LE SENTIMENT DE LA NATURE


AUX BUTTES-CHAUMONT








Ausschauende Idee








I

Par ces temps magnifiques et sordides, préférant presque toujours ses préoccupations aux occupations de mon cœur, je vivais au hasard, à la poursuite du hasard, qui seul parmi les divinités avait su garder son prestige. Personne n’en avait instruit le procès, et quelques-uns lui restituaient un grand charme absurde, lui confiant jusqu’au soin des décisions infimes. Je m’abandonnais donc. Les jours coulaient à cette sorte de baccara tournant. Une idée de moi-même était tout ce que j’avais en tête. Une idée qui naissait doucement, qui écartait doucement les ramures. Un mot oublié, un air. On le sent lié à tout soi-même, et comme une forme qui en recherche une autre avec sa lanterne au milieu de la nuit, la voyez-vous qui va et vient, on prend le moindre pli du terrain pour un homme, l’arbuste ou quelque ver luisant. Dans ce calme et cette inquiétude alternés qui formaient alors tout mon ciel, je pensais, comme d’autres du sommeil, que les religions sont des crises de la personnalité, les mythes des rêves véritables. J’avais lu dans un gros livre allemand l’histoire de ces songeries, de ces séduisantes erreurs. Je croyais qu’elles avaient perdu, je croyais voir qu’elles avaient peu à peu perdu leur puissance efficace en ce monde qui m’entourait et qui me semblait en proie à des obsessions toutes nouvelles, et en tout différentes. Je ne reconnaissais pas les dieux dans la rue, chargé de ma vérité précaire sans savoir que toute vérité ne m’atteint que là où j’ai porté l’erreur. Je n’avais pas compris que le mythe est avant tout une réalité, et une nécessité de l’esprit, qu’il est le chemin de la conscience, son tapis roulant. J’acceptais sans examen cette croyance commune, qu’il est, au moins un instant, une figure de langage, un moyen d’expression : je lui préférais follement la pensée abstraite, et me félicitais de le faire. L’homme malade de la logique : je me défiais des hallucinations déifiées.

Pourtant qu’était-ce, ce besoin qui m’animait, ce penchant que j’inclinais à suivre, ce détour de la distraction qui me procurait l’enthousiasme ? Certains lieux, plusieurs spectacles, j’éprouvais leur force contre moi bien grande, sans découvrir le principe de cet enchantement. Il y avait des objets usuels qui, à n’en pas douter, participaient pour moi du mystère, me plongeaient dans le mystère. J’aimais cet enivrement dont j’avais la pratique, et non pas la méthode. Je le quêtais à l’empirisme avec l’espoir souvent déçu de le retrouver. Lentement j’en vins à désirer connaître le lien de tous ces plaisirs anonymes. Il me semblait bien que l’essence de ces plaisirs fût toute métaphysique, il me semblait bien qu’elle impliquât à leur occasion une sorte de goût passionné de la révélation. Un objet se transfigurait à mes yeux, il ne prenait point l’allure allégorique ni le caractère du symbole ; il manifestait moins une idée qu’il n’était cette idée même. Il se prolongeait ainsi profondément dans la masse du monde. Je ressentais vivement l’espoir de toucher à une serrure de l’univers : si le pêne allait tout à coup glisser. Il m’apparaissait aussi dans cet ensorcellement que le temps ne lui était pas étranger. Le temps croissant dans ce sens suivant lequel je m’avançais chaque jour, chaque jour accroissait l’empire de ces éléments encore disparates sur mon imagination. Je commençais de saisir que leur règne puisait sa nature dans leur nouveauté, et que sur l’avenir de ce règne brillait une étoile mortelle. Ils se montraient donc à moi comme des tyrans transitoires, et en quelque sorte les agents du hasard auprès de ma sensibilité. La clarté me vint enfin que j’avais le vertige du moderne.

Ce mot fond dans la bouche au moment qu’elle le forme. Il en est ainsi de tout le vocabulaire de la vie, qui n’exprime point l’état mais le changement. Il me fallut me convenir de l’insuffisance de la pensée pure à rendre compte de ce qui me possédait. Le sens de la possibilité logique, comment en aurais-je tiré celui du mystère ? Cependant telle était la voie que je suivais que je ne pouvais plus en négliger la carte, et dans ces méandres, étonné mille fois, je commençai de deviner une sorte de présence que tout me poussait à nommer divine. La démarche intellectuelle qui m’amenait à ce point, ce qui me frappait en elle, c’est qu’elle ne trouvait sa source que dans cette pensée figurative, dont j’ai dit que je la méprisais. Je me souviens d’une cire frissonnante chez un coiffeur, les bras devant le sein croisés et les cheveux défaits trempant leur ondulation permanente dans l’eau d’une coupe en cristal. Je me souviens d’un magasin de fourrures. Je me souviens de la mimique étrange de l’électroscope à feuilles d’or. O chapeaux hauts-de-forme ! vous avez eu pour moi toute une semaine le noir aspect d’un point d’interrogation. Au seuil de l’émotion sensible un rien pouvait m’induire à penser que dans mon idée limitative et particulière de chaque chose, il y a plus de certitude que dans l’intuition absolue que j’en ai. Ce fut l’affaire de peu de temps. Puis, sans peine désormais, je me mis à découvrir le visage de l’infini sous les formes concrètes qui m’escortaient, marchant le long des allées de la terre.

Ainsi sollicité par moi-même d’intégrer l’infini sous les apparences finies de l’univers, je prenais constamment l’habitude d’en référer à une sorte de frisson, lequel m’assurait de la justesse de cette opération incertaine. J’en arrivai à le considérer comme une preuve effective, et je m’inquiétai de sa nature. J’ai dit d’une autre façon que je la tenais pour essentiellement métaphysique. La liaison intime que je découvrais ainsi dans cent circonstances entre l’activité figurative et l’activité métaphysique de mon esprit, qui s’élevaient de conserve à ma conscience, me tourna vers la révision des créations mythiques, que j’avais jadis assez sommairement condamnées. Il ne put m’échapper bien longtemps que le propre de ma pensée, le propre de l’évolution de ma pensée était un mécanisme en tout point analogue à la genèse mythique, et que sans doute je ne pensais rien que du coup mon esprit ne se formât un dieu, si éphémère, si peu conscient qu’il fût. Il m’apparut que l’homme est plein de dieux comme une éponge immergée en plein ciel. Ces dieux vivent, atteignent à l’apogée de leur force, puis meurent, laissant à d’autres dieux leurs autels parfumés. Ils sont les principes mêmes de toute transformation de tout. Ils sont la nécessité du mouvement. Je me promenai donc avec ivresse au milieu de mille concrétions divines. Je me mis à concevoir une mythologie en marche. Elle méritait proprement le nom de mythologie moderne. Je l’imaginai sous ce nom.










II

La légende moderne a ses enivrements, et sans doute qu’il se trouve toujours quelqu’un qui croit en montrer l’enfantillage, comme de l’Olympe ou de l’Eucharistie. Je n’écouterai ni le scepticisme ni la peur de la vulgarité. Les signes extérieurs d’un culte, la représentation figurée de ses divinités avant tout m’importent, et je laisse aux habiles leurs interprétations de finesse des plus belles histoires auxquelles l’homme ait su mêler le ciel. Je traverserai ces champs énormes semés d’astres.

Si je parcours les campagnes, je ne vois que des oratoires déserts, des calvaires renversés. Le cheminement humain a délaissé ces stations, qui exigeaient un tout autre train que celui qu’il mène. Ces Vierges, les plis de leur robe supposaient un procès de la réflexion point compatible avec le principe d’accélération qui gouverne aujourd’hui le passage. Devant qui s’arrêtera-t-elle donc, la pensée contemporaine, le long de ces routes où des dangers nouveaux la limitent, devant qui humiliera-t-elle la vitesse acquise et le sentiment de sa fatalité ? Ce sont de grands dieux rouges, de grands dieux jaunes, de grands dieux verts, fichés sur le bord des pistes spéculatives que l’esprit emprunte d’un sentiment à l’autre, d’une idée à sa conséquence dans sa course à l’accomplissement. Une étrange statuaire préside à la naissance de ces simulacres. Presque jamais les hommes ne s’étaient complu à un aspect aussi barbare de la destinée et de la force. Les sculpteurs sans nom qui ont élevé ces fantômes métalliques ignoraient se plier à une tradition aussi vive que celle qui traçait les églises en croix. Ces idoles ont entre elles une parenté qui les rend redoutables. Bariolés de mots anglais et de mots de création nouvelle, avec un seul bras long et souple, une tête lumineuse sans visage, le pied unique et le ventre à la roue chiffrée, les distributeurs d’essence ont parfois l’allure des divinités de l’Égypte ou de celles des peuplades anthropophages qui n’adorent que la guerre. O Texaco motor oil, Eco, Shell, grandes inscriptions du potentiel humain ! bientôt nous nous signerons devant vos fontaines, et les plus jeunes d’entre nous périront d’avoir considéré leurs nymphes dans le naphte.

Maintenant que nous avons couché à nos pieds l’éclair comme un petit chat, et que sans plus frémir que l’aigle nous avons compté sur sa face les taches de rousseur du soleil, à qui porterons-nous le culte de latrie ? D’autres forces aveugles nous sont nées, d’autres craintes majeures, et c’est ainsi que nous nous prosternons devant nos filles, les machines, devant plusieurs idées que nous avons rêvées sans méfiance, un matin. Quelques-uns d’entre nous qui prévoyaient cette domination magique, qui sentaient qu’elle ne tirait pas son principe du principe d’utilité, crurent reconnaître ici les bases d’un sentiment esthétique nouveau. Ils confondaient naïvement le beau et le divin. Mais voici que les raisons profondes de ce sentiment plastique qui s’est élevé en Europe au début du XXe siècle commencent à apparaître, et à se démêler. L’homme a délégué son activité aux machines. Il s’est départi pour elles de la faculté de penser. Et elles pensent, les machines. Dans l’évolution de cette pensée, elles dépassent l’usage prévu. Elles ont par exemple inventé les effets inconcevables de la vitesse qui modifient à tel point celui qui les éprouve qu’on peut à peine dire, qu’on ne peut qu’arbitrairement dire qu’il est le même qui vivait dans la lenteur. Ce qui s’empare alors de l’homme, devant cette pensée de ma pensée, qui lui échappe et qui grandit, que rien n’arrêtera plus, pas même sa volonté qu’il croyait créatrice, c’est bien la terreur panique, de laquelle il imaginait les pièges déjoués, présomptueux enfant qui se flattait de se promener sans elle dans le noir. Une fois de plus, à l’origine de cette terreur, vous trouverez l’antagonisme de l’homme qui se considère, et se considère étant, et de sa pensée qui devient. Caractère tragique de toute mythologie. Il y a un tragique moderne : c’est une espèce de grand volant qui tourne et qui n’est pas dirigé par la main.










III

Tout le bizarre de l’homme, et ce qu’il y a en lui de vagabond, et d’égaré, sans doute pourrait-il tenir dans ces deux syllabes : jardin. Jamais qu’il se pare de diamants ou souffle dans le cuivre, une proposition plus étrange, une plus déroutante idée ne lui était venue que lorsqu’il inventa les jardins. Une image des loisirs se couche dans les gazons, au pied des arbres. On dirait que l’homme s’y retrouve avec son mirage de jets d’eau et de petits graviers dans le paradis légendaire qu’il n’a point oublié entièrement. Jardins, par votre courbe, par votre abandon, par la chute de votre gorge, par la mollesse de vos boucles, vous êtes les femmes de l’esprit, souvent stupides et mauvaises, mais tout ivresse, tout illusion. Dans vos limites de fusains, entre vos cordeaux de buis, l’homme se défait et retourne à un langage de caresses, à une puérilité d’arrosoir. Il est lui-même l’arrosoir au soleil, avec sa chevelure fraîche. Il est le râteau et la pelle. Il est le morceau de caillou. Jardins vous ressemblez à des manchons de loutre, à des mouchoirs de dentelle, à des chocolats aux liqueurs. Parfois vous accrochez vos lèvres aux balcons ; les toits vous les couvrez comme des bêtes, et vous miaulez au fond des cours intérieures. J’ai dormi dans vos pirogues : mon bras s’était déroulé, de petites fourmis fuyaient sur la terre. Les fleurs se massaient sur le ciel. Le banc vert regrettait le Nil où sur un sol brûlant s’enfuyaient devant lui de grandes écharpes blanches. J’ai joué sur vos pelouses et mon pied dans vos allées a poussé mon cœur entre le ciel et l’enfer. Devant vos plates-bandes j’ai agité mon mouchoir comme un émigrant à bord. Et déjà le bateau s’éloigne. Aux agrès du jardin les désirs les plus simples, les douceurs du soir sèchent avec ma chemise. Le soleil par testament nous laisse un pot de géranium.

Les jardins, ce soir, dressent leurs grandes plantes brunes qui semblent au sein des villes des campements de nomades. Les uns chuchotent, d’autres fument leurs pipes en silence, d’autres ont de l’amour plein le cœur. Il y en a qui caressent de blanches murailles, il y en a qui s’accoudent à la niaiserie des barrières et des papillons de nuit volent dans leurs capucines. Il y a un jardin qui est un diseur de bonne aventure, un autre est marchand de tapis. Je connais leurs professions à tous : chanteur des rues, peseur d’or, voleur de prairies, seigneur pillard, pilote aux Sargasses, toi marin d’eau douce, toi avaleur de feu, et toi, toi, toi, colporteurs de baisers, tous charlatans et astrologues, les mains chargées de faux présents, images de la folie humaine, jardins de mousse et de mica. Ils reflètent fidèlement les vastes contrées sentimentales où se meuvent les rêves sauvages des citadins. Tout ce qui subsiste chez les adultes de l’atmosphère des forêts enchantées, tout ce qui participe encore en eux de l’habitude du miracle, tout ce qui respire dans leur souffle un parfum des contes de fées, sous la piètre apparence démente de ces paysages faiblement inventés se révèle et dénonce l’homme avec son trésor insensé de verroteries intellectuelles, ses superstitions, ses délires. Il s’accroupit ici au milieu de toutes les pierres rondes qu’il a pu trouver, et il les compte, et il rit : il est content. Il a mis aussi des boules de verre aux arbres, un peu d’eau dans le creux d’un rocher. Que vont en dire les femelles ? Il ronge ses ongles, et il rit. Quand il fera la sieste dans un hamac, il essayera du même coup le sommeil de la mort et la paix du cimetière. Qu’un oiseau chante et voici qu’il a les larmes aux yeux. Il s’attendrit et se balance au milieu de cette figuration crétine du bonheur. Six-et-trois des vergers, double-blanc des terrasses, joue-t-il aux dominos ou se conforme-t-il à une liturgie primitive ? Il rit tout doucement à côté des fuchsias.

Ceux qui ont voyagé tout le cours de leur vie, ceux qui ont rencontré l’amour et ses climats, ceux qui ont brûlé leur barbe au sud, gelé leurs cheveux dans le nord, ceux dont la peau est faite de tous les soleils et les vents, ceux qui furent dans la bouche de l’Océan une chique perpétuelle entre ses récifs et ses salives, les servants de la fumée, les poux de la voile, les fils de la tornade, au bout de leur long cauchemar quand ils reviennent un perroquet sur l’épaule, et le pas prévoyant les tremblements de terre, n’ont plus qu’un seul désir c’est d’avoir un jardin. Alors dans les banlieues mentales où l’on relègue ces vieux monstres hantés par les traîtrises de la mer, des palmiers nains, des giroflées et des bordures de coquilles évoquent pour eux l’infini. Et la femme qui vient des confins du plaisir, celle qui fut un cerne, une lèvre mordue, celle qui touchait aux hommes inconnus et qui restait sous un fanal, dans l’immense pénombre d’argent des villes, là où tournent les chiens, les couteaux, les romances, la femme qui prenait la forme du désir, abandonné enfin l’éventail des caresses, pour prix de ses sanglots et de ses comédies, ne demande qu’un fond de verdure où profiler le reste absurde de ses jours. Pour tous ces cœurs obscurs dont je suis entouré, l’éternité commence un soir par un jardin. Allez-vous-en, vieux fous parqués dans vos parterres, arrimés à vos fleurs en pleine barbarie. Allez-vous-en, vous mes semblables. Vous, mes semblables ? À cette idée mes joues saignent de honte. Que la bâche du ciel vous couvre à tout jamais, qu’elle dissimule à mes regards votre tranquille saoulerie, vos résédas et vos fauteuils de rotin clair. Que le pic-vert du temps qui frappe à votre tempe sa cascade de coups perfore vos tympans. Les toits rouges s’écroulent pour donner l’exemple à votre sang. O brebis si vous n’avez pas renoncé à toute dignité humaine, il est grandement l’heure de mourir puisque enfin vous avez le goût de jardiner !










IV

J’avais été frappé à plusieurs reprises de diverses étrangetés dans le train de la vie des hommes. Qu’ils reproduisent sur des toiles ce que leurs regards peuvent saisir, et particulièrement la mer, les montagnes, les rivières. Qu’ils voyagent. Qu’ils ont le goût des jardins. Je sentais qu’un seul mot devait unir ces passions disparates, et je le cherchais ou plutôt je le trouvai : c’est qu’ils éprouvent un sentiment confus à ces occupations, et commun à elles toutes, analogue à cette inquiétude que j’avais, les voyant agir, et qu’ils nomment le sentiment de la nature. Je ne m’étais pas demandé si je possédais ce sentiment. J’interrogeai sur lui plusieurs personnes qui étaient connues pour l’avoir, et y exceller. Je m’aperçus assez rapidement qu’elles n’avaient de la nature qu’une connaissance vulgaire, et qui ne me satisfaisait guère ; qu’elles n’étaient spécialisées que dans le sentiment et tout ignorantes de son objet. J’examinai donc seul l’idée de nature.

Ayant un peu rêvé à celle-ci, l’ayant confrontée tant bien que mal avec les idées les plus courantes que je me faisais de l’univers, je dus reconnaître qu’elle était entendue, non point dans le sens large, le sens philosophique, mais dans un sens esthétique restreint, qui n’embrasse que les objets d’où l’homme est absent. Acception ancienne d’un mot, qui nous vient de ce temps que l’œuvre humaine était réputée laide, et répudiée par son père, et opposée par lui à une œuvre divine distincte à laquelle il ne se croyait point de part. Il me sembla donc dans l’abord qu’elle ne devait avoir aucun rôle dans cette conception mythique du monde moderne à laquelle je m’attachais. Mais bientôt l’analyse des mythes nouveaux me força de revenir sur ce point. Ceux-ci, substitués aux antiques mythes naturels, ne peuvent leur être réellement opposés, car ils puisent leur force, leur magie à la même source, par là même qu’ils sont au même titre des mythes, et à ce titre ce qui m’émeut en eux c’est leur prolongement dans toute la nature ; et c’est la reconnaissance de ce prolongement qui les sacre, et leur donne sur moi ce pouvoir. Je m’avouai ne pas trouver l’ombre de raison à ce sens partitif du mot nature. Je ne l’employai plus que pour signifier d’un coup le monde extérieur. Et cela convenait mieux à la représentation que j’en avais, qui en fait une seule construction de mon esprit, en tant que limite de cet esprit. Limite que je crois faussement découvrir par un mécanisme qui est justement celui de la conscience. Le monde me vient peu à peu à la conscience, et par moments. Ce qui ne veut point dire qu’il m’est donné. Je me le suis donné par un point de départ que je lui ai choisi, comme le mathématicien son postulat initial. De moi naît sa nécessité. Ainsi la nature entière est ma machine : l’ignorance que j’en ai, que je puisse être ignorant, est un simple fait d’inconscience. Comme le mathématicien qui détermine d’un coup sa science en ignore pourtant les conséquences immanquables. L’expérience sensible m’apparaît alors comme le mécanisme de la conscience, et la nature, on voit ce qu’elle devient : la nature est mon inconscient. Ce que, pour parler le langage de l’habitude, mes sens m’en livrent, n’en est point séparé. Mais c’est par instants, à des seuils rares, que je reconnais ce lien qui unit les données de mes sens, quelques-unes de ces données, à la nature même, à l’inconscient. Cette conscience exquise d’un passage est le frisson dont je parlais1. L’objet qui en est l’occasion est le mythe, au sens que je donne à ce mot.

Ayant pris ces clartés en moi de la nature, des mythes, de leurs liens, j’éprouvais une sorte de fièvre à la recherche de ces mythes. Je les suscitais. Je me plaisais à m’en sentir cerné. Je vivais dans une nature mythique qui allait se multipliant. Dans tout ceci, me demandais-je, qu’est le sentiment de la nature ? L’idée première qui en vient est toujours unie à ce sens vicieux du mot nature que j’ai abandonné. Cette idée2 est en connexion étroite avec le monothéisme chrétien, et les théismes qui en sont issus. Elle suppose, je le disais, l’opposition de l’œuvre divine et de l’œuvre humaine. C’est aux époques auxquelles les paganismes cèdent le pas au merveilleux chrétien que l’on voit ce sentiment faire irruption dans l’art, avec ses caractères impérieux. Mais que le dogmatisme chrétien rétrocède à son tour dans la foi humaine, et plus rien ne soutient le sentiment vulgaire de la nature, qui est décrié. Il faut qu’il fasse place à un mouvement qui soit en rapport intime avec la pensée philosophique du siècle. C’est ainsi qu’aujourd’hui je crois pouvoir avancer qu’il ne répond plus à rien. Tout au contraire, entendons-le au sens général et nouveau que lui donne l’acception véritable du mot nature. On voit qu’il est le sens du monde extérieur, et pour moi le sens de l’inconscient. Il faut s’entendre sur cette dernière expression.

À vrai dire, on n’imagine pas qu’il puisse y avoir un sens véritable de l’inconscient, si l’on s’en tient à la conception générale de celui-ci. Ou du moins on ne saurait avoir de lui qu’une connaissance abstraite, proprement une intuition logique. Mais si l’on songe que le conscient ne puise nulle part ses éléments, si ce n’est dans l’inconscient, on est bien obligé de convenir que le conscient est contenu dans l’inconscient. C’est alors un sens liminaire du conscient à l’inconscient, un sens dont le départ est figuratif, alors que son prolongement est logique3, et qui ainsi occupe tout l’esprit, que nous aurons le droit de nommer le sens de l’inconscient. Qu’on se reporte à la définition que je donnais du mythe, et l’on verra que ce sens se confond en tous points avec le sens mythique, qu’il est le sens mythique. Et sa description nous explique sa puissance et ses effets.

Ainsi sentiment de la nature n’est qu’un autre nom du sens mythique. C’est au début de tout ceci ce que j’exprimais au négatif, voulant marquer de quelle ignorance lointaine je revenais : « Je n’avais pas compris que le mythe est le chemin de la conscience, son tapis roulant. » Il me faut ajouter que le mythe est la seule voix de la conscience, j’entends hors du domaine de l’intuition logique, et que si cette vérité répugne à notre conscience même, c’est qu’elle ne se pense jamais, qu’elle ne peut se penser dans ses formes changeantes, mais s’imagine fixée, statique en quelque sorte, et par là extérieure à l’inconscient, indépendante. Que cette orgueilleuse en rabatte : elle n’est qu’une modalité, et si elle se survit ce n’est que parce qu’en chaque point elle porte la marque de la mort. Elle est le phénix de l’esprit, condamné au bûcher perpétuel.

À ce point de mes réflexions, il me vint à la pensée de considérer le détour par lequel j’y étais parvenu. J’y remarquai je ne sais quel air fortuit mêlé à la nécessité. Ce qui m’avait mené d’ici à là, ce qui m’avait rejeté ailleurs, tous ces recoupements de moi-même étaient les fruits de rencontres, de circonstances qui semblaient en tout étrangères au sujet même du débat : des rendez-vous manqués, de petites déceptions, des voyages. Je me retrouvais en wagon, dans un lieu où dansaient les autres, et un rien remettait en route une idée qui dans l’obscur silence avait déjà fait son chemin. Il m’apparut à une occasion assez mince pour que je n’en ai point gardé le détail que j’avais négligé un des thèmes les plus fantasques de ma rêverie. C’était l’idée ancienne de la nature. Je me dis qu’après tout, réserves faites du langage, on pouvait se demander s’il n’existait point un sentiment mythique particulier, aujourd’hui efficace, qui se restreignît à ce qui fut jadis la nature. Y a-t-il des mythes naturels modernes ? Ainsi se posait la question. On pouvait toutefois prévoir, me semblait-il, que seule une sorte de rhétorique saurait maintenant les distinguer, et bien artificiellement, des autres mythes, et que, s’il existait, ce sentiment moderne de la nature n’était explicable que grâce à la notion que j’avais acquise du sens mythique général. Je m’appliquai quelque temps à de petites notions qui ne me donnèrent grand éclair de presque rien. Puis je me lassai, et je fus tout à autre chose pendant six mois, quand un jour que je rentrais chez moi, je trouvai, assis sur une chaise et me regardant, l’ennui vêtu de son grand uniforme.










V

Douce femme du vent, faneuse de lumières, toi dont les cheveux purs par un chemin rayé de comètes parviennent en fraude à mes yeux, encore une fois Alcyone, charmante Alcyone aux cils de soie, laisse-moi rénover le mythe de Mœdler. Que le dard figuré des pesanteurs, blonde arborescence des abîmes du ciel, vienne encore une fois frapper ton sein, qu’il te pénètre, nudité d’amiante, encore une fois qu’il te pâme. Ainsi de temps en temps au cœur du carrousel la main qui groupe les attractions planétaires laisse échapper le nœud des ballons du soleil. Les lignes de force alors tombent en pleines Pléiades, et sous cette pluie Alcyone sourit. La clarté de ses dents illumine un instant la terre. C’est à cet instant que je rêve et que je vois dans l’air le spectre absurde de mon sort.

Ce spectre c’est l’ennui, jeune homme de toute beauté qui baye et se promène avec un filet à papillons pour attraper les poissons rouges. Il a dans la poche un podomètre et des ciseaux à ongles, des cartes et toutes sortes de jeux basés sur les illusions d’optique. Il lit à haute voix les affiches et les enseignes. Il sait les journaux par cœur. Il raconte des histoires qui ne font pas rire. Il passe sur ses yeux une main de ténèbres. N’est-ce-pas ? disent les Français à tout bout de champ. Mais lui, une cheville terrible scande ses paroles : À quoi bon ? Il ne peut avoir un bouton électrique qu’il ne le tourne. Il ne peut voir une maison qu’il ne la visite, un seuil qu’il ne le passe, un livre qu’il ne l’achète. À quoi bon ? tout cela sans curiosité ni plaisir, mais parce qu’il faut faire quelque chose, après tout, et que nous voici tout de même après tout. Et qu’était ce TOUT qui s’enfle dans la voix qui le forme ?

Rien vraiment, qui valût de se mordre ainsi les doigts d’être dupés. Écoutez la chanson de l’ennui sur un air connu, la chanson connue sur un air d’ennui :






À quoi À quoi À quoi bon

À quoi bon À quoi bon

À quoi À quoi À quoi bon

À quoi À quoi bon bon bon

Ad libitum :






À À À — À À À quoi bon.

L’ennui regarde passer les gens dans la rue. Il entre dans un café : il en sort. Il entre chez une fille : il en sort. Il bouleverse une vie : il en sort. Il tuerait bien : il en sort. Il se tuerait :

C’est le second couplet de la chanson.

Donc, ce jour-là, l’ennui était assis à ma table et faisait bonnement comme chez lui. Il avait retroussé ses manches et écrit de petits récits qu’il me lut :

« L’épilepsie avait fait connaissance dans un arbre de couche avec un ouvrier vannier qui délirait en chambre. Elle lui offrit des oiseaux-mouches. En peu de temps elle apprit à rester maîtresse de ses paresses et c’était là tout ce qu’elle désirait. Tandis que l’argent durait, digérant au soleil, les brins d’osier menaçaient de se faire contrebandiers comme leur père. Le garde-champêtre des nuits sombres ne se serait pas contenté de pain et d’eau sans l’herbe verte et le petit bâton. Mais le rêve des roues de carriole revenait avec une précision toute mathématique chaque fois que la persienne battait le petit garçon mal élevé, seul héritier de la Maison Vents et Cie, commission exportation. »

L’ennui s’arrêta, me regarda, puis se remit à lire : « Bois en cachette la sournoiserie à paillettes qui sert de costume à ces danseuses de corde suicidées à l’aurore avec des poignards dans les sourires et des catastrophes aux doigts. Tu retrouveras sous les pierres les soleils endommagés par l’usage des stupéfiants qui m’ont livré à d’énormes scorpions dont je ne peux voir que les pattes mais dont l’ombre totale me révèle la présence au-dessus de ma tête, là où mes cheveux rejoignent les préoccupations nattées à la pensée de la mort. La mort aujourd’hui lundi est une nageuse dont je vois bouger le sexe dans l’argent à la clarté du magnésium.

« Sous son maillot étoilé le plaisir a dessiné des nerfs au ramage enfantin. À la toucher l’eau devient phosphore. La mort se nomme Lucie, ce soir. Je m’enfonce dans son sillage où des lueurs de maisons perdues dans les campagnes alternent avec des brasiers d’Inquisition et des feux de naufrageurs. À moi la nuit qui se déroule suivant une ellipse dont l’axe se déplace au fur et à mesure que mon esprit parvient à comprendre sa loi et qui ressemble ainsi étonnamment à une robe qui tombe d’un corps aperçu par hasard au pied des réverbères. Qu’on serve les cailloux sur les caresses et les assassinats sur des rames de métro ! Je m’enfonce, disais-je, au sein de ce camélia qui m’est connu depuis des années, l’impossibilité de me retrouver le matin sur la table où j’ai fait ma prière au sommeil. Déjà de grands lions apparaissent au levant et font entendre une incroyable mélodie. Déjà s’ouvrent les fenêtres de l’aventure et voici que commence la croisade du baiser et des oiseaux. Une troupe de silences s’approche. Elle semble acclamer quelqu’un dans un miroir. C’est la grève de la faim avec ses splendides manchettes et l’ombre du confesseur m’entre par un œil pour sortir par l’autre. Que je me damne, prêtre, si tu es autre chose que l’attrait du danger. Tu ris comme une folle et les cloisons s’abattent. Carton carton, les midinettes. À tout instant les maisons de couture lâchent ces plaies dans ma cervelle. Sont-ce bien de vraies libellules ? Je suis en proie à leur déploiement. Après le déluge des pensées, les mains jointes se dispersent sur les toitures et retrouvent au pied des paratonnerres le couple mystérieux que vient d’unir sous un platane le besoin de s’enfuir habillé en officier de paix. »

Tout à coup l’ennui se leva et me chassa de ma chambre. C’est alors que l’idée me vint de rendre visite à mon ami André Breton.










VI

En 1924, quand à bout de ressources l’homme, ayant fait le tour de sa curiosité et des divertissements un peu simples qu’il tient de ses père et mère, cherchait à se distraire par un moyen qui fût en rapport avec les événements qu’il traversait, il n’avait d’autre recours que de restituer à la vie la couleur tragique qui était en grande faveur cette année-là, où les catastrophes furent la menue monnaie des jours. De là cette vague de sincérité héroïque, et la vogue des petits jeux qui lui donnaient le loisir de se manifester : notes aux qualités et aux défauts de chacun, jeu de la vérité forcée, jeu des préférences, qui sont gros de drames et qui aident à rendre aux pensées devenues inopérantes dans la vie de société cette efficacité, cette offensivité première où les ruptures, les jalousies, les soupçons, les ruines de l’amour et de l’amitié trouvent leur origine. J’ai toujours vu que ces occupations qu’on croyait innocentes laissaient de lointaines traces dans ceux qui s’y adonnaient, et qu’après tout c’est à ces ravages qu’ils prenaient plaisir, malgré leurs dénégations, et à leurs retentissements imprévisibles. Un goût du désastre était en l’air. Il baignait, il teignait la vie : tout le moderne de ce temps-là, cette fonction de la durée en prenait un accent qui paraîtra bientôt singulier, et en quelque manière inexplicable.

Je trouvai chez André Breton, au dessert du dîner, au pied des tableaux qui fixent au mur quelques aspects de la magie passagère, plusieurs personnes qui avaient consumé l’après-midi dans ce lieu de convergences, à ces jeux que je disais. Elles étaient dans la stupeur qui les suit, quand on n’a plus l’envie de poursuivre, mais seulement de considérer les connaissances qu’on peut tirer de cet exercice achevé. Il faisait lourd sur les têtes et il ne semblait pas que rien pût naître de cette combinaison d’hommes et de femmes, qui achevaient un repas, à côté d’un petit chien. C’est alors qu’André Breton décida de sortir avec Marcel Noll et moi.

Marcel Noll participait de l’accablement général : celui-ci s’accroissait pour lui de plusieurs coïncidences qui le troublaient, qu’il avait subies dans les dernières heures. Nous nous sentions tous trois de faibles ressources dans la basse clarté humide du printemps, sur les pentes de Montmartre où diverses tentations clignaient de l’œil sans acquérir ce pouvoir que nous aurions aimé leur reconnaître. Tout ce charme de lumières qui s’éveillait aux portes banales du plaisir ne nous retenait pas dans les rues où nous glissions avec une brume légère et nos brouillards particuliers. Ce quartier qui est fait de paillettes où les marchands de pacotille profitent de l’égarement de tout un peuple sentimental, ce quartier qui a une lueur d’œil près du khol, il était trop tôt pour les boîtes de nuit, il était trop tard pour le cinéma, nous laissait fuir par ses mailles de ténèbres vers la place Saint-Georges, que vainement pour nous contournait la rue Laferrière avec son hémicycle de baisers. Dans le bas de la rue Notre-Dame-de-Lorette, sensiblement au niveau de l’oculiste qui a dans sa devanture un petit buste de femme coiffée à la 1907, en composition polychrome, qu’il a muni de bésicles, et que familièrement nous avons coutume de nommer La Beauté future, nous retrouvâmes au fond de notre abattement l’usage incertain de la parole. André Breton ne voulait pas marcher plus loin. Marcel Noll proposait d’aller à Montparnasse, et moi boire était tout ce que j’imaginais. Cette espèce de crépuscule de la décision se traîna avec nous jusqu’au carrefour de Châteaudun, qui est celui où les accidents à Paris aiment le mieux à se produire. Prendre un taxi nous parut alors plus facile que de prendre une résolution. Noll, toujours hanté par des coïncidences récentes, à tout hasard donnait l’adresse du Lion de Belfort, parce que le jour même Robert Desnos avait dû s’y trouver et qu’à la même heure quelqu’un d’autre… quand André Breton proposa d’aller aux Buttes-Chaumont, qui sans doute étaient fermées.

Certains mots entraînent avec eux des représentations qui dépassent la représentation physique. Les Buttes-Chaumont levaient en nous un mirage, avec le tangible de ces phénomènes, un mirage commun sur lequel nous nous sentions tous trois la même prise. Toute noirceur se dissipait, sous un espoir immense et naïf. Enfin nous allions détruire l’ennui, devant nous s’ouvrait une chasse miraculeuse, un terrain d’expériences, où il n’était pas possible que nous n’eussions mille surprises, et qui sait ? une grande révélation qui transformerait la vie et le destin. C’est un signe de cette époque que ces trois jeunes gens tout d’abord imaginent, et rien d’autre, une telle figure d’un lieu. Le romanesque a pour eux le pas sur tout attrait de ce parc, qui pendant une demi-heure sera pour eux la Mésopotamie. Cette grande oasis dans un quartier populaire, une zone louche où règne un fameux jour d’assassinats, cette aire folle née dans la tête d’un architecte du conflit de Jean-Jacques Rousseau et des conditions économiques de l’existence parisienne, pour les trois promeneurs c’est une éprouvette de la chimie humaine où les précipités ont la parole, et des yeux d’une étrange couleur. S’ils supposent avec exaltation que les Buttes peuvent rester ouvertes la nuit, ils n’y espèrent pas une retraite, la solitude, mais au moins la retraite de tout un monde aventureux, que le singulier désir de venir dans cette ombre a trié et groupé, selon une ressemblance cachée, à la pointe du mystère. Ils ne redouteront guère que de donner dans un rendez-vous déjà fréquenté de cette clique, qu’ils ont rencontrée dans les nuits du Bois de Boulogne, et qui est sans énigme aujourd’hui pour eux. Ce qu’ils recherchent, ce ne sont pas des amateurs de plaisir : ils cherchent des curieux, et ce mot dans leur bouche caractérise une forme active de l’intelligence. Ils cherchent, ils attendent de ces bosquets perdus sous les feux du risque une femme qui n’y soit pas tombée, une femme de propos délibéré, une femme ayant de la vie un sens si large, une femme si vraiment prête à tout, qu’elle vaille enfin la peine de bouleverser l’univers. Ici les trois amis constatent qu’ils ne sont pas armés.

Ces préoccupations n’étaient pas nouvelles pour nous : elles tenaient à une grande chimère, sortie de l’impossibilité moderne de se soustraire aux lois, qui établissent une envahissante morale universelle, où les individus ne trouvent plus leur compte. Il y avait entre nous un thème habituel, un domaine de franchise, où tout serait permis à des expérimentateurs animés du nouvel esprit qui les liait, nous l’inventions à l’échelle de la vie de ce temps-là, avec ses grandes villes, ses usines, ses pays de la culture, nous le placions dans la marge la plus favorable à la liberté et au secret, qui nous semblait cette grande banlieue équivoque autour de Paris, cadre des scènes les plus troublantes des romans-feuilletons et des films à épisodes français, où tout un dramatique se révèle. Sans nous représenter ce lieu, nous nous en figurions les voies d’accès, les routes désertes avec de petites maisons fermées, les grandes pancartes LUCILINE, et une voiture abandonnée non loin d’un pont de chemin de fer. Une semblable fiction, pour ceux qui n’y voient pas l’envers de plusieurs existences, n’a pas de peine à paraître enfantine. Qu’on ne s’y trompe point : l’imagination ne reste jamais impayée, elle est déjà le début redoutable d’une réalisation, et ce mythe devait entraîner fort loin un ou deux de ceux qui avaient présidé à sa naissance. Voilà que dans le désœuvrement nous nous prenions à penser qu’il y avait peut-être dans Paris, au sud du dix-neuvième arrondissement, un laboratoire qui à la faveur de la nuit répondît au plus désordonné de notre invention. Le taxi qui nous emportait avec la machinerie de nos rêves ayant franchi par la ligne droite de l’interminable rue La Fayette le neuvième et le dixième arrondissement en direction sud-ouest nord-est, atteignit enfin le dix-neuvième à ce point précis qui portait le nom de l’Allemagne avant celui de Jean Jaurès, où par un angle de cent cinquante degrés environ, ouvert vers le sud-est, le canal Saint-Martin s’unit au canal de l’Ourcq, à l’issue du Bassin de La Villette, au pied des grands bâtiments de la Douane, au coude des boulevards extérieurs et du métro aérien qui réunit dérisoirement ces deux extrêmes, Nation et Dauphine, devant la compagnie des Petites Voitures, le café de la Rotonde et le café de la Mandoline, à deux pas de la rue Louis-Blanc où Le Libertaire a son siège, au nord du fief de la vérole et au sud des Pompes funèbres, entre les magasins généraux de La Villette et les ateliers du matériel roulant des chemins de fer du Nord. Puis piquant droit vers le sud-est, il prit l’avenue Secrétan qui est plantée d’arbres, et qui au-delà du cinéma et de la compagnie générale des omnibus traverse une région d’écoles et de dispensaires, triomphe de l’organisation laïque. Elle était déserte à cette heure, et toute livrée à l’espace, grand paysage de bâtisses mortes et utiles, où la pierre prenait un aspect de bravade, à côté des murs de briques et de plâtras, des baraquements qui à des hauteurs inégales limitaient plusieurs idées philanthropiques du voisinage. Au niveau de la rue de Meaux nous ne vîmes pas le petit pointillé rouge qui trace la limite du quartier de La Villette et du quartier du Combat. Déjà nous dépassions le métro Bolivar où aboutit par une marche en hélice la rue Bolivar qui s’ouvre sur un pacage d’immeubles neufs. La rue Secrétan alors s’élève, elle arrive au grand dépôt des Pavés, à faible distance de l’École professionnelle Jacquard. C’est ainsi qu’aux approches du parc où est niché l’inconscient de la ville, les grands facteurs de la vie citadine prennent des figures menaçantes, et surgissent au-dessus des terrains vagues et de leurs cabanes de chiffonniers et de maraîchers avec toute la majesté conventionnelle, et le geste figé des statues. Il eût été difficile à cette heure, et à la vitesse de la voiture, de constater le nombre anormal d’opticiens que l’on rencontre dans la rue Secrétan, de la rue Bolivar à la rue Manin, où enfin le taxi s’arrêta devant le chalet Édouard, Noces et Banquets, qui allie avec sa frise de bois découpé le style de la Forêt-Noire à celui du Bas-Meudon.

À l’instant où ils constatent que la porte des Buttes est ouverte, on imagine l’état d’esprit des trois compagnons. L’un d’eux, Noll, n’est jamais venu dans ce lieu auquel il est amené après une journée de superstitions, d’inquiétude et d’ennui, dans un brusque sursaut imaginatif qu’aident encore ses deux amis par le propos qu’ils tiennent de ce jardin, duquel ils ont retenu le grand pont des Suicides où se tuaient avant qu’on ne le munît d’une grille même des passants qui n’en avaient pas pris le parti mais que l’abîme tout à coup tentait ; ils en ont retenu le Belvédère, il ne semble pas croyable qu’on puisse aller la nuit au Belvédère, le Belvédère et le lac, et l’invraisemblable diversité de cette construction de vallons et d’eau vive. Il est neuf heures vingt-cinq, et une brume épaisse est descendue sur toute la ville. Les hauts becs de gaz comprimé qui éclairent le parc forment de grandes traînées sulfureuses dans cette double nuit où montent les troncs d’arbres. Quelques garçons en casquette sortent des Buttes et s’éloignent sans chanter. Nous entrons dans le Parc avec le sentiment de la conquête et la véritable ivresse de la disponibilité d’esprit.










VII

Le parc des Buttes-Chaumont vu de haut a la forme d’un bonnet de nuit dont l’axe sensiblement orienté d’ouest en est joindrait l’abouchement de la rue Priestley dans la rue Manin à celui de la rue d’Hautpoul dans la rue de Crimée, la base rectiligne étant formée par la rue de Crimée, orientée nord-sud, légèrement oblique vers le sud-est, de la rue Manin à la rue du Général-Brunot. Des deux côtés curvilignes de cette figure, le septentrional convexe vers le nord-ouest est formé par la rue Manin, le méridional concave vers le sud-est par la rue Botzaris. De plus, la pointe, l’angle opposé à la base, formé par la réunion de ces deux côtés est déviée vers le sud, et légèrement vers l’est, formant une corne qui prolonge le parc au sud entre la rue Manin au-delà des rues Priestley et Secrétan, et la rue Bolivar qui lui fait suite du coin de la rue Manin jusqu’au-delà de la rue des Dunes, d’une part, et d’autre part de la rue Botzaris de la rue Fessart à la rue Bolivar. La base de ce prolongement est constituée par les allées du parc qui joignent la porte de la rue Secrétan à la porte de la rue Fessart. Le relief, et les allées qu’il détermine sont organisés suivant trois systèmes : l’un à l’ouest formant le prolongement décrit, le deuxième au centre autour du lac qui en occupe la partie moyenne, le troisième à l’est, autour de la ligne de chemin de fer de ceinture qui traverse le parc de l’angle de la rue de Crimée et de la rue Manin à la rue Botzaris, au niveau du Réservoir, suivant une droite perpendiculaire au segment correspondant de la rue Botzaris. Les portes du parc sont situées au nord place Armand-Carrel, deuxièmement à l’extrémité de l’avenue Secrétan, troisièmement à l’angle de la rue de Crimée et de la rue Manin ; au sud à la corne Bolivar-Botzaris, deuxièmement au niveau de la rue Fessart, troisièmement un peu à l’ouest du Réservoir Botzaris ; enfin au voisinage de la corne sud-est en face de la rue de La Villette. Il n’y a pas de porte sur la rue de Crimée.

Le secteur occidental, dont nous avons décrit les limites, forme une seule butte entourée de six massifs, sans compter les longs massifs limitrophes des rues Botzaris, Bolivar et Manin. Cette butte placée à l’est de la corne domine immédiatement l’entrée de la rue Fessart. On y accède par un chemin en spirale, qu’il faut emprunter à nouveau pour en redescendre. Elle borne vers l’est le chemin de la rue Fessart à la rue Secrétan, lequel longe avant elle les trois premiers massifs dont je parlais, placés au nord de la butte, tandis que les trois autres sont placés au sud et à l’ouest par rapport à elle.

Le second secteur, central, de dimensions très supérieures à celles de l’occidental, présente à sa partie moyenne un lac sensiblement quadrilatère dont la base méridionale est parallèle à la rue Botzaris, tandis que la septentrionale, curviligne, est dirigée dans l’ensemble obliquement du sud-est au nord-ouest pour former avec la rue Manin un angle obtus ouvert au sud-ouest. De telle sorte que le côté occidental du lac est plus petit que l’oriental. Une île triangulaire s’y rencontre : les côtés en sont, le septentrional parallèle au côté septentrional du lac, les deux autres convergents vers la portion moyenne de la côte sud de ce lac. Elle est unie à la terre par deux ponts, l’un court au sud, l’autre beaucoup plus long à son angle ouest. Elle constitue une butte, surmontée d’un belvédère. Deux buttes limitent au sud le lac, l’une à l’est contient les grottes sur son bord septentrional, l’autre à l’ouest domine la porte centrale de la rue Botzaris. Entre la corne et cette dernière butte une autre butte ferme à l’ouest le cirque dont le lac est le centre. Le vallonnement formé par ces deux dernières buttes, après s’être infléchi légèrement à la hauteur de l’angle occidental du lac, se relève, sans atteindre sa hauteur préalable, pour constituer vers le nord-est un relief qui ne mérite pas le nom de butte, un dos d’âne dont le versant oriental limite le lac au nord-ouest et présente le café du Parc. Puis à l’entrée de la place Armand-Carrel la pente s’abaisse pour remonter en croissant le long du bord septentrional du lac, et se confondre avec le relief du troisième secteur.

Celui-ci contient une butte qui occupe la corne sud-est du parc, une autre située au nord-est du lac avec ses appentis, et entre ces deux systèmes de hauteurs un grand vallonnement orienté le long du chemin de fer de ceinture qui est à ciel ouvert sur les deux tiers nord du parcours, et qui s’enfonce dans un tunnel au sud : et à ce niveau le centre du vallonnement se relève pour former un pli de passage entre les deux buttes du secteur.

Dans son ensemble le Parc des Buttes-Chaumont couvre vingt-cinq hectares de terrain. exécuté pendant la seconde moitié du XIXe siècle il est dû à Barillet Deschamps et à Alphand, directeur des Promenades et Jardins. Il s’étend sur un quart de la superficie du quartier du Combat, enfoncé comme un coin dans ce quartier de l’est à l’ouest, à la partie moyenne de la ligne de la rue de Crimée qui le sépare du quartier d’Amérique.










VIII

Parmi les forces naturelles, il en est une, de laquelle le pouvoir reconnu de tout temps reste en tout temps mystérieux, et tout mêlé à l’homme : c’est la nuit. Cette grande illusion noire suit la mode, et les variations sensibles de ses esclaves. La nuit de nos villes ne ressemble plus à cette clameur des chiens des ténèbres latines, ni à la chauve-souris du Moyen Âge, ni à cette image des douleurs qui est la nuit de la Renaissance. C’est un monstre immense de tôle, percé mille fois de couteaux. Le sang de la nuit moderne est une lumière chantante. Des tatouages, elle porte des tatouages mobiles sur son sein, la nuit. Elle a des bigoudis d’étincelles, et là où les fumées finissent de mourir, des hommes sont montés sur des astres glissants. La nuit a des sifflets et des lacs de lueurs. Elle pend comme un fruit au littoral terrestre, comme un quartier de bœuf au poing d’or des cités. Ce cadavre palpitant a dénoué sa chevelure sur le monde, et dans ce faisceau, le dernier, le fantôme incertain des libertés se réfugie, épuise au bord des rues éclairées par le sens social son désir insensé de plein air et de péril. Ainsi dans les jardins publics, le plus compact de l’ombre se confond avec une sorte de baiser désespéré de l’amour et de la révolte.

Elle donne à ces lieux absurdes un sens qu’ils ne se connaissaient pas. À l’encontre de l’idée courante ce n’est pas pour le faste que Louis XIV fit construire Versailles, mais pour l’amour, qui a aussi sa majesté, avec les cachettes du feuillage taillé, les promenoirs des grottes, et le peuple dément des statues. Aujourd’hui l’hygiène tient lieu de pompe aux habitants des villes, et c’est en son nom que dans l’inconscience ils aménagent ces retraites de verdure qu’ils tiennent naïvement pour un refuge contre la tuberculose. Et puis, la nuit descend, et les parcs se soulèvent. Comme un homme qui s’endort dans le train se balance, et sa main pend, et bientôt tout ce grand corps qui oublie la vitesse du wagon va se plier dans l’immobilité du rêve, ainsi la moralité urbaine soudain vacille sous les arbres. Une espèce de langueur qui a l’accent et la grâce de l’inconnaissable franchit les petits ponts rustiques dont plusieurs ne sont point en véritable bois. C’est alors que les gens croient chercher le plaisir. Dans les plis du terrain où tout les sollicite, ils sont les jouets de la nuit, ils sont les marins de cette voilure en lambeaux, et voici que déjà tout un peu d’eux-mêmes naufrage. La grande clameur de l’imagination leur fait oublier le silence. Sur les eaux d’agrément, à la cheville nue des cascades, on voit glisser le cygne Et cætera. Ici commence une région d’éclipse. Ce bruit de chaînes qui tombent, au premier pas vers le cœur sombre du jardin !

Il y a un moment où tout le monde est trop faible pour son amour, il y a un moment qui ressemble à une baie bien mûre, un moment qui est gorgé de soi-même. Par deux voies complices le désir et le vertige se sont accrus, et quand ils confinent, quand ils se mêlent, par un bond, un sursaut de tout le regard, je m’atteins au-delà de mes forces, au-delà des circonstances, qui ne sont plus ces quelques aspects luisants des choses, mais ma vie, et la vie, et l’instinct de survivre, la pensée que je suis un être continuel, au-delà de tout ce que j’entreprends, de ma mémoire, je m’atteins, j’atteins au sentiment concret de l’existence, qui est tout enveloppé par la mort. Me voici dans l’excellence du destin. L’air est sauvage, et brûle aux yeux. Il faut que l’événement tourne à ma folie. Je sais contre la raison que ma folie a pour elle un pouvoir irrépressible, qui est au-dessus de l’humain. Ombre ou tourbillon c’est tout comme : la nuit ne rend pas ses vaisseaux.

L’homme pris au piège des étoiles. Il se croyait un animal donné. Il se croyait captif des péripéties et des jours. Ses sens, son esprit, ses chimères, il ne prenait le temps de la réflexion que pour coordonner, et poursuivre, des idées qu’il avait eues, qu’il pensait tenir dans sa tête, d’un bout à l’autre, du souvenir au présent, comme un oiseau vivant entre les doigts des mains. Il attendait de soi sa conclusion, sa cohérence. Il s’organisait dans sa personne autour des épisodes liés de son sort. Il se confrontait, se suivait ; il était lui-même son ombre, une hypothèse et son décours. Il voyait avec une lucidité enivrante le tracé des forces qui le dominaient. Il les comptait. Il se choyait surtout pour ses perspectives tranquilles. Or, une nuit enfin, la nuit l’a regardé, la nuit qui se regarde dans les jardins comme dans des miroirs, et qui s’y multiplie par la croix de leurs arbres, la nuit qui retrouve ici sa légende et son visage d’autrefois.

Mais le peuple des passants et des promeneurs dans ces grandes villes qui n’en finissent pas où il bouge, et meurt, n’a pas le choix de sa nostalgie. Rien ne lui est offert que ces mosaïques de fleurs et de prés ou ces réductions arbitraires de la nature, qui constituent les deux types de paradis courant. Ce sont ces derniers qu’il préfère, parce qu’il est ivre encore de l’alcool romantique. Il se jette à cette illusion, tout prêt à réciter aux Buttes-Chaumont Le Lac de Lamartine, qui fait si joli en musique. Une fois qu’il s’y est jeté, ce n’est pas à la rumeur des torrents que son esprit chavire : le chemin de fer de ceinture est là, et le halètement des rues borne l’horizon. De grandes lampes froides surmontent toute la machinerie moderne, qui plie aussi, qui comprend aussi les rochers, les plantes vivaces et les ruisseaux domptés. Et l’homme, dans ce lieu de confusion, retrouve avec effroi l’empreinte monstrueuse de son corps, et sa face creusée. Il se heurte à lui-même à chaque pas. Voici le palais qu’il te faut, grande mécanique pensante, pour savoir enfin qui tu es.










IX

À peine avancions-nous dans le parfum du grand cyclamen nocturne qu’abandonnant la route pour le plus ombreux des sentiers nous découvrions au creux des feuillages noirs des figures couplées sur leurs chaises sacrées, sur les bancs pareils à des trous dans l’immense solitude humaine. 0 couples ! dans votre silence un grand oiseau se profile soudain. Mimiques lentes, mains serrées, postures divines : j’ai pris à vos manières, à la diversité de vos manières un goût damnant, un damné goût de la surprise. Ceux qui sont immobiles, qui ne se regardent point, qui se perdent, ceux qu’un seul pont unit, par exemple aux épaules, ceux qui sont tout mêlés du haut au bas du corps, ceux qui s’écoutent, ceux qui sont dissipés dans l’air du paysage, les amoureux distants, les peureux, les pressés, ceux qui se croient invisibles au fond d’un baiser sans fin, ceux qui se lèvent soudain, et qui marchent, ceux qui frémissent, ceux qui découvrent tout à coup le sentiment de l’existence, blottis dans ce plaisir que tout retardera, les voluptueux qui évitent la volupté, les couples des parcs savent au-delà de l’humain faire durer le plaisir. Promenons-nous dans ce décor des désirs, dans ce décor plein de délits mentaux, et de spasmes imaginaires. Peut-être à la trahison d’un geste ou d’un soupir, comprendrons-nous ce qui lie ces fantômes sensibles à l’émouvante vie des buissons trembleurs, au gravier bleu qui crisse sous nos pieds. Qui me dira le secret des arceaux de fer qui limitent les chemins, le long des pelouses, le secret de ces cœurs soumis à tout un protocole de verdure et à l’accablante loi d’un pays inventé ? Avançons, mes amis, dans cette nuit peuplée.

Voilà donc l’amour, le hiératique amour qui fait la haie sur notre passage. À la recherche du plaisir, ou de quelque confusion innombrable, tout le désespoir humain est là, se pliant à ce rite imaginaire, dans un temple de fusains, où tout se ligue, le froid vif et les regards, contre le culte qu’on y célèbre. Mais je suis un objet de ce culte, ma présence, la nôtre : on croirait voir les candélabres d’argent ciselé en promenade au milieu des autels où cette messe basse est officiée par des prêtres hérétiques soumis à d’étranges canons variables, dans leurs chapelles de baiser. O déplacements insensibles des corps, vous signifiez à chaque coup une grande résolution philosophique des ténèbres, rien n’est perdu, douces translations, de l’intentionnel de votre naissance. C’est l’heure du frisson, qui ressemble à crier à un trait d’encre noire. Nous nous réjouissons d’être des encriers.

MARCEL NOLL :

Quel chemin parcouru depuis la forêt primitive ! D’abord j’usais de mes pieds nus l’herbe vers la rivière. Ce fut une foulée, et une première idée que j’eus du souvenir. Puis ma trace persistant, le spectre des sentiers se leva dans mon intelligence. Il me dit avec douceur comment rejoindre une amoureuse. Il me conduisit vers des lieux de rêverie où l’habitude enfin me façonnait le cœur. L’allée ! mes premiers esclaves, leurs dos luisants pliés sur leur pagne de paille, me frayèrent une route, et firent l’arbre et la pierre complices de mes pas. L’allée ! ce n’était encore qu’une voie utile, une trouée pour mon âme de sauvage, et ce serpent grandit, et relia les villes, mais ce n’était pas l’allée, au nom nostalgique, l’allée qui surgit seulement dans l’esprit magnifique et pur d’un fou, qui devait être un monarque très jeune, et sans désir, à la lueur écrouie d’un siècle finissant. L’allée ! dès que j’y pénètre, j’aperçois toute sa perspective et l’issue ménagée de cette grande association d’idées plantée d’un bout à l’autre d’arbres taillés dont l’essence est choisie. Sa largeur est proportionnée à l’usage prévu, sa longueur à la mélancolie du jardinier-paysagiste. Elle épouse les formes des pelouses, elle épouse le front pâle du promeneur. Ne multipliez pas les allées, recommandent les traités techniques. Et moi je dis : qu’importe, ô jardiniers, vos lois, votre sagesse ? Vous craignez qu’un jardin, s’il est trop morcelé, ne paraisse petit. Ah ! vous êtes gâchés par la clientèle de la banlieue, à ce que je vois. Vous avez oublié le goût des grandes choses. Que le concept sinueux de l’allée vous reprenne, et vous mène à de véritables folies labyrinthiques, qu’on lise sur la terre où nous nous égarons l’expression bouffonne et désespérée de votre inquiétude, nouez comme la voile au vent toujours changeur les allées au jardin où vos mains s’abandonnent. Et si les inscriptions philosophiques gravées sur la pierre des monuments paraissent nécessaires au détour combiné des buissons et de la méditation solitaire, allez-y des inscriptions philosophiques, de la pierre moussue à plaisir, de la dalle ébranlée par le pied d’un fantôme : ne redoutez pas le sourire odieux de celui qui n’a point conçu les jardins comme des poèmes. Allez-y du ridicule fastueux des cascades, de l’hybride plaisir des bosquets ténébreux. Que votre main suspende une liane, à cet endroit précis où montent les regards. O Krafft, allemand hydrocéphale et triste, à la veille des temps modernes, tandis qu’on entendait au loin le bruit des bûcherons qui abattaient des têtes, sur ton pays alors en proie à cette division qui est jugée de mauvais goût dans la distribution des parterres par les architectes de notre époque, les Duchêne, les Martinet, les Edouard André, les Vacherot… sur ton pays en miettes, Krafft, génial rêveur, tu promenais un œil dément et c’est sans doute alors devant ces dominos de frontières que tu inventas ces tortueux dessins desquels on voit de moins en moins s’éprendre la jeunesse qui dans ces jours maudits les trouve fatigants. Et pourtant toi seul sus donner aux jardins leur idéalité : tu les rendais ensemble attirants et burlesques. Ils s’ouvraient à l’oubli ainsi qu’au souvenir. Tu les courbais sous tes doigts magiciens à l’image de ton délire, et tu ne faisais point appel à ces couleurs qui tirent aujourd’hui d’affaire les jardiniers sans imagination : il te suffisait de petites variations du vert au brun et au gris pâle dans la ramure pour limiter le fond fuyard du songe, là où l’espoir des visiteurs cherchait à s’évader par l’essaim des regards. Tu n’avais pas à ton service le pélargonium vigoureux, le chrysanthème lourd, ni la sauge éclatante, à peine le sainfoin d’Espagne et l’ancolie, l’oreille d’ours et la pensée éclairaient-elles un peu tes massifs métaphysiques, tes bordures de soupirs et de regrets. Je te salue, pétrisseur de planètes. Et mes hommages à Madame Krafft.

Noll se tait. Le chemin serpente au flanc d’une butte, au sommet de laquelle un lampadère luit. Sur le plan de la nuit et sur le plan du parc suivons les trois amis qui s’avancent avec le sentiment fugitif de la bizarrerie et un désir qui tient à l’essence du monde.










X

Ils arrivent à la plate-forme qui domine la nuit, à laquelle un bec de gaz flanque une volée de lumière violette et violente. À ce sommet de l’esprit, les bancs sont vides, en demi-cercle autour du gravier. Il semble qu’on ne puisse aller plus loin : « Depuis dix mille ans… », tu parles. Nos jeunes gens cherchent une issue, mais partout ils se heurtent au fil de fer du nommé La Bruyère, et dans la brume à leurs pieds c’est une prairie qui dévale. Enfin l’un d’eux reconnaît l’amorce d’un chemin, et nous assistons à l’un de ces départs coutumiers dans l’histoire de la science, quand une hypothèse à la taille de guêpe est abandonnée par un volage professeur de chimie ou de biologie comparée, sur le piton inaccessible, ou réputé tel, où par pur défi si ce n’est par orgueil mal placé elle avait été se jucher pour ne pas déchoir dans l’estime de ses contemporains. Alors le chargé de cours, ayant retroussé ou frisé, ou calamistré ses moustaches, part d’un air dégagé sur une piste toute nouvelle, sans se soucier de la désespérée qui agite son mouchoir, et rappelle, dans ses propos, les douces nuits, les angoisses communes, et les communications impatiemment attendues à des sociétés savantes de second ordre, les articles complimenteurs dans des revues-à-côté, scientifiques et littéraires, où Horace, le poète latin, est cité à tout bout de champ quand l’auteur ramenant à de justes proportions le sujet qu’il traite veut montrer en même temps que le charme et la culture de son esprit… que disais-je ? veut montrer qu’on ne la lui fait pas… desinit in piscem. Vous me la copierez.

Le dessein qui me pousse à raconter cette aventure, et l’infini de ses détails, par exemple qui marche devant, si André Breton porte aujourd’hui sa canne, — une belle canne, au reste, que les garçons de café apprécient comme il se doit, achetée chez un antiquaire de la rue Saint-Sulpice, qui vend aussi de faux étains, une canne de provenance douteuse, africaine pour les uns, asiatique pour d’autres, pour d’autres encore due au génie exotique et intellectuel de Gauguin, l’homme du corail et de l’eau verte, une canne ornée de reliefs obscènes, hommes, femmes et bêtes, en veux-tu, en voilà, limaces rampant vers les vulves, postures faciles à comprendre, et drôle de spectacle terrifiant un nègre barbu qui bande vers le bas — ce dessein qui me pousse à raconter cette promenade somnambulique dans le creux de l’indulgence édilique, là où tout le conseil municipal réuni a décidé que nous porterions sans risquer la prison nos petites révoltes nocturnes et l’insociabilité de nos cœurs, ce dessein me paraît tout soudain assez mystérieux. Étrange, étrange : et je devine le développement qui va suivre.

Quand, dans une ville de province, un chien et voici déjà le grand jour, dans les rues vides soudain assis sur ses pattes de derrière, rejette ses oreilles à la cantonade et lève vers le soleil, semble-t-il, une gueule glapissante pour hurler indéfiniment à la mort, le commis du magasin de chapeaux et de couronnes mortuaires est tout joyeux de trouver dans la monotonie d’une vie misérable une raison plausible de se mettre les poings aux hanches sur le pas de la porte de ce magasin. Il hurle à la mort, ce chien, c’est que dans le monde matinal il y a quelqu’un qui trépasse avec minutie, ou bien il nous faudrait douter de la sincérité canine, et le chien, ce grand signe mythique, ne nous a jusqu’à présent jamais donné lieu de manquer de confiance en sa prévoyance cynique. Alors le commis du double comptoir où se pourvoient contre les intempéries et l’ingratitude les vivants et les morts de ce gros chef-lieu de canton, le commis se prend à supputer quel citadin vient de passer de l’une à l’autre catégorie de sa clientèle. Il essaye un peu la réalité de la mort de chacun. Ainsi…

Ah je te tiens, voilà l’ainsi qu’attendait frénétiquement ton besoin de logique, mon ami, l’ainsi satisfaisant, l’ainsi pacificateur. Tout ce long paragraphe à la fin traînait avec soi sa grande inquiétude, et les ténèbres des Buttes-Chaumont flottaient quelque part dans ton cœur. L’ainsi chasse ces ombres opprimantes, c’est un balayeur gigantesque, dont les cheveux se perdent parmi les étoiles, dont les pieds pénètrent par les soupiraux dans les caves des maisons humaines. L’ainsi scandalise les poètes dans leur lit de plumes. L’ainsi se promène de porte en porte, vérifiant les verrous mis, et la sécurité des habitations isolées. L’ainsi appartient à la société des veilleurs de l’Urbaine. Et je ne parlerai pas de la bicyclette de l’ainsi.

… Ainsi j’éprouve la force de mes pensées, ainsi je me demande ce qui est mort en moi, ce qui est encore efficace, et sur le seuil de mon esprit, un instant arrêté par une clameur sinistre, je me promène dans mes demeures mentales par le moyen de l’écriture, une à une, en quête d’un cadavre et d’un enterrement ;

… ou bien ainsi je fais le chien et je gueule au crevé, le commis est le lecteur, et j’annonce par cet absurde récit composé et fallace, j’annonce les malheurs de l’humanité nouvelle, je précipite par leur énonciation criminelle la survenance des catastrophes, et ne lisez plus ce texte maudit ;

… ou bien ainsi prêt à passer des chapeaux aux couronnes, l’homme est averti des révolutions de son sort par une voix animale qui semble tout d’abord s’adresser aux nuages, qui parle par exemple du charme ressenti d’un parc citadin, où se mêlent les symboles blêmes de l’amour et du brouillard ;

… ou bien ainsi je vous emmène à la remorque avec ma gaffe de mots, et rien d’autre dans le cœur et l’esprit que le goût insensé de la mystification et du désespoir.










XI

Le chemin se termine par une colonne de bronze qui mesure la température, l’heure et la pression atmosphérique en face d’un vaste entonnoir où sont jetées comme les dés du silence les buttes dissimulées par la nuit. De grandes lueurs révèlent au loin le Belvédère et plusieurs sourires des ténèbres, un reflet d’eau dormante et un cri d’oiseau dans la profondeur. Mais au bord de cette coupe, à ce tranchant de l’ombre, hors des frondaisons chinoises, sous un réverbère en toilette de bal qui jette ses bijoux froids à la prairie, chaussée aux couleurs de l’irréel, givre électrique et vert de neige, un proscenium en avant de la fosse à musique porte vers nos regards un numéro fantôme. C’est dans la première herbe un homme nu qui court immobile vers l’abîme. Sa grande insensibilité à l’air du soir fait qu’on le croit de bronze. Voici que l’on saisit comment, par quel mystère, l’homme a toujours lié ses représentations divines à l’image du corps humain. Et qu’aujourd’hui par un juste retour si ce sceptique desséché comme une main de squelette, pauvre dérision, ce masturbateur de l’esprit n’a jamais en vue que soi-même quand avec la glaise, ou le marbre, ou les métaux, il reproduit ses traits génériques, le phénomène enfin se renverse : il voulait montrer Dieu au monde, et toujours ce n’était qu’un homme qu’il dressait, maintenant c’est en vain qu’il se croit le pouvoir de se feindre uniquement, dès que ses mains façonnent un corps ou un visage c’est tout de suite un dieu qui sort de ses mains. Il a essayé alors de la laideur pour ne pas faire surgir de terre ces divinités inquiétantes dont le nombre va croissant. Et que deviendra l’humanité au jour prochain où le peuple des statues sera devenu si abondant dans les villes et les campagnes, qu’à peine l’on pourra circuler dans les rues de socles, à travers des champs d’attitudes. Perspective étouffante. Alors dans ce cimetière de l’imagination il connaîtra la puissance divine imprudent suscitateur d’entités, malheureuse proie de la disproportion et du rêve. C’est de la statuomanie qu’elle périra, l’humanité. Le dieu des juifs qui craignait la concurrence savait ce qu’il faisait, prohibant les images taillées. Grands symboles particuliers exerçant leur pouvoir concret sur le monde, elles mangeront vos cheveux, passants, les statues. O force d’une nuit figurée dans le bronze, noir précipice des yeux morts creusés un peu plus haut que terre, disqualification de la raison par les spectres, effondrement de la volonté à ces pieds scellés à leur roc.

J’ai dit que, désireux d’enrayer ces progrès du divin dans l’espace, cette invasion de l’immatériel dans la matière, avec une conscience clignotante de sa destinée et de ses actes, l’homme avait entrepris de ne plus sculpter que la hideur à la hanche du vide. L’esthétique d’Eugène Manuel lui parut aussi un remède à cette genèse surnaturelle. Le quotidien, on n’approchera jamais assez du quotidien, et un poète du siècle dernier a dit un mot là-dessus. Inutile : dans leurs robes de chambre en pilou, leurs vestons familiers, leurs souriantes bonhomies, les simulacres des temps modernes empruntent à l’anodin même de cet accoutrement une force magique inconnue à Éphèse ou à Angkor. Et cela est si vrai que des religions secrètes finissent par s’établir en l’honneur des nouvelles idoles. C’est ainsi qu’un rite imprécatoire est observé envers l’incroyable Gambetta, de la cour du Carrousel ; qu’une secte, de laquelle Paul Éluard est l’un des plus farouches zélateurs, vient déposer devant Paris pendant la guerre les tributs périodiques d’un culte amoureux ; un soir rentrant chez moi quelle ne fut pas ma surprise à la vue d’un long cortège vêtu de blanc qui venait sacrifier des colombes devant le ballon des Ternes ; et les convulsionnaires de la statue de Strasbourg ! Vous souvenez-vous, si vous en avez l’âge, de ce cadavre déjà décomposé qu’on amenait dans une automobile, drapée avec sa cape, tous les ans, sur la place de la Concorde ? Ainsi, par le truchement de cette dérisoire forme humaine, on insultait à la vie en opposant à la figure majestueuse de la pierre un Déroulède verdissant ; les phallophories de Trafalgar square, où Nelson le manchot est témoin de l’hystérie d’un peuple ; la Jeanne d’Arc de Frémiet, le Quand même d’Antonin Mercié, et je ne parle pas des statues sportives, le Serpolet de la place Saint-Ferdinand, le Panhard-Levassor de la Porte-Maillot ; ni de la magnifique apothéose de Chappe au pied d’un échafaud télégraphique ; ni de la chaîne brisée d’Étienne Dolet, place Maubert. Encore une statue maléfique, la Lisel à l’oie, de Strasbourg : et l’hermaphrodite de Montargis, qui se dresse devant une grande affiche intitulée La patte d’oie ; et le Génie Maritime, à Toulon ; et Vercingétorix à Gien ! La magie ainsi dresse ses signes noirs au milieu des rues, et le passant à l’âme innocente les contemple et se félicite de l’habileté du sculpteur, et discute le rendu de l’émotion artistique.










XII

DISCOURS DE LA STATUE

Les fusillades ! Voilà cinquante années que j’attends les fusillades. Il faut enfin fixer avec le plomb les hommes mouvants et rieurs qui glissent dans le paysage où je suis à jamais gelé. Futiles mouvements des foules, des enfants. Les mères heureuses, avec leur bagage de tricots. O Malthus, évêque au grand cœur, ce sont les statues mes sœurs qui réaliseront enfin tes chimères : les femmes qui nous voient soudainement avortent, et nous aidons de nos membres polis l’imagination trop lente des timides, qui s’agitent à l’ombre étrange de nos formes, qui n’ont plus d’autre amour que de nos corps surhumains. Alors se constitue au fond des parcs et des avenues une grande nostalgie où nous avons part, qui unit l’inanimé au plus subtil de la vie, alors se lève le vent des plaisirs sublimes où l’idée enfin se libère et trouve en soi-même un aliment.

Idée de l’homme ! au-dessus des champs dévastés par les pas croisés qui les marquent, l’idée de l’homme apparaît, plus grande que nature, dans le geste exemplaire d’un coureur ou d’un roi. C’est aux pieds de cette idée que l’homme vit, les yeux levés, sans parvenir à s’identifier à elle, c’est aux pieds de cette idée qu’il se torture et se déchire, en proie au grand délire abstrait nommé psychologie. Foi de statue, il n’y a pas dans l’espace aux cent mille recoins une seule activité, fût-ce la philharmonie ou le billard Nicolas, qui me paraisse aussi ridicule que la psychologie. L’à-coup sûr, l’immanquable de cette science… j’en rirais si le bronze aimait à se plisser dans le sens transversal. Pourtant l’homme inventa un soir la psychologie. Il faisait un vent du diable, et notre poltron tremblait. Il vit son ombre, qui montait jusqu’aux cieux à la moindre rafale. Il voulut s’expliquer un phénomène aussi terrifiant. Et avec ça que les nuages crevaient dans ses cheveux, que l’éclair embrochait son armure, que ses femmes en couches rêvaient toujours à des fruits rouges, que les battants de la forêt claquaient des dents dans les ténèbres. Une à une, les psychologies naquirent. Il y eut la psychologie des affinités matérielles, ou chimie, la psychologie des forces, ou physique, la psychologie de Dieu, ou religion, la psychologie de la chair, ou médecine, la psychologie de l’inconnu, ou métapsychie, la psychologie de la mer, ou art nautique. Par ces détours, se satisfaisant de peu, l’homme en face de tout abîme apprenait à connaître les parois de l’abîme, à oublier l’abîme, et les tourments de l’infini. Irréductible positivisme humain : vous ne vous demandez pas, porteurs de chevelures légères, ce que vos fantômes témoins, sur les socles gravés de noms célèbres, pensent de vos tricheries, positives ou non. Nous, qui parlons au ciel, nous, couverts de rosée, les danseurs minéraux que redoutent les nuits, nous, les dompteurs de brises, les charmeurs d’oiseaux, les gardiens du silence, sous le lustre adorable de l’esprit qui éclaire nos attitudes irrémédiables, principes divins prisonniers de notre liberté concrète, nous, émanations particulières d’un grand souffle, négations du temps que le soleil inonde, nous les idoles sans aveu, les vagabonds de la métaphysique, nous dominons de toute l’athlétique stature de la pensée le fourmillement informe des nations de l’insomnie. Retournez-vous sur vos paillasses, maniaques rêveurs, le parc est frais et pur. Déjà les brumes accourent à nos tempes. Déjà oublieux de vous, bestioles, nous rejoignons l’étoile à son poste d’azur. Et voici qu’un frisson météorique achève un panorama bleu sans trains et sans espoirs. Qui est à l’appareil ? Ici, la divinité devinée. Ici, le royaume de l’absolu. Comment vont les créatures angéliques ? Très bien, je vous en remercie. L’aile, c’est l’aile qui apparaît dans l’étendue de son concept, déployée largement au-dessus du règne des statues. L’aile comme un drapeau américain dans l’air. L’aile avec son caractère chanteur, la douceur de son duvet, sa blancheur a priori, et l’ordre avantageux des plumes, l’aile qui constitue un firmament aux fleurs.

Ce que je sais d’un dieu, moi le bronze, ce que je sais du Dieu pressenti, c’est l’aile, et puisqu’il paraît qu’on implore, c’est l’aile que nous implorons, du piédestal où nous sommes pétrifiés, de cet embarcadère sans bateau, d’où nous tendons nos mains vers l’inaccessible. Et je chante à cette aile-dieu le rituel des simulacres :






Aile en tout pareille à l’amour

Aile au-dessus des citadelles

Aile qui souffle les chandelles

Aile battant les flots des mers

Aile orage atteint à l’orée

Aile envol de l’aube adorée

Aile ô les fifres dans la nuit

Aile avant la neige blasphème

Aile qui n’est rien qu’elle-même

Les statues de leurs doigts liés lui envoient le salut du silence, que les arbres dormeurs ne l’accrochent jamais, notre aile qui est aux cieux comme sur la terre l’immatériel posé qui conçoit la matière et se réfléchit de cette matière et de sa négation dans son affirmation déliée, etc.

Cette prière dite neuf fois chaque nuit quand la taupe soulevant les déjections de ses galeries laisse luire son œil aveugle dans le mouron rouge où un amoureux a perdu les ongles de sa bien-aimée fera pleuvoir les bénédictions de l’Aile sur les propriétaires de statues, les Italiens vendeurs de plâtres, les gérants de Musées de cires, les entrepreneurs de monuments funéraires, les souscripteurs de mausolées patriotiques, les écoliers façonneurs de bonshommes, les artistes modeleurs, les pétrisseurs de mie de pain, les néo-zélandais qui figurent au moyen de petits cailloux groupés d’immenses oiseaux fantastiques couvrant le flanc rasé d’une montagne, les apôtres stylites, les monarques mureurs d’armées, les collectionneurs de squelettes, les étalagistes des grands magasins, les héros suscitateurs d’effigies, les conseillers municipaux épris d’un art théâtral et sans vie, les fétichistes de la voie publique et les malheureux amants des momies.










XIII

Nous avons un peu perdu de vue l’itinéraire des trois amis : entrés dans le parc par la porte de la rue Secrétan, ils ont, laissant sur leur droite le chemin direct vers la porte de la rue Fessart, et la corne sud-ouest, ils ont, contourné puis monté la butte la plus haute pour arriver à la place de la colonne d’où ils dominent le cratère du lac, le Belvédère, et le paysage lointain des maisons serrées de la rue Manin, qui leur est dissimulé par le brouillard. Ils détournent leur attention de ce volcan d’apparences, et, dédaigneux de la bavarde statue, un Actéon qui du doigt montre à ses chiens la fosse lacustre, ils déchiffrent une à une à grand renfort d’allumettes tisons, les inscriptions de la colonne quadrangulaire qui décore ce rond-point philosophal.

Cette colonne est surmontée d’une girouette qui nous permet de distinguer les faces du monument d’après les points cardinaux. La face nord tournée du côté du lac porte à son front la date

14

JUILLET

1883

au-dessus d’un thermomètre centigrade, dû à J. Thurneyssen, Paris, qui nous apprend que la température atteignit 40° pendant l’été 1868. Sous ce thermomètre on lit sur la colonne proprement dite :

CRÈCHES

RUE DE CRIMÉE 144 (30 PLACES)



SALLES D’ASILE

ET

ÉCOLES COMMUNALES :

RUE BARBANÈGRE 7 (A. ET E.)

RUE BOLIVAR 67 ET 69 (A. ET E.)

RUE D’ALLEMAGNE 87 (A. E.)

RUE DE TANGER 41 (A. ET E.)

RUE DES BOIS 2 (A. ET E.)

RUE JOMARD 5 (A.)

RUE DE PALESTINE 1 (A.)

RUE DE MEAUX 65 (E.)

RUE FESSART 2 (E.)

PLACE DE BITCHE (E.)

ÉCOLE MUNICIPALE

D’APPRENTIS

BOULEVARD DE LA VILLETTE 60

Sur la face nord du socle, on peut déchiffrer ces explications suggestives, révélatrices d’une humanité, qui doit être celle qui se rencontre au cinéma, humanité appliquée et mal récompensée, éprise du bonheur du dimanche et soûle des connaissances acquises à l’école du soir :

19e ARRONDISSEMENT

PAR AUTORISATION BIENVEILLANTE

DE L’ADMINISTRATION MUNICIPALE

CET OBÉLISQUE-INDICATEUR

A ÉTÉ ÉRIGÉ LE 14 jUILLET 1883,

PAR L’INVENTEUR

EUG. PAYART, VOYAGEUR DE COMMERCE

AVEC LE CONCOURS DE :

MM. A. BOUILLANT, FONDEUR,

DUMESNIL, CIMENTIER,

COLLIN, HORLOGER,

RICHARD Fres, FABts DE BAROMÈTRES,

DELAFOLIE, BASTIDE,

CASTOUL AINÉ ET Cie

FABts D’APPAREILS À GAZ







BOUILLANT

FONDEUR-CONSTRUCTEUR

PARIS

La face ouest de la colonne porte haut les initiales laurées de la République, affrontées d’une étoile ; elles surmontent un baromètre rond, sur le cadran duquel on apprend l’adresse de la Société anonyme des Établissements Jules Richard : 25, rue Mélingue, Paris. Les cœurs naïfs y feront d’autres remarques : que si 73 signifie tempête dans le langage de la rose des vents, 74 y veut dire Grande Pluie, 75 Pluie ou Vent, 76 Variable, 77 Beau Temps, 78 Beau fixe, 79 Très sec, 80 Baromètre. On ne manquera pas d’observer que Tempête et Très Sec sont seuls écrits les pieds vers le cadre, alors que les autres mentions et leurs nombres magiques sont soumis à la force centripète. Enfin on s’alarmera de la succession ininterrompue des chiffres qui fait que suivant que l’on compte dans le sens des aiguilles d’une montre, ou à l’inverse, on lit 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 73, 74, etc. ou bien 80, 79, 78, 77, 76, 75, 74, 73, 80, 79, etc., et l’on tâchera d’imaginer le curieux phénomène météorologique qui accompagne le brusque passage de 73 à 80, et réciproquement. Au-dessous du baromètre nouvelle inscription :

LE 19e ARRONDISSEMENT

COMPREND LES QUARTIERS

DE LA VILLETTE (73)

D’AMÉRIQUE (75)

DU Pt DE FLANDRE (74)

DU COMBAT (76)

POPULATION : 117,885 HABts

SUPERFICIE : 566 HECTes

MAISONS : 3162

LONGUEUR TOTALE DES RUES,

QUAIS, BOULEVARDS, ETC.

52 KILOMes 383 Mes



LE 19e ARRt CONFINE AUX

18e, 10e, ET 20e ARRONDts

LES PORTES DE ROMAINVILLE,

DES PRÉS St GERVAIS ET DE PANTIN,

DE FLANDRE ET D’AUBERVILLIERS,

LES LIGNES DE L’EST, LES CANAUX

DE L’OURCQ ET DE St DENIS,

LE METTENT EN COMMUNICATION

AVEC L’EXTÉRIEUR DE PARIS



BAT. DE LA DOUANE, Bd DE LA VILLETTE

BASSIN ET DOCKS DE LA VILLETTE

PORTE-CASERNE Bon 25,

PORTE DE PANTIN

Et sur le socle de la face ouest :

QUARTIER DU COMBAT

PLAN DU 19e ARRONDISSEMENT







POINT GÉOGRAPHIQUE

48° 52'40''LATITUDE NORD

0° 2'45" LONGITUDE EST

ALTITUDE

65m 60cm

92m 25cm

AU-DESSUS DE LA SEINE

AU-DESSUS DE LA MER

O malheureux Eug. Payart ! inventeur et voyageur de commerce, ta générosité n’a pas été comprise, ou a été mal interprétée. Tu avais donné le bronze, les appareils, et l’IDÉE, cela te semblait suffisant. Que la commune, pensais-tu, se fende au moins d’un plan du dix-neuvième, et, comme nous le verrons sur la face orientale, d’un plan de Paris. Eh bien, tel est l’esprit de lésine des hommes que ton monument restera toujours inachevé, avec ses deux grandes lacunes avides de géographie locale et de bon mouvement de la part d’une municipalité excentrique. On notera aussi que les quartiers de cet arrondissement portent par une fatalité touchante les numéros du baromètre qui symbolisent la tempête, la grande pluie, la pluie ou le vent, le variable. On ne cherchera toutefois point à unir ces numéros à la signification commune des noms des quartiers, car si Combat joint à Variable peut encore faire osciller la boussole de l’esprit, ce ne serait pas sans franchir les troubles frontières de l’imbécillité qu’on lierait indestructiblement Amérique avec Pluie ou Vent, le Pont de Flandre avec Grande Pluie, et La Villette avec la Tempête. Voilà qui est entendu.

La face est porte un cadran vitré vide qui a peut-être enfermé, qui a sans doute enfermé une horloge. On la remettra si vous êtes sages. Au-dessus de lui, on voit les armes de la Ville de Paris, au-dessous de lui ces mots magiques :

BATIMENTS

AFFECTÉS AUX CULTES :

ÉGLISE St JACQUES — St CHRISTOPHE

ÉGLISE St JEAN-BAPTISTE

TEMPLE PRt RUE MFINADIER

TEMPLE PRt RUE BOLIVAR



ÉTABLISSEMENTS

MUNICIPAUX :

ABATTOIRS GÉNÉRAUX

MARCHÉ AUX BESTIAUX

MARCHÉ AUX FOURRAGES

MARCHÉ AUX CHEVAUX

MARCHÉ PUBLIC, RUE SECRÉTAN

SERVICE Mal DES POMPES FUNÈBRES



SQUARES

ET PROMENADES :

PARC DES BUTTES-CHAUMONT

PLACE DES FÊTES



MAISONS DE SECOURS :

56, RUE DE MEAUX, 1, RUE JOMARD,

7, RUE DELOUVAIN



HOSPITALITÉ DE NUIT :

166, RUE DE CRIMÉE

Arrêtons-nous pour respirer, modernes Champollions. Croyez-vous que le dessein mystérieux qui guida la main du graveur, qui guida l’esprit de l’auteur de cette inscription ne correspondit pas à quelque équivalent pour l’incompréhensibilité et la difficulté du déchiffrage à l’ombre cunéiforme, où pourtant l’un de vos semblables a finalement su retrouver son chemin ? Patience. C’est sur le socle, vers le levant qu’on lit :

PARC DES BUTTES-CHAUMONT

PLAN DE PARIS







HÔTEL DE VILLE À 3k 500 S. O.

PORTE D’AUTEUIL À 10k 500 O. S. O.

PORTE DE VINCENNES À 4k 300 S. S. E.

PORTE DE LA CHAPELLE À 2k 700 N. O.

PORTE DE GENTILLY À 7k 300 S. S. O.

Enfin sur la face sud,

19e ARRONDt

BUTTES-CHAUMONT

MAIRIE

JUSTICE DE PAIX

PLACE

ARMAND

CARREL



COMMISSARIATS

DE POLICE

RUE DE TANGER 22 (VILLETTE 73 Q)

RUE DE NANTES 19 (Pt DE FLANDRE 74)

RUE D’ALLEMAGNE 132 (AMÉRIQUE 75)

RUE PRADIER 21 (COMBAT 70)



PERCEPTIONS

RUE DE FLANDRE 31 (73 ET 74)

RUE RÉBEVAL 72 (75 ET 76)



POMPIERS

RUE CURIAL 6

RUE DE L’OURCQ 89

RUE DU PRÉ

RUE RÉBEVAL 8

Ave LAUMIÈRE (MAIRIE)

AUX ABATTOIRS Gx



POSTES ET TÉLÉGRAPHES

RUE DE CRIMÉE 74

RUE D’ALLEMAGNE 3

RUE D’ALLEMAGNE 139

RUE D’ALLEMAGNE 211

RUE DES PYRÉNÉES 397 (20e ARRt)



CHEMINS DE FER

LIGNES DE CEINTURE :

STATIONS

BELLEVILLE-VILLETTE

PONT-DE-FLANDRE

LIGNES DE L’EST :

STATION EST-CEINTURE

14 JUILLET 1883

OUSTRY, PRÉFET DE LA SEINE

ALPHAND, DIRECTr DES TRAVAUX



ALLAIN-TARGÉ, DÉPUTÉ DU 19e ARRt




MUREAU,

MAIRE

GARCIN,

MILOT,

MALLET P.,

ADJOINTS

BAILLE L. E.,SECRÉTAIRE

CATTIAUX,GUICHARD,

REYGEAL,ROYER,

CONSEILLERS MUNICIPAUX

Tout à coup Noll n’en croit plus ses yeux debout sur une échappée de pierre, au-dessus d’un vertigineux lierre grimpeur, comme un plongeur au perchoir, un spectre blanc, le vide absolu entre les jambes, apparaît en contrebas sur la grande arche qui rejoint la prairie dévalante au Belvédère, agenouillée sur une tasse de café noir. Alors André Breton prend la parole : « Vous voyez d’ici, nous dit-il, le Pont, le fameux Pont des Suicides… »










XIV

Entre les lieux sacrés qui manifestent par le monde comme des nœuds de la réflexion humaine tout le concret de quelques grandes idées surnaturelles particularisées, j’imagine qu’un païen, je veux dire un homme qui sache éprouver la nouveauté mystérieuse d’une idole, va préférer les lieux qui sont dévolus à la Mort Violente, cette divinité qui tient la hache, à côté d’un faisceau de margotin. Mais qui se demande aujourd’hui ce qu’est au juste un lieu sacré, qui se tourmente du fugitif d’une telle notion, s’étonne qu’on la laisse échapper. Pourtant ce ne saurait être pour rien qu’un concept aussi singulier s’est formé dans le premier fond de la conscience humaine. Aucun système philosophique ne peut mépriser un concept, il faut, c’est sa destinée, qu’il légitime, qu’il place en soi tous les concepts constitutifs des systèmes passés, qu’il leur donne le sens, l’acception qu’ils n’avaient point. Un système est un dictionnaire, et pas un mot n’en est banni.

Les formes d’une idée, pour concevoir ses formes locales que je me prenne à rêver un peu à cette expression précieuse, les formes d’une idée quelle timide représentation m’arrête de les envisager comme le réel de l’être dans sa richesse de circonstances, avec sa parure d’accidents, beaux bijoux individuels. Je pense des idées ce qu’on fait des personnes, dans le sens commun de ce mot, qui est mystique en diable. Et par exemple le propre de la personne, le personnel de la personne, est un élément sans fin répété, qui se retrouvera au moins à l’infime dans toute apparition de la personne, la plus lointaine, l’inattendue : que l’homme s’applique aux mathématiques, je retrouve dans la façon de s’y appliquer un peu d’une concession faite à sa mère pour une histoire saugrenue, et cette promenade un matin entre de hautes haies, il y avait un oiseau, un morceau d’étoffe rouge. Je jette en passant les bases d’une morale. Ainsi il y a dans l’idée quelque chose qui est à l’idée ce qu’est l’accidentel à la personne, l’accidentel, non pas l’inessentiel, l’accidentel de l’essence. Ainsi je peux dire sans image : la bouche d’une idée, ses lèvres, je les vois. C’est cette apparence douce que je surveille, tandis que j’écris, en proie à l’idée du baiser, et celle que j’attendais n’est pas venue, nous subissons un soir glacé où tout se mêle, et où l’esprit transparaît dans les reflets du verre et de l’argent. Cette femme auprès de moi, je comprends par tout moi-même qu’il y a une femme, qu’il y a cette femme dans chaque idée qu’en vain je cerne, qu’il y a quelque chose qui est précisément cette femme à chaque idée, et ses gestes sont les gestes de l’esprit. J’en reviens donc aux lieux sacrés.

Ce sont le plus souvent des cadres légendaires : un peu d’une grande âme s’est accrochée à ces murailles, à ces hauteurs. Ils sont réellement transmués par cette chauve-souris mémorable. Réellement. Ici ne peut se passer qu’une grande chose. La terre est noire, je dis noire exemplairement pour signifier de quelle nuit s’imprègne l’impersonnel à ce seuil de tous les mystères. Chaque grain de l’espace enfin porte sens, comme une syllabe d’un mot démonté. Chaque atome y suspend un peu de sa croyance humaine, ici précipitée. Chaque souffle. Et le silence est un manteau qui se dénoue. Voyez ces grands plis pleins d’étoiles. Le divin pose sur l’illusoire le frôlement de ses doigts déliés. Souffle sa délicate haleine à la vitre des profondeurs. Câble aux cœurs inquiets son magique message : Patience Mystère en marche et, trahi, se révèle aux lueurs. Le divin se recueille au fond d’une caresse : tout l’air du paysage est mêlé à l’idée, tout l’air de l’idée frissonne au moindre vent C’est une grande boucle brune, et vous joueriez à votre envie, la roulant et la déroulant, tant qu’à la fin vienne la fin du monde, c’est la boucle idéale où l’idée se résume, la notion concrète sortant des eaux pures, sans roseaux.

Femme tu prends pourtant la place de toute forme. À peine j’oubliais un peu cet abandon, et jusqu’aux nonchalances noires que tu aimes, que te voici encore, et tout meurt à tes pas. À tes pas sur le ciel une ombre m’enveloppe. À tes pas vers la nuit je perds éperdument le souvenir du jour. Charmante substituée, tu es le résumé d’un monde merveilleux, du monde naturel, et c’est toi qui renais quand je ferme les yeux. Tu es le mur et sa trouée. Tu es l’horizon et la présence. L’échelle et les barreaux de fer. L’éclipse totale. La lumière. Le miracle : et pouvez-vous penser à ce qui n’est pas le miracle, quand le miracle est là dans sa robe nocturne ? Ainsi l’univers peu à peu pour moi s’efface, fond, tandis que de ses profondeurs s’élève un fantôme adorable, monte une grande femme enfin profilée, qui apparaît partout sans rien qui m’en sépare dans le plus ferme aspect d’un monde finissant. 0 désir, crépuscule des formes, aux rayons de ce ponant de la vie, je me prends comme un prisonnier à la grille de la liberté, moi le forçat de l’amour, le bagnard numéro… et suit un chiffre trop grand pour que ma bouche le connaisse. La grande femme grandit. Maintenant le monde est son portrait, ce qu’elle n’a point encore absolument englobé des parcelles assemblées de son corps, ce qui n’est pas encore incorporé à son délice, à peine est épargné par mon délire. Et ce qui s’estompe, cette fumeuse réalité fuyante, est enfin réduit à l’accessoire du portrait. Montagnes, vous ne serez jamais que le lointain de cette femme, et moi, si je suis là c’est pour qu’elle ait un front où se pose sa main. Elle grandit. Déjà l’apparence du ciel est altérée de cette croissante magicienne. Les comètes tombent dans les verres à cause du désordre de ses cheveux. Ses mains, mais ce que je touche participe toujours de ses mains. Voici que je ne suis plus qu’une goutte de pluie sur sa peau, la rosée. Mer, aimes-tu bien tes noyés pourrissants ? aimes-tu la douceur de leurs membres faciles ? aimes-tu leur amour renonçant de l’abîme ? leur incroyable pureté, et leurs flottantes chevelures ? Alors qu’elle m’aime, mon océan. Passe à travers, passe à travers mes paumes, eau pareille aux larmes, femme sans limite, dont je suis entièrement baigné. Passe à travers mon ciel, mon silence, mes voiles. Que mes oiseaux se perdent dans tes yeux. Tue, tue : voici mes forêts, mon cœur, mes cavalcades. Mes déserts. Mes mythologies. Mes calamités. Le malheur. Et dans ce zodiaque où je me perpétue, saccage enfin, beau monstre, une venaison de clartés.

La femme a pris place dans l’arène impondérable où tout ce qui est poussière, poudre de papillon, efflorescence et reflets devient l’effluve de sa chair, et le charme de son passage. J’ai suivi du regard ce sillage infini d’un navire, et dis-moi seulement, Sindbad, ce que tu penses de l’aimant qui décloua ta coque au milieu de la mer ? Pour moi que me quittent enfin ces corps étrangers qui me retiennent, que mes doigts, mes os, mes mots et leur ciment m’abandonnent, que je me défasse dans le magnétisme bleu de l’amour ! La femme est dans le feu, dans le fort, dans le faible, la femme est dans le fond des flots, dans la fuite des feuilles, dans la feinte solaire où comme un voyageur sans guide et sans cheval j’égare ma fatigue en une féerie sans fin. Pâle pays de neige et d’ombre, je ne sortirai plus de tes divins méandres. Ainsi retrouvant l’inflexion heureuse de ta hanche ou, le détour ensorceleur de tes bras dans le plus divers des lieux où me ramènent toute l’inquiétude de l’existence et cet immense espoir qui s’est posé sur moi, je ne puis plus parler de rien que de toi-même ; et ne t’y trompe pas quand je dissimulerai, tous mes mots sont pour toi, et sont ton apparence. Mes images ont pris leur glacis à tes ongles, à ta voix s’est roulé mon langage dément. Vais-je poursuivre à présent cette description mensongère d’un parc où trois amis un soir ont pénétré ? À quoi bon : tu t’es levée sur ce parc, sur les promeneurs, sur la pensée. Ta trace et ton parfum, voilà ce qui me possède. Je suis dépossédé de moi-même, et du développement de moi-même, et de tout ce qui n’est pas la possession de moi-même par toi. Toi l’emprise du ciel sur mon limon sans forme. Tout m’est enfin divin puisque tout te ressemble, et je sais par-delà ma raison et mon cœur ce qu’est un lieu sacré, pour moi ce qui le sacre. Je suis le véritable idolâtre pour lequel les temples ont été généralisés comme des maladies. Pas un lieu désormais qui ne me soit une place de culte, un autel. Et je reviens vers cette arche jetée vers une île où jadis on cherchait ma mort avec ferveur.

Voici la véritable Mecque du suicide. Ce pont où nous avons accès par une pente douce. Une petite grille enfin surmonte la possibilité de se précipiter d’ici. On a voulu par cet exhaussement de prudence signifier la défense d’une pratique devenue épidémique en ce lieu. Et voyez la docilité du devenir humain : personne ne se jette plus de ce parapet aisément franchissable, ni à gauche où l’on tombait sur la route blanche, ni à droite où le bras caresseur du lac entourant l’île recevait le suicidé au bout de son vertige uniformément accéléré en raison directe du carré de sa masse et de la puissance infinie de son désir. Voilà que cela me reprend. Aucune, aucune envie de parler du suicide. Ni de rien. Qu’attendez-vous de moi, vous autres ? Ils sont là, à me regarder, stupides. Je suis un homme en chair et en os, voyez et touchez, le parfait exercice de chacun de mes membres, de mes muscles… ah, ah, je vois ce que c’est, ces Messieurs me prenaient pour une machine. Leur faire plaisir ? non mais des fois. Allez-vous-en votre pont sous le bras, avec le regret de ces paillettes que vous m’auriez aimé cousant le long de ses arches, des rayons lunaires, de votre attention béante. Bah bah bah. Ça ne fait rien, quand je songe à ce que vous pensez, tous, petits à mes pieds pour l’instant, et moi dans ma grandeur, le ciel comme couronne, mon caléidoscope renversé, les naufrages dans la poche, un peu de prairie entre les dents, tout l’univers, le vaste univers où les poneys courent sans brides, les fumées s’amusent à oublier la ligne droite, et les regards ! les regards n’ont pas de raison pour leurs haltes, et pourtant s’arrêtent : tiens, une scène de commandement de navire, l’officier porte, l’imbécile, à sa bouche un porte-voix de carton ; plus loin ce sont des casseurs de pierres à un croisement de chemins dans la montagne, et leurs visières me font rire ; puis par-dessus des sentinelles gelées les messages des rossignols se croisent avec la course ventre à terre des rats blancs, tandis que sur un appui de croisée une lettre d’affaires, qui n’est pas précisément une lettre d’affaires, mais un pré texte, allons tranchons le mot une lettre d’amour, s’envole, vole, vole. Ah j’ai vu sur le toit la douce marche des voleurs. L’étoffe singulière de leurs vestons me retient par sa ressemblance avec le carreau des plantes vertes. 0 souffle bleu des ventilateurs.

Qui est là ? qui m’appelle ? Chérie. Je ne me révolte pas, j’accours. Voici mes lèvres. Alors se dérobe. Et puis après. Moi naturellement, pas difficile. Damné, damné. Que je m’écroule, bats-moi, effondre-moi. Je suis ta créature, ta victoire, bien mieux ma défaite. Voilà qui est fini. Tu exiges que je parle, alors moi. Mais ce que tu veux, ce que tu aimes, ce serpent sonore, c’est une phrase où les mots épris de tout toi même aient l’inflexion heureuse, et le poids du baiser. Qu’importe la limaille prodiguée à cette balance, et le sens désespéré que prend toute parole à franchir le saut du cœur aux lèvres, qu’importe ce que je dis si les sons mués en mains agiles touchent enfin ton corps dans son déshabillé ? Ne me défends plus rien, tu vois : je m’abandonne. Toute ma pensée est à toi, soleil. Descends des collines sur moi. Il y a dans l’air un charme enfantin que tu enfantes, on dirait que tes doigts errent dans mes cheveux. Suis-je seul vraiment, dans cette grotte de sel gemme, où des mineurs portent leurs flambeaux derrière les transparents pendants de l’ombre, et passent en tirant leurs chariots neigeux. Suis-je seul, sous ces arbres taillés avec soin dans une chaleur d’azur où tournent les mulets des norias, par habitude ; suis-je seul dans cette voiture de livraison, ornée d’une reproduction fidèle de l’enseigne déjà démodée d’un magasin de lingerie. Suis-je seul au bord de ce canon fait de main d’homme dans un jardin du sud-ouest, où l’on entend le rire clair des femmes couvertes d’émeraudes. Suis-je seul n’importe où, sous tout éclairage artificiel, inattentif à ce qui me retient, par-delà les petites oscillations isochrones de mon amour, mais fort de cet amour qui se répercute dans ce qui sert de roche au délire, fort des lynchages de baisers, de la justice sommaire de mes yeux, le cœur pendu haut et court, tandis que les chevaux mal attachés traînent leurs longes en broutant sous sous les ombrages, suivant les haies d’épinevinette, et secouant leurs crinières bicolores. Suis-je seul dans tout abîme, les splendeurs à l’instant voilées, au-dessus des écœurements, des besoins subits de départ du milieu d’une compagnie souriante, au-dessus des perversités passagères, et des autres alouettes blanches qui rasaient déjà le sol dans un désir de pluie et de présage où fumait tout un nuage de sueur. Seul par les labours et les épées. Seul par les saignements et les soupirs. Seul par les petits ponts urbains et les dénouements de faubourg. Seul par les bourrasques, les bouquets de violettes, les soirées manquées. Seul à la pointe de moi-même où à la clignotante lueur d’un bal deviné un homme perdu dans un quartier neuf et désert d’une ville en effervescence, une nuit d’été divine, s’attarde à rassembler du bout de sa canne de jonc les débris épars au pied d’un mur, d’une carte postale nostalgique négligemment déchirée par une main dégantée où brillait à côté des bagues la morsure vive et récente d’une dent que tu ne connais pas. Plus seul que les pierres, plus seul que les moules dans les ténèbres, plus seul qu’un pyrogène vide à midi sur une table de terrasse. Plus seul que tout. Plus seul que ce qui est seul dans son manteau d’hermine, que ce qui est seul sur un anneau de cristal, que ce qui est seul dans le cœur d’une cité ensevelie.

Je puis donc poursuivre ce chemin qui s’engage sur le versant occidental de l’île et qui tout aussitôt donne naissance au sentier du belvédère, sur la droite. Mes pas sont fermes. Le propos qui me porte à poursuivre une exploration tout à coup inexplicablement compromise ne doit pas être l’effet du seul hasard. J’ai mes raisons.

Eh bien garde-les tes raisons.










XV

Ils m’ont dit que l’amour est risible. Ils m’ont dit : c’est facile, et m’ont expliqué le mécanisme de mon cœur. Il paraît. Ils m’ont dit de ne pas croire au miracle, si les tables tournent c’est que quelqu’un les pousse du pied. Enfin on m’a montré un homme qui est amoureux sur commande, vraiment amoureux, il s’y trompe, amoureux que voulez-vous de mieux, amoureux on sait ce que c’est depuis que le monde est monde.

Pourtant vous ne vous rendez pas compte de ma crédulité. Maintenant prêt à tout croire, les fleurs pourraient pousser à ses pas, elle ferait de la nuit le grand jour, et toutes les fantasmagories de l’ivresse et de l’imagination, que cela n’aurait rien d’extraordinaire. S’ils n’aiment pas c’est qu’ils ignorent. Moi j’ai vu sortir de la crypte le grand fantôme blanc à la chaîne brisée. Mais eux n’ont pas senti le divin de cette femme. Il leur paraît naturel qu’elle soit là, qui va, qui vient, ils ont d’elle une connaissance abstraite, une connaissance d’occasion. L’inexplicable ne leur saute pas aux yeux, n’est-ce pas.

De quel ravin surgit-elle, par quelle sente aux pieds des arbres résineux, quel fossé de lueurs, quelle piste de mica et de menthe a-t-elle suivi jusqu’à moi. Il fallait à tous les carrefours, entre les mêmes perspectives répétées de briques et de macadam, qu’elle choisît toujours le couloir couleur orage pour, de sulfure en sulfure, délaissant des feuillages minéraux, des abricots pétrifiés sous les cascades calcaires, des fleuves de murmures où des ombres mobiles l’appelaient, enfin s’engager dans le défilé magnétique, entre les éclats de l’acier doux, sous l’arche rouge. Je n’osais pas la regarder venir. J’étais cloué, j’étais rivé à l’abstraite vie diamantaire. Il avait neigé ce jour-là.

Les hommes vivent les yeux fermés au milieu des précipices magiques. Ils manient innocemment des symboles noirs, leurs lèvres ignorantes répètent sans le savoir des incantations terribles, des formules pareilles à des revolvers. Il y a de quoi frémir à voir une famille bourgeoise qui prend son café au lait du matin, sans remarquer l’inconnaissable qui transparaît dans les carreaux rouges et blancs de la nappe. Je ne parlerai pas de l’usage inconsidéré des miroirs, des signes obscènes dessinés sur les murs, de la lettre W aujourd’hui employée sans méfiance, des chansons de café-concert qu’on retient sans en connaître les paroles, des langues étrangères introduites dans la vie courante sans la moindre enquête préalable sur leur démonialité, des vocables obscurs évocateurs pris pour des appels téléphoniques, et l’alphabet Morse, dont le nom seul devrait donner à réfléchir Après cela, comment les hommes prendraient-ils conscience des enchantements ? Ce passant qu’ils bousculent, n’avez-vous rien remarqué ? c’est une statue de pierre en marche, cet autre est une girafe changée en bookmaker, et celui-ci, ah celui-ci chut : c’est un amoureux. Voyez comme il marche, avec toutes les pierres des frondes cinglant son front, avec les aiguillées d’hirondelles à son chapeau, avec la brise des vallées heureuses autour du cou, à la bouche l’œillet de la morsure, il est habillé de velours blanc, aussi vrai que je suis au monde, et dans les viviers suburbains s’il se penche à leur surface, les poissons deviennent des couteaux. Il y a des amoureux dans les rues, des amoureux véritables, comme ceux dont on rit et pleure, comme ceux qu’on chasse et qu’on chante, comme ceux dont il sera un jour mené grand bruit, retournez-vous : voici des amoureux qui passent. 0 vous qu’un régiment et sa séquelle de marmaille et de clameurs retient un instant aux fenêtres, vous pauvres grenouilles attirées par quelques chiffons bariolés, vous qui saluez le drapeau tricolore que j’emmerde, le christ porté aux mourants derrière une petite sonnette, les morts, les mariés et les autres flicailles de l’esprit, vous qui vous découvrez devant un homme si seulement une fois on a uni par la voix son nom et le vôtre, cessez de porter ce culte absurde à tout ce qui n’est pas uniquement l’amour. Il est temps d’instaurer la religion de l’amour. Et quand au milieu des mouvements des villes, si votre cœur n’est point fixé, que votre pensée est abandonnée au va-et-vient des rencontres, que rien ne la possède et ne la rend à la divinité qui devrait seule l’emplir, alors que vos idées sont comme des lumières mobiles à la surface fuyante des eaux, quand, dans l’agitation confuse où se maintiennent mille éléments épars venus des limites de l’amorphe et de la fumée, vos pas vous égarant dans un dédale d’habitudes et de pavés, vous levez un regard vide sur ce qui vous entoure, et par ce chemin d’ombre vous voici pour la première fois dans la rue, alors reconnaissez dans l’anonyme qui là-bas s’arrête un fakir de l’amour, un homme qui n’est pas comme vous, dénoué dans le vulgaire de son âme, un homme que l’idée enfin pétrit et recréa. Salut, Légendaire : tu es une maison hantée, et cela ne servirait de rien que d’envoyer une délégation de savants avec leurs petits appareils pour observer les étranges phénomènes dont tu es le siège martyrisé. Mais minuit ne suffit pas à tes revenants adorables : tout le jour, et le sommeil à peine sont assez, dans tes murs un perpétuel bruit de robe traînante t’inquiète à merveille et tu l’aimes, ce bruit. 0 quelle reine a donc le palais qui prend ta forme écouté jadis une chanson maudite et un cavalier noir ? Ses bras, ses beaux bras blancs étreignent ta mémoire. Ta mémoire ? mais non, c’est elle-même, qui défie le temps et ses fondrières, elle revient par les lézardes de tes veines, elle sourit longuement, va parler, son air est tout changé par quelque pensée souveraine, elle est soulevée, elle parle, son sein bouge, et j’entends. C’est le bruit de son cœur qui scande tous mes songes. Me voici, mon amour, je ne t’ai point quittée.










XVI

Le sentier du belvédère est barré la nuit par une grille portative, on la passe aisément par l’herbe. Puis bifurque : d’un côté pittoresque à la Suisse, petit pont et verdure, de l’autre grandiose, avec l’à-pic sur le lac, et les cassures de la montagne, faites à la main, mais une main de géant. Et comme un homme qui joint les siennes, de mains, les deux chemins se réunissent sur un petit temple gréco-romantique, où des colonnes Louis XVI soutiennent une coupole dans le goût de la Chapelle expiatoire. Un bel effet de lumière, et l’abîme, le paysage à nos pieds, je ne tiens pas à votre ivresse. Vous redescendrez par un labyrinthe de rochers, mi-grotte et mi-serpent, extrêmement propice à mes divagations. Et une grille solide vous arrêtera soudain sur le chemin que vous vouliez rejoindre. Reprenez, maugréant, le film à l’envers : labyrinthe, belvédère, les deux sentiers germains, leur père et tournez à droite.

Nous descendons par des marches de pierre larges et plates et irrégulièrement découpées, qui me remettent en mémoire mes façons d’enfant qui sautait dans les escaliers, dans les rues, un pavé non l’autre, tu ne marcheras que sur les raies, et mille jeux métaphysiques. À droite jolie statue, représentant un homme à terre luttant contre un aigle : quelle est la moralité de ce groupe, et pourquoi prenez-vous parti, qui a raison, qui sera vainqueur. Puis voici devant vous le grand pont suspendu. Il est interdit de le faire balancer. Je n’aurai garde d’y manquer.

O Ponts suspendus, etc.

À signaler à droite un piton dû au génie de la maison X.

Le lac, avec clair de lune électrique, peint par Arnold Böcklin, et le sujet est continué dans le cadre, qui est la Ville de Paris ; le tout tiré en trois couleurs. Et trois jeunes gens qui les contemplent. À vendre.

Au plus offrant dernier enchérisseur.

Le pont tremble.

C’est de cette sépia qu’il est dit à la page 83 de l’édition originale du Moine de Lewis (trad. par l’abbé Morellet) : « Cette inscription n’a été placée ici que pour l’ornement de la grotte ; et les sentiments et l’Hermite, tout est également imaginaire. » Mais de quelle inscription s’agit-il ? et il me semble, ami lecteur, que tout est également imaginaire. En effet. Du haut en bas de l’échelle sociale.

Le pont tremble.

Échelles, je vous tire mon chapeau. En effet. Mon chapeau est imaginaire. Mais le pont, lui, est suspendu. Suspendu à vos lèvres, Mesdames. On n’est pas plus galant. On n’est pas plus galant qu’un pont suspendu.




*

Et il y a encore les serpentins de sentes, le lac aux oiseaux dormeurs, les canards mandarins nous leur jetons des pierres, ils savent qu’ils ne seront pas atteints, ils restent sur un perchoir dans l’eau, immobiles. Le café au-dessus, toute l’âme d’Henry Bataille, les premiers actes où il y a encore les peintres, les housses laissées aux meubles du cœur, vous ne pouvez pas me comprendre. Parc, parc et parc. Voici l’appartement des rêves : dans un défilé de rochers artificiels, un passage au fond du vallon près d’un ruisseau qui court, la cascade, à sa perte. André Breton, parfois, s’exprime en un anglais d’une rare élégance. Le fond de son discours qui se confond avec le fond de l’air est une équivoque établie entre les arbres et les mots, la prairie ressemble à un limmerick, it was a young lady of Gloucester, et un peu plus tard c’est Marcel Noll qui découvre entre les lueurs croisées dans le brouillard le charme des voyages extraordinaires au fond des grandes grottes qui se nichent, voir le plan, au sud-est de l’île où nous arrivons par une marche circulaire. J’abandonne aux rêveurs ces trous du faux rocher pour y cacher leurs hiboux et leurs araignées fileuses, et que les journalistes, révérence parler, développent ce thème à coulisse : les grottes sont les moniches de l’ombre, et j’y jouis.

MOI :

Tu te crois, mon garçon, tenu à tout décrire. Illusoirement. Mais enfin à décrire. Tu es loin de compte. Tu n’as pas dénombré les cailloux, les chaises abandonnées. Les traces de foutre sur les brins d’herbe. Les brins d’herbe. Que tous ces gens qui se demandent où tu veux vraiment en venir se perdent dans le détail, ou dans le jardin de ta mauvaise volonté. À droite, alignement, lecteurs. Dites donc, vous, l’homme au lorgnon, vous pourriez lever le menton : ce n’est pas de la merde, les étoiles. Et au commandement, tâchez à voir à vous tirer des pieds en mesure. Pas cadencé. Ils m’ont suivi, les imbéciles, comme à cette complication du jeu de saute-mouton, nommée la promenade, où derrière le preu toute la bande reprend les gestes absurdes d’un gamin dominateur. Montez cette petite colline redescendez-la : les voilà bien avancés, et moi, trop dédaigneux pour rire. Ils ne savent rien de mon orgueil. Tous ceux qui m’ont parlé croyaient en ma politesse. Mes souliers, lechez mes souliers. Et encore. Et Dieu sait où je les ai traînés, mes souliers. Jamais je ne finirai ce livre ou vous prenez goût. Il vous restera à imaginer cette sorte de Sibérie, cet Oural qui côtoie la rue de Crimée où passe le chemin de fer de ceinture. Et les portes et les accès du parc, et la poésie hors d’atteinte pour vous de lieux plus conventionnels, pour moi que… que vous ne croyez. Sombrez dans ma faiblesse, esclaves. Mes bras vont vous laisser à votre ennui, et ce goût douteux que vous aviez de moi-même vous en serez puni par la déception. J’appartiens à la grande race des torrents. Ce n’est pas pour ta pomme. Tout ce que je dis, tout ce que je pense, est trop bon pour vous, sera toujours suffisant. Ta montre, toi. Et toi ta femme. Allons, pas de manières, mettez tout à mes pieds. On ne vous demande pas votre avis, ce n’est pas la peine de murmurer dans vos gencives : JOLIE NATURE. Couchez-vous, à plat ventre, un peu plus vite que ça, eh tapis ! Je marche sur leurs corps, roi fainéant j’avance, je salis leurs vestons, et leur peau, et leur cœur. Drôles de dessins de l’Aubusson servile. Nom de Dieu, pas de révolte, paillassons. Si j’avais pensé à mettre mes souliers à clous, ou des éperons. Des éperons, ça ne serait pas mal. Rrran, rrran de la molette. Patipan, du talon. Vos gueules.










XVII

À M. Philippe Soupault, 4, avenue d’Erlanger

Monsieur le Directeur de la Revue Européenne,

N’avez-vous pas honte de publier tous les mois un recueil de paroles sans signification générale valable aux yeux abstraits de la pensée ? Fermez-vous, pervenches. Quel abîme s’est jamais creusé sous les pas de vos collaborateurs ? Le dessein de fiction, et tout l’air aimable qu’il nécessite, les tours d’intelligence des fictionnaires de l’esprit, valent-ils tout ce comportement d’écriture et d’imprimerie, les épreuves corrigées, et les petits battements de votre cœur, mensuellement, à la mise en pages ? Un grand ridicule s’abat du ciel sur ce genre d’activité. Quand le récit de telles entreprises est fait par quelque personne qui a toujours considéré l’agitation humaine à la façon vulgaire, sans inquiétude, avec ce petit hochement de la tête des bonnes femmes, alors tout le faux d’une pareille position intellectuelle apparaît. Lisez ce que dit quelque part Wanda de Sacher-Masoch de la fondation d’une revue par son mari : le cœur est soulevé, puis il retombe. Quelles gens, Seigneur. Je vous tiens ces propos, parce qu’à divers signes d’intelligence que vous me faisiez, j’ai cru plusieurs fois saisir que vous aviez une certaine notion de l’inutile et du dérisoire de tout effort. Peut-être me suis-je trompé.

J’avais donc entrepris, et particulièrement pour vous dédommager d’avances pécuniaires que vous m’aviez consenties, d’exposer une imagination que j’avais du divin, et des lieux où il se manifeste. Tout d’abord pour ne pas vous effrayer par l’ampleur d’un tel projet je vous l’avais présenté sous les traits de simples promenades, mêlées de réflexions, comme il y en a plusieurs exemples dans la littérature. Sans doute les premières pages du manuscrit vous avaient-elles déçu, vous attendant à des allusions archéologiques et rêveuses. Mais elles n’avaient pas déplu à quelques-uns, et vous m’avez encouragé à poursuivre. Vous avez eu le bon esprit de ne pas vous courroucer de quelques abus que je fis de votre indulgence et de votre inattention, glissant çà et là quelques propos un peu libres pour la France, à votre insu, et dans l’idée qui se vérifia que vous ne vous préoccupiez pas le moins du monde de ce que vous donniez à lire au monde. Au contraire, cela parut vous enchanter, et votre éditeur lui-même m’offrit un pont d’or pour éditer luxueusement un texte, qu’il trouvait sans doute polisson. Comme on se trompe !

Moi pendant ce temps-là, comment vous dire ? Je pensais faire faire un pas à la métaphysique. Louable erreur. Mais belle sottise. Il fallait, pour que j’éprouvasse le son faux rendu par cet airain des foires, tout l’échevèlement des nuages de l’amour. Et les voici, les uns sont roses, et il y a de grandes déchirures de clarté, des ombres passagères, des balustrades pour les oiseaux. Mes mirages ne sont plus pour vous. Alors tant pis, si ça a l’air inachevé, si le promeneur qui, mon livre en main, parcourt les Buttes, se rend compte qu’à peine j’ai parlé de ce jardin, que j’en ai négligé l’essentiel.

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