— Ecoute-moive, tout p’tit : t’as aucune raison d’ deviendre neurastérix. T’es encore jeune pour ton âge, t’as pas l’ sida, ni l’ crabe, ta gueule est pas tellement à chier et sans êt’ rupin, t’es pas fauchemane. T’es pas embourbé du calbute qu’ j’ susse et j’ me rappelle t’avoir vu tirer la Fernande Dutilleul comme un pape ! Sûr, t’as pas mon intelligence, mais nanmoins tu fais av’c c’ qu’ t’as. N’évidemment, t’es fringué comm’ l’ beau-frère à l’as de pique ; slave dit, personne t’empêche d’acheter des sapes de milord à « Tout pour Messieurs », boulevard Bonne-Nouvelle. Si tu voudrerais, tu poufferais partir au Clube Merde et y l’ver un’ p’tite sœur à la chaglatte humide kif un œil d’ biche. T’as tout pour toive : t’ sais même nager !
« Bon, ta bite. Je veuille qu’é soye en arc d’ cercle, mais quand tu fourres en l’vrette ça s’ connaît pas. N’au contraire, les gonzesses, ça leur ramone mieux la moniche. E z’ aiment ! T’es français, tu votes et tu croives en Dieu. T’es pas communisse, t’as pas d’ex-zéma non plus qu’ d’ rhumatisses articulés, comme ton dabe. Dans dix-huit piges t’ s’ras à la r’traite et tu pourreras faire la masse gratinée t’t les jours fériés.
« Tu peux baiser ta concierge si l’ guignol t’en direrait. Je veuille bien qu’é soye portugaise, qu’é fasse une décalficication d’ l’ hanche et qu’é l’aye soixante-dix balais et mèche, mais é l’a l’œil fripon, croive z’en mon espérience. C’te vioque, é n’ d’mande qu’à t’ turluter l’ p’tit colonel et t’acalifourcher su’ un’ chaise, quoiqu’av’c ta bite cintrée, ça n’ doive pas s’ prêter à la manoeuv’.
« La vie s’ouv’ d’vant toi, mec. T’as enville d’asperges ? Tu bouffes des asperges. Tu veux siffler un’ boutanche d’ Condrieu ? Tu l’écluses en tête à tête av’c elle. Même si l’idée t’ biche d’ te taper une pogne d’vant la photo d’ Lady Di, rien t’en empêche : l’ivreresse est à toi, mon salaud ! Sais-tu parce que quoi ? Parce que t’es libre ! Allons, bon ! Qu’est-ce y l’a à chougner, c’ bazu ? Tu t’ plains qu’ la mariée est trop belle ? »
Un silence tomba brusquement sur la diatribe. L’interlocuteur d’Alexandre-Benoît Bérurier murmura avec des infiltrations dans la voix :
— Je me plains qu’elle soit morte, Sandre.
Le Mastard eut un bref instant d’indécision ; il cherchait comment prendre l’argument à revers.
Il dit :
— Ça, j’ t’ concède, pour êt’ morte, é l’ est morte ; s’l’ment t’oublille une chose prépondérable, Augustin : personne n’y peut plus rien.
L’argutie fut inopérante sur le veuf. Ses larmes continuaient de couler.
Vaincu par la douleur de son ami, le Mammouth soupira.
— Mouais, c’est trop frais pour qu’on cause valab’ment. C’est vrai qu’on est z’encore dans l’ cim’tière ; d’main, tu verreras l’existence autrement. Faut pas brutaliser l’ chagrin.
Il empoigna le bras de son compagnon, voulant l’entraîner vers la vie.
Mais Augustin renâcla, refusant de s’éloigner de la tombe qui hébergeait dix-sept années d’un bonheur que le premier écrivailleur de mes fesses venu réputerait « sans mélange ».
— Je peux pas, je peux pas, larmichait-il.
Un agacement peu compatible avec la situation s’empara de Sa Majesté Béru.
— Voyons, Gustin, grogna-t-il avec le ton hargneux que prend un propriétaire face à son locataire insolvable, t’ vas pas nous péter un’ horloge biscotte ta mégère nous a bricolé un’ embolie mal placée ! C’est tout d’ même pas la p’tite sœur Machin de l’Immatriculée contraception qu’est en train de préparer la bouffe aux astèques ! J’ veuille bien qu’ ta Marthe fûte un’ mousmé plutôt gentille, n’empêche qu’ é s’ gênait pas pour t’ faire du contrecarre av’c Pierre, Paul, Jacques ou Alexandre-Benoît quand l’occase se trouvait.
Le veuf frais pondu s’arrêta et saisit le bras jambonnier de son compagnon.
— Tu dis ça par charité chrétienne ! soupira-t-il.
Lors, le Mammouth s’enflamma :
— Soye pas con hors des normes, Augustin ! Ta gerce s’ faisait tirer comme à la fête foraine ; on y passait d’ssus kif si é s’rait été un pont à forte circulation. Moi-même, je m’ l’embroquais à l’occasion. Tu veuilles la preuve ? L’avait un’ trace d’opération sous l’nombrille du ventr’ et un’ tache brune av’c du poil aux intérieurs d’ la cuisse, près d’ la chaglatte. J’mentis-je ?
Il considéra le désarroi de son pote, lequel avait cessé d’être en crue.
Heureux de constater qu’il ne pleurait plus, il posa sa main fraternelle sur l’épaule de l’ancien cornard et nouveau veuf frais émoulu.
— Faut qu’ tu doives la comprend’, gars : biscotte ton asperge cambrée, t’ arrivevais pas à la limer normalement, et él’ en souffrait, la chérie. La l’vrette, mon lapin, c’est un estra, pas l’ plat de résidence ! Un’ frangine a b’soin d’avoir l’ bide de son mec cont’ le sien, sinon é désempare d’à force, comprends-tu-t-il ? La dame qu’ accueille dans l’ michier, é prend la temps-dure de ta gueule. E veuille qu’on lui tire un’ menteuse dans la clape pendant qu’é pâmade ; c’ t’ humain, on n’est pas des bêtes.
« Un truc encore qu’é se plaignait : tu lu broutais jamais l’ minou, paraissait qu’ ça t’dégoûtait. Alors là, mon pote, ça n’ pardonne pas. N’importe quelle fumelle, si tu y croûtes pas la chaglatte tout en y filant deux doigts dans l’ œil de bronze, é complexe. Mais non, ta pomme, c’était la tringlette ouistiti ! Un’ p’tite danse de Saint-Guy tout en lu cramponnant l’ michier, et allez, roulez !
« T’es à reprend’, maille dire. La prochaine qu’ tu vas l’ver, faudra qu’ tu fisses appel à moi pour la mise en condition. J’ te montrerai l’ procès suce : c’t’ un art. Quand t’auras pigé, tu d’viendreras un pro, comme mézigue ; alors à toi les grosses régalades ! »
Il parvint à entraîner son aminche. Au bout de quelques pas, Augustin se retourna pour un ultime regard à la tombe ouverte. Son chagrin prenait une ramification imprévue. Il était désorienté par la nouvelle de son long cocufiage. Une profonde humiliation en résultait, qui gâtait sa peine sans la diminuer.
— On va aller écluser d’ la boisson fermentée, décida le Gravos ; j’ai r’marqué un troquet, pas loin d’ici, près d’ l’église.
— Alors tu as couché avec Marthe ? bredouilla le veuf.
— Jamais, j’ te jure ! protesta le Mastard.
— Mais tu viens de me dire…
— J’ la pinais su’ vot’ tab’ d’ cuisine, c’ qu’est mieux, question hygiène. Un coup d’ pattemouille su’ la toile cirée après l’ carnage, et tchao les auréoles ! La merde, av’c les draps, c’est tout’ ces cartes d’ giographie. Alors, quand j’ livre chez les potes, j’ m’arrange qu’ leur gerce aye pas d’ frais d’ blanchirie afteur, question d’ savoir-vivre. Quand t’es galant, c’est pour la vie. Surtout qu’à la déflaque, j’ bats des records. Ta Marthe, chaque fois, m’esclamait comme quoi él’ avait jamais vu un déchargeur d’ ma quantité. Sauf un camionneur qu’él’ avait pompé pour l’ remercier d’ l’avoir prise en stop et qui lu en avait balancé plein la bagoule, n’ au point qu’ él’ avait failli étouffer. Moi j’préviens qu’ c’est l’jet d’eau d’ Genève. Pas s’ faire turluter en traître ; que sinon, les vaillantes savent plus c’qui leur rarrive au déboulé. Si c’est pour qu’un calumet s’ termine par la ranimation artificieuse, autant embroquer d’abord la mégère et réserver la bouffarde du chef pour la deuxième tournée. Ben, fais pas une frime pareille, Gustin ; à t’ voir, on croirerait qu’y t’est arrivé quéque chose !
Ils parcoururent plusieurs centaines de mètres sans parler. Leur voiture était restée sur la place de l’église et il fallait se cogner près d’un kilomètre pour la récupérer.
Ils suivaient une avenue de grande banlieue, bordée de villas début de siècle, dont certaines commençaient à fatiguer.
Soudain, comme ils passaient devant l’une d’elles, plus harassée que ses voisines et de style normand, ils furent foudroyés par un long cri de terreur en provenance du premier étage.
Levant les yeux, ils découvrirent une jeune femme à une fenêtre. Elle était cramponnée à la barre d’appui et hurlait de manière complètement hystérique.
Homme d’action, Bérurier abandonna son compagnon pour se ruer dans la propriété. Le petit parc était à l’abandon, les mauvaises herbes, les ronces et des lianes perfides en avaient pris possession.
Le Mastard se précipita sous la fenêtre où glapissait la fille.
— Ben, qu’est-ce y a, ma poule ? demanda-t-il.
La hurleuse était très brune, avec le teint bistre et de la moustache. Au lieu d’informer Béru de ce qui motivait son désarroi, elle continuait de glapir en tirant sur le haut de sa blouse qui pourtant ne lui comprimait pas les flotteurs.
Devant cet état de fait, le cher homme s’engouffra dans la maison par la porte-fenêtre entrouverte. Il traversa un vaste salon d’un autre âge, sinistre comme un parloir d’internat libre du début du siècle (l’autre). Les fauteuils crapauds jouaient aux fantômes sous des housses grises constellées de taches. La pendule était plus qu’arrêtée puisqu’elle indiquait six heures trente, la pire heure que puisse afficher une horloge.
Le gros Sac-à-nouilles passa dans un hall encombré de plantes vertes qui ne l’étaient plus par manque d’hydratation et s’engagea dans un large escalier de bois recouvert d’une moquette dont il ne subsistait que la trame.
Sur le palier du premier, une porte béait. Sa Majesté la franchit, ce qui l’amena dans une antique chambre à coucher où régnait une abondance de mauvaises odeurs. Cela sentait le vieux papier, l’humidité, la merde révolue, la pisse endémique et la crasse indétrônée.
L’ancillaire était toujours affalée contre la barre d’appui, couinant et hoquetant de plus rechef, les jambes en V majuscule à la renverse, le cul énorme et bourrelé, non pas de remords, mais de mauvaise graisse, les frisettes arrière tire-bouchonnantes.
Sans hésiter, l’officier de police A.-B. B. se précipita vers la fille en détresse et posa les deux mains sur ses épaules grassouilles.
— Allons, allons, ma puce, roucoula l’Obèse, criez-moi pas comme ça et disez-moi plutôt ce qui motive un’ telle émotion chez un être que je pressens enclin à la sérénité d’ordinaire (il avait lu la phrase la veille dans le feuilleton du Petit Saint-Locducien Libéré auquel il se trouvait abonné depuis vingt ans par taciturne reconduction).
La femme restait trop traumatisée pour répondre.
— Vous v’sereriez-t-il faite mal ? s’enquit le Plantureux. Ou bien aureriez-vous-t-il apprise un’ mauvaise nouvelle ?
Mais il avait beau prendre la voix de Tino Rossi à ses débuts, ses questions demeuraient sans réponse.
— Faut pas qu’vous restassiez dans c’t’état, ma p’tite mère, fit-il péremptoirement. V’nez t’avec moi, on va aller écluser un p’tit alcool ; doit bien y avoir un’ boutanche d’ quéqu’ chose, dans c’te masure !
Malgré ses injonctions et son ton fervent, la grosse fille continuait de demeurer soudée à la barre d’appui.
A vouloir l’en arracher, Bérurier se frottait contre le joufflu de la gonzesse. Son érection se constitua sur-le-champ.
Homme de grande simplicité, dépourvu de problèmes métaphysiques, il retroussa la jupaille ancillaire et se trouva dès lors en présence d’une robuste culotte de coton rose dont la fille était devenue propriétaire pour la modique somme de dix-huit francs quarante dans les souks d’un grand magasin excentrique.
Sa frénésie fit péter l’élastique, lequel était de qualité inférieure, et le sous-vêtement chut sur les pieds de Graciosa avec l’indolence d’une bouse de vache parvenant à destination. Las ! le Dodu se heurta alors à un obstacle beaucoup plus péremptoire que le chiffon si aisément mis à la raison, à savoir que la personne de sa convoitise était tétanisée par la terreur, comme l’écrivent si simplement des confrères à moi dont le talent constitue une thérapie contre les aigreurs d’estomac, les règles douloureuses et les borborygmes incoercibles.
Sa Majesté, frustrée, tenta de conjurer à la main ce fâcheux blocage contrecarreur, mais il trouva sous ses doigts une chaglatte plus aride qu’un sol dont la nappe phréatique est tarie.
Un choc sourd le fit se retourner. Il aperçut alors son ami Augustin allongé la face au plancher. Sur l’instant, il crut que le veuf neuf venait de se prendre le pied dans le tapis, mais un autre spectacle, plus attractif, le mobilisa.
Le lit constituait une espèce de vitrine pour abattoir. Un corps presque nu y gisait de travers. Vision d’horreur, n’ayons pas peur des termes lorsque les circonstances commandent. C’était celui d’un vieillard en décharnance, qu’on supposait vieillard à cause des cheveux blancs, ensanglantés, sommant une tête à la face déchiquetée.
Le mort portait encore les lambeaux d’une archaïque chemise de nuit. Pas une partie de son corps n’avait échappé à une lacération minutieuse. On eût dit que des griffes puissantes — à moins que ce ne fussent des dents — s’étaient acharnées sur cet être sans défense.
Mille visions insoutenables assaillirent Alexandre-Benoît Bérurier. Il capta la rotule à nu d’un genou, le trou béant du bas-ventre et un vieux sexe en charpie. Il vit la gorge tailladée, la mâchoire pendante d’où sortait un dentier jaune encombré de flocons d’avoine, et frémit. Des veines arrachées sortaient du corps comme les fils d’un moteur d’auto en réparation. L’un de ses yeux, extirpé de son orbite, se trouvait à présent dans sa pantoufle droite. La literie, initialement blanc sale, était devenue d’un rouge bordeaux qui aurait intéressé le peintre Mathieu. L’urine avait coulé de la vessie crevée, le cerveau du nez, le gros côlon (ou, pour le moins, l’un de ses affluents) s’évadait du mort par le cratère d’un anus qui ne devait pas sa surdimension à la sodomie.
— Ben ma vache ! grommela Mister Béru qui possédait un lot d’exclamations adaptables à toutes les circonstances de la vie.
Réalisant que les vivants bénéficiaient d’une indéniable priorité sur les morts, il retourna à la servante et, comme elle était pratiquement soudée à son appui de fenêtre, il l’endormit d’un crochet du droit au temporal. Illico, elle perdit connaissance, ce qui, dans les conditions du moment, constituait une grâce du ciel.
Alexandre-Benoît n’eut aucun mal à la charger sur ses épaules mammouthiennes et à la coltiner jusqu’à une chambre voisine. Un lit non fait servait de charpente maîtresse à une colonie d’araignées. Béru allongea sa « protégée » sur le vieux matelas solitaire et glacé. Il ne put retenir un regard concupiscent aux cuisses pléthoriques offertes si largement à sa convoitise.
En queutard impénitent, il accentua la remontée de la jupe, ce qui le mit en présence d’un ardent buisson noir pareil au bonnet à poil d’un garde de la Couine.
— Putain ! C’te touffe ! soupira l’officier de police.
Il tomba à genoux devant un tel objet de convoitise, se fraya un parcours à travers la jungle intime de la fille, puis il entreprit une lente et complète exploration linguale de sa partenaire passive. Il y apporta tant d’application et de salive qu’il parvint, à force d’à force, à envisager une visite déterminante de mister Zobard au cressonnier pantelant.
Depuis un certain temps déjà, instruit des difficultés de dernière heure qu’il rencontrait avec ses conquêtes, il transportait toujours sur soi un tube de pommade goménolée, initialement prévue pour le nez, mais dont l’usage pouvait s’étendre à des orifices moins haut perchés.
S’étant préparé avec minutie le Nestor, il eut la satisfaction de constater la parfaite réussite de son projet. Malgré le k.-o. de la donzelle et son absence de réactions, il arriva très vite à une heureuse conclusion. Etant homme de devoir, il la laissa recouvrer ses esprits (lesquels n’étaient point trop encombrants) à tête reposée.
Passant devant la chambre « fatale », il constata que son vieil ami le jeune veuf venait de récupérer.
— T’es un’ pure mauviette, Guste ! assura le violeur de bonnes avec le sourire des hommes forts qui sont capables de manger un sandwich dans un crématorium.
L’interpellé se voila le regard, sans écarter les doigts.
— Tu crois que c’est un assassinat, Sandre ? demanda-t-il de la voix feutrée que prend une dame pour téléphoner à son amant pendant que son vieux regarde du foot à la téloche.
— Penses-tu ! ricana Bérurier. Il a dû s’ faire ça en s’ rasant !
Elle est maigrichonne, avec pas plus de nichebabes qu’une statue représentant la petite sœur Thérèse. Le teint blêmasse, la bouche pâlichonne, le regard quémandeur de rien. L’air pas très heureuse, si tu vois. Pas franchement malheureuse non plus. Une fille comme t’en rencontres des centaines de mille dans le Gai Paris. En la voyant, tu penses à la chanson Les Roses Blanches. Rien ne s’oppose à ce que sa maman soit morte tubarde et à ce que son géniteur soit « des messieurs qu’elle a jamais vus ».
En la matant, nue sur le plumzingue de cette chambre-à-se-vider-les-couilles, j’en viens à me demander quel sortilège a bien pu me pousser à la convoiter. Ses omoplates saillent comme des freins de vélo, ses hanches te rappellent certaines photos tragiques sur la libération du camp de Buchenwald ; et tu pourrais placer un gant de boxe entre ses cuisses tant elles sont écartées. Ça lui met la chaglatte entre parenthèses, pour ainsi dire.
On s’est rencontrés y a pas lurette. Elle contemplait ma Ferrari 456 avec une solennelle dévotion.
« — C’est rare, les filles qui admirent les bagnoles », lui ai-je dit.
Elle m’a fait une jolie réponse :
« — Ça, c’est mieux qu’une bagnole. »
Je crois que ce sont ses pauvres fringues qui m’ont brassé le raisin. Elle portait un maillot de matelot à rayures marines et blanches, une jupe fendue sur le devant et sur le derrière, qui ne lui donnait cependant pas l’air pute.
Elle était à peu près propre, mais on devinait qu’elle n’accordait pas à sa toilette davantage de temps qu’il n’en fallait.
« — Ça vous plairait de faire un tour ?
« — Je ne peux pas dire non, c’est probablement l’unique occasion que j’aurai de m’asseoir dans une telle merveille ! »
J’ai remarqué qu’elle avait une légère coquetterie à l’œil droit, rien de fâcheux, ça lui donnait même un je-ne-sais-quoi d’aguicheur.
J’ai pris les voies sur berge, ensuite je suis allé chercher l’autoroute de Nancy et je lui ai payé des émotions en piquant une crise jusqu’à 300.
Elle gardait son dos rivé au dossier du siège et se cramponnait des deux mains à celui-ci. Quand j’ai décéléré, elle s’est mise à rire, d’un air heureux.
« — C’est fou ! » s’est-elle extasiée.
Une aire de stationnement s’offrait. Je l’ai enquillée. Elle était déserte, à l’exception d’un routier qui se payait un somme à bord de son monument à roulettes.
Elle m’a dit, tout en caressant le tableau de bord gainé de cuir blond :
« — Vous devez être très riche… »
« — Non, très dépensier. »
« — Vous êtes dans les affaires ? »
« — Oui, dans les louches. »
Elle m’a défrimé. Ça m’a donné envie de bouffer sa petite gueule de Cosette au rabais.
« — Vous avez pourtant l’air honnête », a-t-elle objecté.
« — Je cache mon jeu. Et vous, c’est quoi, la vie ? »
« — Je travaille dans un hôpital. »
« — Beau métier. »
« — Très : je passe la serpillière sur les sols de plastique, je sors les fleurs des chambres le soir et les ramène le matin quand elles ne sont pas flétries. »
« — C’est aussi bien que de déchirer des coins de billets dans un cinéma ou de vendre des pêches au marché, en mettant celles qui se gâtent sous le tas pour qu’on ne les voie pas. »
Elle a souri. Ses dents étaient menues et pointues kif si elle avait possédé trente-deux canines.
Puis elle s’est mise à toucher la peau de la boîte à gants, comme on caresse une joue aimée. Le panneau s’est brusquement ouvert, lui arrachant un cri de surprise. Elle a voulu refermer, n’y est pas parvenue car il faut claquer fort. Pendant qu’elle s’escrimait, elle a aperçu mon ami Tu-tues dans son holster. Il roupillait avec la sangle de cuir entortillée autour du museau.
« — C’est donc vrai que vous êtes gangster ? »
Elle ne semblait pas effarouchée, plutôt amusée. J’ai pensé que ce genre de fille est épatée par les truands et peut facilement devenir leur compagne.
Alors, pour dissiper tout malentendu, je lui ai sorti ma carte de flic.
— La police ! »
C’est tout juste si elle n’a pas applaudi. Je lui ai cueilli le menton d’une main et l’ai embrassée à langue-que-veux-tu.
Elle n’était pas experte ; mais consentante, ça oui ! Je pense qu’elle aurait pris davantage de plaisir si ma condition de poulet ne l’avait impressionnée.
Mon autre paluche s’est glissée par l’ouverture de sa jupe. Sa culotte de coton était pauvrette, mais à essorer, ce qui était de bon augure. J’ai toujours préféré les figues fraîches aux figues sèches.
Une fois à l’hôtel Extase, j’ai pas déjanté, mais déchanté. Sans ses harnais, elle apparaissait maigre comme un chausse-pied. Des creux partout ! Fleur de Misère, tu sais ? Une peau d’un bistre grisâtre. Ses tifs n’avaient pas été lavés depuis ce fameux orage sur la région parisienne qui a failli noyer le métro. Des creux à chaque épaule, style portemanteau. Le nombril profond comme un tombeau. J’ai retenu un soupir. Moi, j’aime les formes, chez une fille, que ça soit ferme et lisse avec une cressonnière vigoureuse, genre casoar de saint-cyrien.
J’ai pris un des nichebabes dans ma main. Une prune ! Trop mûre. J’aurais dû lui « faire les bouts de seins », c’eût été la moindre des choses, mais franchement ses cabochons ne me tentaient pas. Alors quoi ? La figasse ? Tu le sais, je compte parmi les meilleurs bouffeurs d’Europe (excepté en Angleterre où cette discipline n’existe pas), mais là encore j’avais d’angoissantes réticences. Je redoutais trop de tomber sur du pas très frais. Je l’ai donc entreprise par un toucher mignon : médius et index joints.
Ça ne la passionnait pas à l’extrême. Je suppose qu’elle attendait l’instant du chibre pour déferler de la craquette. Les gaziers qui la chargeaient devaient éprouver mes réticences et l’emplâtrer cosaque d’entrée de jeu, sans préliminaires mutins. Le panais, faut reconnaître qu’il n’est pas assujetti à des arrière-pensées. Il perpètre d’autor. N’ensuite tu te le briques dans le lavabo et il rentre dans ses foyers la tête haute, paré pour la prochaine manœuvre.
Pour l’instant, le mien restait convenable : une bandaison de savoir-vivre. Pas le boutoir défonceur, certes non, mais du chibre de bonne compagnie.
J’étais aux prises avec ma témérité et ma bonne éducation, lorsque ma mièvrasse partenaire a dit :
— Vous entendez ?
Du ton de la maman qui, pendant une tringlée matrimoniale, demande à son bonhomme s’il a fermé la lourde du garage.
— Quoi, ma puce ?
— On dirait une sonnerie…
J’ai tendu mes baffles. C’en était bien une, en effet : celle de mon bip.
J’ai laissé la frangine, la babasse béante comme une belon au soleil.
— Pardonne-moi, petite fille : un appel d’urgence.
Le baisodrome était équipé du bigophone, ce qui m’a permis de me mettre en contact avec le standard de la Maison Pébroque. Je me suis annoncé au préposé qui, illico, a vocalement rectifié la position :
— Mes respects, monsieur le directeur. J’ai un message prioritaire du principal Bérurier. Il demande que vous le rejoignassiez de toute urgence 23 avenue Marie-France Dayot, à Murger-sur-Seine, pour une affaire très très importante et presque capitale.
Un hymne de profonde reconnaissance s’élève en mon cœur. Sauvé ! Mais, Seigneur, que fais-je-t-il donc pour mériter Ta magnanimité absolue et, je l’espère, irréversible ?
Le standardiste ajoute :
— Bérurier a laissé un numéro où vous pouvez l’appeler.
Etant nu, je l’inscris dans ma mémoire où il va stagner des années durant avec la bataille de Marignan, la prise de la Bastille, la fête de m’man et la date de naissance du président par contumace Edouard Balladur.
La porte étant ouverte comme la braguette d’un vieillard incontinent, je pénètre dans la maison sans sonner. Me trouve dans un vaste et lugubre salon où Alexandre-Benoît est en train d’enfourner une Ibère à poils longs. Par-derrière, ce qui va de soi de la part d’un obèse de force 5 sur l’échelle de Richebide.
M’apercevant, il me complimente :
— Chapeau, mec ! T’as pas traîné ! Si j’aurais su qu’ tu fererais fissa j’aurais pas emmanché c’t’Espanche pour la seconde fois, d’autant qu’ c’est pas un’ championne d’ la tringle. J’eusse eu aussi bon compte d’ calcler c’ canapé sans qu’é soye d’ssus. Note qu’ ça doit proviendre d’ ses émotions d’t’à l’heure qu’é semb’ plus s’ rapp’ler. Oh ! puis classe ! J’ la finirerai à un’ date ulcérée.
« Escuse-moive si j’ te demande pardon, Carmencita, mais j’ai école ! »
Il s’en va de la dame non sans élégance, s’essore Coquette avec la blouse de l’ancillaire et range le superbe membre dans son hangar à paf dont la fermeture Eclair forme une succession de « 8 » superposés.
— Alors, cette étrange affaire dont tu n’as pas voulu me parler ?
— Faut qu’ tu voyes ça d’ visu, mec. Çui qu’a pas maté un s’pectac’ pareil n’a qu’à aller à « Dînette Lande » pour s’ donner des émotions.
Il me pilote au premier étage.
Un petit homme triste et sans mystère dégueule en silence, assis sur la dernière marche de l’escalier. Il porte l’uniforme des veufs frais émoulus : costard noir, chemise blanche, cravate perle.
Béru enjambe et l’individu et la flaque qui en a consécuté.
— J’t’ présente Augustin, un pays à moi. On vient d’enterrerer sa rombiasse : infrastructure du myocar ; l’est tombée comm’ un’ merde, c’ qu’est plutôt rare chez les gonzesses.
Je ne perds pas de temps en condoléances superflues : le gus ne les aurait pas appréciées à leur juste valeur. La chance continue de m’escorter car il libère une nouvelle fusée pile après mon passage.
— Pour redescendre, note le Gros, on s’ laisserera glisser su’ la rampe.
Au premier regard, je constate que le Mammouth ne m’a pas menti. J’ai rarement vu un meurtre commis avec un tel luxe de cruauté. Il est à ce point inhumain qu’on pense tout de suite à l’attaque d’un fauve ivre de férocité. Le corps a été lacéré totalement par des griffes énormes. Il n’en subsiste que des reliefs en charpie. Les os brisés saillent de toutes parts, d’un blanc jaunâtre. Les chairs ouvertes sont exsangues, dirait un petit ramoneur savoyard. Des nerfs arrachés, des intestins déroulés comme des serpentins, des lambeaux de vêtements nocturnes enfoncés dans d’immenses entailles ; ce misérable reliquat d’individu n’inspire même pas la compassion, tant il est saccagé.
— Tu comprends qu’ mon pote aye la gerbe, hein ? fait Sa Majesté.
Je me détourne un instant pour fuir ce spectacle indicible. Vais à la fenêtre.
Un grand jardin en friche qui, jadis, s’est donné des allures de parc. La grille rouillée, sommée de petits pics en forme de hallebardes isole la vétuste propriété de l’avenue Marie-France Dayot[1] qui longe la Seine. L’air sent la glycine. Un clébard, du genre fox-terrier et qui ressemble à celui des Deschiens, renifle des murets au pied desquels quelques pissenlits tentent de s’organiser une petite vie banlieusarde.
La paix, la sérénité.
Soudain, je quitte la croisée pour fureter dans la pièce.
— Tu cherches quoice ? questionne l’Hélicon con.
— Du sang ! réponds-je.
— T’en as pas suffisamment comme ça ?
— Justement, il y en a tellement eu de versé qu’on devrait relever des traces partout. Des litres de raisin ont été répandus, or, à un mètre du carnage, tout est impec.
— Exaguete ! approuve cette fonderie à turpitudes. L’assassin d’vait porter un’ grande blouse et des pataugasses ; y les a posés après son sale turbin.
— Ça, dis je, c’est exactement le genre de meurtre où Mathias va devoir fournir un boulot d’enfer. Va lui téléphoner. Dis-lui qu’il se pointe dare-dare avec le légiste. Et achtung : secret absolu jusqu’à nouvel ordre. J’ai pas envie de voir la presse à sensation se radiner. Surveille ton pote de l’escalier ainsi que la soubrette. Personne ne doit quitter cette crèche avant que soient opérées les investigations nécessaires.
J’embrasse du regard cette vision d’horreur. Je sais des canards qui douilleraient une fortune pour venir flasher un tel meurtre !
En couleur, ça paierait !
Je me déplace façon Pluto : le tarbouif au ras du sol, détecteur comme un compteur Geiger. J’ai beau mater, fureter, je n’aperçois pas la moindre tache de sang. De la poussière en pagaille, ça oui. Sinon, ballepeau.
Alors je m’emporte et ferme la chambre à clé.
Mon drame, c’est les odeurs, tu le sais.
Je suis un forcené de l’olfactif. La plupart des gens ignorent que la vie est autant en odeurs qu’en couleurs. Eux ne reniflent que la merde et la cuisine qui la précède ; tout le reste, ils se donnent pas la peine, l’ignorent. Moi je suis « nez » ; pas dans les parfums : dans l’existence. Renifleur de première classe. Je donne dans le subtil, le ténu, le zéphir.
Mais à quoi bon te casser les roupettes avec ça. Tu te fais tellement vite tarter, sitôt qu’on s’éloigne de la calembredaine, du poilaunez, contrepet, pet tout court. Je sais tes limites. Chez la plupart d’entre toi, ton intelligence finit là où commence la nôtre. Mais ça ne fait rien, j’ai pris l’habitude.
Pour t’en reviendre, je renifle dans l’étrange demeure et j’y récolte des odeurs mal identifiables. Ça pue le fané, le tout-vieux. Remugles venus d’ailleurs et qui sont demeurés dans la vieille bicoque parce qu’ils s’y sont plu.
Par acquit de conscience, je visite toute la crèche, cave au grenier. Quatre chambres en décrépitude, pleines de meubles surannés mais qui n’ont pas encore de style. Les années 30. Fanfreluches crétines, de l’opaline, du noyer. J’aime les noix, étant natif de leur pays, mais pas les planches fournies par leur arbre. Son bois, sous forme de mobilier, a tout de suite un aspect petit-bourgeois. Même en cercueil, je déteste. Je suis chêne, moi. Voire sapin. Tiens : l’arole avec tous ses nœuds ! Je dédaignerais pas un pardingue taillé dans ce pin à chair rose. Et puis le nœud est mon emblème, non ?
Mais j’égare, je disperse. Ma tendance, dès qu’on cause. Les seuls reproches de mes profs de français : « intéressant, mais vous sortez du sujet ». Et comment que j’en sortais ! La littérature au cordeau, c’est pas mon fief. Ma pomme ? Toujours un pied dans la marge, voir ce qu’il va en consécuter. « Hep ! vous, là-bas ! » Les littératureurs fringués en gardiens de square. Interdiction de marcher sur les pelouses ! Te le font vertement savoir. Seulement j’ai toujours essayé de couper au plus droit en traversant les massifs de bégonias. T’as quelque chose contre, toi ? Ne me dis pas que t’es aussi con qu’eux (con-queue), ça me ferait éclater les varices.
Les piaules sont sinistres, raides sous une couche de poussière qui commence à les stratifier. D’intéressant ? Des photos peut-être, qu’auréolent d’humidité dans des cadres d’ébène rehaussés d’un filet d’or.
Ce qui me capte, d’emblée, c’est une profusion de gonziers en uniforme. Mais en y reluquant de plus près, tu t’aperçois qu’en fait il n’y a que deux mecs, pris à des âges différents de leurs destins. Les deux portent la tenue de « la Royale ». Ça passe d’enseigne de vaisseau à amiral pour l’un, d’enseigne à commandant pour l’autre. Ils se ressemblent. Père et fils, ça t’y coupes pas.
Çui qu’est en amiral est photographié au côté du président Vincent Auriol, qu’avait un fanal bidon et une bru aviatrice. Ils sont sur le pont d’un barlu de guerre, passant en revue une alignée de matafs vêtus de blanc. On trouve l’amiral du temps qu’il était d’un moindre grade, recevant la Légion d’honneur ou une bricole du genre, des mains d’un glandeur en civil qui m’est inconnu.
L’autre est flashé à son propre mariage. Tenue blanche, gâpette sous le bras. Son épousée de frais tient un chaste bouquet de fleurs d’oranger. N’a pas l’air fufute. Tu sais, en matant ce cliché, qu’elle prendra de l’embonpoint, que l’aviso se transformera en baleinière bien avant son retour d’âge. Sur l’instant, elle donnait dans l’illuse : tu pouvais l’espérer sylphide à vie, pour un non averti (ou un inverti) ; mais Bibi a l’œil. Des nichemards commak se muent fissa en doudounes. Les chevilles qui dépassent de la robe nuptiale ont de grosses attaches. Le cou va s’adoner d’un goitre.
Les gens, quand tu les regardes attentivement, t’aperçois leur futur en filigrane. Ton destin, l’aminche, c’est pas dans le marc de caoua que tu le lis, mais sur ta gueule. Il y est inscrit à l’encre pas sympathique, tu peux pas te gourer.
Dans l’ensemble, il n’y a presque pas de rombiasses sur les photos. Sauf un vaste double portrait en sépia qui représente un couple chenu. Les ancêtres de messieurs les officiers, je suppose. Le bonhomme est à demi caché par d’énormes moustaches blanches à la Clemenceau. Il a l’œil sournois d’un boa dans son vivarium. Sa mémé est maigrichonne, le menton casse-noix, les pommettes comme des freins de vélo. Elle porte une coiffe bretonne en dentelle amidonnée et il y a autant de poitrine dans sa robe noire que sur le boîtier de ta Pasha.
— Qu’est-ce tu branles ? grommelle l’organe embrumé par le côtes-du-Rhône de mon Mammouth préféré.
— Je fais connaissance avec la famille, réponds-je. Où est la femme de ménage ?
— Dans le coltar.
— C’est-à-dire ?
— La mémoire d’ son singe nazé y est r’venue et é m’a r’piqué un’ crise. J’ l’ai recalmée av’c un taquet au bouc. C’est fou c’ qu’é l’ est émotionnante, c’te greluse.
— Il va falloir que je lui parle…
— Casse la tienne, on va y filer un’ casserole d’eau froide dans la poire, assure ce galant homme tout en nuances.
— Et ton veuf ?
— Y continue d’ gerber. J’ l’ai conseillé d’ s’installer dans les cagoinsses pour êt’ mieux à son aise. C’t’un garçon d’originale paysanne, comm’ moive, mais lu, y n’ supporte pas les émotions ; faut dire qu’ veuf, cocu, plus un cadavre charpigné[2] sous les yeux, ça t’incite pas aux frivolités.
Ruisselante, elle suffoque, la Dolorès au rabais. Ses tifs ardents et noirs sont plaqués sur sa tronche et lui composent un étrange casque pour divinité malgache.
Elle un regard qui accentue son type ibérique car c’est celui d’un toro que des banderilleurs viendraient de transformer en pelote d’épingles.
— Vous parlez francés, señorita ? je lui demande avec ce ton de compassion qui est de mise lorsqu’on informe un vieillard qu’il vient de déféquer dans ses brailles.
— Si ! répond-elle (ce qui est bien une preuve, hein ?).
Je caresse sa joue mal rasée tout en lui coulant une œillée qui aurait incité Staline à dissoudre la Guépéou.
— Vous ne craignez rien, ma jolie chérie, promets-je, nous sommes de la police, et si vous n’avez pas de permis de travail, nous vous en ferons établir un.
Son regard brille.
Je lui tends mon mouchoir afin qu’elle puisse essuyer son beau mufle armorié.
— Je sens que nous allons bien nous entendre, Pepita.
— Si, admet-elle, ma jé né m’appelé pas Pépita.
Bon : elle ne s’appelle pas Pepita. Et alors ? Qu’est-ce que j’y puis je-t-il ? demanderait l’ Infâme.
J’ai pris place à son côté sur une bergère houssée et mis devant moi une petite table basse qui cherche à faire croire qu’elle est Louis XV avec l’énergie du désespoir. Sorti mon calepin au papier quadrillé, jauni par le temps (plus de trente balais que papa avait acheté un lot à un marchand ambulant dont la frite famélique l’avait apitieusé, je te le répète à chaque fois. Touchant !)
Je débute :
— Nom ?
— Maria Zozobra y Ponedora…
Elle va m’en déferler trois kilomètres sur la coloquinte, de quoi remplir les pages du vieux carnet, mais je lui déclare que ça suffit pour une prise de contact.
— Age ?
— Trente-deux.
La routine. Je déteste ces questionnaires d’identité qui font de moi un inquisiteur. S’ils savaient ce que je m’en torche l’oigne de leurs blases, et aussi qu’ils soient nés à Pétaouche ou à Zanzibar ! Mais pour les pièces officielles tu dois tout consigner. Crois surtout pas que je me désintéresse de mes prochains et prochaines ; y en a qui me passionnent, au contraire. Pas beaucoup, mais il en existe. Des que je serre sur mon cœur en leur susurrant comme quoi faut pas qu’ils se fassent chier, qu’on est un tout petit peu moins que rien et qu’il suffit d’attendre le grand couvre-feu final pour que les sales autres cessent enfin de nous tarabuster la prostate.
Je poursuis mon terrogatoire. T’en fais grâce. J’ai des conconfrères qu’en profiteraient pour tirer à la ligne. Moi, je préfère tirer un coup. Dans la nuance. Le slip de médème simplement écarté, c’est davantage fripon.
N’en fin de compte, l’Andaloche m’apprend qu’elle est native de Sotogrande où son papa entretient les golfs à poil ras. Elle vit depuis quatre ans dans cette aimable banlieue parisienne, en compagnie d’une de ses sœurs. Ça fait un an qu’elle gratte dans cette maison de l’avenue Marie-France Dayot. Le ménage, deux fois par semaine, elle fait. Le proprio s’appelle Martin Lhours. Il est veuf, peut-être a-t-il de la famille, en tout cas elle n’a jamais vu personne au pavillon. C’est un vieux kroum radin qui épluche ses notes d’épicerie et de boucherie quand elle lui fait ses courses. Il ne sort jamais. Une fois par mois, le facteur lui apporte de la fraîche résultant d’une pension. Elle a cru remarquer que ça représentait pas mal d’argent (mais les pauvres sont facilement impressionnables de ce côté-là). Nonobstant son avarice, le vioque se traînait un caractère de chiasse. Toujours à surveiller, ratiociner, houspiller. Si elle est restée douze mois au service (épisodique) de cet harpagon, c’est bien parce que les temps sont durailles.
Comment elle a découvert le drame, moussiou ? Eh bien, ce matin elle est venue, comme tous les mardis et vendredis. Elle a la clé parce que le dabe avait les portugaises ensablées. Elle a commencé par la cuisine, ce qui représente un travail infernal, le dabe accumulant la vaisselle sale dans l’évier. Ensuite, elle a aspiraté le salon. Puis ça a été le coup de chiftir dans l’escadrin. Arrivée au premier, elle a toqué à la porte de sa chambre, surprise de ne pas l’avoir encore vu, car il se montrait habituellement matinal. Cette lourde n’étant qu’imparfaitement fermée, elle l’a poussée. Et alors ! ET ALORS ! ! ! !
Bon, la voilà qui se remet à hurler comme une perdue ! A racler le tapis des talons ! A glisser de la bergère, dévoilant ses cuissots variqueux et sa tarte aux poils privée de culotte.
Attiré par la crise, Bérurier survient, nanti d’un seau de flotte dont il lui propulse le contenu en pleine poire. Maintenant il a le remède tout prêt. Question d’habitude.
La señorita Maria Zozobra y Ponedora, passagèrement en panne d’oxygène, suffoque. Le Mastard termine sa thérapie de groupe par une mandale qui décollerait la tronche d’un rhinocéros. Pour lors, notre petite camarade Poilopattes se calme.
Ce que je ne puis me défendre d’admirer chez Alexandre-Benoît Bérurier, c’est son profond sens de l’humain. Il le sait bien, va, que la Police a perdu quatre-vingts pour cent de son efficacité depuis que les sévices corporels lui sont interdits. La jacte, les malfrats n’en ont rien à secouer. Mais jadis, quand ils se prenaient une tonne de marrons plus ou moins glacés dans la gogne, ils retrouvaient le chemin de la rédemption sans perdre trop de temps ni faire des détours inconsidérés. Alors, le Musculeux continue de payer de sa personne et administre des tisanes de phalanges, ce qui est une méthode productive au niveau qualité-prix.
— Ça va mieux, gentille amie ?
— Si.
Elle ruisselle, ressemble à une vache noyée (en moins expressif).
— Vous m’avez dit que Martin Lhours ne recevait jamais personne ?
— Jamais, señor policier.
— Comment passait-il ses journées ?
— Il lisait beaucoup des livres.
— Et encore ?
Elle émet, du bout de ses grosses lèvres, une imitation de pet qui ferait marrer un conclave de cardinaux.
— Il se préparait à manger, la cuisine, il aimait faire. Et aussi, il buvait mucho. Deux fois la semaine, je ramenais une caisse de vin, du bordeaux château-ségur que j’achetais chez Nicolas. Il lui en fallait vingt-quatro bouteilles par semaine.
Je divise le nombre en rations journalières, ce qui fournit un quota de plus de trois boutanches quotidiennes. Pas mal, pour un presque octogénaire ! Il devait drôlement se maquiller de l’intérieur, l’ancien marin. S’asphyxier le tempérament au rouge noble.
— Ecoutez, ma jolie brunette, j’aimerais savoir s’il avait d’autres habitudes. Par exemple, téléphonait-il souvent ?
Elle secoue la tête.
— Presque jamais.
— A qui ?
— Je no sais.
— Il recevait des appels ?
— Dépouis qué jé souis ici, peut-être deux, trois…
— Vous n’avez aucune idée de qui il s’agissait ?
— Non. Mais la dernièré fois, c’était le mois dernier, il semblait très colère. Il criait et il a raccrochaté.
— Vous ne savez pas à qui il parlait ?
— A ouné mujer.
— Vous êtes sûre qu’il s’agissait d’une femme ?
— Si. Il criait des injoures contre le téléphone, ensouite. Il disait « Pouta ! Salope ! Pétité merde ! » Il avait ouné crise. Il donnait des coups au téléphone.
— Alors qu’en général on donne des coups de téléphone ?
— Si.
— Vous ne l’avez pas entendu prononcer un nom pendant qu’il parlait ?
— Non.
Je griffonne quelques notes. La lumineuse servante passe sa main droite sous sa jupe pour se palper le moniteur.
— Lé gros, il m’a fait mal con son énorme affaire, gémit-elle. Vous savez comment il l’a, señor policier ?
— C’est un cas, éludé-je, comme si cela constituait un plaidoyer.
— Un vrai caballo !
— J’ai vu des chevaux moins bien fournis.
— Et il arrivé pas à se calmer la faim ! Deux fois, il me l’a mise, sa grosse trique. Vous ne pourriez pas lui dire que c’est assez ?
— J’essaierai de le raisonner, ma jolie.
— Muchas gracias !
— De nada.
Une petite zone de silence. J’essaie de rassembler ma gamberge, laquelle foire dans tous les sens. « Quelle affaire insensée », me dis-je entre quat’z’yeux. Je pense à quelque meurtre rituel, à cause de l’horreur dont il s’accompagne.
— Maria…
— Oui ?
— Je résume. Ce vieux pingre ne sortait jamais. Il lisait, cuisinait et buvait énormément. Vous faisiez son ménage deux fois par semaine et le facteur lui apportait sa pension chaque mois. Il recevait de très rares appels téléphoniques.
— C’est exact.
— Aviez-vous l’impression qu’il avait peur ?
La réponse est catégorique :
— Si.
Et elle ajoute tout de suite :
— A la pleine lune.
Cette affirmance incongrue (Ain-con-grue) me file du 220 volts dans l’ognard.
— Comment cela ?
— Les jours de pleine lune, il disait : « Je vais encore pas fermer l’œil la nuit prochaine. »
— Attendez-moi un instant.
Je bombe jusqu’à la cuisine où, naguère, j’ai aperçu un calendrier des postes. Fiévreusement, j’en arpente les colonnes du regard. Nous sommes le 14. En face de la date, s’inscrit un minuscule rond blanc. Seigneur, je manque d’air.
Cette noye était une nuit de pleine lune ! Dis-moi, mec, on va pas tomber dans le charlatanisme !
Tu nous imagines, à la Maison Poulaga, tenant compte de telles foutraqueries ? Pourtant, il y a eu des chiées de meurtres commis lors de cette phase lunaire. « L’assassin de la pleine lune », sur les cinq continents on en entend parler.
La femme de ménage toque à la lourde ouverte :
— Vous permettez, señor inspector, que je prenne un peu de beurre ? C’est pour me mettre sur la chattoune : ça mé broûlé.
— Je vous en prie, ma chérie !
Elle dépone le réfrigérateur et prélève une noix de mantequilla dont elle s’oint la connasse en pleurnichant.
— Ça mé broûle, ça mé broûle !
— Demain il n’y paraîtra plus.
— Mais c’est ce soir que je sors avec Juan, mon ami.
— Vous lui ferez une bonne manière pour lui compenser cette avarie de cul, ma puce. A ce propos parlez-moi encore de la pleine lune.
— Et quoi en dire, señor ?
— Le vieux la redoutait, dites-vous ?
— Terriblement. Il m’a même demandé dé venir dormir à la maison avec ma sœur, ces nuits-là.
— Et vous avez refusé ?
— J’avais bien trop peur.
— De quoi ?
— Ben… de sa peur ! S’il y avait un danger, j’avais pas envie de prendre des risques ! Déjà qu’il me payait au tarif minimum pourquoi je ne suis pas déclarée.
Elle sursaute, saisit ma main de la sienne graisseuse et la porte à ses lèvres, dans un élan de soumission éperdue et de profonde reconnaissance.
— Gracias, señor policier, muchas, muchas gracias ! Si vous le voulez, et si vous n’avez pas la queue trop grosse, je ferai l’amour avec vous.
Là-dessus, on sonne en coulisse.
Rapus, le légiste, est un petit fourchu habillé de maigre, pointu de partout (sauf peut-être de la bistougne ? c’est tellement capricieux, ces trucs-là). Lunettes à monture d’écaille, un creux dans le menton, à la Cric Douglas. Regard acéré. Quand il te mate, t’as la sensation de morfler deux banderilles dans le portrait.
C’est lui qu’arrive le preume, une sacoche à l’ancienne à la main. Il est en prince-de-galles à dominante bleue, porte une cravetouze rayée sur une limouille pervenche et sent « Cologne Sologne » de Patricia de Nicolaï, ce qui indiquerait qu’il est homme de goût.
Je l’escorte dans LA chambre. Pas une mauviette, le doc. En découvrant le corps saccagé, il a un froncement de sourcils et murmure :
— C’est un loup-garou qui l’a arrangé comme ça !
— Cette nuit, il y avait la pleine lune, ricané-je.
— Des photos ont été prises ?
— Pas encore, vous êtes le premier.
— J’ai ce qu’il faut.
Il extirpe, de sa valdingue à soufflet, un appareil photo sophistiqué.
— Il faut lui tirer le portrait avant que je l’entreprenne. Parce que ensuite…
— Ce n’est généralement pas de votre ressort.
— De nos jours, et de plus en plus, on décompose trop les besognes, monsieur le directeur. Un cloisonnement excessif est mauvais pour l’ensemble.
— Tout à fait de votre avis, docteur.
Bientôt, son Nikon crépite. Je m’écarte pour lui laisser le champ libre. Parfois, il marmonne des appréciations d’ordre professionnel.
Et puis le Majestueux entre en tornade, faisant claquer, jusqu’à la fendre, la porte contre le mur.
— Toubib ! il gronde, arrivez dare-dare, on a un problo.
Ma première pensée va à l’Espanche au fion embrasé. A-t-il voulu de nouveau abuser de cette malheureuse, lui craquant la charnière définitivement ?
Pas le temps de l’interroger : il déboule l’escadrin, se prend le pied dans un trou de la moquette et termine à dos-d’âne son parcours.
— J’ m’aye foulé l’arête du mitan, assure-t-il en balançant un vent qui ridiculise les alizés.
Nous l’aidons à se redresser ; comme nous n’avons pas de grue dépanneuse, la manœuvre est longue. Boquillant, dirait Céline, il atteint le rez-de-chaussée où le légiste se met à palper cet animal défectueux.
— Il faudra que vous alliez passer une radio, mon cher !
Mais le sinistré rebuffe :
— Pour un’ simp’ gamelle dans un escadrin d’ bois ! Un Bérurier ! Vous charriez, doc !
Il tente de clopiner mais doit renoncer.
— Ma Berthe m’ f’ra un massage av’c du calva, déclare cette force de la nature ; chez nous aut’ on n’ s’est jamais soigné les luxures aut’ment. Si j’vous direrais, mon arrière-grand-dabe, Jean-Baptiste Bérurier, est tombé d’un échafaud d’ dix mètes. Ben c’est grand-mémé qui a réduise sa fracture de la colonne dorsale av’c des attelles en châtaignier. E f’sait rabilleuse, au pays : un don. L’ vieux s’est r’mis sans voir l’ médecin. Bon, j’ veuille qu’y marchait à l’équerre, n’ensute ; mais il avait déjà tendance, vu son âge. Qu’y mate l’ sol d’un peu plus près, ça changeait quoi à sa vie ? N’au contraire, ça lu permettait d’ r’trouver des trucs perdus. Si v’ voudriez m’assesseoir dans c’ fauteuil, là-bas, l’ temps qu’ j’récupérasse ? Merci ! Doucement ! Charogne, c’ que j’en rote ! Laissez-moi pas aller trop fort. Moui, commak ! C’est gentille à vous, doc.
Il cale ses avant-bras sur les accoudoirs du siège et respire un grand coup.
— Si tu trouvererais un’ goutte de quèque chose qui r’monte, Antoine, j’ t’en saurerais un plein pot d’ gré.
Je m’empresse d’aller fureter dans la cuisine et lui rapporte une boutanche de bordeaux tout juste entamée.
— T’es un frère ! me dit-il. Tu veuilles bien m’ soul’ver le bras afin qu’ j’ busse à la régalade ? Moui, commak, douc’ment, j’aye élégamment meurtri mon épaule.
Grâce à mon affectueuse assistance, il biberonne le solde de la boutanche.
— Pourquoi étais-tu venu nous chercher ? m’enquiers-je.
Il marque un soubresaut.
— Putain d’ell’ ! Av’c c’ te chute ça m’était sorti d’ l’esprit. Cours aux chiottes du reste-chaussé, Toine !
Je m’empresse. Ouvre la lourde desdits et reste abasourdi.
Auguste, le pote de Son Enfoirure, s’est pendu avec la tirette de la chasse d’eau, anormalement longue car, dans ces chiches anciennes, le réservoir est situé à plus de deux mètres du sol. Il est pudiquement tourné face au mur. Sa tronche est inclinée sur la droite, ses pieds sont en flèche.
— Aidez-moi, docteur !
Rapus soutient le veuf tandis que, monté sur la lunette des gouinssecas, j’arrache la chaînette.
Ensuite on étale le gars sur le carreau du vestibule.
Mon compagnon s’efforce de desserrer le lien de fer afin de rendre de l’oxygène au malheureux. Après quoi, il pose son oreille sur la poitrine du pendu.
— Comment slave va-t-il, les mecs ? crie le Mastard à la cantonade.
— Cela ne va plus, répond le légiste : il est mort.
Un silence.
Nouveau vent longue durée du Gros qui traduit l’intensité de son émotion.
Puis l’homme de Saint-Locdu de déclarer :
— Vous voudrez qu’ j’ vous dise ? C’est c’te baraque qui porte malheur !
Jérémie Blanc qui s’est joint à Xavier Mathias, notre blondinet couleur coquelicot, me dit :
— Qui c’est, la gamine endormie dans ta Ferrari ?
— Une petite pécore qui s’est jetée dans mes bras, pour ainsi dire, et que je n’ai pas eu le temps d’embourber.
— Elle m’a paru mignonnette.
— Si le cœur t’en dit, je t’offre mon droit de cuissage.
Il semble ne pas prendre cette propose à la légère.
— Sans charres, grand ?
— Officiel. En repartant, raconte-lui que je suis coincé ici pour la journée et que tu vas la reconduire à Paname ; ce sera alors à toi de jouer ton va-tout !
Ses mirettes se mettent à tourniquer, comme les motifs d’un appareil à sous.
— Je te remercie, susurre-t-il de ses grosses lèvres à pneus ballon.
— Ça sera ton cadeau de Noël, ajouté-je ; je ne savais quoi t’offrir.
Il ricane :
— Tu t’y prends en avance, Noël n’est que dans sept mois !
— Comme ça, je suis certain de ne pas t’oublier, la date venue…
On plaisante, mais le cœur n’y est pas. Ça catastrophe trop autour de nous. La mort abominable du vieux, là-haut, nous hante. De telles visions sont difficiles à occulter. Il va me falloir en tirer des coups avant de me reconstituer un optimisme !
J’ai laissé embarquer le cadavre d’Augustin par Police-secours. Nos confrères, à ma requête, ont accepté de reconduire Sa Bérurerie béate jusqu’à son domicile car il est totalement bloqué des reins. Le légiste m’a confié, après son départ, qu’il craint fort que ce sac-à-poubelle se soit nazé une vertèbre. J’imagine mon pote dans une petite voiture électrique qu’il driverait d’un bistrot l’autre. Sale perspective !
— Elle est bizarroïde, cette affaire, murmure l’homme des savanes (dont il se fait l’écho).
— Très !
— Tu vois, les circonstances ont fini par me rendre aussi cartésien et con qu’un mec dit civilisé ; sinon je déclarerais que ce meurtre a une connotation surnaturelle.
— Tu penches pour un acte de sorcellerie ?
— Je n’ose pas te répondre oui, tu me traiterais d’ anthropophage.
Il enchaîne :
— Quand tu découvres un être humain à ce point saccagé, démantelé, écorché vif, sans que son environnement soit ensanglanté, ta raison patine, non ?
— Je le reconnais.
J’ajoute, du ton qu’a pris mon camarade Galilée pour affirmer : « Et pourtant elle tourne ! » :
— Néanmoins il y a forcément une explication à la chose ; à nous de la découvrir.
Puis, lui présentant un feuillet de mon calepin :
— Voici les coordonnées du vieux, mon gentil Scandinave. Tu vas retourner à la Grande Boutique des Horreurs et remuer le monde entier et sa banlieue pour me dresser un curriculum complet de Martin Lhours. Je veux tout savoir de son passé et de ce que fut son présent jusqu’à cette nuit. Carrière, femmes, enfants, famille éloignée, incidents de parcours. C’est pas un rapport qu’il me faut, mais une biographie. Depuis quand habitait-il cette maison, ses revenus, ses placements, ses maladies. Tout ! Tu m’entends bien ?
— Et si je n’y parviens pas tout seul ?
— Prends des nègres !
Il a un sourire apitoyé :
— Et dire que des gens s’imaginent que tu as de l’esprit !
Deux plombes qu’ils usinent de concert dans la chambre, Mathias et le légiste. Je respecte leurs travaux. Excepté les cantonniers et les artistes, les gens détestent qu’on les regarde marner.
Pendant qu’ils s’activent, moi je furète, mais sans résultat.
Le vieux conservait tout son matériel à vivre dans sa piaule, façon grigou. Harpagon couve toujours son trésor, comme une poule ses œufs. Contrairement à ce que l’on imagine, il les met dans le même panier afin de mieux les surveiller.
J’attends donc avec impatience la fin de leurs explorations. Suis un poulain ivre de liberté qui brûle d’aller gambader dans le corral. Je sais que l’examen de la chambre funéraire sera riche d’enseignements.
Une ambulance se pointe pour venir embarquer le corps ; c’est le doc qui l’a convoquée avec son biniou portable.
Les deux brancardiers sont un peu pâlichons des genoux en redescendant l’escadrin. Celui qui ouvre la marche se prend le pied dans le trou du tapis qui a été fatal à Béru et se file un déval à plat bide, avec, en prime, le cadavre du père Lhours sur les rognons.
Une fois en bas, il ne peut plus se relever biscotte une fracture du bassin. T’admettras que la scoumoune est de rigueur dans cette turne ! Un malaise croissant m’empare.
On remet l’assassiné sur sa civière, on aide le chauffeur à le placer dans son fourgon ; après quoi on s’occupe de coltiner le fracturé auprès de lui.
L’ambulancier-chauffeur, loin de compatir au sort de son équipier, l’invective de première. Il le traite de « branleur », de « branque », de « manche à burnes ». Assure que ce gus est pédé. Qu’il exploite les pissotières. Qu’il joue lui-même au brancard, au lieu d’être simplement brancardier. Qu’il a probablement le sida (il n’est que de voir les vilaines plaques qu’il a sur les bras). Lui, Michel, refuse de le subir davantage en tant qu’équipier. La semaine dernière, n’a-t-il pas laissé tomber un col du fémur de quatre-vingt-douze ans sur le trottoir et, la veille de Noël, il a voulu allumer une cigarette chez un suicidé au gaz, cet archicrétin !
Enfin, ils repartent.
Jusqu’au carrefour suivant où, dans son énervement, le conducteur emplâtre un camion de la voirie.
L’irascible chauffeur d’ambulance est tué. Son acolyte s’en tire avec une double fracture de la jambe gauche, en supplément au programme.
Le mort, lui, est intact.
Voilà.
Nous sommes à présent seuls dans la maison, Mathias et moi. Il y règne une atmosphère morbide. On a l’impression de se trouver dans quelque sanctuaire satanique où le surnaturel peut se manifester à tout bout de champ, en se montrant toujours maléfique.
Une sale odeur rôde dans la chambre du crime malgré la fenêtre ouverte. Ça renifle le sur, le sang, la pisse froide, la décomposition universelle.
Je me laisse quimper dans un fauteuil voltaire avachi où le mort a dû passer beaucoup de temps. Ses lunettes déglinguées sont posées entre les pages d’un livre ouvert sur une table. Je m’informe du titre : Connaissance de l’Au-delà, d’un certain Absalon Durand, maître de conférences à la faculté des Sciences occultes de Château-Gontier.
La page de droite est cornée. Un trait d’ongle marque le papier à l’endroit où la lecture fut interrompue. Machinalement, je lis le dernier paragraphe :
« Lorsqu’on se trouve en présence de manifestations répétitives, ayant lieu à des époques précises, celles-ci acquièrent en intensité et précision, au fur et à mesure que l’espace-temps se développe. Le moment arrive, inexorablement, où ce qui procédait de la vision péremptoire, devient réalité supra-réelle. »
C’est sur cette déclaration que l’ancien officier de marine a pris congé du bouquin et, peu après, de la vie.
Je dépose le book sur le meuble.
Et puis tout à coup, une pensée me flache le caberluche.
Je sors en trombe d’éléphant de la pièce maudite. Dévale l’escalier en prenant soin de ne pas me bicher une pattounette dans le trohu du tapis.
Tu sais quoi, Eloi ?
Je viens de te dire, à l’orée de ce chapitre sept (l’un des meilleurs que la littérature d’action ait jamais produit), que nous restions seuls dans le pavillon, le Rouquemoute et Bibi.
Erreur : j’oublie la femme de ménage espanche, la ravissante poilaupattée Maria Zozobra y Ponedora. J’espère qu’elle ne s’est pas fait la valdingue, cette pécore angora ; sinon tout le pays va apprendre ce qui s’est passé et on va avoir une déferlance cacateuse sur les bras. Déjà que les voisines immédiates jacassent dans l’avenue, alertées qu’elles furent par ce concours de bagnoles et ambulance devant une masure d’ordinaire sans vie.
— Maria ! hélé-je-t-il, en mutinant de l’inflexion. Où donc êtes-vous, belle et pileuse Andalouse aux seins flasques ?
Le silence me répond, comme écrivaient les romanciers début de siècle qui, je te le répète, avaient un beau brin de plume à se carrer dans l’oigne.
La garce ! elle a joué cassos, nonobstant mon interdiction. C’est pas beau de désobéir à un drauper-chef quand on ne dispose que d’un permis de travail rédigé par sa cousine. Je suis le contraire d’un teigneux, pourtant elle va m’entendre, la sans culotte.
Une fois en bas, je l’appelle derechef (d’orchestre).
Zob !
Je vais alors dans la cuistance, et de quoi m’asperje-t-il, Emile ? La porte donnant sur l’escadrin de la cave est entrouverte et de la lumière en sort.
Je la dépone en grand.
— Vous êtes là, Maria ?
Mon appel se coince dans ma corgnole.
Ben oui : elle est là, la gentille Espanche. Au bas des marches de pierre qu’elle a descendues à plat ventre, la tête en bas. Sa calebasse a éclaté sur l’angle du mur. Y a du sang en quantité. Rien qu’à la façon dont sa tronche repose, je réalise qu’elle s’est disjoncté les cervicales.
A pas précautionneux, je vais jusqu’à elle, impressionné par son regard fixe, empreint d’une indicible épouvante. Elle « s’est vue mourir ». Tu parles : un tel valdingue ! Combien de temps aura duré son plongeon : deux secondes à tout casser (si j’ose m’exprimer ainsi). Suffisamment en tout cas pour qu’elle soit hypnotisée par le ciment brut et la pierre qui attendaient de la réceptionner.
Désemparé, je remonte d’une traite jusqu’au premier. Dans la piaule, Xavier Mathias vient de stopper ses investigations.
— Qu’est-ce que tu calcules ? me demande-t-il en me voyant compter sur mes doigts.
— Le nombre de défunts et de blessés qu’il y a eu dans le secteur au cours de cette matinée : Martin Lhours, l’ami Augustin, un ambulancier et la bonne, en ce qui concerne les morts à part entière. Alexandre-Benoît Bérurier et un infirmier, pour ce qui est des blessés. Vois-tu, le Rouquinos, j’en ai vu des pas mal au cours de ma carrière, mais je trouve que là, on fait fort !
Pour allumer sa lanterne, sans avoir à enflammer sa tignasse avec une loupe et le soleil, je lui dresse un récit rapide et suce seins des récents événements.
— Tu es superstitieux ? murmure le Savant.
— Penses-tu, réponds-je en touchant du bois.
Cette maison de chiasse est pleine de soupirs et de craquements ; tu les perçois quand tu cesses de moufter ou de t’agiter. Tu éprouves alors une sensation de présences nombreuses et inquiétantes. Les murs commenceraient de se lézarder que je trouverais la chose normale !
Voyons, me morigéné-je, tu ne vas pas donner dans Nostradamus, gars. Les farfadets, c’est pas ta longueur d’onde. Faut s’ébrouer, chasser les vilaines sensations oniriques.
— On fait le point ? dis-je au chalutier en flammes.
Le maître du labo opine.
— Alors, je t’ouïs.
— Le légiste ne t’a rien dit ?
— Si : qu’il allait m’adresser son rapport. L’éternelle rengaine de ces messieurs. Je n’ai pas besoin de ses savantes conclusions pour que tu me fournisses le compte rendu de l’autopsie.
Il passe sa main blanche marquée de roux dans sa chevelure au néon.
— As-tu visité des musées consacrés aux armures, Antoine ?
— Cela a dû se produire, bien que je déteste les conserves.
— Il existe des spécimens ouvragés d’une grande beauté. L’armet de certaines, c’est-à-dire le casque, figurait une tête de monstre, voire d’oiseau de proie, et les gantelets qui allaient avec ressemblaient à des serres de rapace ou bien à des pattes de fauve.
— Tu penses que le meurtrier du vieux s’est servi d’un truc de ce genre pour le mettre en charpie ?
— J’en suis convaincu. Les profondes lacérations dont il a été victime ne peuvent qu’avoir été exécutées par d’énormes griffes métalliques.
— Ce serait la première fois que nous serions en présence d’un assassinat aussi singulier !
Mon docte reprend :
— Le légiste et moi pensons que la victime a eu d’emblée la gorge arrachée et que les autres sévices qui ont suivi ont été perpétrés sur un cadavre.
— Un travail de dingue ?
— Possible ; à moins qu’il ne se soit agi d’un meurtre sacrificiel…
— Tu ne trouves pas que ça reviendrait pratiquement au même, beau blond ?
— Dans un sens…
— Dans tous les sens ! Comment expliques-tu que cette mise en charpie d’un corps n’ait pas dégueulassé la pièce ? Il n’y a du sang que sur le lit.
— Je suis persuadé que le criminel portait une combinaison de mécano : j’ai retrouvé des fils bleus sous les ongles du mort. Il avait dû s’équiper de première : salopette, cagoule, chaussons de mareyeur ; plus un drap ou quelque chose comme ça qu’il a disposé autour du lit, avant de déchiqueter l’ancien officier de marine. Ce forfait terminé, il a rassemblé son matériel de dépeceur et l’a emporté.
— Il a fouillé la pièce ?
— Probablement pas. Tout se trouvait en ordre, voire dans un désordre familier au retraité. Le meurtrier est venu pour tuer, salement, bassement, mais uniquement pour tuer.
— Continue !
— Il n’a fait que précipiter la fin du vieillard ; le docteur Rapus a découvert que celui-ci allait claquer d’un cancer dans peu de temps car son foie n’existait pratiquement plus en tant que tel !
Je me renverse dans le fauteuil et, le regard perdu au plafond, je tente de coordonner mes pensées tumultueuses. Me dis que tout ça ne tient pas debout. Un gonzier se pointe à minuit chez le vieillard poltron ; se saboule pour une besogne salissante ; l’égorge et le saccage comme s’il entendait faire disparaître le corps dans la lunette des tartisses ! Et puis, plie bagage et s’emporte.
— La servante m’a déclaré que lorsqu’elle est venue prendre son travail, la lourde de cette chambre était entrebâillée.
— Et alors ?
— Ecoute, Xavier. Imagine ce dabe qui a les chocottes au point de proposer à sa femme de ménage de dormir à la maison les nuits de pleine lune, tu penses qu’il ne va pas se barricader ?
— Peut-être l’a-t-il fait ?
— Tellement bien que le meurtrier pénètre dans sa demeure, puis dans sa chambre sans effraction ?
Je me lève pour aller examiner la serrure. Banale. Mais intacte. Si elle se trouvait fermée à clé, le bonhomme a ouvert à celui qui allait devenir son assassin !
— Pourquoi pas ?
— Tu réfléchis un peu, sous tes cheveux rouges ? Le daron claque de trouille, pourtant, à minuit, on fait toc toc à sa porte et il va déponer ?
— Si l’arrivant lui inspirait confiance ? Attends ! Attends ! s’écrie-t-il. Qui nous dit que le meurtrier est arrivé à minuit ? Pourquoi n’aurait-il pas été là bien avant à la demande du père Lhours ? Suppose que le retraité qui claquait des dents les nuits de pleine lune ait prié quelqu’un de l’assister ?
— Il aurait sollicité ce service de celui qui allait devenir son meurtrier ?
— Un jour tu m’as dit que dans notre job TOUT était possible.
A quoi bon ergoter ? Pourquoi les choses ne se seraient-elles pas passées ainsi ?
— Tu as fouillé dans sa panoplie de vieux kroum à la retraite ?
— Méthodiquement.
— Alors ?
— Il était assez riche, certains papiers de banque attestent des placements se chiffrant par millions de nouveaux francs.
— Tu es sûr ?
— Tu regarderas toi-même ; je n’ai pas établi le total, mais ça va chercher dans les vingt-cinq briques.
— Pas mal.
— L’une de ses banques lui assurait une mensualité de dix mille francs. Il y a également des quittances de location de C.F. ; qui sait ce qu’ils renferment !
— De la famille ?
— Une fille qui a cinquante balais et vit sur la Côte d’Azur, au cap d’Antibes. Leurs rapports devaient être tendus car elle ne lui écrivait que pour mettre au point des choses officielles et sans user de formules affectueuses. Les bafouilles s’achèvent toutes par : « Croyez, père, en mes sentiments distingués. » Pas le genre saute-au-cou, comme tu peux voir.
— Bien, tranché-je, il est grand temps qu’on se fasse envoyer de la main-d’œuvre qualifiée pour une enquête au peigne fin. Moi je vais dire bonjour aux voisins.
Je trouve qu’on n’a jamais bien écrit de la banlieue parisienne, de sa mélancolie grisâtre. Si : Utrillo l’a peinte. Il a su restituer ses maisons blafardes, suantes de mélancolie, ses rues qui viennent de nulle part et qui y vont sans se presser. Y a une douce fatalité dans tout ça. Un ennui qui s’ignore. Les destins sont plus chiants qu’ailleurs parce que plus tranquilles. Pas d’aventure, jamais, mais un cafard gentil, rongeur, qui grignote tout, mine de rien. On y couve d’aimables cancers, des asthmes irrécupérables, des infarctus peinards, à peine cahotiques. La vie conduit à la mort sans se presser. On y suit la marche du monde avec beaucoup de recul dans les colonnes du Parisien Libéré. La téloche du soir y fait moins de boucan que partout ailleurs. Ici, la nature est en pots. L’existence se déplace sur des patins de feutre. On glisse les cartes postales qu’on reçoit dans le cadre de la glace du salon-salle à manger. Les adultères s’y perpètrent sans heurts ; seuls, les enfants, de retour de l’école, mettent un peu d’animation passagère. Les graffitis y sont moins obscènes qu’à Paris. On y vit à l’écart de ce monstre, avec la conviction d’être épargné.
Les voisins « d’à côté » se nomment Margotton. Pierre et Yvette, c’est écrit en anglais sur une plaque émaillée et, sous leurs blazes, on peut admirer encore un bouquet de pensées défraîchies.
On ne répond pas à mon coup de sonnette. Pourtant il y a quelqu’un car la lourde est « grand toute verte », comme dit le seigneur de Béru.
Je hasarde mon tarbouif dans une modeste entrée que décorent un porte-parapluies de cuivre ayant la forme d’une botte et une vue reproduite sur écorce de liège représentant la Promenade des Anglais dans les années 30. Un escadrin de bois mène aux chambres, un vestibule à la salle à manger ainsi qu’à la cuisine.
Je vais pour lancer le célèbre : « Y a quelqu’un ? » qui est la réplique incontournable de tout usager aux entrailles turbulentes devant des chiches fermés. Mais j’aperçois à cet instant une chose inusitée au tournant de l’escalier… En l’eau cul rance, comme je dis puis, il s’agit d’une rigole de sang séché, d’un beau carmin noirâtre.
La curiosité me porte jusqu’à la sixième marche, ce qui me vaut de découvrir une femme à cheveux blancs qui, en guise de peigne, porte un hachoir à viande sur le sommet du crâne.
« Putain ! me dis-je en espagnol, ça va continuer jusqu’à quand, ce carnage ? »
Personne ne me répondant, je me hisse jusqu’à la morte (car la personne à la tronche fendue l’est de fond en comble) et vérifie le bien-fondé de mon estimation. Elle a passé de vie à trépas et ça n’a pas dû traîner car la lame du couperet est enfoncée dans sa coucourbe jusqu’à l’arête du nez, ce qui te prouve que le meurtrier n’y est pas allé avec une houpette de cygne.
J’enjambe la regrettée Yvette Margotton en franchissant quatre marches à la fois et poursuis mon exploration.
Un bruit rauque et lancinant me parvient de la pièce située au fond du couloir. M’y rends. Avise alors un vieux congre dans un lit de clinique très sophistiqué, avec plein de bistougnes électriques permettant de mouvoir cette couche par un simple jeu de touches. Le gonzier qui gît là n’a plus d’âge. Il est davantage que vioque, inrasé, égrotant, catarrheux, plombé, décharné, cradoche, nauséabond, glaireux, filandreux ; il a un œil tout blanc qui donne froid aux couilles, l’autre complètement tourné vers le Mont Palomar. Une mâchoire de saurien, des pommettes en cornes de taureau. Ses doigts noués sur son drap paraissent joints pour l’éternité.
Je me penche sur sa misère.
— Monsieur Margotton ! l’appelé-je gentiment.
Juste son râle qui me répond.
— Si vous m’entendez, battez des cils ! lui fais-je-t-il.
Mais autant lui demander de battre les tapis ! Je visionne son équipement et constate très vite qu’on a débranché les tuyaux qui l’alimentaient en ceci-cela. Pour te résumer la situasse, ce pauvre lavedu est dans l’état où se trouve un mérou à l’étal d’un poissonnier au lendemain de sa capture.
Que faire pour lui ? Quel pipe-line s’ajuste à tel ou tel cathéter ? Et puis, à quoi bon tenter de rafistoler cet agonisant désormais seul au monde ?
Etrangement, un sanglot de gorge me vient. Je voudrais pouvoir chialer sur l’humanité en déliquescence.
Me revoici sur le palier. Le cadavre de la pauvre Yvette, avec son hachoir à entrecôte planté dans la calebasse, me paraît infiniment ridicule. Tout cela n’est-il pas à hurler de rire dans sa démoniaquerie ?
L’existence est une louperie gigantesque. Un coup foireux de première. S’agit malgré tout de retrouver son équilibre. On doit tenter de vivre.
D’abord, d’où provient ce hachoir ?
Je retourne au rez-de-chaussette. Vais à la cuisine. Elle est douillette, bien en ordre, avec encore des senteurs de pommes de terre nouvelles sautées.
Bien que déjà ancienne, elle est équipée de façon très fonctionnelle. Je note un plan de travail avec une batterie de coutelas aux lames étincelantes. Acquisition récente, sûrement. Les ustensiles sont dessinés sur un fond blanc, afin de faciliter leur rangement après usage. Un vide ponctué d’une silhouette de hachoir confirme mes doutes.
Bon, essaie de piger, Sana. Tu vas pas faire la brasse coulée dans la choucroute jusqu’à la Saint Monzob ? Le soleil luit et la vie s’offre à toi, déchiffre-la, bordel !
Question à dix francs :
Ces meurtres des époux Margotton sont-ils liés à celui de la maison voisine ?
Réponse :
Sans aucun doute.
Question à cent balles :
Pourquoi le meurtrier a-t-il pénétré chez ce couple de vieillards ?
Réponse :
Parce qu’il y a été contraint.
Question à mille points :
Pourquoi y a-t-il été obligé ?
Réponse :
Pour échapper à un danger.
Question à dix mille tickets :
De quel danger s’agissait-il ?
Réponse :
Quelqu’un le menaçait.
Mon raisonnement est aussi poussif que la manœuvre d’un pétrolier géant contraint à virer de bord sur le lac de Genève. Enculage de mouches en série, sans vaseline. Mais, putasse de sa mère, qu’est-ce qui nous choit sur la hure, soudain ? J’en ai plein les miches de la pleine lune !
Je me dépose sur un tabouret de cuisine et regarde par la fenêtre un jardin de banlieue échevelé. Depuis lulure, le père Margotton ne le fait plus. Il part en friche. La vioque, son seul apport à la culture, c’est un massif de rosiers auquel elle accordait ses soins. Poésie pas morte, elle ! J’avise un hérisson qui traverse l’allée centrale « mangée d’herbes », écrirait un romancier de mes burnes qu’aurait obtenu son B.E.P.C. avec mention. Qu’est-ce qu’il en a à branler, de nos superstitions, ce gentil mammifère ?
Tout à coup, je me cabre du cervelet. Ouvre la petite porte vitrée donnant sur le garden. Une bienheureuse excitation est venue m’arracher à ma torpeur. Je me sens, tu sais quoi ? Motivé.
Mon tarbouif pompe l’air de ce printemps finissant des bords de Seine avec délectance. Odeurs de foins, de roses trémières… Des hirondelles criblent le ciel de leurs traits sombres, très haut, signe que le temps va se maintenir au beau fixe.
Je m’approche de l’allée dont au sujet de laquelle je viens de te causer, tête basse, le regard rampant. Le hérisson s’est esbigné. Je lis des foulures de pas dans les plantes sauvages. Ces traces traversent le jardin jusqu’à une portelle de fer rouillé maintenue fermée par un cadenas. Je l’examine. Elle est haute d’un mètre quatre-vingts environ et il est visible que quelqu’un l’a escaladée récemment. Traces de semelles sur le métal rouillé et, beaucoup mieux : au faîte de la porte, je dégauchis un minuscule lambeau d’étoffe arraché d’un vêtement par la tête coupante d’un rivet desserré.
Tu parles si je chique à Poirot-Maigret. Récupère gentiment ces brins d’étoffe et les insère dans la gaine de plastique protégeant mon permis de conduire. N’ensuite de quoi, je franchis également, et élégamment, la porte qui ressemble à une toile de mon ami Oberto, ce grand peintre italien de Genève dont on saura bientôt le talent. Me trouve dans une ruelle banlieusarde piquetée de lampadaires évoquant les vieux becs de gaz d’autrefois. Elle va du centre de la localité (loque alitée) à un terrain omnisports. Elle est bordée, d’un côté, par les jardins des pavillons, de l’autre, par une sarabande d’immeubles de deux étages, d’apparence modeste, qui doivent abriter une population laborieuse. Un moment j’ai l’idée de faire du lourde-à-lourde pour m’enquérir du fuyard de la noye, mais je me dis qu’il est peu probable qu’un insomniaque se soit trouvé à sa fenêtre à cet instant précis.
En fait de quoi, je suis la rue du désenchantement irrémédiable jusqu’au terrain de basket où quelques beurs s’entraînent à mettre la main au panier.
Je les contemple, les écoute surtout, me dis qu’ils sont déjà français à part entière. Que la vie, c’est tout partout, que rien n’appartient à personne vraiment, sinon sa peau pour quelque temps, et encore n’est-elle qu’un travesti de location pour bal costumé chiatique.
Pendant que je les regarde s’escrimer en criant sur leur ballon, il me vient un vague sentiment de gêne que je connais bien. Il me biche chaque fois que je suis observé. Tout autre qu’un homme maître de soi se retournerait pour examiner les environs, seulement Bibi est un pro, ne l’oublie jamais. Un mec possédant son self à la puissance mille.
J’attends en imperturbant, puis j’ôte mon mocassin droit que je secoue comme s’il recelait un gravier endoloreur. J’en profite pour mater l’alentour de mon œil infaillible de faucon maltais. En quatre secondes, je retapisse une chignole remisée à cinquante mètres de là sous les ombreux platanes d’une petite place. Je repère un scintillement fulgurant. Quelqu’un m’observe avec des jumelles qui accrochent le soleil. Voilà qui me trouble grandement. Qui est cet observateur indiscret ? En quoi l’intéressé-je ? Est-ce ma qualité de drauper qui mobilise son attention ?
Posément, je remets ma godasse, suis un instant encore le jeu des basketteurs, et reprends ma nonchalante promenade. Elle me conduit en direction de la bagnole stoppée.
Chemin pensant, j’avise deux bancs de bois sous les platanes plantés en rectangle.
Ayant un plan d’action en tronche, je vais m’asseoir sur l’un d’eux, quitte mon soulier et chique au gazier qui a cru à un petit caillou intempestif dans un premier temps, mais s’aperçoit, dans un second, qu’il a affaire à un traître clou ayant traversé sa semelle. Je ramasse une pierre pour frapper l’incongru. En réalité, je prends, dans la poche briquet de mon veston aux dimensions anormales (mais je porte du sur mesure) un feu extra-plat qu’un armurier bricoleur de mes relations a conçu et réalisé spécialement pour ma pomme. L’arme, à peine plus grosse qu’un tire-bouchon de garçon de café, virgule des bastos de 3,5 mm qui, en aucun cas, n’auraient permis de gagner la bataille d’El-Alamein, mais t’aplatissent les pneus les mieux gonflés. Le bruit des détonations est insignifiant ; je sais des loufes de Béru plus riches en sonorités.
Positionné de biais sur mon banc, avec ma godasse comme support, j’ai le regret de placer mes brimborions de plomb dans la gomme sur-choix d’une élégante Safrane Renault noir métallisé.
Un rêve ! Les boudins n’éclatent pas mais se vident rapidement, mes projectiles miniatures leur ayant infligé des plaies irréparables.
Le plus jouissif, laisse-moi te faire gondoler : le conducteur ne s’est rendu compte de rien. Faut que je te le précise : il a branché sa radio, laquelle émet un pacsif de décibels (que le Mastard appelle des jézabels, ce qui est le nom de la maman de mon cher Jacques Attali de l’Académie française en perspective).
Bibi, tout son moral récupéré et donc requinqué de la cale à la dunette, se rechausse et quitte son banc. Cette fois, je marche droit à la bagnole.
L’observateur s’en rend compte et, se constatant débusqué, lance le moulin pour opérer une décarrade digne d’Universal Film. Las ! au bout de cent mètres sur les jantes, sa caisse se met à zigzaguer. Il veut en pousser la vitesse, bien qu’elle soit déchaussée, mais ce genre de tentative n’a jamais donné de bons résultats, à ma connaissance, Alain Prost te le confirmera.
Après une série de zigzags sur les pavés ronds, à l’ancienne, de la chaussée, il coupe les gaz et sort de sa caisse précipitamment.
Il commence déjà à fuir, seulement j’interviens.
— Non, cher monsieur ! lui lancé-je sans presque hausser le thon, comme disait une morue. Ce qui vient de se passer pour vos pneus est tout à fait applicable à votre personne.
C’est mon calme enjoué qui le stoppe, tu ne m’ôteras jamais ça de l’idée. Donc, il sort les aérofreins et me fait face.
Il s’assagit d’un zigus d’une trente-huitaine d’années (ou damnée), plutôt chauve, plutôt blond, et extrêmement mal à l’aise. Il est bien sapé : costard, limouille blanche, cravetouze rayée. Il porte des lunettes sans monture, aux branches dorées, et un reliquat de furoncle sur la pommette droite. Son regard est clair, dur et cependant craintif. Il semble aussi emmerdé qu’un mec qui aurait avalisé pour cent millions de traites à un ministre démissionné.
— Qu’est-ce qui vous prend ? me rebuffe-t-il. Je ne vous connais pas !
— Moi non plus, admets je, mais justement ça va être l’occasion rêvée d’échanger nos cartes. Et de lui présenter la mienne.
— Je vous ai infligé un préjudice quelconque ? il me fait.
— Vous me surveilliez à la jumelle.
— Serait-ce un délit ?
— Qui sait ?
Et puis les nerfs me bichent sans crier S.N.C.F. J’ai des crises, parfois.
Je lui emmanche un pain de trois livres sur sa pommette intacte, laquelle se fait un devoir d’éclater. Après quoi, j’essuie ma rangée de phalanges ensanglantées sur sa belle régate.
— Ça, oui : c’est un délit ! assuré-je froidement. Qu’aussitôt, je lui offre les bracelets de la Poule.
Sonné, hébété, il se met à marcher devant moi sans piper. Quand il a tendance à ralentir, je lui place un coup de genou dans les noix, rien de plus démoralisant pour un type.
Des gens qui déambulaient nous regardent, interdits.
On marche dans le soleil de juin.
Où sont passés les loups-garous ?
Le bigophone !
Pile comme je regagne la maison du défunt capitaine au long cours, avec mon prisonnier en guise de bouclier.
Je décroche.
— Oui ?
C’est le Négus…
— Je suis à pied d’œuvre, m’annonce-t-il. J’ai commencé par le ministère de la Marine et ç’a été tout de suite juteux.
— Vas-y, Dudule !
— Ton père La Cerise a mal terminé sa carrière d’officier puisqu’il est passé en conseil de guerre et qu’il a été destitué avec radiation sans solde de la Marine. Ça s’est déroulé en 1964.
— Motif ?
— Il aurait couvert un trafic de drogue qui se serait opéré à bord du bâtiment qu’il commandait. Il a nié éperdument ce qui, je pense, lui a évité une peine d’emprisonnement. Les deux marins qui se livraient à cette besogne lucrative ont été retrouvés noyés dans la rade de Toulon, et n’ont pu, de ce fait, déposer. Compte tenu des états de service de son père qui fut amiral d’escadre, l’affaire a été plus ou moins mise sur une voie de garage. L’amiral qui vivait encore à l’époque est mort peu après, miné par le déshonneur…
Jérémie reprend son souffle, puis, à nouveau, la parole :
— Sur le plan familial, il était marié avec une personne de la noblesse nantaise, une demoiselle de Magonfle, Adèle, dont il n’a eu qu’un enfant : une fille prénommée Antoinette qui ne s’est jamais mariée et qui vit à Antibes. Lorsque l’affaire a éclaté, la femme du commandant Lhours, qui vivait dans cette maison, s’est immédiatement séparée de lui et a été s’installer à Antibes, dans la demeure qu’occupe leur fille actuellement. Elle a démarré peu après une maladie d’Alzheimer qui l’a emportée une quinzaine d’années plus tard.
Un temps de récupération, puis mon sombre adjoint déclare :
— C’est tout pour l’instant.
— Pas mal. Tu as l’adresse de la fille ?
Le all black récite, sans hésiter :
— Chemin des Sœurs Karamazov, cap d’Antibes, villa « La Pigne de Pin ».
— Sais-tu que tu es un auxiliaire plus que précieux, Ophélie ?
— Si tu l’affirmes…
— Comment vont tes nouvelles amours ?
— Lesquelles ?
— Avec la petite greluche qui poireautait dans ma bagnole ?
— Ah ! la petite salope ? Elle n’a rien voulu savoir pour me suivre.
— Raciste ?
— Au contraire : elle m’a avoué qu’elle aurait bien aimé tenter une expérience avec un colored, mais qu’elle avait un coup de foudre terrible pour toi et qu’elle attendrait ton retour aussi longtemps qu’il le faudrait. Que veux-tu que je te dise, Antoine, tu es un don Juan auquel on ne peut pas se mesurer. A ta place, je la tirerais ; tu risques de tomber sur la bonne surprise.
— Merci du conseil, dis-je. Continue de chercher dans la même direction, camarade ; il y a des filons qui méritent d’être exploités jusqu’à la dernière veine !
Je raccroche.
Le Rouquemoute qui poursuivait son suif dans le carré du capitaine débouche, en surexcitance.
— Ah ! Antoine, figure-toi…
Je le minéralise d’une prunellée d’acier.
— Je suis à toi dans quelques instants, beau blond.
Sans vergogne, je glisse ma dextre dans la veste du binoclard et pêche son larfouillet dans sa vague.
— Ne vous gênez pas ! gronde-t-il.
— Pensez-vous !
Et je lui place un coup de boule dans le renifleur. Il pavoise illico.
Je ne comprends pas ce qui m’arrive, avec ce gazier. C’est vrai qu’il ne m’a rien fait, sinon m’observer, ce qui n’a jamais constitué un forfait punissable ; cependant, d’entrée, j’ai eu vocation de le massacrer. Quelque chose d’impondérable (de lapin) qui me titille la nervoche.
Ce sieur se nomme Igor Makilowski, né à Odessa. Ingénieur chimiste domicilié à Marseille, rue de Paradis.
Mon bourre-pif lui amène des larmes qui me font autant de peine que la dernière crise d’éthylisme de Boris Eltsine, lequel n’a qu’un ennemi déclaré : les escaliers.
— Vous voudrez bien me pardonner ces gestes d’humeur, me rasséréné-je-t-il, mais il se trouve que le quartier grouille de cadavres, si j’ose une telle métaphore. Parlons plutôt sereinement. Que faites-vous dans les parages ?
— C’est mon droit, non ?
Je lui assure un crochet à la pointe du bouc qui lui vaudra plus tard des déprédations dans sa denture.
— C’est votre droit, et ça, c’est ma droite ; on poursuit ?
— Vous ne devriez pas me frapper !
— Hélas non, mais quand une bêtise est commise, un peu plus, un peu moins, c’est du pareil au même.
Et là, il déguste un ramponneau au plexus qui le fait tomber à genoux. Et comme il est en prière, kif s’il se trouvait dans la grotte des miraculades de Lourdes, j’ai une soudaine illumination. Je fais un signe à Mathias et approche mes lèvres délectables du cérumen abject qui lui sort des coquillages.
— Va à la tire de ce mec qui se trouve à deux cents mètres à gauche en sortant : c’est une grosse Renault avec les deux boudins arrière crevés. Tu la fouilles avec ta méticulosité proverbiale, O.K. ?
Il opine, puis soupire :
— J’ai des choses à t’apprendre.
— Dans quelques minutes je te tendrai une baffle grande comme une antenne parabolique, Xavier.
Vaincu par ma volonté dominante, il s’emporte. Tu croirais un gamin qu’on envoie en courses. Autrefois, p’pa me dépêchait au bureau de tabac pour lui acheter des Gauloises bleues. Un soir d’été, j’ai trouvé l’air si doux, le jour si lent à mourir, que j’ai musardé plus d’une plombe dans les rues avant de rentrer. Féloche était aux cent coups. Mon dabe m’a filé une mandale, mais j’ai rien regretté. J’avais la tronche pleine de ce crépuscule languide, avec ses bruits différents de ceux de la journée.
Je considère le tuméfié aux lunettes d’or qui tente d’étancher son sang avec sa pochette, malgré ses mains entravées.
— Vous savez quoi, monsieur Makilowski ? Depuis un moment je cherche à trouver une raison à mon attitude violente. Je n’ai pas pour habitude de châtaigner d’emblée un homme que je ne connais pas. Je ne suis pas paranoïaque ; enfin, pas trop. Par contre, il existe en moi une espèce de sixième sens qui m’avertit lorsque je me trouve en présence d’un être particulièrement malfaisant. Je suis comme le papier de tournesol qui change de couleur sous l’effet d’un acide. Mine de rien, vous êtes l’acide au contact duquel je deviens rouge. A priori, vous paraissez être un homme passe-partout, qui fait plutôt bonne impression. Et cependant je capte certaines ondes qui se dégagent de vous et affolent mon compteur Geiger intime. Vous ne trouvez pas la chose étrange ?
Il hisse ses poignets à la hauteur de sa bouche pour tamponner ses lèvres marquées de sang, elles aussi.
Puis il dit :
— Pardonnez-moi, mais n’auriez-vous une nette tendance à la fabulation ?
— Exact, et c’est ce qui fait ma force dans un métier où la plupart de mes confrères se montrent trop cartésiens.
Mon « souffre-douleur » tente un vague sourire et se relève.
— Vous pouvez vous asseoir, lui-montré-je-t-il-une-chaise.
Il recule et pose son arrière-train dans un fauteuil houssé. Moi je mate un zize perché sur une branche de pêcher. L’oiseau essaie de regarder à l’intérieur de la maison. Il bat la mesure avec sa queue, kif ma zigounette au réveil.
— Vous ne voulez pas me révéler pourquoi vous m’observiez à la jumelle ? Parce que je suis flic ?
— Ça, je l’ignorais, lâche-t-il spontanément.
— En ce cas, qui pensiez-vous que j’étais ?
Il hausse les épaules. M’est avis qu’il n’en cassera pas une de plus.
Pourquoi ai-je la certitude de vivre un instant important, presque capital de ma vie ? Ça me fait comme si, tout à coup, les choses se déroulaient « autrement », à leur guise, sans qu’il me soit possible de les contrôler.
Quelle invraisemblable journée, putain d’elle ! Tout s’opère dans un ralenti forcé, à croire que le temps s’enlise, devient autre.
Claquement de la porte d’entrée. C’est le Rouque. Il arbore un visage hermétique. Son regard paraît enfoncé, souligné de cernes sombres qui détonnent sur cette face de cuivre briqué au « twinkel ».
Il reste près de l’entrée et m’adresse un signe. Je le rejoins, intrigué. Ne lui pose pas de question. Qu’il jacte à sa botte, le chéri.
Il a un spasme.
— Terrible ! il balbutie.
J’attends.
— Dans son coffre de voiture, il y a le corps d’un jeune homme, il me bonnit dans un souffle. Il a été étranglé avec un fil à couper le beurre ; sa tête ne tient plus que par la colonne vertébrale.
— C’est cela, oui, dis-je d’un petit ton friponnant.
En moi se lève une bourrasque de triomphalisme. Je savais bien, j’ai tout de suite su, que le nommé Makilowski était une grande, une très grande pointure du crime. Tu ne peux pas être l’un des meilleurs flics de l’Hexagone si tu es incapable de renifler un tueur hors série.
A l’instant où je volte pour regarder l’homme, je sens du pointu dans mes reins. La frite décomposée de Mathias m’apprend le reste.
« Connard ! m’invectivé-je de toute mon âme. Raclure de capote anglaise, balayette de gogues hors d’usage ! Fibrome en décomposition ! Tu passes les cadennes à un mec de ce calibre sans même te donner la peine de le fouiller ! Et tu pavanes ! Tu joues des muscles en te prenant pour Super-flic ! Pauvre glandouillard de tes deux ! Ramonage d’intestins ! Fosse d’aisance en crue ! T’as donc une maladie vénérienne à l’âme, Tocasson ! Ton cervelet est plein de pus, Fétide ! »
Je suis interrompu dans mon autocritique par la voix glacée de mon pseudo-prisonnier :
— Vous ne bronchez ni l’un ni l’autre, sinon vous serez décorés à titre posthume dans la cour d’honneur de la Préfecture de Police. Levez les bras le plus haut possible et placez-vous les jambes écartées. Au moindre mouvement inconsidéré je vous abats.
Une rage forcenée est sur le point de me faire dégueuler des flammes ! Je lève les bras, fais mine d’écarter les cannes, n’en réalité, je prends appui total sur ma jambe gauche et vroam ! Une volte forcenée, pied levé ! Je comptais assaisonner notre agresseur, mais ce maudit n’est pas un garçon de bureau. Tu parles qu’il s’est méfié et a doucement pris du recul. Ma grole passe à trente centimètres de son pif. Illico, il débastosse. Sa pétoire glaviote six prunes en deux secondes, et même moins que ça !
Tout éclate dans ma tronche et tout brille d’une hyper-luminosité.
Puis ça devient blanc.
Et enfin noir.