Ce n'est pas parce qu'il rend visite à la vache que le lion aimera le foin. Les gens du désert vivent surtout de caillé et de laitages, ceux de Dar-ul-Maraz mangent du riz et des aliments secs. Dans le Khorasan, on n'aime que la soupe à la farine ; les Indiens mangent des pois et autres légumineuses, avec de l'huile et des épices. Ceux de Transoxiane préfèrent le vin et la viande, surtout celle du cheval. Les habitants de Fars et d'Arabistan sont grands consommateurs de dattes. Pour les Bédouins c'est la viande, le lait de chamelle, les criquets. Les peuples de Gurgan, de Géorgie, d'Arménie, les Européens prennent des boissons alcoolisées aux repas et mangent la chair des bœufs et des porcs. »
Ibn Sina regarda durement son assistance.
« Nous les terrifions, jeunes maîtres. Nous sommes souvent incapables de les sauver, et quelquefois c'est notre traitement qui les tue. Au moins, ne les laissons pas mourir de faim. »
Et le chef des princes s'en alla, les mains derrière le dos.
Le lendemain, dans un petit amphithéâtre aux degrés de pierre, Rob suivit son premier cours à la madrassa. Nerveux, il était en avance et restait assis, seul, au quatrième rang, quand il arriva une demi-douzaine d'étudiants ; ils se moquaient, non sans envie, d'un camarade qui devait passer ses examens.
« Plus qu'une semaine, Fadil ! Je parie que tu en as la colique !
– Ta gueule, Abbas Sefi, nez de Juif, queue de chrétien ! répliqua Fadil. Ça ne risque pas de t'arriver : tu marineras ici encore plus longtemps que Karim Harun... ! Tiens, qui c'est ça ? Salut ! Comment t'appelles-tu, dhimmi ?
– Jesse ben Benjamin.
– Ah ! Le fameux prisonnier ! Le barbier-chirurgien au calaat. Tu verras : il ne suffit pas d'une ordonnance royale pour faire un médecin. »
La salle se remplissait. Fadil interpella Mirdin Askari qui allait s'asseoir.
« Askari ! Voilà un autre Hébreu qui veut devenir charlatan ! Vous serez bientôt plus nombreux que nous. »
Askari lui jeta un coup d'oeil glacial et se détourna comme d'un insecte importun. L'arrivée du professeur coupa court aux commentaires. Sayyid Sa'di enseignait la philosophie ; il avait la mine d'un homme préoccupé. C'est alors que Rob eut un avant-goût de ce qui l'attendait après avoir tant lutté pour être étudiant. Sayyid aperçut dans la salle un visage qui lui était étranger.
« Toi, dhimmi, comment t'appelles-tu ?
– Jesse ben Benjamin, maître.
– Eh bien, Jesse ben Benjamin, dis-nous comment Aristote décrit les liens entre le corps et l'esprit... Voyons ! C'est dans son livre De l'âme, ajouta le professeur avec impatience.
– Je ne connais pas ce livre. Je n’ai jamais lu Aristote.
– Il faut t’y mettre immédiatement »
Le ton était sévère, et Rob ne comprit pas grand-chose à la conférence. Tandis que l'amphithéâtre se vidait, il s'approcha de Mirdin Askari.
« Je suis chargé de te transmettre les amitiés de trois habitants de Mascate : Reb Lonzano ben Ezra, Reb Loeb ben Kohen, et ton cousin Reb Aryeh Askari.
– Ah oui ? Ils ont fait bon voyage ?
– Je le crois.
– Tu es un Juif d'Europe, paraît-il. Ispahan peut te paraître étrangère mais la plupart d'entre nous viennent aussi d'autres régions : quatorze musulmans sont du califat oriental, sept du califat d'Occident et cinq sont des Juifs d'Orient.
– Je ne suis que le sixième Juif ? A en croire Fadil, il y en avait davantage.
– Oh ! Fadil ! Un seul étudiant juif c'est déjà trop pour lui. A ses yeux d'Ispahanien, il n'est pas d'autre nation civilisée que la Perse et pas d'autre religion que l'islam. Deux musulmans qui s'insultent se traitent de " juif " et de " chrétien ". Et, quand ils sont de bonne humeur, ils trouvent spirituel d'appeler l'un des leurs " dhimmi ". »
Rob hocha la tête en se rappelant le rire des gens quand le chah avait dit : « Qu'on donne un calaat à cet " Hébreu ". »
« Cela t'irrite ? demanda-t-il.
– Ça m'oblige à travailler et à me donner à fond. Je peux dépasser en souriant tous les étudiants musulmans à la madrassa... On dit que tu es barbier-chirurgien. C'est vrai ? A ta place, je n'en parlerais pas. Les médecins persans ne vous estiment guère...
– Je me moque de leur estime. Je n’ai pas à m’excuser d’être ce que je suis. »
Rob crut voir comme une approbation dans les yeux de Mirdin, mais ce ne fut qu'un éclair.
« Tu n'as pas à le faire, non plus », dit le cousin d'Aryeh avant de quitter l'amphithéâtre.
Le cours de théologie islamique, donné par un gros mullah nommé Abul Bakr, fut à peine meilleur que celui de philosophie. Le Coran se composait de cent quatorze chapitres appelés sourates, dont la longueur variait de quelques lignes à cent versets et davantage, et l'on ne pouvait être diplômé de la madrassa sans connaître par cœur les plus importants.
Pendant la leçon suivante, le maître chirurgien Abu Ubayd al-Juzjani le pria de lire les Dix Traités sur l'œil, de Hunayn. Al-Juzjani était petit, brun et redoutable, avec le regard immobile et l'humeur d'un ours qu'on vient de réveiller. Rob était refroidi par ce déluge de travaux scolaires, mais il s'intéressa à l'exposé sur la cataracte.
« On croit que cette cécité est causée par une humeur corrompue qui se déverse dans l'œil, dit al-Juzjani. Aussi, les premiers médecins persans l'ont-ils appelée nazul-i-ab, ou " descente d'eau ", ce qu'on a vulgarisé en " maladie de la chute d'eau " ou cataracte. La plupart commencent par une petite tache dans la lentille qui gêne à peine la vision, mais qui s'étend progressivement jusqu'à rendre toute la lentille d'un blanc laiteux, ce qui entraîne la cécité. »
Le maître opéra les yeux d'un chat mort, puis ses assistants distribuèrent aux étudiants des cadavres d'animaux. Rob hérita d'un cabot brunâtre au regard fixe, qui n'avait plus de pattes de devant. Il se rappela, pour se donner du courage, comment Merlin avait opéré Edgar Thorpe, après avoir suivi les cours ici, peut-être dans cette même salle. Al-Juzjani vint se pencher au-dessus de lui.
« Place ton aiguille sur la tache, là où tu veux inciser, et fais une marque. Ensuite, déplace la pointe vers l'angle extérieur de l'œil, au niveau et peu au-dessus de la pupille : la cataracte glissera en dessous. Si tu opères l'œil droit, tiens l'aiguille dans ta main gauche, et vice versa. »
Rob suivit ses instructions, en pensant aux hommes et aux femmes qu'il avait vus venir derrière son paravent de barbier, avec leurs yeux opaques qu'il ne savait pas guérir. Au diable Aristote et le Coran ! C'était pour cela qu'il était venu jusqu'en Perse, se dit-il avec exaltation.
L'après-midi, avec d'autres étudiants, il suivit al-Juzjani qui visitait ses patients, enseignait et interrogeait les élèves tout en changeant les pansements et retirant les points de suture. Rob constata la qualité et la diversité de ses talents : cataractes en voie de guérison, amputation d'un bras, incision de bubons, circoncisions, fermeture d'une plaie à la joue chez un jeune garçon blessé par un bâton pointu.
Il fit ensuite une tournée derrière le hakim Jalal ul-Din, spécialiste des fractures, dont les patients étaient équipés de systèmes complexes d'extension et de ligature, faits d'attelles, de cordes et de poulies. Il s'était inquiété en vain des questions qui pourraient lui être posées : aucun médecin ne sembla remarquer sa présence. Il aida les garçons de salle, après les visites, à nourrir les malades et vider les eaux usées.
A la bibliothèque de la madrassa, il y avait de nombreux exemplaires du Coran ; il trouva aussi le traité d'Aristote, De l'âme, mais les Dix Traités sur l'œil étaient déjà en main et une demi-douzaine d'étudiants l'avaient réservé. Le gardien de la maison de la Sagesse était un homme bienveillant qui passait son temps à faire des copies de livres achetés à Bagdad.
« Dès qu'un professeur prescrit une lecture, il faut te précipiter chez moi, sinon les autres auront l'ouvrage avant toi. »
Rob acquiesça avec lassitude. Il emporta les deux livres et s'arrêta au marché juif pour acheter une lampe et de l'huile à une femme maigre aux yeux gris.
« C'est toi, l'Européen ? dit-elle, rayonnante. Nous sommes voisins. Je suis Hinda, la femme de Tall Isak. Viens nous voir. Je te fais un prix, à toi qui as tiré un calaat de ce roi-là ! »
A l'auberge, Salman le Petit lui amena deux autres voisins qui voulaient l'entendre parler de l'Europe et du calaat ; deux jeunes tailleurs de pierre qui lui tapèrent dans le dos et lui offrirent à boire. Mais il regagna vite sa solitude, s'occupa de ses bêtes et lut Aristote dans le jardin. C'était difficile, le sens lui échappait et il restait confondu de son ignorance. La nuit tombant, il rentra, alluma la lampe et prit le Coran. Le livre commençait par les sourates les plus longues. Comment choisir les passages importants ? L'essentiel était de s'y mettre.
Gloire à Dieu, le Très-Haut, plein de Grâce et de Miséricorde. Il est le créateur de toutes choses, et de l'Homme entre toutes les créatures...
Il lisait et relisait, mais à peine avait-il retenu quelques versets que ses yeux se fermèrent et qu'il sombra, tout habillé, dans un profond sommeil, comme pour échapper à une veille irritante et douloureuse.
40. L'INVITATION
ROB était réveillé chaque matin par le soleil levant. Dès l'aube, les gens sortaient dans les rues, les hommes allant à la synagogue, les femmes au marché pour installer leurs éventaires ou acheter les meilleurs produits. Un de ses voisins était cordonnier ; un autre, boulanger, lui avait fait porter dès son arrivée un pain rond, chaud et croustillant, pour son petit déjeuner. Chacun, dans le quartier juif, avait un mot aimable pour l'étranger bénéficiaire du calaat.
Moins populaire à la madrassa, il était le dhimmi pour les musulmans et l'Européen pour les Juifs. Son expérience, peu appréciée, de barbier-chirurgien fut pourtant utile au maristan, où au bout de trois jours il se montra capable de faire bandages, saignées et de réduire les fractures simples avec la même compétence qu'un diplômé de l'école. Il fut dispensé des corvées au profit de tâches plus directement liées aux soins des malades, et sa vie en devint un peu plus supportable.
Quand il demanda à Abul Bakr quelles étaient les plus importantes des cent quatorze sourates du Coran, le gros mullah lui répondit que cela restait à l'appréciation de chacun. Que faire ?
« Il faut étudier le Coran, et Allah – gloire à Lui ! – te les révélera. »
Mahomet le suivait partout, le regard d'Allah ne le quittait pas ; à l'école, on n'échappait pas à l'islam : un mullah veillait dans chaque classe à ce que le nom d'Allah ne soit jamais profané.
Le premier cours de Rob avec Ibn Sina portait sur l'anatomie. On y disséqua un porc, animal interdit à la consommation chez les musulmans, mais non à l'étude.
« Le porc est un sujet exceptionnel car ses organes internes sont identiques à ceux de l'homme, dit le maître en découpant adroitement la peau et en découvrant de très nombreuses tumeurs. Ces grosseurs à la surface lisse sont probablement inoffensives, mais certaines ont un développement rapide, comme celles-ci dont les masses charnues sont groupées les unes contre les autres. Ces tumeurs dites " en chou-fleur " sont mortelles.
– Apparaissent-elles chez les humains ?
– Nous l'ignorons.
– Pourquoi ne pas les chercher ? »
Un silence de mort tomba sur les autres étudiants pleins de mépris pour l'étranger, ce diable d'infidèle, et sur les maîtres assistants inquiets ; le mullah qui avait abattu la bête leva la tête de son livre de prières.
« Il est écrit, dit Ibn Sina avec prudence, que " les morts se lèveront pour revivre à l'appel du Prophète " – qu'Il soit béni ! Dans l'attente de ce jour, les corps ne doivent pas être mutilés. »
Rob acquiesça, le mullah retourna à ses prières et Ibn Sina reprit sa leçon.
L'après-midi, hakim Fadil ibn Parviz, coiffé du turban rouge des médecins, reçut les félicitations de tous pour sa réussite à l'examen. Rob, qui n'avait pas pour lui de sympathie particulière, en fut ému et content car le succès de n'importe quel étudiant pouvait un jour être le sien. Fadil et al-Juzjani dirigeaient justement la visite ce jour-là et, quand Ibn Sina les rejoignit, au dernier moment, Rob ressentit la tension et la légère effervescence que provoquait toujours la présence du maître.
Parmi les malades atteints de tumeurs, un homme aux yeux creux était couché près de la porte.
« Jesse ben Benjamin, dit al-Juzjani, parle-nous de cet homme.
– C'est Ismail Ghazali. Il ne connaît pas son âge mais dit être né à Khur pendant les grandes inondations. Il doit avoir environ trente-quatre ans. Il a des tumeurs au cou, sous les bras et à l'aine. Il a perdu son père, quand il était enfant, d'une maladie semblable. Uriner lui est un supplice, et le liquide est jaune foncé mêlé de filaments rouges. Il ne peut garder sans vomir que quelques cuillerées de gruau ; on l'alimente légèrement chaque fois qu'il accepte de manger.
– L'as-tu saigné aujourd'hui ?
– Non, hakim. Ce serait une souffrance inutile... A la nuit tombante il mourra. »
Rob n'aurait pas ajouté cela s'il avait songé aux tumeurs de porc, qui rongeaient peut-être le corps d'Ismail Ghazali.
« D'où te vient cette idée ? »
Tous les regards étaient sur lui, mais il préféra éviter une explication.
« Je le sais », dit-il enfin, et Fadil, oubliant sa nouvelle dignité, éclata de rire.
Al-Juzjani avait rougi de colère, mais Ibn Sina l'apaisa d'un geste et continua la visite. Cet incident vint à bout du courage de Rob. Impossible de travailler ce soir-là. Il avait commis une erreur. Il n'était sans doute pas fait pour être médecin.
Le lendemain matin, à l'école, il suivit trois cours et se força l'après-midi à accompagner al-Juzjani dans son inspection. Ibn Sina les rejoignit comme la veille. Dans la section des tumeurs, un jeune homme occupait la paillasse près de la porte.
« Où est Ismail Ghazali ? demanda al-Juzjani à l'infirmier.
– Emporté cette nuit, hakim. »
Il n'y eut aucun commentaire et, pendant le reste de la visite, Rob fut traité avec un mépris glacial, comme un dhimmi étranger qui a deviné juste, par hasard. Mais, une fois le groupe dispersé, une main se posa sur son bras et, se retournant, il croisa le regard inquisiteur du vieux maître.
« Tu viendras partager mon dîner », lui dit Ibn Sina.
Ce soir-là, il était impatient et nerveux en suivant, selon les indications du médecin-chef, l'avenue des Mille-Jardins, qui conduisait à sa demeure. C'était une vaste maison de pierre, à deux tours jumelles, au milieu de vergers et de vignes en terrasses. Ibn Sina, lui aussi, avait reçu un calaat, mais, vu sa notoriété et son prestige, le don avait été princier. Un portier, qui attendait Rob, l'introduisit dans la propriété et prit son cheval. Le gravier de l'allée était si fin que ses pas y faisaient à peine plus de bruit qu'un souffle.
Comme il approchait de la maison, une porte s'ouvrit et il en sortit une femme jeune et gracieuse, vêtue d'un manteau de velours rouge bordé de paillettes, sur une robe souple en coton imprimé de fleurs jaunes ; toute menue, elle avait une démarche de reine. Des bracelets de perles ornaient ses chevilles, où la culotte bouffante finissait en franges sur ses jolis talons nus. La fille d'Ibn Sina, si c'était elle, le dévisagea de ses grands yeux sombres, avec autant de curiosité qu'il l'observait lui-même, avant de détourner son visage voilé comme l'ordonnaient les lois islamiques en présence d'un homme. Derrière elle, parut un eunuque enturbanné, monstrueusement gros, la main sur la garde ouvragée de son poignard, qui suivit Rob d'un regard meurtrier jusqu'à ce que la belle eût disparu à l'intérieur d'un jardin. Alors, la porte de la maison, une simple dalle de pierre, s'ouvrit en tournant sur ses gonds huilés, et un serviteur introduisit Rob dans une pièce spacieuse et fraîche.
« Ah ! Mon jeune ami, tu es le bienvenu chez moi. »
Ibn Sina le précéda à travers une série de grandes salles tendues de tapisseries aux couleurs de terre et de ciel, avec des sols de pierre couverts de tapis épais comme un gazon. Dans un jardin intérieur, au cœur de la maison, une table était dressée auprès d'une fontaine. On apporta du pain non levé et le maître psalmodia une invocation islamique.
« Veux-tu dire tes propres prières ? proposa-t-il avec bienveillance.
– Sois béni, Seigneur notre Dieu, récita Rob en brisant le pain, Roi de l'Univers, Toi qui fais venir notre pain de la terre.
– Amen. »
Le repas fut simple et délicieux : concombres à la menthe et au caillé, pilah léger avec de l'agneau et du poulet, compotes de cerises et d'abricots, sherbet rafraîchissant au jus de fruits. Un esclave apporta ensuite des linges humides pour le visage et les mains, tandis que d'autres débarrassaient la table et allumaient des torches afin d'éloigner les insectes. Enfin ils s'assirent tous deux et se mirent ensemble à croquer des pistaches.
« Alors », commença Ibn Sina – ses yeux étonnants où passaient tant de choses brillaient dans la lumière –, « dis-moi comment tu as su qu'Ismail Ghazali allait mourir. »
Rob raconta ce qui s'était passé à la mort de sa mère, puis de son père, quand il avait tenu leurs mains, et toutes les autres personnes dont le contact lui avait transmis la bouleversante révélation. Il répondit à toutes les questions, fouillant sa mémoire pour n'oublier aucun détail. Le doute s'effaçait peu à peu du vieux visage.
« Montre-moi comment tu fais. »
L'étudiant prit les mains du maître en le regardant dans les yeux, et presque aussitôt il sourit.
« Pour l'instant, vous n'avez rien à craindre de la mort.
– Toi non plus », dit calmement le médecin.
Un moment passa et, tout d'un coup, Rob comprit.
« Vous le sentez, vous aussi, maître ?
– Pas comme toi. En moi, c'est une certitude profonde et forte qu'un patient va mourir ou non. J'en ai parlé avec d'autres médecins qui partagent cette intuition ; c'est une confrérie plus importante que tu ne l'imagines. Mais je n'ai jamais rencontré un don aussi fort que le tien. C'est une responsabilité et tu ne l'assumeras qu'en devenant un excellent médecin. »
Ramené à la dure réalité, le jeune homme soupira.
« Je risque d'échouer car je ne suis pas un érudit. Vos étudiants musulmans sont nourris de culture classique, les autres Juifs ont le solide enseignement de leurs maisons d'étude. Je n'ai que deux misérables années d'école et une profonde ignorance.
– C’est pourquoi tu dois travailler plus dur et plus vite que les autres, dit ibn Sina sans complaisance.
– On demande trop dans cette école, et je n’ai ni envi ni besoin de tout cela : la philosophie, le Coran…
– Tu te trompes, coupa le vieil homme avec mépris. Comment peux-tu rejeter ce que tu ignores ? La science et la médecine te parlent du corps, la philosophie de l’intelligence de l’âme. Un médecin a besoin de tout cela, comme de nourriture et d’air. J’ai appris le Coran par cœur à l’âge de dix ans ; c’est ma foi et non la tienne, mais elle ne te fera pas de mal et apprendre dix Coran serait peu de chose si cela te valait de connaître la médecine.
« Tu es intelligent puisque tu as appris une nouvelle langue, et nous avons décelé d'autres promesses en toi. Mais apprendre doit te devenir aussi naturel que respirer. Tu dois élargir ton esprit pour assimiler tout ce que nous pouvons t'apporter. »
Rob écoutait en silence.
« J'ai un don personnel, aussi fort que le tien, Jesse ben Benjamin. Je sais reconnaître qui peut devenir médecin, et je sens en toi un besoin de guérir si puissant qu'il te brûle. Mais cela ne suffit pas ; on ne fait pas un médecin avec un calaat. Heureusement, car il y a déjà trop de médecins ignorants. Nous avons cette école pour séparer le bon grain de l'ivraie, et nous sommes particulièrement sévères avec ceux qui sont doués. Si nos épreuves sont trop dures pour toi, oublie-nous, retourne à ton métier et à tes faux médicaments. Devenir hakim, cela se mérite. Si tu le désires, tu dois t'éprouver toi-même pour l'amour du savoir, rivaliser avec les autres étudiants et les dépasser. Etudie avec la ferveur des bienheureux ou des maudits. »
Rob respira, son regard toujours fixé sur celui d'Ibn Sina, et se dit qu'il n'avait pas traversé le monde pour échouer.
Se levant avant de prendre congé, il fut pris d'une inspiration soudaine.
« Avez-vous les Dix Traités sur l'œil, de Hunayn, maître ?
– Bien sûr », répondit Ibn Sina en souriant, et il s'empressa d'aller chercher le livre pour le remettre à son étudiant.
41. LE MAIDAN
UN matin, de très bonne heure, trois soldats frappèrent à la porte. Rob, inquiet, ne savait à quoi s'attendre ; mais cette fois, ils n'étaient que politesse, déférence, et les bâtons restèrent au fourreau. Le chef, qui avait manifestement déjeuné d'oignons verts, s'inclina profondément.
« Nous sommes chargés de vous informer, maître, que la cour se réunira demain en séance officielle après la deuxième prière. Les bénéficiaires d'un calaat sont priés d'y assister. »
Il se retrouva donc le lendemain sous les voûtes dorées de la salle des Piliers. Le peuple manquait, malheureusement. Le chah, vêtu de pourpre et d'écarlate, était superbe sous sa lourde couronne d'or. Le vizir Qandrasseh portait comme d'habitude sa tenue noire de mullah. Les bénéficiaires de calaat se tenaient à l'écart ; Rob ne vit pas Ibn Sina et ne reconnut personne sauf Khuff, le capitaine des Portes.
« Qui sont ceux-là ? lui demanda-t-il en désignant les personnages richement vêtus, assis sur des coussins de chaque côté du trône.
– L'empire est divisé en quatorze provinces, qui comptent cinq cent quarante-quatre " places considérables " : cités, villes fortifiées, châteaux. Ces hommes gouvernent les principautés sur lesquelles règne le chah », répondit Khuff avant d'aller se poster près de l'entrée.
L'ambassadeur d'Arménie arriva à cheval, encore jeune, brun, mais à part cela parfaite éminence grise : jument grise, et queues de renards argentés sur une tunique de soie grise. Il alla baiser les pieds du souverain, puis présenta de somptueux cadeaux : cristaux, miroirs, pourpre, parfums et cinquante zibelines. Ala remercia avec indifférence. A son tour, l'ambassadeur des Khazars offrit trois beaux chevaux arabes et un bébé lion enchaîné qui, pris de peur, souilla le tapis tissé d'or et de soie. Dans le silence général, le chah impassible attendit que les esclaves aient évacué le tout. Enfin, on annonça l'envoyé suivant, de l'émirat de Qarmate, qui chevauchait un cheval roux.
Rob, apparemment attentif et respectueux, se désintéressait de la cérémonie ; il révisait mentalement ses cours. Les quatre éléments : terre, eau, feu, air ; les qualités reconnues au toucher : froid, chaleur, sécheresse, humidité ; les tempéraments : sanguin, flegmatique, cholérique, saturnien ; les facultés : naturelle, animale, vitale. Il se représentait les différentes parties de l'œil telles que les énumère Hunayn, nommait les sept herbes et médications pour les douleurs, les dix-huit pour les fièvres. Il récita même plusieurs fois les neuf premiers versets de la troisième sourate du Coran, intitulée « La famille d'Imran ».
Ces intéressantes réflexions furent brusquement interrompues par un échange assez vif entre Khuff et un homme aux cheveux blancs qui montait un alezan nerveux. L'Excellence, qui représentait les Turcs seldjoukides, se plaignait d'être introduit le dernier.
« C'est un affront délibéré à mon peuple ! »
Sourd à tous les apaisements, il tenta dans sa fureur de pousser son cheval jusqu'au trône. Alors, Khuff, feignant d'attribuer la faute à la monture, et non au cavalier, saisit la bride en criant « Ho ! » et frappa violemment les naseaux de la bête, qui recula en hennissant. Les soldats la maîtrisèrent tandis que l'ambassadeur, fermement guidé par le vieux capitaine, allait se prosterner et transmettait d'une voix tremblante les salutations de son chef, mais sans offrir aucun cadeau.
Le chah le renvoya d'un geste de la main, et ainsi se termina l'ennuyeuse cérémonie.
Rob aurait aimé aménager sa petite maison ; quelques jours de travail y auraient suffi, mais chaque heure était si précieuse qu'il laissa les plâtres fissurés, les abricotiers non taillés et le jardin à l'abandon. Chez Hinda, la femme du marché, il acheta trois mezouzoth contenant des passages de l'Ecriture, qu'il fixa en haut des portes, comme il l'avait vu faire à Tryavna. Il commanda à un menuisier indien une table en bois d'olivier, une chaise à l'européenne, et choisit chez le chaudronnier quelques ustensiles de cuisine. L'hiver approchant, il trouva au marché arménien des peaux de mouton peu coûteuses, en prévision des nuits fraîches.
Un vendredi soir, son voisin le cordonnier le décida à venir partager le repas du sabbat. La maison était modeste mais confortable, et agréable l'hospitalité. La femme de Yaakob se couvrit le visage pour bénir les bougies. Lea, la fille, servit un poisson de rivière, un ragoût de volaille, avec du pilah et du vin ; elle tenait les yeux modestement baissés et fit pourtant quelques sourires à Rob. Elle était en âge de se marier et le père laissa entendre qu'elle aurait une bonne dot. Ils ne cachèrent pas leur déception quand il se retira, en les remerciant, pour retourner à ses livres.
Il menait une vie exemplaire. Les étudiants de la madressa étaient tenus à l'observance quotidienne des pratiques religieuses, mais les Juifs pouvaient assister à leurs propres offices. Il allait chaque matin à la synagogue de la maison de la Paix et, si l'hébreu du shaharit lui était devenu familier, beaucoup de prières restaient obscures. Néanmoins, se balancer en psalmodiant était une manière apaisante de commencer la journée.
Il consacrait ses matinées aux cours de philosophie et de religion, qu'il suivait désormais avec acharnement, et à beaucoup de leçons de médecine. Son persan s'améliorait, mais il lui fallait encore demander le sens de tel mot ou de telle expression, et on ne lui répondait pas toujours.
Un matin, Sayyid Sa'di, le professeur de philosophie, mentionna le gashtagh-daftaran. Rob se pencha vers son voisin, Abbas Sefi, pour lui demander ce que c'était. Mais le gros garçon se contenta de secouer la tête d'un air ennuyé.
Sentant une légère tape sur son dos, Rob se retourna et vit Karim Harun qui lui souriait.
« Un ordre d'anciens scribes, souffla-t-il. Ils ont recueilli par écrit l'histoire de l'astrologie et les débuts de la science persane. »
Une place était libre près de lui et il lui fit signe de le rejoindre. Dès lors, ils suivirent souvent les cours côte à côte.
Le meilleur moment de la journée, c'était l'après-midi quand il travaillait au maristan. Surtout lorsque, au bout de trois mois, son tour vint d'examiner les nouveaux patients. Le processus d'admission le surprit par sa complexité, mais al-Juzjani lui expliqua comment s'y prendre.
« Ecoute bien, c'est très important.
– Oui, hakim. »
Il avait appris à toujours écouter al-Juzjani, le meilleur médecin du maristan après Ibn Sina, dont il avait été l'assistant et le bras droit toute sa vie, en gardant son indépendance de jugement.
« Tu dois noter l'histoire complète du malade et, à la première occasion, la reprendre en détail avec un médecin plus expérimenté. »
On interrogeait chaque patient sur ses occupations, ses habitudes, ses contacts éventuels avec des maladies contagieuses, ses difficultés respiratoires, digestives, urinaires. Déshabillé, il était soumis à un examen médical minutieux, avec inspection des crachats, vomissements, urine et selles, prise du pouls et détection de la fièvre par la chaleur de la peau.
Al-Juzjani lui enseigna à palper des deux mains à la fois les bras, les deux jambes, les deux côtés du corps, de manière à déceler, par comparaison, tout défaut, enflure ou autre anomalie. Il lui montra aussi comment frapper du bout des doigts de petits coups secs sur le corps du malade pour découvrir la maladie par l'écoute d'un son anormal. Si étrange et nouveau que tout cela pût d'abord lui paraître, Rob en prit vite l'habitude parce qu'il avait déjà une longue expérience des patients.
Le plus dur était le soir, quand de retour chez lui il luttait contre les exigences de l'étude et celles du sommeil. Aristote s'était révélé un vieux Grec plein de sagesse ; un sujet passionnant changeait une corvée en plaisir. Mais Sayyid Sa'di lui demanda très vite de lire Héraclite et Platon ; Al-Juzjani, aussi naturellement que s'il s'était agi de mettre une bûche au feu, le pria de lire les douze livres traitant de la médecine dans l'Histoire naturelle de Pline – cela « pour se préparer à lire tout Galien l'année suivante » !
Il fallait sans cesse apprendre le Coran, et plus il en apprenait, plus il s'irritait des répétitions du message de Mahomet et de ses attaques contre les Juifs et les chrétiens. Il persévérait pourtant. Il vendit l'âne et la mule dont les soins lui prenaient du temps. Il se nourrissait en hâte et sans plaisir. Aucune fantaisie n'avait de place dans sa vie. Il lisait chaque nuit jusqu'à la limite de ses forces et s'endormait sur le livre ouvert. C'était donc pour cela que Dieu lui avait donné un corps solide et de bons yeux. Il mettait à l'épreuve son endurance pour se dépasser et devenir un homme de savoir.
Un soir, sentant qu'il était à bout et qu'il lui fallait s'échapper, il quitta sa petite maison pour se plonger dans la vie nocturne des maidans. Il ne connaissait les grandes places de la ville qu'en plein jour, brûlées de soleil, avec quelques flâneurs et des dormeurs pelotonnés dans un coin d'ombre. Tout revivait la nuit et c'était l'envers du décor : les plaisirs bruyants d'une foule de mâles de la Perse populaire. Tout le monde parlait et riait à la fois dans un tohu-bohu de foire. Des chanteurs-jongleurs, habiles et facétieux, donnèrent à Rob envie de les rejoindre. Il vit des lutteurs aux corps massifs, luisants de graisse pour rendre les prises plus difficiles, et sur lesquels les spectateurs pariaient en leur criant des conseils. Des montreurs de marionnettes donnaient un spectacle licencieux, des acrobates faisaient le saut périlleux, et les petits marchands de toutes sortes se disputaient l'attention des passants.
Il s'arrêta devant un étalage de livres, qu'éclairait une torche, et se mit à feuilleter un recueil de dessins : chacun montrait un homme et une femme, toujours les mêmes, en train de faire l'amour dans des postures qu'il n'aurait jamais imaginées.
« Les soixante-quatre complètes en images, maître », dit le marchand.
Rob n'avait pas la moindre idée de ce qu'étaient ces « soixante-quatre » ; il savait que la loi islamique interdisait de vendre ou de posséder aucune image de la figure humaine. Mais il trouva le livre passionnant et l'acheta. Puis il entra dans une taverne pleine de gens qui jacassaient, et demanda du vin.
« Nous n'avons pas de vin. C'est une chaikhana, une maison de thé, dit un serveur efféminé. Vous pouvez prendre du chai ou du sherbet, ou de l'eau de rose à la cardamome.
– Qu'est-ce que le chai ?
– Une boisson délicieuse, qui vient de l'Inde, je crois. A moins qu'elle ne nous arrive par la route de la soie. »
Rob commanda du chai et un plateau de sucreries.
« Nous avons un salon particulier. Voulez-vous un garçon ?
– Non. »
Le chai était brûlant, ambré, à la fois fade et un peu astringent, mais les sucreries étaient très bonnes. Des galeries supérieures des arcades près du maidan, venaient des mélodies, jouées par des trompettes de cuivre poli de huit pieds de long. Rob but beaucoup de chai en regardant la foule, jusqu'à ce qu'un conteur commence à réciter la légende de Jamshid, le quatrième des rois héros. La mythologie ne l'attirant pas plus que la pédérastie, il paya et traversa la cohue jusqu'à l'autre bout du maidan. Il resta un moment à regarder les chariots attelés de mules qui passaient et repassaient autour de la place, et dont les autres étudiants lui avaient déjà parlé.
Il en arrêta un, qui avait un lis peint sur la porte. A l'intérieur, il faisait noir. La femme attendait pour bouger que les mules se mettent en marche. Bientôt il y vit assez clair pour se rendre compte qu'elle était plutôt grasse et aurait pu être sa mère ; elle lui plut car c'était une honnête putain : elle ne simula ni passion ni plaisir, mais s'occupa de lui avec douceur et savoir-faire. Elle tira ensuite sur un cordon pour indiquer que c'était terminé et le maquereau assis à l'avant arrêta les mules.
« Conduisez-moi au quartier juif, lui dit Rob, je la paierai. »
Ils reposaient l'un près de l'autre, livrés aux oscillations de la voiture.
« Comment t'appelles-tu ?
– Lorna », dit-elle, et en fille bien élevée, elle ne lui demanda pas son nom.
« Moi je suis Jesse ben Benjamin.
– Salut, dhimmi, fit-elle timidement en touchant les muscles de ses épaules. De vrais nœuds de cordes ! De quoi aurais-tu peur, jeune et fort comme tu es ?
– J'ai peur d'être un bœuf alors que je devrais être un renard, dit-il, souriant dans le noir.
– Tu n'es pas un bœuf, j'ai pu m'en rendre compte, répondit-elle sèchement. Quel est ton métier ?
– J'étudie au maristan pour devenir médecin.
– Comme le chef des princes. Mon cousin a été le cuisinier de sa première épouse.
– Connais-tu le nom de sa fille ?
– Il n'a pas de fille. Ibn Sina n'a pas d'enfants. Il a deux épouses : Reza la Pieuse, qui est vieille et malade, et Despina la Vilaine, qui est jeune et belle, mais Allah – gloire à Lui ! – ne leur a pas donné de descendance.
– Je vois... »
Il la prit à loisir une fois encore avant que la voiture n'atteigne Yehuddiyyeh. Puis il guida le cocher jusqu'à sa porte et les paya tous deux généreusement. Il pouvait maintenant rentrer, allumer les lampes et affronter ses meilleurs amis et ses pires ennemis : les livres.
42. LA FÊTE DU CHAH
EN pleine ville, au milieu de toute une population, il menait une existence solitaire. Il retrouvait chaque matin ses condisciples et les quittait chaque soir. Karim, Abbas et quelques autres avaient une cellule à la madrassa ; certains, comme Mirdin, habitaient le quartier juif, mais il n'avait aucune idée de leur vie hors de l'école et de l'hôpital. La même que la sienne sans doute, remplie par la lecture et l'étude. Il était trop occupé pour se sentir seul.
Il ne passa que douze semaines à recevoir les nouveaux patients, puis il fut chargé d'une tâche qui lui faisait horreur : tout futur médecin devait à tour de rôle servir au tribunal islamique les jours où le kelonter rendait les sentences. Son estomac se révolta la première fois que, revenu à la prison, il passa devant les carcans. Le garde le mena à un cachot où gisait un homme agité et geignant. A la place de sa main droite, un chiffon bleu lié d'une corde enveloppait le moignon, au bout de l'avant-bras horriblement enflé.
« M'entends-tu ? Je m'appelle Jesse.
– Oui, seigneur.
– Quel est ton nom ?
– Djahel.
– Djahel, il y a combien de temps qu'on t'a coupé la main ? »
L'homme secoua la tête d'un air égaré.
« Deux semaines », dit le garde.
Rob retira le chiffon, qui contenait du crottin de cheval ; il avait déjà vu cela quand il était barbier-chirurgien : une pratique rarement bénéfique qui pouvait même être dangereuse. La corde, près de l'amputation, avait pénétré les chairs et le bras commençait à noircir. Il libéra le moignon et le lava soigneusement, l'enduisit de santal et d'eau de rose, puis de camphre, laissant Djahel toujours geignant mais soulagé.
Ce n'était encore que la meilleure partie de la journée car on le conduisit ensuite à la cour des exécutions. Quand il était lui-même au carcan, il avait pu s'évader dans l'inconscience. Maintenant, debout parmi les mullahs psalmodiant, il entendait les supplications d'un prisonnier au teint gris, le sifflement du sabre courbe et la tête qui roulait par terre, avec ses yeux exorbités de terreur. On emporta les restes, et vint le tour d'un jeune homme qu'on avait surpris avec la femme d'un .autre. Le même bourreau choisit cette fois une dague longue et fine pour fendre d'un geste de droite à gauche le ventre de l'adultère et répandre ses entrailles.
Heureusement, il n'y avait pas d'assassins à écarteler, mettre en pièces et exposer aux chiens et aux charognards. On requit les services de Rob pour les « peines mineures ». Un petit voleur se souilla de peur et de douleur quand on lui coupa la main. Il y avait un pot de poix brûlante, mais il n'en eut pas besoin : la violence du coup avait scellé le moignon qu'il se contenta de laver et de panser. Sa tâche fut plus difficile avec une grosse femme en larmes, convaincue d'insultes répétées contre le chah. On lui coupa la langue et, pour arrêter le flot de sang qui jaillissait de sa bouche hurlante, il fallut trouver et ligaturer un vaisseau.
Il sentit grandir en lui la haine de cette justice royale et du tribunal de Qandrasseh.
« Voici l'un de nos instruments les plus importants », dit Ibn Sina aux étudiants, avec solennité.
Il tenait une fiole d'urine, en forme de cloche, avec un large bord relevé pour recueillir le liquide. Il avait fait faire cette matula par un souffleur de verre, pour les médecins et les élèves.
Rob savait que, si l'urine contenait du sang et du pus, c'était mauvais signe ; mais le maître avait déjà consacré deux semaines de cours à ce sujet ! Etait-elle fluide ou épaisse ? Toutes les subtilités de l'odeur étaient pesées et discutées ; les traces de sucre, l'odeur de craie qui peut suggérer la présence de pierres ; l'aigreur d'un mal dévastateur. Ou simplement la forte senteur végétale qui trahit le mangeur d'asperges ? Un débit copieux signifiait que le corps éliminait la maladie ; s'il était maigre, c'est que la fièvre desséchait les fluides de l'organisme. Quant à la couleur, c'était toute une palette de jaunes, du clair à l'ocre foncé, au rouge, au brun, au noir selon les proportions des divers composants insolubles.
Pourquoi tant de cours à propos de l'urine ? Ibn Sina souriait.
« Elle vient de l'intérieur, où se produit tout ce qui est important. »
Il leur lut un passage de Galien sur l'élaboration de l'urine par les reins : « Tout boucher sait cela ; il voit chaque jour la disposition des rognons et le canal de l'urètre, qui va du rein dans la vessie. Par l'étude de l'anatomie, il comprend leur usage et la nature de leurs fonctions. »
Rob était indigné. Les médecins avaient-ils besoin des bouchers et des cadavres de porcs ou de moutons pour comprendre le corps humain ? Pourquoi ne pas aller voir à l'intérieur des hommes et des femmes ? Les mullahs de Qandrasseh ne se gênaient pas pour forniquer à l'occasion ou se soûler. Pourquoi les médecins ne pourraient-ils enfreindre leurs interdits dans l'intérêt de la science ? Personne ne parlait de mutilation éternelle et de résurrection des corps quand un tribunal religieux décapitait un prisonnier, lui faisait couper la main, la langue, ou fendre le ventre.
Le lendemain matin, deux gardes du palais vinrent le chercher avec un chariot attelé d'une mule.
« Sa Majesté fait une visite aujourd'hui, maître, et requiert votre compagnie. Le capitaine des Portes vous prie de vous hâter. »
« Qu'est-ce encore ? » se demanda Rob. Mais le soldat toussota discrètement.
« Peut-être vaudrait-il mieux que le maître mette ses meilleurs habits ?
– Ce sont ceux que je porte », dit le « maître » et ils l'installèrent à l'arrière du chariot, sur des sacs de riz.
Ils quittèrent la ville en même temps qu'un défilé de courtisans à cheval ou en chaises à porteurs, mêlés aux voitures chargées de matériel et d'approvisionnement. Malgré son perchoir rudimentaire, Rob se sentait comme un roi : il n'avait jamais été ainsi véhiculé sur une route récemment couverte de gravier et arrosée de frais. Tout un côté, réservé au chah, était jonché de fleurs.
Le trajet s'achevait chez le général Rotun bin Nasr, cousin éloigné du souverain et gouverneur honoraire de la madrassa.
« C'est lui », dirent les soldats en désignant un gros homme réjoui et volubile.
Il avait une superbe propriété. La réception allait commencer dans un jardin vaste et bien entretenu ; autour d'une grande fontaine de marbre, on avait disposé des tapis d'or et de soie, semés de coussins richement brodés. Des serviteurs s'affairaient, portant des plateaux de sucreries, de gâteaux, de vins d'aromates et d'eaux de senteur. Près de l'entrée, à une extrémité du jardin, un eunuque armé d'un sabre dégainé gardait la Troisième Porte, qui menait au harem. Selon la loi islamique, le maître de maison était seul admis dans l'appartement des femmes et tout intrus mâle risquait l'éventration.
Prévenu par les soldats qu'on ne lui demanderait aucun travail, Rob alla se promener sur une proche esplanade où se côtoyaient des animaux, des nobles, des esclaves et une armée de baladins qui semblaient répéter tous à la fois. On avait réuni là une aristocratie de quadrupèdes : une douzaine d'étalons arabes nerveux et fiers, aux regards de feu, portaient des brides incrustées de pierres précieuses, des housses de brocart ornées de perles, et des tresses de soie les attachaient à d'épais clous d'or plantés dans le sol.
A trente pas de là, des fauves superbes : deux lions, un tigre et un léopard, chacun sur un grand tapis d'écarlate, jetaient des regards endormis sûr une demi-douzaine d'antilopes blanches, aux cornes droites comme des flèches, enfermées plus loin dans un enclos.
Rob dédaigna les gladiateurs, lutteurs ou archers pour la bête géante qui avait tout de suite attiré son attention : le premier éléphant vivant qu'il ait vu à portée de sa main. Il était plus grand qu'il ne l'avait imaginé, plus que les statues de Constantinople, avec ses pattes comme des colonnes, sa peau ridée, ses oreilles aussi larges que des boucliers, sa queue minuscule et la trompe démesurée dont il se servait pour aspirer l'eau dans un bassin d'or ! Un petit Indien, qui était son cornac, expliqua fièrement :
« Au combat, Zi porte sa propre cotte de mailles et de longues épées fixées à ses défenses. Il est entraîné à l'attaque et quand Son Excellence charge sur son éléphant barrissant, c'est un spectacle et un bruit à glacer le sang des ennemis. »
Une fanfare de tambours et de cymbales annonçant l'arrivée d'Ala Chah, Rob retourna au jardin avec les autres invités. Le souverain portait un simple vêtement blanc qui contrastait avec leurs tenues de cérémonie. Il répondit d'un signe de tête aux prosternations et prit place sur un siège somptueux près de la fontaine.
Le spectacle commença par une démonstration de cimeterres, maniés avec tant de puissance et de grâce que l'assistance se tut, attentive au choc des lames l'une contre l'autre, aux gestes hiératiques d'un combat réglé comme une danse. L'arme courbe, plus légère que le sabre anglais et plus lourde que le français, demandait à la fois l'habileté du duelliste pour pousser la pointe, la force des poignets et des bras pour frapper de taille. Les magiciens acrobates donnèrent ensuite un divertissement en plantant une graine, qui arrosée et couverte d'une toile, devenait brusquement arbuste ; Rob, qui avait observé le tour de passe-passe fait à l'insu du public pendant les acrobaties, s'amusa de voir applaudir cet « arbre miraculeux ».
Se désintéressant des lutteurs, le chah demanda son arbalète et les courtisans admirèrent son habileté à tendre et détendre le lourd engin. D'autres se mirent à bavarder et Rob comprit pourquoi on l'avait invité : un Européen était une curiosité qui valait bien les animaux des baladins. Les Persans l'accablèrent de questions. Y avait-il un chah dans son pays ? Des hommes de guerre, des cavaliers ? Le climat était-il différent ? Et la nourriture ? Apprenant qu'en Europe on ignorait le pilah, un vieil homme au regard inquisiteur ne cacha pas son mépris.
Le souverain, enfin, se leva pour réclamer impatiemment les chevaux. Comme Rob l'avait vu le jour du calaat, deux équipes se disputèrent à cheval une balle en bois, qu'il s'agissait d'envoyer avec de longues crosses dans les buts placés aux deux bouts du terrain. Les spectateurs commencèrent à hurler. Les chevaux se jetaient les uns contre les autres au grand galop et les cavaliers criaient en brandissant leurs crosses.
« Mon Dieu ! pensa Rob impressionné. Attention ! Attention ! »
Trois chevaux s'étaient déjà heurtés avec un bruit affreux, et l'un tomba en désarçonnant son cavalier. Le chah leva son bâton, frappa violemment la balle de bois et les chevaux plongèrent à sa suite en faisant voler l'herbe dans un martèlement de sabots. Une douzaine de valets vinrent égorger l'animal accidenté qui s'était brisé un jarret, et traînèrent le corps hors du camp avant même que le cavalier n'ait eu le temps de se relever ; il se tenait le bras gauche en grimaçant. Rob, devinant une fracture, s'approcha.
« Puis-je vous aider ?
– Vous êtes médecin ?
– Je suis barbier-chirurgien et étudiant au maristan.
– Non, non ! fit le noble avec un air de dégoût. Il faut faire venir al-Juzjani. »
L'homme et la monture étaient déjà remplacés, et les huit partenaires avaient apparemment oublié qu'il s'agissait d'un jeu et non d'un combat ; ils lançaient leurs bêtes les unes contre les autres et le chah frappait souvent la balle jusque sous les sabots de son cheval. Personne d'ailleurs ne lui faisait de quartier. Ces hommes, qui auraient pu être exécutés pour avoir seulement regardé de travers leur souverain, semblaient maintenant n'avoir d'autre ambition que de l'estropier ; et à en juger par les réactions du public, sans doute n'aurait-on pas été fâché de le voir frappé ou jeté à terre. Mais il ne l'était pas.
Rob n'avait jamais rien vu de pareil : téméraire, dirigeant sa monture sans se servir de ses mains, il faisait corps avec elle. Les chevaux étaient des merveilles : ils suivaient la balle sans même ralentir et pouvaient immédiatement faire volte-face et partir à fond de train dans la direction opposée.
Finalement, au son des tambours et des cymbales, le chah fut déclaré vainqueur par cinq buts contre trois à ses adversaires. Pour célébrer sa victoire, on lâcha deux lions contre deux jeunes taureaux. Partie inégale car les fauves n'étaient pas plus tôt lâchés qu'on abattit les taureaux, dont ils purent aussitôt déchirer les chairs encore palpitantes. Et Rob comprit qu'il eût été inconvenant et de mauvais augure qu'un simple taureau risque, par malchance, de vaincre le Lion de Perse, symbole de la toute-puissance du roi des rois ; surtout pendant une fête donnée en son honneur.
Au jardin, quatre femmes voilées dansèrent au son de la flûte tandis qu'un poète chantait les houris, ces fraîches et voluptueuses vierges du paradis. L'imam Qandrasseh lui-même n'aurait rien trouvé à redire : à peine devinait-on de temps en temps la courbe d'une fesse ou la pointe d'un sein sous leurs volumineuses robes noires. Les mains seules étaient nues, et les pieds rougis de henné. Les nobles les regardaient avidement, en rêvant à tout ce qui, sous l'étoffe, devait encore être fardé.
Le chah se leva et, faisant le tour du bassin, dépassa l'eunuque au sabre nu pour entrer dans le harem. Le capitaine des Portes alla rejoindre l'eunuque pour garder avec lui la Troisième Porte. Les conversations reprirent de plus belle ; tout près, le général, maître de maison, se mit à rire très fort de sa propre plaisanterie, sans paraître remarquer qu'Ala venait, sous les yeux de la cour, d'entrer chez ses femmes.
Une heure plus tard, le chah était de retour, l'air détendu. Khuff quitta la Troisième Porte, et sur un signe imperceptible, le festin commença. Sur des nappes de brocart, on servit quatre sortes de pain, onze sortes de pilah dans d'immenses bassins d'argent ; le riz, chaque fois, était coloré et parfumé différemment : safran ou sucre, poivres, cinnamome, girofle, rhubarbe, jus de grenade ou de citron. Il y eut des douzaines de volailles, des cuissots d'antilopes braisés, du mouton grillé et surtout des agneaux entiers cuits à la broche, merveilleusement tendres, juteux et croustillants.
« Barbier, barbier, quel dommage que tu ne sois as là ! » se disait Rob. Lui qu'un tel maître avait initié à la gastronomie, ne connaissait depuis des mois que des repas hâtifs, Spartiates, disputés à l'étude qui remplissait sa vie. Il entreprit de bon cœur de goûter à tout.
Au crépuscule, les esclaves allumèrent de grandes chandelles fixées à la carapace de tortues vivantes, puis on apporta un potage aux herbes, des œufs, un hachis fortement épicé et du poisson frit qui rappelait la chair du carrelet, avec la délicatesse de la truite. L'ombre s'épaissit et les cris des oiseaux de nuit se mêlèrent aux murmures, aux bruits de mâchoires et aux éructations. Il y eut encore une salade d'hiver et une d'été, un sherbet aigre-doux, des pâtisseries, des noix au miel et des graines salées, servis avec du vin. Il arrivait sans cesse des outres pleines prises aux inépuisables réserves du chah. Les convives commençaient à se lever pour aller se soulager ou vomir. D'autres étaient ivres morts.
Les tortues s'en furent ensemble, peut-être à bout de nerfs, regroupant les lumières dans un coin et laissant dans le noir le reste du jardin. Un jeune eunuque, s'accompagnant à la lyre, chanta les guerriers et l'amour sans se soucier de deux hommes qui se battaient à côté de lui en se traitant de « con de pute » et de « gueule de Juif » ; il fallut les séparer et les mettre dehors. Finalement, le chah inconscient fut pris de nausées. On le porta dans sa voiture.
Alors, Rob s'en alla. Dans la nuit sans lune, il eut du mal à retrouver son chemin. Cavaliers et meneurs d'attelage le dépassaient sans lui proposer de monter et il mit des heures à regagner Ispahan. Il s'arrêta à mi-chemin, et s'assit sur un mur bas pour contempler cette étonnante cité, où l'on faisait tout ce qui était interdit par le Coran. Un homme pouvait avoir quatre épouses, mais beaucoup plus nombreux étaient ceux qui risquaient la mort en couchant avec d'autres femmes, tandis que le roi des rois baisait ouvertement comme il lui plaisait. Le vin, proscrit sous peine de péché par le Prophète, était une passion nationale et le souverain collectionnait les grands crus.
Rêvant à ce puzzle qu'était la Perse, il rentra sur ses jambes chancelantes tandis que les cieux s'irisaient de reflets nacrés et que le muezzin appelait à la prière en haut du minaret de la mosquée du Vendredi.
43. L'ÉQUIPE MÉDICALE
IBN SINA avait l'habitude des vertueuses malédictions de l'imam Qandrasseh qui, ne pouvant s'en prendre au chah, avertissait ses conseillers avec une véhémence grandissante : l'ivrognerie et la débauche attireraient des foudres plus puissantes que celles du trône. Le vizir avait donc réuni des informations de l'étranger qui prouvaient avec évidence que la colère d'Allah se déchaînait contre les pécheurs sur la terre entière.
Selon des voyageurs de la route de la soie, les terres chinoises arrosées par le Kiang et le Hoai étaient dévastées de séismes et de brouillards pestilentiels. En Inde, la sécheresse avait été suivie d'abondantes pluies printanières, mais les récoltes en plein épanouissement étaient la proie des criquets. De violentes tempêtes avaient ravagé les côtes de la mer d'Arabie, causant des inondations meurtrières, tandis que l'Egypte connaissait la famine après les crues insuffisantes du Nil. Un volcan surgissait ici ; là, deux mullahs voyaient des démons en rêve. Un mois avant le ramadan, une éclipse partielle du soleil avait embrasé le ciel.
Mais le pire vint des astrologues royaux, qui prévoyaient avant deux mois la conjonction de trois planètes majeures, Saturne, Jupiter et Mars, dans le signe du Verseau. On discutait de la date, mais tous s'accordaient sur la gravité de l'événement. Ibn Sina lui-même se rappelait ce qu'avait écrit Aristote sur la menace d'une conjonction Mars-Jupiter. Aussi personne ne s'étonna lorsqu'un matin Qandrasseh manda Ibn Sina pour lui annoncer que la peste s'était déclarée à Chiraz, la plus grande ville de l'Anshan.
« Quelle peste ? demanda Ibn Sina.
– La mort. » (C'est ainsi qu'on appelait la peste noire.)
Ibn Sina pâlit, espérant encore que l'imam se trompait car la peste noire n'avait pas reparu en Perse depuis trois cents ans. Mais il s'attaqua aussitôt au problème.
« Il faut envoyer immédiatement des soldats sur la route des épices, pour refouler toutes les caravanes et les voyageurs venant du sud et dépêcher une équipe médicale à Chiraz...
– La région ne nous rapporte guère d'impôts...
– C'est notre propre intérêt de contenir le mal, car cette peste se propage très rapidement. »
Rentré chez lui, Ibn Sina décida de ne pas se séparer de ses collègues, dont on aurait besoin à Ispahan si le fléau s'y déclarait. Il enverrait plutôt un seul médecin avec une équipe d'étudiants. Ayant réfléchi, il prit une plume d'oie, de l'encre, du papier, puis écrivit :
Hakim Fadil ibn Parviz, chef ;
Suleiman al-Gamal, étudiant de troisième année ;
Jesse ben Benjamin, étudiant de première année ;
Mirdin Askari, étudiant de deuxième année.
L'équipe devait aussi comporter quelques-uns des élèves les plus faibles, pour leur donner cette chance unique, providentielle de rattraper leur retard et de devenir médecins. Il ajouta donc les noms suivants :
Omar Nivahend, étudiant de troisième année ;
Abbas Sefi, étudiant de troisième année ;
Ali Rashid, étudiant de première année ;
Karim Harun, étudiant de septième année.
Quand les huit jeunes gens réunis apprirent du médecin-chef qu'ils allaient au Anshan combattre la peste noire, ils furent pris d'un tel embarras qu'ils n'osaient pas se regarder.
« Il faut emporter des armes, dit Ibn Sina, car les réactions des gens sont imprévisibles en cas de peste. »
Ali Rashid poussa un long soupir en frissonnant. Il avait seize ans, les joues rondes, des yeux doux, et sa famille lui manquait tellement qu'il pleurait jour et nuit sans pouvoir travailler. Rob s'obligea à écouter attentivement ce que disait le maître.
« ... Nous ne savons pas la combattre car elle ne s'est pas produite de notre temps. Mais je vous donnerai un livre, composé il y a trois cents ans par des médecins qui ont survécu dans différents pays. Tout n'y est pas bon, sans doute, mais vous pourrez y trouver des renseignements utiles. Comme il est possible que la peste noire se répande par des effluves putrides dans l'atmosphère, je pense qu'il sera bon d'allumer de grands feux de bois aromatiques près des malades comme des bien-portants. Ces derniers se laveront avec du vin et du vinaigre dont ils aspergeront leurs maisons ; et ils respireront du camphre et autres substances volatiles.
« Vous veillerez à ce que les malades en fassent autant. Quand vous les approcherez, tenez devant votre nez des éponges imprégnées de vinaigre ; faites bouillir l'eau avant de la boire, pour la clarifier de ses impuretés, et nettoyez vos mains chaque jour car il est écrit dans le Coran que le diable se cache sous les ongles. Ceux qui survivront à l'épidémie ne devront pas rentrer immédiatement à Ispahan, où ils risqueraient de l'apporter. Vous irez dans une maison, au rocher d'Ibrahim, à un jour de Nain, et trois jours d'ici. Vous y resterez un mois avant de retourner chez vous. C'est compris ?
– Oui, maître », dit hakim Fadil ibn Parviz avec émotion, parlant pour tous puisqu'il était leur chef.
Le jeune Ali pleurait silencieusement, et le beau visage de Karim Harun s'était assombri. Enfin, Mirdin Askari éleva la voix.
« Ma femme et mes enfants... Je dois m'en occuper : si jamais...
– Oui. Ceux qui ont des responsabilités n'ont plus que quelques heures pour régler leurs affaires. »
Rob ignorait que Mirdin fût marié et père de famille ; réservé et toujours sûr de lui à l'école comme au maristan, il remuait maintenant ses lèvres pâlies en une prière muette.
« Une chose encore, dit Ibn Sina avec un regard paternel. Prenez soigneusement des notes, à l'intention de ceux qui auront à combattre la prochaine épidémie, et laissez-les à un endroit où ils puissent les retrouver, au cas où il vous arriverait quelque chose. »
Le lendemain matin, le soleil rougissait le faîte des arbres quand ils franchirent le pont du Fleuve de la Vie, chacun sur un bon cheval et menant un âne ou une mule de bât. Rob suggéra à Fadil d'envoyer un homme en éclaireur et un autre pour surveiller leurs arrières. Le jeune hakim fît mine de réfléchir, puis donna ses ordres avec autorité. Le soir, il accepta encore l'idée des gardes alternées telles qu'on les pratiquait dans la caravane de Kerl Fritta. Assis autour d'un feu de broussailles, ils furent tantôt facétieux, tantôt lugubres.
« Je trouve, dit Suleiman, que Galien avait raison de conseiller au médecin de fuir la peste pour pouvoir continuer à prodiguer ses soins. C'est d'ailleurs ce qu'il a fait.
– Rhazes, le grand praticien, le disait en trois mots, répondit Karim : partir vite, aller loin, et revenir le plus tard possible. »
Ils rirent, un peu trop fort sans doute. Suleiman prit la première garde et le matin, en s'éveillant, on s'aperçut sans grande surprise qu'il était parti avec ses bêtes. On en fut choqué et un peu déprimé. Le soir, Fadil choisit Mirdin Askari, qui fut une bonne sentinelle. Mais, la troisième nuit, Omar Nivahend suivit l'exemple de Suleiman et s'enfuit aussi avec ses montures, Le jeune chef réunit aussitôt son équipe.
« Ce n'est pas un péché d'avoir peur de la peste noire, dit-il. Sinon, nous serions tous damnés. Et ce n'en est pas un non plus de fuir, selon Galien et Rhazes – bien que je pense, comme Ibn Sina, qu'un médecin doit combattre la peste et non lui tourner le dos. Mais ce qui est un péché, c'est d'abandonner ses compagnons sans garde et, pire encore, de voler un animal chargé de tout ce qui est indispensable aux malades et aux mourants. Donc, continua-t-il avec fermeté, si quelqu'un veut nous quitter, qu'il parte tout de suite. Et je promets sur l'honneur qu'il pourra le faire sans honte ni crainte. »
Personne ne broncha, mais chacun entendait le souffle des autres.
« Oui, dit Rob, n'importe qui peut partir. Mais s'il nous laisse sans protection ou s'il emporte ce qui est nécessaire aux patients qui nous attendent, je dis que c'est un déserteur : il faut le poursuivre et le tuer. »
Il y eut un nouveau silence, puis Mirdin se décida le premier.
« Je suis d'accord », dit-il, et tous le répétèrent l'un après l'autre, sachant que ce n'était pas de vaines paroles, mais un vœu solennel.
Deux nuits plus tard, Rob était de garde. Ils campaient dans un défilé où les rochers indistincts semblaient des monstres sous la lune. Ce fut une longue nuit solitaire où revinrent les tristes pensées qu'il repoussait d'habitude : ses frères, sa sœur, et ceux qui étaient morts. La femme, surtout, qu'il avait laissée filer entre ses doigts.
Au petit jour, il s'aperçut que quelqu'un se levait et se préparait à partir. Karim Harun se glissait hors du campement ; arrivé au chemin, il se mit à courir et disparut. Il n'avait rien emporté et n'était pas de garde ; Rob ne fit donc rien pour l'arrêter, mais sa déception fut amère car il s'était mis à aimer ce beau garçon sardonique, qui étudiait depuis tant d'années. Une heure plus tard, il tira son épée, alerté par un bruit de pas. C'était Karim, haletant et trempé de sueur, qui resta bouche bée devant sa lame nue.
« J'ai cru que tu partais. Je t'ai vu courir.
– C'est vrai... Je partais en courant et je reviens en courant. Parce que je suis un coureur ! » dit-il en souriant tandis que Rob rengainait son épée.
Karim courait en effet tous les matins et revenait en sueur. Abbas Sefi racontait des histoires drôles, chantait des chansons gaillardes et c'était un imitateur impitoyable. Hakim Fadil battait tout le monde à la lutte, sauf Rob et Karim. Mirdin, le meilleur cuisinier du groupe, se chargeait volontiers des repas du soir. Le jeune Ali, qui avait du sang bédouin, était un cavalier éblouissant et un éclaireur enthousiaste ; l'ardeur, dans ses yeux, remplaça bientôt les larmes et le fit aimer de chacun. Cette camaraderie aurait rendu plutôt plaisante la longue chevauchée si Fadil n'avait lu chaque soir à haute voix le livre de la peste qu'Ibn Sina lui avait confié.
On y trouvait des centaines de suggestions de divers praticiens, tous persuadés de leur compétence. L'un prescrivait, au Caire, de faire boire au malade sa propre urine, tout en récitant des prières à Allah. A Bagdad, un autre conseillait de sucer des astringents, grenade ou prune. A Jérusalem, on recommandait les lentilles, les pois indiens, les graines de citrouille, l'argile rouge... Que faire de ce fatras ? On décida de s'en tenir aux conseils que le maître lui-même avait ajoutés en annexe : allumer des feux propres à purifier l'atmosphère, lessiver les murs à la chaux, répandre du vinaigre et faire boire aux contaminés des jus de fruits.
Lors d'une halte le huitième jour, un passage du livre leur apprit qu'au Caire, quatre sur cinq des médecins traitants étaient morts de la peste noire. Etait-ce là ce qui les attendait ? Le lendemain matin, ils arrivèrent à Nardiz, le premier village du district d'Anshan. On les reçut avec respect, comme les envoyés d'Ispahan, chargés par le chah de leur venir en aide.
« Nous n'avons pas d'épidémie, dit le Chef local, mais il paraît que Chiraz est durement touché. »
Poursuivant leur voyage non sans appréhension, ils ne rencontrèrent, village après village, que des gens bien portants. Dans une vallée de montagne balayée par les vents, ils admirèrent les sépultures, creusées dans le roc, de quatre générations de souverains perses : Darius le Grand, Xerxès, Artaxerxès et Darius II reposaient là depuis quinze cents ans, en dépit des guerres, des pestes et des conquêtes qui étaient passées et retournées au néant. Plus loin, un champ de ruines, de colonnes brisées et de pierres éparses : tout ce qui restait de Persépolis, dit Karim, détruite par Alexandre le Grand neuf cents ans avant la naissance du Prophète.
Non loin de là, une ferme apparemment paisible, et le bêlement de quelques moutons, qui paissaient sous la surveillance d'un berger assis au pied d'un arbre. Mais, en s'approchant, ils virent que l'homme était mort. Fadil restant en selle sans un geste, Rob mit pied à terre pour examiner le cadavre : il était bleu, rigide, depuis trop longtemps déjà pour qu'on puisse lui fermer les yeux ; un animal avait attaqué les jambes et dévoré la main droite. Le devant de la tunique était noir de sang. Sous le vêtement, pas de trace de peste mais une large blessure à la place du cœur.
« Allons voir », dit Rob.
La maison était vide ; dans un champ, les restes de plusieurs centaines de moutons avaient été nettoyés par les loups. La terre piétinée disait clairement qu'une armée était passée par là, pour abattre les bêtes et emporter la viande.
Fadil, le regard vide, restait sans réaction. Rob coucha le cadavre du berger ; on le recouvrit de grosses pierres pour le protéger des animaux errants, puis on se remit en marche.
Apercevant enfin une grande propriété, une superbe demeure entourée de cultures, tous descendirent de cheval, bien que l'endroit parût désert. Karim dut frapper fort et longtemps avant de voir un judas s'ouvrir, au centre de la porte, sur un œil méfiant.
« Allez-vous-en !
– Nous sommes une équipe médicale d'Ispahan en route pour Chiraz.
– Je suis le marchand Ishmael et je peux vous dire qu'il ne reste pas grand monde à Chiraz. Une armée de Turcs seldjoukides a investi la région, voici sept semaines. La plupart d'entre nous avaient déjà fui pour mettre les femmes, les enfants et les bêtes à l'abri dans Chiraz, mais les Seldjoukides nous on assiégés. La peste noire s'est déclarée parmi eux et ils ont dû abandonner au bout de quelques jours. Malheureusement, avant de partir, ils ont jeté deux cadavres de pestiférés par-dessus nos murailles, avec leur catapulte. En pleine ville surpeuplée ! Quand nous avons pu nous en débarrasser et les brûler hors les murs, il était trop tard : la peste noire était là. »
Alors, hakim Fadil retrouva la parole :
« C'est une épidémie grave ?
– Pire que vous ne pouvez l'imaginer, répondit la voix derrière la porte. Quelques-uns semblent immunisés contre le fléau, comme moi, Allah en soit béni ! Mais il ne reste plus guère dans la cité que des morts et des mourants.
– Que sont devenus les médecins ? demanda Rob.
– Il y avait deux barbiers-chirurgiens et quatre médecins. Tous les autres charlatans s'étaient enfuis dès le départ des Seldjoukides. Les deux barbiers et deux des médecins ont travaillé jusqu'au bout au milieu des malades, mais ils sont morts très vite. Quand j'ai quitté la ville, il y a deux jours, le troisième était atteint ; il n'en restait plus qu'un pour soigner les pestiférés.
– On a donc grand besoin de nous là-bas, dit Karim.
– J'ai une maison propre et spacieuse, pleine de réserves : nourriture et vin, vinaigre, chaux et chanvre indien pour écarter la contagion. Je vous ouvre cette demeure en échange de votre protection de guérisseurs. Quand l'épidémie sera passée, nous rentrerons à Chiraz, dans notre intérêt à tous. Qui veut partager ma sécurité ? »
Il y eut un silence.
« Moi, dit Fadil, d'une voix rauque.
– Tu ne peux pas faire ça, hakim », s'écria Rob.
Karim insista :
« Tu es notre chef et notre seul médecin. »
Mais Fadil n'écoutait plus rien.
« Je viens, dit-il.
– Moi aussi », dit Abbas Sefi.
Ils entendirent le bruit d'une lourde barre qu'on tirait lentement, et aperçurent un homme pâle et barbu derrière la porte entrouverte où se glissèrent les deux jeunes gens. Aussitôt tout se referma avec fracas.
« Ils ont peut-être raison », murmura Karim.
Mirdin, visiblement troublé, ne dit rien et le jeune Ali se retint de pleurer. Ils semblaient tous à la dérive.
« Le Livre de la peste ! » hurla Rob tout à coup, se rappelant que Fadil le portait toujours sur lui. Il se mit à marteler la porte à coups redoublés.
« Va-t'en ! dit Fadil, d'une voix qu'on sentait terrifiée à l'idée d'ouvrir et d'affronter les autres, sans doute.
– Ecoute-moi, salaud ! Si tu ne nous rends pas le livre d'Ibn Sina, on va entasser du bois et des broussailles contre les murs de cette maison et je serai ravi d'y mettre le feu, faux médecin ! »
La barre fut bientôt tirée, la porte entrebâillée et le livre jeté à leurs pieds, dans la poussière. Rob le ramassa puis remonta en selle. Il maîtrisait d'autant moins sa colère que quelque chose en lui enviait la sécurité de Fadil et d'Abbas Sefi dans la maison du marchand. Il chevaucha longtemps avant d'oser se retourner. Mirdin Askari et Karim Harun étaient loin derrière mais ils le suivaient. Le plus jeune, Ali Rashid, venait le dernier, menant le cheval de Fadil et la mule d'Abbas.
44. LA PESTE NOIRE
APRÈS une plaine marécageuse, ils franchirent en deux jours les montagnes qui les séparaient de Chiraz. Ils aperçurent de loin la fumée : on brûlait les cadavres en dehors dé l'enceinte. Au-dessus du célèbre défilé du Dieu-Très-Haut tournoyaient des douzaines de grands oiseaux noirs. Pas de doute, le fléau était là. Ils ne virent pas de sentinelles aux portes de la ville. Etait-elle aux mains des Seldjoukides ?
C'était une belle cité de pierre rose, pleine de jardins, mais des grands arbres il ne restait que les souches, et même les massifs de roses avaient alimenté les bûchers. Dans les rues désertes, le premier passant qu'ils voulurent aborder s'enfuit à leur approche. A un second, terrifié, ils barrèrent la route avec leurs chevaux ; Rob tira son épée.
« Réponds, nous ne te ferons pas de mal. Où sont les médecins ?
– Chez le kelonter », balbutia l'homme derrière le paquet d'herbes dont il se protégeait le nez et la bouche. Il désignait le bas de la rue.
Ils croisèrent en chemin une charrette de cadavres. Les deux convoyeurs, plus voilés que des femmes, s'arrêtèrent pour ramasser le corps d'un enfant, qui alla rejoindre les autres. Les fonctionnaires municipaux regardèrent avec stupéfaction l'équipe médicale d'Ispahan. Dehbid Hafiz, le kelonter, était un homme robuste à l'allure martiale ; il présenta un vieillard épuisé, le dernier médecin. Tous deux avaient la mine défaite et le regard fixe des longues nuits sans sommeil.
« Pourquoi vos rues sont-elles vides ? demanda Karim.
– Nous étions quatorze mille âmes. Au moment de l'invasion seldjoukide, quatre mille réfugiés ont trouvé abri dans nos murs. Mais la peste a chassé un tiers des habitants, en particulier les riches et toute l'administration, bien contents de laisser au kelonter et à ses soldats, souligna Hafiz avec amertume, le soin de protéger leurs biens. Nous avons eu près de six mille morts, et les survivants se terrent chez eux, priant Allah de leur conserver la vie.
– Comment les soignez-vous, hakim ?
– On ne peut rien contre la peste noire, si ce n'est aider les malades à mourir.
– Nous ne sommes encore qu'étudiants, dit Rob, et nous suivrons vos consignes.
– Je ne vous en donne pas, faites ce que vous pouvez... Un conseil seulement : si vous voulez rester en vie, comme moi, mangez chaque matin du pain grillé trempé de vinaigre, et avant de parler à qui que ce soit, buvez d'abord un coup de vin. »
Ce que Rob avait pris pour les infirmités de l'âge n'était que les symptômes d'un alcoolisme avancé.
Rapport de l'équipe médicale d'Ispahan
Si l'on retrouve ces notes après notre mort, il y aura une forte récompense pour qui les remettra à Abu Ali al-Husayn ibn Abdullah ibn Sina, médecin-chef du maristan d'Ispahan.
Fait le 19e jour du mois de Rabi I, 413e année de l'Hégire.
Depuis quatre jours que nous sommes à Chiraz, il y a eu 243 morts. La peste commence par une fièvre légère, suivie de maux de tête parfois violents. La fièvre devient très forte jusqu'à l'apparition d'un bubon à l'aine, l'aisselle ou derrière l'oreille. Selon hakim Ibn al-Khatib d'Andalousie, cité dans le Livre de la peste, ces bubons, produits par le diable, auraient toujours la forme d'un serpent. Ceux qu'on observe ici sont ronds et pleins comme une tumeur, quelquefois de la taille d'une prune, mais plus généralement d'une lentille. Un vomissement de sang, à ce stade, annonce toujours la mort imminente. La plupart des décès surviennent dans les deux jours après la formation du bubon. Dans quelques rares cas favorables, le bubon se met à suppurer. Tout se passe alors comme si l'humeur mauvaise coulait avec le pus et le malade peut guérir.
(signé)
Jesse ben Benjamin
étudiant.
Ils trouvèrent un refuge de pestiférés installé dans la prison vidée de ses détenus. On y entassait morts, mourants et malades, de sorte qu'on n'en pouvait secourir aucun. Ce n'était que gémissements et cris, puanteur de vomissements, de crasse et d'excréments. Après discussion avec ses trois camarades, Rob alla demander au kelonter de mettre à leur disposition la citadelle où les soldats avaient été logés : ce qui fut accordé.
Il retourna aussitôt à la prison pour examiner un par un les patients. Le message qui passait de leurs mains dans les siennes était presque toujours tragique : leur vie ne tenait qu'à un fil. Les mourants furent transportés à la citadelle, et les autres, beaucoup moins nombreux, purent être soignés dans de meilleures conditions.
C'était l'hiver persan, avec ses nuits froides et ses chauds après-midi ; le sommet des montagnes était couvert de neige, et les étudiants, le matin, supportaient bien leurs peaux de mouton. Les vautours noirs tournaient, de plus en plus nombreux, au-dessus de la gorge du Dieu-Très-Haut.
« Vos hommes jettent les corps dans le défilé au lieu de les brûler, fit remarquer Rob au kelonter.
– Je l'ai interdit, mais je crois que vous avez raison. Le bois se fait rare.
– Tout cadavre doit être brûlé. Sans exception. Il faut faire le nécessaire pour en être absolument sûr. »
L'après-midi, trois hommes, convaincus d'avoir ainsi désobéi, furent décapités. Ce n'était pas ce qu'avait voulu Rob mais Hafiz s'en irrita.
« Où pourrait-on trouver du bois ? Nous n'avons plus d'arbres.
– Envoyez les soldats en couper dans les montagnes.
– Ils ne reviendront pas. »
Alors le jeune Ali fut chargé de visiter les maisons abandonnées ; beaucoup étaient en pierre, mais il en fît enlever les portes, les volets, les poutres de bois, et les bûchers ronflèrent hors des murs de la ville. Pour respecter une autre des prescriptions d'Ibn Sina, ils essayèrent de respirer à travers une éponge imbibée de vinaigre, mais ils y renoncèrent pour garder dans le travail leur liberté de mouvement. En revanche, à l'exemple du vieux médecin de Chiraz, ils mangeaient du pain grillé au vinaigre et buvaient assez de vin pour être, certains soirs, aussi soûls que lui.
Alors, Mirdin parlait de sa femme Fara et de ses deux petits garçons, de la maison de son père au bord de la mer d'Arabie...
« Je t'aime bien, disait-il à Rob. Mais comment peux-tu être l'ami de mon salaud de cousin ?
– Moi ! L'ami d'Aryeh ? Jamais ! C'est une vraie merde !
– Exactement, exactement ! » hurlait Mirdin, et ils éclataient de rire, comprenant enfin la froideur de leur première rencontre.
Le beau Karim racontait ses conquêtes et promettait à Ali, dès leur retour à Ispahan, la plus belle paire de seins du califat. Chaque jour il s'entraînait à la course et se moquait des autres pour les forcer à le suivre à travers les rues désertes, entre les maisons abandonnées et celles des survivants enfermés, dans l'angoisse, les cadavres des leurs attendant devant la porte d'être ramassés par la charrette des morts.
Ils couraient pour échapper à la terrible réalité. Cernés par l'horreur, ils étaient jeunes, pleins de vie, et tentaient d'oublier la peur en se prétendant immortels et invulnérables.
Rapport de l'équipe médicale d'Ispahan
Fait le 28e jour du mois de Rabi I, 413e année de l'Hégire.
Les saignées, les ventouses et les purges semblent avoir peu d'effet. Le lien entre les bubons et la mort est ici significatif car il se vérifie qu'en cas d'évacuation du pus vert et fétide, le patient a de bonnes chances de survie. Il se peut que beaucoup succombent à la fièvre qui consume leur corps, mais elle tombe rapidement dès que les bubons crèvent et c'est le début de la guérison.
A la suite de ces observations, nous avons tenté de faire mûrir les bubons en appliquant des cataplasmes de moutarde et de bulbe de lis, de figues et d'oignons bouillis piles avec du beurre et divers autres emplâtres décongestionnants. Nous en avons incisé quelques-uns en les traitant comme des ulcères, mais avec peu de succès. Souvent, la tumeur, soit du fait de la maladie, soit de la brutalité du traitement, devenait si dure qu'aucun instrument ne pouvait l'entamer ; on a même en vain essayé de la brûler avec des caustiques. Beaucoup sont morts fous de douleur, certains en pleine opération, si bien qu'on pourrait nous reprocher d'avoir torturé jusqu'au bout ces pauvres créatures. Pourtant, il en est qui sont sauvés. Ils auraient peut-être vécu sans nous, mais c'est notre réconfort de penser que nous en avons soulagé quelques-uns.
(signé)
Jesse ben Benjamin
étudiant.
« Scélérats ! » cria l'homme que ses domestiques lâchaient sans cérémonie sur le sol de l'hôpital des pestiférés. Pour aller voler ses affaires, probablement – fait banal dans ce fléau qui corrompait les âmes aussi vite que les corps. Les enfants porteurs de bubons étaient abandonnés sans hésitation par leurs parents fous de terreur. Le matin même, trois hommes et une femme avaient été décapités pour pillage et un soldat écorché pour avoir violé une mourante. Karim, qui avait mené des hommes armés lessiver à la chaux des maisons contaminées, disait que tous les vices s'affichaient ; une telle luxure prouvait avec quel acharnement les gens s'accrochaient à la vie dans les égarements de la chair.
Juste avant midi, le kelonter, qui ne mettait jamais les pieds à l'hôpital, envoya un soldat pâle et tremblant chercher Rob et Mirdin. Ils trouvèrent Hafiz dans la rue, respirant une pomme cloutée de girofle pour prévenir la maladie.
« Le nombre des morts est tombé hier à trente-sept », annonça-t-il triomphalement.
L'amélioration était spectaculaire car, au pire moment de l'épidémie, la troisième semaine, on avait compté jusqu'à 268 décès. Hafiz estimait, d'après ses calculs, que Chiraz avait perdu 801 hommes, 502 femmes, 3193 enfants, 566 esclaves mâles et 1417 femelles, 2 chrétiens syriens et 32 Juifs.
Rob et Mirdin échangèrent un regard, car l'ordre dans lequel le kelonter avait énuméré les victimes ne leur avait pas échappé.
Le jeune Ali arriva, descendant la rue à pied, et il serait passé sans s'arrêter si Rob ne l'avait appelé par son nom. En s'approchant, il fut frappé de l'étrangeté du regard et ressentit en lui touchant le front le choc terrible et familier qui lui saisit le cœur. Seigneur !
« Ali, dit-il doucement, il faut rentrer avec moi. »
Avec Karim et Mirdin, il avait déjà vu mourir beaucoup de gens, mais l'évidence et le caractère foudroyant de la maladie qui frappait Ali Rashid étaient tels qu'ils se sentaient atteints à travers lui. De temps en temps, Ali sursautait, en proie à un spasme comme sous une morsure à l'estomac. La douleur le secouait de convulsions et tordait son corps en crispations étranges. Ils le lavèrent avec du vinaigre et, au début de l'après-midi, reprirent espoir car, au toucher, sa peau semblait presque fraîche. Mais ce fut comme si la fièvre s'était ramassée et, quand elle reprit, il était plus brûlant que jamais, ses lèvres se fendirent et ses yeux roulèrent, exorbités. Ces cris et ces gémissements qui se perdaient au milieu des autres, les trois étudiants les reconnaissaient entre tous car les circonstances avaient fait d'eux sa famille désormais.
La nuit, ils veillèrent tour à tour près de son lit. Il semblait en proie à la torture sur sa paillasse dévastée quand Rob, à l'aube, vint relayer Mirdin. Ses yeux étaient ternes et sans regard, la fièvre avait ravagé son corps et creusé son visage rond d'adolescent, où maintenant les pommettes saillantes et le nez en bec de faucon suggéraient le Bédouin qu'il aurait pu devenir.
Rob lui prit les mains et le sentit s'affaiblir. Par moments, pour échapper à cette impression d'impuissance, il cherchait le pouls d'Ali à ses poignets, et ses battements incertains et sans force lui rappelaient les coups d'ailes d'un oiselet qui se débat. Quand Karim arriva pour prendre sa place, Ali était mort. Fini les illusions d'immortalité : l'un d'eux le suivrait peut-être, et ils commencèrent à comprendre vraiment ce que signifiait la peur.
Réunis devant le bûcher, ils prièrent chacun à leur manière.
Ce matin-là, ils constatèrent un changement décisif à l'hôpital : on amenait beaucoup moins de malades. Trois jours plus tard, le kelonter annonça qu'il n'était mort la veille que onze personnes.
Se promenant aux alentours, Rob fit une observation singulière : des rats crevés ou agonisants gisaient par terre, et il s'aperçut en les regardant de plus près qu'ils portaient tous un petit mais très reconnaissable bubon. Ils avaient donc tous la peste. Il en choisit un dont la fourrure encore chaude grouillait de puces et, le couchant sur une grande pierre plate, il l'ouvrit avec son couteau, aussi soigneusement que si al-Juzjani ou un autre professeur d'anatomie avait regardé par-dessus son épaule.
Rapport de l'équipe médicale d'Ispahan
Fait le 5 e jour du mois de Rabi II, 413e année de l'Hégire.
Divers animaux ont péri comme les hommes ; on nous a rapporté en effet que des chevaux, des vaches, des moutons, des chameaux, des chiens, des chats et des oiseaux étaient morts de la peste dans la région d'Anshan. La dissection de six rats pesteux a été instructive. Mêmes symptômes externes que chez les victimes humaines : regard fixe, muscles contractés, lèvres ouvertes, langue noirâtre et saillante, bubon dans la région de l'aine ou derrière l'oreille.
Cette dissection a fait clairement apparaître pourquoi l'ablation chirurgicale du bubon était presque toujours un échec. La lésion paraît avoir de profondes racines, comme celles de la carotte, qui restent incrustées dans la victime et y continuent leurs ravages après la suppression de la masse principale. En ouvrant l'abdomen des rats, j'ai trouvé l'orifice inférieur de l'estomac et la partie supérieure de l'intestin entièrement colorés de fiel vert ; le reste des intestins en était tacheté. Le foie des six rongeurs était ratatiné et quatre avaient le cœur contracté. Dans l'un d'eux, l'estomac était pour ainsi dire intérieurement à vif.
Les mêmes effets se produisent-ils dans les organes des victimes humaines de cette peste ? Selon l'étudiant Karim Harun, Galien a écrit que l'anatomie interne de l'homme est identique à celle du porc et du singe, mais différente de celle du rat. Ainsi, dans l'ignorance des causes de la mort chez les pestiférés humains, nous avons l'amère certitude qu'elles sont internes, donc interdites à nos investigations.
(signé)
Jesse ben Benjamin
étudiant.
En travaillant à l'hôpital deux jours plus tard, Rob fut pris d'un malaise : lourdeur, faiblesse dans les genoux, respiration difficile, brûlure intérieure comme s'il avait mangé trop d'épices, ce qui n'était pas le cas. Ces sensations persistèrent, s'aggravant dans l'après-midi. Il s'efforça de n'en pas tenir compte jusqu'au moment où, devant le visage d'un malade congestionné, déformé, aux yeux exorbités, il crut se voir lui-même. Il alla trouver Mirdin et Karim, et lut la réponse dans leur regard. Avant de se laisser conduire à une paillasse, il insista pour aller chercher le Livre de la peste, avec ses notes, et les confia à Mirdin.
« Si aucun de vous ne devait survivre, il faudrait les laisser à quelqu'un qui puisse les transmettre à Ibn Sina.
– Oui, Jesse », dit Karim.
Rob se sentit calme, comme si une montagne s'était retirée de sur ses épaules : le pire était arrivé et l'avait délivré de l'obsession de la peur.
« L'un de nous reste avec toi, dit Mirdin sans cacher son chagrin.
– Non, on a trop besoin de vous ici. »
Mais il les sentait toujours attentifs et proches. Il résolut de suivre l'évolution de la maladie, d'en distinguer mentalement chaque étape, mais il dut abandonner devant le déchaînement de la fièvre et de maux de tête si lancinants que tout son corps douloureux ne supportait même plus le contact et le poids des couvertures. Il les rejeta.
Le passé lui revint en rêve : Dick Bukerel et la guilde des charpentiers, le combat contre l'ours ou le Chevalier noir... Il fut réveillé le matin par les soldats qui venaient enlever les cadavres de la nuit : une routine pour l'étudiant, mais non pour le malade qu'il était devenu. Son cœur se mit à battre, ses oreilles à bourdonner ; ses membres n'avaient jamais été si pesants et le feu le dévorait.
« De l'eau ! »
Mirdin s'empressa mais, quand Rob se souleva pour boire, une douleur lui coupa le souffle. D'où venait-elle ? Ils échangèrent un regard terrifié en découvrant sous le bras gauche le hideux bubon d'un violet livide.
– Mirdin ! Ne l'incise pas, ne le brûle pas aux caustiques ! Tu me le promets ?
– Je te le promets, Jesse », dit Mirdin, et il se précipita pour aller chercher Karim.
Ils dégagèrent l'aisselle en maintenant le bras levé, lié à un pilier, et baignèrent le bubon d'eau de rose en changeant les compresses aussitôt qu'elle refroidissait. Rob, dans son délire, cherchait la fraîcheur à l'ombre d'un certain champ de blé, baisait une bouche, un visage, se plongeait dans un flot de cheveux roux. Puis il entendait des prières en persan, d'autres en hébreu et poursuivait machinalement : « Ecoute, Israël... tu aimeras le Seigneur ton Dieu... »
Il n'allait pas mourir une prière juive aux lèvres ! Tout ce qui lui revint de son enfance chrétienne fut un chant puéril : « Jésus-Christ est né... Il est crucifié... Il est enterré. Amen. » Maintenant, son frère Samuel était là, tel qu'il l'avait quitté. La douleur devenait effroyable.
« Samuel ! Viens, allons-nous-en ! »
Il y eut un apaisement si soudain qu'il en fut saisi comme d'une nouvelle douleur. Il s'interdit tout espoir et attendit. Enfin Karim s'approcha et s'exclama aussitôt :
« Mirdin ! Allah soit loué ! Le bubon s'est ouvert ! »
Deux visages souriants se penchaient au-dessus de lui, l'un sombre et beau, l'autre quelconque mais d'une divine bonté.
« Je vais poser une mèche pour que le pus s'écoule », dit Mirdin, et l'urgence de l'intervention remit à plus tard les actions de grâces.
Rob, après la tempête, dérivait sur une eau paisible. Sa guérison fut rapide et sereine comme il l'avait observé chez les autres survivants. La faiblesse était normale après une forte fièvre, en revanche son esprit retrouvait sa clarté et ne confondait plus le passé et le présent. Il aurait voulu se rendre utile, mais ses gardiens l'obligeaient à rester allongé.
« La médecine est tout pour toi, observa Karim un matin. Je le savais et c'est pourquoi je n'ai pas fait d'objection quand tu as pris la direction de l'équipe. J'étais furieux qu'on ait choisi Fadil. Sa réussite aux examens lui vaut l'estime de la faculté, mais comme praticien c'est une catastrophe. Et puis, il a commencé deux ans après moi, et le voilà hakim alors que je reste étudiant.
– Pourquoi m'acceptes-tu alors, moi qui ai à peine un an d'études ?
– Ce n'est pas la même chose. Ta passion de guérir te met hors concours.
– Je t'ai observé pendant ces dures semaines, dit Rob en souriant. N'es-tu pas possédé de la même passion ?
– Non. J'ai envie d'être un excellent médecin, c'est vrai, mais plus que tout je veux devenir riche. La fortune n'est pas ton ambition, n'est-ce-pas ? Moi, quand j'étais enfant, j'ai vu mon village pillé, réduit à la misère par l'armée d'Abdallah Chah, le père du souverain actuel, qui marchait contre les Turcs seldjoukides. J'avais cinq ans, nous mourions de faim. Ma mère a pris par les pieds la fille qu'elle venait de mettre au monde et lui a fracassé la tête contre les rochers. On dit qu'il y a eu des cas de cannibalisme et je le crois.
« Mes parents sont morts, j'ai mendié. Puis un ami de mon père, un athlète célèbre, m'a élevé, m'a appris à courir, et a fait de moi son giton pendant neuf ans. Il s'appelait Zaki-Omar. »
Karim se tut un long moment. Seuls les gémissements des malades troublaient le silence.
« Quand il est mort, j'avais quinze ans. Sa famille m'a jeté dehors, mais il avait arrangé mon entrée à la madrassa et je suis venu à Ispahan, libre pour la première fois. J'ai décidé que mes fils, quand j'en aurai, grandiront en sécurité ; cette sécurité qu'assure la fortune. »
Enfants, presque aux deux bouts du monde, ils avaient donc vécu des catastrophes comparables. Rob aurait pu avoir moins de chance, et le Barbier être tout différent...
L'arrivée de Mirdin interrompit la conversation. Il s'assit par terre, de l'autre côté de la paillasse. « Personne n'est mort hier à Chiraz.
– Allah !
– Personne n'est mort ! »
Rob les prit tous deux par la main. Au-delà du rire et des larmes, ils étaient comme de vieux amis après toute une vie passée ensemble. Ils se regardèrent en silence, savourant leur bien-être de survivants.
Plus de dix jours après, Rob fut jugé assez fort pour voyager. Il faudrait des années pour que les arbres repoussent à Chiraz, mais les gens commençaient à rentrer, apportant quelquefois du bois de charpente. On voyait ici et là des charpentiers poser des volets et des portes. C'était bon de laisser la ville derrière soi et de repartir vers le nord. Arrivés devant chez le marchand Ishmael, ils frappèrent sans obtenir de réponse.
« Il y a des cadavres par ici », dit Mirdin en fronçant le nez.
Dans la maison, ils trouvèrent les corps décomposés du marchand et de Hakim Fadil, mais pas de trace d'Abbas Sefi, qui avait dû s'enfuir en voyant les autres atteints. On récita des prières et on brûla les restes des pestiférés en dressant un bûcher avec le coûteux mobilier d'Ishmael.
Des huit qui avaient quitté Ispahan, il n'en restait que trois au retour de Chiraz.
45. LE SQUELETTE DU MORT
DE retour à Ispahan, Rob eut d'abord l'impression d'une ville irréelle, avec tous ces gens bien portants qui ne faisaient que rire ou se chamailler. Ibn Sina fut attristé mais non surpris d'apprendre les désertions et les morts, et reçut son rapport avec un vif intérêt. Pendant le mois que les trois étudiants avaient passé à la maison du rocher d'Ibrahim, pour être certains de ne pas rapporter la peste, Rob avait rédigé une relation détaillée de leur travail à Chiraz. Il montrait clairement que les deux autres lui avaient sauvé la vie et faisait leur éloge avec chaleur.
« Karim aussi ? » demanda brusquement Ibn Sina quand ils furent seuls.
Rob hésita, n'osant porter de jugement sur un camarade.
« Il peut avoir des difficultés à l'examen, mais c'est déjà un merveilleux médecin, calme et ferme dans l'épreuve et compatissant pour ceux qui souffrent.
– Va maintenant au palais du Paradis, car le chah est impatient de t'entendre sur la présence de l'armée seldjoukide à Chiraz. »
L'hiver s'achevait mais le palais était encore glacial. Le long des sombres galeries, Rob suivait le capitaine des Portes dont les bottes faisaient sonner les dalles de pierre. Ala Chah était seul, assis à une grande table.
« Jesse ben Benjamin, Majesté, dit Khuff tandis que Rob se prosternait.
– Assieds-toi près de moi, dhimmi, et tire la nappe sur tes genoux », dit le roi.
Rob obéit et fut agréablement surpris de sentir l'air chaud qui montait de fours souterrains par une grille au ras du sol. Il se gardait bien d'observer trop directement ou trop longtemps le souverain mais le premier coup d'œil avait confirmé la rumeur populaire : Ala avait des yeux de loup, la peau flasque sur ses traits de faucon ; il était évident qu'il buvait trop. Il avait devant lui un plateau divisé en carrés alternativement noirs et blancs, garni de figurines sculptées. A côté, des coupes et un pichet de vin. Le chah les remplit et vida aussitôt la sienne.
« Bois, bois, pour que je voie un Juif heureux ! dit-il avec un regard impérieux de ses yeux rouges.
– Puis-je vous demander, Majesté, de m'en dispenser ? Boire ne me rend pas heureux, mais maussade et sauvage. C'est pourquoi je ne l'apprécie pas comme d'autres, mieux partagés que moi. »
Le chah parut intéressé.
« Je m'éveille chaque matin les mains tremblantes et une vive douleur derrière les yeux. Tu es médecin. Quel est le remède ?
– Moins de vin, Majesté, répondit Rob en souriant, et plus de chevauchées à l'air pur de la Perse. »
Le regard perçant scrutait son visage pour y surprendre l'insolence, mais il n'en trouva pas.
« Alors, tu chevaucheras avec moi, dhimmi.
– Je suis à votre service, Majesté. »
Ala fît un geste pour signifier que la question était réglée.
« Alors, parlons des Seldjoukides à Chiraz. Dis-moi tout. »
Il écouta avec attention ce que Rob avait appris sur les envahisseurs de l'Anshan. Puis il conclut :
« Notre ennemi du Nord-Ouest pensait nous encercler et s'établir au Sud-Est. S'il avait réussi à conquérir tout l'Anshan, Ispahan aurait été prise entre les mâchoires du rapace seldjoukide. Allah soit béni de leur avoir envoyé la peste ! Quand ils reviendront, nous serons prêts. »
Il tira entre eux le grand échiquier.
« Connais-tu ce jeu ?
– Non, sire.
– C'est un passe-temps d'autrefois. Si l'on perd, c'est le chahtreng, le " supplice du roi ", mais on l'appelle plutôt la chasse du roi car il s'agit d'un combat. Je vais te l'apprendre, dhimmi », dit-il en riant.
Il tendit à Rob une des pièces : un éléphant sculpté, et lui fit toucher l'ivoire poli.
« On l'a sculpté dans une défense. Tu vois, nous avons les mêmes effectifs. Le roi se tient au centre, assisté de son fidèle compagnon, le général. De chaque côté un éléphant protège le trône de son ombre. Deux chameaux près des éléphants, avec un homme sur chacun d'eux, puis deux chevaux avec leurs cavaliers prêts à combattre. Aux extrémités du champ de bataille, un rukh, ou guerrier, élève ses mains en coupe jusqu'à ses lèvres pour boire le sang des ennemis. En avant, se déplacent les fantassins dont le devoir est d'assister les autres pendant le combat. Si un fantassin réussit à traverser tout le champ de bataille, il prend place, en héros, près du roi, comme le général. Le brave général ne franchit jamais qu'une case à la fois, les puissants éléphants en parcourent trois, surveillant tout le champ sur un rayon de deux mille pas. Le chameau court aussi sur trois cases et les chevaux de même, en sautant par-dessus sans les toucher. De tous côtés, le guerrier se déchaîne, traversant le champ de bataille de bout en bout.
« Chaque pièce se tient à son territoire et ne se déplace qu'autant qu'il lui est permis. Si quelqu'un approche le roi, il crie : " Retire-toi, ô chah ! " et le roi doit abandonner sa case. S'il voit sa route coupée par le roi ennemi, le cheval, guerrier, le général, l'éléphant et l'armée, il regarde dans les quatre directions en fronçant les sourcils. Et s'il voit ses troupes battues, sa retraite coupée par l'eau et le fossé, l'ennemi à sa droite, à sa gauche, devant et derrière, il mourra de fatigue et de soif car c'est le destin que le ciel réserve au vaincu. »
Il se versa du vin, le but et jetant à Rob un regard insistant :
« Tu as compris ?
– Je crois, sire...
– Alors commençons. »
Rob commit des erreurs que le chah corrigeait chaque fois avec un grognement. La partie ne fut pas longue car ses troupes furent vite vaincues et son roi captif.
« Une autre ! » dit Ala avec satisfaction.
Le second combat fut aussi rapide que le premier mais Rob commençait à comprendre que le chah, prévoyant ses mouvements, lui tendait des pièges comme dans une vraie guerre. A la fin, il le congédia d'un geste.
« Un bon joueur peut éviter la défaite pendant des jours, dit-il. Et celui qui gagne peut gouverner le monde. Mais tu n'as pas mal joué pour une première fois, et ce n'est pas un déshonneur d'avoir subi le chahtreng car tu n'es qu'un Juif, après tout. »
Quel soulagement de retrouver la petite maison du Yehuddiyyeh, le travail régulier du maristan et des cours ! Au lieu du service de la prison, il fut très heureux d'être admis à étudier les fractures, avec Mirdin, comme assistant de Hakim Jalal ul-Din. Svelte, de type saturnien, riche et respecté, Jalal était un des chefs de l'élite médicale à Ispahan, mais il ne ressemblait guère à ses confrères.
« Ainsi c'est toi Jesse, le barbier-chirurgien ?
– Oui, maître.
– Je ne partage pas le mépris général pour ta profession ; il en est d'honnêtes et d'habiles. Moi-même, avant d'être médecin, j'ai été rebouteux ambulant et je n'ai pas changé en devenant hakim. Néanmoins, il faudra travailler dur pour gagner mon estime, sinon, je te mettrai à la porte de mon service, et à coups de pied aux fesses, encore ! »
C'était un grand spécialiste des os, inventeur d'éclisses capitonnées et d'appareils de traction. Il apprit aux étudiants à palper du bout des doigts les chairs contusionnées jusqu'à visualiser, comme ils l'auraient fait avec leurs yeux, la blessure et le traitement qui convenait. Il n'avait pas son pareil pour remettre en place les os et même les éclats d'une fracture, de manière que la nature les ressoude en leur premier état.
Il s'intéressait curieusement aux criminels et leur avait parlé longuement d'un berger assassin, tout récemment exécuté pour avoir sodomisé puis tué deux ans plus tôt un camarade, qu'il avait enterré de l'autre côté des remparts. On avait décidé d'exhumer le cadavre pour lui assurer au cimetière islamique une sépulture et des prières qui le feraient admettre au paradis.
« Venez, dit Jalal à Rob et à Mirdin. C'est une occasion exceptionnelle : aujourd'hui, nous serons fossoyeurs. »
Sans savoir ce qu'il avait tramé, ils le suivirent avec une mule, accompagnés d'un mullah et d'un soldat du kelonter, jusqu'à la colline isolée indiquée par le meurtrier lors de ses aveux.
« Faites attention », demanda Jalal quand ils se mirent à creuser.
Ils découvrirent bientôt les os d'une main puis mirent au jour le squelette entier qui fut déposé sur une couverture.
« C'est l'heure de manger », dit alors le médecin en déballant le chargement de la mule : une volaille rôtie, un somptueux pilah, de grosses dattes du désert, des gâteaux au miel et un pot de sherbet.
Laissant le mullah et le soldat à leur déjeuner, qui serait sans doute suivi d'une sieste, le maître et ses étudiants retournèrent en hâte étudier le squelette. La terre avait fait son œuvre et les os étaient propres, sauf une tache de rouille à l'endroit où le poignard avait frappé le sternum.
« Remarquez le fémur, dit Jalal, l'os le plus long et le plus fort du corps. Vous comprenez pourquoi il est si difficile de réduire une fracture de la cuisse ? »
Il leur fit compter les douze paires de côtes qui forment la cage protectrice du cœur et des poumons.
« Avez-vous déjà vu un cœur et des poumons d'homme ? demanda Rob.
– Non, mais Galien affirme qu'ils ressemblent beaucoup à ceux du porc, que nous connaissons... Ne perdons pas de temps car ils vont revenir. Observez les sept premières paires attachées au sternum par une matière souple, les trois suivantes reliées par un tissu commun et les deux dernières qui restent libres à l'avant. Allah n'est-il pas le plus merveilleux des architectes, dhimmis ? n'a-t-il pas construit son peuple sur une admirable structure ? »
Ainsi se poursuivit en plein soleil cette fête du savoir : un cours d'anatomie sur un homme assassiné.
Rob et Mirdin allèrent ensuite aux bains, pour se laver de leurs impressions morbides et détendre leurs muscles. Karim les y rejoignit et Rob remarqua tout de suite son air soucieux.
« Je dois repasser l'examen. Je n'y croyais plus. C'est ma troisième tentative. Si j'échoue, tout est fini pour moi.
– C'est pour quand ?
– Dans six semaines. J'ai peur... Je n'ai rien à craindre en médecine, mais en droit et en philosophie...
– On a tout le temps, dit Mirdin. Je t'aiderai en philosophie et tu travailleras ton droit avec Jesse. »
Rob fit la grimace car il ne se sentait guère juriste. Mais il était décidé à tout tenter pour son ami.
« On commence ce soir, dit-il. Et tu passeras.
– Il le faut », soupira Karim.
46. L'ÉNIGME
IBN SINA invita Rob chez lui deux semaines de suite.
« Hou ! dit Mirdin en plaisantant, le maître a un favori. » Mais son sourire était fier et dénué de jalousie.
« C'est bien qu'il s'intéresse à lui. Al-Juzjani a toujours été soutenu par Ibn Sina et il est devenu un grand médecin. »
Rob fronça les sourcils : il ne tenait pas à partager son expérience, même avec eux. Que dire de ces soirées où le maître dispensait pour lui seul les trésors de son intelligence : les corps célestes, les philosophes grecs... Il savait tant de choses et les enseignait sans effort !
Rob, au contraire, pour aider Karim, devait d'abord apprendre lui-même ; il décida de ne plus suivre pendant six semaines que les cours de droit et d'emprunter à la maison de la Sagesse des livres de jurisprudence. Ce serait autant de fait pour sa propre préparation. Le droit islamique comportait deux branches : le Fiqh ou science légale, et la Shari'a, loi divine révélée par Allah. Si l'on ajoutait la Sunna, la vérité et la justice manifestée dans la vie exemplaire et les paroles de Mahomet, cela donnait une doctrine complexe propre à dérouter plus d'un étudiant.
Karim s'y perdait, visiblement. Pour la première fois depuis sept ans, il ne pouvait plus aller chaque jour au maristan, et le contact avec les malades lui manquait cruellement. Chaque matin, avant de travailler avec Rob, puis avec Mirdin, il allait courir, dès la première lueur de l'aube, comme pour échapper à ses angoisses. Rob l'accompagna plusieurs fois à cheval ; ils sortaient de la ville, franchissaient le Fleuve de la Vie et se retrouvaient en pleine campagne. Mais n'était-ce pas un gaspillage d'énergie ?
« Au contraire, disait le sage Mirdin, s'il ne courait pas, il serait incapable de surmonter ce passage difficile. »
Un matin, on vint chercher Rob. Il suivit l'avenue des Mille-Jardins jusqu'à la belle propriété d'Ibn Sina ; le portier prit son cheval et le maître l'accueillit devant la porte de pierre.
« C'est pour ma femme. Voudrais-tu l'examiner ? »
Rob s'inclina, confus. Ibn Sina ne manquait pas de confrères distingués qui se seraient honorés d'une telle consultation. Ils montèrent, par un escalier de pierre en colimaçon, dans la tour nord de la demeure. La vieille femme, allongée sur sa couche, les regarda sans les voir, de ses yeux ternes et absents. Ibn Sina s'agenouilla près d'elle.
« Reza. »
Il mouilla d'eau de rose un linge dont il lava tendrement ses lèvres gercées et son visage. L'expérience de toute une vie lui avait appris à rendre confortable une chambre de malade, mais ni la propreté de la pièce ni les vêtements frais et les senteurs de l'encens ne pouvaient vaincre l'odeur de la maladie. Les os semblaient prêts à traverser la peau transparente ; le visage était cireux, les cheveux fins et blancs. L'épouse du plus grand médecin du monde n'était plus qu'une vieille femme au dernier stade de la maladie des os.
Les bubons s'étalaient sur les bras maigres et le bas des jambes, les chevilles et les pieds gonflés, la hanche droite manifestement très abîmée, et Rob savait que, sous l'étoffe, les tumeurs avaient envahi d'autres régions du corps, y compris l'intestin, à en juger par l'odeur. Inutile de confirmer un diagnostic évident et terrible. L'étudiant avait compris ce qu'on voulait de lui : prenant les mains frêles dans les siennes, il lui parla doucement en regardant ses yeux, où passa une lueur éphémère.
« Da'ud » murmura-t-elle en étreignant ses mains.
– Qui était-ce ?
« Son frère, mort depuis des années », répondit Ibn Sina à l'interrogation muette de Rob.
Reza retomba dans l'inconscience et ses doigts se relâchèrent. Ils la laissèrent et redescendirent de la tour.
« Combien de temps ?
– Bientôt, Hakim-bashi. C'est une question de jours... On ne peut rien pour elle ?
– La dernière preuve d'amour que je puisse lui donner, ce sont des infusions de plus en plus fortes. »
Il reconduisit son élève jusqu'à la porte, le remercia et retourna près de sa malade.
« Maître ! » appela quelqu'un. Rob en se retournant reconnut le gros eunuque qui gardait la seconde épouse.
« Voulez-vous me suivre, s'il vous plaît ? »
Ils sortirent du jardin par une porte si basse qu'il leur fallut se courber, et se retrouvèrent dans un autre, près de la tour sud.
« Qu'y a-t-il ? »
L'esclave ne répondit pas, mais quelque chose attira le regard de Rob et il aperçut à une petite fenêtre un visage voilé penché vers lui. Leurs yeux se rencontrèrent, alors elle détourna les siens dans un tourbillon de voiles et la fenêtre resta vide. L'eunuque sourit, en haussant les épaules.
« Elle m'a donné l'ordre de vous amener ici. Elle avait envie de vous voir, maître. »
Peut-être aurait-il rêvé d'elle cette nuit-là s'il en avait eu le temps mais il étudiait les lois de la propriété. L'huile baissait dans sa lampe quand un bruit de sabots s'arrêta devant la porte. On frappa. Pensant à des voleurs, étant donné l'heure tardive, il saisit son épée.
« Qui est là ?
– Wasif, maître. »
Il ne connaissait pas de Wasif, mais crut identifier la voix. C'était l'eunuque, en effet, tenant un âne par la bride.
« Le hakim a besoin de moi ?
– Non, maître, c'est elle qui veut que vous veniez. »
Il ne sut que répondre et l'esclave perçut son étonnement.
« Attends », dit Rob brusquement en refermant la porte.
Il revint après une toilette rapide et, montant sans selle son cheval brun, suivit dans les rues désertes le gros homme sur son âne. Une entrée particulière les amena près de la porte de la tour sud et l'eunuque, s'inclinant, invita Rob à monter seul.
On aurait dit une rêverie de ses innombrables nuits sans sommeil. Le sombre passage, jumeau de celui de la tour nord, tournait comme les spires d'une coquille de nautilus et menait, tout en haut, à un vaste harem. Elle l'attendait sur un grand lit de coussins, telle une Persane prête à l'amour, les mains, les pieds et le sexe rougis de henné et adoucis d'huile. Ses seins, décevants, étaient à peine plus gros que ceux d'un garçon.
Il releva son voile. Elle avait les cheveux noirs, luisants et tirés en arrière contre son crâne rond. Il avait imaginé les beautés interdites d'une Cléopâtre ou d'une reine de Saba et découvrait avec surprise une jeune fille aux lèvres tremblantes qu'elle léchait nerveusement d'un bout de langue rose. Un charmant visage en forme de cœur, au menton pointu, au nez court et droit. A sa délicate narine droite pendait un anneau si étroit qu'il y aurait tout juste glissé son petit doigt. Il avait déjà trop vécu dans ce pays : les traits nus d'un visage l'excitaient davantage qu'un sexe rasé.
« Pourquoi t'appelle-t-on Despina la Vilaine ?
– Ibn Sina en a décidé ainsi, pour conjurer le mauvais œil », dit-elle, tandis qu'il se plongeait dans les coussins près d'elle.
Le lendemain, il travaillait avec Karim sur les lois du Fiqh relatives au mariage et au divorce : contrat, témoins, droits égaux des différentes épouses d'un homme. Le divorce était autorisé en cas de stérilité, de mauvais caractère et d'adultère. Selon la Shari'a, la peine des adultères était la lapidation, mais on en avait abandonné l'usage depuis deux siècles. La femme adultère d'un homme riche et puissant pouvait être décapitée, mais les pauvres recevaient une sévère bastonnade avant d'être répudiées ou non, au gré de leur mari.
Karim était relativement à l'aise avec la Shari'a, dont il avait observé très tôt autour de lui les règles pieuses. Mais le Fiqh le désorientait : il ne se rappellerait jamais tant de lois et de formules.
« Si tu ne retrouves pas les termes exacts, tâche de te référer à la religion ou à la vie du Prophète ; peut-être s'en contenteront-ils. Mais apprends-en le plus possible. »
L'après-midi, à l'hôpital, Rob s'arrêta avec les autres devant la couche d'un enfant squelettique nommé Bilal. Un paysan à l'air résigné était assis à côté de lui.
« Voilà comment, dit al-Juzjani, la douleur d'entrailles peut vous sucer l'âme. Quel âge a-t-il ? »
Intimidé mais flatté qu'on lui adresse la parole, le père baissa la tête.
« C'est sa neuvième année, seigneur.
– Depuis quand est-il malade ?
– Deux semaines. C'est le " mal de côté " qui a tué deux de ses oncles et mon père. Une douleur terrible : ça vient, ça passe, ça revient... Mais, depuis trois jours elle n'arrête pas. »
L'infirmier, pressé d'en finir, dit que l'enfant ne gardait rien et qu'on le nourrissait de jus de fruits.
« Examine-le, Jesse. »
Rob palpa doucement tout le corps ; quand il approcha de l'estomac, l'enfant hurla. Le ventre était souple à gauche et dur à droite ; le rectum irrité et douloureux. Il remit la couverture et prit les deux petites mains. Le Chevalier noir ricanait une fois de plus.
« Va-t-il mourir, seigneur ? demanda le père sans émoi.
– Oui », dit Rob.
Depuis son retour de Chiraz, on ne souriait plus quand il prédisait la mort d'un malade. Al-Juzjani ayant conseillé la lecture d'Aelus Cornélius Celsus à propos du mal de côté, il alla, après la visite, demander l'ouvrage à la maison de la Sagesse. Il apprit, fasciné, que Celsus ouvrait des cadavres humains pour en savoir davantage ; il décrivait la maladie de Bilal comme une affection du gros intestin, près du caecum, accompagnée d'inflammation et de douleur violente dans la partie droite de l'abdomen.
Sa lecture finie, il retourna près de Bilal. Le père était parti et un sinistre mullah récitait le Coran, perché au-dessus de l'enfant comme un grand corbeau. Rob tira la paillasse loin du mullah. L'infirmier avait laissé trois grenades pour le dîner du petit garçon ; il les prit et se mit à jongler comme autrefois. Bilal, les yeux écarquillés, regardait voler les fruits.
« Il nous faut de la musique ! »
Ne connaissant aucune chanson persane, il se rappela un petit refrain galant du Barbier :
Tes yeux me caressaient déjà,
Maintenant je suis dans tes bras...
Aimons-nous jusqu'à demain,
Ne faisons pas de vœux en vain !
Ce n'était pas une chanson convenable pour un enfant mourant, mais le mullah, indigné de ses bouffonneries, se chargeait des prières ; et, comme personne ne comprenait les paroles, la bienséance était respectée. Rob chantait encore quand Bilal eut une dernière convulsion. Il lui ferma les yeux, le lava, peigna ses cheveux et noua un linge pour retenir la mâchoire. Le mullah psalmodiait toujours, le regard furieux, mêlant la prière et la haine. Il se plaindrait sans doute du dhimmi sacrilège, mais son rapport ne dirait pas qu'avant de mourir Bilal avait souri.
Quatre nuits sur sept, Wasif vint chercher Rob, qui restait dans la tour jusqu'aux premières heures du matin. Despina lui donnait des leçons.
« C'est ton lingam, disait-elle en montrant son pénis, et voilà mon yoni »
Elle les trouvait faits l'un pour l'autre.
« Un homme peut être un lièvre, un taureau ou un cheval. Tu es un taureau. Une femme est une biche, une jument ou une éléphante, et je suis une biche. C'est parfait. Un lièvre aurait du mal à donner de la joie à une éléphante », ajoutait-elle sans rire.
Elle faisait des choses qui lui rappelaient les dessins qu'il avait achetés au maidan, sans compter celles qui n'y figuraient pas. Il s'amusait au début de découvrir toutes ces pratiques et leurs noms persans, mais il s'insurgea quand elle prétendit lui enseigner, pour remplacer ses grognements, les sons qu'il fallait émettre au moment du plaisir.
« Tu ne peux pas te laisser aller et baiser simplement ? C'est pire que d'étudier le Fiqh !
– Mais c’est encore mieux quand on a appris ! »
Il resta insensible à ses reproches. Et puis il avait décidé qu'il préférait les femmes non épilées.
« Ton vieux mari ne te suffit pas ?
– Autrefois oui. Sa virilité était célèbre, il aimait le vin, les femmes : il aurait fait l'amour à un serpent – femelle, bien sûr –, mais il ne m'a pas touchée depuis deux ans. Depuis qu'elle est malade. »
Il l'avait épousée quand elle avait douze ans. Fille d'esclave, elle lui avait appartenu toute sa vie.
Rob effleura l'anneau de sa narine, symbole de dépendance.
« Pourquoi ne t'a-t-il pas affranchie ?
– Comme sa propriété et sa seconde épouse, je suis doublement protégée.
– Et s'il arrivait maintenant ? dit-il, en songeant à l'escalier sans issue.
– Wasif veille en bas et le dissuaderait de monter. D'ailleurs il est près de Reza et ne quitte pas sa main. »
Rob la regarda et sentit la culpabilité qui avait grandi en lui à son insu. Il aimait cette petite beauté au teint d'olive, avec ses seins de gamine, son ventre doux et sa bouche ardente. Il était désolé de sa vie de recluse dans sa confortable prison, et ne lui reprochait rien. Mais il s'était mis à aimer le vieil homme à l'admirable intelligence et au gros nez.
Il se leva et commença à se rhabiller.
« Je resterai ton ami. »
Elle n'était pas sotte et l'observait avec intérêt.
« Tu es venu ici presque chaque nuit et tu t'es soûlé de moi. Si j'envoie Wasif dans deux semaines, tu reviendras. »
Il la baisa sur le nez juste au-dessus de l'anneau. Et, monté sur le cheval brun, il rentra lentement sous la lune, se demandant s'il n'était pas un grand imbécile.
Onze nuits plus tard, Wasif frappa à sa porte. Despina avait raison ; il fut terriblement tenté. Allait-il se vanter jusqu'à la fin de ses jours d'avoir possédé encore et encore la jeune épouse pendant que le vieux mari était ailleurs dans la maison ?
« Dis-lui que je ne viendrai plus. »
Les yeux de Wasif brillèrent sous ses lourdes paupières et, avec un sourire de mépris pour ce Juif timoré, il repartit sur son âne.
Reza la Pieuse mourut trois jours plus tard à l'heure de la première prière. A la madrassa et au maristan, on raconta qu'Ibn Sina avait fait lui-même la dernière toilette de sa femme et qu'il n'avait admis à ses simples funérailles que quelques mullahs. On ne le voyait plus ni à l'école ni à l'hôpital et personne ne savait où il était. Un soir, une semaine après la mort de Reza, Rob rencontra al-Juzjani en train de boire au maidan.
« Assieds-toi, dhimmi, lui dit le médecin, qui redemanda du vin.
– Hakim, comment va le médecin-chef ? »
La question resta sans réponse.
« Il te croit différent des autres. Un étudiant exceptionnel, dit al-Juzjani avec une animosité qui, chez un autre, eût trahi de la jalousie. Et, si tu n'es pas exceptionnel, dhimmi, tu auras affaire à moi ! »
En fait, il était ivre. Il y eut un long silence.
« J'avais dix-sept ans quand nous nous sommes rencontrés à Jurjan. A peine plus âgé que moi, il était éblouissant. Mon père conclut un accord : Ibn Sina m'enseignerait la médecine et je serais son factotum. Il m'a appris les mathématiques, m'a dicté plusieurs livres, dont la première partie du Canon de médecine, à raison de cinquante pages par jour. Quand il a quitté Jurjan, je l'ai suivi dans une douzaine d'endroits. L'émir du Hamadhan l'avait nommé vizir mais l'armée s'est révoltée et il s'est retrouvé en prison. On voulait le tuer, puis on l'a relâché, le veinard ! Enfin l'émir est pris de douloureuses coliques, Ibn Sina le guérit et redevient vizir !
« Médecin, vizir ou prisonnier, je ne l'ai jamais quitté. Il était devenu mon ami et mon maître. Les élèves se réunissaient chez lui chaque soir et je lisais ses livres à haute voix. Reza veillait à ce que nous soyons bien nourris. Puis nous buvions beaucoup, on allait voir les femmes ; c'était le plus gai des compagnons. Il collectionnait les aventures et Reza le savait mais elle l'aimait toujours... Maintenant, elle est morte, et il se consume. Il renvoie ses vieux amis et se promène seul, dans la ville, distribuant des dons aux pauvres.
– Hakim, dit doucement Rob, pourrai-je vous voir chez vous ?
– Etranger, laisse-moi maintenant. »
Il attendit une semaine, puis un après-midi s'en fut à cheval chez Ibn Sina. Il le trouva seul, le regard serein. Ils s'assirent confortablement l'un près de l'autre, tantôt parlant, tantôt se taisant.
« Vous étiez déjà médecin quand vous l'avez épousée, maître ?
– J'ai été reçu hakim à seize ans et j'en avais dix quand nous nous sommes mariés, l'année où j'ai appris le Coran et entrepris l'étude des plantes médicinales.
– A cet âge, dit Rob impressionné, je me démenais pour devenir bateleur et barbier-chirurgien. » Et il raconta à Ibn Sina comment le Barbier avait formé l'orphelin.
« Que faisait ton père ?
– Il était charpentier.
– J'ai entendu parler des guildes européennes, dit lentement le maître. II y a très peu de Juifs là-bas et on ne les admet pas dans les guildes. »
Il sait, se dit Rob angoissé. Ibn Sina l'observait paisiblement. Il se sentit perdu.
« Tu veux à tout prix apprendre l'art et la science de guérir.
– Oui, maître. »
Le médecin soupira, hocha la tête et détourna les yeux.
« Reza venait de Boukhara, elle avait quatre ans de plus que moi. Nos pères étaient tous deux collecteurs d'impôts et le mariage fut arrangé à l'amiable – sauf pour un détail, car son aïeul reprochait à mon père d'être ismaélien et d'user de haschisch pendant ses dévotions. Enfin on nous maria et elle m'est restée fidèle toute sa vie. »
Le vieil homme regarda Rob.
« Tu as le feu sacré. Quel est ton désir ?
– Etre un bon médecin. Comme vous seul savez l'être », ajouta-t-il en silence, mais il lui sembla qu'il avait été compris.
« Tu sais déjà soigner. Quant à la qualité... Pour être un bon médecin, il faut répondre à une énigme insoluble.
– Et quelle est la question ?
– Tu la découvriras peut-être un jour. Cela fait partie de l'énigme. »
47. L'EXAMEN
L'APRÈS-MIDI où Karim passait son examen, Rob s'absorba plus que jamais dans sa tâche pour éviter de penser à la séance qui allait s'ouvrir dans la salle de réunion de la maison de la Sagesse. Mirdin et lui avaient fait du bibliothécaire leur complice et savaient grâce à lui le nom des examinateurs possibles.
« Il aura Sayyid Sa'di en philosophie. »
Ce n'était pas mal : un professeur exigeant, mais qui ne cherchait pas à faire échouer les candidats. Plus inquiétant, Nadir Bukh, juriste autoritaire, qui avait déjà recalé Karim, allait l'interroger en droit ! Il aurait le mullah Abul Bakr en théologie, et en médecine le prince des médecins lui-même. Rob avait espéré que Jalal ferait passer l'épreuve de chirurgie mais il le vit auprès des malades comme d'habitude et l'aida à soigner une épaule démise. Il alla ensuite à la bibliothèque lire Celsus, puis s'assit sur les marches en compagnie de Mirdin. Le temps leur semblait interminable.
« Le voilà ! » cria-t-il enfin, apercevant Karim qui se frayait un chemin parmi les étudiants.
« Il faut m'appeler hakim, maintenant, messieurs les étudiants ! »
Ils se précipitèrent pour l'embrasser, hurlant, dansant, se bourrant de coups de poing. Hadji Davout Hosein, qui passait, voyant les élèves de son académie se conduire aussi mal, en pâlit d'indignation.
« Je vous emmène chez moi », dit Mirdin.
C'était la première fois qu'il les invitait. Mirdin habitait, loin de chez Rob, deux pièces louées dans un petit immeuble à côté de la synagogue de Sion. La famille fut une agréable surprise : une femme timide, Fara, courte, brune, au regard paisible ; deux fils aux joues rondes cramponnés aux jupes de leur mère. Elle servit des gâteaux et du vin, et après de nombreux toasts les trois amis allèrent chez un tailleur qui prit les mesures du nouvel hakim pour sa robe noire de médecin.
« C'est une nuit pour les maidans ! » s'écria Rob.
Ils s'installèrent au crépuscule dans une taverne qui dominait la place centrale, pour un excellent dîner persan arrosé de vin musqué, dont Karim n'avait guère besoin, ivre qu'il était déjà de sa nouvelle dignité. Ils voulurent tout savoir de l'examen, des questions posées et de ses réponses.
« Ibn Sina ne cessait de m'interroger en médecine. " Quelles déductions peut-on tirer de l'examen de la sueur ?... Très bien, maître Karim, très complet. Et sur quelles observations générales peut-on fonder un diagnostic ? Quels principes d'hygiène doit observer un voyageur par terre et par mer ? " On aurait dit qu'il savait combien j'étais fort en médecine et faible dans les autres matières. Sayyid Sa'di m'a prié de discuter cette idée de Platon, que tous les hommes cherchent le bonheur. Grâce à toi, Mirdin, je l'avais étudiée à fond. J'ai répondu longuement, en me référant au prophète : le bonheur est la récompense d'Allah pour l'obéissance et la prière fervente.
– Et Nadir Bukh ? demanda Rob.
– Le juriste ? dit Karim en haussant les épaules. Il m'a interrogé sur le châtiment des criminels selon le Fiqh. Je n'en avais aucune idée. Alors j'ai dit que toute sanction était fondée sur les écrits de Mahomet – qu'il soit bénit –, qui déclare qu'en ce monde nous dépendons les uns des autres, bien que maintenant et pour l'éternité nous n'appartenions qu'à Allah. Le temps sépare le bien du mal et le fidèle du rebelle. Tout égaré sera puni et celui qui obéit sera en complet accord avec l'universelle volonté divine sur laquelle le Fiqh est fondé...
– Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda Rob ébahi.
– Je ne sais pas. Nadir Bukh avait l'air de mâchonner ma réponse comme une viande qu'il n'arrivait pas à identifier. Il ouvrait la bouche pour demander des précisions quand Ibn Sina m'a interrogé sur l'humeur du sang, et que je lui ai répété mot pour mot ce qu'il en a écrit dans ses deux livres. C'était fini ! »
Ils rirent aux larmes et burent en proportion. Enfin, n'en pouvant plus, ils titubèrent jusqu'à la rue, au bout de la place, et arrêtèrent la voiture ornée d'un lis peint sur sa porte. Rob s'assit devant à côté du maquereau, Mirdin s'endormit, la tête dans le vaste giron de Lorna la putain, et Karim reposa la sienne sur son sein en chantant des chansons douces.
Fara ouvrit de grands yeux en voyant dans quel état on ramenait son époux.
« Il est malade ?
– Il est soûl, comme nous », expliqua Rob, et il retourna dans la voiture qui les mena à la petite maison du Yehuddiyyeh. La porte à peine refermée, Karim et lui s'effondrèrent sur le plancher et s'endormirent tout habillés.
Pendant la nuit, Rob entendit un léger bruit : Karim pleurait. Dès l'aube il fut réveillé de nouveau par son ami qui se levait. Il ne devrait pas boire, se dit-il, furieux.
« Désolé de te déranger, Rob, mais je dois courir.
– Courir ? Mais pourquoi ? Après cette nuit ?
– Pour préparer le chatir.
– Qu'est-ce que le chatir ?
– Une grande course à pied. »
Il sortit et l'on entendit le bruit décroissant de ses pas, puis les aboiements des chiens perdus qui jalonnaient la route du tout nouveau médecin, errant comme un djinn dans les rues étroites du quartier juif.
48. UNE JOURNÉE À LA CAMPAGNE
« LE chatir, dit Karim, est notre course nationale, une fête presque aussi ancienne que la Perse. Elle clôture notre mois de jeûne, le ramadan. A l'origine, dans la nuit des temps, c'était un concours pour choisir le chatir, ou valet de pied du roi. La course attire aujourd'hui à Ispahan les meilleurs coureurs de Perse et d'ailleurs. Elle commence aux portes du palais du Paradis et fait un circuit de dix milles romains et demi à travers les rues de la ville, jusqu'à l'arrivée, marquée par des poteaux dans la cour du palais. A chaque tour, les gardes remettent aux concurrents une des douze flèches (une par tour) auxquelles ils ont droit, et chacun les met une par une dans un carquois sur son dos.
« C'est une épreuve d'endurance, plus ou moins pénible selon la température. On peut accomplir les douze tours entre la première prière et la cinquième, soit cent vingt-six milles romains en quatorze heures environ. Personne jusqu'à présent n'a mis moins de treize heures mais le chah a promis un splendide calaat à celui qui le ferait en moins de douze heures ; avec en plus cinq cents pièces d'or et la charge honorifique de chef des chatirs, comportant une pension royale !
– C'est pourquoi tu t'entraînes avec tant d'acharnement ?
– Chaque coureur rêve de gagner. Moi, je veux la course et le calaat. Une seule chose vaut mieux que d'être médecin : être un médecin riche à Ispahan ! »
Le temps changea et l'air était si doux que Rob le sentait comme un baiser sur sa peau quand il quittait sa maison. Le monde semblait en pleine jeunesse, le Fleuve de la Vie roulait des flots de neige fondue et les abricotiers du petit jardin se couvraient de fleurs. Un matin, Khuff vint frapper à la porte : le chah demandait à Rob de l'accompagner pour une promenade à cheval. Craignant de perdre son temps avec ce souverain imprévisible, il fut par ailleurs surpris de le voir tenir sa promesse.
On le fît attendre très longtemps, aux écuries du palais, et Ala vint enfin suivi d'une telle escorte qu'il n'en croyait pas ses yeux. D'un geste impatient, il fut dispensé de la cérémonieuse prosternation et aussitôt ils furent en selle. Ils s'engagèrent dans les collines, et le chah, qui allait devant sur un bel étalon blanc, fit signe à Rob de venir près de lui.
« Tu t'es montré un excellent médecin en me prescrivant de monter à cheval. Je me noyais dans cette cour minable. N'est-ce pas agréable d'être délivré de tous ces gens ?
– Certes, Majesté. »
Rob jeta un coup d'œil derrière lui ; la cour entière suivait : Khuff et ses gardes, les écuyers, les animaux de charge, les chariots, etc.
« Aimerais-tu un cheval plus vif ?
– Ce serait trop de générosité, Majesté. Cette monture convient à mes capacités.
– Tu n'es vraiment pas persan, car chez nous personne ne perdrait une chance d'améliorer sa monture ; on naît cavalier et chevaucher est le meilleur de la vie. »
Il éperonna vivement son cheval, qui sauta un arbre mort, et, se retournant sur sa selle, il tira par-dessus son épaule gauche une flèche de son grand arc, riant aux éclats parce qu'il avait manqué son but.
« Tu connais l'histoire de cet exercice ?
– Non, sire, mais je l'ai vu faire à vos cavaliers le jour de la fête.
– Nous le pratiquons souvent et certains y sont excellents. On l'appelle le tir parthe. Il y a huit cents ans, les Parthes étaient un des peuples de notre terre ; ils vivaient à l'est de la Médie, sur un territoire de terribles montagnes et de désert non moins redoutable, le Dacht-i Kevir.
– J'ai traversé une partie de ce désert pour venir jusqu'à vous.
– Alors, tu imagines quelle sorte de population pouvait l'habiter. On se battait à Rome pour le pouvoir et Crassus, gouverneur de Syrie, avait besoin d'une conquête militaire pour surpasser ses rivaux, César et Pompée. Il s'attaqua aux Parthes, dont le général, Surena, avait une armée d'archers montés sur des chevaux rapides, et de redoutables lanciers. Les légions de Crassus, à la poursuite de Surena, furent décimées dans le désert sans avoir eu le temps de se mettre en carré, selon leur tactique habituelle. Et ce qui les surprit le plus fut de voir les Parthes se retirer en décochant des flèches par-dessus leurs épaules, qui toutes atteignaient leur but. Ce fut une sanglante défaite pour les Romains, avec des pertes insignifiantes du côté parthe. Et c'est pourquoi, depuis l'enfance, tous les Persans pratiquent la technique de la flèche du Parthe. »
Ala lança son cheval et tira une nouvelle flèche qui se planta en vibrant dans le tronc de l'arbre. Alors, il brandit son arc au-dessus de sa tête et à ce signal, tout le monde s'empressa. Sur un épais tapis, on dressa la tente du roi, et l'on apporta les mets au son des tympanons. Il y avait des volailles, du pilah, des melons conservés en cave tout l'hiver, et trois sortes de vins. Le chah fit asseoir Rob près de lui et mangea peu mais but beaucoup. Puis il demanda l'échiquier et gagna trois parties de suite.
« Je voudrais te parler de Qandrasseh, dit-il enfin. Il croit, à tort, que la fonction du trône est de punir ceux qui enfreignent les lois du Coran. Sa fonction, c'est de développer la nation, de la rendre toute-puissante et non de s'occuper des menus péchés des villageois. Mais l'imam se prend pour la droite terrible d'Allah. Ce n'est pas assez pour lui d'être monté de sa petite mosquée de Médie jusqu'au rang de vizir. Parent éloigné des Abassides, il a dans ses veines le sang des califes de Bagdad, et veut régner un jour sur Ispahan, en renversant mon trône de son poing religieux. »
Rob eut peur. Le chah pourrait, à jeun, regretter ces propos intempérants et se débarrasser du confident. Mais non, le vin ne lui faisait pas perdre l'esprit ; après un nouveau pichet, ils remontèrent à cheval pour une promenade à loisir, parmi les collines couvertes de fleurs.
« Je vais te mener à un endroit que tu ne devras montrer à personne », dit Ala, en le conduisant à travers les fourrés jusqu'à l'entrée d'une grotte.
Il faisait chaud à l'intérieur, où flottait une légère odeur d'œufs pourris au-dessus d'un bassin d'eau brune entre des roches grises tachées de lichens pourpres.
« Allons, déshabille-toi, dhimmi ! »
Rob le fit avec réticence. Le chah aimerait-il les hommes ? Mais non, il était déjà dans l'eau et se contenta de remarquer, non sans mauvaise foi, que l'Européen n'était pas « exceptionnellement pourvu ».
« Je n'ai pas besoin d'être bâti comme un cheval, ajouta-t-il en souriant, car j'ai toutes les femmes que je veux et je ne les prends jamais deux fois. »
Il demanda le vin, but et s'allongea dans l'eau chaude en fermant les yeux.
« Quand as-tu perdu ton pucelage ? » demanda-t-il.
Rob lui raconta comment la veuve l'avait attiré dans son lit.
« Moi aussi, j'avais douze ans quand mon père a envoyé sa sœur coucher avec moi, comme c'est l'usage chez nous pour les jeunes princes. Ma tante a été une tendre initiatrice, presque une mère. Et j'ai cru pendant des années qu'après l'amour on avait toujours un bol de lait chaud et une friandise. »
Ils baignaient en silence dans l'odeur sulfureuse de l'eau.
« Je voudrais être le roi des rois, dit enfin Ala. J'en ai le nom mais je ne possède pas d'empire comme Xerxès, Cyrus ou Alexandre. Je ne suis roi qu'à Ispahan. A l'ouest, Toghrul-beg règne sur les nomades seldjoukides ; à l'est, Mahmud gouverne le sultanat de Ghazna. Ce sont les deux rivaux qui peuvent me disputer le pouvoir. Au-delà, en Inde, il n'y a que deux douzaines de petits rajahs plus ou moins concurrents. Autrefois, deux grands rois mirent en jeu tout un empire en combat singulier devant le front de leurs troupes. Le vainqueur, Ardachir, fut le premier à porter le titre de roi des rois. Aimerais-tu être le roi des rois ?
– Non. Je veux être médecin.
– C'est étonnant, dit le chah, perplexe. On m'a flatté toute ma vie, et toi, tu ne donnerais pas ta place contre celle d'un roi. Je me suis renseigné ; on dit que tu es un étudiant exceptionnel et que tu promets d'être un remarquable médecin. J'ai besoin de gens comme toi et non de lèche-bottes. Je veux écarter Qandrasseh et recréer par la force des armes un empire dont je serai vraiment le roi des rois. »
Il saisit le poignet de Rob.
« Veux-tu être mon ami, Jesse ben Benjamin ? »
Rob se sentit piégé par un chasseur habile. Ala s'assurait ses loyaux services pour ses objectifs personnels et tout était froidement prémédité. Il aurait préféré éviter la politique et regrettait cette promenade matinale. Mais c'était trop tard, et il payait toujours ses dettes.
« Recevez mon allégeance, Majesté, dit-il en serrant le poignet du roi.
– Tu peux amener une femme dans ma grotte si tu veux », dit enfin le roi en souriant.
« Je n'aime pas cela, dit Mirdin en apprenant la sortie à cheval avec Ala. Il est imprévisible et dangereux. »
Karim, au contraire, pensait que c'était une chance. Rob s'en serait bien passé et se réjouit de n'être pas convoqué les jours suivants. Il avait besoin d'autres amitiés que celle du roi et passait presque tout son temps libre avec ses deux camarades. Karim s'installait dans sa nouvelle vie ; il gagnait désormais un peu d'argent pour son travail au maristan et fréquentait plus que jamais les mauvais lieux des maidans.
« Viens avec moi, Jesse, j'en connais une qui a les cheveux noirs comme l'aile du corbeau et fins comme la soie. »
Mais Rob secouait la tête en souriant. Son rêve, c'était une fille aux cheveux roux.
Puis, brusquement, il ne fut plus question de putains. Karim disparaissait le soir ; il avait, disait-il, une liaison avec une femme mariée dont il était amoureux.
Rob allait de plus en plus chez Mirdin. Il y vit un échiquier avec des pièces de bois et, au lieu des foudroyantes et sanglantes victoires d'Ala, il apprit peu à peu, avec son ami, les beautés du jeu. C'était un foyer paisible. Après le simple repas servi par Fara, on allait souhaiter bonne nuit au petit Issachar, qui avait six ans. L'enfant posait sans cesse des questions, auxquelles son père répondait toujours.
« Mais, dit-il un jour, si notre Père céleste est invisible, comment sait-il Lui-même à quoi Il ressemble ? »
O Mirdin, se dit Rob, toi qui sais tout de la Loi écrite et orale, des secrets de l'échiquier, de la philosophie et de l'art de guérir, que vas-tu répondre à cela ?
« Il est dit dans la Torah qu'il a fait l'homme à Son image. En te regardant, mon fils, Il se voit en toi. »
49. CINQ JOURS À L'OUEST
UNE grande caravane arriva d'Anatolie et un chamelier apporta au maristan un panier de figues sèches pour le Juif nommé Jesse. C'était le fils aîné de Dehbid Hafiz ; le kelonter de Chiraz témoignait ainsi sa gratitude à ceux qui avaient combattu la peste noire. Rob but du chai avec le jeune homme, qui devait repartir chez lui ; les figues étaient moelleuse, sucrées, et Sadi fut heureux et fier que le dhimmi le charge, en échange de porter à son père du vin d'Ispahan.
Quelles nouvelles apportait la caravane ? Il n'y avait plus trace de peste à Chiraz. On avait signalé des troupes seldjoukides dans les montagnes de Médie, mais elles n'avaient pas attaqué. A Ghazna, les gens étaient atteints de démangeaisons et l'on ne s'était pas arrêté, de peur que les chameliers attrapent la maladie avec des femmes. Pas d'épidémie au Hamadhan, mais un chrétien avait apporté une fièvre européenne, et le mullah interdisait tout contact avec les diables infidèles.
« Comment se manifeste cette maladie ? »
Sadi l'ignorait, n'étant pas médecin. Il savait seulement que personne n'approchait l'étranger, sauf sa fille.
« Le chrétien a une fille ? »
Oui, et Boudi, le marchand de chameaux, les avait vus tous les deux. Ils se mirent à sa recherche. C'était un homme chétif au regard sournois, qui crachait sans cesse une salive rougie de bétel. Il prétendait ne rien se rappeler mais une pièce de monnaie lui rafraîchit la mémoire : il les avait vus, à cinq jours de là, vers l'ouest, à une demi-journée de Datur. Le père avait de longs cheveux gris, pas de barbe et un vêtement noir comme un mullah. La femme était grande, jeune, avec une chevelure bizarre, plus claire que le henné.
« Et les domestiques ?
– Je n'ai vu personne. »
Ils s'étaient sans doute enfuis, se dit Rob.
« Avait-elle de quoi manger ?
– Je lui ai donné un panier de légumes secs et trois pains.
– Pourquoi lui as-tu donné cela ? »
Effrayé par le regard qui le perçait à jour, le marchand haussa les épaules et tira de son sac un couteau, en le présentant par le manche. Or, la dernière fois que Rob avait vu ce couteau, c'était à la ceinture de James Geikie Cullen.
S'il s'était confié à Karim et Mirdin, ils auraient insisté pour l'accompagner. Or il tenait à partir seul. Il laissa donc un message au bibliothécaire.
« Je pars pour une affaire personnelle que je leur expliquerai à mon retour. »
Il ne prévint que Jalal, qui grogna en apprenant qu'il s'agissait d'une femme, puis se calma après avoir vérifié qu'il aurait assez d'étudiants pour assurer le service.
Rob entreprit le lendemain matin ce long voyage, à une allure régulière pour ménager son cheval, et gardant toujours à l'esprit l'image d'une femme seule, près de son père malade, dans un pays étranger et sauvage. C'était l'été et les eaux printanières avaient déjà séché sous le soleil de cuivre. La poussière salée de la Perse s'insinuait partout, dans ce qu'il mangeait, dans l'eau qu'il buvait. Les fleurs sauvages brunissaient mais les gens cultivaient le sol rocheux en réservant aux vignes et aux dattiers la moindre humidité, comme on le faisait depuis des milliers d'années.
Au soir du quatrième jour, il était à Datur. Reparti dès l'aube, il trouva dans le petit village du Gusheh un marchand qui accepta sa pièce et la mordit avant de répondre : tout le monde connaissait les chrétiens, ils vivaient près de l'oued d'Ahmad, un peu plus loin vers l'ouest. Ne voyant pas l'oued, il interrogea deux bergers, un vieux et un gamin. Le vieux cracha, et Rob dut tirer son épée avec un regard menaçant pour obtenir un geste dans la bonne direction. Puis le gamin prit sa fronde et envoya une pierre qui manqua son but, cochant sur les rochers derrière lui.
Il arriva brusquement devant l'oued ; le lit était presque à sec, mais les crues précédentes avaient laissé un peu de verdure dans les coins d'ombre. Il longea un bon moment avant de voir la petite maison de pierre et de boue séchée. Mary était dehors ; elle faisait la lessive et, en l'apercevant, elle bondit comme une sauvage pour se réfugier à 'intérieur. Le temps qu'il mette pied à terre, elle avait tiré contre la porte quelque chose de lourd.
« Mary.
– C'est toi ?
– Oui. »
Il y eut un silence, puis le bruit de la pierre qu'elle retirait et la porte s'entrouvrit. Il se rendit compte qu'elle ne l'avait jamais vu avec sa barbe et son costume persan : elle ne connaissait que le chapeau de cuir. Elle tenait l'épée de son père.
L'épreuve avait marqué son visage émacié, faisant ressortir les yeux, les larges pommettes et le long nez fin. Ses lèvres étaient gonflées et meurtries comme chaque fois qu'elle était fatiguée, et ses joues souillées de fumée portaient les traces de ses larmes. Mais ses paupières battirent et il la vit redevenir aussi présente qu'il l'avait toujours connue.
« S'il te plaît, peux-tu l'aider ? »
Quand Rob vit James Cullen, son cœur défaillit. Il était mourant. Elle le savait sans doute, mais elle le regardait comme si, d'un geste, il avait pu guérir son père. Une odeur fétide flottait dans la pièce.
« Il a une dysenterie ? »
Elle hocha la tête d'un air las et reprit tout en détail. La fièvre avait commencé des semaines auparavant, accompagnée de vomissements et d'une douleur atroce au côté droit de l'abdomen. Puis, la température baissant, il sembla aller mieux, mais au bout de quelques semaines les symptômes avaient reparu avec une extrême violence. Il avait le visage pâle et creusé, le regard terne, le pouls à peine perceptible ; brûlant de fièvre, puis tremblant de froid, il s'épuisait à la fois de diarrhée et de vomissements.
« Les domestiques ont cru que c'était la peste et ils ont fui. »
Ce n'était pas la peste, Rob connaissait ce mal dont il avait vu mourir le petit Bilal.
« C'est une affection du gros intestin, qu'on appelle parfois le mal de côté. Les entrailles se nouent-elles, ou sont-elles obstruées ? L'empoisonnement part du ventre et se répand dans tout le corps. »
Leur ignorance les désespérait. Ils essayaient tout : les lavements de thé à la camomille et au lait, la rhubarbe et les sels, les compresses chaudes, mais tout était inutile.
Il resta près du lit. Mary aurait pu aller se reposer dans la chambre voisine, mais il savait que la fin était proche. Elle se reposerait plus tard. Au milieu de la nuit, Cullen eut un léger sursaut.
« Tout va bien, papa », murmura-t-elle en lui frottant les mains.
Et la fin fut si paisible et si facile que, pendant un moment, ils ne se rendirent compte ni l'un ni l'autre que le père était mort.
Comme elle ne l'avait plus fait depuis quelques jours, il fallut raser sa barbe grise ; Rob le coiffa et tint le cadavre dans ses bras pendant que Mary, les yeux secs le lavait.
« Je suis heureuse de le faire. Il ne me l'avait pas permis pour ma mère. »
Cullen avait une longue cicatrice à la cuisse droite : blessé à la chasse par un ours sauvage, il était resté tout un hiver à la maison, et Mary, dans sa onzième année, avait alors appris à mieux connaître son père en préparant avec lui une crèche pour Noël.
Après la toilette du mort, Rob fit chauffer de l'eau du ruisseau et Mary se lava tandis qu'il creusait la tombe, à grand-peine dans le sol dur, avec pour seuls outils l'épée de Cullen, une branche taillée et ses mains nues. Ils y plantèrent une croix faite de deux bâtons liés par la ceinture du père. Elle portait la robe noire qu'il lui avait vue la première fois. Le corps de l'Ecossais fut enseveli dans une belle couverture qui venait de son pays. Et, en guise de requiem, Rob se rappela un psaume que Mam chantait.
Le Seigneur est mon berger ; je ne manquerai de rien.
Il me fait reposer dans les verts pâturages.
Il me conduit au bord des eaux paisibles...
La laissant agenouillée, les yeux fermés sur ses pensées, il partit à la recherche des chevaux. Dans un enclos entouré de broussailles, il trouva les restes de quatre moutons ; les villageois avaient dû voler les autres. Le cheval blanc de Cullen gisait plus loin, dévoré par les chacals. Rob alla recouvrir la tombe de grandes pierres plates pour empêcher les bêtes sauvages de déterrer le cadavre. De l'autre côté de l'oued, le cheval noir de Mary se laissa passer le licol, apparemment soulagé de retrouver la sécurité de sa servitude.
De retour à la maison, il la trouva calme mais très pâle.
« Qu'aurais-je fait, si tu n'étais pas revenu ? » dit-elle.
Il lui sourit, se rappelant l'épée nue et la porte barricadée.
« Je voudrais retourner à Ispahan avec toi. »
Il sentit battre son cœur, mais elle ajouta :
« Il y a un caravansérail là-bas ? J'y trouverai une caravane pour l'Ouest et je gagnerai un port d'où je m'embarquerai pour rentrer au pays. »
Il vint à elle et lui prit les mains. C'était la première fois qu'il la touchait. Ses doigts usés par le travail n'étaient pas ceux d'une femme de harem mais il ne voulait plus les perdre.
« Mary, j'ai commis une erreur terrible. Je ne te laisserai plus partir. Viens à Ispahan, mais pour y vivre avec moi. »
Tout aurait été facile s'il n'avait tenu à lui parler de Jesse ben Benjamin et de cette comédie qu'il s'était imposée.
« Tant de mensonges ! » dit-elle doucement, avec une sorte d'horreur dans les yeux. Elle le quitta et sortit.
Il commençait à s'inquiéter quand elle revint enfin. Elle ne pouvait admettre la tromperie et il s'efforça d'expliquer ce qui l'y avait obligé.
« ... Comme si Dieu m'avait dit : " J'ai laissé se glisser des erreurs dans les affaires humaines et c'est à toi de les corriger... "
– C'est un blasphème ! Tu prétends corriger les erreurs de Dieu ?
– Non. Un bon médecin n'est que Son instrument. »
Elle hocha la tête, semblant prête à le comprendre peut-être, sinon à l'envier.
« Mais je te partagerai toujours avec une maîtresse, dit-elle comme si son intuition lui avait fait entrevoir Despina.
– Je ne veux que toi.
– Ton travail passera toujours avant tout. Pourtant je t'aime ainsi, Rob, et je veux être ta femme. »
Il la prit dans ses bras.
« Les Cullen se marient à l'église, murmurât-elle contre son épaule.
– Même si je trouvais un prêtre en Perse, il n'unirait jamais une chrétienne à un juif. Nous dirons que nous nous sommes mariés à Constantinople. Et nous régulariserons cela plus tard, en Angleterre.
– Mais en attendant ?
– Unissons nos mains devant Dieu. »
Il prit ses mains dans les siennes, les yeux dans les yeux.
« Mary Cullen, je te prends pour épouse. Je promets de te chérir et de te protéger. Tu as tout mon amour.
– Robert Jeremy Cole, je te prends pour époux, dit-elle d'une voix claire. Je promets d'aller là où tu iras et de rechercher toujours ton bien. Je t'ai aimé dès que je t'ai vu. »
Il mit ses bagages sur le cheval brun et elle monta le noir. Quand la route était facile, ils partageaient la même monture, mais, la plupart du temps, il allait à pied. Il respectait son silence et ne cherchait pas à la toucher, sensible à son chagrin. Dans une clairière où ils campèrent la seconde nuit de leur voyage, il l'entendit pleurer.
« Si tu veux aider Dieu et corriger les erreurs, pourquoi ne l'as-tu pas sauvé ?
– Je n'en sais pas assez. »
Il la prit dans ses bras, baisa son visage mouillé de larmes, puis sa bouche douce, accueillante comme il se la rappelait. Il la caressa et ses mains, descendant le long de son dos, la trouvèrent ardente et ouverte. Ils s'aimèrent tendrement, avec délicatesse, bougeant à peine. Il retrouvait en elle tout ce qu'il avait cherché et veillait à ce qu'elle prît son plaisir.
Puis ils parlèrent d'Ispahan, du Yehuddiyyeh et de la madrassa, d'Ibn Sina, de l'hôpital. Elle l'interrogea sur ses amis, Mirdin le Juif et sa famille, le musulman Karim et ses amours. Ils s'endormirent enlacés.
Au point du jour, Rob fut éveillé par des pas de chevaux sur la route, une toux et des conversations de cavaliers : des soldats à la mine terrible, vêtus de haillons sales et puants armés d'épées et d'arcs plus courts que les persans. Il aurait suffi d'un regard à travers les buissons pour que la troupe redoutable surprenne le voyageur dans la clairière et la femme endormie.
Il venait de reconnaître Hadad Khan, l'irascible ambassadeur qui avait fait scandale à la cour d'Ala. C'étaient donc des Seldjoukides ! Et près de l'ambassadeur chevauchait le mullah Musa Ibn Abbas, bras droit de l'imam Qandrasseh. Suivaient encore six autres mullahs et quatre-vingt-seize soldats à cheval. Le dernier passé, Rob respira enfin : ni son cheval ni celui de Mary n'avaient trahi leur présence. Il éveilla sa femme d'un baiser et tous deux repartirent sans perdre de temps.
Il avait désormais une bonne raison de se hâter.
50. LA COURSE
« MARIÉ ? » dit Karim en riant, puis il demanda comment s'appelait la nouvelle épouse et si elle était jolie.
Mirdin, d'abord heureux, sembla surpris qu'elle soit écossaise, donc européenne, et chrétienne. Rob avait raconté rapidement leur rencontre dans la caravane, la maladie et la mort de James Cullen.
« Elle est si belle ! dit-il à Karim. Viens donc en juger par toi-même. »
Mais, comme il se retournait pour convier Mirdin à venir aussi, il s'aperçut que son ami était parti.
Ce fut à contrecœur qu'il se rendit au palais informer le chah de ce qu'il avait vu sur la route ; sa loyauté était engagée et ne lui laissait pas le choix.
« Quel est ton message ? » demanda Khuff toujours bourru.
Rob secoua la tête sans répondre, et le capitaine des Portes, furieux, le fit attendre avant d'aller annoncer le dhimmi. Ala sentait le vin, mais il écouta assez attentivement.
« On n'a pas parlé d'attaques dans le Hamadhan, dit-il lentement. Ce n'était donc pas un raid seldjoukide mais certainement une entrevue pour préparer un complot... A qui l'as-tu raconté ?
– A personne, Majesté.
– Que cela reste entre nous. »
Il n'en fut plus question. Le roi installa l'échiquier et parut enchanté des progrès de son adversaire.
« Ah ! Dhimmi, tu deviens aussi habile et rusé qu'un Persan ! »
Leur jeu en effet avait évolué ; Rob finit par être battu, mais il aurait tenu plus longtemps s'il n'avait eu hâte de retrouver sa femme.
Ispahan était la plus belle ville que Mary ait jamais vue ; peut-être aussi parce qu'elle y vivait avec Rob. Elle aimait la petite maison du Yehuddiyyeh, malgré la pauvreté du quartier, et consacra sa première journée de solitude à la réparer. Au milieu de la matinée, un bel homme frappa à la porte. Il apportait un panier de prunes noires, qu'il posa, à la terreur de Mary, pour toucher ses cheveux roux. Il rit, montrant ses dents éblouissantes dans son visage brun, et se mit à parler avec éloquence, charme et sentiment, sans s'apercevoir qu'elle ignorait le persan.
« Excusez-moi », dit-elle en anglais.
Il comprit enfin et, la main sur la poitrine, fit simplement :
« Karim.
– Tu es l'ami de mon mari ! »
Ils étaient ravis tous les deux, sans pouvoir communiquer davantage. Alors elle s'assit pour manger une prune sucrée tandis qu'il mélangeait le plâtre, bouchait les fissures et refaisait le bord de la fenêtre. Il l'aida même à tailler les buissons d'épines du jardin. Quand Rob rentra, ils dînèrent ensemble, après la tombée du jour car c'était le ramadan.
« J'aime bien Karim, dit Mary lorsqu'il fut parti. Et l'autre, Mirdin, le verrai-je bientôt ?
– Ça, je n'en sais rien », répondit-il en l'embrassant.
Le ramadan était un mois sévère, voué à la prière et à la pénitence. Plus de marchands ambulants dans les rues, les maidans restaient silencieux. Mais on se réunissait la nuit en famille et entre amis pour rompre le jeûne et prendre des forces en vue du lendemain.
« L'an dernier, à cette époque, nous étions en Anatolie. Papa avait acheté des moutons et nous avons donné une grande fête pour nos serviteurs musulmans... A présent je suis en deuil. »
Elle était tourmentée de sentiments contradictoires, entre son chagrin et ce mariage qui la comblait. Chaque fois qu'elle se risquait hors de la maison, les gens lui paraissaient hostiles. Sa robe noire ne la distinguait pas des autres femmes, mais la chevelure rousse, même sous le chapeau de voyage à large bord, trahissait l'Européenne, qu'on dévisageait froidement. Elle se serait sentie seule dans cette ville grouillante, sans l'intimité parfaite qu'elle goûtait avec son mari.
Karim seul leur rendait visite, et elle le vit plusieurs fois courir à travers les rues, s'entraînant pour le chatir. La course aurait lieu le premier jour du bairam, la grande fête qui concluait le mois du jeûne.
« J'ai promis, dit Rob, de l'assister pendant l'épreuve et Mirdin viendra aussi ; nous ne serons pas trop de deux. »
Il expliqua à Mary qu'on pouvait suivre le chatir même pendant un deuil et, après avoir réfléchi, elle décida d'y aller elle aussi.
Le matin, un épais brouillard fit espérer à Karim un temps favorable à la course. Il avait bien dormi, comme les autres concurrents sans doute, en oubliant ce qui l'attendait. Il se leva et prépara un grand pilah de riz et de pois, avec des graines de céleri soigneusement dosées ; il en mangea largement avant de retourner s'allonger pour laisser agir le céleri. L'esprit libre et serein, il priait :
« Allah, fais-moi aujourd'hui le corps agile et le pied sûr, une poitrine au souffle sans défaillance, des jambes fortes et souples comme de jeunes arbres. Garde mon esprit clair, mes sens aiguisés, et mes yeux sans cesse sur Toi. » Il ne demandait pas la victoire. Zaki-Omar le lui avait dit quand il était enfant : « Tout le monde veut la victoire ! Comment Allah s'y retrouverait-il ? Demande plutôt la vitesse, l'endurance, et uses-en de manière à être responsable de ta victoire ou de ta défaite. »
Le besoin s'en faisant sentir, il se leva pour libérer son intestin ; les graines, bien mesurées, le laissaient dispos mais non affaibli, et à l'abri de toute gêne pendant le circuit. Il fît chauffer de l'eau, se lava et se sécha rapidement, puis se frotta d'huile d'olive contre le soleil, en insistant sur les points vulnérables : les seins, les aisselles, les reins, le sexe et le pli des fesses, enfin les pieds et particulièrement les orteils. Il mit un pagne et une chemise de lin, des chaussures légères de valet de pied et une toque à plume de couleur vive. Autour de son cou, il passa un carquois et une amulette, jeta un manteau sur ses épaules et sortit.
Il y avait encore peu de monde dans les rues, mais quand il arriva au palais du Paradis, la foule y était déjà dense. Ses amis le rejoignirent bientôt et il remarqua, sans vouloir s'y attarder, la froideur de Mirdin vis-à-vis de Jesse. Celui-ci l'interrogea en riant sur le petit sac qu'il portait au cou.
« C'est de ma maîtresse... pour me porter chance », dit Karim. Puis il se tut et ferma les yeux, tâchant de se concentrer.
Le brouillard se dissipait et le disque parfait d'un soleil rouge montait dans l'air déjà lourd. « Une journée brûlante », pensa-t-il en ôtant son manteau pour le remettre à Jesse.
« Allah soit avec toi, dit Mirdin tout pâle.
– Que Dieu t'accompagne », ajouta Jesse à son tour.
Les yeux fixés sur le minaret de la mosquée du Vendredi, on attendait en silence et, à l'appel de la première prière, tous se prosternèrent dans la direction de La Mecque. Puis ce fut la ruée, au milieu des cris des spectateurs : les coureurs se disputaient les premières places. Karim, au contraire, attendait avec une patience dédaigneuse et, quand il démarra, il était à la queue d'un long serpent humain.
Il courait sans hâte, décidé à ménager ses forces pendant les cinq premiers milles. Après les portes du Paradis, on prenait à gauche l'avenue des Mille-Jardins ; elle montait d'abord avant une descente abrupte qui serait dure au retour. Le parcours empruntait ensuite, à droite, la rue des Apôtres sur un quart de mille, avec une brusque plongée et un nouveau tournant à gauche, dans la rue Ali-et-Fatima, jusqu'à la madrassa.
Il y avait de tout dans cette meute encore désordonnée : des jeunes nobles qui s'arrêteraient au bout d'un demi-tour, des tuniques de soie et des haillons. Mieux valait rester en arrière et s'échauffer peu à peu. Etait-elle déjà là, cette femme dont il portait autour du cou une boucle de cheveux ? Son époux avait permis, disait-elle, qu'elle assiste au chatir sur le long toit du maristan. Deux infirmiers criaient « Hakim ! hakim ! », déçus sans doute de le voir au dernier rang.
On avait dressé deux grandes tentes sur la place centrale : l'une pour les courtisans, avec tapis, brocarts, mets et vins de choix, l'autre offrant aux gens de peu du pain gratuit, du pilah et du sherbet. La course y perdit la moitié de ses concurrents, qui se jetèrent sur la nourriture avec des cris de joie. Les autres, comme Karim, arrivés à la moitié du premier tour, repartirent en sens inverse vers le palais du Paradis.
Zaki-Omar disait toujours que, pour tenir sur une longue distance, un coureur devait adopter un pas et s'y tenir jusqu'au bout. Le mille romain comptait mille pas de cinq pieds et Karim en faisait douze cents d'un peu plus de quatre pieds ; il se tenait parfaitement droit, la tête haute. Le rythme régulier de son pas sur le sol lui semblait la voix d'un vieil ami. On lui donna aux portes du palais sa première flèche, qu'il mit dans son carquois. Mirdin lui proposa un baume contre le soleil ; il le refusa mais accepta avec plaisir un peu d'eau.
« Tu es le quarante-deuxième », dit Jesse.
Le soleil était déjà fort. La plupart des chatirs devenaient des supplices dans la chaleur torride de la Perse ; Karim se rappelait le visage rouge et épuisé de Zaki, ses yeux exorbités quand il était arrivé second à la fin de cette course, une fois quand il avait douze ans, puis encore l'année de ses quatorze ans. Il chassa ce souvenir d'enfant, et gravit les collines sans presque s'en apercevoir.
La foule devenait plus dense ; beaucoup de commerces étaient fermés et les gens profitaient de ce beau matin d'été, regroupés par affinités : Arméniens, Indiens, Juifs, lettrés ou organisations religieuses. Devant l'hôpital, il chercha en vain la femme qui avait promis de venir. Peut-être son mari le lui avait-il interdit ? Il fut très applaudi et encouragé en passant près de l'école. Le maidan, animé comme un jeudi soir, offrait aux spectateurs ses musiciens et ses danseurs, ses jongleurs et ses acrobates.
En prenant sa seconde flèche, Karim refusa encore l'onguent de Mirdin, craignant de s'enlaidir aux yeux de sa belle. Il était convenu que désormais Jesse le suivrait sur le cheval brun, car il éprouvait toujours des difficultés après le vingt-cinquième mille. En effet, à mi-côte dans l'avenue des Mille-Jardins, il s'aperçut qu'il avait un talon à vif, puis une douleur au côté le saisissait chaque fois que son pied frappait le sol. Jesse portait une outre derrière sa selle, mais l'eau en était tiède et sentait la peau de chèvre ; elle ne fut pas d'un grand secours.
Enfin, non loin de la madrassa, Karim aperçut soudain, sur le toit de l'hôpital, la femme qu'il avait tant attendue. Tous ses soucis s'envolèrent.
Chevauchant à sa suite comme un écuyer derrière son chevalier, Rob vit Mary près du maristan et ils se sourirent. Sa robe de deuil serait passée inaperçue, mais non son visage ; toutes les femmes étaient lourdement voilées de noir, et chacun sur le toit se tenait à distance de peur d'être corrompu par ces mœurs européennes. Parmi les esclaves, l'eunuque Wasif accompagnait une petite silhouette perdue dans sa robe noire sans forme. Le visage aussi disparaissait sous le voile, mais Rob remarqua les yeux de Despina et vers qui ils étaient tournés.
Ainsi, Karim l'avait vue, il la tenait sous son regard et, passant devant elle, il porta sa main au petit sac qui pendait à son cou. C'était un défi éclatant, aux yeux de tous ! Pourtant rien ne changea dans le ton des acclamations et Rob chercha en vain Ibn Sina dans la foule : il n'était pas parmi les spectateurs devant la madrassa.
Karim parvint à dominer sa douleur au côté et celle de son pied. La fatigue gagnait les concurrents et des chariots à ânes recueillaient tout le long du chemin ceux qui abandonnaient. En prenant la troisième flèche, il laissa Mirdin le frotter d'un onguent fait d'huile de roses, de muscade et de cinnamome, qui le protégerait du soleil. Jesse lui massa les jambes et le fit boire plus qu'il ne voulait.
« Je ne veux pas m'arrêter pour pisser !
– Tu transpires bien trop pour ça »
En passant devant l'école, il sut qu'Elle voyait ce corps jauni de graisse fondue, souillé de sueur et de poussière... Le sol brûlant desséchait le cuir de ses semelles. Au bord de la route, les gens lui offraient de l'eau et il s'arrêtait parfois pour y tremper sa tête avant de repartir. Après la quatrième flèche, Jesse le quitta, le temps de changer de cheval ; il revint sur celui de Mary, ayant sans doute laissé le brun au repos.
Au cinquième tour, Despina n'était plus sur le toit, mais de temps en temps Karim touchait le petit sac qui contenait l'épaisse boucle brune qu'il avait coupée sur sa tête, de ses propres mains. Les coureurs et les attelages soulevaient une poussière effroyable qui lui collait aux narines et le faisait tousser. Il commença à ramasser sa conscience au plus profond de lui-même, sans pensée, laissant on corps agir comme il savait le faire.
L'appel à la deuxième prière fut un choc. Comment s'arrêter, même une seconde ? Et, s'il retirait ses chaussures, il ne pourrait plus les remettre à ses pieds gonflés. Il lui fallait ensuite un moment pour se relever après la prière.
« Combien sommes-nous ?
– Dix-huit », dit Jesse.
Karim repartit dans la chaleur flamboyante ; il savait que la véritable épreuve n'avait pas encore commencé. Il peinait davantage dans les côtes mais gardait son rythme. A moins de tomber mort, il aurait au moins la seconde place, comme Zaki. Il chercha et trouva ainsi en lui-même la force qui manquait à tant d'autres. Quand il jeta dans son carquois la sixième flèche, Mirdin lui dit :
« Plus que six ! »
La course commençait maintenant.
Il vit trois coureurs devant lui, dont deux qu'il connaissait. Après un petit Indien, qu'il allait dépasser, venait à quatre-vingts pas peut-être, un garde du palais ; puis, beaucoup plus loin, al-Harat, un remarquable athlète du Hamadhan. L'Indien accéléra en se voyant rejoint et ils coururent ensemble, dans la même foulée. Il avait la peau presque noire, comme Zaki : un avantage sous le soleil. Celle de Karim était plus fragile. Un Grec blond de l'armée d'Alexandre avait dû s'offrir une de ses aïeules...
Un petit chien tacheté les suivait en aboyant. Devant l'avenue des Mille-Jardins, on leur offrit du sherbet et l'Indien prit une tranche de melon vert qu'il croqua sans s'arrêter. Karim n'accepta qu'un peu d'eau dans sa toque et se la retourna sur la tête où le soleil eut vite fait de la sécher. Ils dépassèrent le jeune soldat, qui avait un tour de retard ; ses jambes fléchissaient à chaque pas, il ne tiendrait pas longtemps. L'Indien, au contraire, courait avec aisance, le visage attentif et presque détendu ; Karim le sentait plus fort que lui, moins fatigué, peut-être plus rapide.
Le chien, qui ne les lâchait pas depuis plusieurs milles, fit un brusque écart et leur coupa le chemin. Karim sauta pour l'éviter mais l'animal se jeta dans les jambes de l'Indien, qui s'écroula, la cheville tordue, et resta assis sur la route, hébété, ne pouvant croire à son malheur.
« Vas-y ! cria Jesse. Continue, je m'en occupe. »
Ce fut comme un nouvel élan ; il commençait vraiment à y croire. Après avoir longtemps suivi Al-Harat, il se trouva juste derrière lui rue des Apôtres, et le coureur se retournant le reconnut : le giton de Zaki, se dit-il avec un regard de mépris, et il allongea sa foulée.
« Vous n'êtes plus que quatre, dit Mirdin quand Karim prit sa septième flèche. Il y a d'abord un Afghan, puis un homme d'al-Rayy nommé Mahdavi ; enfin al-Harat et toi. »
Les premiers étaient hors de vue ; habitués à l'air raréfié de leurs montagnes, les Afghans se fatiguaient moins que d'autres à basse altitude. Mahdavi passait aussi pour un bon coureur. Pourtant, ans la descente de l'avenue des Mille-Jardins, un concurrent malheureux pleurait au bord de la route en se tenant le côté, et Jesse annonça que c'était Mahdavi.
Karim souffrait de nouveau. L'appel du muezzin pour la troisième prière l'arrêta au début du neuvième tour ; il craignait ce moment car le soleil commençait à baisser et la chaleur intense l'oppressait. Il repartit mais, cette fois, sans changer son rythme, il rattrapa al-Harat comme il aurait fait d'un homme au pas. Parvenu à sa hauteur, il entendit son souffle bruyant, son effort désespéré ; il titubait, vaincu par la chaleur. Le hakim connaissait ce cas : on pouvait en mourir si le visage devenait apoplectique et la peau sèche. Al-Harat était pâle et trempé de sueur, mais Karim s'arrêta près de lui quand il le vit abandonner.
« Cours, salaud ! » lui cria l'autre, qui préférait encore voir gagner un Persan.
Il ne restait plus devant Karim qu'une petite silhouette, au loin, gravissant la longue montée. L'Afghan tomba puis se releva et disparut dans la rue des Apôtres. Au bout de l'avenue Ali-et-Fatima, ils se retrouvèrent beaucoup plus proches. L'homme tomba encore ; il était habitué à l'altitude de ses fraîches montagnes, mais pas à la chaleur impitoyable d'Ispahan. Karim le rejoignit après sa quatrième et dernière chute. C'était un gaillard aux yeux bridés, qui haletait comme un poisson hors de l'eau ; on lui appliqua des linges mouillés et il regarda calmement son concurrent le dépasser.
Karim ressentait plus d'angoisse que de fierté. Certes, il avait gagné mais, maintenant, il fallait choisir. Le fameux calaat était-il à sa portée, avec ses cinq cents pièces d'or et les fonctions honorifiques de chef des chatirs ? Aurait-il la force de compléter les cent vingt-six milles en moins de douze heures ? C'était assez d'en avoir fait quatre-vingt-quinze dans la journée ; il pouvait rendre ses neuf flèches, recevoir l'argent du prix et rejoindre les autres coureurs qui se baignaient dans le Fleuve de la Vie, pour jouir de leur envie et de leur admiration. Le soleil était bas sur l'horizon ; n'était-il pas trop tard pour faire encore trente et un milles avant l'appel de la troisième prière ? Pourtant, il le savait : plus que la conquête de toutes les femmes du monde, c'est cette victoire complète qui le délivrerait à jamais du souvenir de Zaki-Omar.
Quand il prit une nouvelle flèche, au lieu de se tourner vers la tente officielle, il entreprit son dixième tour. La route blanche de poussière s'ouvrait devant lui, vide. Il courait seul désormais contre le sinistre djinn d'un homme dont il avait espéré être le fils et qui avait fait de lui sa catin.