LA CHAUSSÉE D’ANTIN



Organe de Défense des Intérêts Politiques et Économiques du Quartier

Paraissant les 1 5 et 15 20 de chaque mois


Rédacteur en chef : JEAN-GEORGES BERRY




Le rédacteur en chef, fils d’un ancien député de Paris, nul doute qu’il se prépare à recueillir l’illusoire héritage moral de son père. Il reçoit tous les lundis et vendredis, de 17 à 19 heures, chez lui, 93, rue de la Victoire, et c’est aussi là le siège du journal. C’est au nom de la République qu’il fait appel aux petits commerçants. Voyez comme il sème d’avis son journal, pour organiser la résistance. On lit en troisième page :




PETITS COMMERÇANTS, ce journal est votre organe. Il vous soutient. Qu’attendez-vous pour le soutenir à votre tour en lui confiant un peu de publicité ?

Rappelez-vous que des tarifs de faveur vous sont accordés et que jamais ce journal n’acceptera de réclame des Grands Magasins.

Et en quatrième page, au-dessous des « Maisons recommandées du quartier » :






APPEL

Nous faisons un pressant appel auprès de tous nos amis, de tous ceux qui nous approuvent pour qu’ils adhèrent sans retard au Comité Républicain de Défense des Intérêts du Quartier dont ils trouveront ci-dessous le bulletin d’adhésion qu’ils n’auront qu’à remplir et à nous retourner par poste au bureau du journal.

La bête noire de La Chaussée d’Antin c’est M. Oudin, conseiller municipal. C’est à lui qu’on s’en prend de toutes les fautes commises, il est l’homme de la banque Bauer, Marchai et Cie, on l’accuse d’inertie, s’il n’est pas capable de défendre les intérêts du quartier qu’il se démette : « Il nous faut un travailleur et un défenseur. Nous l’aurons », dit un article. Et M. Oudin n’habite plus même le quartier.


Je quitte un peu mon microscope. On a beau dire, écrire l’œil à l’objectif même avec l’aide d’une chambre blanche fatigue véritablement la vue. Mes deux yeux, déshabitués de regarder ensemble, font légèrement osciller leurs sensations pour s’apparier à nouveau. Un pas de vis derrière mon front se déroule à tâtons pour refaire le point : le moindre objet que j’aperçois m’apparaît de proportions gigantesques, une carafe et un encrier me rappellent Notre-Dame et la Morgue. Je crois voir de trop près ma main qui écrit et ma plume est une enfilée de brouillard. J’ai peine, comme au matin un rêve effacé, au fur et à mesure que les objets se remettent à ma taille, à me remémorer le microcosme que j’éclairais tantôt de mes miroirs, que je faisais passer au petit diaphragme de l’attention. Magnifiques drames bactériels, c’est tout juste si, suivant le penchant naturel de notre cœur, quand nous nous laissons aller à ses interprétations délirantes, nous vous imaginons des causes passionnelles à l’image des vrais chagrins de notre vie. L’amour, voilà le seul sentiment qui ait assez de grandeur pour que nous le prêtions aux infiniment petits. Mais concevons une fois vos luttes d’intérêts, microbes, pensons à vos fureurs domestiques. Quelles erreurs de comptabilité, quelles fraudes dans la tenue des livres, quelles concussions municipales, président en marge du phénomène physique aux observables phagocytoses ? Remuez, remuez désespérément, vibrions tragiques entraînés dans une aventure complexe où l’observateur n’aperçoit que le jeu satisfaisant et raisonnable des immuables lois de la biologie ! Par cette tornade d’énigmes qu’inscrivez-vous dans mon champ optique, enseignes lumineuses de la détresse, petits petits ? Vos migrations comme la danse des colloïdes, que signifie leur cinéma ? Je cherche à lire dans cette rapide écriture et le seul mot que je croie démêler dans ces caractères cunéiformes sans cesse transformés, ce n’est pas Justice, c’est Mort. O Mort, charmante enfant un peu poussiéreuse, voici un petit palais pour tes coquetteries. Approche doucement sur tes talons tournés, défripe le taffetas de ta robe, et danse. Tous les subterfuges du monde, tous les artifices qui étendent le pouvoir de mes sens, lunettes astronomiques et loupes de toutes sortes, stupéfiants pareils aux fraîches fleurs des prairies, alcools et leurs marteaux-pilons, surréalismes, me révèlent partout ta présence. Mort qui est ronde comme mon œil. Je t’oubliais. Je me promenais sans penser qu’il me faudrait rentrer à la maison, ma bonne ménagère, à la maison où déjà se refroidit la soupe dans les assiettes, où m’attendant tu croques négligemment des radis, et tes phalanges décharnées jouent avec le bord de la nappe. Tiens, ne t’impatiente pas, je te donne encore des cacahouètes, tout un quartier des boulevards pour aiguiser tes dents mignonnes. Ne me taquine pas : je viendrai.

J’oubliais donc de dire que le passage de l’Opéra est un grand cercueil de verre et, comme la même blancheur déifiée depuis les temps qu’on l’adorait dans les suburbes romaines préside toujours au double jeu de l’amour et de la mort, Libido qui, ces jours-ci, a élu pour temple les livres de médecine et qui flâne maintenant suivie du petit chien Sigmund Freud, on voit dans les galeries à leurs changeantes lueurs qui vont de la clarté du sépulcre à l’ombre de la volupté de délicieuses filles servant l’un et l’autre culte avec de provocants mouvements des hanches et le retroussis aigu du sourire. En scène, Mesdemoiselles, en scène, et déshabillez-vous un peu…




*

« L’individu vivant, dit Hegel, se pose dans sa première évolution comme sujet et comme notion, et dans sa seconde il s’assimile l’objet, et par là il se donne une détermination réelle, et il est en soi le genre, l’universalité substantielle. Le rapport d’un sujet avec un autre sujet du même genre constitue la particularisation du genre, et le jugement exprime le rapport du genre aux individus ainsi déterminés. C’est là la différence des sexes. »

Je trouve dans ce propos la signification véritable de l’histoire de Pâris. Nul doute que Vénus entre ses rivales seule lui apparaissait femme, et il lui jeta la pomme. Mais qu’aurait-il fait ici ? Dans le passage de l’Opéra, tant de promeneuses diverses se soumettent au jugement hégélien, d’âge et de beauté variables, souvent vulgaires, et en quelque façon déjà dépréciées, mais femmes, femmes vraiment, et sensiblement femmes, et cela aux dépens de toutes les autres qualités de leurs corps et de leurs âmes, tant de promeneuses dans ces galeries, leurs complices, se contentent uniquement d’être femmes, que l’homme encore indécis et solitaire avec son idée de l’amour, l’homme qui ne croit pas encore à la pluralité des femmes, l’enfant qui cherche une image de l’absolu pour ses nuits, n’a rien à faire dans ces parages ; et que c’est pitié de voir les collégiens rouges, et se poussant du coude, s’acheminer vers le Théâtre-Moderne : comment y pourraient-ils jamais choisir ?

Il ne semble pas qu’un souci étranger aux caresses entraîne dans ce royaume tout ce peuple changeant de femmes qui concède à la volupté un droit perpétuel sur ses va-et-vient. Multiplicité charmante des aspects et des provocations. Pas une qui frôle l’air comme l’autre. Ce qu’elles laissent derrière elles, leur sillage de sensualité, ce n’est jamais le même regret, le même parfum. Et s’il en est qui font monter en moi très doucement le rire par la disproportion qui règne entre leur physique médiocre ou burlesque et le goût infini qu’elles ont de plaire, elles participent encore de cette atmosphère de la lascivité qui est comme le bruissement des feuilles vertes. Vieilles putains, pièces montées, mécaniques momies, j’aime que vous figuriez dans le décor habituel, car vous êtes encore de vivantes lueurs au prix de ces mères de famille que l’on rencontre dans les promenades publiques.

Les unes ont fait de ce lieu leur quartier général : un amant, un travail, l’espoir peut-être de prendre à leur piège un gibier qui n’est pas tout à fait celui des boulevards, quelque chose enfin qui a l’accent de la destinée, les a fixées dans ces limites. D’autres ne hantent le passage que par rencontre : le désœuvrement, la curiosité, le hasard… ou bien c’est un jeune homme timide qui craignait d’être vu avec elles au grand jour, ou bien c’est un roué qui a ici ses aises et qui vient examiner sa prise dans ce coin tranquille. Souvent les femmes qu’on croise viennent pour la première fois dans ces retraits commodes : elles ne sont pourtant pas des provinciales, elles s’asseyaient chaque jour aux terrasses voisines. Mais, en entrant sous ces voûtes de verre, elles prennent notion d’une existence et de tout un monde, et les voilà gênées. Elles se parlent à voix basse, rient un peu fort, et examinent toute chose. Elles ne sont pas longues à découvrir des particularités qui les excitent et les choquent. Généralement, elles vont par deux : cela rend la vie plus facile. Les novices se méprennent seuls sur ces couples ; les autres savent les inviter sans erreur à quelque consommation qui permette aux connaissances de se nouer. Ce sont des conversations délicates où la présence d’une autre femme introduit un sens de sociabilité et de politesse, jusqu’à ce que l’intéressée montre ses dents éclatantes, et parle avec des rires de son emploi du temps, de ses plus secrètes sciences. Il y a des liaisons anciennes qui ont élu pour leurs rendez-vous Certa ou le Petit Grillon. On reconnaît ces ménages d’habitude : la femme qui attend a un air de réserve qui ne trompe pas. Puis l’homme, affairé, survient. Il ruisselle encore de sa vie sociale, il a une position, une serviette, la légion d’honneur, il s’assure de la main que sa barbe est peignée. Parfois, il y a un enfant avec la femme. Elle, ne perd pas un instant le sens du mystère.

Mais ma prédilection va aux véritables habituées. On peut les voir souvent. On les retrouve. Il n’est pas besoin de les approcher. On se fait une idée de chacune avec le temps. D’une année à l’autre, à peine si elles changent. On suit en elles la marche des saisons, la mode. Elles varient insensiblement avec le ciel, comme ces marionnettes des baromètres de la Forêt-Noire qui mettent une robe mauve les jours de pluie. L’air qu’elles fredonnent change aussi : on le connaît toujours, on le reconnaît même. Quelques-unes se dispersent, les autres vieillissent. Chaque printemps renouvelle un peu leur contingent. Les premières venues, d’abord craintives ou bruyantes, se disciplinent au milieu. Tapisserie humaine et mobile, qui s’effiloche et se répare. Elles ont, en même temps, les mêmes chapeaux et les mêmes idées, mais elles ne se chiperont jamais l’allure, un sens indéfinissable de leur corps, si ce n’est pour quelques grimaces canailles, qui indiquent, plus sûrement que tout, le coudoiement et la camaraderie, un certain avilissement délectable, lequel me monte tout de suite l’imagination et me chauffe le cœur. Dans tout ce qui est bas, il y a quelque chose de merveilleux qui me dispose au plaisir. Avec ces dames, il s’y mêle un certain goût du danger : ces yeux dont le fard une fois pour toutes a fixé le cerne et déifié la fatigue, ces mains que tout abominablement révèle expertes, un air enivrant de la facilité, une gouaillerie atroce dans le ton, une voix souvent crapuleuse, banalités particulières qui racontent l’histoire hasardeuse d’une vie, signes traîtres de ses accidents soupçonnés, tout en elles permet de redouter les périls ignominieux de l’amour, tout en elles, en même temps, me montre l’abîme et me donne le vertige, je leur pardonnerai, c’est sûr, tout à l’heure, de me consumer. Je suis comme le marchand d’étoffe des Mille et Une Nuits : il avait épousé une fille du palais et, après l’avoir battu de verges parce qu’il ne s’était pas lavé les mains avant de la caresser, sa femme, elle-même, lui coupa les quatre pouces avec un rasoir ; mais, il ne lui en voulut pas pour si peu, il lui jura de toujours se laver six-vingt fois les mains avec de l’alcali, de la cendre de la même plante et du savon ; puis il acheta une maison et y logea un an avec son épouse.




*

Deux coiffeurs à la queue leu leu font suite au marchand de timbres : le premier coiffeur pour dames, le second Salon pour messieurs. Coiffeurs pour les deux sexes, vos spécialisations ne sont pas sans saveur. Les lois du monde s’inscrivent en lettres blanches à votre devanture ; les bêtes des forêts vierges, voilà vos clients : elles viennent dans vos fauteuils se préparer au plaisir et à la propagation de l’espèce. Vous aiguisez les cheveux et les joues, vous taillez les griffes, vous affûtez les visages pour la grande sélection naturelle. On a vu des rossignols enroués dans vos linceuls humides : au petit crachoir de sable avant de s’asseoir, ils avaient jeté leur cigare orné des étoiles de la nuit, puis ils s’abandonnaient aux ciseaux chanteurs et au vaporisateur magique. Qui donc t’aurait reconnu, mélodieux oiseau, dans ce patient qui lit avec négligence les échos de La Vie Parisienne ?

Je voudrais savoir quelles nostalgies, quelles cristallisations poétiques, quels châteaux en Espagne, quelles constructions de langueur et d’espoir s’échafaudent dans la tête de l’apprenti, à l’instant qu’au début de sa carrière il se destine à être coiffeur pour dames, et commence de se soigner les mains. Enviable sort vulgaire, il dénouera désormais tout le long du jour l’arc-en-ciel de la pudeur des femmes, les chevelures légères, les cheveux-vapeur, ces rideaux charmants de l’alcôve. Il vivra dans cette brume de l’amour, les doigts mêlés au plus délié de la femme, au plus subtil appareil à caresses qu’elle porte sur elle avec tout l’air de l’ignorer. N’y a-t-il pas des coiffeurs qui aient songé, comme des mineurs dans la houille, à ne servir jamais que des brunes, ou d’autres à se lancer dans le blond ? Ont-ils pensé à déchiffrer ces lacis où restait tout à l’heure un peu du désordre du sommeil ? Je me suis souvent arrêté au seuil de ces boutiques interdites aux hommes et j’ai vu se dérouler les cheveux dans leurs grottes. Serpents, serpents, vous me fascinez toujours. Dans le passage de l’Opéra, je contemplais ainsi un jour les anneaux lents et purs d’un python de blondeur. Et brusquement, pour la première fois de ma vie, j’étais saisi de cette idée que les hommes n’ont trouvé qu’un terme de comparaison à ce qui est blond : comme les blés, et l’on a cru tout dire. Les blés, malheureux, mais n’avez-vous jamais regardé les fougères ? J’ai mordu tout un an des cheveux de fougère. J’ai connu des cheveux de résine, des cheveux de topaze, des cheveux d’hystérie. Blond comme l’hystérie, blond comme le ciel, blond comme la fatigue, blond comme le baiser. Sur la palette des blondeurs, je mettrai l’élégance des automobiles, l’odeur des sainfouins, le silence des matinées, les perplexités de l’attente, les ravages des frôlements. Qu’il est blond le bruit de la pluie, qu’il est blond le chant des miroirs ! Du parfum des gants au cri de la chouette, des battements du cœur de l’assassin à la flamme-fleur des cytises, de la morsure à la chanson, que de blondeurs, que de paupières : blondeur des toits, blondeur des vents, blondeur des tables, ou des palmes, il y a des jours entiers de blondeur, des grands magasins de Blond, des galeries pour le désir, des arsenaux de poudre d’orangeade. Blond partout : je m’abandonne à ce pitchepin des sens, à ce concept de la blondeur qui n’est pas la couleur même, mais une sorte d’esprit de couleur, tout marié aux accents de l’amour. Du blanc au rouge par le jaune, le blond ne livre pas son mystère. Le blond ressemble au balbutiement de la volupté, aux pirateries des lèvres, aux frémissements des eaux limpides. Le blond échappe à ce qui définit, par une sorte de chemin capricieux où je rencontre les fleurs et les coquillages. C’est une espèce de reflet de la femme sur les pierres, une ombre paradoxale des caresses dans l’air, un souffle de défaite de la raison. Blonds comme le règne de l’étreinte, les cheveux se dissolvaient donc dans la boutique du passage, et moi je me laissais mourir depuis un quart d’heure environ. Il me semblait que j’aurais pu passer ma vie non loin de cet essaim de guêpes, non loin de ce fleuve de lueurs. Dans ce lieu sous-marin, comment ne pas penser à ces héroïnes de cinéma qui, à la recherche d’une bague perdue, enferment, dans un scaphandre toute leur Amérique nacrée ? Cette chevelure déployée avait la pâleur électrique des orages, l’embu d’une respiration sur le métal. Une sorte de bête lasse qui somnole en voiture. On s’étonnait qu’elle ne fît pas plus de bruit que des pieds déchaussés sur le tapis. Qu’y a-t-il de plus blond que la mousse ? J’ai souvent cru voir du champagne sur le sol des forêts. Et les girolles ! Les oronges ! Les lièvres qui fuient ! Le cerne des ongles ! Le cœur du bois ! La couleur rose ! Le sang des plantes ! Les yeux des biches ! La mémoire : la mémoire est blonde vraiment. À ses confins, là où le souvenir se marie au mensonge, les jolies grappes de clarté ! La chevelure morte eut tout à coup un reflet de porto : le coiffeur commençait les ondulations Marcel.

En liberté dans le magasin, de grands fauves modernes guettaient la femelle d’homme en proie au petit fer : le séchoir mécanique avec son cou de serpent, le tube à rayons violets dont les yeux sont si doux, le fumigateur à l’haleine d’été, tous les instruments sournois et prêts à mordre, tous les esclaves d’acier qui se révolteront un beau jour. Les simulacres de la devanture, je ne dirai plus rien1 de ces cires que la mode a déshabillées et marquées dans la chair du martèlement des pouces. Mais où diable avais-je rencontré cette femme qui maintenant passait ses mains sur sa coiffure reformée ? Un instant je vis ses épaules : une toile d’araignée les déroba. Puis ce fut le tour aux cheveux de disparaître sous un gros insecte marron. Une libellule butinait un peu plus bas que la ceinture, les mains jouaient avec des gants de sable et un sac de mica cendré. Elle marchait comme on rit, et, quand elle fut sur le pas de la porte, je vis son pied pris dans un piège de feuillage, et sa jambe dorée, et je me demandai encore : Mais qui donc peut être cette éponge ? Alors la charmante blondeur se penchant vers moi me dit : « As-tu donc oublié, c’était hier pourtant : les plantes vertes ne se sont pas flétries, les lustres n’ont pas perdu leur éclat ni les loges leur sombre rougeur. Quand je parus au milieu des fous-rires, c’était au temps de l’équinoxe, je n’eus qu’à me dandiner un peu et la houle d’ombre monta sur les visages, la mer des bras d’hommes se tendit vers Nana.

— Nana ! m’écriai-je, mais comme te voilà au goût du jour !

— Je suis, dit-elle, le goût même du jour, et par moi tout respire. Connais-tu les refrains à la mode ? Ils sont si pleins de moi qu’on ne peut les chanter : on les murmure. Tout ce qui vit de reflets, tout ce qui scintille, tout ce qui périt, à mes pas s’attache. Je suis Nana, l’idée de temps. As-tu jamais, mon cher, aimé une avalanche ? Regarde seulement ma peau. Immortelle pourtant, j’ai l’air d’un déjeuner de soleil. Un feu de paille qu’on veut toucher. Mais, sur ce bûcher perpétuel, c’est l’incendiaire qui flambe. Le soleil est mon petit chien. Il me suit comme tu peux voir. »

Elle s’éloigna vers la rue Chauchat et je restai stupide, car au lieu d’ombre elle avait une écharpe de lumière qui l’escortait sur le dallage. Elle disparut dans le brouhaha lointain de l’Hôtel des Ventes.

L’Hôtel des Ventes laisse filtrer un peu de ses passions dans le crible du passage de l’Opéra. Mais la hantise y transforme ceux qui s’en échappent, et ce n’est qu’à leur entrée dans cet antre que ces joueurs inquiets, ces guetteurs fiévreux portent encore sur leur visage le reflet flambant des enchères : en avançant dans ces galeries enchantées ils se prennent aux féeries du lieu et deviennent à leur tour des hommes. Cependant chez le second coiffeur quelques-uns d’entre eux font halte pour mieux se dépouiller du tremblement qui les ferait reconnaître. Leurs têtes renversées dans le Portugal, les joues abandonnées aux lames de Sheffield, à quoi pensent-ils dans ce hall de bois sombre ? Les vitres dépolies de la devanture trompent un peu sur la qualité de ce Salon, assez sévère, haut de plafond, mais moins moderne qu’on l’espère. Ce n’est pas le coiffeur français traditionnel, qui garde le souvenir des années brillantes du siècle dernier sous les espèces d’ornements inutiles, comme celui que nous rencontrerons dans l’autre galerie ; ce n’est pas non plus le coiffeur à l’américaine qui s’est établi à Paris depuis moins de dix ans comme un poncif avec tous les perfectionnements barbares d’une chirurgie érotique ; ce n’est pas, quoi qu’en dise l’enseigne, vestige d’une civilisation de notre enfance, le Peluquero tel qu’il se rencontre encore près de la Trinité, venu en France avec le maxixe et le tango ; c’est bien plutôt, survivant de cette anglomanie démodée qui envoyait blanchir son linge à Londres, le Lavatory d’aspect protestant qui ne nous paraît pas plus anglais aujourd’hui que chinois certains Sèvres du dix-huitième siècle. Quelle opposition avec la boutique voisine ! Ici pas de draperies de velours bleu, pas de caissière énigmatique. Au lieu de porter comme la précédente un aventureux nom d’Opéra, Norma, qui est comme un balcon sur des vignes, la maison se recommande des patronymes de sept coiffeurs :

VINCENT

PIERRE

HAMEL

ERNEST

ADRIEN

AMÉDÉE

CHARLES

Coiffeurs corrects et peu voluptueux. Ils sont comme leur magasin de bois sombre et de glaces. Ils rasent bien. Ils coupent les cheveux et voilà. Ce sera tout pour aujourd’hui. C’est qu’ils sont d’une école où l’on tenait le coiffeur pour un outil de précision : il n’entre aucune humanité dans leurs méthodes. Dans un pays où l’on déclare abominable le savonnage des joues à la main, tel qu’on le pratique en Allemagne, pour lui préférer la manœuvre antique du blaireau, il était bien juste que de tels coiffeurs puritains, même à deux pas des sanctuaires de la sensualité, parvinssent à maintenir une tradition de sécheresse anglo-saxonne. C’est bien plutôt chez les petits coiffeurs des quartiers périphériques, Auteuil, les Ternes même, que j’ai trouvé des praticiens sentimentaux, capables d’apporter dans les soins de la barbe et des cheveux une espèce de passion non professionnelle et de déceler par de soudaines délicatesses inattendues une science anatomique instinctive qui m’explique vraiment l’expression artiste capillaire qui n’a plus aujourd’hui que des applications ironiques.

C’est pour moi un sujet d’étonnement toujours renouvelé que de voir avec quel dédain, quelle indifférence de leurs plaisirs les hommes négligent d’en étendre les domaines. Ils me font l’effet de ces gens qui ne se lavent que les mains et le visage, quand ils croient devoir limiter en eux les zones de la volupté. Si certains d’entre eux goûtent des charmes de hasard, on ne les voit pas se préoccuper de les reproduire. Aucun système, aucun essai de codification du plaisir. C’est à ne pas comprendre comment ils sont encore susceptibles de temps à autre d’avoir ce qu’ils nomment si drôlement des vices. Ils ne font pas l’éducation de leur cuir chevelu, et leurs coiffeurs perdent avec nonchalance l’occasion de procurer à ces ignorants des agréments qu’il leur serait si facile d’accorder. Je ne crois pas qu’on ait jamais enseigné cette géographie du plaisir qui serait dans la vie un singulier appoint contre l’ennui. Personne ne s’est occupé d’assigner ses limites au frisson, ses domaines à la caresse, sa patrie à la volupté. Des localisations grossières, voilà tout ce que l’homme a dégagé de l’expérience individuelle. Un jour peut-être les savants se partageront-ils le corps humain pour y étudier les méandres du plaisir : ils trouveront cette étude aussi digne qu’une autre d’absorber l’activité d’un homme. Ils en publieront les atlas, dont il faudra recommander l’attentive lecture aux garçons coiffeurs. Ils y apprendront à laisser errer leurs doigts sur les crânes : ils y apprendront à les attarder au niveau du lambda où le plaisir atteint son comble, et à les en écarter tout à coup vers les écailles où de nouveaux royaumes nerveux sous l’influence du massage entrent brusquement en danse, envoyant de curieux élancements vers les oreilles et les régions voisines du cou. Et je ne parle pas du visage : qu’ils apprennent seulement à faire trembler les élévateurs des ailes du nez, et déjà ils pourront passer pour des masseurs subtils.

La psychologie, cette petite radoteuse2, qui ne se trahit guère chez les coiffeurs que par les noms des parfums, les teintures et le romantisme des coiffures (je connais, rue du Débarcadère, un de ces commerçants qui vous propose la coiffure Albert Ier roi des Belges, la coiffure Joffre, etc.), n’a plus depuis longtemps déjà de secrets pour les tailleurs. C’est ainsi que tout au bout de la galerie du Thermomètre, nous trouvons Vodable qui attire les clients en s’intitulant. Tailleur mondain. Il vend aussi des malles et comme il dit : All traveling requisilies. Je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est ici que Landru, expérimentateur sensible, se faisait habiller, essayant ses costumes au milieu des bagages exposés comme autant de symboles mystérieux de son destin. J’ai retenu de cet homme auquel on a coupé la tête, qu’il avait chez lui le masque de Beethoven et les œuvres d’Alfred de Musset, qu’il offrait à ses amies de rencontre un biscuit et un doigt de madère, qu’il portait les palmes académiques. Curieux aboutissant de tout un monde. Il me semble que ce point précis du passage où je me tiens est exactement apparié à cet homme et à ses accessoires. Et je songe avec regret qu’il n’y a point en cour d’assises de programme où l’on puisse écrire en italique

À la cour comme à la ville

Monsieur LANDRU

est habillé par LE TAILLEUR MONDAIN.

Mais, ma parole, pour un Landru de mort, voilà dix inconnus trouvés. Ce sont les clients du tailleur : je les vois défiler comme si j’étais un de ces appareils de prises de vues au ralenti qui photographient le gracieux développement des plantes. Ils ne sont pas tous des Don Juan de Paris, mais une espèce de lien qui leur vient du costume me révèle chez eux un mystère commun. Aventuriers sentimentaux, escrocs rêveurs, pour le moins prestidigitateurs de songes, ils viennent ici chercher les éléments de leur illusion naturelle. Rien ne révélera ces activités paradoxales qu’ils poursuivent par goût plus encore que par besoin, ou sans doute par goût et besoin confondus. Longtemps, toujours peut-être, en marge du monde et de la raison, ils exerceront leurs facultés imaginatives dans des voies empiriques, à l’occasion de faits particuliers et pittoresques. Un accident, un jour, peut les livrer. Mais le plus souvent je les suppose s’enfonçant peu à peu dans une vieillesse équivoque avec des rapines de souvenirs. Drôles de vies insoupçonnées qui gardent pour elles-mêmes mille récits pleins de saveur. L’homme aujourd’hui n’erre plus au bord des marais avec ses chiens et son arc : il y a d’autres solitudes qui se sont ouvertes à son instinct de liberté. Terrains vagues intellectuels où l’individu échappe aux contraintes sociales. Là vit un peuple ignoré, qui se soucie peu de sa légende. Je vois ses maisons de campagne, ses laboratoires de plaisir, ses bagages à main, ses rues, ses pièges, ses divertissements.

Au niveau de l’imprimerie qui fait des cartes à la minute, juste au-dessus du petit escalier par lequel on descend dans la rue Chauchat, à cette extrême pointe du mystère vers le septentrion, là où la grotte s’ouvre au fond d’une baie agitée par les allées et venues des déménageurs et des commissionnaires, à la limite des deux jours qui opposent la réalité extérieure au subjectivisme du passage, comme un homme qui se tient au bord de ses abîmes, sollicité également par les courants d’objets et par les tourbillons de soi-même, dans cette zone étrange où tout est lapsus, lapsus de l’attention et de l’inattention, arrêtons-nous un peu pour éprouver ce vertige. La double illusion qui nous tient ici se confronte à notre désir de connaissance absolue. Ici les deux grands mouvements de l’esprit s’équivalent et les interprétations du monde perdent sur moi leur pouvoir. Deux univers se décolorent à leur point de rencontre ; comme une femme parée de toutes les magies de l’amour quand le petit matin ayant soulevé sa jupe de rideaux pénètre doucement dans la chambre. Un instant, la balance penche vers le golfe hétéroclite des apparences. Bizarre attrait de ces dispositions arbitraires : voilà quelqu’un qui traverse la rue, et l’espace autour de lui est solide, et il y a un piano sur le trottoir, et des voitures assises sous les cochers. Inégalité des tailles des passants, inégalité d’humeur de la matière, tout change suivant des lois de divergence, et je m’étonne grandement de l’imagination de Dieu : imagination attachée à des variations infimes et discordantes, comme si la grande affaire était de rapprocher un jour une orange et une ficelle, un mur et un regard. On dirait que pour Dieu le monde n’est que l’occasion de quelques essais de natures mortes. Il a deux ou trois petits trucs qu’il ne se fait pas faute d’employer : l’absurde, le bazar, le banal… il n’y a pas moyen de le tirer de là.

De ce carrefour sentimental, si je porte alternativement les yeux sur ce pays de désordre et sur la grande galerie éclairée par mes instincts, à la vue de l’un ou l’autre de ces trompe-l’œil, je n’éprouve pas le plus petit mouvement d’espoir. Je sens frémir le sol et je me trouve soudain comme un marin à bord d’un château en ruine. Tout signifie un ravage. Tout se détruit sous ma contemplation. Le sentiment de l’inutilité est accroupi à côté de moi sur la première marche. Il est habillé comme moi, mais avec plus de noblesse. Il ne porte pas de mouchoir. Il a une expression de l’infini sur le visage et entre ses mains il tient déplié un accordéon bleu dont il ne joue jamais, sur lequel on lit : PESSIMISME. Passez-moi ce morceau d’azur, mon cher Sentiment de l’inutile, sa chanson plairait à mes oreilles. Quand j’en rapproche les soufflets on ne voit plus que les consonnes :

PSSMSM

Je les écarte et voilà les I :

PSSIMISM

Les E :

PESSIMISME

Et ça gémit de gauche à droite :

ESSIMISME — PSSIMISME — PESIMISME

PESIMISME — PESSMISME — PESSIISME

PESSIMSME — PESSIMIME — PESSIMISE

PESSIMISM — PESSIMISME

PESSIMISME

L’onde aboutit sur cette grève avec un éclatement barbare. Et reprend le chemin du retour.

PESSIMISME — PESSIMISM — PESSIMIS

PESSIMI — PESSIM — PESSI

PESS — PES — PE — P — p…, plus rien.

Si ce n’est se balançant un pied dans la main, un peu théâtral et un peu vulgaire, sa pipe en terre et sa casquette sur l’oreille, et chantant je crois bien : Ah, si vous connaissiez la vie des escargots de Bourgogne… en haut des marches, dans la poussière et les bouts de mégots, ce charmant garçon : le Sentiment de l’inutile.




*

Je reviens sur mes pas ; la lumière à nouveau se décompose à travers le prisme d’imagination, je me résigne à cet univers irisé. Qu’allais-tu faire, mon ami, aux confins de la réalité ? Voici ton royaume de sel gemme, tes astéries et tes fameux gisements. Tu sais bien, plaisanterie anodine, que tu es l’Aladin du Monde Occidental. Jamais tu ne sortiras de cette grande tache de couleur que tu traînes au fond de tes rétines. Débat ridicule qu’une flamme dans le feu. Tu ne quitteras pas ton navire d’illusions, ta villa de pavots au joli toit de plumes. Tes geôliers d’yeux passent et repassent en agitant leurs trousseaux de reflets. C’est en vain que creusant depuis vingt-six années avec un morceau de raison brisée un souterrain qui part de ta paillasse, tu crois aboutir au bord de la mer. Ta mémoire ouvre sur une oubliette. Là tu retrouveras toujours les mêmes fleurs, les mêmes forêts de cheveux, les mêmes désastres de caresses. Dans ta Thébaïde, les lions couchants sont des lueurs d’amnésie et les fantômes ! les fantômes nacrés ont l’air de prier et s’effacent. Esclave d’un frisson, amoureux d’un murmure, je n’ai pas fini de déchoir dans ce crépuscule de la sensualité. Un peu plus impalpable, un peu moins saisissable… chaque jour, je m’estompe en moi-même, et je désire enfin si peu qu’on me comprenne, et je ne comprends plus ni le vent ni le ciel ni les moindres chansons ni la bonté ni les regards. C’est ainsi, Bee’s polish et Kiwi, que je glisse, à la faveur de mon inattention, le long de la devanture du cireur, de l’autre côté de l’escalier de sortie sur la rue Chauchat, et que retournant vers les boulevards, je franchis sur ma droite l’ouverture du premier couloir, qui réunit le fond des deux galeries du passage, sans sombrer dans ces noirs glacis qui mènent au Théâtre Moderne. En face du tailleur et des salons de coiffure, un étage de parade qui appartient au restaurant Arrigoni, fiasques italiennes aux longs cous, aux corselets de paille, tableau colorié d’un banquet mémorable à la place d’honneur, sépare seul de ce couloir l’établissement de Bains couleur de petit-suisse.

Il y a une liaison bien forte dans l’esprit des hommes entre les Bains et la volupté : cette idée ancienne contribue au mystère de ces établissements publics où bien des gens ne se hasarderaient pas, tellement est grande la superstition des maladies contagieuses, et répandue la croyance que les baignoires ici prostituées sont de dangereuses sirènes pour le visiteur qui se confie à leur émail lépreux, à leur fer-blanc maculé. Ainsi ces temples d’un culte équivoque ont un air du bordel et des lieux de magie. Rien ne permet au passant inexpérimenté d’assurer sur quelque détail d’architecture le soupçon qu’il se fait de l’irrégularité d’un tel édifice : BAINS, dit seulement la façade, et ce mot cache une gamme indéfinie d’enseignes véridiques, tous les plaisirs et toutes les malédictions du corps, mais qui sait ? on ne trouve peut-être à son abri que l’eau promise, claire et chantante. Il y a une grande tentation dans l’inconnu, et dans le danger une plus grande encore. La société moderne tient peu compte des instincts de l’individu : elle croit supprimer l’un et l’autre, et sans doute qu’il n’y a plus d’inconnu, sous nos climats, que pour ceux dont le cœur est facilement ivre ; quant au danger, voyez comme tout chaque jour devient inoffensif. Il y a pourtant dans l’amour, dans tout l’amour, qu’il soit cette furie physique, ou ce spectre, ou ce génie de diamant qui me murmure un nom pareil à la fraîcheur, il y a pourtant dans l’amour un principe hors la loi, un sens irrépressible du délit, le mépris de l’interdiction et le goût du saccage. Vous pouvez toujours assigner à cette passion aux cent têtes les limites de vos demeures ou lui affecter des palais : elle voudra surgir ailleurs, toujours ailleurs, là où rien ne la faisait attendre, où sa splendeur est un déchaînement. Qu’elle pousse où nul ne la sème : comme la vulgarité la convulse ! elle a de brusques sursauts d’ignominie. Il y a des possédés que tient la hantise de la rue : là seulement ils éprouvent le pouvoir de leur nature. Vous avez rencontré ces hommes sombres au cœur des foules, ces femmes folles dans les premières du Nord-Sud, vers les cinq heures. Combien de fois au doigt de la voyageuse avez-vous senti une alliance ? Et rien pourtant, elle ne cherchait rien que ce dérèglement passager. Le ciel humain a ses éclairs qu’on ne peut suivre. Compensations ou vertiges, que se noue-t-il ainsi chez ces bizarres kleptomanes de la volupté ? Je les approuve, épouses que j’imagine apparemment heureuses, d’avoir l’âme assez haute pour ne pas se contenter de leur sort. En route, à la recherche de l’infini ! Les voici au cinéma, tout égarées dans l’ombre ou bien dans les soleils tournants des manèges des foires, la robe relevée comme un défi. Elles sont à la conquête d’elles-mêmes, à la croisade du désir : délivreront-elles ce tombeau, leur cœur ? Le vagabondage de l’incertitude, voilà ce que celle-ci forcément provoque : l’instant d’une manœuvre, un passant peut tour à tour se croire enfin choisi, croire être dupe encore de l’imagination. L’autre se plaît par-dessus tout à convoiter un homme qui ne la voit pas, à se leurrer d’un espoir croissant, jusqu’au coup de chapeau poli, qui a le goût des pommes vertes, elle crierait. L’autre mène la chasse avec une résolution noire, et tout à coup une grande tempête s’élève entre elle et sa victime, rien ne peut arrêter cet orage adorable, tout précipite cette double fureur : c’est alors que, voisine à toucher tout le corps qu’elle attire, avec une exaltation sauvage, par un suicide inhumain, d’un seul retrait elle se refuse et devient une pierre, une pierre. Cette dernière encore, si froide, impassible à toutes les sollicitations, son être entier s’abandonne, mais rien ne trahira qu’elle s’en aperçoit. Rien, pas même une lèvre tremblante. Puis elle part d’un pas mécanique, c’était probablement une morte, mon cher.

Aux bains, une bien autre dérivation de l’humeur incline aux rêveries dangereuses : un double sentiment mythique que rien n’exprime et qui se fait jour. L’intimité d’abord au cœur d’un lieu public, contraste puissant, efficace pour qui l’a une fois ressenti ; et ce goût de confusion qui est le propre des sens, qui les porte à détourner chaque objet de son usage, à le pervertir comme on dit. Il n’est pas facile de démêler quel mobile ici commence : quelle envie la première saisit le client des établissements hydrothérapiques. Se déshabiller, sous n’importe quel prétexte, peut être un acte-symptôme. Ou une simple imprudence. Toujours semble-t-il qu’un homme habitué à se voir en complet veston, à contempler son corps en plein jour s’expose au risque différemment appréciable de ne pouvoir résister au penchant de l’exercer au plaisir. Les bains apparaissent ainsi la place d’élection des commerces physiques, et plus encore de l’aventure improbable d’un véritable amour. Que cette dernière hypothèse est absurde, et pourtant qu’elle me retient ! Le coup de foudre dans une baignoire : vous pouvez rire, vous ne savez pas de quoi vous riez. Toute la lascivité du monde s’en va ainsi en pure perte, par suite de l’asynchronisme des désirs. Possibilités de rencontre atrocement limitées, c’est quand je suis seul dans ma chambre, c’est quand je dors, c’est quand je cours à toutes jambes, qu’une apparition devrait s’imposer à tout mon être. Ma liberté, comme on m’emprisonne en ton nom. Enfin de tels lieux sont si calmes, on dirait un autre pays, quelque civilisation lointaine, ah ne me parlez pas des voyages. Faut-il être dépourvu de frénésie pour entrer aux bains sans du coup se persuader qu’on entre en pleine énigme ! Mais il y a au monde si peu de foi dans les aspirations humaines, on connaît si bien les bornes de toute dépravation, la peur universelle de se compromettre, la résignation machinale au bonheur, l’habitude (la seule femme qui porte aujourd’hui un corset) — que — à mon grand regret, je l’avoue, je me consterne, je me demande si je ne ferais pas mieux de foutre le camp dans une région plus conforme à la mobilité de ma nature, — que — je rêve d’un peuple doux et cruel, d’un peuple chat amoureux de ses griffes et toujours prêt à faire chavirer ses yeux et ses scrupules, je rêve d’un peuple changeant comme la moire et toujours talonné par l’amour — que personne ne veut plus proposer à notre oisiveté avide les divertissements qu’elle n’ose pas réclamer. De là, ce scandale : dans Paris plusieurs établissements de bains ne s’intitulent pas ainsi par euphémisme. On s’y lave comme on mange ailleurs. Et telle est la décadence des mœurs dans cette ville, la sensualité y est devenue si nonchalante, le sentiment de l’absolu si étrangement égal à la plupart des hommes, que presque seuls les pédérastes, encore un peu étourdis de la tolérance nouvelle qu’ils rencontrent et par routine accoutumés à la ruse et à la tyrannie, profitent aujourd’hui de l’équivoque des Bains. On peut rapidement compter les maisons de rendez-vous balnéaires qui leur échappent complètement. Les tenanciers s’en plaignent, la clientèle ne vient pas. Que voulez-vous, ces Messieurs et ces Dames négligent un peu leurs désirs. Jusqu’à vingt ans, ça va bien. Après cela, c’est fini : la curiosité, le mystère, la tentation, le vertige, l’aventure, fini fini. Ils font de la gymnastique pour rester minces, vous ne pouvez pas leur demander d’en faire pour garder sa couleur à la vie et le trouble à leurs joues : des exercices d’amour, passé vingt ans, vous n’y pensez pas. Ils ont appris leur métier une fois pour toutes. Ils ont une technique et n’en démordront pas : vous prenez la femme dans vos bras et vous lui dites… alors elle, tombe sur le sofa et s’écrie : Oh Charles ! Vous n’avez qu’à voir dans les films bien faits. Est-ce que par hasard on y montre jamais une femme qui vient d’apercevoir quelqu’un marcher droit vers lui, muette, les yeux provocateurs, et porter tout à coup la main au pantalon de l’homme ? De tels films n’auraient aucun succès, ils relèveraient trop de la fiction : et ce que nous réclamons à cor et à cri, ce sont, n’en doutez pas, des réalités, des RÉ-A-LI-TÉS :






Les Réalités



FABLE

Il y avait une fois une réalité

Avec ses moutons en laine réelle

Le fils du roi vint à passer

Les moutons bêlent Qu’elle est belle

La ré la ré la réalité

Il y avait une fois dans la nuit

Une réalité qui ne parvenait pas à dormir

Alors la fée sa marraine

La prit réellement par la main

La ré la ré la réalité

Il y avait une fois sur son trône

Un vieux roi qui s’ennuyait

Son manteau dans le soir glissait

Alors on lui donna pour reine

La ré la ré la réalité

CODA : Ité ité la réa

Ité ité la réalité

La réa la réa

Té té La réa

Li

Té La réalité

Il y avait une fois LA RÉALITÉ

Entrons donc dans les Bains du Passage de l’Opéra avec un esprit positif. Et un petit Kodak. Il est contraire à la vraisemblance d’imaginer que ce local sert à autre chose qu’aux soins de l’hygiène. Il est peu fréquenté, mais honorablement. La boutique est entièrement occupée par le départ d’un grand escalier à rampe de bois brun qui s’enfonce dans le sous-sol. Au-dessus de l’escalier face au passage, il y a un magnifique tableau de fleurs, et sur le côté droit un portrait de femme du même peintre, de part et d’autre duquel on voit deux gravures romantiques, l’une, au fond, représentant un homme qui conduit trois chevaux, l’autre, vers la porte, Mazeppa poursuivi par les loups. Entre nous soit dit, les yeux des loups sont bien brillants et si l’on m’y poussait, j’apercevrais là quelque symbole. L’escalier après un palier imposant aboutit à un sous-sol constitué par deux grandes pièces, la première plus large, la seconde d’où part un long couloir dans la direction des boulevards, au-dessous du restaurant Saulnier. Sur la première comme sur la seconde pièce s’ouvrent quelques cabines de bains, qui semblent les plus luxueuses, avec canapé et table de toilette. Un grand nombre de placards complètent le décor. Ce lieu, tout en portes et en boiseries, qui ne prend le jour que par le plafond de verre dépoli, est assez poussiéreux et solennel. Médiocrement éclairé, il me porterait à la rêverie si je n’avais pris de sages résolutions. C’est sans commentaires que je signalerai ce fait que toutes les cabines du côté droit du couloir ont, à l’opposé de ce couloir, une porte qui ne ferme que de l’intérieur, donnant sur une seule immense salle où dorment divers appareils à douches, et que par conséquent si.. mettons deux clients quittaient leur baignoire pour aller prendre le frais dans ce foyer d’ombre, ils se rencontreraient sans que personne en sût rien. Il n’y a là rien de plus mystérieux que les bizarres petits volets qui font communiquer au-dessus des baignoires deux cabines voisines dans beaucoup d’établissements parisiens (rue Fontaine, rue Cardinet, rue Cambacérès, etc.). Il n’est pas dit que l’architecte ait prévu l’usage qu’on devait faire de son œuvre : est-ce que l’ingénieur qui dressa les plans du pont de Solférino pouvait se douter des débauches que ses arches abriteraient un jour ? Il n’y a aucune perversité au cœur ingénu des architectes.

D’ailleurs, ce sous-sol, je vois à quoi il sert au vrai : c’est un laboratoire de calorimétrie. Le garçon et la bonne, couple de physiciens distingués déguisés, trempent les sujets bénévoles dans leurs calorimètres et se livrent à des calculs intrigants sur la dégradation de l’énergie. Ils espèrent prendre un beau jour en défaut le principe de Carnot. En attendant, lui baye, elle, lit des romans policiers.

LOUIS !

Je sors, je sors : qui est-ce qui m’appelle ? Au dehors le va-et-vient se poursuit. Personne de ma connaissance… ah si : le désir de voir mon prénom, si peu employé dans mon entourage, imprimé en capitales de quelque importance. Devant moi s’étend un grand espace désertique, une espèce de prairie reposante, ma parole c’est le restaurant Saulnier. Il va, rez-de-chaussée et entresol, des Bains au couloir transversal qui débouche en face de la porte du meublé. Une bénédiction du ciel, ce restaurant : je n’ai absolument rien à en dire, y ayant cent fois dîné. C’est ici que les grandes querelles du mouvement Dada, vous savez le mouvement Dada ? faisaient relativement trêve, pour permettre aux combattants qui, depuis deux heures, défendaient leur réputation chez Certa de trouver dans une assiette anglaise un témoignage de haute moralité, de haute couture comme dit l’Antiphilosophe d’entre eux. Il y avait alors un tribunal de Salut Dada et rien ne faisait prévoir qu’à la Terreur succéderait un jour le Directoire, avec ses jeux, ses incroyables et ses robes fendues. Ce sont de petites gens qui se nourrissent ici. Par où entrent-ils, par où s’en vont-ils : une flèche ou une main indique à chacun sa destinée. Bonne chance, mes enfants.

Prenant le jour par trois côtés : sur la galerie du Thermomètre, sur le petit couloir que je dis, sur le boulevard des Italiens, un café Biard fait vis-à-vis à la librairie Rey. Salle du comptoir, arrière-salle, avec vos portes multiples, vos vitres qui regrettent toujours le café à deux sous, l’Américain à quatre des époques disparues, avec vos piliers et vos miroirs, vous constituez un joli palais de reflets qui ressemble à tout ce que nous savons, rêveurs d’Europe, de l’Amérique lointaine et de ses sanglantes épopées. Vous êtes le décor du crime qui se cache, de l’attentat projeté, de la poursuite et du traquenard. C’est dans vos perspectives rompues que se dénouera tout le ridicule d’une vie, le grand secret de ces inadaptés lyriques qui font nerveusement rire la bourgeoisie dans l’ombre. Et l’amour : l’amour dans ce café, quelle aise étrange il y prendrait ! dans ce café où tout est ménagé pour les regards. Faux jour complice des exaltations véritables : dans ce local aventureux, encore un conflit de lumières. Oh Dieu de l’enfer, pourquoi les grues désœuvrées caressent-elles ainsi chantonnant le marbre fêlé des tables ?




*

La Galerie du Baromètre, comme une taupinière au milieu du terreau rejeté, débouche sur le boulevard des Italiens au pied de l’étalage de la Librairie Flammarion, à quelque distance de la terrasse de la Taverne Pousset. Un bonnisseur s’y tient perpétuellement frappant de la canne une affiche du Théâtre Moderne ; des bouffées de shimmy se mêlent à son discours, attirant les regards vers le marchand de musique qu’on aperçoit à gauche, tout tapissé d’éditions Salabert. Les badauds aiment à s’arrêter ici, partagés entre les paroles de ce monsieur élégant et ennuyé qui promet monts et merveilles pour le second acte, et cette boutique où l’on voit une femme blonde amorcer au piano la mode et ses chansons.

Qu’il plaît à l’homme de se tenir sur le pas des portes de l’imagination ! Ce prisonnier voudrait tant s’évader encore, il hésite au seuil des possibilités, il a peur de connaître déjà ce chemin de ronde qui revient à sa casemate. On lui a enseigné le mécanisme de l’enchaînement des idées, et le malheureux a cru ses idées enchaînées. De sa raison, de son délire, il se donne des raisons délirantes. Il a médité le sophisme de Kant : Si le cinabre était tantôt rouge, tantôt noir, tantôt léger, tantôt lourd ; si un homme se transformait tantôt en un animal tantôt en un autre ; si dans un long jour la terre était couverte tantôt de fruits, tantôt de glace et de neige, mon imagination empirique ne trouverait pas l’occasion de recevoir dans la pensée le lourd cinabre avec la représentation de la couleur rouge ; ou si un certain mot était attribué tantôt à une chose tantôt à une autre, ou encore si la même chose était appelée tantôt d’un nom et tantôt d’un autre, sans qu’il y eût aucune règle à laquelle les phénomènes fussent déjà soumis par eux-mêmes, aucune synthèse empirique de l’imagination ne pourrait avoir lieu. Et l’homme doute, car il n’aime pas les pétitions de principes, et il voit où le petit Emmanuel veut en venir avec ses mots enchantés, et il voit le défaut de cette démarche intellectuelle et il se dit qu’on veut le duper avec les femmes nues du harem au second acte promis, avec cette musique sentimentale et vulgaire, et la dame après tout, ses beaux cheveux sont teints. Moustique, va ! Tu prends les marécages pour la terre ferme. Tu ne t’enliseras donc jamais ! C’est que tu ne connais pas la force infinie de l’irréel. Ton imagination, mon cher, vaut mieux que tu ne l’imagines.




L’HOMME CONVERSE


AVEC SES FACULTÉSSaynète

LA SENSIBILITÉ, à l’homme. — Ta figure est bien rembrunie aujourd’hui, aurais-tu donc fait quelque mauvaise rencontre dans la vallée ? ou bien serait-ce un malin ourson qui t’aurait donné rendez-vous pour ce soir ?

LA VOLONTÉ, se levant d’une bouteille de champagne. — Plus souvent qu’il ira ce soir à la montagne (d’un air résolu) : s’il y va, j’y vais avec lui.

L’INTELLIGENCE, se redressant tout à coup. — Et moi donc ? J’irai de même, tu sais bien que je reste avec le troupeau pendant que l’homme fait la chasse aux isards ou aux ours.

L’HOMME, souriant d’un air mélancolique. — Allons, pour cesser ce débat, je ne sortirai pas de la journée. La connaissance, pauvre affligée ! depuis que je ne l’aime plus, n’a pas quitté sa couche, et peut-être aurait-elle encore cessé de vivre sans les soins et les ordonnances de ce brave et digne médecin étranger qui habite la maison isolée.

LA SENSIBILITÉ. — Oui, cette maison sur la hauteur, qui est bâtie avec les lettres d’une phrase ancienne, trop longue pour ma mémoire.

L’INTELLIGENCE. — « Ne sais-tu pas ce qui arrive aux amants quand ils voient une lyre, un habit ou quelque autre objet dont leurs amours ont coutume de se servir ? C’est qu’en reconnaissant cette lyre ils se remettent dans la pensée l’image de la personne à qui elle a appartenu… comme en voyant Simmias on se rappelle Cébès. »

LA SENSIBILITÉ. — C’est précisément cela.

LA VOLONTÉ. — Je ne l’aime pas, ton médecin ; chaque fois qu’il vient ici, il me fait peur.

L’INTELLIGENCE. — Pourquoi aussi ses grandes moustaches, son bonnet à poil, sa figure maigre et peu aimable, et sa grande redingote fourrée ? Je n’ai vu personne vêtu de la sorte.

L’HOMME. — C’est un étranger.

LA VOLONTÉ. — Je me méfie des étrangers, moi. On dit comme ça qu’ils mangent ou emportent les enfants.

LA SENSIBILITÉ. — Imbécile ! Et tous ceux qui prennent l’homme pour guide, sous les cascades, sur les glaciers, le long des torrents : l’Amour, le Mensonge, le Rêve, quelqu’un de ces beaux étrangers masqués et richement vêtus a-t-il jamais mangé ou emporté son guide ?

LA VOLONTÉ. — Oh, ce n’est pas la même chose ! Ceux-là, on connaît leur pays. Mais le monsieur est un étranger d’autre sorte : L’IMAGINATION, ce n’est pas un nom chrétien, cela ?

L’HOMME. — Ce n’est pas le nom qui vous inquiète. Ce nouvel habitant ne nous fait que du bien ; et quand le bien arrive, à quoi rime d’en rechercher la provenance ?

LA SENSIBILITÉ. — Nous ignorons sa profession, c’est vrai mais pourtant depuis que la connaissance est malade, c’est lui qui en a soin, fournit toutes les drogues, et il n’a rien encore demandé.

L’INTELLIGENCE. — Cette malice ! Il attend que l’Homme ait tué un bon ours pour donner son mémoire.

LA VOLONTÉ. — Il sera joli, son mémoire, va ! Il nous effraiera autant que sa figure, et puis il dit encore qu’il n’aime pas les petits garçons, que ça babille trop ; et ensuite qu’il n’est content que lorsqu’il se trouve seul.

L’HOMME. — Médisance, médisance. L’imagination est un excellent monsieur, bienfaisant et humain.

LA SENSIBILITÉ. — En es-tu sûr, cet étranger est arrivé de la vallée, un soir d’orage, personne ne le connaissait.

LA VOLONTÉ. — Oui, il est tombé chez nous comme un cerf-volant perdu.

L’HOMME. — Bavardage inutile.

L’INTELLIGENCE. — J’en ai entendu bien d’autres moi !

L’HOMME. — Voyons.

L’INTELLIGENCE. — Ce Monsieur…

LA SENSIBILITÉ. — Est un grand criminel, peut-être, qui s’est réfugié dans notre vallée pour se mieux cacher.

L’HOMME. — Un criminel ! Voilà, mais qu’est-ce qu’un criminel ? Que penses-tu de l’éclair, ô ma chère sensibilité, que penses-tu de cette fleur sauvage et brillante que les montagnes mettent parfois dans leurs cheveux ? L’éclair est-il un criminel, ou une divinité bienfaisante, et dis-moi encore, toi l’intelligence, ce que tu penses de l’imagination.

L’INTELLIGENCE. — Je n’aime pas l’incertitude.

À ce moment apparaît L’IMAGINATION, tel que l’intelligence l’a décrit : c’est un vieillard grand et maigre, avec des moustaches à la Habsbourg, une longue redingote fourrée, et un bonnet à poils ; sa figure est animée de tics nerveux ; quand il parle, il fait le geste de saisir le parement imaginaire d’un interlocuteur invisible ; il tient sous son bras Au 125, Boulevard Saint-Germain, par Benjamin Péret. Une seule chose paraît vraiment bizarre en lui : c’est qu’il marche avec un patin à roulettes au pied gauche, le droit posant directement à terre. Il s’avance vers l’homme et lui dit :

DISCOURS DE L’IMAGINATION





À la guerre comme à la guerre : vous tous avec votre façon de faire contre fortune bon cœur, vous aviez compté sans moi. D’une illusion à l’autre, vous retombez sans cesse à la merci de l’illusion Réalité. Je vous ai tout donné pourtant : la couleur bleue du ciel, les Pyramides, les automobiles. Qu’avez-vous à désespérer de ma lanterne magique ? Je vous réserve une infinité de surprises infinies. Le pouvoir de l’esprit, je l’ai dit en 1819 aux étudiants d’Allemagne, on en peut tout attendre. Voyez comme déjà de pures créations chimériques vous ont rendus maîtres de vous-mêmes. J’ai inventé la mémoire, l’écriture, le calcul infinitésimal. Il y a encore des découvertes premières qu’on n’a pas soupçonnées, qui feront l’homme différent de son image comme la parole le distingue à sa grande ivresse des créatures muettes qui l’entourent. Que marmonnez-vous ainsi ? Il ne s’agit pas de progrès : je ne suis qu’un marchand de coco, et ma neige à moi, votre manne, du souvenir à la méthode expérimentale, reconnaissez la griserie en elle du mirage. Tout relève de l’imagination et de l’imagination tout révèle. Il paraît que le téléphone est utile : n’en croyez rien, voyez plutôt l’homme à ses écouteurs se convulsant, qui crie Allô ! Qu’est-il, qu’un toxicomane du son, ivre-mort de l’espace vaincu et de la voix transmise ? Mes poisons sont les vôtres : voici l’amour, la force, la vitesse. Voulez-vous des douleurs, la mort ou des chansons ?

Aujourd’hui je vous apporte un stupéfiant venu des limites de la conscience, des frontières de l’abîme. Qu’avez-vous cherché jusqu’ici dans les drogues sinon un sentiment de puissance, une mégalomanie menteuse et le libre exercice de vos facultés dans le vide ? Le produit que j’ai l’honneur de vous présenter procure tout cela, procure aussi d’immenses avantages inespérés, dépasse vos désirs, les suscite, vous fait accéder à des désirs nouveaux, insensés ; n’en doutez pas, ce sont les ennemis de l’ordre qui mettent en circulation ce philtre d’absolu. Ils le passent secrètement sous les yeux des gardiens, sous la forme de livres, de poèmes. Le prétexte anodin de la littérature leur permet de vous donner à un prix défiant toute concurrence ce ferment mortel duquel il est grand temps de généraliser l’usage. C’est le génie en bouteille, la poésie en barre. Achetez, achetez la damnation de votre âme, vous allez enfin vous perdre, voici la machine à chavirer l’esprit. J’annonce au monde ce fait divers de première grandeur : un nouveau vice vient de naître, un vertige de plus est donné à l’homme : le Surréalisme, fils de la frénésie et de l’ombre. Entrez entrez, c’est ici que commencent les royaumes de l’instantané.

Les dormeurs éveillés des mille et une nuits, les miraculés et les convulsionnaires, que leur envieriez-vous, haschischins modernes, quand vous évoquerez sans instrument la gamme jusqu’ici incomplète de leurs plaisirs émerveillés, quand vous vous assurerez sur le monde un tel pouvoir visionnaire, de l’invention à la matérialisation glauque des clartés glissantes de l’éveil, que ni la raison ni l’instinct de conservation, malgré leurs belles mains blanches, ne sauront vous retenir d’en user sans mesure, envoûtés par vous-mêmes jusqu’à ce que, fichant en guise d’épingle une si belle image au croisillon mortel de votre cœur, vous deveniez enfin pareils à l’homme qu’une seule femme à tout jamais fixa et qui n’est plus qu’un papillon cloué à ce liège adorable ? Le vice appelé Surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation de perturbations imprévisibles et de métamorphoses : car chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers. Et il y a pour chaque homme une image à trouver qui anéantit tout l’Univers. Vous qui entrevoyez les lueurs orange de ce gouffre, hâtez-vous, approchez vos lèvres de cette coupe fraîche et brûlante. Bientôt, demain, l’obscur désir de sécurité qui unit entre eux les hommes leur dictera des lois sauvages, prohibitrices. Les propagateurs de surréalisme seront roués et pendus, les buveurs d’images seront enfermés dans des chambres de miroirs. Alors les surréalistes persécutés trafiqueront à l’abri de cafés chantants leurs contagions d’images. À des attitudes, à des réflexes, à de soudaines trahisons de la nervosité, la police suspectera de surréalisme des consommateurs surveillés. Je vois d’ici ses agents provocateurs, leurs ruses, leurs souricières. Le droit des individus à disposer d’eux-mêmes une fois de plus sera restreint et contesté. Le danger public sera invoqué, l’intérêt général, la conservation de l’humanité tout entière. Une grande indignation saisira les personnes honnêtes contre cette activité indéfendable, cette anarchie épidémique qui tend à arracher chacun au sort commun pour lui créer un paradis individuel, ce détournement des pensées qu’on ne tardera pas à nommer le malthusianisme intellectuel. Ravages splendides : le principe d’utilité deviendra étranger à tous ceux qui pratiqueront ce vice supérieur. L’esprit enfin pour eux cessera d’être appliqué. Ils verront reculer ses limites, ils feront partager cet enivrement à tout ce que la terre compte d’ardent et d’insatisfait. Les jeunes gens s’adonneront éperdument à ce jeu sérieux et stérile. Il dénaturera leur vie. Les Facultés seront désertes. On fermera les laboratoires. Il n’y aura plus d’armée possible, plus de famille, plus de métiers. Alors, devant cette désaffection croissante de la vie sociale, une grande conjuration se formera, de toutes les forces dogmatiques et réalistes du monde, contre le fantôme des illusions. Elles vaincront, ces puissances coalisées du pourquoi pas et du vivre quand même. Ce sera la dernière croisade de l’esprit. Pour cette bataille perdue d’avance, je vous engage donc aujourd’hui, cœurs aventureux et graves, peu soucieux de la victoire, qui cherchez dans la nuit un abîme où vous jeter. Allons, le rôle est ouvert. Passez au guichet que voici.

Ce que l’imagination désigne ainsi d’un index translucide, c’est la petite baraque en bois où l’on délivre des places pour le Théâtre Moderne. Elle est accotée à une palissade grise, qui prend à l’heure du couchant des tons de grive, dans laquelle s’ouvre une porte de la librairie Flammarion. Une caissière à chaque fois que vous traversez son champ optique psalmodie derrière son guichet le prix des fauteuils et la nature des attraits de sa maison, desquels trois ou quatre photographies accrochées à la cabane donnent une idée simple et suffisante. Ce sein, ces jambes résument clairement l’intention des auteurs, comme aux portes des cinémas les images avec revolver braqué, barque emportée par les torrents, cow-boy pendu par les pieds. Et c’est pour rien :





Au-delà de la palissade, jusqu’au corridor traversier, s’étend l’Hôtel de Monte-Carlo, qui dépasse ces limites aux étages, et qui franchit même transversalement la galerie à l’entrée du passage, évoquant invinciblement pour moi à ce niveau l’image du Pont des Soupirs, tel que je le connais d’après les cartes postales. Au rez-de-chaussée, l’Hôtel de Monte-Carlo laisse apercevoir par une façade vitrée à petits carreaux Louis XVI, aux barreaux blancs, un grand hall large et bas, tout à fait mélancolique, où se morfondent sous un lustre de cristal à pendeloques des plantes vertes et des voyageurs. Ceux-ci dans les fauteuils de paille lisent les journaux exotiques qu’on ne trouve à Paris que sur les boulevards. Monde cosmopolite assez particulier et particulièrement calme, souvent pittoresque, et presque toujours fatigué. Ces joueurs lassés n’échouent ici qu’après de belles expériences, mais qu’ils ont usé le globe avec leurs pas traînards ! Certains s’asseyent dans la galerie comme à une terrasse. Ils ont l’air d’attendre. Quoi ? Ce bonheur désiré n’arrivera jamais. Vous pouvez partir.

En face de l’hôtel, la loge du gardien du passage surveille une sorte de petit défilé par lequel on a accès sur une courette. À côté de la loge avec ses charmants rideaux au crochet, nous allons pouvoir faire une petite halte : c’est le cireur, cela ne coûte que douze sous et nous sortirons de là avec des soleils au pied. Ce sont, comme on dit, de bien belles boutiques modernes que les cireurs. Quel esprit décoratif dans les boîtes de brillant, malgré leur américanisme, et le peu d’ingéniosité apporté dans leur étalage. Et puis les cireurs voyez-vous, quels gens exquis ! Toute la politesse du monde, une façon de vous faire attendre un temps infini, tandis qu’ils frottent inexplicablement des souliers déjà aveuglants de reflets, emportés sans doute par la passion de leur art. Art mineur je le concède, mais art art art. On peut sans doute regretter l’étrange absence de toute métaphysique dans l’art du cireur. Peut-être serait-il moins contestable s’il tenait un peu mieux compte des récentes acquisitions de l’esprit. On peut regretter aussi que dans une civilisation comme la nôtre les cireurs n’aient guère fait que des progrès techniques sur leurs prédécesseurs romantiques. C’est plutôt dans le décor de leurs boutiques qu’ils ont jusqu’ici exercé leurs facultés inventives. La grande découverte dans ce domaine fut celle des fauteuils surélevés, desquels on dit que l’idée vint à un cireur new-yorkais, ou suivant d’autres auteurs à un cireur italien, qui avait débuté tout jeune dans les bars et médité sur la commodité des hauts tabourets de comptoir pour l’exercice de sa profession. Ces estrades au pied desquelles l’artiste cireur volontairement s’humilie sont extrêmement propres à la rêverie. Si les savants se faisaient cirer les souliers, quelles magnifiques machines, quelles conceptions grandioses de l’univers sortiraient des bras des fauteuils des cireurs ! Mais voilà bien le malheur : les savants gardent des chaussures sales, et des ongles douteux. Ce ne sont donc pas des savants, ces passagers d’un navire immobile, ces promeneurs qui viennent ici se dépouiller de la boue et de la poussière pour accéder à la méditation, et qui sans doute ont le cœur tout occupé d’un grand amour. Des poètes ? qui sait, des officiers en retraite, des escrocs, des boursiers, des courtiers, des placiers, des chanteurs, des danseurs, des déments précoces, des persécutés, jamais de prêtres, mais des cœurs élégiaques, des camelots millionnaires, des espions, des conspirateurs, des politiciens pervertis par les conseils d’administration, des policiers en bourgeois, des garçons de café à leur jour de sortie, des journalistes et des protestants, des étrangers, des assassins, des employés au ministère des Colonies, des maquereaux, des book-makers et des fantômes. Si j’étais fantôme, c’est ici que je reviendrais. Je donnerais mes souliers à reluire, et spectralement je me tiendrais dans un de ces trônes de hasard comme une statue de la Hantise. Le Commandeur tel que je l’imagine, c’est chez un cireur qu’il vient s’asseoir à côté de Don Juan. Celui-ci se perdait déjà dans les chimères. Il fumait. Aujourd’hui Don Juan fume. Il se préparait à une nouvelle aventure. Il lui fallait des souliers propres. C’étaient de jolis souliers à piqûres. Piqûres à fond crème sur des cuirs noir et brun, coupés de cuir blanc. Arlequin de pied. Avec des semelles de crêpe, et des talons de caoutchouc lamellé. Souliers pour l’adultère et la plage. Une sorte de verrou de sûreté des pas, garanti silencieux. Don Juan a pris le goût de ces chaussures caramel et chantilly à la vue d’un film de Los Angeles. Il a fait tout Paris pour en trouver, et enfin c’est à un laissé-pour-compte du quartier Saint-Georges qu’il a déniché cette paire qu’un nègre avait commandée dans un moment de splendeur avant que l’huissier, la cocaïne et la nonchalance le forçassent à s’en passer. Il n’y pense guère, Don Juan, et le nègre est à cent lieues de là, dans un dancing de province, entre une chaise cannée et un buvard réclame Tommysette, Don Juan somnole et se berce, les pieds à vau-l’eau du cirage. Don Juan s’abandonne et s’égare dans un dessin rose de chemise à trou-trou. Il entend négligemment la conversation du cireur avec son voisin. C’est la quatrième fois du jour que ce client revient, cinq fois en tout. Il explique que la rue Grange-Batelière est particulièrement poussiéreuse, qu’on se salit terriblement dans la rue Réaumur. Encore un fou, mais je connais pourtant cette voix. Levant la tête, Don Juan reconnaît le Commandeur. O destin, destin maniaque, te voilà donc tout près de moi. Le Commandeur est décoré du Christ de Portugal, ça singe la Légion d’honneur. Mon cher Seigneur, j’avais hésité entre ce cireur, celui du 12 du même passage (Rue Chauchat), et celui du passage Verdeau : au reste c’est la même maison, Brondex. Enfin je suis entré ici et vous voilà : je ne m’étais donc pas trompé. Vous permettez que l’on me cire ? J’ai rendez-vous, et le dessus de lit est formé par des motifs de filet représentant les saisons et les travaux d’Hercule, incrustés dans la broderie anglaise en encorbellements. Voyez-vous que la précipitation y vienne poser des souliers maculés ? « Veuillez, dit le Commandeur, votre cigarette s’éteint, accepter de moi ce cigare. » Moment précieux, Don Juan prend le cigare que lui tend le spectre. Ce spectacle ne peut se supporter, je quitte le cireur pour le marchand de timbres-poste.

O philatélie, philatélie : tu es une bien étrange déesse, une fée un peu folle, et c’est toi qui prends par la main l’enfant qui sort de la forêt enchantée où se sont finalement endormis côte à côte le Petit Poucet, l’Oiseau Bleu, le Chaperon Rouge et le Loup, c’est toi qui illustres alors Jules Verne et qui transportes par-delà les mers avec tes papillons de couleur les cœurs les moins préparés au voyage. Que ceux qui comme moi se sont fait une idée du Soudan devant un petit rectangle bordé de carmin où chemine sur fond bistre un blanc burnous monté sur un méhari, que ceux qui furent familiers de l’empereur du Brésil prisonnier de son cadre ovale, des girafes du Nyassaland, des cygnes australiens, de Christophe Colomb découvrant l’Amérique en violet, à demi-mot me comprennent ! Mais ce ne sont plus ces collections de prix divers que nous avons connues, qui ornent de reflets fatigants tout l’étal de la boutique où nous voici. Édouard VII a déjà l’air d’un monarque ancien. De grandes aventures ont bouleversé nos compagnons d’enfance, les timbres, que mille liens de mystère attachent à l’histoire universelle. Voici les nouveaux venus qui tiennent compte d’une récente et incompréhensible répartition du globe. Voilà les timbres des défaites, les timbres des révolutions. Oblitérés, neufs, que m’importe ! Je ne comprendrai jamais rien à toute cette histoire et géographie. Surcharges, surtaxes, vos noires énigmes m’épouvantent : elles me dérobent un souverain inconnu, un massacre, des incendies de palais, et la chanson d’une foule qui marche vers un trône avec ses pancartes et ses revendications.

Il n’y a pas de surprise, le prix est sur la porte, au-dessus de la porte dans la lanterne bleue et blanche qui s’éclaire le soir. Je veux parler librement des cabinets qui séparent Certâ de la boutique de timbres. Je ne sais quelle défaveur primaire est jetée sur ces établissements. Cela suppose de la part des hommes des représentations vulgaires et bien peu de force nostalgique. De la galerie regardez pourtant le lavabo entrouvert où cette femme charmante se farde, et comprenez ce qu’est ce lieu, où la beauté se recompose après une crise naturelle, et l’accomplissement d’un besoin qui a sa grandeur. La toilette, ses détails infinis, j’en ai toujours chéri le spectacle. Jadis, dans un grand café où j’avais des habitudes quotidiennes, le prétexte de vagues études médicales auxquelles je me suis, enfant, laissé aller, et quelques relations recommandables, m’avaient donné le privilège de séjourner dans le lavabo des dames, et j’aimais y rester, oisif et complaisant pour l’une et l’autre, à surprendre ces transformations adorables des femmes que leur nature vient d’un peu défaire, et que leur art restitue à la séduction. Les variations infinies de leur maintien, leurs manières bouleversantes de se comporter, leurs pudeurs et leurs impudeurs, jusqu’à la grossièreté qu’elles se croyaient alors permise, leur dignité parfois, leur majesté même, je ne me lasssais pas de me tenir dans ce lieu de transition où se dénouait l’esprit de la luxure. Il naissait une curieuse ardeur de la diversité des attitudes. Souvent les voyageuses de ce train fuyard s’y prenaient d’un goût mutuel, et cela rapprochait des mains ou des lèvres. Geste de la bouche qui se tend au fard, nuage de poudre, et vous lilas factices qui vous épanouissez devant moi sous les yeux.

Voici que j’atteins le seuil de Certa, café célèbre duquel je n’ai pas fini de parler. Une devise m’y accueille sur la porte au-dessus d’un pavois qui groupe des drapeaux :

« AMON NOS AUTES »

C’est ce lieu où vers la fin de 1919, un après-midi, André Breton et moi décidâmes de réunir désormais nos amis, par haine de Montparnasse et de Montmartre, par goût aussi de l’équivoque des passages, et séduits sans doute par un décor inaccoutumé qui devait nous devenir si familier ; c’est ce lieu qui fut le siège principal des assises de Dada, que cette redoutable association complotât l’une de ces manifestations dérisoires et légendaires qui firent sa grandeur et sa pourriture, ou qu’elle s’y réunît par lassitude, par désœuvrement, par ennui, ou qu’elle s’y assemblât sous le coup d’une de ces crises violentes qui la convulsaient parfois quand l’accusation de modérantisme était portée contre un de ses membres. Il faut bien que j’apporte à en parler une sentimentalité incertaine.

Délicieux endroit au reste, où règne une lumière de douceur, et le calme, et la fraîche paix, derrière l’écran des mobiles rideaux jaunes qui dérobent tour à tour et dévoilent au consommateur assis près des grandes vitres descendant jusqu’à terre, qui dévoilent et dérobent tour à tour la vue du passage, suivant que la main énervée d’attente tire ou tend leur soie plissée. La décoration y est brune comme le bois, et le bois y est partout prodigué. Un grand comptoir occupe la majeure partie du fond du café. Il est surplombé par des fûts de grande taille avec leurs robinets. À droite, au fond, la porte du téléphone et du lavabo. À gauche, un petit retrait sur lequel je reviendrai, s’ouvre à la partie moyenne de la pièce. Celle-ci, l’essentiel de son mobilier est que les tables n’y sont pas des tables, mais des tonneaux. Il y a dans la grande pièce deux tables, l’une petite, l’autre grande, et onze tonneaux. Autour des tonneaux sont groupés des tabourets cannés et des fauteuils de paille : vingt-quatre de chaque espèce environ. Encore faut-il distinguer : presque chaque fauteuil de paille est différent de son voisin. Confortables, au reste, toujours, quoique inégalement. Je préfère les plus bas, ceux qui ont une partie à claire-voie dans le haut du dossier. On est bien assis chez Certa, et cela vaut qu’on le souligne. Quand nous entrons, nous voyons à notre gauche un paravent de bois, et à notre droite un porte-manteau. Après celui-ci un tonneau et ses sièges. Contre le mur de droite quatre tonneaux et leurs sièges. Puis vers le lavabo un nouveau paravent de bois. Entre celui-ci et le comptoir, un radiateur, le meuble où se trouvent les annuaires, la grande table et ses sièges. En avant du comptoir et jusqu’à l’entrée du retrait que je signalais à la partie moyenne du mur de gauche, trois tonneaux et leurs sièges. Au milieu deux tonneaux et leurs sièges. À l’entrée du retrait une petite table et un fauteuil. Enfin entre le retrait et la porte du passage, à l’abri de celle-ci grâce au paravent de bois, un dernier tonneau, et ses sièges. Pour le retrait, on y trouve trois tables serrées sur le même rang, avec, au fond, une seule banquette de molesquine qui en tient toute la largeur, des chaises à l’opposé de la banquette, et dans le coin droit distal, un petit radiateur à gaz mobile, très appréciable en hiver. Ajoutez des plantes vertes à côté du comptoir, et au-dessus de celui-ci des étagères à bouteilles, la caisse à son extrémité gauche, près d’une porte fermée par une draperie, généralement relevée. Enfin, à la caisse, ou assise à la table du fond par moments, laissant couler le temps, une dame qui est aimable et qui est jolie, et dont la voix est si douce, que, je le confesse, je téléphonais souvent autrefois au Louvre 54-49 pour le seul plaisir de m’entendre dire : « Non, Monsieur, personne ne vous a demandé », ou plutôt : « Il n’y a personne des Dadas, Monsieur. » C’est qu’ici le mot dada s’entend un peu différemment d’ailleurs, et avec plus de simplicité. Cela ne désigne ni l’anarchie ni l’anti-art ni rien de ce qui faisait si peur aux journalistes3 qu’ils préféraient désigner ce mouvement du nom de Cheval d’enfant. Être dada n’est pas un déshonneur, cela désigne et voilà tout, un groupe d’habitués, des jeunes gens un peu bruyants parfois, peut-être, mais sympathiques. On dit : un dada, comme on dit : le monsieur blond. Un signe distinctif en vaut un autre. Et même dada est si bien passé dans les mœurs qu’on appelle ici dada un cocktail.

Je veux consacrer un long paragraphe reconnaissant aux consommations de ce café. Et tout d’abord à son porto. Le porto Certâ se prend chaud ou froid, il en existe diverses variétés, que les amateurs apprécieront. Mais le porto rouge ordinaire, qui vaut deux francs cinquante, est déjà si recommandable que je craindrais de lui nuire en parlant des autres. Je suis au regret de dire que le bon porto se fait de plus en plus rare à Paris. Il faut aller chez Certa pour en boire. Le patron m’assure que ce n’est pas sans sacrifice qu’il arrive à fournir celui-ci à sa clientèle. Il y a des portos dont le goût n’est pas mauvais, mais qui sont en quelque sorte labiles. Le palais ne les retient pas. Ils fuient. Aucun souvenir n’en demeure. Ce n’est pas le cas du porto de Certa : chaud, ferme, assuré, et véritablement timbré. Et le porto n’est pas ici la seule spécialité. Il y a peu d’endroits en France où l’on possède une gamme pareille de bières anglaises, stout et ales, qui vont du noir au blond par l’acajou, avec toutes les variations de l’amertume et de la violence. Je vous recommande, ce n’est pas le sentiment de la plupart de mes amis (Max Morise excepté) qui ne le goûtent pas comme moi, le strong ale à deux francs cinquante : c’est une boisson déconcertante. Je recommanderai encore le Mousse Moka, toujours léger et bien lié, le Théatra Flip et le Théatra Cocktail, pour des usages divers, ces deux derniers oubliés dans le tableau suivant :





Tableau situé dans la petite pièce, au-dessus duquel figurait, pour une consommation dont le nom m’échappe, une pancarte-réclame peinte par un des anciens garçons dans le goût des tableaux mécaniques de Francis Picabia, et qui a disparu depuis quelque temps. Un des charmes des cafés est dans les petites pancartes accrochées un peu partout ainsi, qui sont à profusion chez Certa, qu’elles vantent le Martini, le Bovril, la Source Carola ou le W. M. Youngers Scotch Ale. Parfois elles se succèdent en cascade :





Tout cela est d’ailleurs excellent, sans reproche. Et si vous avez l’envie d’un consommé, prenez un Bovril : on vous le servira avec du sel de céleri dont vous me direz des nouvelles, que vous devrez employer sans ménagement. Qu’on ne m’accuse pas de partialité envers Certa : je vais enfin lui faire un grief, le seul que je voie. Je n’aime pas beaucoup la façon dont on y sert le café filtre : pour enlever le filtre, qui est un pot de métal, sans se brûler il faut se servir de deux petites cuillers croisées placées dans la poignée et ce n’est pas sans difficulté. De plus le consommateur solitaire n’en a pas la possibilité. Ensuite, où poser le filtre qui continue toujours à goutter un peu ? On n’a guère à sa disposition que la soucoupe de verre guilloché dans laquelle se trouvait le sucre, et si on aime le café peu sucré, on y a laissé un morceau. Alors, ou l’on salit la table, ou l’on gâche un morceau de sucre. C’est là tout ce que j’ai à reprendre chez Certa. Sans quoi tout n’y est-il pas parfait ? Il n’y fait jamais trop froid, la maison est bien chauffée ; jamais trop chaud, l’été c’est comme une grotte et les ventilateurs sont bons. Sauf le samedi soir ce lieu n’est guère envahi. On y est complaisant, indulgent même. Et encore que depuis cinq années j’y aie vu passer bien des garçons, presque tous étaient la politesse et la discrétion mêmes, faisaient bien les cocktails, étaient plus ou moins artistes, et montraient de la finesse à faire les commissions. Le garçon actuel, René, est dans cette tradition. Il dessine des projets d’affiches humoristiques contre les expropriations, qui sont traités dans la manière des caricatures pamphlétaires contre l’Angleterre et les pantalons à pont, telles qu’on les aimait au temps du Directoire. C’est l’instant de dire aussi quel homme plein de réserve et de tact est le patron de cette maison. Je l’ai vu se tirer d’affaire vis-à-vis de consommateurs d’humeur fâcheuse ou de conduite difficile à bien apprécier, avec un esprit qui lui fait honneur. Il mérite un meilleur sort que celui que lui réserve une municipalité inconsciente, qui songe plutôt à agrandir les rues de sa ville qu’à y préserver et à y encourager une urbanité si rare et des dons de courtoisie qu’on voit de plus en plus disparaître des lieux publics parisiens. Je souhaite que le patron de Certa, quand les démolisseurs l’auront chassé, ouvre ailleurs un café ou un bar, duquel je prendrai plaisir à être le client4. Il est agréable, il est réconfortant de sentir autour de soi, grâce à la discrète intelligence d’un tel homme, une atmosphère de cordialité et de douceur comme celle qui est soigneusement entretenue chez Certa.

Je voudrais qu’on retînt un pareil exemple comme celui d’un Vatel ou d’un Montagné. On n’a pas assez l’habitude de faire porter l’esprit critique sur le rôle des patrons de bar. Ce sont des gens qui tiennent une place effective dans l’entretien de la véritable civilisation.

Et dans cette paix enviable, que la rêverie est facile. Qu’elle se pousse d’elle-même. C’est ici que le surréalisme reprend tous ses droits. On vous donne un encrier de verre qui se ferme avec un bouchon de champagne, et vous voilà en train. Images, descendez comme des confetti. Images, images, partout des images. Au plafond. Dans la paille des fauteuils. Dans les pailles des boissons. Dans le tableau du standard téléphonique. Dans l’air brillant. Dans les lanternes de fer qui éclairent la pièce. Neigez, images, c’est Noël. Neigez sur les tonneaux et sur les cœurs crédules. Neigez dans les cheveux et sur les mains des gens. Mais si, en proie à cette faible agitation de l’attente, car quelqu’un va venir, et je me suis peigné trois fois en y songeant, je soulève les rideaux des vitres, me voici repris par le spectacle du passage, ses allées et venues, ses passants. Étrange chassé-croisé de pensées que j’ignore, et que pourtant le mouvement manifeste. Que veulent-ils ainsi, ceux qui reviennent sur leurs pas ? Fronts soucieux et fronts légers. Il y a autant de démarches que de nuages au ciel. Cependant quelque chose m’inquiète : que signifient les mimiques de ces Messieurs entre deux âges ? Ils tournent, disparaissent, et puis les revoilà. Brusquement mes soupçons s’éveillent et mes regards se portent soudain sur la boutique de la marchande de mouchoirs.

La boutique aux mouchoirs donne sur la galerie du Baromètre par deux vitrines qui encadrent une porte, et sur le couloir qui s’enfonce en arrière de l’Hôtel de Monte-Carlo par un vitrage et une porte, séparée de la partie mitoyenne du restaurant Saulnier seulement par le noir débouché d’un escalier menant aux étages, où se trouvent, vestiges d’une agitation oubliée, les bureaux de L’Événement politique et littéraire. Tout le couloir baigne dans l’ombre, et le jour chiche qui vient du café Biard n’éclaire guère que le renfoncement où les garçons empilent quelques chaises de renfort au voisinage de l’Hôtel. Pourquoi ce boyau que rien ne désigne au passage abrite-t-il presque sans cesse un promeneur arrêté ? Comme les gens y deviennent rêveurs, et détachés. Tout dans leur aspect révèle au moins qu’ils sont là par hasard, un pur hasard. Au bout du vitrage obscurci par des brise-bise de toile, la porte est close. Des hommes, des messieurs qui m’avaient l’air pourtant pressés, qui l’ont toujours, croisent pour la trois, quatrième fois le stationnaire. Tiens, voilà un agent de police : mais lui, se cache. Il boira d’un coup le demi blonde qu’à la dérobée un ami lui apporte du Petit Grillon. Pauvres sergents de ville, de quels yeux dévorez-vous l’éden interdit des cafés. L’agent s’en va. Les Messieurs repassent. Il y en a qui ont des cannes, il y en a qui n’en ont pas. Il y en a qui ont des moustaches. Il y en a qui n’en ont pas. Aux devantures de la galerie, les mouchoirs symétriquement exposés forment des triangles suspendus au-dessus de jupons de couleur sombre qui empêchent les regards de fouiller la boutique à leur aise. Drôles de mouchoirs, en vérité, qui ne répondent à aucune mode, en batiste rouge, ou verte, ou bleue, mais d’un goût impossible avec de petits dessins, de petites broderies sans luxe, des ourlets noirs. Il n’est pas vraisemblable qu’ils puissent jamais tenter quelqu’un. Et les jupons… il y a donc des femmes qui portent ces jupons prune à longues raies ton sur ton ? L’intérieur du magasin s’aperçoit difficilement si l’on ne colle pas son front aux vitres : on n’y remarque guère qu’une corbeille à ouvrage, et un ouvrage abandonné auprès d’un siège vide. Justement la marchande réapparaît au fond, reconduisant un client que j’ai mal aperçu, mais un homme d’âge en tout cas, vénérable, auquel vous céderiez, mon cher, avec votre jolie éducation, votre place dans le Métro. Il sort par le couloir. La porte reste ouverte. Le vieillard me double hâtivement : tiens, il a acheté une pochette rouge, ah non c’est la Légion d’honneur. La marchande s’est remise à son ouvrage. Personne mûre dont tout le maintien respire la dignité commerciale. Voici qu’on la dérange encore. Mais c’est le solitaire du couloir, je crois bien. Ils parlementent un peu, elle lui indique l’arrière-boutique et ne le suit que tirée la porte du couloir, qui n’a pas de bec-de-cane. À ce moment, un promeneur qui s’avançait s’arrête, un peu déconcerté. Puis se remet à faire les cent pas. J’ai souvent observé, de Certa, que la marchande traite ainsi ses pratiques. Une seule pénètre à la fois, demeure dix minutes, un quart d’heure, la porte verrouillée, puis sort, et la porte s’ouvre jusqu’à l’arrivée d’un nouveau visiteur. Coquetterie, infirmité ? On doit se moucher souvent quand on n’est plus très jeune. La porte ne bâille jamais longtemps, et si l’on veut entrer, il faut guetter l’instant propice. J’ai vu parfois la marchande parler à une amie qu’elle a, qui se tient dans la partie la plus dissimulée de la pièce, et qui lui fait la causette, sans qu’on puisse apercevoir ses traits. Mais ce n’est qu’une amie, et généralement la commerçante est seule dans sa maison à attendre les affaires. Je me présente au seuil comme il redevient praticable. J’ôte mon chapeau et je regarde la marchande.

Halte-là, malheureux ! assez de foudres s’apprêtent à faire au-dessus de ta tête les bruits de coulisse du Grand Opéra. Déjà par tes propos, tes bavardages, tu as sérieusement indisposé les commerçants de la galerie du Thermomètre, et ceux de toute une partie de la galerie du Baromètre, tu t’es mis à dos ceux dont tu n’as pas encore parlé et qui craignent ta manie d’écrire. Ces braves gens sont dans la consternation. Ils ont lu sans bien les comprendre ces pages que tu noircis inexplicablement, t’acharnant par un dessein qui ne peut sembler que burlesque à décrire ces méandres accroupis sous la menace d’une pioche levée. Ils ne peuvent faire le départ de ce qui vient de toi et de ce que tu leur prends. Ils sont malades comme des enfants devant un miroir déformant. Gare à toi, ils vont pleurer ou donner des coups de pied. Ils n’auraient jamais cru que dans une société policée on avait le droit d’appeler nommément chaque chose. Le mot meublé leur paraissant une garantie contre l’expression maison de passe, etc. Les voilà qui se font des cheveux, parce qu’ils croient leur réputation tout à coup perdue. Tu leur nuis : que va-t-il advenir de leurs droits dans la grande lutte contre L’Immobilière du Boulevard Haussmann ? Si par malheur les gens de loi lisaient ce tissu d’inventions et de réalités, que penseraient-ils ? « Voilà des gens bien peu dignes d’intérêt », qu’ils penseraient. Et chacune de tes épithètes pourrait rabattre d’autant le montant des indemnités. Les vieilles demoiselles qui vendent des cannes galerie du Thermomètre ont songé mourir de honte à la lecture de ta description de leur étalage. Une Allemande dans leurs pipes d’écume ! On passe à moins en conseil de guerre. L’autre jour, il y avait réunion des notables du passage : l’un d’eux avait apporté les numéros 16 et 17 de La Revue Européenne5. On en a discuté avec âpreté. Qui donc t’avait donné tes renseignements ? On a soupçonné un agent d’affaires bien innocent, qui servait jusque-là les intérêts du passage, de jouer un double jeu et de nouer de mystérieuses intrigues. Le pauvre homme te recherche pour se disculper. Il est venu chez Certa voir si tu y étais. D’autres de tes victimes y sont venues crier justice. Ils voudraient le connaître, cet ennemi acharné, ce machiavélique personnage, et que lui diraient-ils alors ? Que diraient les abeilles au Bædeker des ruches ? Dans un des derniers numéros de La Chaussée d’Antin, ce n’est pas sans amertume que l’on te cite longuement, car tu as, paraît-il, exercé ton ironie aux dépens de cet organe de défense des intérêts du quartier, précisément parce qu’il prenait en main la cause des petits requins contre les gros. Il est de fait que tu n’aimes pas beaucoup la veuve et l’orphelin. Mais tes révélations, on t’en laisse la responsabilité, effarent ces messieurs : d’où tiens-tu ces chiffres et, comme ils écrivent, serait-il possible ?

Braves gens qui m’écoutez, je tiens mes renseignements du ciel. Les secrets de chacun, comme celui du langage et celui de l’amour, me sont chaque nuit révélés, et il y a des nuits en plein jour. Vous passez près de moi, vos vêtements s’envolent, vos livres de caisse s’ouvrent à la page des dissimulations et fraudes, votre alcôve est dévoilée, et votre cœur ! Votre cœur comme un papillon-sphinx au soleil, votre cœur comme un navire sur un atoll, votre cœur comme une boussole affolée par un petit morceau de plomb, comme la lessive qui sèche au vent, comme l’appel des chevaux, comme le millet jeté aux oiseaux, comme un journal du soir qu’on a fini de lire ! Votre cœur est une charade que tout le monde connaît. Ne craignez donc rien pour moi-même, pour votre réputation, et que j’entre chez la marchande de mouchoirs.

Cette dame vers moi tourne une tête qui n’est pas sans majesté. Les traits un peu grands, le nez bourbonien, la peau qui ne doit plus déjà avoir cette élasticité au pincement propre à la jeunesse, l’empâtement du cou qui n’empêche pas la maigreur du visage, des cils blonds rares et l’œil un peu rouge conférant quelque caractère nocturne à l’ensemble, point de fard, et juste assez de poudre de riz pour faire penser à une dame de compagnie ou à une gouvernante, les cheveux… les cheveux mériteraient un paragraphe, avec leur façon de ne pas se plier à la mode, d’être teints discrètement, de ne pas s’échafauder trop haut comme chez les caissières, de ne pas s’aplatir trop bas comme chez les nurses, la marchande pose doucement son ouvrage et s’avance vers moi. Je jouis alors de son habillement. La jupe est large, et plus courte qu’on ne les fait aujourd’hui, au goût de 1917 environ, coupée en forme, faisant la taille ronde. Tout le vêtement est dans une demi-teinte criarde (arrangez-vous) : c’est une sorte de quetsche rouge, un ton de vinaigre, qui donne l’idée de la couleur vive, comme les paillettes des forains donnent l’idée des diamants. Cela tire sur la groseille agonisante, sur la cerise becquetée, cela ressemble à ces rubans des palmes académiques qui virent acide à la clarté… là j’y suis, la robe est tournesol teintant un peu l’urine. L’échancrure du corsage dégage simplement la nuque, où les cheveux paraissent follets, et par devant le décolleté découvre à peine la fourchette où saillissent gracieusement les tendons convergents du cou. Mais la merveille des merveilles, c’est le corsage, chef-d’œuvre d’application dans un genre disparu. On ne porte plus de boléro de nos jours, et je le regrette : mais que dire alors du faux boléro, qui n’est pas libre comme le vrai, mais cousu à la robe, et retenu par des piqûres apparentes constituant un dessin ? Et songez que tout le corsage est patiemment agrémenté avec du ruban et de la passementerie d’un vert un peu plus vif qu’amande, un peu plus éteint que chou : que le ruban forme un petit plissé à plat, disposé en motifs rappelant invinciblement l’escargot et la décoration des mairies suburbaines. Ajoutez qu’alerte pourtant, ce Gainsborough, ce Winterhalter n’est guère sur le patron de la volupté : son corps s’est honnêtement déformé, et n’était dans l’habitus une certaine inquiétude de chouette, une sorte de quête du regard, cette personne, Monsieur, pourrait être votre mère ou votre femme de ménage.

Je sais : l’un des principaux reproches que l’on me. fasse, que l’on me fait, c’est encore ce don d’observation qu’il faut bien qu’on observe en moi pour le constater, pour m’en tenir rigueur. Je ne me serais pas cru observateur, vraiment. J’aime à me laisser traverser par les vents et la pluie : le hasard, voilà toute mon expérience. Que le monde m’est donné, ce n’est pas mon sentiment. Cette marchande de mouchoirs, ce petit sucrier que je vais vous décrire si vous n’êtes pas sages, ce sont des limites intérieures de moi-même, des vues idéales que j’ai de mes lois, de mes façons de penser, et je veux bien être pendu si ce passage est autre chose qu’une méthode pour m’affranchir de certaines contraintes, un moyen d’accéder au-delà de mes forces à un domaine encore interdit. Qu’il prenne enfin son véritable nom et que M. Oudin vienne en poser la plaque





L’étranger qui lit mon petit guide lève le nez et se dit : c’est ici. Puis se dirige mécaniquement vers le point où je viens de le quitter pour le plaisir de ma pancarte, et, s’adressant avec politesse à la marchande framboise et pistache, lui demande après un grand effort d’imagination quel est au juste son tarif. Le prix lui semble bien modique, et comme le photographe, la dame ne laisse à personne le soin délicat d’opérer. Mais ce qui plonge le visiteur dans un précipice conjectural, c’est que le prix n’est pas unique, et qu’il y a trois classes comme en chemin de fer. Il rêve de demander un complet comme chez le coiffeur, et dans le même temps s’en effare. Il songe à l’idée qu’il se faisait de l’amour, il revoit dans un souffle toute sa vie, et son enfance ingénue, sa jeune sœur et ses parents au coin de la cheminée, une peinture sur soie grise représentant Paul et Virginie fuyant l’orage, un cœur percé d’une flèche, et deux ou trois chambres meublées. Il se résigne alors au simulacre le moins cher. Mais ai-je bien lu dans ses yeux ? Ce saccage de ce qu’on respecte dans une ardeur qu’il se sent à l’instant aussi vive, cette basse recherche de l’éphémère sans illusion de durée, cette absence de prétexte et jusqu’à l’anonymat, l’isolement du plaisir, tout cela l’excite au plus haut point, et il est un peu pressé de disparaître dans l’ombre où j’aperçois déjà des mains lasses qui bougent. Suis bravement ton goût, étranger. Je t’approuve, et c’est beaucoup, crois-moi. Il se raidit. Il se tord. Oh ! il n’a pas été bien long, celui-là.

Quel est ce murmure sentimental qui s’élève ? Les fauteuils d’orchestre se prendraient-ils pour des musiciens ? Je fais l’apologie de tous les penchants des hommes, et par exemple l’apologie du goût de l’éphémère. L’éphémère est une divinité polymorphe ainsi que son nom. Sur ces trois pieds qui sonnent comme une légende peuplée d’yeux verts et de farfadets, mon ami Robert Desnos, ce singulier sage moderne, qui a des navires étranges dans chaque pli de sa cervelle, s’est longuement penché, cherchant par l’échelle de soie philologique le sens de ce mot fertile en mirages :





Il y a des mots qui sont des miroirs, des lacs optiques vers lesquels les mains se tendent en vain. Syllabes prophétiques : mon cher Desnos, prenez garde aux femmes dont le nom sera Faënzette ou Françoise, prenez garde à ces feux de paille qui pourraient devenir des bûchers, ces femmes éphémèrement aimées, ces Florences, ces Ferminas, qu’un rien enflamme ET FAIT MÈRES. Desnos, gardez-vous des Fanchettes.

Tandis qu’à votre gauche faite de malles, mallettes, caissettes, caisses, caisses à chapeaux, caisses à argenterie, caisses-caves, valises, valises porte-manteaux, sacoches, sacs, paniers, et tout l’ensorcellement des voyages, Vodable, que nous avons déjà rencontré dans l’autre galerie, occupe à côté de Certa le rez-de-chaussée du numéro 17, le 16 et le 14 sur votre droite se partagent au-delà de la marchande de mouchoirs entre une boutique noire qui est le siège social du Journal des Chambres de Commerce et une boutique de couleur, Henriette, modes, dont les chapeaux s’élèvent à peine au niveau du rideau moderne qui les dérobe, et gare aux jeunes gens qui, mis en goût par les mystères du lieu, se hissent sur la pointe de leurs pieds dans l’espoir de quelque nouvelle irrégularité enivrante : tout de suite, les honnêtes modistes sortiront, imprécatoires, attestant le ciel de la pureté de leur cœur et réprouvant sur le mode lyrique les commerces honteux du voisinage, qui jettent un doute mythique sur les gestes harmonieux du travail et de la probité. Le tout surmonté comme d’un fronton de L’Événement politique et littéraire. Avançons, avançons, déblayant de part et d’autre le terrain de ses énigmes, ou les faisant surgir de lui, quand cela nous chante, et nous entraîne : à gauche, la porte du 17 et son escalier de ténèbres s’entourent de pancartes, parmi lesquelles je me perds.





Démon des suppositions, fièvre de fantasmagorie, passe dans tes cheveux d’étoupe tes doigts sulfureux et nacrés, réponds : qui est Prato, et au premier étage avec son ascenseur paradoxal, quelle est cette agence que par esprit de système je ne peux croire qu’une vaste organisation pour la traite des blanches. Retournez-vous, et vis-à-vis, voici le petit restaurant où je trouve dans notre marche vers les profondeurs de l’imagination, les dernières traces du Mouvement Dada. Quand Saulnier nous paraissait trop cher, c’est ici que jadis, dans une atmosphère étouffante et vulgaire, nous rassasions mal nos appétits inopportuns avec une cuisine à la graisse et à la cocose, et un vinaigre et décevant. Médiocres lieux où l’on mange, ce qu’il traîne parmi eux de rêverie et de dégoût : là l’homme sent la table dans la viande qu’il mâche, et s’irrite des convives communs et bruyants, des filles laides et sottes, du Monsieur qui étale son médiocre inconscient et tout le tracas sans exaltation de sa lamentable existence. Là l’homme remue les pieds mal équarris de sa chaise, et tourne vers la pendule détraquée son impatience et ses rancœurs. Deux pièces : une salle de consommation avec zinc et porte ouverte sur une cuisine basse et enfumée, une salle de restaurant qui se prolonge au fond par un diverticule où il y a juste la place d’une table, d’un banc et de trois chaises, qui est une courette couverte pour donner la place de six clients de plus. Les figurantes du Théâtre Moderne, leurs amants, leurs chiens, leurs enfants, voilà avec quelques voyageurs de commerce le personnel courant des banquettes. L’ensemble, murs gras, gens et pitance, ressemble à une tache de bougie.

Mais entre l’armurier et le coiffeur, quel est ce vieillard gras et désagréable, qui joue au cerceau, et je suis seul à m’en étonner. Étrange cerceau bariolé, et peint de scènes qui s’enchaînent à la manière des stations d’un chemin de croix :






Première station : La mer, trois coquillages, une forêt et le Puy-de-Dôme.

Deuxième station : Une graine.

Troisième station : La vague, le feu, une plante verte ; une figure de l’égoïsme, sorte de dieu nu et tigré, sort d’une conque en brandissant une formule télégraphique, sur laquelle on a écrit : C’est moi, c’est moi/ et oublié de mentionner le nom et l’adresse de l’envoyeur.

Quatrième station : Une femme qui crache des fleurs, l’Amour coiffé d’un buisson d’aubépines se penche au loin sur le calme des fontaines. Titre : J’oublie.

Cinquième station : La graine.

Sixième station : Des souffles sur la porte du silence attendent l’esclave qui ne revient pas.

Septième station : Le voile se déchirant laisse apercevoir le désir sous la forme d’un flamant.

Huitième station : Le flamant s’envole.

Neuvième station : Le flamant perd ses plumes en plein vent.

Dixième station : Le vent.

Onzième station : La graine dans le vent.

Douzième station : L’égoïsme et l’amour soutenant les armes d’un pays imaginaire emmêlent leurs cheveux comme le soleil sonne midi au-dessus du Puy-de-Dôme.

L’étrange vieillard s’éloigne vers les boulevards, frappant le cercle enluminé avec une baguette magique. Je demande au coiffeur qui est sur le pas de sa porte s’il connaît cette effroyable apparition :

— Mais comment donc, cher Monsieur, me dit cet affable artiste, si je le connais ! C’est un habitué de ma maison, un certain Sch…, qui passe sa vie à jouer à ce qu’il appelle la roue du devenir. Prenez donc la peine d’entrer.

Gélis-Gaubert, le coiffeur, qui occupe les numéros 19 et 21 du passage, a été mille fois décrit. Il n’y a pas dans tout ce passage, il n’y a presque pas dans Paris de boutique qui ait constitué pour les journalistes un plus plaisant et plus facile sujet de reportage du genre pittoresque et sentimental. Le Coiffeur des Grands Hommes, tous les trois mois quelqu’un le découvre et le tire en portrait, avec ses moustaches magnifiques qui tiennent du sable, du poivre et du coton-poudre. Du premier coup d’œil, on saisit aux étalages que ce coiffeur-ci n’est point de la nouvelle école, qui a inventé mille façons de vivre aux dépens des clients. Il appartient encore au temps de la barbe à cinq sous : ce n’était pas payé, alors, que de redonner la jeunesse et la fraîcheur aux hommes, d’user son temps et ses parfums, et le savon, tout ce qu’un coiffeur fournit, la pierre qui est comme un lac gelé, la poudre, pour ne recueillir qu’un ou deux sous de pourboire. Il aurait mieux valu se faire va-nu-pieds ou tout au moins voleur, ou balayeur des rues. Aussi un beau jour, la corporation en eut-elle assez, l’usage se répandit des frictions plus chères, des massages, des brûlages, des fumigations, et leurs modalités sans nombre, la note s’éleva et le pourboire atteignit des trois francs. L’âme d’un vieux coiffeur, s’il vient se faire raser, maintenant retiré des affaires, chez un confrère usant des méthodes nouvelles, se réjouit grandement quand le garçon annonce à la caisse la dépense que vient de faire entre ses mains celui qu’il déroule de ses linges et brosse avec des crins de soie. Mais chez Gélis-Gaubert, tout est resté fidèle aux façons du passé : à la devanture, on voit tous les objets que jusqu’au début de ce siècle il fallait habilement persuader les clients d’acheter, pour vivre en rasant et coiffant, si la manie de cet art, la vocation irrésistible vous en était venue, quand vous étiez trop jeune pour vous rendre compte de votre folie : trousses et flacons, flacons de voyage et flacons sédentaires, les uns dans leur housse de bois, les autres avec leur sentimentalité en guillochage, l’étoile taillée au cul qui en fait le prix pour les vrais amateurs, — les mains de linge, les peignes pliants ou incassables, le celluloïd et l’écaille inégalement combustibles, la corne et le métal ; les limes et tout ce qui fait du soin des mains une blanche magie, et les fards, et les philtres d’effarement ; et les savons, verts, roses, jaunes, ou de ce noir mélasse, et translucide, qui rappelle les voluptés de la mi-août, quand le soleil s’est mis de la partie, et que sur le parquet les nattes de paille ont foutu le camp tout de travers sous les pieds crispés et rompus ; et les brosses à dents, les dentifrices, les sels pour la migraine et les vapeurs, les eaux pour les yeux, les pâtes à miracles. De part et d’autre de la porte, les deux vitrines présentent à leur partie supérieure deux rayons symétriques, le premier peuplé de bouteilles de velouté naturel, le second de Glykis. Je n’ai pas l’expérience de cette dernière spécialité de la maison, lotion pour la peau, qui doit ce nom de néréide à sa belle couleur d’émeraude. Mais pour l’autre, qui est un liquide dulcifiant que l’on emploie après qu’on s’est rasé, on m’en a mis ici, et je déclare que c’est une merveille. Thym et lavande, l’odeur même des montagnes, et non pas de ces montagnes arrogantes qui ne portent que des glaces et des plantes vénéneuses, mais de celles qui sont résine et myrtille, où l’on voit les chalets s’orner mélancoliquement de fromages bleus, tout dans le velouté naturel est pareil à un paysage du matin, avant que les arbres aient encore secoué toute la nuit, un paysage pour les joues qui sous cette fresque tactile s’abandonnent au vertige des promenades forestières en automobile, n’oubliez pas de corner : tournant dangereux. Et que dire de l’étalage d’éponges qui complète cette boutique, née sur la fin du romantisme, quand Les Burgraves étaient sifflés, et les châteaux hantés laissés à l’abandon ? Éponges en bocal, éponges libres, au grain plus variable que le vent, au grain plus variable que celui de la peau des femmes, fin-fin comme une serviette nid d’abeille, ou poreux comme les grottes sonores de la mer où s’étirent toujours des tritons coiffés d’algues vertes, éponges qui gonflez sous les chagrins de l’eau. J’ai connu un homme qui aimait les éponges. Je n’ai pas l’habitude d’employer ce verbe au sens faible. Cet homme aimait donc les éponges. Il en avait de toutes tailles, de tous calibres. Des roses, des safranées, des purpurines. Il en teignait. Et il en avait de si tendres, qu’il ne pouvait se défendre de les mordre. Les plus belles parfois il les déchirait dans son délire, et il pleurait vraiment sur leurs splendeurs éparses. Certaines, il les léchait. Certaines, il n’eût osé les toucher, c’étaient des reines, des personnes tellement haut placées. D’autres, il les enfilait simplement. J’ai aussi un ami qui faisait l’amour en rêve avec des éponges. Mais lui, pour cela, se bornait à les prendre dans ses paumes et à les serrer : vous voyez comme c’est facile.

L’intérieur du magasin se compose, d’une première pièce où se vend la parfumerie, où se trouve la caisse, et d’une seconde que les tables à coiffer partagent à son tour en deux. Celle-ci sous la lumière qui lui vient des appentis de verre, on n’y a pas ménagé la place : une sorte d’esprit de grandeur que nous avons un peu perdu avec la hausse des valeurs locatives y règne encore comme si nous vivions toujours dans des palais. Toute une partie de cette immense salle est consacrée à l’attente des clients, qui ne sont pourtant qu’un ou deux. Ils peuvent demeurer auprès de ceux qu’on rase, ou s’éloigner, choisir leur coin, pour lire ou seulement flâner, ou comme j’en ai le goût marcher de long en large. Il y a un escalier qui les amuse de sa volute. Enfin les murs sont décorés de mille souvenirs. C’est qu’ici passèrent tous ceux qu’une fausse gloire ou peut-être une gloire véritable retint au cours d’un demi-siècle dans ces parages boulevardiers où la renommée se fait et se défait avec son petit bruit de trompette : Grévin, Meilhac, Granval, Morny lui-même, et les Goncourt, cent têtes à gifles, cent grotesques, ambitieux, cent chansonniers, cent danseurs, cent écrivains, cent gobergeurs de monde, avec leurs barbes, leurs moustaches, leurs favoris et leurs cheveux. Tout cela prodiguait sa photographie, sa signature. Et il y a bien des gens qui ne sont éternels que pour les murs d’ici. Mais quelques-uns, qui étaient pauvres, payaient le coiffeur à leur façon : c’est ainsi que l’un d’eux donna un petit Horace Vernet, je crois, et qu’un nommé Gustave Courbet, qui tenait des propos anarchistes, et qui partit un jour pour Le Caire, solda sa note d’un tableau de son cru, là-bas, à droite.

Arrigoni, restaurant italien, occupe à la suite de Gélis-Gaubert, les numéros 23, 25, 27 et 29. On sait ce que sont dans ce quartier les restaurants italiens : on mange assez bien dans celui-ci, mais à un prix relativement élevé ; et le service y est un peu guindé pour le niveau de la nourriture. Chez l’armurier qui lui fait vis-à-vis, l’étranger qui arrive à Paris avec la tête pleine d’un monde galant et léger, l’étranger qui cherche Montmartre et qui s’est besogné bien souvent devant une photographie du Moulin-de-la-Galette, trouvera peut-être un étrange aliment, préférable aux raviolis et au minestrone, un aliment qu’il n’espérait point pour son imagination vorace et langoureuse : fusils et leurs culasses. Songez qu’il pourra contempler ici une pièce unique : une carabine rayée avec projectile-harpon pour pêche à la baleine ! Et ne se prendra-t-il pas à ces miroirs à alouette ? à ces pièges à loup ? Il se demandera comme moi, et comme moi ne saura se répondre, quel est cet appareil insolite surmonté d’un disque de caoutchouc. Il aura envie de toucher les plombs rangés dans des casiers suivant leur numéro, les plus petits numéros pour les plombs les plus gros. Il admirera sur une cible épinglée au dos d’un vieux Bottin cette inscription explicative, accompagnée de la balle neuve d’une part, et déformée de l’autre, et du trou qu’elle est susceptible de faire :






Cette balle

tirée dans un Bottin

traverse plus de 1 000 pages.

Elle se déforme dans de telles proportions

que tout animal touché

reste sur place.


Elle peut être tirée

dans un fusil double-choke

avec n’importe quelle poudre

même avec la poudre T.


DÉFORMATION DE LA BALLE

TIRÉE DANS UN BOTTIN

Enfin, comment trouvera-t-il ce charmant découpage réclame représentant un chien, disant bonjour à un autre chien, avec cette inscription :

et ces commentaires :

Après l’armurier vient le fournisseur en champagne de S.A.R. le duc d’Orléans. Il possède quatre vitrines que nous suivrons des boulevards au fond du passage : la première contient du Chianti, du Lacrima Christi, et de la Malvoisie ; la deuxième contient du Chianti, du Lacrima Christi et de l’Asti ; la troisième contient des radiateurs électriques en cuivre rouge. La quatrième, de l’autre côté de la porte, ne contient que du champagne aux armes des rois de France. Dans la devanture aux radiateurs, il y a des plans et dessins de villas situés à Domfront-en-Champagne (Sarthe), à trois minutes de la gare, sur la grande ligne de Paris au Mans. Enfin une pancarte annonce à l’amateur :

Et nous voici au coin du second couloir, duquel nous avons l’extrémité au fond de la galerie du Thermomètre.

Cet angle, ainsi que, de l’autre côté du couloir, le fond même de la galerie, est occupé par un orthopédiste-bandagiste qui n’a pas trop de ses deux magasins pour son hétéroclite commerce. À côté du marchand de champagne, voyez comme il étale de belles mains articulées en bois, et d’autres d’une pièce. Et des cannes, des béquilles, des ventouses, des crayons anti-migraines. Puis encore, qu’on m’explique ce crime passionnel, deux mains coupées dans un bidet. Des bandages herniaires pour toutes les variétés de hernies, simples ou doubles, avec leur tampon maintenu par une ceinture métallique qui fait ressort, des bandages herniaires pour adultes, des bandages herniaires pour enfants. Dans la boutique du fond du couloir, tous ces éléments se retrouvent avec beaucoup d’autres : bas élastiques, bas à varices, slips, bocks, bocks à fleurettes, ceintures pour femmes, roses, rouges, blanches, en caoutchouc, en soie, en coutil, irrigateurs, clysopompes, clystères, fumigateurs, canules, seringues, coussins à eau chaude, moines, œillères, éprouvettes et verres gradués, tubes à essai, etc., et une réclame pour le Conservatoire Renée Maubel. Une pancarte trilingue annonce aussi :

Un curieux orgueil, un luxe insensé nous est soudain révélé : voici des bandages herniaires pour les dimanches. Au niveau du disque compresseur l’art intervient : ce sont des motifs ornementaux, et même une tête de gladiateur or et argent sur fond de cuir rouge. Le hernieux ne doit pas pouvoir résister au plaisir de montrer de temps à autre ce bijou intime et barbare. Un petit squelette d’or constitué uniquement des pièces que l’industrie humaine peut substituer à l’œuvre divine sans en détruire l’économie est pendu dans ce bazar de bizarreries : il est presque complet, ce gnome métallique et brillant, ce schéma de nous-mêmes. Et comme à ses côtés on nous a modernisé les dieux antiques : deux petites statuettes peintes, avec la chair rose, les cheveux et les poils noirs, figurent Apollon et Vulcain. Mais qui au bras, qui à la jambe, l’un à la tête et l’autre au ventre, ils sont complétés par des bandages et des pièces articulées qui achèvent les gestes classiques du Belvédère et de l’Etna. Ainsi nous voici donc parvenus à ce point extrême où, fier de ses illusions, vaniteux comme son rire, l’homme aux mamelles de grenat ne connaît plus de limites à ses sens et à son esprit : alors il retouche les dieux, il se substitue à eux-mêmes, il élève au bout d’un passage équivoque, au nœud même des courants d’air, là où la fuite est favorisée par l’ombre et l’architecture, il élève des temples paradoxaux à ses erreurs et à ses énigmes. Ici l’homme enfin se complaît à une espèce d’onychophagie intellectuelle : il se nourrit d’un mets arsénieux qui est sa substance propre et son propre poison. Qu’il jette un dernier coup d’œil sur le couloir qu’éclaire mal la fenêtre crasseuse qui sépare le bandagiste du cireur, juste en face des deux escaliers dont l’un mène au bar du Théâtre Moderne, un dernier coup d’œil sur la cuisine d’Arrigoni qui prend jour sur le passage à l’angle même, et maître-esclave de ses vertiges, qu’il les porte maintenant au 29 ter, dont la porte entre cette cuisine et l’entrée du théâtre s’orne d’un laconique appel :

Sombre escalier, c’est toi qui mènes à l’épanouissement du monde. Au deuxième, à gauche, on lit :

On ouvre au coup de sonnette. La sous-maîtresse blonde et fripée vous presse d’entrer. C’est dix francs et ce que vous voudrez à la petite dame. Traversée l’antichambre minuscule où l’on tient deux au plus, vous entendez des bruits de voix à droite, mais c’est à gauche qu’on vous mène par un défilé obscur, attention, il y a une marche, la porte et vous voilà dans la chambre. Allons Mesdames. Il ne vient que deux dames habillées, vous choisissez la moins grande, une blonde, aux cheveux coupés bouclés, avec une dent d’or bien visible sur le côté. Les autres s’effacent. Elle vous embrasse simplement et dit : Attends, j’enlève ma schapska et je reviens, et disparaît. La chambre est sale, mais quoi donc ? c’est un désir très général qui vous entraîne. Le lit de milieu large et bas meuble presque entièrement la pièce où quelques sièges peu d’aplomb, poussiéreux, avec leurs vieilles franges, peuvent encore servir d’auxiliaires aux parties accessoires du débat. Il y a une cheminée très plate, avec un dessus de velours. Une draperie derrière le canapé qui est entre la fenêtre et la cheminée. Entre la fenêtre et le lit, une porte condamnée, qui joint mal, on voit le jour en dessous d’elle. De petites statuettes démodées, quelques tableaux : deux surtout qui s’imposent, au-dessus du lit, au fond de la pièce. Ce sont deux gravures, assez chastes à tout prendre, deux suppléments sans doute du Soleil du Dimanche d’il y a beau temps. Elles semblent traitées par le même auteur. L’une représente dans un champ un couple qui se tient vers la droite dans des habits romantiques, à la Roméo et Juliette, et qui semble éprouver quelque langueur bien naturelle : car tout le champ, où les papillons exécutent d’habitude de grandes glissades multicolores, est aujourd’hui voletant de petits amours ailés dans le plus grand désordre, les uns en l’air, les autres culbutés dans l’herbe, et d’autres malicieux qui s’accrochent aux chausses du jeune homme trop réservé ou chuchotent aux oreilles de sa belle. La seconde gravure, en noir comme la précédente, représente une alcôve dont la draperie est négligemment froissée, où une belle fille dort, sans prendre garde, il fait bien chaud, que le drap a glissé, et qu’un sein pudique encore se montre et va bientôt se découvrir. Elle rêve. Et ce sont les mêmes amours qui la visitent, comme une pelletée de pollen, qui se lutinent dans les rideaux, sur le plancher de la chambre, et jusqu’à l’ombre adorable de ses cheveux défaits. Un secret dans la retenue de ses gravures les rend préférables pour décorer ce lieu, par un instinct irraisonné, à ces images licencieuses qu’on rencontre aux murs des maisons de plus haut rang. Une sorte d’esprit poétique. Mais où ai-je rencontré cette poésie même ? cette sensualité donnée ? ce métier ? À l’instant que son nom me vient aux lèvres, je pénètre une vérité fondamentale : aujourd’hui c’est l’ombre de Théodore de Banville qui règne à Paris sur la plus basse prostitution. Sort enviable pour un poète, après tout, que d’avoir ainsi légué son âme aux petits bocards clandestins. Cela vaut bien d’avoir réussi à faire apprendre aux lycéens un poème où le laurier parle à la première personne. La porte s’ouvre, et vêtue seulement de ses bas, celle que j’ai choisie, s’avance, minaudière. Je suis nu, et elle rit parce qu’elle voit qu’elle me plaît. Viens petit que je te lave. Je n’ai que de l’eau froide, tu m’excuses ? c’est comme ça, ici. Charme des doigts impurs purifiant mon sexe, elle a des seins petits et gais, et déjà sa bouche se fait très familière. Plaisante vulgarité, le prépuce par tes soins se déplie, et ces préparatifs te procurent un contentement enfantin.

On m’accuse assez volontiers d’exalter la prostitution, et même, car on m’accorde certains jours un curieux pouvoir sur le monde, d’en favoriser les voies. Et cela ne va pas sans que l’on soupçonne l’idée qu’au fond je pourrais me faire de l’amour. Eh quoi, ne faut-il pas que j’aie de cette passion un goût et un respect bien grands, et que tout bas je crois uniques, pour qu’aucune répugnance ne puisse m’écarter de ses plus humbles, de ses moins dignes autels ? N’est-ce pas en méconnaître la nature que de la croire incompatible avec cet avilissement, cette absolue négation de l’aventure, qui est pourtant encore une aventure de moi-même, l’homme qui se jette à l’eau, avec ce renoncement à toute mascarade, qui a une saveur enivrante pour celui qui aime vraiment ? Je dénonce ici un mensonge, une hypocrisie que pourtant celui qui une fois a eu l’esprit entièrement possédé d’une femme ne devrait jamais renforcer de son assentiment : est-ce que vos liaisons, vos aventures, si sottes, si banales, desquelles vous ne songez pas à interrompre le cours alors même qu’un vertige plus grand s’est emparé de votre inquiétude, est-ce que ces misérables expédients avec leurs vertueuses niaiseries, la pudeur et le caractère d’éternité, sont autre chose que ce que je trouve au bordel lorsque, ayant une partie du jour tourné dans les rues avec une préoccupation croissante, je pousse enfin la porte de ma liberté ? Que les gens heureux me jettent la première pierre : ils n’ont pas besoin de cette atmosphère où je me retrouve plus jeune, au milieu des bouleversements qui ont sans cesse dépeuplé mon existence, avec le souvenir d’habitudes anciennes, dont les traces, les foulées sont encore bien puissantes sur mon cœur. Que peut me faire qu’un homme, fier d’avoir réussi à s’accoutumer à un seul corps, tienne ce plaisir que je trouve ici de temps en temps, quand par exemple j’ai plusieurs jours manqué d’argent et qu’après la paye une sorte de sentiment populaire me jette brutalement vers les filles, que peut me faire qu’il tienne ce plaisir pour une sorte de masturbation ? Mes masturbations valent les siennes. Et il y a un attrait qui ne se définit pas, qui se ressent : je crois parler une langue étrangère, s’il faut que je vous explique ce qui me ramène ici, sans que vous l’ayez éprouvé, ou si pour vous c’est quelque music-hall spécial où venir après boire, en bande, et vous pliant à une légende du Palais-Royal, pour la rigolade. Encore aujourd’hui ce n’est pas sans une émotion collégienne que je franchis ces seuils d’une excitabilité particulière. Il ne me vient pas à l’idée, la gauloiserie n’est pas dans mon cœur, que l’on puisse autrement aller au bordel que seul, et grave. J’y poursuis le grand désir abstrait qui parfois se dégage des quelques figures que j’aie jamais aimées. Une ferveur se déploie. Pas un instant je ne pense au côté social de ces lieux : l’expression maison de tolérance ne peut se prononcer sérieusement. C’est au contraire dans ces retraites que je me sens délivré d’une convention : en pleine anarchie comme on dit en plein soleil. Oasis. Rien ne me sert plus alors de ce langage, de ces connaissances, de cette éducation même par lesquels on m’apprit à m’exercer au cœur du monde. Mirage ou miroir, un grand enchantement luit dans cette ombre et s’appuie au chambranle des ravages dans la pose classique de la mort qui vient de laisser tomber son suaire. 0 mon image d’os, me voici : que tout se décompose enfin dans le palais des illusions et du silence. La femme épouse docilement mes volontés, et les prévient, et, dépersonnalisant tout à coup mes instincts, désigne avec simplicité ma queue, et me demande avec simplicité ce qu’elle aime.

On a sonné. Un autre visiteur est introduit, et je ne perds pas une parole tandis qu’on l’emmène dans une chambre voisine. Grosses plaisanteries, allusions à ce qu’il vient faire : c’est un habitué, sans doute. Et la même voix qui répète : Allons, Mesdames. Comme le jour sous la porte, les soupirs passent à travers le carton des murs. Pendant que je me rhabille, ma partenaire, soulevant la draperie au-dessus du canapé, scrute un vide sous elle. Elle se trouble. Oh ! ce n’est rien qu’un placard. Mes soupçons, cette phrase seule les éveille. Bon, m’aurait-on épié : de vieilles histoires de voyeurs me reviennent. Je ne ferai rien pour le savoir.

Le 29 bis est le Théâtre Moderne. Par cet escalier étroit qui contourne un guichet vitré, on accède au bas de ce premier étage, dont nous avons vu la sortie sur le couloir, et au même niveau, au bureau du directeur situé à droite du vestiaire, au-delà d’une sorte de parloir au fond duquel se trouvent les cabinets, mesquins et sales. Le bar, comme il y faut consommer, la plupart des spectateurs le regardent pauvrement de l’entrée. C’est un lieu orangé, où l’on danse au piano, avec un petit coin pour boire. On y retrouve les dames de la scène, et leurs hommes. Le tout teinté de l’espoir insensé de rencontrer l’Américain ou le vieillard rançonnable. On se croirait dans la province allemande : une imitation délabrée, sans décor expressionniste, de la Scala de Berlin. Quelques marches plus haut, on entre dans la salle.

Le Théâtre Moderne eut-il jamais son époque de lustre et de grandeur ? À y voir trente spectateurs, les jours d’affluence, on se prend à penser au sort de ces petits théâtres, desquels on ne manque pas à dire qu’ils sont de véritables bonbonnières. Des garçons de quinze ans, quelques gros hommes, et des gens de hasard se glissent aux fauteuils les plus éloignés qui sont les moins chers, tandis que quelques fondants roses, professionnelles ou actrices entre deux scènes, se disséminent aux places à vingt-cinq francs. Parfois un marchand de bœufs ou un Portugais au risque d’apoplexie se paie la folie d’un premier rang, pour voir la peau. On a joué ici des pièces bien inégales, L’École des Garçonnes, Ce Coquin de Printemps, et une sorte de chef-d’œuvre, Fleur de Péché, qui reste le modèle du genre érotique, spontanément lyrique, que nous voudrions voir méditer à tous nos esthètes en mal d’avant-garde. Ce théâtre qui n’a pour but et pour moyen que l’amour même, est sans doute le seul qui nous présente une dramaturgie sans truquage, et vraiment moderne. Attendons-nous à voir bientôt les snobs fatigués du music-hall et des cirques se rabattre comme les sauterelles sur ces théâtres méprisés, où le besoin de faire vivre quelques filles et leurs maquereaux, et deux ou trois gitons efflanqués, a fait naître un art aussi premier que celui des mystères chrétiens du Moyen Âge. Un art qui a ses conventions et ses audaces, ses disciplines et ses oppositions. Le sujet le plus souvent exploité suit à peu près ce canevas : une Française enlevée par un sultan se morfond au sérail jusqu’à ce qu’un aviateur en panne ou un ambassadeur vienne l’y divertir, contrecarré dans ses amours par la passion ridicule qu’il inspire à la cuisinière ou à la sultane mère, et tout finit le mieux du monde. Un prétexte quelconque, fête du harem, album de photographies feuilleté en chantant, suffit pour faire défiler cinq ou six femmes nues qui représentent les parties du monde ou les races de l’empire ottoman. Les grands ressorts de la comédie antique, méprises, travestissements, dépits amoureux, et jusqu’aux ménechmes, ne sont pas oubliés ici. L’esprit même du théâtre primitif y est sauvegardé par la communion naturelle de la salle et de la scène, due au désir, ou à la provocation des femmes, ou à des conversations particulières que les rires grossiers de l’auditoire, ses commentaires, les engueulades des danseuses au public impoli, les rendez-vous donnés, établissent fréquemment, ajoutant un charme spontané à un texte débité de façon monotone et souvent détonante, ou ânonné, ou soufflé, ou simplement lu au pied-levé, sans fard. Quelques caractères constants forment le fond assez restreint de la faune dramatique : une sorte de mégère, un scapin niais et robuste, un prince efféminé, un héros sorti de La Vie Parisienne, une faune exotique qui a de l’amour un sens tragique, une Parisienne qui en a la pratique et la philosophie suivant le goût du boulevard, des femmes nues, une ou deux servantes ou messagères. La morale est celle de l’amour, l’amour la préoccupation unique : les problèmes sociaux ne sauraient y être effleurés que s’ils sont prétexte à exhibition. La troupe n’est pas payée et prend des libertés avec ses rôles, elle vit d’aventures. Aussi est-elle âpre, comme une véritable troupe d’artistes et supporte-t-elle mal les plaisanteries ou le chahut. Aux entractes les mauvais plaisants sont pris à partie par les défenseurs naturels des interprètes : Qu’est-ce qu’elle t’a fait, cette petite ? On défend son bifteck, etc.

Dans cet alhambra de putains se termine enfin ma promenade au pied de ces fontaines, de ces confusions morales, qui sont marquées à la fois de la griffe du lion et des dents du souteneur. Dans le geste à l’antique de la petite esclave qui se souvient de la rue Aubry-le-Boucher, tandis que son rôle se déroule : Salut, maîtresse ! et que le chœur chante :






C’est le mois de Vénus.

C’est le mois le plus beau.

(sacrilège de fausses perles et de cache-sexes pailletés) se fige la dentelle arabe de pierres roses où ni le visage humain ni les soupirs ne retrouvent le miroir ou l’écho cherché. L’esprit se prend au piège de ces lacis qui l’entraînent sans retour vers le dénouement de sa destinée, le labyrinthe sans Minotaure, où réapparaît, transfigurée comme la Vierge, l’Erreur aux doigts de radium, ma maîtresse chantante, mon ombre pathétique. Le filet qui enrobe ses cheveux fait une pêche magnifique de couteaux et d’étoiles. Les superstitions s’élèvent à la façon des martinets, qui retombent comme des cailloux frondés sur les fronts incertains le long des routes mal éclairées de la nuit. Ce qui m’importait tant, ma pauvre certitude, dans ce grand vertige où la conscience se sent un simple palier des abîmes, qu’est-elle devenue ? Je ne suis qu’un moment d’une chute éternelle. Le pied perdu ne se retrouve jamais.

Le monde moderne est celui qui épouse mes manières d’être. Une grande crise naît, un trouble immense qui va se précisant. Le beau, le bien, le juste, le vrai, le réel… bien d’autres mots abstraits dans ce même instant font faillite. Leurs contraires une fois préférés se confondent bientôt avec eux-mêmes. Une seule matière mentale enfin réduite dans le creuset universel, subsistent seuls des faits idéaux. Ce qui me traverse est un éclair moi-même. Et fuit. Je ne pourrai rien négliger, car je suis le passage de l’ombre à la lumière, je suis du même coup l’occident et l’aurore. Je suis une limite, un trait. Que tout se mêle au vent, voici tous les mots dans ma bouche. Et ce qui m’entoure est une ride, l’onde apparente d’un frisson.













1. Voir Anicet ou le panorama, roman (note de 1966).

2. Var. rapporteuse.

3. J’aurai passé dans ce monde avec quelques-uns qui sont tout ce que vous avez jamais aperçu de plus pur dans le ciel un soir d’été (André Breton, par exemple), au milieu du mépris, des insultes, sous les crachats. Mais si un jour mes paroles deviennent sacrées, elles le sont déjà, alors qu’on m’entende au loin rire. Elles ne serviront pas à vos fins misérables, hommes qui croyiez nous bafouer, crapules. Et quand je dis journaliste je dis toujours salaud. Prenez-en pour votre grade à l’Intran, à Comœdia, à l’Œuvre, aux Nouvelles Littéraires, etc., cons, canailles, fientes, cochons. Il n’y a pas d’exception pour celui-ci, ni pour cet autre : punaises glabres et poux barbus, vous ne vous terrerez pas impunément dans les revues, les publications équivoques. Tout cela sent. L’encre. Blatte écrasée. L’ordure. À mort vous tous, qui vivez de la vie des autres, de ce qu’ils aiment et de leur ennui. À mort ceux dont la main est percée d’une plume, à mort ceux qui paraphrasent ce que je dis.

4. Certa se trouve aujourd’hui rue de l’Isly, dans le local de l’ancien London Bar. Et moi, où suis-je ? Où est mon corps ? Voici déjà la nuit.

5. Où Le Paysan de Paris paraissait en feuilleton. C’est ainsi que dans les années 20 déclinaient en France le niveau des mœurs et celui des romans.

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