XVIII

À quoi un homme a consenti, ce qu’il y a dans ce premier pas qui l’engage, et l’invraisemblable écheveau des bonnes raisons de poursuivre une entreprise insensée, voilà ce qu’il suffît un instant d’éprouver pour que cesse l’enchantement. Oui, j’ai commencé à mêler le paysage à mes paroles, j’ai pensé à décrire une figure de l’esprit, et joignant l’exemple à la réflexion, j’ai proposé une voie au frisson, j’ai secoué les poussiéreuses ramures où mouraient les nymphes décolorées, j’ai cru que mon plaisir se mariait à la lumière d’une idée, et puis, que voulez-vous pourtant que tout cela me fasse ? Vous attendez cette distraction, de celui que rien n’a distrait de soi-même. Que l’indulgence du mépris retombe à jamais sur vous. Il n’appartient pas à moi de tirer de l’ennui ces malades lecteurs. Qu’ils périssent, qu’ils se fanent dans la nuit du silence où de vagues histrions grimacent sans douleur le semblant des douleurs humaines.

Pour moi je ne suis pas celui qui dit le nom de chaque chose. Au-dessous d’une vague au point de crouler, dans ce creux pareil à l’orbite, à peine un souffle m’est laissé, et quel est donc le mot qu’entre les millions de mots, les millions de murmures, les innombrables perplexités de l’idée, va choisir à cette grappe d’écume, au cerisier bleu de la mer, ma bouche ivre peut-être d’un baiser, et folle, et libre étrangement, et à moi-même étrangère, ma bouche ce mystère qui mord infiniment le monde aérien, quel est le mot qui me résume, ô dérision, et dont je meurs ?

De rien ne me sont les conquêtes de l’esprit. Chercheurs de toutes sortes, que faites-vous sinon la répugnante apologie des sens ? Parfois j’ai cru à de nouvelles fraîcheurs. J’ai porté la lèvre à ces neiges. Fruits, fondantes lueurs, jeunesses, eaux plaintives, forêts. À ta luge, parfum du monde, seul un illusoire lien m’enchaîne ; glisse, et dans les tournants, les chutes sont pareilles à un envol d’oiseaux. Devant cette croix commémorative d’un accident de la pensée, je le répète : de rien ne me sont les conquêtes de l’esprit. Quand l’homme se promène dans la salle des Nouvelles Acquisitions, avec un sourire, avec un sourire ! je ne pourrai jamais supporter ce sourire. Aucun terrain, depuis les cavernes, pas un pli n’a été gagné sur le mystère. Réveillez-vous sous le couteau, condamnés à mort, mes frères. Dans la gueule de la Bête. Doucement la résine de la branche qui casse… coule sur ma figure.

Je ne vous accompagnerai plus dans les Barbizons du plaisir. Vous vous intéressez à ceci, à cela : que m’importe ? Mon cœur sous ce pont de rochers qui l’empanache, est-ce une fumée ? charrie avec ses glaçons de grands soleils morts qui s’entrechoquent. Tout le ciel s’est noyé dans mes veines. Le vent pleure dans les volcans, et la lave est au fond de l’oreille, et la nuit se lève de la terre, et les larves sortent des sillons, et il est trop tard, il est enfin trop tard pour l’informulable destinée désirée, pour la transfiguration sanglante du cadavre, et Lazare ne sortira jamais de son tombeau. Il n’est jamais sorti de son tombeau.

Il m’arrive, au milieu des événements qui me bornent et m’humilient, dans cette marée qui me ramène au contact des falaises humaines, quand le ressac de l’attention meurt aux pieds d’une femme, et son regard a pourtant son prix, et j’espère éperdument un bien hypothétique, il m’arrive d’imaginer que je ne suis pas seul sous ce rameau étoilé. Et qu’il y a une multitude d’êtres, animés par ce mouvement des eaux, respirant comme moi, comme moi le jouet des doigts blonds des planètes. Il y aurait des hommes. Et je rêve ; et ma tête va. Où va-t-elle, coupée ? Ma tête s’est branchée dans le palmier humain. Extraordinaire panorama romanesque. Voici tous les personnages fabuleux : l’épicier, le capitaine d’équipement, la reine, le chanteur, l’esquimau, la crémière. Ma tête, ne retombe pas encore sur le sol. Ma tête, écarquille les yeux. Ne sont-ce pas des images brouillées d’un reflet de moi-même ? Entends-tu le sabir que la brise draguant les blés humains t’apporte ? Ce sont des mots déments, qui parlent du bonheur. Ma tête, ne retombe pas encore. Écoute, on dirait le chant qui sourd à la fin d’une belle journée des murs humides des prisons. Grandes paroles banales, quand tout sera fini, si quelqu’un se souvient, ce sont les plus banales paroles qui reviendront à sa mémoire : « Il a fait un temps très doux aujourd’hui… Je n’aime pas beaucoup les robes claires… Avez-vous rencontré cette femme qu’on dit si belle ?… et cætera. » Ne retombe pas encore, ma tête. La chanson reprend : « On dirait, pardonnez-moi l’expression, que le ciel est à la portée de la main… Je suis restée toute sotte en trouvant votre porte fermée, et pas un mot chez la concierge… J’aurais voulu mourir à cette minute-là… C’est alors que je dis… Vous me croirez à peine… On raconte de si drôles de choses, et pourtant… Croyez-vous que l’on meure, vraiment ? » Retombe, retombe, ma tête, assez joué au bilboquet, assez rêvé, assez vécu, assez : que la fumée retourne vers la flamme, que l’avenir se replie dans le jour. Tu as vu tes ruines, ô Memphis, et ta statue chantante habitée par les insectes noirs. À quoi bon imaginer ce monde, tais-toi. Tu connais le sort de la pensée.

Celui qui parlait alors se lève. Et sa tête, précairement rajustée, à nouveau, il l’arrache. Il l’arrache de lui, et avec une force peu commune, avec une force qu’on ne soupçonnait guère dans ces bras peu musclés, il jette loin de lui sa tête dont les yeux étaient pâles, et les lèvres habiles, il jette loin de lui sa tête distinctive, et elle rebondit, sur les pierres qui l’écorchent, elle roule, elle fuit, elle ricoche aux flancs des montagnes, elle descend, elle va vers les vallées profondes ; un instant les mélèzes groupés la retiennent par les oreilles dans leurs futaies, mais la force initiale de la propulsion l’emporte, et les arbres s’écartent avec un doux bruit de feuilles frôlées, la Tête passe, atteint les champs. Roule dans les cultures, Tête, dans les semailles. Elle se mêle au grain, et le vanneur la prend dans son van l’envoie vers d’autres haies où l’écolier viendra à son tour la cueillir, sanglante sous les cheveux noirs. « Cette mûre, dit le gamin, est encore toute rouge d’un côté », et il la jette de dépit dans la poussière. La tête maintenant apprend à connaître les pieds. Il y a diverses sortes de gens qui empruntent ce chemin dans la campagne. Leurs démarches sont variables à l’infini. Leurs pas trahissent les multiples mouvements de leur cœur. Pas lourds du laboureur, pas de la jeune fille, et l’assassin pressé qui fuit dans l’herbe, et court. Et vous pieds nus, fatigués, adorables. La tête doucement va rouler vers la mer.

Celui qui s’était séparé de sa pensée quand au loin les premiers flots eurent léché les plaies du chef méprisé sortit de l’immobilité comme un point d’interrogation renversé. Dans l’air pur, au-dessus des sierras calcinées, à ces hauteurs où le ciel de diamant baignait implacablement la terre grattée jusqu’à l’os, où chaque pierre semblait marquée du pas d’un cheval stellaire ferré de feu, le corps décapité lançait à grandes saccades le triple jet de ses plus fortes artères, et le sang formait des fougères monstrueuses dans le bleu étincelant de l’espace. Leurs crosses dépliées dans les profondeurs se poursuivaient par de fines suspensions de vie, par un pointillé de rubis qui s’enroulait aux derniers oiseaux de l’atmosphère, à l’anneau lumineux des sphères, aux souffles derniers des attractions. L’homme-fontaine, entraîné par la capillarité céleste, s’élevait au milieu des mondes à la suite de son sang. Tout le corps inutile était envahi par la transparence. Peu à peu le corps se fit lumière. Le sang rayon. Les membres dans un geste incompréhensible se figèrent. Et l’homme ne fut plus qu’un signe entre les constellations.

LE SONGE DU PAYSAN









Il y a dans le monde un désordre impensable, et l’extraordinaire est qu’à leur ordinaire les hommes aient recherché, sous l’apparence du désordre, un ordre mystérieux, qui leur est si naturel, qui n’exprime qu’un désir qui est en eux, un ordre qu’ils n’ont pas plus tôt introduit dans les choses qu’on les voit s’émerveiller de cet ordre, et impliquer cet ordre à une idée, et expliquer cet ordre par une idée. C’est ainsi que tout leur est providence, et qu’ils rendent compte d’un phénomène qui n’est témoin que de leur réalité, qui est le rapport qu’ils établissent entre eux et par exemple la germination du peuplier, par une hypothèse qui les satisfasse, puis admirent un principe divin qui donna la légèreté du coton à une semence qu’il fallait à d’innombrables fins propager par la voie de l’air en quantité suffisante.

L’esprit de l’homme ne supporte pas le désordre parce qu’il ne peut le penser, je veux dire qu’il ne peut le penser premièrement. Que chaque idée ne se lève que là où est conçu son contraire est une vérité qui souffre de l’absence d’examen. Le désordre n’est pensé que par rapport à l’ordre, et, dans la suite, l’ordre n’est pensé que par rapport au désordre. Mais dans la suite seulement. La forme du mot lui-même l’impose. Et ce que l’on entend, donnant à l’ordre un caractère divin, c’est le passage qui ne peut, en conséquence, exister pour le désordre, de sa conception abstraite à sa valeur concrète. La notion de l’ordre n’est point compensée par la notion inexpugnable du désordre. D’où l’explication divine.

L’homme y tient. Pourtant il n’y a point de différence entre une idée et une autre idée. Toute idée est susceptible de passer de l’abstrait au concret, d’atteindre son développement le plus particulier, et de ne plus être cette noix vide, dont les esprits vulgaires se contentent. Il m’est loisible de ne pas m’en tenir à ce que j’ai avancé, par la suite nécessaire, par la marche logique de ma pensée. Il m’apparaît que pour l’esprit qui n’obscurcit pas son apercevoir idéal par un incessant report, un contrôle continuel de chaque moment de sa pensée par la comparaison de ce moment avec tous les moments qui le précèdent (et quelle est cette préférence donnée au passé sur l’avenir, son fondement ?), que pour l’esprit qui conçoit la différence de ces mots comme un pur rapport syntaxique, qui conçoit par suite la cœxistence dans un vase clos de plusieurs gaz distincts, occupant chacun tout le volume qui est offert à tous, le désordre est susceptible de passer à l’état concret

Il est clair que ceci n’est pas un simple sentiment, et que tout aussi bien ordre et désordre n’ont été pris comme les termes de cette dialectique que dans l’intention où je suis de montrer accessoirement, en même temps que je donne un exemple de cette dialectique, par quelle démarche vulgaire les hommes ont pu concevoir une explication divine de l’univers, qui répugne à toute philosophie véritable. Je songe avant tout au procès de l’esprit. Il n’y a vraiment d’impensable que l’idée de limite absolue. Il est de la définition de l’esprit de n’avoir pas d’autre limite. Et si le dédordre est impensable, j’entends s’il était concrètement impensable, le concret du désordre serait la limite absolue de l’esprit. Singulière image de ce que plusieurs ont nommé Dieu. Je ne vois pas comment elle serait conciliable avec aucun des systèmes d’opinions qui leur tiennent lieu de connaissance. Et si j’ai primitivement avancé dans une première figure de ma réflexion que le désordre était impensable, c’est que cette première figure était celle de la connaissance vulgaire par laquelle me viennent tout d’abord toutes mes intuitions.

L’idée de Dieu, au moins ce qui l’introduit dans la dialectique, n’est que le signe de la paresse de l’esprit. Comme elle se levait pour arrêter toute véritable dialectique au premier pas, au second elle réapparaît par un détour semblable, et l’on voit qu’il est facile de diviniser l’ordre après le désordre, ou dans le cours du développement de ces notions de les réunir en Dieu. C’est à ce stade que l’idéalisme transcendantal s’est arrêté, et certes donnait-il à l’idée de Dieu une place plus satisfaisante pour l’esprit que celles qu’on lui assigna précédemment. Mais, dans l’instant que je reconnais dans l’idée même du médiateur absolu la même lâcheté, la même fatigue de l’esprit qui m’était montrée dans les théologies par les idéalistes, je porte contre eux, l’esprit porte contre eux, la condamnation qu’ils ont prononcée contre celles-ci. C’est à examiner sous ses trois formes, à trois étapes de l’esprit, l’apparition de l’idée de Dieu, que je reconnais le mécanisme de cette apparition, que je peux prévoir que je suis susceptible de succomber à cette idée, que je peux par avance me condamner dans la mesure où cette défaillance m’apparaît en moi-même, sa virtualité. Et que je généralise les propriétés de cette idée, par le mécanisme même, toujours le même, que j’aperçois dans son apparaître. L’idée de Dieu4 est un mécanisme psychologique. Ce ne saurait en aucun cas être un principe métaphysique. Elle mesure une incapacité de l’esprit, elle ne saurait être le principe de son efficience.

De là à conclure à l’impossibilité de la métaphysique il n’y a qu’un pas pour un esprit vulgaire. Voilà ce qui fait qu’une intuition de ce point de la réflexion, qui vient parfois aux hommes sans la conscience des étapes intermédiaires qui m’y portent, les a souvent entraînés à ce jugement de l’impossibilité de la métaphysique. C’est que pour eux Dieu est l’objet de la métaphysique. Si l’on ne peut, soutiennent-ils avec une apparence de bonheur, atteindre par la métaphysique à l’idée dont elle fait son objet, c’est que l’esprit doit se l’interdire. Erreur dont l’ingénuité a connu une incroyable fortune. Outre qu’elle liait la métaphysique à un objet qui lui est étranger, elle se réclamait d’un pragmatisme inconscient qui ferait sourire. Il se trouve que les hommes ont pendant près d’un siècle accepté comme seule raisonnable cette idée qui constitue un véritable suicide de l’esprit. Tout raisonnement bâti sur le même modèle, mais qui n’aurait pas l’esprit seul pour matière paraîtrait monstrueux, indigne, et ferait traiter de fou celui qui reproduirait la démarche habituelle du positivisme. Celui-ci n’est point un sophisme nouveau. Les idéalistes l’avaient rencontré en leur temps, l’avaient vaincu pour eux-mêmes. Un simple détour, cette fausse modestie du roseau pensant qui semble toujours du meilleur aloi, suffisait à ramener dans toute sa force une difficulté déjà résolue. Toute la philosophie moderne, et celle-là même qui s’est opposée au positivisme, en a été atteinte et viciée. Un esprit philosophique n’a d’autre recours que de la ranger parmi les formes les plus grossieres de l’erreur, les syllogismes condamnés par la philosophie aristotélicienne, et à ne plus s’en préoccuper.

Si le problème de la divinité n’est pas comme on l’a à tout hasard avancé l’objet de la métaphysique, si la métaphysique elle-même n’est pas une impossibilité logique, quel est donc l’objet de la métaphysique ? Les idéalistes avaient aperçu que la métaphysique n’est pas l’aboutissement de la philosophie, mais son fondement, et qu’elle n’était point distincte de la logique. Il y a, dans ce second point, une acceptation de synonymie, qui est inacceptable. Si la logique est la science des lois de la connaissance, et si ces lois sont incompréhensibles en dehors de la métaphysique, à quoi je souscris, il ne s’en suit pas que ces lois soient la métaphysique, mais évidemment que la métaphysique étant la science de l’objet de la connaissance ce n’est qu’en elle que la logique s’exerce et développe ses lois. Je me ferai mieux entendre en disant que la logique a pour objet la connaissance abstraite, et la métaphysique la connaissance concrète. Il s’en suit, pour parler le langage de l’idéalisme et démêler les voies de l’erreur dans ce système, qu’il ne saurait y avoir de logique de la notion ni de métaphysique de l’être. Que seules ces conceptions, filles des erreurs mêmes que les idéalistes combattaient, ont entraîné Hegel à cette construction qu’il nomme La Science de l’Essence, qui est un intermédiaire inutile, qui lui permet de passer de la logique à la métaphysique, alors qu’il les a primitivement mêlées. Il suffisait de maintenir leurs individualités.

La logique est la science de l’être, la métaphysique la science de la notion. Si nous pouvions accéder directement à la conception métaphysique, la logique ne serait aucunement nécessaire à notre esprit. La logique n’est qu’un moyen de nous élever à la métaphysique. Elle ne doit pas l’oublier. Dès qu’elle cesse d’avoir cette valeur, dès qu’elle s’exerce à vide, elle perd toute valeur. C’est par la voie logique que nous accédons à la métaphysique, mais la métaphysique enveloppe à la fois la logique, et reste distincte d’elle.

La notion, ou connaissance du concret, est donc l’objet de la métaphysique. C’est à l’apercevoir du concret que tend le mouvement de l’esprit. On ne peut imaginer un esprit dont la fin ne soit pas la métaphysique. Fût-il le plus vulgaire, et tout obscurci par le sentiment de l’opinion. C’est à quoi l’esprit tend, et peu importe qu’il atteigne ce qu’il ne sait pas qu’il cherche. Une philosophie ne saurait réussir. C’est à la grandeur de son objet qu’elle emprunte sa propre grandeur, elle la conserve dans l’échec. Aussi dans l’instant que je constate celui de l’idéalisme transcendantal, je salue cette entreprise, la plus haute que l’homme ait rêvée, comme une étape nécessaire de l’esprit. Dans sa marche vers le concret qu’il ne s’embarrasse pas pourtant de l’assentiment passager donné à un système. Il n’y a pas de repos pour Sisyphe, mais sa pierre ne retombe pas, elle monte, et ne doit cesser de monter.




*

Descends dans ton idée, habite ton idée, puisatier pendu à ta corde. Ce n’était d’abord qu’un trait, un cerne, et voici qu’elle se limite vraiment, et partout je touche à ce qui n’est pas elle, je touche par tout elle à ce qui la nie, le monde expire à ses plages. Mon idée, mon idée se prend à mille liens. Une longue histoire et je m’attendris aux cicatrices de sa forme, je baise les imperfections de son pied.

Putains terribles et charmantes, que d’autres dans leurs bras se prennent à généraliser. Qu’ils s’enivrent à retrouver sous cet aspect changeant qui, moi, me déconcerte, ce qui les unit toutes, ce qui revient pourtant au véritable amour. J’aime mieux leurs baisers. J’aime mieux chaque baiser, je le distingue, j’y rêverai longtemps, je ne l’oublierai plus. J’ai entendu des hommes qui se plaignaient, leurs maîtresses n’avaient pas ceci qui est le propre des femmes, et cela que les femmes évitent, elles y tombaient. Ils souffraient de ne point sentir sous la peau caressée ce frisson de la loi générale, qui les pâmerait. Eh bien, pas moi. Je t’adore, toi, pour ce particulier adorable, pas un pouce du corps, un mouvement de l’air, qui soit pour un autre valable. On ne te bâtirait pas sur ta menotte. Tu confonds la loi, en même temps que tu la manifestes. Une grande liberté qu’elle néglige éclate à tes pas. La merveille c’est que j’aie fui de la femme vers cette femme. Passage vertigineux : l’incarnation de la pensée, et m’y voilà, je ne puis concevoir un plus grand mystère. Hier à tâtons je me prenais à des abstractions vides. Aujourd’hui une personne me domine, et je l’aime, et son absence est un mal intolérable, et sa présence… Je ne peux pas comprendre sa présence, et rien n’est naturel en elle, en son pouvoir. Une attitude. Un mot. Un déplacement de sa robe. 0, quand le bracelet joue auprès de la chair.

Je m’étais attardé à un point de ma pensée, comme un homme qui ne sait plus ce qui l’a amené, où il se trouve, et qui ne voit pas de chemin pour en partir. Le malheur fait que le procès de ma pensée soit aussi celui de ma vie. Mes amis remarquaient en moi un état, duquel je sais qu’ils s’affectèrent. Ils n’avaient jamais soupçonné que ce fût le manque de perspective métaphysique qui me confondait à ce point. Je me laissais aller à de petits travaux littéraires, dont le souvenir me donne de la honte. On a de tels mouvements de pudeur, quand on se rappelle des épisodes de l’enfance, la vie de famille. Aucune démarche logique ne semblait devoir me tirer de ce cachot logique, que trahissait une mélancolie. C’est alors qu’un bouleversement total de mon sort, auquel je ne crus prendre aucune part, donna un tour si nouveau à mes pensées que ma pensée les dépassa à son tour. Je devins amoureux, ce qui tient à ces trois mots en dehors d’eux reste inimaginable.

Quand l’idée de l’amour, de cet amour, précisément de cet amour, se leva-t-elle en mon esprit, c’est à quoi je ne puis à la fois, et je puis bien répondre. Tout me séparait de celle que j’entrepris d’abord de fuir, et fuir en moi-même surtout. Il y a dans mon emportement avec les femmes une certaine hauteur, qui tient à plusieurs regrets que j’ai, à ce que j’ai longtemps cru qu’une femme, au mieux pouvait me haïr, à ce sentiment horrible de l’échec qui me porte toujours aux confins d’une ombre mortelle. Cette femme-ci, je me suis défendu de l’aimer, j’ai détourné d’elle avec une sorte de terreur qui avoue, les regrets mêmes du souvenir. Divers sentiments que j’avais me dictaient aussi ma conduite. Sans doute alors devinai-je pourtant sans fixer les traits d’un fantôme, une modification profonde de mon cœur, le filigrane étrange de l’amour commençant déjà d’y paraître. Je crus à une disposition générale de mon humeur, et c’est dans ce désordre réel que je rencontrai une autre femme. Que je le lui avoue aujourd’hui, que tout ceci s’endort, et qu’elle me pardonne. Je l’ai aimée à ma façon de ce temps-là, comme il m’était possible, et sans savoir que son image à une autre était pourtant mêlée, je l’ai bien aimée sans mentir, d’un amour qui ne s’est effacé que devant l’amour même, et elle sait très bien qu’elle m’a rendu malheureux. Aux obstacles qu’elle m’opposait, pourtant plusieurs fois défaillante, je n’ai point usé cet amour, et sans doute qu’il y puisait sa vie. Mais entendez-moi, chère amie, j’ai retrouvé en moi ce que j’avais nié. Vous étiez ma seule défense et déjà vous vous éloigniez. Alors j’ai été malheureux pour l’autre, sans croire qu’elle en saurait rien. Je vivais sans aucun effort pour me rapprocher d’elle. J’ai dit que d’autres sentiments, alors, m’en écartaient. Puis je tremblais d’éprouver ma faiblesse. Je craignais que le jour ne me devînt intolérable, si elle m’humiliait une fois. Elle fit cette chose extraordinaire, de m’appeler à elle : et moi je vins. Soirée du trouble, soirée éclipse : alors devant le feu qui jetait sur nous deux ses grandes lueurs, j’accédai, voyant ses yeux, ses yeux immenses et tranquilles, j’accédai à l’idée de cet amour conçu et nié, qui s’imposait soudain à moi dans l’évidence, à la portée de ma main qui se croyait démente. Je ne me hâtai point. Cela dura des heures et des heures, sur le versant insensible de l’aveu. Il n’y eut point de rupture entre l’indifférence et l’amour. Une porte enfin cède, et c’est ainsi qu’apparaît le merveilleux paysage.

Que la passion obscurcisse l’esprit, on y consent d’une manière trop aisée. Elle ne déroute en lui que ce qu’il a de vulgaire, l’appliqué. Les distractions des amoureux et celles des savants n’ont pas fini de faire rire : elles se valent et ne traduisent qu’une adaptation à un très grand objet. Dans l’amour, par le mécanisme même de l’amour, je découvrais ce que l’absence de l’amour me retenait d’apercevoir. Ce qui dans cette femme au-delà de son image se reformait reprenant cette image, et développant d’elle un monde particulier, le goût, ce goût divin que je connais bien à tout vertige, m’avertissait encore une fois que j’entrais dans cet univers concret, qui est fermé aux passants. L’esprit métaphysique pour moi renaissait de l’amour. L’amour était sa source, et je ne veux plus sortir de cette forêt enchantée.




*

La sphère de la notion est pareille au fond de la mer. Elle s’enrichit, elle s’exhausse des stratifications dues au mouvement même de la pensée, et dans ses bancs elle englobe des trésors, des navires, des squelettes, tous les désirs égarés, les volontés étrangères. Le bizarre chemin suivi par ce médaillon que donna dans la nuit une main blanche, d’une boutique éclatante dans un paysage de brume et de musique jusqu’à ce sédiment blond où il voisine avec une méduse et les agrès vaincus de quelque anonyme Armada. La notion est aussi le naufrage de la loi, elle est ce qui la déconcerte. Elle m’échappe où je l’atteins. J’ai peine à m’élever au particulier. Je m’avance dans le particulier. Je m’y perds. Le signe de cette perte est toute la véritable connaissance, tout ce qui m’est échu de la véritable connaissance.

Ce métal précieux que j’ai cherché, qui est le seul bien désirable, qui est le seul devenir de ma pensée, que je le considère dans ma main, que je puisse en fixer la trace avant qu’il ait fui, ce métal, je le reconnais. J’ai déjà eu de tout parfois ce reflet dans une coupe. J’ai bu ce champagne idéal. Sans prendre conscience de la marche de mon esprit, sans en passer par ce détour méditatif, ces retours, ces dénouements. Du plus rapide apercevoir une apparition se levait. Je ne me sentais pas responsable de ce fantastique où je vivais. Le fantastique ou le merveilleux. C’est dans cette zone que ma connaissance était proprement la notion. J’y accédais par un escalier dérobé, l’image. La recherche abstraite me l’a fait tenir pour une illusion grossière, et voici qu’à son terme la notion, dans sa forme concrète, avec son trésor de particularités, ne me semble plus en rien différente de ce mode méprisé de la connaissance, l’image, qui est la connaissance poétique, et les formes vulgaires de la connaissance ne sont, sous le prétexte de la science ou de la logique, que les étapes conscientes que brûle merveilleusement l’image, le buisson ardent.

Je sais ce qu’une telle conception choque, et l’objection qu’elle comporte. Un certain sentiment du réel. Pur sentiment. Car où prend-on que le concret soit le réel ? N’est-il pas au contraire tout ce qui est hors du réel, le réel n’est-il pas le jugement abstrait, que le concret ne présuppose que dans la dialectique ? Et l’image n’a-t-elle pas, en tant que telle, sa réalité qui est son application, sa substitution à la connaissance ? Sans doute l’image n’est-elle pas le concret, mais la conscience possible, la plus grande conscience possible du concret. D’ailleurs peu importe l’objection quelle qu’elle soit qu’on oppose à une semblable vue de l’esprit. Cette objection même est une image. Il n’y a pas, foncièrement, une façon de penser qui ne soit une image. Seulement la plupart des images, faiblement prises, ne comportent dans l’esprit qui les emploie aucun jugement de réalité, et c’est par là qu’elles gardent ce caractère abstrait, qui fait leur pauvreté et leur inefficience. Le propre de l’image poétique à l’encontre de l’image essentielle, pour m’en remettre à ce qualificatif médiocre, est de comporter ce caractère de matérialisation, qui a sur l’homme un grand pouvoir, qui lui ferait croire à une impossibilité logique au nom de sa logique. L’image poétique se présente sous la forme du fait avec tout le nécessaire de celui-ci. Or le fait, que personne jamais n’a songé à contester, fût-ce Hegel, et même celui-ci ne lui accordait-il pas une importance prépondérante, le fait n’est point dans l’objet, mais dans le sujet : le fait n’existe qu’en fonction du temps, c’est-à-dire du langage. Le fait n’est qu’une catégorie. Mais l’image emprunte seulement la forme du fait, car l’esprit peut l’envisager en dehors de lui. L’image donc aux divers stades de son développement apparaît à l’esprit avec toutes les garanties qu’il réclame des modes de sa connaissance. Elle est la loi dans le domaine de l’abstraction, le fait dans celui de l’événement, la connaissance dans le concret. C’est par ce dernier terme qu’on en juge, et qu’on peut brièvement déclarer que l’image est la voie de toute connaissance. Alors on est fondé à considérer l’image comme la résultante de tout le mouvement de l’esprit, à négliger tout ce qui n’est pas elle, à ne s’adonner qu’à l’activité poétique au détriment de toute autre activité.

Taisez-vous, vous ne me comprenez pas : il ne s’agit pas de vos poèmes.

C’est à la poésie que tend l’homme.

Il n’y a de connaissance que du particulier

Il n’y a de poésie que du concret.

La folie est la prédominance de l’abstrait et du général sur le concret et la poésie.

Le fou n’est pas l’homme qui a perdu la raison : le fou est celui qui a tout perdu, excepté sa raison. (G. K. Chesterton.)

La folie n’est qu’un rapport, comme le raisonnable le réel. C’est une réalité, une raison.

Je trouve l’activité scientifique, un peu folle, mais humainement défendable.

Les consolations de la logique. Il ne s’est jamais trouvé quelqu’un pour dire : Il faut une logique pour le peuple. Ce n’est pas mon affaire. Cela se soutiendrait.

Mon affaire est la métaphysique. Et non pas la folie. Et non pas la raison.

Il m’importe très peu d’avoir raison. Je cherche le concret. C’est pourquoi je parle. Je n’admets pas qu’on discute les conditions de la parole, ou celles de l’expression. Le concret n’a d’autre expression que la poésie. Je n’admets pas qu’on discute les conditions de la poésie.

Il y a une sorte de persécutés-persécuteurs qu’on nomme critiques.

Je n’admets pas la critique.

Ce n’est pas à la critique que j’ai donné mes jours. Mes jours sont à la poésie. Soyez persuadés, rieurs, que je mène une vie poétique.

Une vie poétique, creusez cette expression, je vous prie.

Je n’admets pas qu’on reprenne mes paroles, qu’on me les oppose. Ce ne sont pas les termes d’un traité de paix. Entre vous et moi, c’est la guerre.

En 1925, le journal Le Figaro, dans son supplément littéraire, a demandé s’il fallait ou non élider les e muets dans les vers, si l’on devait en alterner les rimes. Vous ne vous conduirez jamais autrement, tels que je vous connais, à l’égard de ma pensée. Jugez par là de vos jugements de ma vie.

Elle ne m’appartient plus, ma vie.

Je l’ai déjà dit.

Je ne me mets pas en scène. Mais la première personne du singulier exprime pour moi tout le concret de l’homme. Toute métaphysique est à la première personne du singulier. Toute poésie aussi.

La seconde personne, c’est encore la première.

Aujourd’hui qu’il n’y a plus de rois, ce sont les savants qui disent : Nous voulons. Braves gens.

Ils croient toucher le pluriel. Ils ne connaissent pas leur vipère.

Je ne m’égare pas, je me domine. Toujours quelque absurdité plus que l’essentiel retient l’œil dans un paysage. Mon point de vue a un beau découvert.

Décidément, je n’admets pas la critique.

Je suis au ciel. Personne ne peut empêcher que je sois au ciel.

Ils ont mis le ciel ailleurs. Ils ont oublié mes yeux en imaginant les étoiles.

Pour l’esprit, qu’est-ce donc, l’enfer ?

De divers espoirs que j’ai eus, le plus tenace était le désespoir. L’enfer : ma morale, voyez-vous, n’est pas liée à mon optimisme. Je n’ai jamais compris la consolation.

Le ciel ne m’aidera pas.

C’est extraordinaire, ce besoin qu’ils ont d’une morale consolatrice.

Ni fleurs ni couronnes.

Prodigues en deçà, avares au-delà : ils ne prêtent leur vie qu’à la petite semaine, ils veulent se retrouver dans leur mort.

À la poésie, ils préfèrent le paradis.

Affaire de goût.

Même en métaphysique, on a généralement trouvé que la poésie ne nourrissait pas son homme.

Qu’est-ce que c’est que cette sentimentalité ?

Laissez toute sentimentalité. Le sentiment n’est pas affaire de parole, escrocs de toutes sortes. Envisagez le monde en dehors du sentiment. Quel beau temps.

La réalité est l’absence apparente de contradiction.

Le merveilleux, c’est la contradiction qui apparaît dans le réel.

L’amour est un état de confusion du réel et du merveilleux. Dans cet état, les contradictions de l’être apparaissent comme réellement essentielles à l’être.

Où le merveilleux perd ses droits commence l’abstrait.

Le fantastique, l’au-delà, le rêve, la survie, le paradis, l’enfer, la poésie, autant de mots pour signifier le concret.

Il n’est d’amour que du concret.

Et puisqu’ils tiennent à écrire, il leur reste à écrire une métaphysique de l’amour.

Pour répondre à une certaine objection au nominalisme, forcer les gens à remarquer ce qui se passe au début du sommeil. Comment l’homme alors se parle, et par quelle insensible progression, il se prend à sa parole, qui apparaît, se réalise, et lorsque enfin il atteint sa valeur concrète, voilà que le dormeur rêve, comme on dit.

Le concret, c’est l’indescriptible : à savoir si la terre est ronde, que voulez-vous que ça me fasse ?

Il y a un style noble quant à la pensée.

C’est ce que nient les psychologues.

Les psychologues ou amateurs d’âmes sont les acolytes du sentiment. J’en ai connu plusieurs.

L’inventeur du mot physionomiste.

Ceux qui disent Dieu pour les meilleures raisons du monde.

Dieu est rarement dans ma bouche.

Ceux qui distinguent des facultés dans l’esprit.

Ceux qui parlent de la vérité (je n’aime pas assez les mensonges pour parler de la vérité).

Il est trop tard pour vous, Messieurs, car les personnes ont fini leur temps sur la terre.

Poussez à sa limite extrême l’idée de destruction des personnes, et dépassez-la.













1. Cf. § 1, in finem.

2. Et l’on voit qu’elle naît de la déficience dans l’esprit des divinités figuratives des religions anciennes, qui personnifiaient les forces naturelles. Le christianisme leur substitue cette puissance sentimentale, la nature, qui perd toute valeur métaphysique. Les théismes n’agissent pas autrement un peu plus tard quand ils remplacent le Dieu triple, et figuré, par le sentiment du bien, par exemple.

3. Une sorte de marche-arrière sentimentale.

4. Idée dégoûtante et vulgaire.

Загрузка...