Les spectateurs avaient commencé à se disperser, mais ils comprirent en le voyant passer qu'il tentait la plus dure épreuve et lui adressèrent une immense acclamation d'enthousiasme et d'amour. Il aperçut devant l'hôpital les visages rayonnants de fierté d'al-Juzjani, de l'infirmier Rumi, du bibliothécaire, du hadji Davout Hosein et même d'Ibn Sina. Il vit, sur le toit, qu'elle était revenue ; quand ils seraient de nouveau l'un à l'autre, elle serait sa vraie récompense.
Les pires difficultés commencèrent à mi-parcours. L'épuisement le rendait maladroit ; en se versant de l'eau sur la tête, ainsi qu'il le faisait de lus en plus, il avait éclaboussé ses chaussures et le cuir mouillé lui meurtrissait la peau ; il avait une crampe au jarret droit. Aux portes du Paradis, il trouva le soleil plus bas encore qu'il ne s'y attendait. Allait-il être pris de court ? Ses pieds lui semblaient lourds, le carquois plein de flèches heurtait rudement son dos à chaque pas. Il crut s'évanouir.
Mais la ville avait la fièvre : les femmes criaient sur son passage, les hommes arrosaient la rue et la semaient de fleurs devant ses pas, en invoquant le nom d'Allah. On l'aspergeait d'eau de senteur.
Le soleil allait disparaître, les silhouettes paraissaient flotter au-dessus de la terre et le mullah montait déjà l'escalier du minaret. Dans ces derniers instants, il fallait obliger les jambes mortes à accélérer désespérément leur rythme.
Alors un petit garçon, devant lui, quittant la main de son père, se mit à courir sur la route, fasciné par le géant qui avançait lourdement. Karim l'attrapa au vol et le prit sur ses épaules pour franchir la ligne d'arrivée, salué par une immense clameur. Tandis qu'il recevait la douzième flèche, le chah ôta son turban et l'échangea contre la toque emplumée du coureur.
L'appel du muezzin suspendit l'élan de la foule, qui se prosterna, tournée vers La Mecque. La prière finie, le roi et les nobles entourèrent Karim Harun, le peuple se pressa pour lui crier sa joie : la Perse entière était à lui.
CINQUIÈME PARTIE
Le chirurgien militaire
51. LA CONFIANCE
« MAIS qu'est-ce qu'ils ont contre moi ? demanda Mary à Rob.
– Je ne sais pas. »
Inutile de nier, elle n'était pas aveugle. Aussitôt que la petite fille des voisins trottinait dans sa direction, la mère, qui n'apportait plus de pain chaud au « Juif étranger », se précipitait sans un mot comme pour l'arracher à la corruption. Au marché, plus de sourires ; oublié l'invitation du cordonnier à un repas de sabbat. En se promenant dans le Yehuddiyyeh, Rob ne rencontrait que silence, regards hostiles, murmures insultants. Mais, après tout, peu lui importait : il n'avait que faire du quartier juif.
En revanche, depuis que Mirdin l'évitait ou lui opposait un visage de marbre et un bref salut, il regrettait son large sourire, sa chaude camaraderie. Il le trouva un jour près de la madrassa, lisant à l'ombre d'un marronnier le dernier volume du Al-Hawi de Rhazes.
« C'est un bon auteur, il aborde là l'ensemble de la médecine, dit Mirdin mal à l'aise.
– J'en ai lu douze volumes et les autres suivront bientôt... Est-ce si mal que j'aie trouvé une femme à aimer ?
– Comment as-tu osé épouser une Autre ?
– Mirdin, elle est merveilleuse.
– " Les lèvres de l'étrangère sont un rayon de miel et sa bouche est plus douce que l'huile. " C'est une goy, Jesse ! Nous sommes un peuple dispersé qui lutte pour sa survie. Chaque fois que l'un d'entre nous se marie hors de notre foi, c'est la fin d'une de nos lignées. Si tu ne comprends pas ça, tu n'es pas l'homme que je croyais et je ne peux pas rester ton ami. »
Rob s'était trompé : les gens du quartier juif comptaient pour lui car ils l'avaient librement accepté, et cet homme plus que tout, qui avait donné son amitié. Il se sentit obligé de parler, sûr d'avoir bien placé sa confiance.
« Je ne suis pas celui que tu croyais, et je ne me suis pas marié hors de ma foi.
– Mais elle est chrétienne !
– Oui.
– Est-ce une plaisanterie stupide ? » s'écria Mirdin en pâlissant, et devant le silence de Rob, il bondit, son livre à la main.
« Mécréant ! Si c'est vrai – si tu n'es pas fou –, tu risques ta tête mais aussi la mienne. Tu verras dans le Fiqh qu'en me le disant, tu me rends complice de ta fraude, à moins que je te dénonce. Fils du diable, tu mets les miens en danger et je maudis le jour où je t'ai rencontré ! »
Il cracha et tourna les talons.
Les jours passèrent sans que les hommes du kelonter se manifestent : Mirdin n'avait pas parlé. Au maristan, le mariage de Rob avec une chrétienne parut une excentricité de plus du Juif étranger, après le carcan et le calaat. Et puis, dans la société musulmane, où chacun pouvait avoir quatre femmes, un mariage n'avait rien d'exceptionnel.
Mais la perte de son ami l'affectait profondément. Quant à Karim, dont le nom était sur toutes les lèvres depuis le chatir, il le voyait à peine car le vainqueur passait ses jours et ses nuits aux fêtes de la cour. Ainsi Rob et sa femme vivaient une solitude à deux dont ils s'accommodaient fort bien. Mary avait rendu la maison intime et confortable ; très amoureux, il passait avec elle tous ses moments de liberté, et le reste du temps se surprenait à rêver de sa chair accueillante, de la tendre ligne de son nez, de ses yeux pleins d'intelligence et de vivacité.
Ils se promenèrent à cheval dans les collines et firent l'amour dans les eaux chaudes et sulfureuses de la grotte secrète du chah. Il avait laissé en évidence le vieux livre de dessins indiens et, en essayant des variantes qui y étaient décrites, il s'aperçut qu'elle l'avait étudié. Ils s'en amusaient souvent et prenaient plaisir ensemble à des jeux sensuels étranges. Ils échangeaient leurs curiosités : elle osait toutes les questions, auxquelles il répondait toujours en scientifique.
« J'aime ton sexe aussi quand il redevient souple et doux comme de la soie. Mais qu'est-ce qui le fait changer tout à coup ? Une nourrice m'a dit autrefois que c'était l'air qui le gonflait et le rendait si dur. C'est vrai ?
– L'air, non. Il se remplit de sang artériel ; et cela a sans doute un rapport avec l'odorat et la vue. Un soir, je ramenais mon cheval à bout de force après une journée épuisante. Il flaira l'odeur d'une jument et, la trique dure comme du bois, il se précipita avant même de la voir, avec une telle ardeur qu'il fallut le retenir. »
Rob se sentait bien près de Mary et son amour valait tout le reste. Pourtant, il fut très ému quand un visage familier parut à sa porte.
« Entre, Mirdin. »
Présentée au visiteur, Mary le dévisagea avec curiosité, puis elle apporta du vin et des gâteaux et s'en fut nourrir les bêtes, laissant seuls Rob et son ami, avec cette remarquable intuition qui la lui faisait chérir.
« Tu es vraiment chrétien ?
– Oui.
– Je peux t'emmener à Fars, où le rabbenu est mon cousin. Si tu veux te convertir avec les sages là-bas, peut-être accepteront-ils. Alors, tu n'auras plus à mentir. »
Rob le regarda et secoua la tête. Mirdin soupira.
« Si tu avais été une canaille, tu aurais accepté tout de suite ; mais tu es un homme honnête et loyal, et un médecin exceptionnel. C'est pourquoi je ne peux pas te tourner le dos.
– Merci.
– Jesse ben Benjamin n'est pas ton nom ?
– Non, je m'appelle...
– Tais-toi, qu'il n'en soit plus question entre nous. Tu dois rester Jesse ben Benjamin. Tu as réussi à te mêler au Yehuddiyyeh. Il y avait quelque chose qui sonnait faux ; je me disais que c'était à cause de ton père, Juif européen apostat, qui s'était égaré et avait négligé de transmettre notre héritage à son fils. Mais prends garde, si les mullahs découvraient la tromperie, ce serait la mort, sans doute. Et les Juifs d'ici risqueraient d'en pâtir. Ils n'y sont pour rien, mais, en Perse, on fait volontiers payer les innocents.
– Es-tu sûr que tu ne cours aucun danger ?
– J'ai bien réfléchi. Je reste ton ami.
– J'en suis très heureux.
– Oui, mais je pose mes conditions. »
Rob attendit.
« Tu dois comprendre ce que tu prétends être : il ne suffit pas pour être juif de porter la barbe et le caftan. Il faut apprendre les commandements du Seigneur.
– Je connais les Dix Commandements.
– Ce n'est qu'une partie des lois de la Torah. Elle en contient six cent seize. C'est ce que tu dois étudier, avec le Talmud, qui donne les commentaires de chaque loi.
– Mais c'est pire que le Fiqh ! Je vais étouffer...
– Ce sont mes conditions, dit Mirdin sérieusement.
– D'accord. Que le diable t'emporte ! »
Alors, Mirdin sourit pour la première fois. Il se versa du vin et, laissant de côté table et chaises européennes, il s'assit par terre.
– Allons-y. Le premier commandement dit : " Croissez et multipliez. " »
Rob se sentit très heureux de voir là, chez lui, ce bon visage chaleureux.
« J'essaie, Mirdin, dit-il en riant, je fais tout ce que je peux ! »
52. LA FORMATION DE JESSE
« ELLE s'appelle Mary, comme la mère de Yeshua, dit Mirdin à sa femme, dans la Langue.
– Elle s'appelle Fara », dit Rob en anglais.
Les deux femmes se regardèrent sans pouvoir rien se dire, faute d'une langue commune, puis échangèrent des idées à force de mimiques et de regards expressifs. Fara se lia peut-être avec Mary à la demande de son époux mais toutes deux, pourtant si différentes, s'estimèrent dès le début.
Fara montra à Mary comment passer inaperçue en relevant ses longs cheveux roux et en les couvrant d'un fichu ainsi que le faisaient la plupart des Juives. Elle lui indiqua au marché les commerçants qui vendaient les meilleurs produits et ceux qu'il fallait éviter, lui apprit à préparer la viande kascher en la salant et la faisant tremper pour éliminer le sang en excès, et lui donna la recette d'un plat délicieux, le shalent : de la viande, avec de la poudre de piment doux, de l'ail, des feuilles de laurier et du sel, qui cuit doucement pendant tout le sabbat, dans un pot de terre fermé, couvert de braises, jusqu'à devenir tendre et savoureuse.
« J'aimerais tant parler avec elle, lui poser des questions et lui raconter plein de choses ! soupirait Mary.
– Je peux t'apprendre la Langue.
– Je ne suis pas douée comme toi ; j'ai mis des années à apprendre l'anglais, j'ai peiné autant qu'une esclave sur le latin. Quand serons-nous dans mon pays, où j'entendrai parler mon gaélique ?
– Quand il sera temps », répondit Rob sans rien promettre.
Mirdin entreprit de réintégrer Jesse dans le Yehuddiyyeh.
« Des Juifs, depuis le roi Salomon, et même avant, ont choisi une épouse parmi les Gentils sans pour autant quitter la communauté juive. Et ils ont toujours prouvé dans leur vie quotidienne qu'ils restaient fidèles à leur peuple. »
Ils prirent l'habitude de se retrouver deux fois par jour pour la prière, le matin, à la petite synagogue de la maison de la Paix, que Rob préférait, et le soir à la maison de Sion, près de chez Mirdin. La prière rythmée et psalmodiée lui avait toujours procuré un certain apaisement et, comme la Langue lui devenait de plus en plus familière, il ne se sentait plus Jesse le Juif ou Rob le chrétien, mais trouvait en Dieu bienveillance et réconfort au-delà de sa double identité.
Peu à peu, on s'habitua à voir le grand Juif anglais porter un cédrat parfumé ou une palme pour la fête automnale de Souccoth, jeûner avec les autres au Yom Kippour ou danser en procession pour célébrer le don divin de la Torah au peuple. Ainsi que Yaakob le cordonnier le dit à Mirdin, il était clair que Jesse ben Benjamin voulait expier son mariage avec une femme étrangère.
« Je ne te demande qu'une chose, dit Mirdin. N'accepte jamais d'être le " dixième homme ". »
Rob promit aussitôt de ne jamais faire partie de cette congrégation des dix Juifs du minyan, chargés de dévotions publiques. Il n'avait pas le droit de les tromper à ce point pour sauver les apparences.
Ils étudiaient chaque jour les commandements de la Torah : deux cent quarante-huit mitzvoth, ou commandements positifs – par exemple, qu'un Juif doit aider la veuve et l'orphelin –, et trois cent soixante-cinq négatifs, interdisant entre autres à un Juif d'accepter un pot-de-vin.
Rob trouvait cette étude d'autant plus agréable qu'elle ne serait pas suivie d'examen ; il s'aperçut aussi que l'assimilation du Fiqh en était facilitée. Il travaillait de plus en plus mais toujours avec plaisir. Cette vie à Ispahan était certainement moins facile pour Mary ; il était heureux de la retrouver chaque soir, mais toutes sortes d'intérêts le sollicitaient quand il la quittait le matin pour le maristan ou la madrassa.
On étudiait cette année-là Galien et ces phénomènes anatomiques qu'il était interdit d'observer directement, comme la différence entre artères et veines, le pouls, le travail du cœur, qui se serre comme un poing pour propulser le sang pendant la systole, puis se relâche pendant la diastole, où le sang revient l'emplir.
Rob quitta le service de Jalal pour celui d'al-Juzjani, et s'en plaignit à Karim.
« Il ne m'aime pas. Tout ce qu'il me donne à faire, c'est de nettoyer et d'aiguiser les instruments.
– Ne te décourage pas, il en est ainsi au début avec tous ses étudiants. »
Karim avait beau jeu de prêcher la patience. Il avait reçu avec son calaat une grande et belle demeure qui lui attirait toute la clientèle de la cour ; les nobles se vantaient de l'avoir pour médecin, il gagnait beaucoup d'argent, dépensait beaucoup et comblait de cadeaux ses amis. Il faisait les yeux doux à Mary tout en lui disant des horreurs en persan, qu'elle avait, disait-elle, la chance de ne pas comprendre. Mais elle l'aimait bien et le traitait comme un frère un peu filou.
Même à l'hôpital, les étudiants se pressaient autour de lui, suivant ses faits et gestes comme s'il était le sage des sages, et Mirdin disait avec ironie que le meilleur moyen pour un médecin de faire carrière était de gagner le chatir.
De temps en temps, al-Juzjani interrompait Rob dans son travail pour lui demander le nom d'un instrument ou son usage. Il y en avait une multitude : bistouris de formes diverses, scalpels, scies, curettes, sondes, mèches... La méthode du chirurgien se révéla très efficace car, au bout de deux semaines, quand Rob l'assistait en cours d'opération, il lui suffisait d'un murmure pour tendre immédiatement l'instrument qui convenait.
Deux autres étudiants travaillaient depuis des mois avec al-Juzjani, qui ne leur laissait que les cas simples, accompagnés de commentaires caustiques et de critiques sans indulgence. Rob passa dix semaines à observer et aider avant de pouvoir pratiquer la moindre incision, même sous surveillance. Il eut enfin à amputer d'un index un porteur qui avait eu la main écrasée sous le pied d'un chameau. Une intervention qu'il avait déjà faite quand il était barbier-chirurgien ; mais il avait toujours été gêné par le sang. Tandis que la technique du tourniquet, qu'il avait apprise d'al-Juzjani, lui permit de fermer le moignon avec à peine un suintement.
Le chirurgien l'observa attentivement, maussade comme à son habitude, et, quand Rob eut fini, s'en alla sans un mot d'approbation, mais sans grogner non plus ni indiquer une meilleure méthode. En nettoyant la table après l'opération, l'élève se sentit content : c'était une petite victoire.
53. QUATRE AMIS
SI le roi des rois avait pris des mesures pour réduire les pouvoirs de son vizir, depuis les révélations de Rob, rien n'en transparaissait. Les mullahs de Qandrasseh, plus omniprésents que jamais, redoublaient de rigueur et d'énergie pour imposer à Ispahan les préceptes coraniques de l'imam. Rob n'avait pas été convoqué depuis sept mois et il s'en réjouissait quand, un matin, des soldats vinrent le chercher.
« Le chah désire que vous partagiez aujourd'hui sa promenade à cheval. »
Il rassura Mary, qui s'inquiétait, et les suivit. Aux écuries, derrière le palais du Paradis, il trouva Mirdin tout pâle et ils se demandèrent si Karim n'était pas intervenu ; en effet, le nouveau favori, suivant le roi, rejoignit ses amis avec un large sourire. Mais, en se prosternant, Mirdin Askari murmura quelques mots dans la Langue et le chah se pencha brusquement.
« Qu'as-tu dit ? Tu dois parler persan !
– C'est une bénédiction, sire, que les Juifs prononcent devant le roi : " Béni sois-Tu, Seigneur notre Dieu, roi de l'Univers, qui as revêtu de Ta gloire l'homme, Ta créature. "
– Ainsi, les dhimmis rendent grâces à Dieu en voyant leur chah ? » s'écria Ala étonné et ravi ; d'excellente humeur, il sauta sur son cheval blanc, et ils le suivirent dans la campagne.
« Il paraît que tu as pris une épouse européenne, cria-t-il à Rob en se retournant sur sa selle.
– C'est vrai, Majesté.
– On dit qu'elle a les cheveux couleur de henné ?... Une chevelure de femme doit être noire ! »
Inutile de discuter, se dit Rob ; mieux vaut avoir une femme qu'Ala n'apprécie pas. Il trouva cette journée plus agréable que les précédentes car il n'était pas seul à subir l'attention royale. Le souverain découvrait avec plaisir chez Mirdin une connaissance approfondie de l'Histoire perse et ils parlèrent du sac de Persépolis par Alexandre. Dans la matinée, Ala et Karim s'exercèrent au cimeterre, pendant que Mirdin et Rob s'entretenaient des mérites respectifs de la soie, du lin, du crin de cheval pour les ligatures chirurgicales ; Ibn Sina préférait le cheveu humain.
Ils déjeunèrent sous la tente du chah, puis se succédèrent à l'échiquier, et la défense brillante de Mirdin ne rendit que plus douce au souverain sa victoire. Dans la grotte secrète, ils livrèrent tous quatre leurs corps à la chaleur du bassin et leurs esprits à la délicatesse d'un vin inépuisable.
« Vous ai-je dit, Majesté, que j'ai été mendiant ? demanda Karim avec un sourire.
– Un mendiant qui boit maintenant le vin du roi des rois ! Oui, j'ai choisi pour amis un mendiant et deux Juifs, s'écria le roi en éclatant de rire. J'ai de grands projets pour mon chef des chatirs et il y a longtemps que j'aime les dhimmis, ajouta-t-il avec une tape amicale pour Rob. Et voilà que j'en découvre un autre, remarquable. Reste à Ispahan après tes études, Mirdin Askari. Tu seras médecin de la cour.
– Sire, vous me faites honneur. Mais mon père est âgé et malade ; je serai le premier médecin de notre famille et je voudrais qu'avant de mourir il me voie installé parmi les miens.
– Que font-ils sur le golfe Persique ?
– J'ai toujours vu les nôtres sillonner les côtes pour acheter des perles aux plongeurs.
– Des perles ! Je les achète quand elles sont belles. Dis à tes parents de m'apporter la plus grosse et la plus parfaite ; je ferai leur fortune. »
Ils rentrèrent en vacillant sur leurs selles. La bienveillance du souverain durerait-elle plus que son ivresse ? Quand on arriva aux écuries royales, où se pressaient courtisans et flatteurs, il cria devant la moitié de la cour :
« Nous sommes quatre amis ! Rien que quatre hommes de bien, unis par l'amitié. »
La nouvelle eut tôt fait de se répandre en ville, comme tous les commérages qui concernaient le chah.
« Avec certains amis, la prudence est nécessaire », dit à Rob Ibn Sina une semaine plus tard.
Ils assistaient ensemble à une fête donnée pour le roi par Fath Ali, un riche négociant en vins. Rob s'ennuyait à ces réceptions, qui se ressemblaient toutes ; il y perdait son temps, mais les bénéficiaires de calaat ne pouvaient s'en dispenser. Il était heureux, en revanche, de voir Ibn Sina, qui ne l'invitait plus guère depuis son mariage. Ils se promenèrent dans la propriété du marchand, profitant d'un court moment de liberté car Ala venait d'entrer dans le harem de Fath Ali.
« Il ne faut jamais oublier qu'un monarque n'est pas un homme comme toi et moi. Un geste indifférent de sa main et tu es mort, ou il accorde la vie en bougeant un doigt. Personne ne résiste au pouvoir absolu : il fait perdre la tête aux meilleurs souverains.
– Je ne cherche pas sa compagnie et n'ai aucune ambition politique.
– Les monarques orientaux aiment choisir leurs vizirs parmi les médecins, qu'ils croient des favoris d'Allah. J'ai connu l'ivresse du pouvoir car, étant plus jeune, j'ai été deux fois vizir à Hamadhan. C'était plus dangereux que la médecine. La première fois, j'ai échappé de peu à l'exécution ; jeté dans une forteresse, j'y ai langui pendant des mois. Après cela, vizir ou pas, il n'y avait plus de sécurité pour moi à Hamadhan. Avec al-Juzjani et ma maisonnée, je suis venu m'installer à Ispahan sous la protection d'Ala.
– Heureusement pour la Perse, il laisse les grands médecins à leur carrière.
– Il se fait une réputation de protecteur des arts et des sciences. Il a toujours été avide d'influence mais il lui faut maintenant dévorer ses ennemis s'il ne veut pas être mangé.
– Les Seldjoukides ?
– Je les craindrais si j'étais vizir à Ispahan. Mais c'est surtout Mahmud, le sultan de Ghazna, qu'il craint et envie. Il a déjà lancé quatre raids en Inde et capturé vingt-huit éléphants de guerre, mais Mahmud en a plus de cinquante et fait obstacle à son rêve de grandeur. »
Ibn Sina s'interrompit et posa sa main sur le bras de Rob.
« Sois très prudent. Selon des gens bien informés, les jours de Qandrasseh au pouvoir sont comptés, et un jeune médecin devrait le remplacer. »
Rob ne dit rien mais il se rappela les « grands projets » d'Ala à propos de Karim.
« Si c'est vrai, l'imam poursuivra sans pitié tout ami ou partisan de son rival. Il ne suffit pas de n'avoir aucune ambition politique ; un médecin qui fréquente les puissants doit apprendre, s'il veut survivre, à plier ou à transiger. »
Rob n'était pas certain d'avoir ces deux talents.
« Mais ne t'inquiète pas, dit Ibn Sina, Ala change souvent d'avis et l'on ne peut pas compter sur ce qu'il fera plus tard. »
Ils retournèrent au jardin et virent bientôt le chah sortir du harem de son hôte, l'air détendu et de bonne humeur. Curieux de savoir si le grand médecin avait déjà lui aussi donné une fête à son royal protecteur, Rob s'approcha de Khuff et lui posa négligemment la question. Le capitaine des Portes réfléchit.
« Il y a quelques années », dit-il enfin.
Reza la Pieuse n'avait pas dû attirer Ala ; il avait donc fait valoir ses droits sur Despina. Et, tandis que Khuff montait la garde, il avait gravi l'escalier dans la tour de pierre, jusqu'à son petit corps voluptueux...
Rob utilisait avec aisance les instruments chirurgicaux, comme des prolongements de ses mains. Al-Juzjani passait de plus en plus de son précieux temps à lui expliquer chaque technique. Les Persans connaissaient plusieurs procédés pour insensibiliser les patients ; le chanvre indien macéré dans l'eau d'orge donnait une infusion qui les laissait conscients mais supprimait la douleur. Rob passa deux semaines avec les maîtres du trésor des drogues, pour apprendre à préparer les somnifères ; ces substances, difficiles à doser et aux effets imprévisibles, permettaient parfois d'éviter en cours d'opération les mouvements convulsifs, les plaintes et les cris de douleur.
Certaines formules tenaient moins de la médecine que des recettes de bonnes femmes. Tel ce mélange de viande de mouton et de graines de jusquiame laissé dans un pot de terre couvert de fumier de cheval jusqu'à ce qu'il produise des vers ; placés dans un récipient de verre, ceux-ci se dessécheront : « Prenez-en deux parts pour une part d'opium et instillez le mélange dans le nez du patient. »
L'opium, base de toutes les formules contre la douleur, était extrait du jus du pavot, qui poussait dans la campagne d'Ispahan, mais la demande dépassait la production car on l'utilisait aussi à la mosquée pour les rites des musulmans ismaéliens ; on en importait donc de Turquie et de Ghazna. « Prendre de l'opium pur et de la muscade, réduire en poudre et cuire ensemble, puis laisser macérer dans du vin vieux pendant quarante jours. Exposer le flacon au soleil et il se formera bientôt une pâte. Si l'on en fait une pilule et qu'on l'administre à quelqu'un, il tombera aussitôt dans l'inconscience et perdra toute sensibilité. »
Une autre formule était beaucoup plus utilisée, parce qu'Ibn Sina la préférait : « Prendre à parties égales jusquiame, opium, euphorbe et graines de réglisse. Les moudre séparément puis mélanger le tout dans un mortier. Placer un peu de cette mixture sur n'importe quel aliment et quiconque en mangera s'endormira aussitôt. »
Rob avait l'impression qu'al-Juzjani lui en voulait de ses relations avec Ibn Sina, mais en fait il eut bientôt l'usage de tous les instruments de chirurgie et les autres étudiants, estimant qu'il prenait plus que sa part des travaux intéressants, manifestèrent ouvertement leur jalousie. Peu lui importait car il apprenait plus qu'il ne l'avait jamais espéré. Un après-midi, ayant opéré seul une cataracte – la consécration en chirurgie –, il voulut remercier son maître, qui l'interrompit brusquement.
« Tu as un don pour opérer. C'est rare, et ma conduite est égoïste : tu me rapportes beaucoup de travail. »
C'était vrai ; jour après jour il amputait, soignait toute sorte de blessures, sondait des abdomens pour relâcher la pression des fluides dans la cavité péritonéale, réduisait des hémorroïdes et des veines variqueuses...
« Tu coupes trop ! » lui dit Mirdin, toujours perspicace, pendant une partie de jeu du chah. Dans la pièce voisine, Fara écoutait Mary chanter une berceuse écossaise pour endormir ses enfants.
« La chirurgie m'attire », reconnut Rob.
Il pensait depuis peu s'y consacrer quand il aurait fini ses études. Contrairement à l'Angleterre, la Perse assurait à la profession prestige et prospérité. Mais il restait des objections.
« Nous sommes obligés de limiter nos intervenons à la surface du corps ; l'intérieur demeure un mystère.
– Et c'est bien ainsi, dit paisiblement Mirdin en prenant un guerrier à son adversaire avec un de ses propres fantassins. Chrétiens, Juifs et musulmans condamnent comme un péché la profanation du corps humain.
– Il ne s'agit pas de profanation, mais de chirurgie et de dissection. Les Anciens avaient la liberté d’ouvrir le corps pour l'étudier ; ils disséquaient les cadavres et observaient l'anatomie interne. Une brève lumière qui a éclairé toute la médecine, puis le monde est retombé dans la nuit... Pourtant, pendant ces siècles d'ignorance, il y a eu peut-être quelques lueurs secrètes. Des hommes ont osé défier les prêtres, faire clandestinement leur travail de médecins.
– Mon Dieu ! fit Mirdin inquiet, on les aurait condamnés comme sorciers.
– Ne crains rien, je ne le ferai pas. J'ai déjà assez de difficultés. »
Son adversaire avait été si troublé qu'il se laissa prendre à la file un éléphant et deux chevaux. Mais Rob n'en savait pas si long sur l'exploitation d'une victoire. Laissant Mirdin rallier ses forces, il fut battu en douze coups et connut une fois de plus la triste expérience du chahtreng, le « supplice du roi ».
54. LES ESPÉRANCES DE MARY
MARY n'avait pas d'autre amie que Fara mais elle lui suffisait. Elles se parlaient pendant des heures, en des échanges sans questions ni réponses. Tantôt Fara écoutait un déluge de gaélique auquel elle ne comprenait rien, tantôt elle s'adressait dans la Langue à Mary qui n'en savait pas un mot. Mais les mots, curieusement, n'avaient pas d'importance. Ce qui comptait, c'était le jeu des émotions qu'elles lisaient sur leurs traits, les expressions des mains, ce qui passait dans la voix, les secrets transmis par le regard. Elles partageaient ainsi leurs sentiments.
Mary exprimait des souvenirs et des impressions si intimes qu'elle ne les aurait pas confiés autrement à une relation aussi récente : son chagrin de la mort de son père, sa mère, Jura Cullen, que parfois dans ses rêves elle revoyait jeune et belle, la solitude de la petite maison, sa nostalgie des offices chrétiens ; et puis son amour ardent pour Rob, le désir qui la faisait trembler, les corps jouissant l'un de l'autre. Elle ne savait pas si Fara parlait de tout elle aussi, mais elle ressentait l'importance et sincérité de ses confidences, et les deux femmes si différentes tissaient d'amour et d'estime une profonde amitié.
Un matin, Mirdin épanoui salua Rob d'une tape sur l'épaule.
« Alors, bélier d'Europe, tu as obéi au premier commandement : elle attend un enfant !
– Mais non.
– Si. Tu verras, Fara ne se trompe jamais, »
Deux jours plus tard, Mary pâlit et vomit après le petit déjeuner ; Rob dut nettoyer le sol de terre battue et y répandre du sable frais. Les nausées durèrent toute la semaine et, les règles n'arrivant pas, il n'y eut plus de doute. Entre le souci de ces malaises perpétuels et la joie de la future naissance, il se demandait ce que serait son enfant. Il déshabillait sa femme avec plus d'ardeur que jamais, guettant sur son corps les moindres changements : l'aréole élargie et violacée des seins, leur plénitude, la courbe nouvelle du ventre et l'embonpoint des hanches et des fesses. Mary se réjouit d'abord de son attention, puis elle perdit patience.
« Et les orteils ? grogna-t-elle. Qu'est-ce que tu en penses ? »
Il les examina sérieusement et annonça qu'ils n'avaient pas changé.
Ce qui gâtait pour Rob l'attrait de la chirurgie, c'étaient les castrations, pratique courante pour obtenir deux sortes d'eunuques. Les beaux hommes, choisis pour garder l'entrée des harems où ils auraient peu de contacts avec les femmes, perdaient seulement leurs testicules. Pour le service intérieur, on préférait les très laids – nez difforme, lèvres épaisses ou malvenues, dents noires – qu'on rendait totalement impuissants par l'ablation de tout l'appareil génital ; ils usaient d'un tuyau pour uriner. On castrait souvent de jeunes garçons qu'on envoyait dans une école de Bagdad pour y apprendre la musique et le chant ou les pratiques administratives et commerciales ; ils devenaient des serviteurs recherchés et de haute valeur, comme Wasif, l'eunuque d'Ibn Sina.
La technique de la castration était bien au point : le chirurgien saisissait de la main gauche la partie à amputer et la tranchait de la main droite, d'un seul coup de rasoir, la rapidité étant essentielle. On appliquait immédiatement un cataplasme de cendres chaudes et l'homme était émasculé pour toujours. Al-Juzjani lui avait expliqué qu'en cas de castration à titre pénal, on pouvait ne pas appliquer les cendres et laisser le condamné saigner à mort.
Rentrant le soir près de Mary, il posait la main sur son ventre chaud, essayant de ne pas penser à tous ces opérés qui ne donneraient jamais la vie à un enfant. A la maison de la Sagesse, il avait lu des études sur le fœtus. Ibn Sina écrivait qu'une fois l'utérus fermé sur le sperme, la vie se développe en trois étapes : la petite masse coagulée produit d'abord un cœur minuscule, puis une autre devient le foie ; enfin dans la troisième étape se forment tous les organes essentiels.
« J'ai découvert une église, dit un jour Mary.
– Une église chrétienne ? »
Il en fut surpris car il n'en connaissait pas à Ispahan. Elle l'avait trouvée par hasard en allant avec Fara au marché arménien. L'église de l'Archange-Michel, dans une ruelle nauséabonde, était petite, triste et fréquentée par une poignée de travailleurs arméniens misérables.
« Ils disent la messe dans leur langue, nous ne pourrions même pas répondre.
– Mais ils célèbrent l'eucharistie, le Christ est présent sur leur autel.
– Ce serait risquer ma vie. Accompagne Fara à la synagogue et prie en silence. C'est ce que je fais moi aussi. »
Elle leva les yeux, et pour la première fois, il vit une révolte dans ses yeux.
« Je n'attends pas la permission des Juifs pour prier », dit-elle avec feu.
Par un matin ensoleillé, assis sur les marches de pierre de la madrassa, Rob parlait de Mary et de sa nostalgie de l'Eglise. Mirdin soupira.
« Priez ensemble quand vous êtes seuls, et ramène-la parmi les siens aussitôt que tu le pourras. »
Quel ami fidèle il avait été depuis qu'il savait que Jesse ne partageait pas sa foi !
« As-tu réfléchi que chaque religion prétend avoir seule le cœur et l'oreille de Dieu ? Nous, toi Mirdin et l'islam jurons chacun détenir la vérité. Peut-être avons-nous tous tort ?
– Ou tous raison. »
Rob eut un élan d'affection pour son ami. Il serait bientôt médecin et retournerait dans sa famille à Mascate, tandis que lui-même regagnerait l'Europe. Ils ne se reverraient jamais.
« Nous retrouverons-nous au paradis ?
– Oui, je le jure, dit Mirdin gravement. Si une rivière sépare la vie du paradis et que plusieurs ponts la traversent, crois-tu que Dieu se soucie du pont que choisit chaque voyageur ? »
Ils se séparèrent pour rejoindre leur travail. Rob s'assit avec deux autres étudiants dans la salle d'opération et al-Juzjani leur recommanda une discrétion absolue sur l'intervention qui allait suivre. II ne révélerait pas l'identité de la patiente, mais laissait entendre qu'elle était proche parente d'un personnage puissant, et qu'elle avait un cancer du sein. Devant la gravité du mal, on avait levé l'interdiction, faite à tout homme autre que le mari, de voir une femme du cou aux genoux ; ainsi pourraient-ils opérer.
La malade, endormie avec des opiacés et du vin, était forte, lourde, des mèches grises s'échappaient du foulard qui couvrait sa tête voilée et rien n'apparaissait de son corps, que ses gros seins flasques ; elle était manifestement âgée. Chaque étudiant dut palper la poitrine pour reconnaître la tumeur, d'ailleurs bien visible sur le sein gauche : une grosseur longue comme le pouce et trois fois plus épaisse.
Rob n'avait jamais vu une poitrine humaine ouverte. Al-Juzjani entama la chair molle et coupa au-dessous de la tumeur, pour l'extraire en entier ; il travaillait vite, soucieux de terminer avant le réveil de sa patiente. On voyait à l'intérieur du sein muscle, tissu cellulaire, graisse jaune ; les canaux lactifères convergeaient autour du mamelon comme les ramifications d'un fleuve à son embouchure. Peut-être le chirurgien en avait-il touché un car un peu de liquide rougi jaillit du bout du sein, telle une goutte de lait rosé. Il recousit très vite, avec une sorte de nervosité.
Elle est parente du chah, se dit Rob. Une tante peut-être, celle-là même dont il avait parlé dans la grotte, et à qui il devait son initiation sexuelle. La poitrine refermée, on emporta la femme gémissante, sur le point de se réveiller.
« Elle est perdue, soupira al-Juzjani. Le cancer finira par la tuer mais nous essayons d'en retarder es progrès. »
Puis il aperçut Ibn Sina dehors et s'en fut lui rendre compte de l'intervention pendant que les assistants nettoyaient la salle. Peu après, le médecin-chef entra, dit quelques mots à Rob et le quitta en lui tapotant l'épaule. Celui-ci, stupéfait de ce qu'il venait d'entendre, partit à la recherche de Mirdin qui travaillait au trésor des drogues. Il le rencontra dans le couloir qui menait à la pharmacie et lut sur son visage toutes les émotions qui l'agitaient lui-même.
« Toi aussi ?... Dans deux semaines ?
– Oui.
– Je ne suis pas prêt, Mirdin ! Tu es là depuis quatre ans ; moi trois seulement.
– Tu as été barbier-chirurgien. Et tous ceux qui t'ont formé ont appris à te connaître. Nous avons deux semaines pour travailler ensemble et nous réussirons l'examen. »
55. L'IMAGE INTERDITE
IBN SINA était né au hameau d'Ashanah, près du village de Kharmaythan, puis sa famille s'établit à Boukhara, la ville voisine. Son père, collecteur d'impôts, lui donna très tôt des maîtres ; à dix ans il savait le Coran en entier et avait assimilé en grande partie la culture islamique. Mahmud le Mathématicien, un marchand de légumes instruit, ami de son père, lui enseigna le calcul indien et l'algèbre. Il n'avait pas de barbe au menton qu'il était diplômé de droit et avait approfondi l'étude d'Euclide et de la géométrie, si bien que ses maîtres prièrent son père de le laisser consacrer sa vie à l'étude.
Il commença sa médecine à onze ans et, à seize, donnait des cours à des praticiens plus âgés, tout en consacrant beaucoup de temps à la pratique de la loi. Il fut toute sa vie juriste et philosophe, mais comprit qu'en dépit du prestige que lui assurait son érudition parmi les Perses, rien ne les intéressait plus que leur bien-être et leur conservation. Il employa son génie à veiller sur la santé de plusieurs souverains et, bien qu'il écrivît beaucoup d'ouvrages de droit et de philosophie, c'est comme prince des médecins qu'il acquit la célébrité et le respect dans tous les pays où il voyagea.
A Ispahan, passé directement du statut de réfugié politique à celui de médecin-chef, il persuada la communauté médicale, au lieu d'envoyer les étudiants à Bagdad, de les sélectionner à la madrassa, au cours d'examens qu'il présiderait lui-même. Il n'ignorait pas qu'il manquait de moyens. L'académie de Tolède avait son palais de la Science, l'université de Bagdad son école de traducteurs, et Le Caire se vantait d'une tradition médicale de plusieurs siècles. Toutes possédaient de magnifiques bibliothèques. La présence d'Ibn Sina devait compenser à Ispahan la modestie des installations ; et il tenait par-dessus tout à la réputation des étudiants qu'il formait.
Or une caravane lui apporta une lettre d'Ibn Sabur Yaqut, président du jury médical de Bagdad : il venait à Ispahan et visiterait le maristan dans la première moitié du mois de zulkadah. Ibn Sina l'avait déjà rencontré et se préparait à affronter les remarques condescendantes de son confrère. Il savait aussi que les examens là-bas ne passaient pas pour très rigoureux. Mais il avait au maristan les deux étudiants les plus remarquables de sa carrière et c'était l'occasion de montrer à la communauté médicale de Bagdad quels médecins on formait à Ispahan.
Ainsi, parce qu'Ibn Sabur Yaqut venait au maristan, Jesse ben Benjamin et Mirdin Askari étaient convoqués à l'examen qui leur accorderait ou leur refuserait le titre de hakim.
Ibn Sabur était bien tel que se le rappelait Ibn Sina. Le succès lui avait donné un regard impérieux sous des paupières bouffies ; il avait plus de cheveux gris que douze ans plus tôt, à Hamadhan, et portait un costume resplendissant et coûteux, dont le travail exquis ne réussissait pas à cacher son embonpoint. Il fit le tour de la madrassa et du maristan, le sourire aux lèvres, et fit remarquer avec un soupir que ce devait être un plaisir d'avoir à traiter les problèmes dans un cadre aussi restreint.
Ibn Sina n'avait pas eu de peine à choisir des examinateurs dont la valeur ne serait contestée ni au Caire ni à Tolède : al-Juzjani en chirurgie, l'imam Yussef Gamali, de la mosquée du Vendredi, pour la théologie ; Musa ibn Abbas, un mullah de l'entourage de Qandrasseh, se chargerait du droit et de la jurisprudence, Ibn Sina lui-même de la philosophie. En médecine, le visiteur de Bagdad était adroitement encouragé à poser ses questions les plus difficiles.
Le médecin-chef ne s'inquiétait pas que ses candidats soient tous deux juifs. Il avait remarqué que les dhimmis les plus intelligents étaient déjà formés dans leurs maisons d'étude à la recherche et à la discussion, à l'approfondissement des vérités et des preuves, si bien que, venant à la médecine, ils avaient déjà fait la moitié du chemin.
Mirdin Askari passa le premier. Sa longue figure était attentive et calme. Quand Musa ibn Abbas l'interrogea sur les droits de propriété, il répondit sans éclat mais sans rien omettre, en citant exemple et précédents tirés du Fiqh et de la Shari’a. Les autres examinateurs dressèrent l'oreille lorsque Yussef Gamali mêla dans ses questions le droit et la théologie, ce qui pouvait être un piège pour tout autre qu'un Vrai Croyant. Mais, avec son profond savoir, Mirdin prit ses arguments dans la vie et la pensée de Mahomet, reconnaissant les différences juridiques et sociales entre l'islam et sa propre religion quand elles étaient pertinentes ou, quand elles ne l'étaient pas, passant de la Torah au Coran ou du Coran à la Torah comme des étais ou des compléments l'un de l'autre.
Il jouait de son esprit comme d'une lame, se disait Ibn Sina : feinte, parade, coup de pointe ici et là. Si étendue était son érudition que le jury, qui la partageait plus ou moins, en fut étonné et ravi. Ibn Sabur, à son tour, décocha question sur question et les réponses partaient de même, sans hésitation : non des opinions personnelles de Mirdin, mais des citations d'Ibn Sina, Rhazes, Galien ou Hippocrate, et même du traité Des fièvres modérées d'Ibn Sabur, que le médecin de Bagdad écouta sans broncher.
L'examen dura plus longtemps que d'habitude ; enfin le candidat se tut et Ibn Sina, l'ayant libéré, fit appeler Jesse ben Benjamin ; il sentit aussitôt un changement subtil dans l'atmosphère. Ce grand garçon robuste, avec sa peau tannée par le soleil et le regard direct de ses yeux bleus, avait l'air d'un soldat plus que d'un médecin ; mais ces larges mains carrées savaient caresser un visage fiévreux aussi bien que trancher dans la chair, d'un geste précis et toujours contrôlé. Il avait de la présence, malgré une certaine nervosité ; ses lèvres pâlirent quand il vit Musa ibn Abbas.
L'adjoint de Qandrasseh avait remarqué le regard presque insolent ; il posa tout de suite une question politique dont il ne chercha pas à cacher les dangers.
« Le royaume appartient-il à la mosquée ou au palais ?
– C'est écrit dans le Coran. Allah dit, dans la deuxième sourate : " J'établis sur la terre un lieutenant " Et le devoir du chah est défini dans la sourate 38 : " Ô David, nous t'avons établi notre lieutenant sur cette terre ; juge donc avec équité les différends entre les hommes, et ne suis pas tes passions, qui te détourneraient de la voie divine. " Ainsi, le royaume appartient à Dieu. »
Evitant de choisir entre Qandrasseh et Ala, la réponse était intelligente et juste. Le mullah ne la discuta pas. Ibn Sabur demanda ensuite de préciser ce qui différenciait variole et rougeole. Rob rappela les symptômes décrits par Rhazes dans son traité Des maladies : fièvre et douleur dorsale pour la variole, température plus élevée pour la rougeole, avec un certain désarroi de l'esprit. Ibn Sina, dans le quatrième livre du Canon, observe que l'éruption de la rougeole se produit d'un seul coup, alors que celle de la variole apparaît peu à peu.
Rob parlait calmement, sans hésiter ni faire valoir son expérience de la peste comme tant d'autres l'auraient fait. Ibn Sina connaissait sa valeur ; al-Juzjani, lui aussi, savait quel effort avait fourni cet homme depuis trois ans.
« Comment traites-tu une fracture de la clavicule ? demanda-t-il.
– Il convient de distinguer fracture simple et fracture ouverte. Hakim Jalal ul-Din a imaginé plusieurs techniques selon les cas, à partir d'éclisses et d'attelles spécialement étudiées. »
Puis, après un court exposé, il saisit un papier, avec la plume et l'encre qu'Ibn Sabur avait devant lui.
« Je peux dessiner le tronc pour montrer plus clairement le dispositif. »
Ibn Sina était consterné. Bien qu'Européen, le dhimmi ne devait pas ignorer qu'en dessinant tout ou partie du corps humain, on se condamnait à l'enfer, et qu'un seul regard sur une telle image était un péché pour un vrai musulman. Etant donné la présence du mullah et de l'iman Yussef Gamali, l'artiste qui se moquait de Dieu en prétendant recréer l'homme serait jugé par une cour islamique et ne deviendrait jamais hakim. Le jury reflétait diverses émotions : une profonde déception sur le visage d'al-Juzjani, un léger sourire chez Ibn Sabur ; l'imam était troublé et le mullah furieux.
La plume volait entre l'encrier et le papier. Un dernier trait et c'était trop tard : le dessin était fini ! Rob le tendit à l'homme de Bagdad, qui n'en crut pas ses yeux, puis il le passa à al-Juzjani, et le chirurgien ne put réprimer un sourire. Enfin, quand Ibn Sina reçut le papier, il y vit un tronc en effet, mais le tronc tordu d'un abricotier avec l'amorce d'une branche et des feuilles. La blessure de l'arbre était visible, et un système d'attelles maintenait contre l'écorce le rameau brisé.
Ibn Sina regarda Jesse en dissimulant son soulagement et son affection. Il était ravi de voir la mine du visiteur de Bagdad. Alors il posa à son élève le problème philosophique le plus ardu qu'il pût formuler, certain que le maristan d'Ispahan n'avait pas dit son dernier mot.
Rob avait eu un choc en reconnaissant Musa ibn Abbas, l'adjoint du vizir, dont il avait surpris la rencontre avec l'ambassadeur seldjoukide. Mais lui-même n'ayant pas été repéré, la présence du mullah dans le jury n'offrait aucun danger. Après l'examen, il alla travailler au maristan, visitant les patients du service de chirurgie, changeant les pansements, retirant les points de suture. Le temps passait, sans apporter de nouvelles. Soudain, Jalal ul-Din entra dans la salle – ce qui signifiait à coup sûr que le jury s'était dispersé. Rob fut tenté de l'interroger sur le verdict, mais il ne dit rien et le maître ne sembla pas remarquer son anxiété.
Ensemble, ils avaient soigné la veille un berger piétiné par un taureau ; la fracture réduite, l'épaule recousue, les attelles avaient été posées. Jalal se plaignit que les pansements volumineux faisaient avec elles une juxtaposition malcommode.
« Ne peut-on ôter les pansements ?
– C'est trop tôt », dit Rob embarrassé, car le chirurgien devait le savoir mieux que lui.
Jalal haussa les épaules et regarda son élève en lui souriant avec chaleur.
« Tu dois avoir raison, hakim. »
Hakim ! Rob fut si bouleversé qu'il en resta un moment sans pouvoir bouger. Puis il fut repris par la routine. Mais, dès qu'il eut quitté son dernier malade, il s'abandonna à la joie la plus profonde qu'il eût éprouvée de sa vie. Il se précipita dehors comme un homme ivre pour aller tout raconter à Mary.
56. UN ORDRE
ROB était devenu hakim six jours avant son vingt-quatrième anniversaire et son bonheur dura des semaines. Pas de maidans pour célébrer la promotion des nouveaux médecins ; l'événement valait mieux qu'une soirée d'ivresse. Les deux familles dînèrent ensemble chez les Askari. Puis Rob et Mirdin allèrent commander robes noires et capuchons.
« Vas-tu repartir pour Mascate ?
– Je reste ici plusieurs mois encore pour étudier au trésor des drogues. Et toi ? Quand retournes-tu en Europe ?
– Mary ne doit pas voyager pendant sa grossesse. Nous préférons attendre que l'enfant soit né et assez fort pour supporter une si longue route... Ils vont être heureux à Mascate de fêter le retour de leur médecin. Leur as-tu écrit que le chah voulait leur acheter une perle ?
– Ma famille n'achète aux pêcheurs que de toutes petites perles, de celles qu'on coud sur les vêtements. Nous n'avons pas les moyens d'en acquérir de grosses. Et puis les rois paient mal ; j'espère qu'Ala a oublié la " fortune " promise à mes parents ! »
« On s'est inquiété de ton absence, hier soir à la cour, dit le chah.
– J'étais près d'une malade », répondit Karim. En fait, il était chez Despina, ayant réussi pour la première fois depuis cinq nuits à échapper à l'adulation et aux caprices des courtisans. Chaque instant avec elle lui était précieux.
« Il y a des malades à ma cour qui ont besoin de ton savoir.
– Oui, Majesté. »
Malgré la faveur que lui témoignait manifestement le roi, Karim était las des nobles avec leurs maladies imaginaires ; il regrettait l'activité et le vrai travail du maristan, où il se sentait utile au lieu de servir d'ornement. Mais, chaque fois qu'au palais du Paradis les sentinelles le saluaient, il songeait à l'ébahissement de Zaki-Omar s'il avait son protégé se promener à cheval avec le roi de Perse.
« J'ai des projets, dit Ala, de grands événements préparent. Fais dire à tes amis juifs de nous rejoindre. J'ai à vous parler. »
Deux matins plus tard, Rob et Mirdin furent priés d'accompagner le chah à cheval. C'était maintenant une excursion familière mais ils s'exercèrent ce jour-là au tir parthe et seuls Karim et le roi y réussirent. Enfin, quand ils furent tous quatre ans l'eau chaude de la grotte, Ala annonça calmement qu'il lancerait dans cinq jours un grand raid hors d'Ispahan.
« Mais pour où, Majesté ? demanda Rob.
– Dans les réserves d'éléphants du sud-ouest de l’Inde.
– Sire, pourrai-je vous accompagner ? demanda Karim les yeux brillants.
– Je compte bien que vous viendrez tous les trois. »
Il les flatta en leur confiant ses plans les plus secrets. A l'ouest, les Seldjoukides préparaient la guerre, le sultan de Ghazna était plus menaçant que jamais. Il était temps pour Ala de rassembler ses forces. Ses espions assuraient qu'une petite garnison indienne surveillait à Mansoura un important parc d'éléphants ; le raid, en même temps qu'un excellent entraînement, pourrait lui procurer ces animaux sans prix qui, couverts de cottes de mailles, étaient assez redoutables pour changer le cours d'une bataille.
« J'ai un autre objectif, dit-il en montrant un poignard dont la lame était bleue et ornée de petites volutes. Ce métal, qu'on ne trouve qu'en Inde, a un meilleur tranchant, plus durable, que le nôtre ; avec assez d'épées de ce métal bleu, une armée serait sûre de la victoire. »
On admira le poignard, sa trempe et sa finesse.
« Viendras-tu avec nous ? » demanda le roi en se tournant vers Jesse.
C'était un ordre et non une question ; l'heure était venue pour Rob de payer sa dette.
« Oui, je viendrai, sire », dit-il, feignant la joie. Mais il se sentait étourdi et fébrile.
« Et toi, dhimmi ?
– Votre Majesté m'a accordé la permission de rentrer dans ma famille à Mascate, dit Mirdin troublé.
– La permission ! Tu l'as eue, bien sûr, mais maintenant tu as à décider si tu nous accompagnes ou non », dit Ala sèchement.
Karim se hâta de verser du vin dans tous les gobelets et insista :
« Viens avec nous en Inde.
– Je ne suis pas un soldat, dit lentement Mirdin en regardant Rob, qui entreprit lui-même de le convaincre.
– Viens, nous étudierons les commandements le long du chemin.
– Nous aurons besoin de chirurgiens, reprit Karim. Et puis, Jesse serait-il le seul Juif prêt à se battre que j'aie rencontré dans ma vie ? »
Le regard de Mirdin se durcit et Rob s'en aperçut.
« Ce n'est pas vrai, Karim, le vin te rend stupide.
– Je viendrai », dit enfin Mirdin. Ils l'acclamèrent.
L'après-midi, Rob alla trouver Nitka, la sage-femme, personne sévère au nez pointu, au teint jaunâtre avec deux yeux de raisins secs. Elle l'écouta sans surprise car c'était bien ainsi qu'elle voyait le monde : le mari voyage et la femme reste seule, à souffrir. Elle connaissait l'étrangère aux cheveux rouges, s'en occuperait et s'installerait même chez elle, s'il le fallait, pendant les dernières semaines.
« Merci, dit Rob en lui tendant cinq pièces, dont quatre d'or. Est-ce assez ? »
C'était assez ; et, au lieu de rentrer, il alla, sans être invité, jusqu'à la maison d'Ibn Sina. Le médecin-chef l'écouta gravement.
« Et si tu mourais là-bas ? Mon frère Ali a été tué dans un de ces raids. Tu n'y as pas pensé parce que tu es jeune, fort et qu'il n'y a pour toi que la vie. Mais si la mort te prenait ?
– Je ne laisse pas ma femme sans argent. J'en ai un peu et elle a surtout celui de son père. Si je meurs, pourriez-vous l'aider à rentrer dans son pays avec l'enfant ?
– Prends bien garde de m'éviter ce travail inutile... As-tu réfléchi à mon énigme ?
– Non, maître, dit Rob, surpris qu'un grand esprit se plaise à ces jeux puérils.
– Peu importe. Si Allah le veut, tu auras le temps de la résoudre. Et maintenant, dit-il soudain avec brusquerie, viens, hakim. Nous ferions bien de parler un moment du traitement des blessures. »
Quand ils furent couchés, Rob expliqua à Mary qu'il n'avait pas le choix, qu'il lui fallait payer sa dette à Ala et que, de toute manière, c'était un ordre.
« Ni Mirdin ni moi n'aurions risqué cette folle aventure si nous avions pu l'éviter. »
Sans entrer dans le détail des contretemps possibles, il lui dit qu'il s'était assuré les services de Nitka pour la naissance et qu'Ibn Sina l'aiderait en cas d'autre problème.
Elle avait dû être terrifiée mais c'était fini ; il crut entendre de la colère dans sa voix quand elle posa des questions, mais c'était peut-être un effet de sa propre culpabilité. Car, au fond de lui-même, il ressentait une excitation à l'idée d'aller guerroyer : vivre un rêve de son enfance.
Dans la nuit, il posa doucement sa main sur le ventre chaud, qui commençait à s'arrondir.
« Tu ne le verras pas, comme tu le souhaitais, quand il sera gros comme un melon d'eau, dit Mary dans le noir.
– Je serai sûrement rentré à ce moment-là. »
Elle se retira en elle-même quand vint le jour du départ et redevint la femme dure et tendue qu'il avait trouvée au bord de l'oued à Ahmad. Occupée hors de la maison à panser son cheval noir, elle l'embrassa et le regarda partir, les yeux secs.
57. LE CHAMELIER
C'ÉTAIT peu pour une armée, mais beaucoup pour une simple expédition : six cents hommes montant chevaux ou chameaux et vingt-quatre éléphants. Khuff réquisitionna le cheval brun dès que Rob arriva au lieu de rassemblement.
« Tu le retrouveras à ton retour. Nous n'utilisons que des bêtes accoutumées à l'odeur des éléphants. »
Le cheval brun rejoignit le troupeau qui serait ramené aux écuries royales et Rob consterné se vit attribuer une vilaine chamelle grise qui le regarda froidement. Mirdin s'en amusa beaucoup ; il avait reçu un chameau brun et, habitué à en conduire toute sa vie, il apprit à son ami comment tenir les rênes et crier un ordre pour que l'animal s'agenouille, puis fléchisse les pattes de derrière ; le cavalier s'asseyait en amazone et, sur un nouvel ordre, le chameau se relevait en inversant les mouvements.
Il y avait deux cent cinquante fantassins, deux cents soldats à cheval et cent cinquante à dos de chameau. Le chah arriva, superbe. Son éléphant, plus grand que tous les autres, portait des anneaux d'or à ses terribles défenses ; le mahout, fièrement assis sur sa tête, le guidait par des pressions du pied derrière les oreilles. Droit sur son siège garni de coussins, le roi était magnifiquement vêtu de soie bleu foncé, avec un turban rouge. Le peuple l'acclama, saluant peut-être aussi le héros du chatir puisque Karim, sur un étalon arabe aux yeux sauvages, suivait l'éléphant royal.
Sur un ordre tonitruant de Khuff, son cheval se mit à trotter derrière, suivi des éléphants à la file, des chevaux, puis des chameaux et enfin de centaines d'ânes de bât, dont on avait fendu les narines pour qu'ils respirent mieux pendant le travail. Les fantassins venaient les derniers. Rob, une fois de plus dans l'arrière-garde avec Mirdin, se défendait comme il pouvait de la poussière ; ils avaient abandonné le turban pour le chapeau de cuir qui les protégeait davantage. Il n'était pas tranquille sur cette chamelle qui grognait sous son poids ; haut perché, secoué, balancé, il la trouvait trop sèche pour assurer une assise confortable.
« Tu apprendras à l'aimer ! » lui cria Mirdin en riant tandis qu'ils franchissaient le pont sur le Fleuve de la Vie.
Mais il ne l'aima jamais. Elle lui crachait à l'occasion de petites boules visqueuses, essayait de le mordre s'il ne lui attachait pas les mâchoires et lui donnait des coups de pied comme une mule vicieuse. Il fallait toujours s'en méfier.
Voyager avec des soldats le faisait rêver aux cohortes romaines et il s'imaginait marchant au pas de sa légion. Mais le soir l'illusion se dissipait. Ala avait sa tente aux tapis soyeux, ses musiciens et ses cuisiniers. Les autres s'enroulaient où ils pouvaient dans leur couverture ; la puanteur des excréments envahissait tout et, s'ils rencontraient un ruisseau, c'était pour le souiller aussitôt.
Couchés la nuit sur le sol dur, Rob et Mirdin continuaient l'étude des lois selon le Dieu des Juifs, oubliant l'inconfort et le souci ; l'élève faisait des progrès et la voix calme de son professeur semblait promettre le retour de jours meilleurs.
Au bout d'une semaine, l'armée avait épuisé ses réserves et une centaine de fantassins chargés du fourrage partirent en avant-garde ; ils revenaient chaque jour, poussant devant eux des chèvres, des moutons, rapportant des volailles caquetantes et des vivres. Le meilleur allait au chah, on distribuait le reste qui cuisait le soir sur une centaine de feux. Les hommes étaient bien nourris.
Il y avait chaque jour une consultation, non loin de la tente royale, pour décourager les faux malades, mais néanmoins la file était longue. Karim vint un soir.
« Tu veux travailler ? lui demanda Rob. Nous avons besoin d'aide.
– C'est interdit, je dois rester près du chah. »
Il eut un sourire embarrassé.
« Voulez-vous de quoi manger ?
– Nous avons ce qu'il faut, répondit Mirdin.
– Je peux vous apporter ce que vous voudrez. Il faudra plusieurs mois pour arriver au parc des éléphants à Mansoura. Autant vivre le mieux possible d'ici là. »
Rob se souvint de ce qu'il lui avait raconté de son enfance : l'armée dévastant la province de Hamadhan et la fin cruelle des siens ; il se demanda combien de nouveau-nés seraient fracassés contre les rochers à cause de la famine, sur le passage des soldats. Puis il eut honte de son mouvement d'humeur : Karim n'était pour rien dans cette expédition.
« J'ai quelque chose à demander : il faudrait user des latrines autour de chaque camp. »
La suggestion de Rob fut immédiatement appliquée et annoncée comme une décision des médecins, ce qui ne les rendit pas populaires car les hommes déjà fatigués devaient encore creuser chaque soir, et chercher une tranchée dans le noir quand ils avaient besoin de se lever la nuit. La plupart des soldats, d'ailleurs, les regardaient avec mépris. On savait que Mirdin ne portait pas d'arme ; les chapeaux de cuir les faisaient remarquer, ainsi que leur habitude de se lever tôt pour aller prier hors du camp avec leurs châles et leurs lanières de cuir autour des bras et des mains.
« Pourquoi pries-tu avec moi, ici où il n'y a pas d'autre Juif pour t'espionner ? Es-tu devenu un peu juif ? » disait Mirdin en souriant.
Quand ils arrivèrent à Chiraz, le kelonter sortit de la ville avec un convoi de vivres pour éviter le pillage de la région. Puis, ayant présenté ses respects au chah, il embrassa Rob, Mirdin et Karim, s'asseyant pour boire en leur compagnie et parler de leurs souvenirs communs. Ils le raccompagnèrent aux portes de la cité et au retour, le vin aidant, se lancèrent dans une course de chameaux. Ce fut une révélation : chaque pas de la chamelle devenait un élan qui la portait au-dessus du sol avec son cavalier et Rob éprouvait toute sorte de sensations délicieuses : il flottait, il s'envolait, il allait comme le vent. La prenant en affection pour la première fois, il criait : « Va, ma belle ! Allez, ma fille ! »
Le chameau brun de Mirdin gagna la course, mais Rob tint à donner à sa chamelle un supplément de fourrage. Alors elle le mordit et il garda longtemps au front la trace violette de ses dents. C'est pourquoi désormais il l'appela toujours la Garce.
58. L'INDE
APRÈS Chiraz ils suivirent la route des épices puis rejoignirent la côte près d'Ormuz pour éviter les montagnes. C'était l'hiver mais l'air du golfe restait doux et parfumé. En fin de journée, après avoir installé le camp, les soldats et leurs bêtes allaient parfois se baigner tandis que sur le sable brûlant des plages, les sentinelles guettaient les requins. Les gens du pays étaient noirs, Balouchis ou Persans ; les uns pêcheurs, les autres fermiers qui récoltaient dattes et grenades, ils vivaient sous la tente ou dans des maisons à toit plat, bâties de pierre et de boue. Au bord d'un oued, quelques familles habitaient des grottes.
Cette terre misérable semblait réjouir Mirdin, qui regardait autour de lui d'un air attendri. A Tiz, un village de pêcheurs, il prit Rob par la main et le mena au bord de l'eau.
« Là, de l'autre côté, dit-il en montrant le golfe d'azur, c'est Mascate. En quelques heures, un bateau nous mènerait chez mon père. »
Mais, le lendemain matin, ils levèrent le camp et chaque pas les éloigna de la famille Askari. Un mois après avoir quitté Ispahan, ils franchissaient la frontière. Ala tripla la garde autour du camp la nuit et le mot de passe changea chaque matin ; qui voudrait entrer sans le connaître risquerait la mort.
Dans le Sind, les soldats reprirent leurs habitudes de maraude et, un jour, ramenèrent des femmes comme ils le faisaient des animaux. Ala autorisa, pour une nuit seulement, la présence des femmes dans le camp. Il était déjà difficile à une troupe de six cents hommes d'approcher Mansoura sans donner l'alerte ; il fallait éviter que le bruit des enlèvements ne se répande dans le pays. On allait vivre une nuit de folie. Rob et Mirdin virent avec surprise Karim choisir soigneusement quatre filles. Pourquoi quatre ? Ce n'était pas pour lui : il les conduisit à la tente royale.
« Dire que c'est pour cela, soupira Mirdin, que nous l'avons tant aidé à préparer son examen ! »
Les autres femmes passèrent de main en main ; les hommes, en groupes, regardaient faire les camarades et applaudissaient. La nuit n'était que cris et braillements d'ivrognes. Mirdin et son ami, assis à l'écart avec une outre de vin, avaient renoncé pour cette fois à l'étude des lois divines, et Rob, qui était sobre depuis des années, cédant à la solitude, à sa chasteté forcée et à la débauche qui s'étalait autour de lui, se mit à boire. Il devint rapidement intenable. Mirdin, choqué, dut le calmer pour éviter une bagarre avec un soldat ivre, et le mener coucher comme un enfant.
Quand il s'éveilla, les femmes étaient parties et il paya sa sottise d'un violent mal de tête. Par-dessus le marché, Mirdin l'accabla de questions. Il finit par conclure que certains hommes devaient tenir le vin pour un poison et un philtre maléfique. A défaut d'armes, il avait apporté son échiquier ; ils jouaient chaque soir jusqu'à la tombée du jour. Les parties devenaient plus serrées ; quand la chance était avec lui, Rob gagnait. Un jour, il confia son souci à propos de Mary.
« Elle va sûrement très bien, dit Mirdin dit réconfortant, car, à en croire Fara, ce n'est pas d'hier que les femmes savent faire les enfants. »
Rob se demanda tout haut si ce serait un garçon ou une fille et son ami lui rappela ce qu'avait écrit al-Habib à ce sujet : conçu entre le premier et le cinquième jour après la fin des règles, l'enfant sera un garçon ; du cinquième au huitième, une fille. Il disait aussi qu'après le quinzième jour, il risquait d'être hermaphrodite, mais mieux valait passer cela sous silence. Selon al-Habib encore, les hommes aux yeux bruns faisaient des garçons tandis que les yeux bleus annonçaient des filles. Là, Rob faillit se fâcher.
« Je viens d'un pays où la plupart des hommes ont les yeux bleus et ils ont toujours eu beaucoup de garçons !
– Sans doute al-Habib ne considérait-il que le type oriental courant. »
Ils révisaient parfois les leçons d'Ibn Sina sur les blessures de guerre et s'assuraient que leurs instruments étaient en bon état. Bien leur en prit car, un soir, ils furent invités à partager le dîner du roi et à répondre à ses questions. Karim semblait avoir été chargé de mettre à l'épreuve leur compétence.
« Comment traitez-vous les blessures profondes ? »
Rob se référa à Ibn Sina : l'huile bouillie devait être versée dans la blessure, le plus chaud possible, pour éviter la suppuration et les humeurs malignes. Karim l'approuva, et le chah, qui avait pâli, leur donna l'ordre formel, au cas où il serait mortellement blessé, de lui administrer des soporifiques contre la douleur, aussitôt après les dernières prières du mullah.
Après le repas, tandis que trois musiciens jouaient du tympanon, Mirdin affronta le roi au jeu de l'échiquier, et fut aisément battu. Ce fut une agréable diversion dans la routine quotidienne, mais Rob n'était pas fâché de quitter Ala ; il n'enviait pas Karim, qui maintenant voyageait souvent près du souverain sur le dos de Zi,
Certains éléphants portaient des armures de mailles comme des guerriers ; cinq autres emmenaient vingt mahouts qui seraient chargés des bêtes qu'on espérait capturer à Mansoura : des Indiens pris lors d'expéditions et dont le chah s'était assuré les loyaux services par ses largesses et ses bons traitements. Les éléphants se nourrissaient eux-mêmes : herbe, feuillages, écorce, abattant parfois l'arbre sans effort.
Un soir ils mirent en fuite une bande bruyante de petits animaux à longue queue, que Rob reconnut pour des singes, d'après ce qu'il en avait appris dans ses lectures. On en vit ensuite chaque jour, ainsi que quantité d'oiseaux au superbe plumage, et des serpents, par terre ou dans les arbres. Il en était de très dangereux, expliqua Harsha, le mahout du chah.
« En cas de morsure, il faut inciser la partie atteinte, sucer tout le poison et le recracher. Puis on tue un petit animal dont on applique le foie sur la blessure pour la drainer. Mais attention, si celui qui aspire le venin a une plaie ou une coupure dans la bouche, il en sera infecté et mourra en quelques heures. »
Ils passèrent devant de grands bouddhas, que certains regardèrent avec méfiance, mais personne ne manifesta ni ironie ni hostilité car, dans le sourire de ces figures sans âge, une menace subtile rappelait aux fidèles d'Allah, seul vrai Dieu, qu'ils étaient loin de chez eux.
Deux jours plus tard, ils atteignirent enfin les rives de l'Indus. Il y avait un gué commode plus au nord, mais, dirent les mahouts, probablement gardé par des soldats. On en trouva un autre, un peu plus profond, vers le sud. Khuff fit construire des radeaux et ceux qui savaient nager passèrent sur l'autre rive avec les animaux. Beaucoup d'éléphants avaient pied et s'immergeaient entièrement, respirant par leur trompe, puis ils nageaient quand fleuve devenait plus profond.
Karim fit venir Mirdin et Rob, qui montèrent près d'Ala sur le dos de Zi. Le roi voulait confirmation du rapport des espions sur la faiblesse de la garnison à Mansoura.
« Il faut envoyer des éclaireurs, et c'est vous qui irez, car il me semble que deux marchands dhimmis peuvent approcher du village sans éveiller les soupçons. Observez bien les abords : ces gens creusent parfois, au-delà de leur enceinte, des fossés profonds plantés de pointes de fer où les éléphants tombent et s'empalent. Nous ne pouvons risquer nos bêtes sans savoir ce qu'il en est. »
On installa le camp, où l'expédition attendrait le tour des éclaireurs. Rob et Mirdin échangèrent leurs chameaux, trop militaires, pour deux ânes et mirent en route par une matinée fraîche et soleillée. Ils rencontrèrent deux fois des Indiens, un fermier plongé jusqu'aux chevilles dans un fossé d'irrigation, et deux paysans portant entre eux une perche où pendait un panier plein de prunes jaunes ; ceux-ci les saluèrent en une langue compréhensible, et ils répondirent par un sourire. Rob leur souhaita en silence de ne pas aller jusqu'au camp : quiconque tomberait sur les Perses se retrouverait à coup sûr esclave ou cadavre.
C'est alors qu'une demi-douzaine d'hommes à dos d'âne vinrent à leur rencontre et Mirdin eut un sourire car ils portaient comme eux le chapeau de cuir et le caftan noir, couverts de poussière, sans doute après un long voyage.
« Shalom ! dit Rob quand ils furent assez près.
– Shalom aleikhem ! » répondit leur chef.
Hillel Nafthali, marchand d'épices d'Ahwaz, était direct et souriant, avec une tache de naissance sous l'œil gauche. Il semblait prêt à passer la journée entière en présentations et généalogies ; les autres étaient son frère Ari, son fils et les maris de ses filles. Il ne connaissait pas le père de Mirdin, mais avait entendu parler des Askari de Mascate, et ils finirent par se découvrir une relation commune avec un cousin éloigné de Nafthali.
« Vous venez du nord ?
– Nous étions à Multan. Une petite mission, ajouta le chef de famille d'un air satisfait qui en disait long sur l'importance de la transaction. Et vous, où allez-vous ?
– A Mansoura, pour affaires, un peu de ci, un peu de ça », dit Rob. Les autres hochèrent la tête avec respect. « Vous connaissez bien Mansoura ?
– Très bien. Nous avons passé la nuit chez Ezra ben Husik, qui vend du poivre noir ; un homme remarquable et accueillant.
– Vous avez vu la garnison là-bas ?
– La garnison ? s'étonna Nafthali.
– Combien y a-t-il de soldats pour défendre Mansoura ? » demanda Mirdin avec calme.
Nafthali comprit et recula avec inquiétude.
« Nous ne nous intéressons pas à ce genre de chose », murmura-t-il.
Les voyants prêts à partir, Rob se décida.
« Vous risquez votre vie si vous continuez sur cette route. Et vous ne pouvez pas retourner à Mansoura.
– Que faire, alors ?
– Cachez-vous dans les bois avec vos bêtes, et restez-y aussi longtemps qu'il faudra. Jusqu'à ce que vous entendiez passer une troupe importante. Ensuite seulement, reprenez la route et gagnez Ahwaz le plus vite que vous pourrez.
– Merci.
– Pouvons-nous approcher de Mansoura sans danger ? demanda Mirdin.
– Oui, les gens ont l'habitude des marchands juifs. »
Rob n'était pas satisfait. Se rappelant le langage par signes que Loeb lui avait appris sur le chemin d'Ispahan, il leva la main et la retourna, pour demander : « Combien ? » Nafthali le regarda puis mit sa main droite sur son épaule gauche, ce qui ait le signe des centaines, étendit les cinq doigts, cachant le pouce de sa main gauche, il écarta les très doigts et les mit sur son épaule droite. « Neuf cents soldats ? dit Rob, qui voulait être sur d'avoir bien compris.
– Shalom, fit l'autre en hochant la tête avec une tranquille ironie.
– Que la paix soit avec vous », répondit Rob.
En sortant de la forêt, ils virent Mansoura, dans une petite vallée au pied d'une pente rocheuse. Ils percevaient d'en haut la garnison, les casernes et les champs de manœuvre, les enclos des chevaux et le parc d'éléphants. Ils observèrent longuement disposition des lieux pour tout graver dans leur mémoire. Le village et la garnison étaient groupés l'intérieur d'une enceinte de pieux taillés en pointe, plantés les uns contre les autres.
Arrivé près du rempart de bois, Rob fit partir un des ânes d'un coup de baguette et, suivi de rires et de cris d'enfants, il le pourchassa autour de l'enceinte, tandis que Mirdin en faisait autant dans l'autre sens, comme pour lui couper la retraite. Il n'y avait pas trace de pièges à éléphants. Sans perdre de temps, ils repartirent et ne furent pas longs à rejoindre le camp. Ayant donné le mot de passe au triple rang de sentinelles, ils suivirent Khuff, qui les conduisit devant le chah.
Ala fronça les sourcils en apprenant qu'il y avait neuf cents soldats. Ses espions en avaient annoncé beaucoup moins.
« Mais nous pouvons les prendre par surprise », dit-il sans renoncer à son projet.
Rob et Mirdin dessinèrent sur le sol le détail des fortifications et du parc d'éléphants ; le chah écoutait attentivement leurs commentaires en mettant au point ses plans.
Toute la matinée, les hommes avaient préparé leur équipement, graissé les harnais, aiguisé les armes. On donna du vin aux éléphants.
« Pas trop, dit Harsha, juste assez pour les préparer au combat. »
Les bêtes avaient l'air de comprendre et s'agitaient tandis que leurs mahouts ajustaient les cottes de mailles et fixaient aux défenses les longues et lourdes épées qui ajoutaient à leur puissance naturelle la menace d'un danger mortel. Ce fut une explosion d'activité quand Ala donna à ses forces rassemblées l'ordre du départ.
Ils suivirent lentement la route des épices car le chah tenait à surprendre Mansoura à la chute du jour. On se taisait. Quelques malheureux rencontrés sur la route furent aussitôt saisis, ligotés et remis à la garde des fantassins. Rob pensait aux Juifs d'Ahwaz cachés non loin de là, qui écoutaient sans doute le bruit des sabots, le pas des soldats et le doux tintement des cottes de mailles au rythme des éléphants.
Au crépuscule ils sortirent de la forêt et le roi déploya ses forces sur la colline à la faveur de l'obscurité. Derrière chaque éléphant, monté de quatre archers dos à dos, venaient, brandissant l'épée, les hommes sur les chameaux et les chevaux, puis les fantassins armés de lances et de cimeterres. Deux éléphants sans armure, portant seulement leurs mahouts, avancèrent au signal, descendant la colline dans la lumière grise et paisible du soir. Sur les feux allumés à travers le village, les femmes préparaient le repas.
Les deux éléphants atteignirent l'enceinte, tête baissée. Alors le chah leva le bras et les bêtes avancèrent. On entendit un craquement, le fracas du mur renversé. Le bras du roi retomba. Les Persans s'ébranlèrent : éléphants, chameaux et chevaux descendaient au galop tandis que du village s'élevaient les premiers cris.
Rob avait tiré son épée et en tapotait les flancs de sa chamelle mais elle volait déjà. Au bruit des sabots, à la musique des mailles, succédèrent six cents voix poussant leur cri de guerre pendant que les chameaux blatéraient et que barrissaient les éléphants. Rob sentit se dresser ses cheveux sur sa tête, et il hurla comme une bête quand les troupes d'Ala entrèrent dans Mansoura.
59. LE FORGERON INDIEN
ROB était traversé d'impressions fugitives, comme des croquis rapides entrevus d'un coup d'œil. La chamelle franchit à vive allure les débris de l'enceinte et, en traversant le village, la peur qu'il lut dans tous les yeux lui donna l'étrange sentiment de sa propre invulnérabilité, une certitude physique faite de puissance et de honte.
La bataille faisait rage dans la garnison. Les Indiens combattaient à pied mais, connaissant les éléphants, ils savaient où les attaquer et visaient les yeux avec leurs longues lances. L'un de ceux qui avaient renversé l'enceinte, ayant perdu son mahout, en fuite ou tué, restait immobile, aveugle et tremblant, en poussant des cris pitoyables.
Devant une face brune et une épée brandie, Rob sans réfléchir saisit son arme, transperça la gorge de l'homme et se retourna pour affronter un autre assaillant. Des Indiens s'attaquaient à coups de hache ou de cimeterre aux trompes et aux pattes des éléphants, mais les énormes bêtes, oreilles au vent, les chargeaient avec leurs défenses armées de lames ou les écrasaient par grappes sous leur poids. C'était une tuerie, un enfer de sang, de hurlements, d'insultes et de cris de douleur.
Rob sur sa chamelle croisa soudain Mirdin à pied avec à son côté une épée qui n'avait pas servi ; il tenait un blessé sous les bras et le traînait hors du champ de bataille sans s'occuper de ce qui l'entourait. Ce fut une douche froide : Rob fit s'agenouiller sa monture et aida son ami à porter le soldat, qui avait le teint gris et une plaie au cou. Dès lors, il oublia le carnage et redevint médecin.
Ils transportèrent un à un les blessés dans une maison du village. Mais les ânes sur lesquels on avait chargé le matériel soigneusement préparé avaient disparu Dieu sait où ; sans opium, ni huile, ni linges propres, ils étanchaient le sang en déchirant les vêtements des morts.
Le combat tournait au massacre. Les Indiens avaient été surpris et ceux qui n'avaient pas d'armes se battaient à coups de pierres et de bâton, désespérément, sachant que, s'ils se rendaient, ils mourraient honteusement, à moins de vivre esclaves ou eunuques en Perse. Dans une maison voisine, Rob découvrit un petit homme maigre, sa femme et deux enfants.
« Partez sans être vus, leur dit-il, pendant qu'il en est encore temps. »
Mais ils ne comprenaient pas le persan. Montrant dehors la forêt, Rob tâcha de s'expliquer par gestes. L'Indien semblait terrorisé ; peut-être y avait-il des bêtes sauvages dans les bois ? Il finit par rassembler sa famille et disparut. Rob trouva des lampes dans cette maison, de l'huile et des chiffons dans d'autres. Le combat finit tard dans la nuit et les soldats achevèrent les ennemis blessés avant de piller le village.
Les deux médecins parcoururent le champ de bataille avec des torches ; aidés d'une poignée de soldats, ils recueillirent ceux qui pouvaient être sauvés. Mirdin retrouva deux des ânes avec leur précieux chargement et, à la lumière des lampes, on put soigner les blessures avec l'huile chaude, les recoudre et les panser. Ils amputèrent quatre patients, dont un mourut, et travaillèrent toute la nuit. Ils avaient trente et un blessés ; à l'aube, dans le village, ils en retrouvèrent sept autres qui vivaient encore. Mais, après la première prière, Khuff transmit aux chirurgiens l'ordre de s'occuper des éléphants avant de continuer à soigner les soldats. Trois étaient blessés aux pattes, un autre avait eu l'oreille traversée d'une flèche et une femelle avait la trompe tranchée ; sur le conseil de Rob, elle fut abattue par les lanciers, ainsi que la bête aveuglée.
Après leur pilah matinal, les mahouts entrèrent dans le parc d'éléphants de Mansoura pour y choisir des bêtes, leur parlant avec douceur et les faisant avancer en leur tirant l'oreille à l'aide d'une baguette recourbée appelée ankusha.
« Ici, père. Remue-toi, ma fille... Du calme, mon fils ! Montrez ce que vous savez faire, mes enfants.
– A genoux, mère, laisse-moi monter sur ta belle tête. »
Séparant les animaux apprivoisés de ceux qui restaient à demi sauvages, ils ne retinrent que les plus dociles, qui les suivraient sans difficulté pour rentrer à Ispahan. Les sauvages seraient libérés et pourraient retourner dans la forêt.
Aux voix des mahouts se mêlait maintenant le bourdonnement des mouches attirées par les cadavres. Avec la chaleur du jour, l'odeur deviendrait bientôt intolérable. Soixante-treize Persans avaient été tués. Il n'y avait que cent trois survivants parmi les Indiens ; ils s'étaient rendus et, quand Ala leur proposa d'entrer dans l'armée comme porteurs, ils acceptèrent avec soulagement ; dans quelques années, ayant fait leurs preuves, ils auraient le droit de porter les armes. Mieux valait être soldat qu'eunuque. Ils se mirent aussitôt au travail pour creuser la fosse commune des morts persans.
« C'est pire que ce que je craignais », semblait dire Mirdin en regardant Rob en silence. Mais, enfin, c'était fini et ils allaient pouvoir rentrer. Karim vint les trouver. Khuff avait tué un officier indien dont l'épée avait entamé sa lame, d'un métal moins résistant. Le chah conservait cette épée, du même acier précieux que le poignard aux volutes, et en interrogeant lui-même les prisonniers, il avait appris qui l'avait faite : un artisan nommé Dhan Vangalil, du village de Kausambi, à trois jours au nord de Mansoura.
« Ala a décidé de marcher sur Kausambi. »
On capturerait le forgeron indien et on le ramènerait à Ispahan, où il forgerait des armes « aux volutes » pour assurer au chah la victoire sur ses voisins et la puissance de la grande Perse d'autrefois.
C'était facile à dire mais plus difficile à réaliser. Kausambi, sur la rive occidentale de l'Indus, comptait quelques douzaines de pauvres maisons de bois, le long de quatre rues poussiéreuses qui menaient à la garnison militaire. Là encore, on attaqua par surprise en passant silencieusement à travers la forêt ; les soldats indiens abandonnèrent aussitôt la place, telle une bande de singes effrayés.
Ala, ravi, crut que la lâcheté de l'ennemi lui assurait une victoire facile. Sans perdre de temps il mit son épée sous la gorge d'un villageois terrifié qui le conduisit chez le forgeron Dhan Vangalil. C'était un homme noueux au regard paisible et aux cheveux gris, dont la barbe blanche dissimulait mal le visage encore jeune. Il accepta tout de suite de partir pour Ispahan au service du chah ; mais il préférerait la mort si on ne l'autorisait pas à emmener sa femme, ses deux fils et sa fille, ainsi que le matériel nécessaire pour la fabrication de l'acier, en particulier une importante réserve de lingots carrés d'acier indien. Le roi acquiesça.
Ils n'étaient pas partis que les éclaireurs apportaient des nouvelles alarmantes. Les troupes indiennes, loin de s'enfuir, avaient pris position dans la forêt vierge et le long de la route, prêtes à attaquer quiconque tenterait de quitter le village.
Ala, sachant la faiblesse de leurs moyens et la difficulté pour eux d'obtenir de prompts renforts, donna l'ordre de nettoyer la forêt et d'évacuer aussitôt les victimes afin d'empêcher l'ennemi d'estimer les pertes et les effectifs. Le combat fut long et féroce. Les morts persans furent déposés dans la poussière d'une rue de Kausambi, tandis que les prisonniers de Mansoura leur creusaient une fosse commune.
Le premier cadavre qu'on apporta, dès le début de la bataille, fut celui du capitaine des Portes, percé d'une flèche dans le dos. Cet homme qui ne souriait jamais était une légende et ses cicatrices résumaient l'histoire de dures campagnes au service de deux rois. Tout le jour, les soldats persans défilèrent devant sa dépouille. Exaspérés par cette mort, ils ne faisaient plus de prisonniers et tuaient même ceux qui voulaient se rendre.
Deux fois par jour, on rassemblait les blessés dans une clairière, où ils recevaient les premiers soins avant d'être portés au village. Sur les trente-huit blessés de Mansoura, onze seulement avaient survécu ; il s'y ajouta trente-six nouvelles victimes pendant ces trois jours de combats. Les Persans avaient perdu quarante-sept soldats. Les chirurgiens firent quatre amputations en respectant les principes d'Ibn Sina, mais le dernier jour, Rob manquant d'huile utilisa du vin pour laver les blessures avant de les panser – ce que faisait autrefois le Barbier avec de l'hydromel.
Au milieu de la matinée, avec un nouveau groupe de blessés, on apporta un corps enveloppé de la tête aux chevilles dans une couverture indienne.
« Je ne prends que les blessés », dit Rob vivement.
Mais, comme les porteurs l'avaient posé à terre et attendaient, il remarqua soudain, aux pieds du mort, les chaussures de Mirdin.
« S'il avait été un soldat ordinaire, on l'aurait porté dans la rue, mais c'est un hakim et nous le ramenons à l'autre hakim. »
Ils étaient, dirent-ils, sur le chemin du retour quand un Indien surgissant des broussailles avait frappé Mirdin d'un coup de hache avant d'être battu lui-même. Rob les remercia et ils s'en allèrent. Sous la couverture, c'était bien Mirdin, en effet, les traits convulsés, l'air troublé, un peu fou.
Il ferma les yeux amicaux et la longue mâchoire. Sans penser, agissant comme un homme ivre, il réconfortait les mourants et soulageait les blessés, mais revenait toujours s'asseoir près de son ami. Il baisa sa bouche froide, essaya de prendre sa main, mais Mirdin n'était plus là. Dieu veuille qu'il ait franchi l'un de ses ponts !
Quand il revint à midi, après avoir procédé à une dernière amputation, les mouches étaient déjà là. Il leva la couverture, découvrit la poitrine ouverte par la hache et, se penchant sur la profonde blessure, il l'élargit de ses deux mains.
Alors il oublia les odeurs de mort dans la tente et senteur de l'herbe sous ses pieds, les plaintes des blessés, le bourdonnement des mouches, les bruits lointains de la bataille. Il oublia la mort de son ami et son lourd chagrin. Pour la première fois, il avait sous les yeux l'intérieur d'un corps d'homme. Il touchait un cœur humain.
60. QUATRE AMIS
IL lava Mirdin, lui tailla les ongles, peigna ses cheveux et l'enveloppa dans son châle de prière, dont il avait coupé une partie des franges, selon la coutume. Il chercha Karim, qui parut vivement affecté en apprenant la nouvelle.
« Je ne veux pas qu'on l'enterre dans la fosse commune, dit Rob. Sa famille viendra sans doute le chercher pour lui donner à Mascate, parmi les siens, une sépulture en terre sacrée. »
Ils choisirent un endroit devant un rocher si énorme que les éléphants ne pourraient le déplacer et prirent des mesures précises par rapport à la route. Karim usa de son influence pour obtenir du papier, une plume et de l'encre, afin de relever le plan quand ils auraient creusé la tombe. Rob en ferait une bonne copie qu'il enverrait à Mascate ; sinon, tant qu'ils n'auraient pas la preuve formelle de la mort de Mirdin, Fara, considérée comme une femme abandonnée, ne pourrait se remarier. Telle était la Loi.
Karim alla prévenir le chah, qui célébrait sa victoire en buvant avec ses officiers. Il l'écouta un instant puis le congédia d'un geste impatient. Rob eut un sursaut de haine et se rappela le ton du roi, dans la grotte, quand il avait dit à Mirdin : « Nous sommes quatre amis ! »
Il n'y eut personne pour dire le Kaddish, la prière des morts, devant la tombe. Près de Karim, qui murmurait quelque invocation islamique, Rob resta immobile et muet tandis que la terre se refermait sur le corps de son ami.
Il ne restait plus d'Indiens à tuer dans la forêt, la route était libre et Farhad, le nouveau capitaine des Portes, commença à hurler ses ordres pour préparer le départ. Ala faisait le bilan de l'expédition dans l'allégresse générale. Il y avait gagné son forgeron, vingt-huit éléphants, plus quatre jeunes bons pour le portage, des chameaux rapides et une douzaine d'autres. Il était enchanté de ses succès.
Des six cents hommes partis d'Ispahan, cent vingt étaient morts, et les quarante-sept blessés dont Rob avait la responsabilité ne survivraient pas tous. Refusant de les abandonner, il fit faire des litières avec les couvertures ramassées au village ; les Indiens les porteraient. Deux soldats se noyèrent dans la difficile traversée de l'Indus, puis les patients les plus atteints moururent – six en une seule journée – et, au bout de quinze jours de voyage, on arriva au Baloutchistan.
On campa dans un champ et Rob installa ses malades dans une grange ouverte. Il demanda une audience, mais Farhad faisant traîner les choses, ce fut Karim qui l'introduisit près du chah.
« Il me reste vingt et un blessés, qui doivent se reposer un certain temps, sinon ils mourront, Majesté.
– Je ne peux pas attendre les blessés, dit Ala, impatient de rentrer triomphalement à Ispahan.
– Je demande l'autorisation de rester ici avec eux.
– Je ne laisserai pas Karim rester avec vous comme médecin. Il doit rentrer avec moi. »
On lui donna quinze Indiens, vingt-sept soldats pour porter les litières, deux mahouts et les cinq éléphants qui avaient encore besoin de ses soins. Le lendemain matin, on leva le camp dans l'affairement habituel, puis ce fut le silence, à la fois bienvenu et un peu déprimant. Le repos se révéla bénéfique pour les patients, enfin à l'abri du soleil et de la poussière. Il en mourut pourtant deux le premier jour, puis un le quatrième, mais les plus valides s'en tirèrent grâce à la décision de Rob.
Au début les soldats s'irritèrent de se voir imposer de nouveaux dangers et un travail ingrat pendant que les autres rentraient en vainqueurs. Deux gardes disparurent la seconde nuit. Les Indiens désarmés et les guerriers de métier comprirent bientôt qu'ils pourraient eux aussi être frappés un jour, et furent reconnaissants au hakim de risquer vie pour leurs pareils. Il en envoyait chaque matin à la chasse, et le petit gibier, avec du riz que Karim lui avait laissé, rendait les forces à ses convalescents.
Il s'occupait des éléphants comme des hommes, changeait les pansements, lavait les plaies avec du vin et il fit une observation surprenante : les blessures traitées à l'huile s'étaient presque toujours infectées, entraînant la mort des malades, ce qui ne se produisait plus avec le vin ; et, comme il allait en manquer, il se promit d’acheter en chemin l'alcool chez les fermiers – ainsi qu'il l'avait fait si souvent pour préparer le Spécifique.
Au bout de trois semaines, on quitta la grange et quatre des patients purent remonter à cheval. Rob abandonna la route des épices pour des chemins moins importants ; il y eut des mécontents car le retour en serait plus long, mais il voulait éviter à sa petite caravane la haine et la famine que laissaient derrière eux les pillages du chah.
Il échangea sans regret sa chamelle pour le large dos d'un des éléphants les plus valides, qui lui offrit le confort, la stabilité et, sur le monde, un point de vue de roi. Il avait aussi le temps de penser et le souvenir de Mirdin ne le quittait pas. Les plaisirs habituels du voyage : le brusque envol de milliers d'oiseaux, le couchant qui enflammait le ciel, les éléphants qui marchaient au bord des fossés escarpés pour les faire s'effondrer puis, assis, descendaient la pente en glissant comme des enfants, tout cela lui donnait peu de joie.
« Jésus, se disait-il, ou Shaddai, ou Allah, qui que tu sois, comment peux-tu autoriser un tel gâchis ? »
Les rois jetaient les hommes dans la guerre et ceux qui survivaient était parfois des médiocres ou même des gredins. Pourquoi Dieu avait-il permis la mort d'un être qui avait toutes les qualités d'un saint et un esprit que tous admiraient ? Mirdin aurait passé sa vie à soigner et servir l'humanité. Jamais, depuis l'enterrement du Barbier, une mort ne l'avait ainsi bouleversé.
Ils arrivèrent à Ispahan en fin d'après-midi. La ville était telle qu'il l'avait vue la première fois : murs et dômes blancs, ombres bleues et toits roses. Ils allèrent directement au maristan ou l'on se chargerait des dix-huit blessés. Puis, aux écuries du palais, Rob se déchargea de la responsabilité des soldats, des esclaves et des animaux. Il demanda enfin son cheval brun. Farhad, pour ne pas perdre de temps en recherches, voulut lui faire donner une autre monture.
– Je veux mon cheval », répéta Rob, surpris de sa propre violence.
Frappé par le ton du hakim, le nouveau capitaine des Portes céda avec un haussement d'épaules. Retrouvé et sellé, le cheval brun se mit à trotter vaillamment jusqu'au quartier juif.
Entendant du bruit du côté des animaux, Mary sortit avec une lampe et l'épée de son père : Rob était revenu. Il reconduisit à sa stalle le hongre dessellé, se retourna, et elle vit, sous la faible lumière, combien il avait maigri ; c'était presque le garçon à demi sauvage qu'elle avait connu dans la caravane de Kerl Fritta. En trois pas il fut près d'elle, l'étreignit en silence, puis il toucha son ventre plat.
« Ça s'est bien passé ? »
Elle eut un rire un peu tremblant car elle était lasse et brisée. Il n'avait manqué que de cinq jours ses cris déchirants.
« Ton fils a mis deux jours à naître.
– Un fils. »
Elle posa l'épée et prit sa main pour le conduire près de l'enfant qui dormait dans un panier sous sa couverture. Devant ces petits traits rougis et gonflés par le travail de la naissance, était-il déçu ou comblé ? En levant les yeux, elle lut sur son visage de la peine mêlée à sa joie.
« Comment va Fara ?
– Karim est venu le lui dire. J'ai passé près d'elle les sept jours de deuil ; puis, avec les enfants, elle a rejoint une caravane pour Mascate. Avec l'aide de Dieu, elle doit être maintenant parmi les siens.
– Ce sera dur pour toi, sans elle.
– C'est plus dur pour elle », dit-elle avec tristesse.
L'enfant se mit à pleurer ; Rob lui tendit un doigt que la petite main serra avec avidité. Puis il s'allongea près de Mary, qui avait ouvert le haut de sa robe pour allaiter son fils. Il posa sa joue sur l'autre sein et elle sentit bientôt des larmes sur sa peau. C'était la première fois qu'elle voyait un homme pleurer.
« Mon chéri, mon Rob », murmura-t-elle, guidant instinctivement ses lèvres vers le bout du sein.
Amusée mais aussi profondément émue de se sentir « bue » par la petite bouche et la grande, dont la caresse lui était si familière, elle se dit que, cette fois, tous trois ne faisaient qu'un.
SIXIÈME PARTIE
Hakim
61. LA PROMOTION
LE matin, Rob regarda son petit d'homme à la lumière du jour et vit qu'il était beau, avec ses yeux anglais bleu foncé, de grandes mains et de grands pieds. Il joua avec les doigts minuscules et les petites jambes légèrement fléchies. L'enfant sentait l'olive car sa mère l'avait frotté d'huile ; il le changea, retrouvant les gestes d'autrefois quand il s'occupait de ses frères et de sa petite sœur. Les reverrait-il un jour pour leur présenter leur neveu ?
Il se querella avec Mary à propos de la circoncision.
« Cela ne lui fera pas de mal. Ici, tous les hommes sont circoncis, musulmans ou juifs ; il n'en sera que mieux accepté.
– Je n'ai pas envie qu'il soit accepté en Perse, mais chez nous, où les hommes restent tels que les a faits la nature. »
Il rit, elle pleura. Il dut la consoler puis s'échappa pour aller s'entretenir avec Ibn Sina. Le prince des médecins l'accueillit chaleureusement, remercia Allah de l'avoir épargné et dit sa tristesse d’avoir perdu Mirdin. Il écouta avec attention l'exposé des traitements et interventions après les combats, très intéressé par les observations de Rob quant à l'efficacité comparée de l'huile et du vin sur les blessures ouvertes. Plus attaché à la vérité scientifique qu'à sa propre infaillibilité, il insista pour que son élève consacre à cette expérience un rapport écrit et sa première conférence de médecin.
« J'aimerais que tu travailles avec moi, Jesse ben Benjamin. Comme assistant. »
C'était plus qu'il n'en avait jamais rêvé, et il eut envie de dire au maître qu'il n'était venu à Ispahan – une si longue route à travers tant de pays – que pour toucher l'ourlet de son vêtement. Mais il accepta, simplement.
Mary ne fit aucune difficulté. Elle avait déjà assez vécu à Ispahan pour savoir qu'on ne refuse pas un pareil honneur, assorti de confortables revenus et du prestige d'une étroite collaboration avec un homme vénéré tel un demi-dieu.
« Je te ramènerai chez nous, je te le promets, Mary, mais pas encore. Fais-moi confiance, je t'en prie. »
Elle s'efforça même de s'adapter davantage au milieu, et finit par consentir à la circoncision. La sage-femme mena Rob chez Reb Asher Jacobi, le mohel, et plaida la cause de l'étrangère qu'elle avait assistée pendant sa grossesse et son accouchement. En l'absence de tout autre membre de la famille, le père tiendrait lui-même son enfant et Nitka se chargeait d'amener ses deux fils et quelques amis.
Le matin, elle arriva la première avec ses deux solides tailleurs de pierre. Puis Hinda, la marchande du marché juif, le cordonnier et le boulanger avec leurs épouses, vinrent à leur tour, apportant des cadeaux.
« Que ce garçon grandisse en vigueur, de corps et d'esprit, pour une vie active et généreuse », dit le mohel tandis que le bébé criait.
Les voisins burent à sa santé et Rob donna à son fils le nom juif de Mirdin ben Jesse. Mary avait détesté tout cela ; quand ils furent seuls chez eux, elle mouilla ses doigts d'eau d'orge et, touchant l'enfant au front, au menton, à l'une et l'autre oreille, elle le baptisa " au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit " et lui donna les noms de son père et de son grand-père : Robert James Cole. Désormais, elle l'appela toujours Rob J.
Rob écrivit au père de Mirdin, Reb Mulka Askari, avec affection et respect, disant combien il avait aimé et admiré son fils. Il lui envoyait le plan de la tombe, avec ses tefillim, l'échiquier et les pièces du jeu du chah qui les avaient réunis pour tant d'amicales parties.
Al-Juzjani avait été le plus brillant assistant d'Ibn Sina, mais les autres avaient également réussi. Le médecin-chef exigeait beaucoup de ses collaborateurs, qui se perfectionnaient à son contact. Rob, dès le début, ne se contenta pas de suivre et si, en cas de problème, le maître était toujours prêt à donner son avis, il faisait confiance au jeune hakim et lui laissait toute initiative. Ce fut une période heureuse.
Quand il fit son exposé à la madrassa sur l'utilisation du vin dans le traitement des blessures ouvertes, il eut peu d'auditeurs car un médecin d'al-Rayy donnait le même matin un cours sur les pratiques sexuelles. Le sujet attirait en foule les praticiens persans, alors qu'en Europe il ne relevait pas de leur responsabilité. Rob suivit lui-même beaucoup de conférences de ce genre et – à cause de sa science ou malgré elle ? – son mariage le comblait. Mary se rétablissait vite ; ils suivaient les prescriptions d'Ibn Sina : pas de rapports pendant six semaines après l'accouchement, doux massages du vagin à l'huile d'olive et au miel mêlé d'eau d'orge. Le traitement réussit à merveille et après l'interminable abstinence, ils s'étreignirent avec la même ardeur.
Quelques semaines plus tard, elle vit s'épuiser dans ses seins le lait dont elle avait cru la source inépuisable. Ce fut un choc. Pour apaiser les pleurs du petit affamé, on trouva une solide Arménienne nommée Prisca, à qui Mary menait Rob J. quatre fois par jour ; le soir, Prisca venait coucher dans l'autre pièce, avec l'enfant et sa propre fille. Rob et Mary s'efforçaient de rester discrets en faisant l'amour, et savouraient le repos de nuits enfin paisibles. La jeune mère rayonnait et prenait de l'assurance ; elle semblait parfois revendiquer pour elle seule le petit être bruyant qu'ils avaient fait ensemble, mais Rob ne l'en aimait que davantage.
La première semaine du mois de shaban, la caravane de Reb Moise ben Zavil, à qui Rob avait confié son message pour Mascate, revint avec des cadeaux du père de Mirdin et de sa veuve : Fara avait cousu six petites chemises pour l'enfant, et le marchand de perles renvoyait à Rob le jeu du chah en souvenir de son fils mort.
Bien que ce passe-temps guerrier ne convînt guère à une femme, ils y jouèrent souvent par la suite. Mary avait appris très vite et lui prenait des pièces avec un cri sauvage digne d'un pillard seldjoukide, ou déplaçait une armée royale avec une efficacité foudroyante. Mais il le savait depuis longtemps : Mary Cullen était une femme étonnante.
Le ramadan surprit Karim en pleine fièvre amoureuse. Ni les prières ni le jeûne ne pouvaient lui faire oublier Despina et le désir qu'il avait d'elle. Ibn Sina passant plusieurs soirées par semaine dans les mosquées et aux dîners tardifs des mullahs ou des maîtres coraniques, les amants n'en étaient que plus libres et se quittaient le moins possible. Ala Chah de son côté étant très pris par les assemblées religieuses, Karim trouva l'occasion, pour la première fois depuis des mois, de retourner au maristan. Par chance, Ibn Sina était absent, appelé au chevet d'un malade de la cour ; il avait toujours été si bienveillant à son égard que Karim se sentait coupable et préférait éviter le mari de Despina.
Cette visite à l'hôpital fut une cruelle déception. Les étudiants se pressaient toujours autour de lui, à cause de sa légende, mais il ne connaissait plus aucun malade, les siens étant depuis longtemps morts ou guéris. Il hésitait à interroger les patients des autres médecins, craignant de commettre quelque impair. Il comprit avec amertume que, sans la pratique quotidienne de la médecine, il perdait le savoir qu'il avait mis tant d'années à acquérir. Mais il n'avait pas le choix : Ala lui avait promis près de lui un avenir beaucoup plus brillant.
Il ne courut pas le chatir cette année-là et y assista avec le roi, qui avait en vain renouvelé son offre de calaat à quiconque battrait le record précédent ; personne ne releva le défi. Au cinquième tour, il ne restait en lice qu'al-Harat et un jeune soldat rescapé de l'expédition indienne, que Karim encourageait mais qui abandonna après la huitième flèche. Le chah et son favori précédèrent à cheval al-Harat pendant le dernier tour pour l'accueillir dès la fin de la course. La foule acclamait Karim, coureur incomparable, héros de Mansoura et de Kausambi, et lui, regardant avec condescendance al-Harat le paysan, se sentait le futur vizir de la Perse.
En passant devant la madrassa, il reconnut sur le toit l'eunuque Wasif et, près de lui, Despina voilée. Son cœur bondit. Mieux valait qu'elle le vît ainsi, vêtu de soie et de lin, sur un cheval superbe, plutôt que couvert de sueur et titubant de fatigue.
Non loin de Despina, une femme au visage découvert, excédée de chaleur, repoussa son fichu noir en secouant la tête comme le cheval de Karim. Ses cheveux dénoués s'épanouirent en ondoyant autour d'elle, et le soleil y fit briller des reflets fauves et des éclairs d'or.
« C'est la femme du dhimmi ? L'Européenne ? demanda le chah.
– Oui, Majesté, l'épouse de notre ami Jesse ben Benjamin.
– Je pensais bien que c'était elle. »
Le roi ne la quitta pas des yeux tant qu'ils ne l'eurent pas dépassée. Il ne posa plus de questions, et Karim mit bientôt la conversation sur Dhan Vangalil, l'artisan indien qui travaillait à sa nouvelle forge derrière les écuries du palais.
62. L'OFFRE DE RÉCOMPENSE
ROB continuait à aller chaque matin à la synagogue de la maison de la Paix. L'étrange mélange de psalmodie juive et de prière chrétienne silencieuse lui était devenu un plaisir et un soutien ; mais c'était surtout une façon d'acquitter sa dette envers Mirdin. Incapable d'entrer dans la synagogue de Zion, où il allait avec son ami, il n'avait pas envie d'y voir les érudits qui pourraient l'aider à étudier les quatre-vingt-neuf derniers commandements. Il finit par se dire que cinq cent vingt-quatre commandements valaient autant pour un faux Juif que six cent treize, et il passa à d'autres préoccupations.
Ibn Sina avait écrit sur tous les sujets. Pendant ses études, Rob lisait déjà beaucoup de ses ouvrages de médecine, mais il découvrait maintenant la diversité de son œuvre et l'en admirait davantage : musique et poésie, astronomie, métaphysique et « sagesse orientale », philologie, « intellect actif », et un commentaire général de l'œuvre d'Aristote... Prisonnier à la forteresse de Fardajan, il y avait composé plusieurs traités et terminé son Canon de médecine. On lui devait un guide philosophique, le Livre des directives, des réflexions sur l'âme humaine, sur l'« essence de la mélancolie », et même un manuel militaire que Rob regrettait de n'avoir pu lire avant l'expédition indienne.
Mais, encore et toujours, il parlait de l'islam, la foi héritée de son père, que toute sa science n'avait pu lui faire oublier. C'est pourquoi le peuple l'aimait. Sa propriété luxueuse et les bénéfices du calaat, son prestige dans le monde entier et la familiarité des rois, tout cela ne l'empêchait pas, comme le plus humble des hommes, de lever les yeux vers le ciel en s'écriant : « Il n'est pas d'autre Dieu que Dieu. Mahomet est le prophète de Dieu. » Chaque matin, avant la première prière, une foule se rassemblait devant sa maison : mendiants, mullahs, bergers, marchands, pauvres et riches, gens de toutes conditions. Le prince des médecins, avec son tapis de prière, venait faire ses dévotions parmi ses admirateurs, puis ils le suivaient jusqu'au maristan, marchant près de son cheval en psalmodiant des versets du Coran.
Plusieurs fois par semaine, ses élèves se réunissaient chez lui, généralement pour des lectures médicales. Al-Juzjani avait lu à haute voix pendant un quart de siècle le fameux Canon d'Ibn Sina, et Rob parfois lisait ainsi sa Shifa : La Guérison de l'erreur. Suivait une discussion animée ; non sans boire et plaisanter, on débattait de problèmes cliniques en des échanges passionnés et toujours éclairants.
« Comment le sang va jusqu'aux doigts ? criait, excédé, al-Juzjani, répétant la question d'un élève. Tu oublies ce que dit Galien : le cœur est une pompe qui pousse le sang !
– Ah ! disait alors Ibn Sina. Le vent aussi pousse la voile, mais comment le bateau trouve-t-il le chemin de Bahrein ? »
Rob, en partant, apercevait souvent l'eunuque Wasif caché dans l'ombre près de la porte de la tour sud. Un soir, derrière le mur de la propriété, il trouva sans surprise l'étalon gris de Karim, attaché et secouant impatiemment la tête. Comme il revenait prendre son cheval, qui lui, n'était pas caché, il vit au sommet de la tour une lumière jaune, vacillante, et se rappela sans envie ni regret que Despina aimait faire l'amour à la lueur de six chandelles.
« Il y a en nous, lui dit un jour Ibn Sina, une chose étrange – que certains appellent l'esprit et d'autres l'âme – qui a beaucoup d'effet sur notre corps et notre santé. J'en ai eu la preuve, étant jeune, à Boukhara, avant d'écrire mon étude sur le pouls. J'avais un patient de mon âge, Achmed, qui ayant perdu l'appétit maigrissait au point de désespérer son père, un riche marchand du pays. En l'examinant, je ne trouvai rien d'anormal ; mais, comme je m'attardais à bavarder en gardant mes doigts sur son poignet, je sentis s'accélérer son pouls quand je mentionnai mon village natal, Efsene : un tel frémissement que j'en fus effrayé.
« Je connaissais bien ce village et je commençai à en citer les rues, jusqu'à celle du Onzième-Imam, qui provoqua un nouveau tremblement. A force de l'interroger, j'appris qu'un artisan du cuivre vivait là avec ses trois filles, dont l'aînée, Ripka, était très belle. Alors, le pouls d'Achmed se mit à battre comme un oiseau blessé. J'en parlai à son père, disant que la guérison viendrait du mariage avec Ripka. En effet, tout fut arrangé et l'appétit revint peu après. La dernière fois que je l'ai vu, voici quelques années, c'était un homme heureux et gras.
« Galien nous apprend que le cœur et les artères battent au même rythme ; on peut donc juger du tout à partir d'un seul élément : un pouls calme et régulier est le signe d'une bonne santé. Mais j'ai appris grâce à Achmed qu'il peut aussi déceler l'agitation ou la paix de l'esprit. Le pouls est le messager qui ne ment jamais. »
Parmi tous les malades qui sollicitaient les soins d'Ibn Sina, le chah et son entourage avaient une place privilégiée. Rob fut appelé un matin au palais du Paradis pour Siddha, la femme du forgeron indien. C'était une femme avenante, aux cheveux grisonnants et, la famille étant bouddhiste, il put l'examiner sans enfreindre d'interdits. Elle avait apparemment un problème de régime. Rob apprit qu'aucun des Indiens du palais ne recevait en quantité suffisante le cumin, les poivres et autres épices auxquelles ils étaient habitués et dont dépendait leur digestion.
Il veilla désormais à la distribution des épices et, après avoir gagné le respect de certains mahouts en soignant les éléphants, il s'acquit aussi la reconnaissance des Vangalil. Il leur amena Mary et l'enfant, mais la sympathie qui les avait liés à Fara n'apparut pas ; les deux femmes se regardèrent avec froideur, et l'on en resta là.
Rob, en revanche, fasciné par le travail de Dhan, revint seul à la forge. Sur un trou profond dans le sol, Vangalil avait construit une sorte de four d'argile, doublé d'un mur de pierre et de boue ceinturé d'un boisage. D'un pas de large, il arrivait aux épaules en se rétrécissant vers le haut pour mieux concentrer la chaleur. Dhan fabriquait du fer en brûlant du charbon de bois et du minerai persan en couches alternées ; avec des soufflets en peau de chèvre, il réglait très précisément l'arrivée de l'air. Le mélange de charbon, de scories et de fer qu'il recueillait au bas du fourneau, et qu'il appelait la « fleur », devait être martelé et traité à nouveau pour donner un très bon fer forgé. Mais il était trop tendre. Il fallut le marier à de l'acier indien, dont on fit venir des barres à dos d'éléphant.
Suant parmi ses enclumes, ses pinces et ses marteaux, le maigre Indien martelait, coupait, tordait et martelait encore, comme un potier maniant l'argile ou une femme pétrissant le pain. Des générations d'artisans s'étaient transmis le secret de ces tours de main, qui restaient incompréhensibles au profane. Rob, par l'intermédiaire de Harsha, le mahout du roi, essayait de suivre le travail en posant une foule de questions.
Dhan fabriqua un cimeterre qu'il traita à la suie trempée de vinaigre de cédrat, et la lame, marquée par l'acide, prit une teinte bleue avec une sorte de filigrane ondoyant. Le fer forgé seul aurait été tendre et terne, l'acier indien fragile ; tandis que cette arme restait souple, avec un tranchant si acéré qu'il aurait coupé un fil lâché entre ciel et terre.
Rob refusa, non sans regret, le poignard qu'on lui offrait : il ne voulait plus de violence. Mais il ne put s'empêcher de montrer à Vangalil ses instruments de chirurgie. Une semaine plus tard, le forgeron lui en remit un jeu fait d'un acier exceptionnel. C'était un cadeau princier, qui durerait toute une vie. Il ne put exprimer sa joie qu'en serrant Dhan dans ses bras.
Il s'éloignait du palais quand il rencontra Ala revenant d'une partie de chasse, vêtu comme il l'avait vu la première fois après l'attaque de la panthère. Il arrêta son cheval et salua, espérant éviter une entrevue, mais Farhad, un instant plus tard, le rejoignit.
« Il veut vous voir.
– Ah ! Dhimmi, accompagne-moi un moment, dit le chah, ordonnant d'un geste à son escorte de rester en arrière. Je ne t'ai pas récompensé pour avoir servi la Perse. »
Rob fut surpris ; il pensait que ses services pendant la campagne indienne étaient oubliés depuis longtemps. Il y avait eu des promotions d'officiers, des pensions aux soldats. Karim avait reçu tant d'éloges publics du chah que les potins du marché lui attribuaient dès le lendemain les postes les plus prestigieux. Tout cela était du passé.
« Je pense pour toi à un nouveau calaat, avec une belle maison et des terres, une propriété digne d'une fête royale.
– Je ne mérite pas de calaat. Ce que j'ai fait était peu de chose en retour de tout ce que je vous dois. »
Peut-être aurait-il dû parler de son attachement au souverain, mais c'eût été trop demander, et d'ailleurs Ala l'écoutait à peine.
« Tu mérites une récompense.
– Alors je demande à Votre Majesté de me laisser vivre dans ma petite maison, où je suis à l'aise et heureux. »
Le chah lui jeta un regard dur et hocha la tête.
« Laisse-moi, dhimmi », dit-il en éperonnant son étalon blanc, qui bondit, toute l'escorte galopant derrière lui.
Rob, pensif, reprit le chemin du Yehuddiyyeh pour montrer à Mary les beaux instruments d'acier.
63. CONSULTATION À IDHAJ
L'HIVER fut précoce et rude en Perse, cette année-là. Un matin, le sommet des montagnes blanchit et le lendemain, des vents froids chargés de sel, de sable et de neige balayèrent Ispahan. Sur les marchés, on couvrait les étalages en attendant le printemps et, vêtus de peau de mouton jusqu'aux chevilles, on se chauffait aux braseros en commentant les exploits du roi. Mais le dernier scandale ne prêtait pas à rire.
Devant ses excès quotidiens, Qandrasseh avait chargé son adjoint, le mullah Musa ibn Abbas, de rappeler au chah que les boissons fortes, condamnées par Allah étaient interdites selon le Coran. Quand le délégué du vizir arriva, Ala buvait depuis des heures ; il écouta gravement, puis, comprenant le sens et le ton du propos, il descendit de son trône, s'approcha du mullah et, sans changer d'expression, lui versa du vin sur la tête jusqu'à la fin du sermon, trempant sa barbe et ses vêtements. Après quoi, il le congédia d'un geste, ruisselant et humilié.
Ce mépris des saints hommes d'Ispahan semblait annoncer la disgrâce de Qandrasseh et, le lendemain, les mosquées retentirent de sombres prophéties. Karim Harun vint consulter Ibn Sina et Rob.
« Il n'est pas toujours ainsi ; il peut être le meilleur des compagnons, et le plus courageux des guerriers. S'il est ambitieux, c'est pour la grandeur de la Perse. »
Ils l'écoutaient en silence.
« J'ai essayé de l'empêcher de boire...
– C'est le matin qu'il est le plus dangereux, quand il s'éveille malade des beuveries de la veille. Donne-lui une infusion de séné pour chasser les poisons et le mal de tête ; parsème ses aliments de poudre d'azurite, la pierre arménienne qui guérit la mélancolie. Mais rien ne le sauvera de lui-même. Quand il boit, évite-le autant que possible. Et prends garde à toi : favori du chah, on te considère comme le rival de l'imam et tu as maintenant des ennemis puissants.
– Tu dois mener une vie irréprochable, dit Rob en le regardant dans les yeux. Ils guettent ta moindre faiblesse. »
Il se rappelait sa propre honte quand il avait trompé son maître et devinait chez Karim, malgré l'amour et l'ambition, l'angoisse de la trahison. Quand son ami sortit, il lui rendit son sourire –comment résister à son charme ? –, mais il avait pitié de lui.
Le petit Rob J. ouvrait sans crainte ses yeux bleus sur le monde ; il commençait à ramper et à boire dans une tasse. Sur le conseil d'Ibn Sina, Rob lui donna du lait de chamelle, qu'il prit avec avidité malgré son odeur forte et ses traces de graisse jaune. Prisca cessa donc de l'allaiter, mais elle guettait Rob chaque matin quand il allait chercher le lait au marché arménien.
« Maître dhimmi ! Comment va mon petit garçon ? » criait-elle, et il lui répondait d'un lumineux sourire.
Avec le froid, beaucoup de patients souffraient de catarrhe et de douleurs. Négligeant la recette de Pline le Jeune contre le rhume : un baiser sur le museau poilu d'une souris, Ibn Sina préconisait une mixture où entraient une douzaine d'ingrédients pilés et pétris avec du miel : castoréum, férule et assas fœtida, graines de céleri, fenugrec, centaurée, opopanax, rue, graines de citrouille ; les résines étant au préalable macérées dans l'huile.
« C'est efficace s'il plaît à Dieu », disait le maître.
Dans l'enclos des éléphants, les mahouts habitués aux doux hivers indiens ne faisaient que renifler et tousser. Rob leur donna sans grand succès du fumeterre, de la sauge et de la pâte d'Ibn Sina ; le Spécifique du Barbier aurait été plus efficace. Les éléphants, moins vaillants qu'à la bataille, étaient enveloppés de couvertures.
« Mes pauvres enfants, dit Harsha, avant Buddha ou Brahma, Vichnou ou Shiva, ils étaient tout-puissants et mon peuple les vénérait. Maintenant, ils sont captifs et doivent nous obéir. »
Voyant Zi frissonner, Rob conseilla de faire boire aux bêtes des baquets d'eau chaude, car il avait beaucoup appris sur les éléphants à la maison de la Sagesse.
« Hannibal était un grand guerrier d'autrefois. Il avait traversé les Alpes, de terribles montagnes enneigées, avec son armée et trente-sept éléphants, sans en perdre un seul. Mais le froid et les rigueurs du voyage les avaient affaiblis et, un peu plus tard, dans des montagnes plus accessibles, ils moururent sauf un. C'est pourquoi vous devez veiller à tenir vos bêtes au chaud. »
Harsha approuva respectueusement.
« Savez-vous que vous êtes suivi, hakim ? dit-il à Rob stupéfait. Il est là-bas, assis au soleil. »
L'homme, recroquevillé dans sa peau de mouton, s'appuyait le dos au mur pour se protéger du vent froid.
« Il vous suivait déjà hier. Et même maintenant, il vous guette.
– Quand je partirai, peux-tu le suivre discrètement, pour savoir qui c'est ?
– Oui, hakim », dit Harsha, les yeux brillants.
Tard dans la soirée, il vint frapper à la porte.
« Il vous a suivi jusque chez vous, hakim. Alors je l'ai suivi à mon tour jusqu'à la mosquée du Vendredi. J'ai été très malin, il ne m'a pas vu. Il est entré chez le mullah avec son vieux cadabi, puis il est ressorti en robe noire pour aller à la mosquée au moment de la dernière prière. C'est un mullah. »
Rob le remercia chaleureusement et Harsha s'en alla. Aucun doute : ce mullah était envoyé par les amis de Qandrasseh. Informés de son entretien avec Ibn Sina et Karim, ils voulaient en savoir davantage sur ses rapports avec le futur vizir. Ils conclurent sans doute qu'il était inoffensif car, bien qu'il se tînt sur ses gardes, il ne découvrit plus d'espion.
Il faisait encore frais, mais le printemps approchait. Seuls les pics des montagnes violettes restaient enneigés, et dans le jardin les branches nues des abricotiers se couvraient de petits bourgeons noirs, tout ronds.
Un matin, deux soldats vinrent chercher Rob pour le conduire au palais. Dans la salle du trône, des courtisans bleus de froid se tenaient par petits groupes. Karim n'était pas là. Après la prosternation rituelle, le chah fit asseoir Rob devant l'échiquier ; sous le lourd tapis de la table, la chaleur qui montait du sous-sol était délicieuse. Ala, sans un mot, joua le premier.
« Ah ! Dhimmi, tu es devenu un vrai fauve », dit-il bientôt.
En effet, Rob avait appris à attaquer. Avec ses deux éléphants, il eut vite pris un chameau, un cheval et son cavalier, trois fantassins. Les assistants suivaient le jeu en silence. Certains étaient sans doute horrifiés et d'autres ravis qu'un infidèle européen semble en passe de battre le chah. Mais le roi était un maître en fait de fourberie et, trompant l'adversaire par le sacrifice de quelques pièces, il lui prit éléphants et cavaliers. Rob se défendit vaillamment jusqu'au bout.
Après sa victoire, saluée par les applaudissements des courtisans, Ala fit glisser de son doigt une lourde bague d'or qu'il passa à la main droite de Rob.
« Nous t'accordons aujourd'hui le calaat. Tu auras une demeure assez vaste pour un spectacle royal. »
Avec un harem, se dit Rob. Et Mary dans ce harem. Les nobles étaient tout oreilles.
« Je porterai cette bague avec fierté et gratitude, sire. Quant au calaat, je suis déjà comblé des bienfaits de Votre Majesté et je resterai dans ma maison. »
Le ton était respectueux mais trop ferme et il ne détourna pas assez vite son regard pour prouver son humilité. Tout le monde avait entendu la réponse du dhimmi.
Ibn Sina l'apprit le lendemain matin. Il n'avait pas en vain été deux fois vizir ; ses espions à la cour et dans le personnel du palais lui rapportèrent l'impair fatal de son assistant. Comme toujours en cas de crise, il prit le temps de réfléchir. Certes, sa présence à Ispahan ajoutait au prestige du monarque, mais son influence avait des limites et une intervention directe ne sauverait pas Jesse ben Benjamin. Au moment où il préparait une guerre où il jouerait ses rêves de puissance et d'immortalité, Ala ne pouvait tolérer le moindre obstacle à ses volontés. Jesse ben Benjamin devait mourir. Peut-être les ordres étaient-ils déjà donnés : il serait abattu dans la rue par des inconnus, ou arrêté et condamné par un tribunal islamique.
Ibn Sina connaissait depuis des années les méandres de l'esprit royal et savait ce qu'il fallait faire. Il réunit ce matin-là son équipe au maristan.
« Nous avons appris qu'à Idhaj certains patients ne sont pas en état de voyager jusqu'ici », dit-il. Ce qui était vrai. « C'est pourquoi, Jesse ben Benjamin, tu dois aller là-bas donner une consultation pour les soigner. »
Ils discutèrent ensuite des herbes et des drogues qu'il emporterait, des médicaments qu'on pouvait se procurer sur place et du passé médical des malades qu'ils connaissaient. Puis Jesse partit sans tarder.
Idhaj était à trois jours de voyage au sud ; la consultation durerait au moins autant. C'était plus qu'il n'en fallait à Ibn Sina pour agir. L'après-midi suivant, il se rendit au quartier juif.
Mary ouvrit la porte, l'enfant dans ses bras. Surprise et confuse de voir sur son seuil le prince des médecins, elle se ressaisit vite, le fit entrer avec courtoisie, offrit des gâteaux et du sherbet d'eau de rose à la cardamome. Il n'avait pas prévu l'obstacle de la langue : elle ne connaissait que très peu de mots persans. Il aurait voulu lui dire tant de choses : les dons de son mari, l'intérêt passionné que lui avait inspiré ce jeune étudiant étranger, manifestement créé par Dieu pour devenir médecin.
« Ce sera une lumière. Il est presque prêt, il s'en faut de peu. Mais tous les rois sont fous ; pour qui a le pouvoir, il n'est pas plus difficile de prendre une vie que de donner un calaat. Si vous fuyez maintenant, vous le regretterez toute votre vie ; il a déjà tant osé. Je sais qu'il n'est pas juif. »
Mary était de plus en plus tendue. Il essaya de parler hébreu, turc, arabe, grec, sans succès. Bien qu'érudit et linguiste, il connaissait peu les langues européennes. Essayant enfin le latin, il la vit réagir.
« Rex te venire ad se vult. Si non, maritus necabitur.
– Quid dicas ? Que dites-vous ? » demanda-t-elle.
Il répéta lentement en latin : le roi voulait qu'elle vienne, sinon son mari serait assassiné.
Elle le regardait fixement, laissant l'enfant s'agiter dans ses bras. Mais sur ce visage de pierre, Ibn Sina perçut la force qui l'habitait et son inquiétude cessa. Il se chargeait de tout et elle ferait ce qu'il fallait.
On vint la chercher en chaise à porteurs. Ne sachant que faire de Rob J., elle le prit avec elle, et les femmes du harem furent enchantées de l'accueillir. On la conduisit aux bains, non sans gêne ; Rob lui avait dit que c'était une obligation religieuse pour les musulmanes de supprimer leurs poils pubiens tous les dix jours à l'aide d'un dépilatoire à la chaux et à l'arsenic. Les aisselles étaient épilées ou rasées chaque semaine pour une femme mariée, tous les quinze jours pour les veuves et une fois par mois pour les vierges. On la regarda avec dégoût.
Après le bain, les femmes lui présentèrent trois plateaux de fards et d'aromates. Elle ne prit qu'un peu de parfum. Il lui fallut ensuite attendre dans une pièce à peine meublée : un large lit, des coussins, une cuvette pleine d'eau sur un meuble. Des musiciens jouaient quelque part. Le temps passant, elle eut froid et s'enveloppa d'une couverture.
Ala vint enfin. Elle était terrifiée. Et il sourit en la voyant emmitouflée. Puis, d'un doigt impatient, il lui ordonna de se découvrir et d'ôter sa robe aussi. Elle se savait plus mince que la plupart des Orientales, et les Persanes avaient tenu à lui dire que les taches de rousseur étaient un châtiment d'Allah pour la femme sans pudeur qui ne portait pas le voile.
Il toucha les lourds cheveux roux, les porta à ses narines et fit la grimace car ils n'étaient pas parfumés. Il parlait en persan, peut-être pour lui-même, sans qu'elle osât faire un geste qui aurait pu être mal interprété. Intrigué par sa toison de poils roux, il la froissa entre ses doigts comme pour essayer d'en effacer la couleur.
« Henna ? »
Cette fois, elle comprit et tenta vainement de lui dire que ce n'était pas du henné. Il ôta son unique vêtement, une tunique vague en coton. Il avait les bras musclés, le torse épais et un gros ventre, velu comme le reste du corps ; le pénis semblait plus petit que celui de Rob et plus brun.
Dans la chaise à porteurs, Mary avait un peu rêvé : elle le suppliait de lui épargner le péché d'adultère et, touché par ses larmes, il la renvoyait chez elle. Ou bien, élue entre toutes par un amant surnaturel, elle éprouvait la jouissance la plus voluptueuse de sa vie. Rien de tout cela dans la réalité. Il toucha à peine la pointe de ses seins raidie par le froid et la poussa sur le lit. La peur et la répulsion pour l'homme qui avait voulu tuer son mari défendaient son corps qu'aucune caresse n'avait échauffé. Ala manquant de vigueur finit par asperger d'huile avec irritation le sexe de cette femme inerte aux yeux fermés. II ne s'était pas lavé et la besognait médiocrement en gémissant comme s'il s'ennuyait. Très vite, après un léger sursaut et un grognement fort peu royal, le roi des rois fila sans un regard ni un mot.
Humiliée, ne sachant que faire, elle se refusait à pleurer. Les femmes vinrent enfin la chercher pour rendre à son fils et la renvoyer chez elle en chaise à porteurs, avec un sac de melons verts. En arrivant au Yehuddiyyeh, elle voulut les laisser au bord de la route puis y renonça. Les melons du marché ne valaient rien car, conservés tout l'hiver dans des grottes, ils étaient souvent gâtés. Ceux-ci étaient superbes, mûrs à point pour le retour de Rob, et d'une saveur exceptionnelle.
64. LA JEUNE BÉDOUINE
ETRANGE. Entrer au maristan, ce lieu frais et sacré, avec ses odeurs de maladies et de médicaments, ses gémissements, ses cris, son affairement, faisait toujours battre le cœur de Rob. Entrer au maristan et découvrir derrière soi, comme des petites oies suivant leur mère, toute une file d'étudiants. On le suivait, lui, qui, hier encore, suivait les autres.
Ecouter un étudiant faire l'historique d'un cas, s'arrêter près d'un malade pour parler avec lui, l'examiner, flairant la maladie comme le renard un œuf, en cherchant à déjouer les ruses de ce sacré Chevalier noir. Enfin discuter en groupe des opinions souvent sans intérêt, parfois géniales. Un enseignement pour les étudiants et pour Rob une chance, au cours de tels échanges, de découvrir une conclusion qui aurait pu lui échapper.
A la demande pressante d'Ibn Sina, il donna des cours, qui furent suivis, mais il ne se sentit jamais à l'aise, transpirant sur des exposés laborieusement préparés, conscient de son personnage de grand Anglais au nez cassé et de son accent, même maintenant qu'il parlait couramment. Il écrivit aussi un court article sur le vin dans le traitement des blessures, mais n'en tira aucun plaisir, même quand, terminé et transcrit, l'essai fut déposé à la bibliothèque. Il savait qu'il devait transmettre son savoir comme on le lui avait transmis, mais Mirdin avait tort : Rob n'avait pas d'ambition. Il ne s'instruisait que pour éclairer son action. Le défi, pour lui, chaque fois qu'il prenait les mains d'un patient, c'était cette même magie qu'il avait ressentie quand il avait neuf ans.
Un matin, une jeune fille nommée Satira arriva au maristan, amenée par son père, un fabricant de tentes bédouin. Très malade, elle avait des nausées, vomissait et souffrait de douleurs violentes dans la partie droite du ventre, qui était dure au toucher, C'était le « mal de côté » qu'on ne savait toujours pas soigner. Elle gémissait et pouvait à peine répondre aux questions que lui posait Rob dans l'espoir de découvrir enfin une piste. Il la purgea, essaya les cataplasmes chauds, les compresses froides, et en parla le soir à sa femme en lui demandant de prier pour elle.
Mary s'attrista de ce qu'une adolescente fût frappée du même mal que James Cullen. Et elle pensa aussi à la tombe délaissée de son père, près de l'oued d'Ahmad, à Hamadhan.
Le lendemain matin, Rob fit une saignée à la jeune Bédouine, lui donna des drogues et des herbes, mais tout fut inutile. Fébrile, les yeux vireux, elle se fanait comme une feuille après la gelée. Le troisième jour, elle mourut.
Il reprit soigneusement les détails de sa courte vie. Bien portante jusqu'aux douloureuses crises qui l'avaient tuée, c'était une fille de douze ans qui venait tout juste d'avoir ses premières règles... Qu'avait-elle de commun avec un petit garçon et un homme d'un certain âge comme son beau-père ? Pourtant, tous trois étaient morts exactement de la même façon.
La brouille entre Ala et son vizir devint en quelque sorte officielle lors de l'audience du chah. L'imam était assis, selon l'usage, sur un trône plus petit, juste à la droite du roi, mais il s'adressait à lui avec une courtoisie glaciale qui n'échappa à personne.
Ce soir-là, Rob était chez Ibn Sina devant l'échiquier, mais c'était plus une leçon qu'un duel, comme si un adulte jouait avec un enfant. Ibn Sina semblait avoir conçu toute la partie d'avance et déplaçait ses pièces sans hésitation. Rob ne put résister, mais il perçut la nécessité d'un plan d'action et les prévisions réfléchies devinrent vite une partie de sa propre stratégie.
« On se rencontre par petits groupes dans les rues et sur les places pour parler à voix basse, dit-il.
– Les gens s'inquiètent quand les prêtres d'Allah entrent en conflit avec le seigneur du palais. Ils craignent que la querelle ne détruise le monde, Mais ça passera, comme toujours, et ceux qui sont bénis de Dieu survivront », conclut le maître en prenant un guerrier avec son cavalier.
Ils jouèrent un moment en silence puis Rob parla de la mort de Satira, la jeune Bédouine et des deux autres cas d'affection abdominale qui l'obsédaient.
« Ma mère aussi s'appelait Satira », soupira le médecin-chef. Mais il n'avait pas d'explication à proposer : « Il y a beaucoup de réponses que nous ignorons.
– Nous ne saurons rien si nous ne cherchons pas. »
Ibn Sina préféra changer de sujet. Le chah envoyait en Inde des marchands pour acheter de l'acier ou du minerai. Vangalil n'en avait plus et ne pouvait pas fabriquer les lames bleues que le roi appréciait tant. Ils devaient en rapporter toute une caravane, même s'il fallait aller jusqu'au bout de la route de la soie.
« Qu'y a-t-il au bout de la route de la soie ?
– Un immense pays, le Chung-Kuo.
– Et au-delà ?
– De l'eau, les océans, dit Ibn Sina en haussant les épaules.
– Des voyageurs m'ont dit que le monde était plat et entouré de feu. Celui qui s'y risquerait y périrait car c'est l'enfer.
– Des racontars ! Ce n'est pas vrai. J'ai lu qu'au-delà des terres habitées tout n'est que sable et sel comme dans le Dacht-i Kevir. On dit aussi qu'une grande partie du monde est couverte de glace. Qu'y a-t-il au-delà de ton pays ?
– La Grande-Bretagne est une île ; après c'est l'océan puis le Danemark, pays des Normands, d'où vient notre roi. Plus loin, de la glace, paraît-il.
– C'est la même chose au nord de la Perse, après Ghazna et la terre des Russes. Oui, la glace doit recouvrir une grande partie du monde. Mais il l'y a pas d'enfer au bout car les hommes qui réfléchissent ont toujours su que la terre est ronde comme une prune. Tu as voyagé en mer : quand tu aperçois un navire au loin, c'est d'abord le haut du mât qui apparaît à l'horizon, puis le reste au fur et mesure qu'il avance en suivant la surface courbe lu monde. »
Il termina la partie en prenant le roi de son adversaire, presque machinalement, et fit apporter sherbet de vin et un bol de pistaches. Puis on parla de Ptolémée. Rob n'avait appris d'astronomie que ce qu'il fallait pour la madrassa.
« Un Grec de l'Antiquité qui a travaillé en Egypte ?
– Exact. Il a écrit que le monde est rond, suspendu sous le firmament concave, au centre de l'univers ; et autour, tournent le soleil et la lune, faisant le jour et la nuit.
– Mais cette balle, sous sa surface de terre, de mers, de montagnes et de déserts, de forêts et de glace, est-elle creuse ou pleine ? De quoi est fait l'intérieur ?
– Nous n'en savons rien, dit le vieil homme en souriant. La terre est vaste, tu le sais, toi qui as tant voyagé. Nous autres petits hommes ne creuserons jamais assez pour le découvrir.
– Mais si l'on pouvait y aller voir, le feriez-vous ?
– Certes oui !
– Pourtant vous pourriez observer l'intérieur du corps humain et vous ne le faites pas.
– L'humanité doit suivre des règles sous peine de retourner à la sauvagerie. L'une de ces règles interdit la mutilation des morts, qui ressusciteront un jour du tombeau, à l'appel du Prophète. La même interdiction existait chez les Grecs, au temps de Galien ; Juifs et chrétiens partagent cette horreur de la dissection. Après tout ce que tu as fait pour devenir médecin, respecte les lois religieuses et l'opinion générale des hommes. Sinon, le pouvoir te détruira. »
Rob rentra chez lui en observant le ciel. Il ne reconnut que la lune, Saturne et peut-être Jupiter, dont l'éclat se distinguait du scintillement des étoiles. Il se dit qu'Ibn Sina n'était pas un demi-dieu, mais un érudit vieillissant, pris entre la médecine et la foi dans laquelle on l'avait élevé. Il ne l'aimait pas moins, avec ses limites humaines, mais se sentait un peu berné, tel un enfant qui découvre les faiblesses de son père.
Il s'occupa du cheval brun puis se coucha sans bruit près de Mary qui dormait.
Elle se leva dans la nuit et sortit pour vomir. Inquiet, car la maladie de Cullen avait commencé ainsi, il l'examina, mais le ventre était souple et le pouls normal. Ils retournèrent au lit et elle cria deux fois son nom, comme dans l'angoisse d'un cauchemar. Surpris, il lui caressa la tête et la réconforta.
« Je suis là, Mary. Je suis là, mon amour. »
Il lui parlait tendrement, en anglais, en persan, dans la Langue. Elle l'appela une fois encore un peu plus tard, soupira et prit sa tête dans ses bras. La joue contre la douce poitrine de sa femme, Rob s'endormit enfin, bercé par le battement régulier e son cœur.
65. KARIM
DES pousses vertes sortaient partout de terre sous le chaud soleil. C'était le printemps à Ispahan. Les oiseaux traversaient le ciel, portant des brins de paille pour construire leurs nids. Le Fleuve de la Vie, gonflé des eaux des ruisseaux et des oueds, était en crue. Rob croyait tenir dans ses mains celles de la nature qui lui transmettaient son infinie, son éternelle vitalité. Les nausées de Mary s'étaient répétées et il comprit qu'elle était enceinte ; il en fut heureux mais elle devint morose et plus irritable qu'auparavant. Il s'occupa davantage de son fils, dont le petit visage s'éclairait en le voyant. Il inventait des jeux puérils et l'enfant riait aux éclats. La semaine où il fit ses premiers pas, il dit aussi son premier mot. Rob était un père comblé.
Un après-midi, il persuada Mary de l'accompagner à pied au marché arménien. Il posa Rob J. devant la boutique du marchand de cuir, mari de Prisca, et la nourrice poussa des cris de joie en voyant marcher le petit garçon, qu'elle prit dans ses bras. Aucune femme n'était devenue l'amie de Mary, mais on s'était habitué à l'Européenne et chacun les saluait. Plus tard, tandis qu'elle préparait le pilah et que Rob taillait les abricotiers, deux petites filles du boulanger vinrent jouer avec son fils.
Apprenant un jour qu'al-Juzjani consacrait son cours à la dissection d'un porc, il tint à y assister. L'animal était un sanglier aux défenses de jeune éléphant et qui empestait. Mais son estomac nourri de céréales dégageait surtout l'odeur aigre de la bière en fermentation. Rob avait appris que toute odeur a son intérêt car elle raconte une histoire. Il fit toutes les investigations possibles dans le corps de la bête sans trouver rien qui concernât les affections abdominales, et al-Juzjani, plus soucieux de son cours que des préoccupations du jeune hakim, s'irrita du temps qu'il y passait.
Rob alla ensuite voir Ibn Sina au maristan et comprit au premier coup d'œil qu'un malheur était rivé.
« Ma Despina et Karim Harun... Ils ont été arrêtés. »
Le maître semblait atterré, bouleversé, vieilli.
Comme on pouvait le craindre depuis longtemps, ils étaient accusés d'adultère et de fornication. Les agents de Qandrasseh avaient suivi Karim surpris les amants dans la tour.
« Et l'eunuque ? » demanda Rob. Aussitôt il se rendit compte, devant le regard d'Ibn Sina, de ce qu'il avait pu trahir dans cette simple question ; mais le vieil homme secoua la tête.
« Il est mort. Ils ne pouvaient pas entrer sans le tuer d'abord par surprise.
– Que peut-on faire pour Karim et Despina ?
– Le chah seul peut les aider. Il faut présenter une requête. »
Dans les rues, les gens détournaient la tête pour ne pas humilier Ibn Sina de leur pitié. Au palais, le capitaine des Portes, au lieu de les introduire auprès du roi, les fit attendre dans une antichambre et revint bientôt en disant qu'on regrettait de ne pouvoir les recevoir aujourd'hui.
« Nous attendrons. Il se présentera peut-être une occasion. »
Farhad sourit, manifestement ravi de voir tomber les puissants. Ils attendirent en vain tout l'après-midi, puis Rob accompagna le maître chez lui. Le matin, ils retournèrent au palais, mais il était clair qu'Ala ne voulait pas les voir. Ibn Sina parlait peu ; une fois il soupira :
« Elle avait toujours été comme une fille pour moi... »
Il était, pensait-il, plus facile pour le roi de minimiser le coup d'audace du vizir que de l'attaquer de front.
« Il lui abandonne Karim, dit Rob, comme au jeu du chah il laisse prendre une pièce dont il peut se passer.
– Il y aura une audience dans deux jours. Je demanderai en public la clémence du chah. Je suis le mari, Karim est son favori et le héros du chatir. Il pourra faire grâce en feignant de céder au vœu de ses sujets. »
Mais en quittant le palais ils rencontrèrent al-Juzjani qui les attendait. Il apportait de mauvaises nouvelles : Karim et Despina avaient été jugés par la cour islamique sur le témoignage de trois mullahs. Pour éviter la torture, sans doute, ils ne s'étaient pas défendus. Le mufti les avait condamnés à mort. Ils seraient exécutés le lendemain matin.
« Despina sera décapitée et Karim éventré. »
Ils se regardèrent, en plein désarroi. Rob espérait encore, mais Ibn Sina secoua la tête.
« Nous ne pouvons pas éviter la sentence, mais seulement leur rendre la mort moins dure.
– Alors il faut agir, dit calmement al-Juzjani. Payer des complaisances, et substituer un médecin qui ait notre confiance à l'étudiant de service à la prison du kelonter. »
Rob frissonna malgré la douceur de l'air printanier.
« J'irai », dit-il.
Il ne dormit pas cette nuit-là. Levé avant l'aube, il se rendit à cheval, par les rues encore sombres, jusqu'à la demeure d'Ibn Sina. Il n'apercevrait plus Wasif dans l'ombre ; la chambre de la tour était sans lumière et sans vie. Le maître lui remit une cruche de jus de raisin.
« Il est fortement mêlé d'opiacés et de poudre de chanvre indien pur, du buing. C'est là le risque : il faut en boire beaucoup, mais si l'un des deux en prend trop et ne peut plus marcher quand on viendra le chercher, tu mourras avec eux.
– A la grâce de Dieu, dit Rob avec un signe de tête.
– A la grâce de Dieu. »
La sentinelle de la prison, à qui il se présenta comme le médecin, lui fit donner une escorte. Au quartier des femmes, on entendait une prisonnière chanter et sangloter alternativement. Non, ce n'était pas Despina. Dans sa petite cellule, elle attendait, ni lavée ni parfumée, ses cheveux pendant en mèches éparses. Son joli corps menu disparaissait sous une robe noire, malpropre. Il posa la cruche de buing, s'approcha d'elle et leva son voile.
« Je t'ai apporté quelque chose à boire. »
Pour lui, elle resterait toujours la femina, à la fois sa sœur Anne Mary, sa femme et la putain du maidan. Toutes les femmes du monde. Il vit des larmes dans ses yeux mais elle refusa le breuvage.
« Il faut boire, cela t'aidera. »
Elle secoua la tête. « Je serai bientôt au paradis », semblaient dire ses yeux terrifiés.
– Donne-le-lui », murmura-t-elle, et il lui dit adieu.
Les pas du soldat résonnaient dans le couloir. On descendit quelques marches puis une cellule s'ouvrit dans une autre galerie. Karim était pâle. Ils s'étreignirent très fort.
« Elle est... ?
– Je l'ai vue, elle va bien.
– Je ne lui avais pas parlé depuis des semaines. C'était juste pour entendre sa voix, tu comprends ? J'étais sûr de n'être pas suivi ce jour-là. »
Sa bouche tremblait. Il prit la cruche, but longuement et la rendit vide aux deux tiers.
« Ça va agir tout de suite. Ibn Sina l'a préparé lui-même.
– Ce vieil homme que tu vénères et que j'ai souvent rêvé d'empoisonner pour l'avoir, elle, toute à moi...
– Tout homme a de mauvaises pensées, mais tu ne l'aurais jamais fait. Tu comprends ? »
Il sentait, sans savoir pourquoi, que Karim devait absolument le croire avant que le narcotique ne fasse son effet. Il le regardait anxieusement : s'il en avait trop bu et que la drogue agît trop vite, le tribunal ferait exécuter un second médecin. Les yeux se voilèrent ; Karim ne dormait pas mais il restait silencieux. Enfin on entendit des pas.
« Karim !
– C'est maintenant ?
– Pense au chatir, rappelle-toi le plus beau jour de ta vie. »
La porte s'ouvrit : trois soldats et deux mullahs.
« Zaki-Omar aurait pu être un autre homme », dit Karim en adressant à son ami un sourire absent.
Un soleil éclatant illuminait le cour. Dernière cruauté : c'était une douce et belle matinée. Les genoux de Karim fléchissaient, mais on pouvait penser que c'était de peur. Au-delà de la double rangée de carcans, obsession de ses cauchemars, Rob vit quelque chose d'horrible, sur le sol souillé de sang, près d'une forme vêtue de noir. Mais les mullahs seraient déçus : Karim ne voyait plus rien.
Le bourreau était un homme trapu aux gros bras et au regard indifférent. L'argent d'Ibn Sina avait payé sa force, sa dextérité et la plus fine de ses lames. Il frappa droit au cœur et la mort fut instantanée. Rob n'entendit qu'un long soupir, comme un regret.
Il fît porter au cimetière, hors des murs de la ville, les corps de Karim et de Despina, et paya généreusement pour qu'on dît des prières sur leurs tombes. Quand tout fut fini, il but ce qui restait dans la cruche et laissa le cheval brun le ramener sans le guider. En passant devant le palais, dont les oriflammes multicolores flottaient sous la brise, avec ses sentinelles dont les armes étincelaient au soleil, il se rappela la voix d'Ala : « Nous sommes quatre amis... »
Brandissant le poing, il cria :
« Traître ! »
Sa voix roula jusqu'aux remparts et aux gardes médusés, qui regardaient le poing levé, la cruche de vin, les rênes lâches.
« Qui est-ce ? demanda l'officier de garde à l'un des soldats.
– Je crois que c'est le hakim Jesse, le dhimmi. »
L'officier savait que cet homme, après la campagne indienne, était resté en arrière pour soigner les blessés.
« Il a l'air complètement ivre, dit-il en riant. Mais ce n'est pas un mauvais bougre. Laissez-le. »
Et ils regardèrent le cheval brun mener le médecin vers les portes de la ville.
66. LA CITÉ GRISE
IL était donc le seul survivant de l'équipe médicale d'Ispahan. Il pensait avec rage et tristesse que Mirdin et Karim étaient maintenant sous terre, mais par contraste leur mort lui faisait goûter la vie comme un baiser d'amour. Il la savourait à chaque instant, par tous ses pores, tous ses organes ; avec sa femme au gros ventre et son enfant qu'il mordillait en jouant et faisait rire aux larmes.
La ville, pourtant, était devenue sinistre. Si Allah et l'imam Qandrasseh avaient pu abattre le héros du chatir, comment les gens du commun oseraient-ils enfreindre les lois islamiques imposées par le Prophète ? Donc, plus de prostituées, plus de tapage la nuit sur les places. Les mullahs patrouillaient par deux dans les rues, à l'affût d'un visage insuffisamment voilé, d'un homme trop lent à se mettre en prières dès le premier appel du muezzin, d'un tavernier assez fou pour vendre du vin. Même les femmes du quartier juif, qui couvraient toujours leurs cheveux, commencèrent à porter le lourd voile des musulmanes.
Certains regrettaient en privé la musique et la gaieté des nuits passées, mais d'autres s'en félicitaient. Au maristan, le hadji Davout Hosein rendait grâce à Allah : « La mosquée et l'Etat sont nés des mêmes entrailles et ne doivent jamais être séparés. »
Le matin, les fidèles d'Ibn Sina venaient plus nombreux que jamais se joindre à ses dévotions, mais, en dehors des heures de prière, il restait invisible. Plongé dans le deuil et l'introspection, il ne venait plus au maristan ni pour enseigner ni pour soigner ses malades. Ceux qui refusaient d'être touchés par un dhimmi s'adressaient à al-Juzjani mais ils étaient rares, et Rob s'occupait de tous les autres, en plus de ses propres responsabilités.
Un jour, à l'hôpital, il vit arriver un vieil homme décharné, à l'haleine puante et aux pieds sales. Qasim Ibn Sina avait des jambes d'échassier aux genoux en boule et une touffe mitée de barbe blanche. Il ne savait pas son âge et n'avait pas de domicile, ayant travaillé presque toute sa vie d'une caravane à l'autre. Pas de famille non plus, mais Allah veillait sur lui.
« J'ai voyagé partout, maître.
– Jusqu'en Europe, d'où je viens ?
– Presque partout. Je suis arrivé hier avec une caravane de laine et de dattes venant de Qom. En chemin, la douleur m'a frappé comme un djinn maléfique.
– Ou avais-tu mal ? »
Qasim, avec un grognement, montra son côté droit.
« Tu as eu des haut-le-cœur ?
– Seigneur, je n'arrête pas de vomir et je me sens terriblement faible. Mais Allah m'a parlé pendant mon sommeil ; il disait que par ici il y avait quelqu'un qui me guérirait. J'ai demandé en me réveillant et on m'a envoyé au maristan. »
On le conduisit à une paillasse où il fut lavé et nourri légèrement. C'était la première affection abdominale que Rob pouvait observer dès le début. Allah savait peut-être ce qu'il fallait faire, mais lui non. Il passa des heures à la maison de la Sagesse où Yussuf ul-Gamal, le vénérable bibliothécaire, offrit de l'aider en cherchant les écrits des anciens qui avaient ouvert un ventre d'homme avant l'interdiction. Al-Juzjani, consulté en l'absence d'Ibn Sina, avait éludé la question avec impatience : on mourait souvent de cette maladie, mais parfois la douleur cessait et l'on renvoyait le patient chez lui. Elle disparut aussi chez Qasim au bout de quelques jours, mais Rob ne voulait pas le laisser partir.
« Où iras-tu ?
– Je trouverai une caravane, hakim, c'est un foyer pour moi.
– Tous ceux qui viennent ici ne repartent pas, quelques-uns meurent, tu le sais ?
– Tous les hommes doivent mourir un jour, dit Qasim sérieusement.
– Laver les morts et les préparer pour l'inhumation, c'est servir Allah. Pourrais-tu t'en charger ?
– Oui, hakim. Allah, qui m'a conduit ici, veut sans doute que j'y reste. »
Il y avait une petite pièce près des deux salles qui servaient de morgue. Ils la nettoyèrent ensemble et Qasim s'y installa.
« Tu prendras tes repas ici quand les malades seront nourris et tu pourras aller aux bains du maristan. »
Avec une paillasse, une lampe d'argile et son tapis de prière, le vieux déclara que c'était le plus beau foyer qu'il ait jamais eu.
Deux semaines passèrent avant que Rob trouve le temps de retourner à la maison de la Sagesse. Il apportait en cadeau un panier de dattes du désert ; les marchands proposaient de superbes pistaches, mais le vieux bibliothécaire n'avait plus assez de dents pour les mâcher. Ils s'assirent dans la salle déserte à cette heure tardive.
« Je suis remonté dans le temps, dit Yussuf, jusqu'à l'Antiquité. L'interdiction d'ouvrir les morts existait même chez les Egyptiens, pourtant célèbres embaumeurs.
– Comment pouvaient-ils préparer les momies ?
– C'étaient des hypocrites. Ils faisaient endosser le péché par les paraschites méprisés, payés pour pratiquer l'incision interdite, au risque d'être lapidés.
– Ont-ils étudié les organes qu'ils retiraient ? Laissé des observations écrites ?
– En cinq mille ans, ils ont dû éventrer des millions d'êtres humains morts de toutes sortes de maladies, mais rien ne prouve qu'ils aient examiné les viscères avant de les jeter ou de les enfermer dans des vases d'argile ou d'albâtre. Chez les Grecs, c'était différent. Neuf cents ans avant la naissance de Mahomet, Alexandre le Grand conquit le monde antique et créa la ville qui porte son nom, entre la Méditerranée et le lac Maréotis. Après lui, le roi Ptolémée II dota Alexandrie d'une grande bibliothèque, d'un musée et de la première université du monde ; son école de médecine attirait les meilleurs étudiants de tous les pays et, pendant trois cents ans, on étudia l'anatomie en pratiquant la dissection.
– On peut donc lire leurs descriptions des affections internes ?
– Non, car tout a disparu quand les légions de César ont saccagé la ville. Seul Celsus, rassemblant le peu qui restait dans son ouvrage, De re medicina, y consacre quelques lignes, que tu connais, à cette " maladie du gros intestin ".
– Comment expliques-tu qu'on doive aux Grecs ce bref moment de l'Histoire où les médecins ont pu ouvrir les corps ?
– Ils n'avaient pas un Dieu unique et tout-puissant pour leur interdire de profaner sa création ; mais des dieux et des déesses faibles, débauchés et querelleurs. »
Yussuf cracha dans sa paume ses noyaux de dattes et sourit avec indulgence.
« Ils pouvaient bien disséquer, hakim. Ce n'étaient que des barbares, après tout. »
67. DEUX NOUVEAUX VENUS
MARY ne pouvait plus monter à cheval car sa grossesse était très avancée, mais elle faisait ses courses à pied, en conduisant l'âne sur lequel elle installait le petit Rob J. avec ses achats. Au marché arménien, Prisca était toujours heureuse de partager avec eux un sherbet et du pain chaud, mais ce matin-là elle était particulièrement volubile et Mary, qui trouvait décidément le persan bien difficile, ne comprit que quelques mots : « Etranger... Venu de loin. Comme le hakim. Même que toi. »
Le soir, elle raconta l'incident à Rob, qui avait lui aussi appris au maristan qu'un Européen était arrivé à Ispahan.
« De quel pays ? demanda Mary.
– D'Angleterre. C'est un marchand. »
Mary rougit, ses yeux brillèrent et elle porta instinctivement une main à sa poitrine.
– Pourquoi ne l'as-tu pas vu tout de suite ? Tu sais où il est ?
– Il habite le quartier de Prisca. On dit qu'il tenait d'abord à vivre chez les chrétiens, mais, voyant les taudis arméniens, il s'est empressé de louer une maison plus confortable à un musulman.
– Il faut lui écrire. L'inviter à dîner.
– Je ne sais même pas son nom.
– Paie un messager. Au quartier arménien, n'importe qui le renseignera. Rob ! Il doit avoir des nouvelles de là-bas ! »
La dernière chose qu'il souhaitait était bien ce contact avec un Anglais chrétien, mais il ne pouvait refuser à Mary l'occasion d'entendre parler d'un pays plus cher à son cœur que la Perse. Il s'assit donc pour écrire la lettre.
« Je suis Charles Bostock. »
Rob se le rappela au premier coup d'œil. Revenant à Londres, autrefois avec le Barbier, ils avaient voyagé deux jours dans la caravane de Bostock, chargée de sel d'Arundel, et ils avaient jonglé devant le marchand.
« Jesse ben Benjamin, médecin à Ispahan.
– Votre invitation était en anglais, et vous parlez aussi ma langue ? »
Rob répondit, comme il l'avait toujours fait en Perse, qu'il avait grandi à Leeds. Il était plus amusé qu'inquiet. En quatorze ans, le chiot était devenu un chien bien étrange, se dit-il, et il était peu probable que Bostock reconnaisse le petit jongleur dans ce médecin juif de haute taille.
« Voici ma femme Mary, une Ecossaise du Nord. »
Elle avait voulu se faire belle malgré son gros ventre et portait sur ses cheveux roux un bandeau brodé, orné d'un pendentif de petites perles qui dansait entre ses sourcils. Bostock avait toujours ses longs cheveux noués d'un ruban, mais ils étaient maintenant plus gris que blonds, et son habit de velours rouge semblait trop chaud pour le climat et trop fastueux pour la circonstance. Son regard inquisiteur évaluait à son prix le moindre objet de la maison, considérant avec curiosité et dégoût le Juif barbu et basané, la Celte rousse sur le point d'accoucher et l'enfant endormi, témoignage supplémentaire de cette honteuse union.
Mais, comme ils étaient tous trois heureux de parler anglais, la conversation devint très animée et Bostock dut répondre à une foule de questions, bien que ses nouvelles fussent vieilles de deux ans. Londres était prospère, le roi Canute était mort, comme aussi Robert, duc de Normandie.
« Ce sont des bâtards qui règnent désormais des deux côtés de la Manche : en Normandie, Guillaume, un fils illégitime de Robert, qui n'est encore qu'un enfant ; en Angleterre, Harold Harefoot, fils reconnu d'une liaison de Canute avec une femme obscure de Northampton. »
Ils avaient faim de nouvelles du pays, mais l'odeur du repas préparé par Mary les ramena à d'autres nourritures et le regard de Bostock se réchauffa quelque peu. Il y avait une paire de faisans, farcis à la persane de riz et de raisins et cuits longtemps à petit feu, une salade d'été, des melons sucrés, une tarte aux abricots et au miel. Enfin, luxe coûteux et dangereux, ils avaient fini par obtenir au marché juif une outre de vin rosé, que Hinda terrifiée leur avait vendue trois fois son prix et qu'on avait rapportée cachée dans un sac de grain.
Bostock comptait repartir peu de jours après pour l'Europe.
« J'allais à Constantinople pour les affaires de l'Eglise et je n'ai pu m'empêcher de continuer vers l'est. Le roi d'Angleterre anoblit tout marchand qui ose trois grands voyages pour ouvrir au commerce anglais les pays étrangers. J'ai pensé à la route de la soie et finalement je rapporte de Perse des tapis et des tissus précieux. Mais le profit est mince car il me faut entretenir une petite armée pour tout rapporter sans risque en Angleterre. »
Rob pensait trouver des rapprochements entre leurs itinéraires, mais le marchand était d'abord passé par Rome.
« Combinant mes affaires avec une mission pour l'archevêque de Canterbury, j'ai vu au palais du Latran le pape Benoît IX qui m'a commandé, au nom du Christ, de porter à Constantinople des lettres papales pour le patriarche Alexis.
– Légat du pape ! s'écria Mary.
– Moins un légat qu'un messager, rectifia Rob sèchement, voyant Bostock ravi d'éblouir sa femme.
– Depuis six cents ans, l'Eglise d'Orient s'oppose celle de Rome, qu'on déteste à Constantinople, où Alexis est tenu pour l'égal du pape. Ses prêtres barbus sont mariés ! Ils ne prient ni Jésus ni Marie et n'ont pas le respect de la Sainte Trinité. »
Rob quitta la pièce quelques instants pour aller chercher du vin et entendit avec surprise les questions de Bostock à Mary.
« Vous êtes chrétienne ? Pourquoi êtes-vous engagée avec ce Juif ? Avez-vous été prise par des pirates ? des musulmans ? Vous a-t-il achetée ?
– Je suis sa femme », dit-elle fermement.
Dans la salle voisine, Rob eut un sourire sans joie : tel était le mépris de cet Anglais pour lui qu'il ne prenait même pas la peine de baisser la voix.
« Je peux vous emmener dans ma caravane avec l'enfant. Vous aurez une litière et des porteurs jusqu'à ce que vous puissiez monter à cheval, près l'accouchement.
– C'est impossible, maître Bostock. J'appartiens mon mari, heureuse et de mon plein gré », dit Mary, tout en le remerciant d'un ton froid.
Il répondit gravement que c'était son devoir de chrétien. Il espérait que tout homme en ferait autant pour sa fille si jamais, Dieu l'en préserve !, elle se trouvait dans la même situation.
Rob Cole revint, brûlant de se jeter sur Bostock, mais Jesse ben Benjamin respecta l'hospitalité orientale, et versa du vin à son hôte au lieu de l'étrangler. La conversation, tendue, s'éteignit peu à peu ; le repas fini, le marchand prit congé. Restés seuls, Rob et Mary, chacun plongé dans ses propres réflexions, débarrassèrent la table des restes du repas.
« Rentrerons-nous jamais chez nous ? demanda-t-elle.
– Bien sûr !
– Bostock n'était pas ma dernière chance ?
– Je te le jure.
– Il a raison de payer une escorte pour le protéger. La route est si dangereuse... Deux enfants pourront-ils survivre à un si long voyage ?
– A partir de Constantinople, nous serons des chrétiens et nous trouverons une caravane sûre.
– Et d'ici à Constantinople ? »
Il l'aida à s'allonger et la tint serrée contre lui comme une enfant.
« J'ai appris un secret en voyageant jusqu'ici. Je resterai Jesse ben Benjamin et nous serons pris en charge par les villages juifs les uns après les autres, nourris, logés, protégés et guidés, comme celui qui traverse une rivière dangereuse, avec prudence, pierre après pierre. »
Il aimait dormir tout contre ce large ventre où l'on sentait bouger l'enfant. Une nuit, l'impression d'une chaleur humide le réveilla : Mary perdait les eaux. Il courut chercher Nitka la sage-femme et la ramena par les rues obscures à la lueur d'une torche, suivie de ses deux fils qui portaient la chaise d'accouchement. On l'installa près du foyer, où Rob alluma du feu car la nuit était fraîche, et Mary s'assit, toute nue, comme sur un trône. Le petit Rob J. fut confié aux deux garçons, qui le garderaient chez eux le temps qu'il faudrait.
La chaise était faite pour résister aux coups et aux ruades. Dès la première douleur, Mary se cramponna aux poignées en pleurant. A la troisième contraction, Rob vint derrière elle, maintenant ses épaules contre le dossier et elle montra les dents avec un grognement de louve comme pour mordre. Habitué aux amputations, endurci par l'expérience des pires maladies, il ne supportait pas le voir souffrir sa femme. Nitka le mit dehors.
Il avait perdu la notion du temps quand le souci du feu qui risquait de s'éteindre le ramena dans la chambre. La tête du bébé apparaissait entre les cuisses écartées et la sage-femme pressait le travail.
« Allez, pousse maintenant ! »
Au bout d'un long moment, on entendit enfin le premier vagissement.
« Encore un garçon, annonça Nitka en débarrassant de ses mucosités la bouche minuscule avec l’extrémité de son petit doigt.
– C'était beaucoup plus facile que la première fois », dit Mary.
Nitka lui fit sa toilette, la réconforta, puis envoya Rob enterrer le placenta dans le jardin. Il la paya généreusement et elle s'en alla, contente.
Restés seuls, ils s'embrassèrent. Mary demanda l'eau et baptisa son fils Thomas Scott Cole. Un peu moins grand que son frère, c'était un solide petit d'homme aux yeux bruns, avec une touffe de cheveux noirs où l'on devinait déjà les reflets roux sa mère. Observant les yeux, la forme de la tête, large bouche et les doigts fins, Rob retrouva les traits de ses frères William et Jonathan le jour de leur naissance. « Un bébé Cole est toujours facile à reconnaître, dit-il à Mary.
68. LE DIAGNOSTIC
QASIM s'occupait des morts depuis deux mois quand sa douleur abdominale le reprit.
« C'est comme si j'avais un djinn dans le ventre qui me griffe les intérieurs, les tord et les déchire », dit-il à Rob qui l'interrogeait.
Ayant réussi à s'effrayer lui-même, il regarda le hakim d'un air suppliant pour être rassuré. Il n'était plus fiévreux comme lors de la crise qui l'avait amené au maristan et son ventre restait souple. Rob lui prescrivit de boire fréquemment une infusion à base de vin et de miel, que Qasim prit avec plaisir car il était buveur et la sobriété imposée par les règles religieuses l'avait fort éprouvé. Il passa donc quelques semaines agréables, dans un état de légère ébriété, à traîner en bavardant avec les uns et les autres. Les sujets ne manquaient pas.
L'imam Qandrasseh avait quitté la ville malgré sa victoire sur le chah. On disait qu'il avait fui chez les Turcs seldjoukides et qu'il en reviendrait avec-une armée pour déposer Ala et mettre à sa place un musulman de stricte observance – lui-même peut-être ? – sur le trône de Perse. En attendant, rien n'avait changé, les sinistres mullahs continuaient à arpenter les rues, car le vieux renard avait laissé son disciple Musa ibn Abbas comme gardien de la foi à Ispahan.
Le roi, invisible, ne bougeait plus de son palais ; plus d'audiences, ni fêtes, ni chasses, ni invitations à la cour depuis l'exécution de Karim. Si l'on avait besoin d'un médecin au palais, on demandait al-Juzjani ou un autre, en l'absence d'Ibn Sina, mais jamais Jesse ben Benjamin. Le dhimmi, en revanche, reçut un cadeau pour son second fils. C'était après la circoncision. Rob, cette fois, avait invité lui-même les voisins. Reb Asher Jacobi, le mohel, souhaita que l'enfant grandisse en vigueur pour une vie active et généreuse, on calma les cris du circoncis avec une mouillette de vin et il reçut le nom de Tarn, fils de Jesse.
Ala, qui n'avait rien offert à la naissance de Rob J., envoya un élégant petit tapis bleu pâle en laine mêlée de soie et frappé en bleu foncé de la couronne royale des Samanides. Rob le trouvait beau et voulait le mettre près du berceau, mais Mary, irritable depuis l'accouchement, s'y opposa. Elle acheta un coffre, en bois de santal pour éloigner les mites, et y rangea le tapis.
En l'absence d'Ibn Sina, Rob participa à un jury d'examen. Honteux qu'on pût le croire envieux de place du maître, il fit pourtant de son mieux, se prépara comme un candidat et non un examinateur, posa des questions choisies pour faire valoir le savoir de l'étudiant et non pour l'embarrasser. Sur quatre candidats, trois furent reçus médecins. Le quatrième, convoqué pour la troisième fois sur l’insistance de son père, riche et puissante relation du hadji Davout Hosein, était un bon à rien, paresseux, négligent et indifférent aux malades ; il l'avait pas mieux préparé cet examen que les deux précédents. Rob le connaissait pour avoir fait ses études avec lui. Sachant quelle aurait été la décision d'Ibn Sina, il rejeta sans regret sa candidature, les autres examinateurs l'approuvèrent et la commission se sépara.
Quelques jours plus tard, Ibn Sina vint au maristan.
« Heureux retour, maître ! lui dit Rob avec joie.
– Je ne reviens pas », répondit le vieil homme, qui semblait las et usé.
Il voulait être examiné à fond par al-Juzjani et Jesse. Ils reprirent avec lui toute l'histoire de son mal : le double choc de la mort de Reza et de Despina. Une faiblesse grandissante qui lui rendait impossible le moindre effort. Il avait cru aux symptômes d'une mélancolie aiguë.
« Car nous savons tous que l'esprit peut produire dans le corps des phénomènes étranges et terribles. »
Mais, depuis peu, ses selles étaient mêlées de mucosités, de pus et de sang. Palpant, pressant, interrogeant et prêtant l'oreille, ils ne négligèrent rien et Ibn Sina, patiemment, se prêta à tout. Enfin, al-Juzjani, pâle, mais se voulant optimiste, diagnostiqua « un flux de sang, dû à l'aggravation des émotions ». L'intuition de Rob était autre. Il regarda son maître bien-aimé.
« Je crois qu'il s'agit d'une tumeur, au premier stade.
– Un cancer de l'intestin ? » dit Ibn Sina aussi calmement qu'il aurait parlé d'un patient sans l'avoir jamais vu.
Rob acquiesça, refusant de penser à ce que serait cette lente torture. Al-Juzjani enrageait d'être contredit ; l'amour même qu'il éprouvait pour son ami l'empêchait d'admettre l'horrible vérité.
« Vous êtes encore robuste, dit Rob en prenant les mains de son maître. Tenez le ventre libre pour éviter l'accumulation de bile noire qui aggraverait le cancer. Mais je prie Dieu de m'être trompé.
– Prier ne peut pas faire de mal », dit Ibn Sina en souriant.
69. LES MELONS VERTS
UN jour de sécheresse et de poussière, vers la fin de l'été, une caravane venant du nord-est émergea d'un nuage poudreux. Cent seize chameaux, remuant leurs clochettes et crachant sous leur charge de minerai, traversèrent Ispahan à la queue leu leu. De ce minerai, Ala avait espéré que Dhan Vangalil tirerait beaucoup d'armes d'acier bleu ; les essais du forgeron prouvèrent plus tard que le fer en était trop tendre. Mais, ce soir-là, les nouvelles qu'apportait la caravane avaient créé une certaine excitation ici et là dans la ville. Un nommé Khendi, capitaine des chameliers, fut convoqué au palais pour répéter au chah le détail de ses informations, puis on le mena au maristan raconter son histoire aux médecins.
Des mois auparavant, Mahmud, le sultan de Ghazna, était tombé gravement malade, avec de la fièvre et tant de pus dans la poitrine qu'il lui était venu sur le dos une grosse tumeur molle ; les médecins avaient décidé de la vider pour sauver la vie du patient. On avait, paraît-il, enduit le dos du sultan d'une fine couche d'argile de potier. L'un des jeunes médecins s'étonna, mais al-Juzjani connaissait la réponse.
« On observe attentivement l'argile, et là où elle sèche le plus vite, c'est la région la plus chaude de la peau, celle où il faut inciser. »
Sous le scalpel, le pus avait aussitôt jailli et l'on avait posé des drains pour éliminer le reste.
« La lame était-elle arrondie ou pointue ? demanda al-Juzjani.
– L'avait-on drogué pour atténuer la douleur ?
– Les drains étaient-ils des mèches d'étain ou de lin ?
– Le pus était-il foncé ou clair ?
– Y a-t-on trouvé des traces de sang ?
– Seigneurs ! Messeigneurs, je suis capitaine de chameliers et non hakim, s'écria Khendi affolé. Je ne peux vous dire qu'une chose, maîtres.
– Quoi donc ?
– Trois jours après l'opération, le sultan de Ghazna était mort. »
Ala et Mahmud avaient été deux jeunes lions, chacun succédant trop tôt à un père puissant, s'épiant l'un l'autre : Ghazna mangerait-il la Perse ou la Perse Ghazna ? Il ne s'était rien produit et Ala n'avait cessé de rêver au combat singulier, sur le front des troupes, qui le ferait enfin roi des rois. Allah avait décidé, maintenant, qu'il n'y aurait pas de combat singulier.
Quatre jours après l'arrivée de la caravane, trois espions revinrent à Ispahan, allèrent l'un après l'autre rendre compte au palais, et le chah commença à comprendre, à la lumière de leurs rapports, ce qui s'était passé à Ghazna. Après la mort du sultan, son fils Muhammad avait été évincé par son frère Masud avec le soutien de l'armée. Muhammad en prison et Masud sur le trône, les funérailles de Mahmud mêlèrent en plein délire la douleur des adieux et la fête frénétique. Puis le nouveau sultan réunit les chefs pour leur déclarer son intention d'entreprendre ce que son père n'avait jamais fait : marcher sur Ispahan sans délai.
Voilà ce qui tirait enfin Ala de son palais. Ce projet d'invasion ne lui déplaisait pas, et cela pour deux raisons. Sachant Masud impulsif et inexpérimenté, il y voyait une chance de mesurer sa valeur militaire à celle de ce blanc-bec. Par ailleurs, les Persans avaient dans l'âme un penchant pour la guerre, et il les croyait prêts à accueillir le conflit comme une diversion aux pieuses restrictions imposées par les mullahs. Il réunit ses officiers en conférence, où le vin et les femmes mettaient un air de fête, et l'on se pencha sur les cartes : de Ghazna, une seule route était praticable pour une troupe importante. Masud devait traverser les chaînes et les collines au nord du Dacht-i Kevir, contournant le grand désert par la région de Hamadhan avant d'obliquer vers le sud. Ala décida qu'une armée persane marcherait sur Hamadhan pour prévenir l'attaque d'Ispahan.
On ne parlait que de cela, même au maristan. Rob ne se sentait pas impliqué dans la guerre. Il avait payé sa dette vis-à-vis du roi ; après l'expédition indienne, il ne voulait plus jamais être soldat et craignait donc d'être convoqué. Il apprit avec stupéfaction qu'Ibn Sina s'était porté volontaire pour diriger l'équipe médicale de l'armée.
« Quel gâchis d'envoyer un cerveau pareil à la guerre ! Il est vieux et n'y survivra pas.
– Il n'a pas soixante ans, mais il tient à cette dernière campagne, soupira al-Juzjani. Avec l'espoir, peut-être, d'une flèche ou d'un coup de lance : une mort plus rapide que celle qui l'attend. »
Al-Juzjani devenait médecin-chef ; triste promotion pour la communauté médicale qui perdait la direction d'Ibn Sina. Rob consterné se voyait chargé de multiples tâches que l'un et l'autre ne pouvaient plus assumer, sans compter les cours de plusieurs médecins qui partaient avec l'armée. Il devint en outre membre permanent du jury d'examen et du comité chargé de la coordination entre l'école et l'hôpital. La première réunion de ce comité à laquelle il assista se tenait chez Rotun bin Nasr ; directeur de l'école à titre honorifique, il avait prêté son superbe appartement et donné des ordres pour le repas qui serait servi aux médecins.
On apporta d'abord des tranches de ces melons verts à la saveur exceptionnelle que Rob n'avait goûtés qu'une fois ; il allait en faire la remarque quand son ancien professeur, Jalal ul-Din, lui dit en souriant :
« C'est à la nouvelle épouse du directeur que nous devons ce fruit délicieux. Vous savez qu'il est aussi général et cousin du chah. Ils se sont vus la semaine dernière pour la préparation de la guerre et Ala a sans doute rencontré la jeune femme. Quand les semences royales ont été plantées, il y a toujours un cadeau de melons verts et, s'il en résulte un fruit mâle, le don princier d'un tapis samanide. »
Rob, incapable de continuer le repas, prétexta malaise et sortit, bouleversé. Au Yehuddiyyeh, Rob J. jouait avec sa mère dans le jardin, mais le nouveau-né était dans son berceau. Il le regarda intensément : un tout-petit, le même qu'il aimait ce matin en quittant la maison. Il prit le tapis dans le coffre de bois de santal et l'étendit par terre à côté du berceau.
Quand il se retourna, Mary était sur le seuil et ils se regardèrent. C'était donc vrai. Déchiré de douleur et de pitié, il voulut la prendre dans ses bras mais se surprit à l'agripper violemment des deux mains, sans pouvoir dire un mot. Elle se dégagea et croisa ses bras sur sa poitrine.
« Tu as voulu nous garder ici. Moi, j'ai voulu nous garder en vie », dit-elle avec mépris.
La tristesse de ses yeux s'était changée en froideur, le contraire même de l'amour. L'après-midi, elle déménagea dans la pièce à côté, acheta une couche étroite et l'installa pour y dormir entre les lits de ses enfants, près du tapis des princes samanides.
70. LA CHAMBRE DE QASIM
INCAPABLE de dormir cette nuit-là, Rob se sentait ensorcelé, comme si le sol s'était dérobé sous ses pieds et qu'il lui fallût parcourir un long chemin dans le vide. Il arrivait en pareil cas, se disait-il, qu'un homme tue la mère et l'enfant, mais il savait Tarn et Mary en sécurité dans l'autre pièce. Des idées folles le hantaient mais il n'était pas fou.
Il se leva le matin pour aller au maristan, où les choses n'allaient pas mieux. Quatre infirmiers, pris par l'armée, n'étaient pas encore remplacés et les autres débordés, faisaient grise mine. Il visita les malades et travailla sans aide, s'arrêtant parfois pour baigner un front fiévreux, désaltérer une bouche sèche ou nettoyer là où personne n'avait le temps de le faire. Il découvrit ainsi Qasim qui, ayant abandonné sa chambre pour une place parmi les patients, gisait, blême, gémissant, le sol près de lui souillé de vomissures. Il souffrait de nouveau, avoua-t-il, depuis une semaine.
« Pourquoi ne me l'as-tu pas dit ?
– Je prenais mon vin et la douleur passait, mais maintenant, hakim, rien n'y fait et je ne peux plus tenir. »
Il était fiévreux mais non brûlant, le ventre sensible mais souple. La souffrance, parfois, le faisait haleter comme un chien ; il avait la langue chargée et mauvaise haleine.
« Je vais te préparer une infusion.
« Allah vous bénisse, seigneur. »
Rob mélangea des opiacés et du buing au vin que le vieux aimait, et lut dans ses yeux, pendant qu'il buvait, un pressentiment terrible.
A travers les minces écrans des fenêtres ouvertes, les bruits de la ville envahissaient le maristan. Le peuple acclamait son armée en marche. C'étaient non plus des centaines, mais des milliers de soldats qui déferlaient par les rues et les places : infanterie lourde, porteurs de javelots, lanciers à cheval, poneys et chameaux défilaient en rangs serrés sous le soleil, qui faisait étinceler les armes d'un éclat éblouissant. Ordres, pleurs, cris de femmes, plaisanteries obscènes, adieux et encouragements, un tohu-bohu montait de la foule, dans l'odeur du crottin et des sueurs mêlées des bêtes et des hommes. En tête marchaient trente-quatre éléphants. Ala avait engagé tous ceux qu'il possédait.
Ibn Sina ne parut pas ; il n'avait pas non plus pris congé au maristan, préférant éviter les paroles inutiles. Après les musiciens royaux, trompettes d'or et clochettes d'argent, venait Zi avec son mahout vêtu de blanc. Le chah portait la soie bleue et le turban rouge de sa tenue de guerre. Le peuple l'acclama comme un nouveau Xerxès, Darius ou le grand Cyrus. Le conquérant de tous les temps.
« Nous sommes quatre amis », se répétait Rob. Il aurait pu le tuer cent fois. Pris de vertige, il partit sans attendre la fin de cette parade de milliers d'hommes en marche vers la gloire ou vers la mort, et se retrouva au bord du Fleuve de la Vie. Alors, il retira de son doigt l'anneau d'or massif d'Ala et le jeta dans l'eau brune. Puis il rentra au maristan.
Qasim était au plus mal ; absent, le regard vide, il frissonnait malgré la chaleur et son visage était brûlant. En fin d'après-midi, le moindre contact sur son ventre le faisait hurler. Renonçant à retourner chez lui, Rob revint souvent à son chevet. Le soir, pendant l'agonie, il y eut une accalmie, la respiration devint régulière et paisible, le vieux s'endormit. Mais, quelques heures plus tard, la fièvre ayant repris, il se débattait en plein délire, criant « Nuwas ! Nuwas ! », parlant à son père, à son oncle Nili. Et toujours revenait ce Nuwas inconnu.
En lui prenant les doigts, Rob sentit qu'il ne pouvait plus offrir que sa présence et le faible réconfort d'un contact humain. La respiration pénible ralentit et enfin s'arrêta. Il tenait encore les mains calleuses entre les siennes quand Qasim mourut.
Un bras sous les genoux, l'autre autour des épaules, il porta le corps dans la salle mortuaire, puis entra dans la chambre voisine. Elle empestait, il faudrait nettoyer à fond. Il y avait là tous les pauvres biens du vieux : vêtement râpé, tapis de prière en loques, quelques copies de prières payées à un scribe, du pain sec, des olives rances, un flacon de vin prohibé et un poignard bon marché. Il était minuit passé. Personne ne le vit déménager la pièce ; en y apportant une table, il croisa un infirmier qui pressa le pas sans proposer son aide.
Pour incliner la table, il plaça une planche sous les pieds d'un côté et posa par terre un bassin sous la partie la plus basse. Il lui fallait beaucoup de lumière ; quatre lampes et douze chandelles, dérobées dans tout l'hôpital, furent disposées comme devant un autel. Puis il alla chercher le corps et l'étendit sur la table.
Dès l'agonie de Qasim, il savait qu'il violerait la Loi. L'heure était venue maintenant et il en perdait le souffle. Pas de misérable Egyptien payé pour tenir le couteau. Il assumait seul l'acte, et le péché si c'en était un. Avec un bistouri, il ouvrit l'abdomen de l'aine jusqu'au sternum ; les chairs s'écartèrent et le sang perla. Ne savant que faire ensuite, il s'affola : les seuls vrais amis qu'il ait eus dans sa vie étaient morts tous deux de mort violente et, s'il était pris, il finirait comme eux, mais écorché – le pire des supplices.
Il parcourut nerveusement l'hôpital sans être remarqué, se croyant au bord d'un abîme, et rapporta dans son laboratoire improvisé une petite scie avec laquelle il coupa le sternum, comme il l'avait vu dans la blessure de Mirdin. Au bas de la première incision, il ouvrit horizontalement et obtint un large pan de chair qu'il écarta pour découvrir la cavité abdominale.
Le mince tissu de la paroi était enflammé et couvert d'une substance coagulée. Les organes semblaient sains, sauf l'intestin grêle, rouge et irrité en maint endroit ; les plus petits vaisseaux étaient gonflés de sang, comme injectés de cire rouge. Une petite partie du caecum, en forme de sac, anormalement noire et collée à la paroi, se rompit quand il voulut l'en détacher ; il en sorti deux ou trois cuillerées de pus : le foyer d'infection qui faisait tant souffrir Qasim ; la douleur avait dû cesser quand le tissu atteint s'était rompu. Un liquide sombre et fétide s'était répandu dans le ventre ; il y trempa le bout du doigt pour le flairer car c'était sans cloute le poison qui avait causé lu fièvre et la mort.
N'osant examiner les autres organes, il recousit soigneusement le corps – pour une éventuelle résurrection –, ceignit les hanches d'un grand linge, croisa les poignets et les attacha. Puis il l'enveloppa d'un linceul et le reporta à la morgue en attendant l'inhumation du lendemain matin.
« Merci, Qasim, dit-il d'un air sombre. Repose en paix. »
Emportant une chandelle aux bains du maristan, il s'y lava minutieusement et changea de vêtements, mais l'odeur de la mort semblait le poursuivre et il se frotta les mains et les bras avec une eau de senteur. Dehors, dans la nuit, la peur ne le quittait pas, il ne pouvait croire à ce qu'il avait fait. L'aube était proche quand il se coucha enfin. Mary le trouva le matin profondément endormi, et resta pétrifiée en respirant, comme la présence d'une autre femme, un parfum de fleurs dans sa maison.
71. L'ERREUR D'IBN SINA
« JE vais te montrer un trésor », dit Yussuf ul-Gamal.
C'était une copie du Canon de médecine d'Ibn Sina, faite par un scribe de ses amis qui voulait la vendre. Les lettres noires, dessinées avec amour, ressortaient sur l'ivoire des pages. Le manuscrit comptait plusieurs cahiers, faits de grandes feuilles de vélin pliées et coupées pour être tournées une à une ; puis on avait cousu les cahiers, réunis sous une couverture de fine peau d'agneau. Rob demanda le prix.
« Il en veut quatre-vingts bestis d'argent. »
Le hakim fît la moue, il n'était pas assez riche, Mary, oui, mais maintenant...
« Je peux te le garder deux semaines. Tu auras l'argent d'ici là ?
– Bon, garde-le. Si c'est la volonté de Dieu... »
Rob posa une forte serrure sur la porte de la chambre près de la morgue ; il y apporta une seconde table, des scalpels et tout un matériel pour écrire et dessiner. Puis un jour, avec quelques étudiants robustes, il rapporta du marché la carcasse fraîche d'un porc. Personne ne s'étonna qu'il voulût procéder à quelque dissection. Alors, resté seul cette nuit-là, il déposa sur la table libre le cadavre d'une jeune femme nommée Melia, morte quelques heures plus tôt. Il était cette fois plus impatient et moins effrayé, ayant réfléchi sur sa peur. Pas de sorcellerie dans sa démarche, mais le travail du médecin pour protéger la plus belle création de Dieu en approfondissant la connaissance d'un être si complexe et si intéressant.
Ouvrant le porc et la femme, il entreprit la comparaison minutieuse des deux anatomies. Inspectant d'abord la région de l'affection abdominale, il vit immédiatement que le caecum du porc, au début du gros intestin, mesurait près de dix-huit pouces de long, tandis que celui de la femme n'en faisait pas plus de deux ou trois, les largeurs étant en proportion. Et puis, quelque chose était attaché au caecum humain : on aurait dit un ver de terre rose ! Or, le porc n'en avait pas, et l'on n'avait jamais observé un pareil appendice sur aucun porc.
Il ne se pressa pas de conclure. La petite taille du caecum chez la jeune femme pouvait être une anomalie et le « ver », une forme rare de tumeur. Mais, les nuits suivantes, il ouvrit le corps d'un adolescent, ceux d'une femme d'un certain âge et d'un bébé de six mois. Il trouva chaque fois le même appendice : les organes humains n'étaient pas identiques à ceux du porc.
« Sacré Ibn Sina, murmura-t-il. Tu t'es trompé ! »
Malgré les écrits de Celsus et l'enseignement de milliers d'années, l'homme et la femme étaient uniques. Qui sait quels mystères étonnants on pourrait découvrir et expliquer rien qu'en interrogeant l'intérieur des corps ?
Avant de rencontrer Mary, Rob avait toujours été seul et abandonné. Abandonné, il l'était de nouveau et ne pouvait le supporter. En rentrant une nuit, il se coucha près d'elle entre les lits des enfants endormis. Il n'essaya pas de la toucher, mais elle se retourna comme une bête sauvage et le gifla. Grande et forte comme elle était, elle lui fit mal. Il lui prit les mains et les lui plaqua sur les hanches.
« Folle ! dit-il.
– Ne m'approche pas quand tu reviens des bordels persans ! »
Il pensa enfin aux aromates du maristan.
« Je m'en sers quand j'ai disséqué des animaux. »
Elle ne dit rien, puis tenta de se dégager. Il sentit contre lui son corps familier et l'odeur de ses cheveux roux.
« Mary ».
Elle se calma, peut-être à cause de ce qu'elle devina dans sa voix. Pourtant, en s'approchant pour l'embrasser, il s'attendait presque à être mordu et il lui fallut un moment pour se rendre compte qu'elle lui rendait son baiser. Libérant ses mains, il fut infiniment heureux de toucher des seins qui n'étaient pas raidis par la mort mais par le désir. Il ne savait pas si elle pleurait ou gémissait d'excitation. Sous son ventre chaud, les viscères gris et roses bougeaient et roulaient comme des créatures marines, mais ses membres étaient souples, tièdes et, quand il glissa en elle un doigt, puis deux, il la retrouva ardente, onctueuse et vivante.
Ils partirent ensemble comme à l'assaut d'un ennemi invisible, d'un djinn à exorciser. Elle enfonçait ses ongles dans son dos en se pressant contre lui, au rythme de mains qui battent. Finalement ils se rejoignirent dans un cri et les enfants, s'éveillant, crièrent aussi. Si bien que tous quatre riaient et pleuraient ensemble – les adultes faisant les deux à la fois.
Le petit Rob J. se rendormit et Mary, en donnant le sein au bébé, raconta calmement à Rob comment Ibn Sina était venu la voir pour lui dire ce qu'elle devait faire. Il apprit ainsi comment sa femme et le vieil homme lui avaient sauvé la vie. Il fut surpris et choqué de l'intervention d'Ibn Sina. Il avait déjà deviné le reste.
Quand Tarn fut couché, il la prit dans ses bras et lui dit qu'il l'avait choisie pour toujours, puis elle s'endormit à son tour. Il resta éveillé, les yeux au plafond. Les jours suivants, elle sourit beaucoup mais avec encore un reste de crainte qu'il s'irritait de ne pouvoir effacer malgré ses témoignages de reconnaissance et d'amour.
Un matin, soignant l'enfant d'un courtisan, il vit près de son lit le tapis samanide, et reconnut chez le petit malade le teint basané, le nez déjà busqué, les yeux de son propre enfant. Mais c'étaient aussi les traits de William, le frère qu'il avait perdu. Avant et après le voyage à Idhaj, il avait fait l'amour avec Mary : pourquoi Tarn ne serait-il pas son fils ?
Ils s'aimèrent tendrement cette nuit-là. Pourtant, quelque chose avait changé. Il alla s'asseoir seul dans le jardin baigné de lune, près des fleurs, maintenant fanées par l'automne, qu'elle avait cultivées avec tant de soin. Tout change, se dit-il. Elle n'était plus la jeune fille qui l'avait suivi dans le champ de blé ; il n'était plus celui qui l'y avait Conduite.
Et ce n'était pas la moindre de ses dettes envers Ala. Il brûlait de s'en acquitter.
72. L'HOMME TRANSPARENT
UN formidable nuage de poussière se leva vers l'est et, contrairement à ce que l'on croyait, ce n'était pas une grande caravane, mais une armée qui marchait vers Ispahan. Quand les soldats furent aux portes, on reconnut les Afghans. Ils s'arrêtèrent hors de l'enceinte et leur commandant, un jeune homme en robe bleue et turban de neige, entra dans la ville avec quatre officiers. Personne ne l'arrêta ; l'armée d'Ala l'ayant suivi à Hamadhan, les portes n'étaient gardées que par une poignée de vieux militaires qui s'enfuirent devant les étrangers. Le sultan Masud parcourut donc les rues en toute sécurité. Les Afghans mirent pied à terre près de la mosquée du Vendredi, y rejoignirent les fidèles pour la troisième prière et restèrent ensuite plusieurs heures avec l'imam Musa ibn Abbas et sa coterie de mullahs.
La plupart des habitants ne virent pas le sultan, mais, sachant qu'il était là, on monta sur les remparts pour observer les hommes de Ghazna : des brutes en pantalons déchirés et tuniques larges. Certains portaient le pan de leur turban autour du visage pour se protéger de la poussière et du sable pendant le voyage. Leurs légers matelas de campagne étaient roulés derrière la selle des poneys. Ils s'amusaient à manier leurs arcs en regardant la riche cité, avec ses femmes sans défense, comme des loups devant une garenne de lièvres. Mais ils étaient disciplinés et patientèrent jusqu'au retour de leur chef.
« Que peut bien tramer Masud avec les mullahs ? demanda Rob à al-Juzjani.
– Ses espions l'ont sans doute informé de leurs mauvais rapports avec Ala ; pensant régner ici un jour, il veut s'assurer l'obéissance et la bénédiction de la mosquée. »
En effet, Masud rejoignit ses soldats sans qu'il y ait eu de pillage. Le sultan semblait très jeune mais il avait, comme le chah, le visage fier et cruel d'un rapace. Il déroula son turban blanc, qui fut soigneusement rangé, et en mit un noir et sale pour reprendre sa marche. Les Afghans prirent la route du nord, comme l'avait fait l'armée du roi. Ala s'était trompé en croyant les surprendre à Hamadhan ; le gros de leurs troupes devaient y être déjà. Masud avait déjoué le piège.
« Nous pouvons aller prévenir les Persans ?
– C'est trop tard, sinon le sultan ne nous aurait pas laissés en vie. De toute façon, ajouta al-Juzjani avec ironie, si Qandrasseh est parti pour ramener les Seldjoukides à Ispahan, ni Ala ni Masud ne régneront sur la Perse. Les Seldjoukides sont terri-les et aussi nombreux que les sables de la mer.
– S'ils arrivent ou si Masud prend la ville, que deviendra le maristan ?
– L'hôpital fermera quelque temps et nous fuirons nous mettre à l'abri, puis nous sortirons de nos trous et la vie reprendra comme avant. J'ai servi une demi-douzaine de rois avec notre maître, ils viennent et s'en vont, mais le monde a toujours besoin de médecins. »
Rob demanda de l'argent à Mary pour le Canon et, quand le livre fut à lui, il le regarda avec respect car c'était le seul qu'il ait jamais eu. Mais il consacrait peu de temps à la lecture car il disséquait plusieurs nuits par semaine et commençait à dessiner, ne gardant que le minimum de sommeil indispensable pour son travail du jour au maristan. Sur un des cadavres, celui d'un jeune homme poignardé dans une bagarre d'ivrognes, il constata que l'appendice du caecum, plus large qu'à l'ordinaire, était rouge et irrité : il vit là le mal à ses débuts, quand le patient ressent, par intermittence, les premières douleurs. Il pouvait à présent suivre d'un bout à l'autre les progrès de la maladie, de l'infection initiale jusqu'à la mort. Reprenant toutes ses observations, il en rédigea un résumé précis et bien ordonné dans son livre de notes.
Ses investigations sur les cadavres étant limitées aux parties dissimulées par le linceul, les pieds et la tête en restaient exclus et l'examen d'une cervelle de porc ne lui suffisait pas. Son respect pour Ibn Sina était intact, mais il avait compris qu'ayant reçu lui-même, sur le squelette et les muscles, un enseignement insuffisant, il en avait transmis les lacunes et les erreurs.
Il travaillait patiemment, découvrait et dessinait chaque muscle avec sa structure et sa forme particulières, les différents types d'insertion ; il faisait de même pour les os et les articulations. Autant de documents sans prix pour apprendre aux jeunes médecins à traiter entorses et fractures.
Il remettait chaque fois à la morgue le corps recousu et enveloppé d'un suaire, et emportait ses dessins chez lui. Il ne craignait plus la damnation, mais restait conscient des risques terribles qu'il courait, et dans la petite pièce sans air, à la lumière vacillante de la lampe, il sursautait à chaque bruit, glacé de terreur s'il entendait marcher. Il avait raison d'avoir peur. Un jour qu'il avait pris à la morgue le corps d'une vieille femme, il vit venir à lui un infirmier portant un cadavre. L'homme le salua et lui proposa son aide.
« Merci, elle n'est pas lourde », dit Rob et, précédant l'infirmier, il reporta la femme dans la salle mortuaire, qu'ils quittèrent ensemble.
Il trouva une autre fois le hadji Davout Hosein devant la chambre de Qasim.
« Qu'y a-t-il dans cette pièce ? Pourquoi est-elle fermée ?
– J'y dissèque un porc. »
Le hadji lui jeta un regard dégoûté. Il se montrait depuis peu particulièrement soupçonneux, les mullahs l'ayant chargé de signaler toute infraction à la loi islamique, tant à la madrassa qu'au maristan. Le lendemain matin, la porte était forcée et les instruments en désordre : aucun ne manquait et le cochon était toujours sur la table. On n'avait rien trouvé pour incriminer Rob mais l'intrusion pouvait le faire frémir ; tôt ou tard, il serait découvert.
Il attendit deux jours sans être inquiété. Puis, alors qu'il s'entretenait tranquillement avec lui, un vieillard mourut. La nuit, il ouvrit le corps pour y chercher la cause d'une fin si douce : l'artère qui alimentait le cœur et les membres inférieurs était desséchée et réduite comme une feuille flétrie. Dans le cadavre d'un enfant, il découvrit d'où le cancer tenait son nom : la tumeur avide en forme de crabe étendait ses pinces et ses griffes dans toutes les directions. Ailleurs il vit un foie devenu jaunâtre et dur comme du bois.
La semaine suivante, il disséqua une femme enceinte de plusieurs mois et dessina la matrice dans le ventre gonflé, comme un vase renversé abritant la vie qui s'y était formée. Il lui donna les traits de Despina, à jamais stérile, et l'appela la Femme enceinte. Et une nuit, assis à sa table de dissection, il créa un jeune homme qui avait le visage de Karim, imparfait sans doute mais reconnaissable pour qui l'avait aimé. Il dessina le corps comme si la peau avait été de verre, et ce qu'il ne pouvait pas voir, il le représenta d'après ce qu'en avait dit Galien. Il savait que certains détails étaient inexacts mais le dessin était remarquable car on y voyait les organes et les vaisseaux sanguins comme si l'œil de Dieu regardait au travers de la chair.