PRÉFACEÀ UNE MYTHOLOGIE MODERNE
Il semble que toute idée ait aujourd’hui dépassé sa phase critique. Il est communément reçu qu’un examen général des notions abstraites de l’homme ait épuisé insensiblement celles-ci, que la lumière humaine se soit partout glissée et que rien n’ait ainsi échappé à ce procès universel, susceptible au plus de révision. Nous voyons donc tous les philosophes du monde s’obstiner avant de s’attaquer au moindre problème à l’exposé et à la réfutation de tout ce qu’ont dit sur lui leurs devanciers. Et par là même ils ne pensent rien qui ne soit fonction d’une erreur antérieure, qui ne s’appuie sur elle, qui n’en participe. Curieuse méthode étrangement négatrice : il semble qu’elle ait peur du génie, là même où rien ne s’imposerait pourtant qui ne soit le génie même, l’invention pure et la révélation. L’insuffisance des moyens dialectiques, leur inefficacité dans la voie de toute certitude, à tout moment il semble que ceux qui firent de la pensée leur domaine en aient pris passagèrement conscience. Mais cette conscience ne les a entraînés qu’à disputer des moyens dialectiques et non de la dialectique même, et encore moins de son objet, la vérité. Ou si celle-ci les a, par miracle, occupés, c’est qu’ils la considéraient comme but, et non en elle-même. L’objectivité de la certitude, voilà de quoi l’on querellait sans difficultés : la réalité de la certitude, personne n’y avait songé.
Les caractères de la certitude varient suivant les systèmes personnels des philosophes, de la certitude commune au scepticisme idéal de certains incertains. Mais si réduite soit-elle, par exemple à la conscience de l’être, la certitude se présente pour tous ses scrutateurs avec des caractères propres et définissables qui permettent de la distinguer de l’erreur. La certitude est réalité. De cette croyance fondamentale procède le succès de la fameuse doctrine cartésienne de l’évidence.
Nous n’avons pas fini de découvrir les ravages de cette illusion. Il semble que rien n’ait jamais constitué pour la marche de l’esprit une pierre d’achoppement aussi difficile à éviter que ce sophisme de l’évidence qui flattait une des plus communes façons de penser des hommes. On la rencontre à la base de toute logique. En elle se résout toute preuve que l’homme se donne d’une proposition qu’il énonce. L’homme déduit en se réclamant d’elle. En se réclamant d’elle, il conclut. Et c’est ainsi qu’il s’est fait une vérité changeante, et toujours évidente, de laquelle il se demande vainement pourquoi il n’arrive pas à se contenter.
Or il est un royaume noir, et que les yeux de l’homme évitent, parce que ce paysage ne les flatte point. Cette ombre, de laquelle il prétend se passer pour décrire la lumière, c’est l’erreur avec ses caractères inconnus, l’erreur qui, seule, pourrait témoigner à celui qui l’aurait envisagée pour elle-même, de la fugitive réalité. Mais qui ne saisit que le visage de l’erreur et celui de la vérité ne sauraient avoir des traits différents ? L’erreur s’accompagne de certitude. L’erreur s’impose par l’évidence. Et tout ce qui se dit de la vérité, qu’on le dise de l’erreur : on ne se trompera pas davantage. Il n’y aurait pas d’erreur sans le sentiment même de l’évidence. Sans lui on ne s’arrêterait jamais à l’erreur.
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J’en étais là de mes pensées, lorsque, sans que rien en eût décelé les approches, le printemps entra subitement dans le monde.
C’était un soir, vers cinq heures, un samedi : tout à coup, c’en est fait, chaque chose baigne dans une autre lumière et pourtant il fait encore assez froid, on ne pourrait dire ce qui vient de se passer. Toujours est-il que le tour des pensées ne saurait rester le même ; elles suivent à la déroute une préoccupation impérieuse. On vient d’ouvrir le couvercle de la boîte. Je ne suis plus mon maître tellement j’éprouve ma liberté. Il est inutile de rien entreprendre. Je ne mènerai plus rien au-delà de son amorce tant qu’il fera ce temps de paradis. Je suis le ludion de mes sens et du hasard. Je suis comme un joueur assis à la roulette, ne venez pas lui parler de placer son argent dans les pétroles, il vous rirait au nez. Je suis à la roulette de mon corps et je joue sur le rouge. Tout me distrait indéfiniment, sauf de ma distraction même. Un sentiment comme de noblesse me pousse à préférer cet abandon à tout et je ne saurais entendre les reproches que vous me faites. Au lieu de vous occuper de la conduite des hommes, regardez plutôt passer les femmes. Ce sont de grands morceaux de lueurs, des éclats qui ne sont point encore dépouillés de leurs fourrures, des mystères brillants et mobiles. Non je ne voudrais pas mourir sans avoir approché chacune, l’avoir au moins touchée de la main, l’avoir senti fléchir, qu’elle renonce sous cette pression à la résistance, et puis va-t’en ! Il arrive qu’on rentre chez soi tard dans la nuit, ayant croisé je ne sais combien de ces miroitements désirables, sans avoir tenté de s’emparer d’une seule de ces vies imprudemment laissées à ma portée. Alors me déshabillant je me demande avec mépris ce que je fais au monde. Est-ce une manière de vivre, et ne faut-il pas que je ressorte pour chercher ma proie, pour être la proie de quelqu’un tout au fond de l’ombre ? Les sens ont enfin établi leur hégémonie sur la terre. Que viendrait désormais faire ici la raison ? Raison, raison, ô fantôme abstrait de la veille, déjà je t’avais chassée de mes rêves, me voici au point où ils vont se confondre avec les réalités d’apparence : il n’y a plus de place ici que pour moi. En vain la raison me dénonce la dictature de la sensualité. En vain elle me met en garde contre l’erreur, que voici reine. Entrez, Madame, ceci est mon corps, ceci est votre trône. Je flatte mon délire comme un joli cheval. Fausse dualité de l’homme, laisse-moi un peu rêver à ton mensonge.
Toute notion que j’ai de l’univers, ainsi m’a t-on, par mille détours, habitué à penser que je ne la crois certaine aujourd’hui que si j’en ai fait l’abstrait examen. On m’a communiqué cet esprit d’analyse, cet esprit et ce besoin. Et comme l’homme qui s’arrache au sommeil, il me faut un effort douloureux pour m’arracher à cette coutume mentale, pour penser simplement, ainsi qu’il semble naturel, suivant ce que je vois et ce que je touche. Cependant la connaissance qui vient de la raison peut-elle un instant s’opposer à la connaissance sensible ? Sans doute les gens grossiers qui n’en réfèrent qu’à celle-ci et méprisent celle-là m’expliquent le dédain où est peu à peu tombé tout ce qui vient des sens. Mais quand les plus savants des hommes m’auront appris que la lumière est une vibration, qu’ils m’en auront calculé la longueur d’onde, quel que soit le fruit de leurs travaux raisonnables, ils ne m’auront pas rendu compte de ce qui m’importe dans la lumière, de ce que m’apprennent un peu d’elle mes yeux, de ce qui me fait différent de l’aveugle, et qui est matière à miracle, et non point objet de raison.
Il y a plus de matérialisme grossier qu’on ne croit dans le sot rationalisme humain. Cette peur de l’erreur, que dans la fuite de mes idées tout, à tout instant, me rappelle, cette manie de contrôle, fait préférer à l’homme l’imagination de la raison à l’imagination des sens. Et pourtant c’est toujours l’imagination seule qui agit. Rien ne peut m’assurer de la réalité, rien ne peut m’assurer que je ne la fonde sur un délire d’interprétation, ni la rigueur d’une logique ni la force d’une sensation. Mais dans ce dernier cas l’homme qui en a passé par diverses écoles séculaires s’est pris à douter de soi-même : par quel jeu de miroirs fût-ce au profit de l’autre processus de pensée, on l’imagine. Et voilà l’homme en proie aux mathématiques. C’est ainsi que, pour se dégager de la matière, il est devenu le prisonnier des propriétés de la matière.
Au vrai je commence à éprouver en moi la conscience que ni les sens ni la raison ne peuvent, que par un tour d’escamoteur, se concevoir séparés les uns de l’autre, que sans doute ils n’existent que fonctionnellement. Le plus grand triomphe de la raison, au-delà des découvertes, des surprises, des invraisemblances, elle le trouve dans la confirmation d’une erreur populaire. Sa plus grande gloire est de donner un sens précis à des expressions de l’instinct, que les demi-savants méprisaient. La lumière ne se comprend que par l’ombre, et la vérité suppose l’erreur. Ce sont ces contraires mêlés qui peuplent notre vie, qui lui donnent la saveur et l’enivrement. Nous n’existons qu’en fonction de ce conflit, dans la zone où se heurtent le blanc et le noir. Et que m’importe le blanc ou le noir ? Ils sont du domaine de la mort.
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Je ne veux plus me retenir des erreurs de mes doigts, des erreurs de mes yeux. Je sais maintenant qu’elles ne sont pas que des pièges grossiers, mais de curieux chemins vers un but que rien ne peut me révéler, qu’elles. À toute erreur des sens correspondent d’étranges fleurs de la raison. Admirables jardins des croyances absurdes, des pressentiments, des obsessions et des délires. Là prennent figure des dieux inconnus et changeants. Je contemplerai ces visages de plomb, ces chènevis de l’imagination. Dans vos châteaux de sable que vous êtes belles, colonnes de fumées ! Des mythes nouveaux naissent sous chacun de nos pas. Là où l’homme a vécu commence la légende, là où il vit. Je ne veux plus occuper ma pensée que de ces transformations méprisées. Chaque jour se modifie le sentiment moderne de l’existence. Une mythologie se noue et se dénoue. C’est une science de la vie qui n’appartient qu’à ceux qui n’en ont point l’expérience. C’est une science vivante qui s’engendre et se fait suicide. M’appartient-il encore, j’ai déjà vingt-six ans, de participer à ce miracle ? Aurai-je longtemps le sentiment du merveilleux quotidien ? Je le vois qui se perd dans chaque homme qui avance dans sa propre vie comme dans un chemin de mieux en mieux pavé, qui avance dans l’habitude du monde avec une aisance croissante, qui se défait progressivement du goût et de la perception de l’insolite. C’est ce que désespérément je ne pourrai jamais savoir.