Chaque fois que je sens la glycine, je suis heureux. Ça me vient de ma petite enfance dans la maison de mémé. Il en poussait près de son seuil : elle était tellement vénérable (pas mémé, la glycine) que son tronc était devenu aussi gros que celui d’un platane. J’en ai planté dans notre pavillon de Saint-Cloud, et, je ne sais pas si c’est une idée, mais je trouve que Félicie dégage ce parfum plus mélanco que les grappes de fleurs mauves d’où il est extrait.
Je me tourne à gauche et j’ai le bonheur de la découvrir à mon côté. Bien sage dans sa robe grise à col violine que lui a confectionnée la couturière de notre quartier, Mme Marjoline, une veuve dont l’unique fils se drogue et lui pique tous ses pauvres sous pour se shooter à l’héro. Elle dit que si le bon Dieu le reprenait, ce serait une bonne chose. Elle en a sa claque de prendre des tartines dans la gueule et de bosser pour lui acheter de la mort lente. Paraît que, quand elle était jeune, elle était plutôt jolie et que les commerçants du coin la chambraient dur. Des bruits ont même couru comme quoi le boulanger se la tirait, tôt le matin, et qu’elle ressortait de son fournil avec le cul plus blanc que le mime Marceau. Mais ça doit être des « on-dit ». Félicie déteste les ragots.
Elle constate mon réveil et se dresse.
— Comment te sens-tu, mon grand ?
Je ne peux guère être fringant après qu’on m’ait extrait une bastos du poumon. N’empêche que je lui réponds :
— Au poil, m’ man, d’une voix qui doit trahir la réalité.
Elle dit, pour se conforter soi-même :
— Le chirurgien dit que tu as eu de la chance. Je me dis qu’il voit les choses à sa manière, le bistourieux. De la chance d’avoir morflé un morceau de plomb chemisé dans le baquet ! Bon, d’accord, j’aurais pu le déguster dans le cervelet.
— Et Mathias ? m’enquiers-je dans un souffle.
— Je n’ai pas de ses nouvelles pour l’instant.
— Tu me mens, fais-je ; ton nez bouge !
Une vieille plaisanterie qui remonte à ma petite enfance.
J’enchaîne :
— Il est mort ?
Je pose la question sans émotion. Y a des circonstances qui te rendent insensible. Sans doute parce que je suis dans le coltar ?
— Non, non, mon grand ! Je te jure. Seulement il a été touché à la tête et on a dû le trépaner. Les docteurs ne peuvent se prononcer.
Je pense à cette expression : « se prononcer ». La trouve archaïque, caduque, obsolète et tout !
— Un garçon de sa valeur, balbutie Féloche, submergée par le chagrin.
Et moi, vadrouillant toujours dans les égoïsmes confortables :
— Il s’en tirera !
Tout au fond de ma conscience, quelque chose me dit que si Mathias passe l’arme à gauche, je le chialerai comme cent veaux.
Une infirmière survient, pas du tout l’héroïne pour feuilleton TV amerloque. La dame est copieuse, ventrue, rouquinante, avec un bec-de-lièvre mal opéré et des yeux qui passent leur temps à se surveiller.
Elle s’adresse à m’man :
— Il y a là un monsieur qui se prétend « de la famille » et qui insiste pour entrer, malgré l’écriteau « Visites interdites ».
— Je vais voir, décide ma vieille.
Exit Féloche.
L’infirmière Carabosse m’investigue de son regard centrifuge.
— Vous êtes comment ? qu’elle me demande avec la bienveillance d’une matonne qui sent les prémices d’une mutinerie.
— Comme ça, réponds-je.
Elle hausserait les épaules si elle en avait, mais la graisse rend son buste monolithique. Alors elle s’emporte en maugréant des choses dans sa langue maternelle qui pourrait être le bosniaque ou, à la rigueur, le monténégrin.
Et qui vois-je viendre, sitôt qu’elle a clarifié mon horizon ? La Pine ! mon z’ami. La Pine des grands days, en costard de flanelle rayée façon bagnard d’opérette.
Il s’est défait de son sempiternel mégot de papier maïs et arbore le ruban rouge de la Légion d’honneur. Rasé de frais, lotionné urbi et orbi, la moustache teinte, l’oreille talquée, il ressemble à ces vieux Anglais qu’on voit traînasser, jumelles au ventre, sur le champ de courses d’Ascot.
En m’apercevant à l’état de gisant, il pleure.
— Mon petit, mon petit, mon gamin ! hoquette la vieillasse en éclaboussant le carrelage de ses larmes.
Il se penche pour me baiser au front, ainsi que faisaient jadis les pères inclinés sur leur fils touché à mort au court d’un duel. Il sent Pinaud, mon César : une odeur composite de pisse froide, de tabac, d’eau de toilette coûteuse et de muscadet en cours de digestion.
— Tu nous en fais de belles ! qu’il poursuit. Ce qui me donne fortement envie de le traiter de vieux nœud coulant.
Comme il juge cette déclaration judicieuse, il la réitère pour Félicie :
— N’est-ce pas, chère madame, qu’il nous en fait de belles, ce vilain ?
— Pas une raison pour que tu sombres dans la gâtouille intégrale, vieux zob irrécupérable !
Loin de se vexer, il nous chevrote un rire de bélier castré.
— Je vois qu’il n’a rien perdu de son humour, c’est bon signe, assure l’Ancêtre.
M’man lui apporte une chaise et il s’assied à ma gauche préférée.
Désireux de lui éviter les questions inhérentes à mon état, je prends les devants :
— La balle a été extraite dans d’excellentes conditions. J’ai perdu beaucoup de sang, mais on l’a compensé par des transfusions qui, je l’espère, ne me flanqueront pas le sida. Ma tension est normale. Tout risque d’infection à peu près écarté. Je quitterai vraisemblablement l’hosto dans huit jours et j’irai passer une quinzaine de convalo à l’Ermitage de La Baule avec ma maman. Voilà la question santé réglée, maintenant parle-moi de l’affaire ?
— Elle fait un bruit terrible ! Les journaux l’appellent « L’Affaire de la décennie ». Il y a quinze journalistes devant l’établissement.
— Qui l’a reprise ?
— Le juge Des Baguettes et le principal Miborgne.
— Du nouveau ?
— Votre agresseur s’est évanoui dans la nature. Les papiers que tu as trouvés sur lui sont faux, et la voiture dont il s’est servi a été volée dans le parking de l’aéroport Charles-de-Gaulle. On a identifié le cadavre trouvé dans le coffre : celui d’un jeune séminariste nommé Jean-Baptiste Lhours.
— Lhours comme l’officier de marine ?
— C’était son neveu.
La Pine sort son paquet de tiges et va pour s’en introduire une dans la clape.
— Je ne crois pas que ce soit autorisé, monsieur Pinaud, le rappelle à l’ordre ma gentille moman.
Milord rengaine son compliment. Moi, je gamberge à m’en flanquer le tournis. J’entrevois des éléments de cette terrible nuit de pleine lune. L’ancien officier de vaisselle (féminin de vaisseau) mourait de trouille à chacune des lunaisons fatidiques. Il a tenté de faire dormir sa grosse poil-aux-pattes dans sa villa, mais elle a refusé. Alors l’idée lui est venue d’en appeler à son neveu. Un séminariste, presque prêtre, ça doit être cap’ de conjurer le démoniaque, du moins pour une nuit. Le jeune Jean-Baptiste accepte d’assister son tonton qu’il croit barge. Il se pointe chez celui-ci et la nuit commence. Il le rassure, lui soulage l’angoisse. Mais le meurtrier de la pleine lune survient.
Que s’est-il passé ?
Des hypothèses m’affluent au pas de course. Peut-être que l’apprenti curé s’est absenté au moment où « l’ogre » s’est radiné ? Ou encore est-il allé dormir dans une autre chambre ? Le « monstre » tue l’ancien officier de marine, s’acharne sur son corps, le saccage, le met en charpie. Puis il perçoit un bruit, réalise qu’il n’est pas seul dans la crèche et s’élance à la poursuite du séminariste qui, affolé, s’enfuit. Le « loup-garou » le course. Comprenant qu’il va être rejoint, le neveu carillonne chez les voisins. Mais il est neutralisé. La mémé ouvre sa porte à cet instant, voit la scène, commence à bramer aux petits pois. Le meurtrier la refoule. La vioque veut sortir par-derrière. Il la suit, s’empare d’un hachoir et…
— Tu sembles bien songeur ? demande Pinuchet.
— Je crois qu’il est fatigué, s’empresse de déclarer Féloche. Nous devrions…
L’humble chérie. Soucieuse de moi et du savoir-vivre. Veut me soulager de la Pinaille sans risquer de le vexer. Est prête à simulacrer son propre départ pour provoquer la décarrade de l’Ancêtre.
Je suis pris par mes évocations. Je reconstitue ce bigntz hors du commun. Pense et repense l’affaire inlassablement. Je sens qu’elle va me tarauder la coiffe jusqu’à ma prochaine piquouze, laquelle m’enverra pour une chiée d’heures dans les quetsches réparatrices.
Le Débris me presse la louche, me baise au front, me prodigue des conseils sur la manière de bien me relaxer, de faire le vide en moi. Le vide ! Tu parles ! Vieille loque ! C’est le plein que j’ai besoin de réaliser.
Ils sortent.
Bon, où en étais-je, où en laitage, où en étage, où en… Mes idées jouent à cours-moi-après-que-je-t’attrape ! Le flou. J’ai du mal à respirer. Une bastos dans les éponges, c’est pas… Pas quoi ? Hé ! partez pas, ça va devenir marrant ! Je…
Il faudrait que mes collègues…
Que mes collègues quoi ?
Non, rien. Veuillez me pardonner, les gars, je dois me mettre aux abonnés absents.
Nonobstant mon dénuement physique, je fis un rêve. Un rêve merrrveilleux, comme dans Ramona.
J’étais au cœur de l’été, allongé sous un noyer de mon Dauphiné natal dont l’ombre, dit-on, est redoutable. J’entendais une rumeur agricole, en provenance des confins. Le tronc de l’arbre se couvrait de plaques moussues, d’un étrange vert bronze. Des oiseaux ramageaient dans le feuillage. Je bandais sans esprit de luxure, comme si mon corps entendait participer à l’harmonie ambiante. Le ciel bleu était plein d’une immense mansuétude.
Au bout d’un temps indéfini et, peut-être, infini, une forme blanche qui ne touchait pas terre s’est approchée. Elle portait une seringue sur un petit plateau, flanquée d’un flacon d’éther et d’un tampon de gaze.
Il s’est alors produit un réajustement en moi, et j’ai réalisé que, foin de Dauphiné, je n’étais pas dans la campagne de mon natal pays, mais dans un hosto parisien. La forme blanche ne se livrait à aucune lévitation supra-naturelle et se déplaçait en chaussons feutrés sur l’espèce de matière plastique qui garnissait le sol. Je la regardai plus attentivement, à la clarté bleuâtre de la veilleuse protégeant ma chambre de l’obscurité totale.
L’arrivante, autant que j’en puisse juger, me parut agréable de formes et de traits.
La bandaison de mon rêve perdurait agréablement. Nonobstant ma blessure, j’eus un mouvement préhensile qui porta ma main sur sa cuisse. Ne s’attendant à rien de tel (disait Guillaume), elle eut un soubresaut qui fit choir la seringue due à ce cher Pravaz, un presque pays à moi (1791–1853).
— Espèce d’imbécile ! vociféra la garde de nuit.
— Pardonnez-moi, plaidé-je-t-il ma cause, j’étais dans un demi-sommeil et je rêvais qu’une délicieuse nymphe venait conjurer mon érection nocturne.
Pour la lui prouver, je la lui montris. Mais elle était déjà accroupie et ramassait sa seringue, laquelle était restée imbrisée. S’étant redressée, elle me dit, assez rudement, de me placer sur le ventre, posture peu compatible avec la forte bandaison que j’enregistrais en cet instant faste.
Malgré mon démantèlement physique, voire mental, j’eus un sursaut.
— Comment ! fis-je-t-il, vous allez me piquer avec une aiguille qui a traîné sur le sol ?
Elle ne me répondit pas et, au lieu de faire droit à mon objection, voulut pratiquer son injection (deux rimes d’une extrême richesse, ne manquera pas de remarquer l’adorable Jean d’Ormesson[3]).
Moi, tu me connais ?
Toujours ce foutu petit lutin qui veille sur le destin de ton camarade Sana. Il n’intervient qu’avec parcimonie, mais à bon escient (et je te fais grâce du gag sur l’Italien et l’Arménoche).
Au moment où elle soulève sa seringue pour me flécher le michier, je réussis un bond de truite vagabonde, et Ninette-de-la-nuit ne pique que mon matelas.
Sans perdre de temps, j’actionne ma loupiote de chevalet (dirait le Mastard). La gonzesse que je croyais bioutifoule est, en réalité, séduisante comme un dégueulis d’hépatique en phase terminale. Grande est ma déception ; plus grand encore mon soulagement lorsque cette donzelle se taille prestement, en laissant la lourde ouverte. Qu’aussitôt, le gars Mézigue brame à la manière d’un mec qui en appelle un autre situé sur la rive opposée de l’Amazone (à son embouchure). Simultanément, je presse la poire accrochée à la tête de mon plumzing.
Une veilleuse de noye ne tarde pas à se pointer, le regard en grille de soupirail. Je lui demande si elle n’a pas aperçu une femme en blouse blanche dans le couloir. Me répond que nenni. Croit que je berlure, divague, délire, hallucine. N’heureusement, la seringue de mon cher « pays » (né à Pont-de-Beauvoisin) est là, fléchée dans mon matelas. Attestant que je ne suis pas en train de délirer.
— Allez dire qu’on me rétablisse ma ligne ! lui enjoins-je (car à compter de huit plombes elle est bouclarès).
La garde m’objecte que, impossible.
— O.K., lui fais je, je vais donc aller jusqu’au taxiphone du hall. Si je craque des boulons, ce sera votre faute, garde de nuit de mes deux !
Je joins à cette menace des prédictions vénéneuses touchant à la répute de cet hosto où l’on peut venir bigorner nocturnement les malades en toute tranquillité. A la fin, inquiète pour sa carrière, elle accepte d’aller turluter pour moi.
On dit que, la nuit, les chats sont gris. Ben je vais t’en apprendre une : les Noirpiots aussi.
Je te prends Jérémie, par exemple. Bien qu’il soit sénégalais qualifié, c’est-à-dire du noir le plus absolu dont une peau humaine puisse se parer, il est, présentement, d’un gris éteint. Ses lèvres paraissent totalement noires, ses lotos complètement jaunes ; seules ses chailles de fauve continuent d’étinceler.
Je viens de lui narrer ma mésaventure et des rides d’inquiétude modifient sa physionomie. S’il avait un frère jumeau qui souffrirait du foie et serait inscrit dans les sections d’assaut du Front National, il ressemblerait pile à ça !
— Je vais faire surveiller ta chambre jour et nuit ! décide-t-il.
Je ne proteste pas car j’aimerais bien pouvoir dormir à tête reposée.
Il tire de sa fouille un téléphone à peine plus gros qu’un tube de vaseline pour sodomite professionnel. Appelle la Maison Riflard, donne des ordres. Je le regarde et l’écoute en éprouvant un contentement capiteux. Décidément, je suis fier de moi : j’en ai fait quelque chose, de cet escaladeur de palmiers dattiers ; mieux, j’en ai fait quelqu’un. Dire que lorsque je l’ai rencontré, il balayait les rues ! Cher frère Jérémie, quelle magnifique aventure nous aurons vécue.
Il coupe sa communication.
— On m’envoie ce qu’il faut ! Mais que t’arrive-t-il, tu chiales ?
— Ce n’est rien.
— Tu as eu peur ?
— Pauvre grand primate de mes deux ! Je pleure à cause de toi ; de tendresse, si tu peux comprendre ça avec ton hérédité qui coule à pic.
Il pige vite, l’artiste. Sa paluche se pose sur mon front moite. Puis il dit, sortant de sa vague une pochette d’épais plastique :
— Je ferai analyser ce produit demain à la première heure. Tu peux me fournir le signalement de la femme ?
Il note consciencieusement sous ma dictée.
— C’est fréquent, le coup de l’infirmière bidon, fait-il, au bout du compte.
— Du moment que ça marche toujours…
— On va dire à la vraie de changer ta literie, ce sera plus prudent.
J’opine. La dame s’empresse, éperdue. Je lui recommande de ne pas toucher la tache humide étalée sur le drap. Va falloir passer tout ça à l’autoclave, comme disait m’man, jadis.
— Où en est l’affaire ? demandé-je à Vendredi.
— Elle routine, se mord la queue. On est encore à la recherche de votre agresseur. On dirait qu’il s’est anéanti. Ah ! à propos : Mathias est sorti du coma en fin de journée. Il aurait recouvré complètement sa lucidité, il a même demandé après sa femme.
— Tu trouves que c’est une preuve de lucidité ? gouaillé-je.
Mais cette annonce me comble de joie. Cher Rouquin lyonnais ! Il va donc continuer de procréer, d’analyser, d’inventer !
— Par contre, murmure l’ébéniste[4], il y a un fait qui nous tracasse depuis deux jours. Jusque-là, je ne t’en ai pas parlé…
Je lui plante les banderilles de mon angoisse dans le regard, comme dirait un écrivain qui fait aussi marchand de gaufres.
— Ben parle, bordel !
— Bérurier a disparu.
Cette annonce (apostolique) me déconcerte. Qu’entend-il par là, mon pote à peau de boudin ?
— Explique !
— Hier matin, tandis que Berthe faisait les courses, A.-B. B. a quitté leur appartement à grand-peine. Sa concierge l’a vu descendre son escalier, agrippé à la rampe, souffrant mille morts. Bien qu’il fussent en froid de longue date, elle lui a proposé de l’aider. Alexandre-Benoît a décliné l’offre en ces termes galants : « Va t’ fout’ ton pilon à aïoli dans la craquette en guis’ d’ tampasque, vieux chaudron ! »
« Il est parvenu à gagner le trottoir au bord duquel il s’est mis à attendre, probablement un taxi, a pensé la cerbère. Depuis, il n’est revenu ni à son domicile, ni à la Grande Cabane. D’autre part, il est parti les mains vides. Sa Grosse affirme qu’il n’avait presque pas d’argent sur lui. Elle doit le savoir car, de son aveu même, elle lui fait les poches. »
Un profond silence succède à la fâcheuse nouvelle.
Ainsi donc, le Pétomane a disparu ! Et moi, on a essayé de m’achever dans ma chambre d’hôpital.
— Qu’en penses-tu ? me demande mon poteau noir.
— Qu’il faut également placer Mathias sous protection rapprochée, fais-je.
Ce morninge, ma Félicie d’amour se pointe en printemps. Robe imprimée bleu foncé, semée de petites pâquerettes. Elle s’est parée d’un nuage de poudre et d’une présomption de rouge à lèvres. Telle la Perrette de la fable, qui, elle, est une connasse, elle a mis des souliers plats. Elle a un sac Adidas à la main, duquel s’échappent des effluves pas tristes de blanquette de veau.
— Dis donc, m’man, ça en est ? la questionné-je en humant.
Elle bat des paupières.
— J’espère qu’elle sera encore chaude ; je l’ai mise dans un conteneur pour glaces à emporter.
— Et quand bien même elle aurait refroidi, tu crois que ça me retiendra de la dévorer ? J’ai une fringale carabinée ce matin.
Elle installe son frichti avec minutie, puis demande :
— Ça signifie quoi, ce policier près de ta porte ? Tu es en danger, Antoine ?
— Un simple excès de précautions… Comme le meurtrier est en vadrouille dans la nature, mes confrères préfèrent assurer ma sécurité.
— Ils ont raison.
Tu penses qu’elle est pour, ma chère vieille. Si on pouvait m’installer un apparte dans la chambre forte de la Banque de France, elle serait comblée !
Elle me parle des nouvelles du matin, entendues à la radio du taxi qui l’a amenée. Paraîtrait que le président Chibraque a rencontré le président Dunœud, et qu’à partir de l’année prochaine, on va raser gratis les barbus, garantir des dentiers interchangeables aux vieillards et mettre les Prédictions de Nostradamus au programme du bac.
Je lui prête un conduit distrait, car une pensée me travaille le cuir chevelu ; ça me titille comme s’il me poussait des crins à l’intérieur du caberluche.
M’man me connaît trop pour ne pas s’apercevoir que j’ai l’esprit ailleurs.
— Tu souffres, mon grand ?
— Pas plus qu’hier, ma chérie. Dis-moi, ça t’ennuierait si je t’expédiais en mission ?
Et elle, sans se formaliser, ni même s’étonner le moindre :
— Pas du tout.
— J’aimerais que tu ailles chez les Béru. Le Gros a disparu.
Elle exclamationne :
— Mon Dieu ! Que lui est-il arrivé ?
— C’est ce que je voudrais éclaircir. La dernière personne qui l’a vu, c’est sa concierge avec laquelle il est brouillé. Il attendait quelque chose ou quelqu’un devant son immeuble. Fais une petite enquête dans son quartier pour essayer d’apprendre de quelle manière il s’en est éloigné. Il s’est blessé en dévalant un escalier sur le dos et marche avec la plus grande difficulté, donc il a fatalement emprunté un véhicule. Sa disparition aurait eu lieu dans la matinée d’hier. J’ai eu Berthe au fil avant ton arrivée : elle n’a aucune nouvelle de son gros-sac ; s’imagine déjà veuve, non sans une certaine complaisance.
— Il ne faut pas parler ainsi, mon grand. Elle l’aime sans doute davantage que tu ne penses.
Mon sourire sceptique désole ma chère femme de mother, laquelle prend une expression miséricordieuse qui ébranlerait le pape. Sa Sainteté serait cap’ de me la canoniser aussi sec, en même temps que le roi Boudin, Amanda Lear et Bernard Tapie.
Comme elle se dresse déjà pour aller au boulot, je lui saisis le poignet.
— Ce que je te demande ne te dérange pas trop ?
— Comment peux-tu penser une chose pareille ? Tu sais bien qu’à partir du moment où ça te rend service…
La chère âme !
Le professeur passe avec son cortège d’internes. Le cérémonial perdure depuis Ambroise Paré.
Il examine le tableau accroché au pied de mon plumard. Me pose quelques questions sur mes douleurs, mon sommeil, mon pipi.
Je le rassure ; tout baigne : je dors, mange et bande comme un jeune chirurgien.
Marrade de ses péones.
L’homme de lard rougit un peu, n’ayant pas l’habitude de ce genre de discours.
— Il paraît que vous eûtes des émotions, cette nuit ?
— Petite alerte sans gravité, monsieur le professeur, je préfère ça à un infarctus.
Il soupire :
— Je n’aime guère voir des policiers en uniforme devant la porte de nos chambres : ça fait bizarre.
— Vous préféreriez qu’on tue vos malades ?
— Je préfère avoir des malades qui n’encourent pas ce genre de danger. Ici on soigne, on ne trucide pas !
— Vous souhaitez peut-être que l’on me transporte dans un autre établissement, docteur ?
— Ce serait envisageable, me répond brutalement cet homme de (tête de) l’art.
Et il se casse avec son troupeau.
Ma pomme, je crois que tu le sais, suis un personnage qui déteste qu’on lui coure sur la bistougnette avec des souliers d’alpiniste.
N’à peine ce nœud à blouse verte s’est-il emporté, que j’arrache le cathéter fiché dans ma durite. Je place un tampon d’ouate sur la plaie qui lancequine à profusion (et non à perfusion).
Au bout d’un instant, je coagule suffisamment pour qu’un pansement prélevé dans la boîte posée sur ma table de chevet mette fin à l’hémorragie. Le plus duraille reste à faire : me mettre debout. Je procède par étapes, en souffrant mille morts. D’abord, je m’assieds, les pinceaux hors du plumard. La calebombe me gire un brin. N’importe. Une volonté farouche (et là je pèse mes maux) me galvanise. Debout, camarade ! Ton honneur l’exige.
Présent, répond l’Invincible.
Y aurait un petit relent de Marseillaise à cet instant que ça ne ferait pas de mal.
Un pas ! Tu peux ? Il peut ! Deux pas ? D’accord ! Conclusion : je marche. L’impression de me déplacer sur du sable bien fluide.
Me voici à l’armoire métallique où se trouvent rangées mes fringues. Ma veste est trouée là qu’est entrée la bastos. Faudra que Félicie la fasse stopper ; tu penses, un costard de chez l’Académicien, à dix-huit mille piastres !
Pour me vêtir j’en chie des triangles de panne développés.
Un qui tressaille, et même sursaute, en me voyant déboucher dans le vaste couloir, c’est le drauper de faction. Il bat des stores et me bigle comme si j’étais le comte de Monte-Cristo retour du château d’If.
— Voulez-vous m’aider, vieux ? lui demandé-je. J’ai les genoux pareils à deux crèmes caramel.
Il se dresse. M’offre galamment son bras séculier.
— On va y aller mollo, enchaîné-je.
— Parfaitement, monsieur le directeur.
Et me voilà à trottiner petitement, retenant une plainte dès que je pose un panard devant l’autre.
Les infirmières qui me voient calter poussent des glapissements de pintade (sauf une Noire qui, elle, émet le cri du toucan souffrant de la vésicule biliaire).
Leur chef, une belle gaillarde rasée de frais qui ne porte sous sa blouse que son triangle des Bermudes, veut s’interposer. Je lui dis, fort civilement, qu’elle se carre son tensiomètre dans la foufoune puisqu’elle ne met pas de culotte, et poursuis ma décarrade. La gravosse donne l’alarme, fait préviendre le professeur, lequel nous intercepte au rez-de-chaussée, au déboulé du vaste ascenseur pour allongés.
— Vous perdez la raison ! m’écrie-t-il.
— Je ne fais que satisfaire vos désirs, réponds-je.
— Je vous interdis de vous lever ! Je vous interdis de…
Ses internistes assistent à la scène dans des postures exprimant la médusance extrême.
— Vous savez qu’il pue de la gueule ? leur fais-je. Le matin, c’est grave.
— Monsieur ! glapit le docteur Divago. Vos insultes sont lettre morte. Vous ne sortirez pas.
— Il n’a pas de suite dans les idées, je soupire. Mais moi, si !
Et malgré mon insigne faiblesse, je le balaie de ma route d’un revers de main qui le fait choir sur son prose.
— Continuons ! intimé-je à mon escorteur. Nous sortons sans nous presser.
— Vous êtes voituré ? demandé-je au pandore.
— Ma bagnole est au parking.
— Allez la chercher !
— Vous ne pensez pas, monsieur le directeur, qu’il vaudrait mieux…
Je pose ma main mal assurée sur son épaule.
— Dis-moi, fiston, tu ne vas pas te mettre à me faire chier, toi aussi ?
Combien de temps s’est écoulé depuis ma révolvérisation par le pseudo-Makilowski ? Quand tu fais la brasse coulée dans une citerne emplie de goudron, tu perds toute notion de durée.
Je demande à mon conducteur :
— Quel jour sommes-t-on ?
— Vendredi, monsieur le directeur.
Je m’efforce de calculer. Ce turbin m’est arrivé mardi, par conséquent cela fait trois jours. Il me semblait que des semaines s’étaient écoulées depuis que le singulier personnage à lunettes m’avait craché contre avec son riboustin. Passer les cadennes à un suce-pet et ne pas le fouiller, voilà qui est inqualifiable ! Il a des fuites dans la malle à idées, ton pote Duglandard ; sa matière grise qu’a des écoulements ! Mais bon, j’ai payé chérot pour cette faute professionnelle. Ça ne sert à rien de se lacérer la poitrine. Tournons-nous vers l’avenir…
— Vous m’avez bien dit Murger-sur-Seine ? s’enquiert mon conducteur.
— Exact.
Je le défrime, peut-être pour la première fois. Jusqu’alors, il n’était qu’un fonctionnaire de police, un simple uniforme. Je découvre qu’il est jeune : la trentaine en perspective, blond, la mâchoire décidée.
— Montre voir ! fais-je.
Il se tourne vers moi.
— Quoi, monsieur le directeur ?
— Je n’avais pas encore pris garde à tes yeux : tu as un bon regard.
Ça le laisse pantois.
Je me hâte d’ajouter :
— Pas de panique, fiston, y a que les frangines qui m’intéressent ; mais tu sais ce qu’on dit : « les yeux sont les fenêtres de l’âme ». C’est glandu mais ça plaît. Brusquement je m’aperçois que je ne sais rien de toi et qu’on partage du temps ensemble. Ton nom ?
— Clément Lory, monsieur le directeur.
— Marié ?
— Divorcé.
— Déjà ?
— Nous étions camarades d’enfance ; il ne faut jamais s’épouser dans ces cas-là car les relations deviennent tout à fait différentes.
— Des enfants ?
— Elle ne pouvait pas en avoir, sans doute que ça a joué un rôle dans notre divorce…
— Naturellement, tu as trouvé une remplaçante ?
— Plusieurs, monsieur le…
— Laisse tomber les grades, fils. Donc tu attends de trouver l’âme sœur en butinant ?
— Que faire d’autre ?
Il pilote aisément. A gestes sûrs mais dégagés.
— Ça te plaît d’être agent de police ?
— Pas trop, mais je prépare des examens pour passer inspecteur.
— Tu me laisseras tes coordonnées, j’essaierai de te filer un coup de pouce.
— Vous êtes formidable ! exulte-t-il.
Je souris :
— Et encore, je viens d’avoir les oreillons. Mais quand je tiens la forme, je suis carrément irremplaçable.
On atteint Murger-sur-Seine. Ça me fait un drôle d’effet de revoir cette localité sous le soleil. La route d’accès suit la Seine. Et puis y a des pavillons chichois, d’autres un peu plus relevés. Les pavetons font trépider la chignole de mon mentor.
— Vous me permettrez de téléphoner à mon chef, monsieur le ?… On va se demander où je suis passé.
— Je lui parlerai.
— Merci.
L’avenue Marie-France Dayot, sereine dans la clarté de l’été.
Je renouche, au loin, l’objet de mon voyage : ma Ferrari anthracite métallisé, qui brille comme un scarabée dans la lumière. Elle me tenait à cœur. C’est que, dis : ça vaut un saladier, ces petites bêtes à roulettes. J’ai eu du vase de ne pas me la faire engourdir. Ils sont bien honnêtes dans cette banlieue. Vais-je pouvoir la driver dans l’état où je suis ? Honnêtement, il n’est pas très conforme, ton Sana, chérie. J’ai tout qui tremblote façon gelée de coing et deux sabres d’abordage se croisent dans ma poitrine. Le plus léger de mes mouvements déchaîne en moi des chiées d’ondes douloureuses.
Je murmure :
— Tu vois cette Ferrari, là-bas sur ta gauche ?
— Je la regardais, justement. Un vrai bijou ! Quand je pense qu’il y a des salauds qui ont les moyens de rouler dans une bagnole pareille !
— Arrête-toi le plus près possible.
— Elle vous intéresse ?
Je me paie un effort pour prendre dans ma vague la clé de contact du bolide. Une plaquette émaillée représente le fameux cheval cabré, noir sur fond jaune, sommée d’un liséré aux couleurs italoches. Le nom prestigieux s’étale sur le porte-chiave. Je brandis l’objet sous le pif de Lory. Il fronce les sourcils, puis réalise et sa frime se met à ressembler à une pastèque entamée dont les pépins seraient blancs.
— Elle est… à vous ? balbutruie-t-il.
— Yes, Sir.
— Je vous demande pardon, à propos de ma réflexion ; je pensais qu’elle devait appartenir à quelque fils à papa.
— Moi, je suis un fils à maman, rectifié-je.
Il serre le trottoir et stoppe à un mètre de mon jouet.
— Il faut que tu m’aides à sortir de voiture, soupiré-je, j’ai les cannes en barbe à papa.
Mon chauffeur s’empresse. Il est fort mais me manipule délicatement, comme si j’étais une bombe ou un chef-d’œuvre fragile. Une fois à la verticale, je mesure l’étendue de mon épuisement. Je me sens vachement télescopique de l’intérieur. M’enfonce en moi-même.
— Ça ne va pas, monsieur le… Vous êtes livide !
— « En voyant le lit vide, il le devint », récité-je, car je suis un inconditionnel de Ponson du Terrail.
Je demeure un instant agrippé à mon petit gars de bourdille. Ça vertige horriblement. L’avenue tangue dans la lumière et ma Ferrari me fait songer à un énorme hanneton.
Il faut absolument que je « prenne sur moi », comme disent les endoffés et certains autres qui ne le sont que par inadvertance.
J’ai une ébrouade et murmure d’un ton inconvaincu :
— Ça va aller.
Toujours cramponné à l’agent, je vais à ma guinde. C’est plein de fientes de pigeon sur le pavillon et le pare-brise est déjà opacifié par la poussière et la pollution.
D’un geste qui concentre ce qui me reste de forces physiques, j’ouvre la portière. Et alors, j’ahurise. Que découvré-je-t-il, lovée à l’arrière du noble véhicule ? Eh bien oui, mon cher Gonzague : la môme Crevette dans tout son tragique. Elle dort, pelotonnée serré, les bras en guise de couverture. Sa bouche entrouverte laisse filer un souffle de petit rongeur. Une odeur surette emplit ma tire. Pas possible qu’elle ait poireauté plusieurs jours ici, la Cosette !
Ma présence l’arrache à Morphée, comme on dit puis chez les gardiennes d’immeuble, les préposés à la consigne de la gare de Lyon et les veilleurs de nuit à bord des sous-marins nucléaires.
Ce qui se passe alors est divin.
La môme dépone ses vasistas, m’aperçoit et se dresse en déclarant :
— Je savais que ça serait pour aujourd’hui !
Pourquoi, à cette seconde, une indicible émotion me noue-t-elle la corgnolette ? C’est de la voir si fragile, un peu crade, enfrileusée et éperdue de soumission, tu crois ? Parce qu’elle ressemble à Marie-Marie, pratiquement disparue de ma vie ? Parce qu’elle éveille en moi une « pitié de tendresse » infinie ?
J’ouvre la portière et, à grand mal, souffrant comme un damné, parviens à m’asseoir dans mon bioutifoule carrosse à la place passager. Elle s’accoude au dossier du siège conducteur. J’avise alors une feuille de papier percée, enfilée sur la manette commandant les essuie-glaces. La môme a écrit, avec son rouge à lèvres : Je suis au Café-restaurant des Pêcheurs, presque en face.
Elle s’aperçoit que je prends connaissance du message et m’explique :
— Fallait bien que je mange un peu et que j’aille aux toilettes.
— Tu as dormi ces dernières nuits dans la Ferrari ?
— Ça vous ennuie ? J’ai touché à rien, vous savez.
— Tu dois être vermoulue ?
— Pas tellement.
S’apercevant soudain de ma pâleur, elle s’inquiète :
— Vous êtes malade ?
— Blessé : une bastos dans le placard ; je sors de l’hosto.
— Oh ! mon Dieu !
Tu sais quoi ? Ses yeux s’embuent et elle pose doucement sa main sur ma nuque.
— J’ai bien vu des ambulances, l’autre jour, mais je ne me doutais pas que c’était pour vous !
— C’était AUSSI pour moi, car il y a eu pas mal de grabuge.
— C’est à cause de moi que vous êtes ici ? Je n’ai pas le courage de lui mentir, même pour lui faire plaisir.
— Je ne me doutais pas que tu m’avais attendu ! Et ton travail ?
— J’ai téléphoné à l’hosto, disant que j’étais obligée de me rendre au chevet de ma mère souffrante.
— Ils t’ont crue ?
— On verra bien.
— Tu t’en fous ?
— Presque.
Elle ajoute :
— Je ne pense qu’à vous. Mais dites, il faut vous soigner ? Vous me paraissez très mal en point !
Je m’abstiens de lui répondre en voyant sortir de chez l’officier de marine assassiné le principal Miborgne (qu’à la Maison Drauper on appelle « l’Aveugle ») escorté de deux inspecteurs. Un instant, je redoute qu’ils viennent dans notre direction, mais ils traversent l’avenue pour gagner une tire banalisée de chez nous.
Sur le trottoir, le garde Lory continue d’attendre mon bon plaisir en lorgnant ma passagère. Je demande :
— Ils louent des chambres, au Café des Pêcheurs ?
— Oui, fait la gosse.
— Pourquoi n’en as-tu pas pris une ?
— J’ai très peu d’argent sur moi, et mon chéquier ne sert plus à grand-chose quand j’ai payé ma location.
Je hèle mon chauffeur :
— Viens te mettre au volant, petit !
Ça lui cisaille les facultés. Un instant s’écoule, lourd de points d’interrogation et d’exclamation enchevêtrés.
— Vous voulez que je conduise cette merveille, monsieur le directeur ?
— S’il te plaît.
— Je n’oserais jamais !
— Débloque pas : c’est une automobile. Il s’exécute avec la gaucherie d’un dentiste qui serait amené à effectuer un accouchement à bord d’un jet transocéanique. Ses gestes sont paralysés par la timidité, le respect, l’orgueil.
— Guide-nous jusqu’au Café des Pêcheurs, fillette.
— C’est à cinq cents mètres, sur la droite. Nous nous y rendons à une allure d’obsèques nationales.
L’endroit est sympa. La petite auberge blanchie à la chaux, avec des volets peints en vert. Une enseigne exécutée (dans tous les sens du terme) par un artiste du dimanche, voire seulement du samedi après-midi, représente un gonzman équipé de cuissardes vertes, tenant au bout d’une gaule un truc en forme de navette censé figurer un poisson. Un parking sur la gauche. Une salle de troquet, une autre pour la jaffe, plus académique.
— Laisse descendre mademoiselle ! enjoins-je au garde. Elle va demander s’il est possible d’avoir une chambre.
Et d’ajouter pour la gosseline :
— Demande la plus belle, celle avec salle de bains ; je parie qu’il en existe une !
Elle ne se le fait pas répéter et fonce dans l’établissement.
— Mon petit Clément, dis-je, si, comme je l’espère, je peux avoir une piaule dans ce paradis, je m’y installerai. J’ai un pote toubib qui viendra me soigner, refaire mes pansements, et tout le chenil. Mais personne, tu m’entends, fils, personne ne devra savoir que je crèche ici. Secret professionnel. Si tu es un vrai flic, tu sauras tenir ta langue !
— Vous avez ma parole, monsieur le…
Il se tait, puis murmure :
— Vous ne devriez plus abandonner cette voiture dans la rue. Regardez : ils ont un hangar, derrière l’auberge. D’ailleurs, si j’en crois ces gros nuages qui arrivent sur nous, bientôt, il va en tomber comme qui la jette !
Je pousse une exclamation qui ne doit pas être sans rappeler le rut du canard nantais au bord d’une mare fangeuse.
— Que viens-tu de dire, Clément ?
Il écarquille des vasistas.
— Mais, qu’il va pleuvoir, monsieur le…
— Non ! Tu as dit qu’il « allait en tomber comme qui la jette » ! Or, cette expression, mon gamin, ne s’emploie que dans une faible partie du Sud-Est. D’où es-tu ? Dis-le-moi lentement, en articulant bien !
— De Saint-Alban-la-Grive, Isère.
Je le mate d’un regard qui savoure.
— Donc, tu es le fils de Ferdinand Lory, le ferblantier ?
— Affirmatif, monsieur le…
— Dans mes bras, pays !
Je l’accolade à la russe, sans toutefois lui rouler la pelle Kremlin.
— Le hasard est inouï, reprends-je, qui te place sur ma route à un moment aussi crucial.
Ma petite gazelle revient, toute joyce : bien sûr qu’il y a une bonne chambre, à cela près qu’il n’existe pas de baignoire dans la salle de bains. Mais on ne va pas se formaliser pour des vétilles !
Il a remisé mon bolide sous le hangar pour le plus grand éblouissement de M. Sébastien, le taulier, dont la vie est ennoblie, soudain, par la présence sur ses terres d’une telle splendeur.
Et puis il est reparti en me demandant la permission d’appeler son dabe pour lui révéler notre rencontre, sans en mentionner les circonstances, bien entendu !
Heu-reux !
Il se la joue dorée sur tranche, sa carrière, le Clément. S’imagine inspecteur principal pour dans pas lurette. Le destin connaît parfois des accélérations inattendues. Aujourd’hui était SON jour. Il se gaffait de rien en se levant, ce morninge, et puis tu vois comme va la vie ? TOUT est réalisable. Tu peux te taper un rassis solitaire le matin, et emplâtrer la princesse Anne le soir. Faut toujours croire que l’impossible nous attend au détour du chemin.
Juste qu’il tourne l’escadrin, je le hèle :
— Clément ! Rapporte-moi la paire de jumelles qui se trouve dans le coffre de ma tire.
Lui lance la clé de contact. Le petit cheval noir dans le mauvais temps, tu sais.
Un instant plus tard il me monte l’instrument d’optique. Ne peut s’empêcher de me dire, après un long regard extatique :
— Je crois qu’il est temps de vous soigner, monsieur le… Vous êtes blanc comme un linge.
— Si tu veux grimper en grade, évite les clichés, petit. Et aussi les pléonasmes. Veille toujours à ce que ta conversation soit limpide, sans redites ni scories. C’est son vocabulaire, qui fait l’homme.
— J’y veillerai, monsieur le…
La gosseline est assise au bord du lit, attendant mon bon plaisir. Elle a un regard de sainte des cathédrales.
— Vous devriez vous coucher, fait-elle. Il a raison, le flic : vous êtes blanc comme un linge.
Soupir d’accordéon du Premier flic français.
— Tu n’as rien contre les douches ? je lui questionne.
Elle interloque :
— Non, pourquoi ?
— Parce que tu vas en prendre une carabinée, fifille, puisqu’il n’y a pas de baignoire dans la salle de bains. Laisse la porte ouverte, je compte assister à la cérémonie.
Docile, elle se dépiaute entièrement.
— Et surtout ne pleure pas le savon, ma gosse ; après le chien et le cocu, c’est le meilleur ami de l’homme.
— Vous me trouvez malpropre ? s’inquiète le moustique, avec déjà des projets de larmes dans les vasistas.
— Trois jours sans te briquer le fion, tu commences à renifler la marée basse, mon chou. C’est humain. Vas-y ! Fais-toi étinceler de partout pour qu’on connaisse des étreintes hollywoodiennes !
Aussi sec, si je puis dire en pareil cas, elle se dénudise. Soixante secondes plus tard, j’ai la satisfaction de la voir se fourbir les recoins à travers le rideau de la douche. Alors je m’étends sur le vieux pageot.
D’un seul coup d’un seul, je me sens à l’extrême bord des exténuances. Si faible que je serais maintenant incapable d’ouvrir une boîte de sardines. Pourtant je n’ai pas sommeil et je continue de phosphorer « pointu ». Mon intelligence est affûtée comme la lame d’un Opinel. Me demande intensément pourquoi le type qui nous a seringués est resté sur le lieu de ses meurtres si c’est lui qui a buté l’officier de marine et ses voisins rentiers.
N’importe quel assassin a le souci de s’emporter le plus loin possible, son forfait accompli. Cependant, le corps du neveu séminariste se trouvait dans la malle de la Safrane ! Y a un truc qui cloche, dans cette histoire. Entre l’instant de l’hécatombe nocturne et celui où j’ai retapissé le pseudo-Makilowski, il a dû s’écouler une dizaine d’heures.
Tu imagines, toi, un meurtrier qui poireaute tout ce temps-là avec de la viande froide plein son coffiot ? Alors quoi ?
Alors rien.
La chérubine arrête sa douche et sort de la guitoune, ruisselante. Les poils de sa chaglatte sont emperlés, ce qui leur apporte une jolie brillance. Son pubis est dans les tons châtains. Je la regarde s’essuyer la boîte à pafs. C’est joli comme spectacle. Emouvant. Discrètement excitant. Je lui brouterais bien la cressonnière, si j’en avais la force. Mais il est des instants où, ni le désir, ni la volonté ne peuvent venir à bout de l’épuisement.
— Quand tu sera sèche, ma poule, tu viendras me composer un numéro de téléphone.
Elle se hâte. M’apporte sa fraîcheur. Enfin elle sent le clean. J’en rêvais depuis que je la connais. Un peu gras-d’os, dans son genre, la gentille. Les montants saillent davantage qu’ils ne devraient, à cet âge. Les hanches, surtout. Mais sa petite poitrine est jouable.
Je lui donne le numéro de Jérémie et elle s’empresse de le composer. Ensuite la nymphette me passe le relais.
— King-kong ? murmuré-je.
Loin de se fâcher, il éplore :
— Putain, t’as une voix d’outre-tombe, mec ! Ça va plus mal ?
— Non : je viens de déménager et ça m’a fatigué.
— Où es-tu ?
— Ailleurs. Dis-moi, dans la Safrane du pseudo-Makilowski, a-t-on retrouvé un drap, des chaussures, des gants ensanglantés ?
— Non.
— Tu en es sûr ?
— Et même certain.
— Comment marche l’enquête ?
— Elle fait du home-trainer.
— Pas de nouvelles de notre agresseur ?
— Aucune.
— Putain de sa mère ! Ce mec a dû fuir sans sa bagnole et il avait la gueule tuméfiée ; ça se remarque !
— Il s’est peut-être déguisé en nègre ! ricane Blanche-Neige.
— La tire n’a pas parlé ?
— Voiture volée dans la soirée des meurtres.
— Rien de révélateur à l’intérieur ?
— Des chiées d’empreintes qui sont en cours d’examen à l’Identité.
— Merci. Conserve ton bigophone branché jour et nuit, je risque d’avoir besoin de toi.
— Mais où donc es-tu ?
— A l’hôtel ; c’est plus joyce que l’hôpital.
— T’es louf de ne pas te laisser soigner !
— Mais je me laisse soigner, grand con ! Tiens, pendant que je te parle, une exquise infante est en train de me lécher les couilles avec une application riche de promesses !
— T’es increvable, quoi !
— Et je le resterai jusqu’à ce que je crève ! Des nouvelles de Béru ?
— Pas la moindre. Je commence à m’inquiéter.
— Essayez de vous bouger le fion pour le retrouver. On branle nibe dans cette taule quand je ne suis pas là !
La gosse cesse de me pomper le dard pour remettre le combiné en place.
— Au fait, j’ignore toujours ton nom, lui fais-je.
Elle dit, avant de m’entonner le chibre derechef :
— Je m’appelle Edith.
Comme Piaf ! Je l’aurais parié.
Comme il fallait s’y attendre, je l’ai limée en conscience.
C’était pas Mata Hari, au plan radada. Cette gentille péteuse aurait eu du mal à se faire confier des secrets d’Etat sur l’oreiller. Mais elle s’expliquait de la figue bravement, s’efforçant aux ardeurs et s’autorisant même une plainte friponne de bon ton au plus fort de ma fantasia. Pour peu que les circonstances de la vie y mettent du leur, elle acquerrait bientôt l’initiative indispensable aux prouesses amoureuses de classe. Une série de bouillaves avec des gusmen de mon style et elle se comporterait en vaillante pompeuse de braques ; saurait jouer du mec comme Maurice André de la trompette. Le don naturel est primordial, certes, mais toute technique s’apprend.
Elle s’en est dérouillé plein les galoches, la chérie, malgré mon délabrement. Quand je l’ai laissée, elle s’est anéantie sur le vaillant pageot qu’agonisait de ses ressorts à force de troussées impétueuses. Clientèle populaire, donc virile. La fioriture, c’est pour les intellos. Le gars du peuple, lui, tringle sans vergogne, à grands coups de reins appliqués.
Ma pomme, j’étais plus qu’une misère charnelle de l’avoir brossée si tant énergiquement. Va calcer mémère trois jours après qu’on t’ait extrait une bastos des éponges, tu comprendras !
Je souffrais comme un damné, une fois les bourses vidées. Y a fallu que j’appelle le docteur Redon, un bon pote à moi, pour lui expliquer la situasse. Il a poussé des clameurs sauvages en apprenant que je m’étais cassé de l’hosto dans de pareilles conditions. M’a conjuré d’y retourner dare-dare. Les gens, on se goure sur leur compte. J’aurais parié qu’il allait m’assister, au lieu de me faire la morale ; déçu, j’ai raccroché sans un mot.
Y a des jours, les hommes ne sont plus fréquentables. On espère en eux, mais autant chier dans un piano à queue sans tirer la chasse ! En fin de compte, t’es seulâbre, mon grand, tel un noyau dans une pêche.
M. Sébastien, le taulier, m’a fait apporter de l’Aspirine par une gonzesse moche comme trois culs mal torchés. Je m’étais ingaffé que j’avais la bite à l’air. C’est son regard exorbité qui m’a alerté. Mais ma réaction a été trop tardive ; quand j’ai remonté le drap sur ma hallebarde, elle avait contracté un complexe de démesurance, question chopine. Les gugus qui allaient la tirer devraient s’apporter avec des rapières de zouaves pontificaux.
Mes comprimés avalés, j’ai pu prendre un peu de repos. J’avais le goût de sa petite chaglatte dans la clape, Edith. Pas désagréable. Je préfère encore ça au caviar.
Même sans vodka.
J’en ai écrasé tant mal que bien, malgré mes souffrances. Combien de temps ? Impossible de te le préciser. J’ai fait un cauchemar abominable. L’humanité était réduite en esclavage par des gonziers loqués en clodos. Le dessus de notre pauvre petite planète se trouvait déserté et on vivait enfouis dans des grottes profondes plus vastes que la France. Les hommes valides continuaient de creuser tandis qu’on anéantissait purement et simplement les autres. Comme par magie, ils cessaient d’être, selon une volonté supérieure. Je planais au-dessus de cette populace condamnée, attentif aux bourreaux aussi bien qu’aux victimes. Soudain, j’ai vu l’un des kapos faire un signe à un prisonnier. Tous deux étaient gras, voire bedonnants. Ils se sont isolés dans un local invisible dont la porte était en roche. Là, l’occupant s’est assis sur un tabouret et l’occupé a entrepris de lui turluter le Nestor qu’il avait en trognon de chou et d’un vilain gris de viande morte.
Cette vision est à ce point gerbante qu’elle me réveille.
Je retrouve la piaule du petit café-hôtel-restaurant.
Le jour agonise dans les vitres. Je distingue une ombre chinoise devant la fenêtre : celle d’Edith. Elle ne porte que sa pauvre marinière cradoche ; le bas de son corps fluet est dénudé. Elle se tient à califourchon sur une chaise ; de ce fait, sa chaglatte reste écarquillée.
Avec une attention qui la voue à l’immobilité, la gosse reluque au-dehors avec mes jumelles. Ça doit être intéressant car son matage dure.
— C’est beau ou c’est triste ? l’à-brûle-pourpoints-je.
Elle émet un léger cri et manque de lâcher l’instrument d’optique.
Elle murmure :
— Curieux…
— Que regardes-tu ?
— Une vieille bonne femme.
— Que fait-elle de si captivant ?
— Elle glisse des prospectus dans les boîtes aux lettres de l’avenue.
— Qu’y a-t-il d’étrange à cela ?
— C’est pas une femme, c’est un homme ! Pour lors, je m’arrache du plumzingue et clopine à la croisée.
La personne en question atteint le bout de mon champ visuel. Elle claudique. Vêtue de fringues noires, elle porte une sorte de sacoche en bandoulière, d’où elle extrait des prospectus roses qu’elle plie en deux pour les introduire dans les boîtes accrochées aux grilles des pavillons.
J’empare les jumelles. Fectivement, celles-ci dissipent l’illuse. C’est bien d’un homme qu’il s’agit. Ses joues rasées de près sont bleues de barbe, comme l’écrirait la comtesse de Paris et Grande Ceinture, qui en a également. De plus, la distributrice de prospectus a des épaules de routier et des pinceaux qui lui permettent de conserver la position verticale pour dormir.
L’envie me point de me sabouler en grande vitesse pour aller bavarder avec ce personnage. Seulement voilà : je suis plus faiblard que le mec qui vient de traverser l’Atlantique en pédalo après avoir oublié sa musette de ravito.
— Fonce ! enjoins-je à ma bichette d’amour. Suis ce type et tâche de voir où il crèche !
Pendant qu’elle saute dans son jean, je prends de l’affiche et le lui tends.
— Surtout, fais gaffe de ne pas le paumer !
Je la regarde vélocer, depuis la fenêtre. La nuit est à peu près tombée et l’avenue Marie-France Dayot se pare de grisailles vaporeuses.
La gamine sort en trombe de l’immeuble et bombe en direction de la fausse bonne femme que, désormais, je ne puis plus apercevoir.
Vanné par mon nouvel effort, je me recouche, haletant.
Je crois « qu’ils » ont raison, tous : j’abuse !
Après une plombe d’attente, Edith n’est toujours pas de retour. Lors, un remords me taraude. N’ai-je pas commis une nouvelle imprudence en envoyant cette gamine filer un suspect ?
Manière de me requinquer, j’appelle la maison où Félicie, morte d’angoisse me répond :
— Mais, mon grand, tu n’y penses pas ! Quitter l’hôpital, dans ton état !
— Ne te tracasse pas, m’man, je suis dans une clinique privée tout ce qu’il y a de smart. Le ministre, qui m’a obligé de me planquer par mesure de sécurité. Sitôt que je pourrai te donner mon adresse, je le ferai. Tu as pu obtenir des renseignements à propos de Béru ?
— Je pense, oui.
— Alors ?
— Il semble qu’il a pris un taxi de sa propre initiative ; la voiture était une 404 blanche.
— Formide ! Tu sais que tu es une collaboratrice super, m’man ! Je vais illico communiquer le tuyau au service compétent.
— Antoine, mon chéri, on te soigne bien, au moins ?
— Un vrai chapon, m’man !
La comparaison n’a rien de rassurant car les chapons sont élevés pour être mangés.
Le gazier de la roulante est un évasif. D’abord il ne me connaît pas et m’a enjoint de répéter mon blase, ce qui incite à la modestie. Comme il manque par trop d’empressement, je lui dis de me passer l’officier de police Rondebière, ce dont il s’acquitte avec la promptitude d’un mouton auquel on ordonnerait de sodomiser la louve de Rome.
Ayant obtenu l’intéressé, je lui demande d’où sort la crevure bougonnante à laquelle je viens de parler. Il m’apprend qu’il s’agit d’un nouveau. A quoi je rétorque que cézigue va devenir un ancien dans les meilleurs délais car je vais m’occuper de sa carrière dès que je serai sur patte. Cette bile épanchée, je lui ordonne de me retrouver le taxoche ayant chargé Bérurier devant son immeuble le jour de sa disparition, lui communique les renseignements à ma dispose.
J’ai juste le temps de raccrocher avant de perdre conscience. C’est pas ma joie de vivre en ce moment. J’aurais dû repeindre notre tonnelle au lieu de m’élancer dans cette croisade en comparaison de laquelle celle de Godefroi de Bouillon n’était qu’une « extension » des Croisières Paquet.
Je refais surface biscotte quelqu’un vient de pénétrer dans ma chambre. Je reconnais Sébastien, le taulier.
— Excusez-moi, murmure-t-il, je voulais savoir si vous auriez besoin de quelque chose ? Mathilde, ma serveuse, dit qu’elle vous a entendu gémir.
— Je devais rêver, désarticulé-je.
— Vous ne voulez pas un potage ?
— Pas faim.
— Vous savez que vous n’avez pas l’air brillant du tout. Selon moi faudrait vous hospitaliser.
— Vous rigolez. Une nuit de sommeil, et demain je serai beau comme une bite fraîche !
— N’en tous les cas, vous devriez boire.
— D’accord.
— Je vous fais monter une tisane ?
— Plutôt du champagne. Je le voudrais bien frappé et servi dans un verre à bière.
Il me mate en déroutance, pensant qu’il y a du ramollissement sous ma coquille.
— Vous croyez ? bée-t-il.
— Quand j’en bois seul, c’est ma façon de le savourer. Je déteste qu’on me le serve dans des flûtes ; j’ai un côté ogre, mine de rien.
— Bon, si vous pensez. Mais faites-moi plaisir : grignotez quelques biscuits à la cuillère en l’éclusant.
— Je préfère du sauciflard.
Du coup, le cher homme radieuse.
— Ah ! ça, c’est bien, et je vais vous mettre également une tranche de mon pâté de la Sarthe ; on ne sait jamais : la pétit vient en mangeant, comme dit le poète !
En fin de compte, c’est un confortable repas que m’apporte Mme Rose, l’épouse du taulier. Elle ressemble à un sac de pommes de terre qu’on aurait essayé de serrer à la taille. Elle est quasiment chauve et son pif en forme de gant de boxe s’orne d’une monstrueuse verrue qui pourrait en figurer le pouce.
Sa vue ne stimule pas mes muqueuses défaillantes, au contraire. Elle a un regard batracien, frangé de cils en poils de porc, et des lèvres pendantes qui eussent été davantage décoratives entre ses jambes que sous son tarbouif. Néamplus, je m’efforce de sourire à cette personne étrange venue de nulle part.
— Mon époux m’a dit comme quoi vous n’alliez pas fort, me fait-elle d’une voix aussi mélodieuse qu’un appareil à broyer les ordures. Alors je vous apporte une spécialité de ma région : « L’Elixir catégorique du Père Flatule ». Si vous en prendrez une cuillerée à soupe ce soir, et une aut’ demain au réveil, je vous garantille que vous serez complètement nérégéré.
Mon premier élan est pour lui dire de carrer son flacon bleu entre ses miches où il pourrait aisément passer pour un suppositoire de gala, mais il y a une telle ferveur sur cette bouille de cul, que je préfère avaler son breuvage sans tergir le verset. C’est bizarre : goût d’amande, de noix vomique, de corne brûlée, de jus d’huîtres et de chaglatte en jachère.
La dame est satisfaite de ma prestation.
— C’est très bien, assure-t-elle ; l’effet ne tardera pas à se faire sentir, je vous le promets.
— De quelle région êtes-vous ? m’informé-je.
— De la Haute-Loire.
Elle s’emporte, satisfaite. Que juste alors je me mets à repenser à la fausse infirmière qui voulut me « piquer » la nuit dernière, à la manière qu’on pique son bon clébard au moment des vacances parce que les chiens sont interdits de séjour à la « Pension des Blanches Roches ». Je fantasmagore. Me dis : « Et si cette grosse vachetée était également chargée de me détruire ? Suppose que la dégueulasserie que tu viens d’absorber soit du bouillon d’arsenic ? »
Mon imaginaire prend le pas, tu vois. C’est fréquent lorsqu’on vit des choses pareillement exceptionnelles en venant de se faire retirer une fève blindée du soufflet.
Je souffre en souplesse. Me suffit de ne pas remuer pour que la douleur devienne conciliante. Je mate une mutine araignée qui prend ses repères au plaftard avant de dresser sa tente. Tout vaque à sa vie. S’agit de l’assurer aux dépens des autres ; c’est l’inexorable loi de ce qui existe. Mille questions que je ressasse m’affluent dans le cigare, me sollicitant de leur fournir une réponse valable.
Qu’est-ce que le faux Makilowski a fait du matériel ayant servi à dépecer l’officier de marine ? Les griffes d’acier, les bottes, le drap protecteur chargé de lui épargner les flots de sang ? Bonnes questions, non ? (En anglais : « good questions ».)
Autre mystère : personne ne l’a remarqué après qu’il nous a abattus, le Rouillé et ma pomme. Il n’avait plus de bagnole à dispose, se payait une bouille ensanglantée comme la Saint-Barthélemy et, pourtant, il a réussi à s’escamoter dans cette paisible banlieue sans se faire retapisser ! Fortiche, hein ?
D’autres questions, Votre Honneur ?
En voici : pourquoi a-t-on voulu m’achever à l’hôpital ? Nous étions shootés complet, on m’avait opéré, le Grand Sana se montrait plus inoffensif que la dague de bois à lame rétractile de Ravaillac dans un film sur l’assassinat d’Henri IV, nonobstant, on a décidé de l’anéantir. C’est donc qu’on le juge dangereux. Mais dangereux pour qui ? Dangereux à cause de quoi ? Parce qu’on le soupçonne d’avoir découvert un élément susceptible de compromettre la quiétude bourgeoise du meurtrier ?
Je me tourne en direction du plateau que la mère Chosetruc, épouse légitime de Sébastien l’aubergiste, a déposé tout près de mon lit.
Le verre empli de champagne libère une colonne de petites bulles serrées. Je tends une main à ressort pour l’empalmer. Renverse une partie du breuvage, parviens à guider ce qu’il en reste à mes lèvres craquelées par la soif. Bois à longs traits.
C’est frais, c’est stimulant.
Par contre, les denrées comestibles qui l’accompagnent me laissent l’estom’ indifférent. D’accord, il serait plutôt sympa, le pâté du gargotier, mais au cours d’une partie de pêche, voire d’un pique-nique. Tel que je le reluque, il reste à l’état de nature morte ; tout à fait morte.
Harassé, je repose mon godet vide. Mal : il choit sur le parquet, se brise. Faudra que j’y pense en me levant, pas me seringuer un paturon en prime. Quand la merdouille t’entreprend, ça n’en finit pas. Tu te mets à solder des comptes mystérieux, oubliés depuis lurance ; mais le destin n’oublie rien. Il vigile, le sagouin ; tient la compta de tes erreurs et salopiades en tout genre pour, au déboulé de l’existence, te présenter sa note sans escompte.
Je me dis encore des trucs-machins, une chiée ! Un vrai feu d’artifesse, sous ma coiffe. Où est Bérurier ? Le souci de ma pauvre Félicie… L’aurai-je assez torturée cette mère d’exception. Nuits blanches sur l’ensemble du front ! A travers elle et le tourment qu’elle a de moi, je réalise que ma conduite présente est dingue.
Que fous-je dans cette auberge de banlieue, sans soins cliniques ? Il va bicher la vraie vérolance, ton Sana, Ninette. Se contracter des septicémies pernicieuses, grouillantes de bactéries pathogènes. Si j’avais encore pour trois balles de lucidité, j’appellerais Police-secours et me ferais driver dans le premier hosto venu.
Allons, réagis, Burnes-pleines ! Un coup de bigophone et on embarque ta viandasse en des lieux plus aptes à l’héberger.
J’avance ma paluche tremblante en direction de l’appareil. Le jour meurt ; moi aussi peut-être ? Seulement lui sera de retour demain matin car il est branché sur l’éternité.
Et puis voilà qu’à la seconde où ma main s’empare du combiné, le grelot retentit.
Le saisissement me tétanise, comme ils disent dans les polars qu’on ne peut lire qu’une fois, vu qu’ensuite ils ressemblent à des boîtes de conserve vides.
D’un effort, j’arrache le bigophone. Le monte à mon oreille et attends.
Je perçois le bruit d’une respiration un peu haletante.
Une pincée (peut-être une poignée ?) de secondes passent.
Enfin, une voix féminine :
— C’est le policier-chef ?
— Je pense que oui, réponds-je-t-il.
— Je suis Interjection, la sœur de Maria.
Ma gamberge pattoune à l’intérieur de sa cage tournante, puis la réalité reprend ses droits.
— Vous parlez de la personne qui faisait le ménage du père Lhours ?
— Exactement.
— Comment savez-vous que je me trouve au Café des Pêcheurs ?
— Je vous ai vu arriver cet après-midi.
— Pourquoi m’appelez-vous ?
— Je crois que j’ai des choses intéressantes à vous dire.
— Eh bien, je vous écoute ?
— Au téléphone, ce n’est pas prudent.
— Vous pouvez venir me voir ?
— Si vous voulez.
— Je vous attends.
J’interromps la communication et informe la taulière pachydermique que j’attends une visite, elle n’aura qu’à la prier de monter.
Avant que je raccroche, elle demande :
— Vous vous sentez mieux, avec l’élixir du Père Flatule ?
— Je renais ! affirmé-je en fermant les yeux pour ne plus voir girer le plafond.
On fait toc-toc à ma lourde, d’un doigt incertain. Toc-toc, comme le lapin à la lapine. Trois petites bourres et puis s’en vont.
Je m’arrache des torpeurs trempées de mauvaise sueur dans lesquelles je macère.
— Trez ! râlé-je pauvrement.
L’huis s’écarte, une lumière de forme trapézoïdale se projette dans ma chambre.
Je tâtonne pour actionner ma loupiote de chevet. Ne la trouvant pas, je murmure :
— Ça vous ennuie d’éclairer ?
Une forme sombre s’affaire. Enfin, le superbe lustre de la piaule que ça représente un gouvernail de barlu, nanti de trois ampoules coiffées de cretonne rose, s’éclaire.
Je cligne des châsses et capte une fort jolie personne, ma foi. Vingt-deux ans et trois mois d’âge, à vue de nœud, mince, idéalement roulaga, des formes médusantes plein le corsage imprimé et la culotte « Chatte mouillée » de Playtime. Visage agréable, harmonieux, dirais-je-t-il, cheveux bruns coupés court, bouche pulpeuse, regard d’un jaune ambré fabuleux. J’ai beau me trouver sur le flanc, aux lisières de la pré-agonie, une forte bouffée de convoitise m’insuffle assez d’énergie pour que je puisse remporter l’étape de l’Alpe-d’Huez demain après-midi.
L’arrivante désarrive en me constatant au lit ; amorce même un pas de recul.
— Vous dormiez déjà ! s’exclame-t-elle d’une voix tellement mélodieuse que la peau de mes bourses supplée mon tympan pour mieux la savourer.
— Je suis blessé, expliqué-je, et je dois garder le lit pour l’instant ; mais que cela ne vous empêche pas de fermer la porte et de vous asseoir près de moi, mademoiselle Interjection.
Elle a un temps d’hésitation compréhensible, puis accepte ma propose.
L’aimable fille porte un top en synthétique noir et un jean également négro. Elle dégage un parfum plutôt « présent », mais pas du tout désagréable, qui m’évoque une roseraie qu’on vient juste d’arroser. Franchement, cette gosse, j’adorerais l’expertiser, lui faire un état complet des lieux. Ce qui me frappe, c’est qu’elle a autant l’air d’être la sœur de feue Maria, que moi d’être le frère du président Mobutu.
Je tente de lui sourire, manière de la confiancer. Elle apprécie cet effort à sa juste valeur et le récompense d’un sourire qui dévoile ses dents immaculées.
— Vous ne ressemblez pas beaucoup à votre sœur, fais-je.
— Maria n’était que ma demi-sœur. A la mort de sa mère, notre père s’est remarié avec la mienne.
— Qui vous avait déjà ? insisté-je.
Elle est gênée, acquiesce.
— Si bien que vous n’aviez comme liens que ceux du cœur ?
— Exactement.
— Ah ! bon, ne puis-je me retiendre de dire, soulagé d’apprendre que cette ravissante fée est aussi apparentée à la bonniche morte que ma Félicie à la Queen of England. Est-il indiscret de vous demander ce que vous faites dans la vie ?
— Je suis guide dans une agence de tourisme.
— Vous montrez Paris by night à des Espagnols et à des Argentins ?
— A des Brésiliens et à des Américains également, car je parle aussi le portugais et l’anglais.
— Mariée ?
— Pas encore ; j’attends d’avoir une situation plus stable.
— J’envie celui que vous choisirez à ce moment-là, madrigalé-je, en rentreur de dedans invétéré que je serai jusqu’à mon ultime déglutition.
Elle a un pauvre sourire. Evidemment, le moment n’est pas opportun pour lui faire du gringue.
— Qu’aviez-vous à me dire ?
Son joli visage devient soucieux.
— Ma sœur vous a peut-être parlé, avant de se tuer dans cet escalier ?
— Elle ne m’a pas appris grand-chose.
— A propos de la cave ?
— Il n’en a pas été question.
— C’est curieux, car ce qu’elle y avait découvert l’impressionnait.
— Il s’agissait de quoi ?
— D’une issue faisant communiquer la maison de M. Lhours avec un égout collecteur.
— Racontez-moi ça, mon cœur.
— Un jour, elle rangeait des caisses de vin au sous-sol. C’était au début du printemps et de fortes pluies provoquaient des inondations un peu partout en France. Elle a entendu une sorte de grondement qu’elle n’avait jamais perçu auparavant. Intriguée, elle en a cherché l’origine et a fini par découvrir une porte basse située dans un renfoncement ; elle ne l’avait pas remarquée jusqu’ alors.
— Intéressant, l’encouragé-je en dégageant ma dextre des draps pour la poser sur son genou admirable, et Dieu sait combien c’est idiot, un genou !
Prise par son récit qui l’oppresse, elle ne réagit pas à ce qui ne constitue encore qu’un mouvement de sympathie. Poursuit :
— La curiosité la poussant, elle s’est accroupie devant cette issue si discrète qu’on ne l’apercevait qu’en s’agenouillant devant elle. Elle a essayé de l’ouvrir, ce qu’elle a pu faire sans difficulté, la serrure ne fonctionnant plus.
— Et alors ? lui donné-je la satisfaction de questionner, car faut être un pauvre glandu privé de savoir-vivre pour laisser une chouette moukère comme elle dévider un récit sans le soutenir par son intérêt.
— Elle est tombée sur un bout de couloir de quelques mètres qui conduisait à l’égout, lequel était en crue, si je puis dire.
Tu sais qu’elle me botte, cette gentille Ibère ? Et quel français elle te cause, la môme ! Surchoix ! Presque académique. Tu le lui boufferais sur les lèvres !
Ma paluche rampe de quelques centimètres, largue son genou pour sa cuisse, si nerveuse et délicatement moulée. Une statue grecque ! Cette fois, elle réagit. Oh ! discrètement, pressant ses jambes l’une contre l’autre afin de bloquer ma main hardie. Sa figure ne marque aucune expression.
— Qu’a fait Maria, ma chérie ?
— Rien. Elle a été impressionnée par le flot grondant et a regagné la cave puis fermé la porte basse.
— Elle a parlé de sa découverte au vieux ?
— Ma sœur voulait le faire, mais avant qu’elle ouvre la bouche, Lhours l’a rabrouée à propos d’un verre à pied brisé. C’était un homme irascible, toujours entre deux vins. Cette algarade a fait pleurer Maria qui était extrêmement émotive. Par la suite, elle n’a pas osé lui en parler.
— Autre chose, douce señorita ?
Elle opine.
— Il y a aussi l’histoire du gant, murmure-t-elle.
Je profite de ce qu’elle desserre inconsciemment ses jambes pour remonter d’un cran, non pas dans son estime, mais en direction de sa chatte.
— Quel gant, ma jolie petite demoiselle ?
— Un matin, en faisant le ménage, ma sœur, du moins celle que j’appelle ainsi, a trouvé un gant dans le couloir des chambres.
— Un gant comment ?
— Elle n’a pu dire s’il était d’homme ou de femme car il s’agissait d’une moufle de moyenne importance. Elle a cru qu’elle appartenait au vieux bonhomme, mais il lui a répondu qu’il n’en possédait pas et que ce devait être le livreur de l’épicerie qui l’avait perdue. Maria a questionné le commis en faisant les courses ; lui non plus ne portait pas de gants.
— Qu’en a-t-elle fait ?
— Je l’ignore. Probablement qu’elle l’a mis de côté car c’est… enfin, c’était une fille qui répugnait à jeter.
Re-silence.
Propice. Mes extrémités des doigts viennent d’atteindre la pliure de la cuisse. Là, un dilemme se pose ; dois-je tenter de repter davantage ou serait-il judicieux de marquer une halte ? Saloperie de jean qui déguise l’intimité d’une fille en Fort Alamo ! Cette marotte qu’ont les frangines de s’armurer de la sorte ! D’abord c’est pas bon pour la respiration du frigounet mal ventilé, n’importe quel gynéco honnête te le dira ; ensuite ça carbonise les rapprochements humains. Une nana sanglée dans ce bénouze de rude toile, faut la décarpiller ! A la tienne, Etienne ! Chaque fois, c’est Jeanne d’Arc en armure que tu dépiautes ! La pauvre Pucelle ! Parfois je me demande comment elle pratiquait quand elle bichait l’envie de faire pipi pendant le siège d’Orléans ? Tu te rends compte ? Avoir besoin d’un fer à souder pour licebroquer ? Pratique, hein ? L’avait intérêt à employer des Pampers.
Je t’en reviens à ma dextre en rideau sur la cuisse de la délicieuse Interjection. J’échafaude une soluce de rechange, car l’ingéniosité du mec est sans limites. Au lieu de la poursuivre sur la face sud, je vais l’entreprendre sur le flanc nord. Le petit bustier, crois-moi, ne saurait opposer une résistance bien farouche. Et les gerces, je l’ai remarqué, aiment qu’on les attaque aux flotteurs. Tu commences par une légère caresse circulaire au bouton de rose. Que parlé-je de caresse ! C’est d’un effleurement qu’il s’agit. Infime ! Juste faire courir le frisson sur le mamelon andalou. Selon les réactions enregistrées, tu construis ta stratégie suivante.
Tiens, au fait, je me sens vachement mieux. Tu crois que c’est l’élixir du Père Dupanloup ? Ou bien l’exaltation sensorielle causée par l’Espagnole ? En tout cas, c’est bon à prendre.
— Encore des trucs de ce genre à me signaler, petite fille ?
La douce Interjection acquiesce. C’est une mine, décidément. Un jour, je la louerai à son agence de tourisme et me ferai organiser un Paris-la-nuit pour moi tout seul ! Je suis convaincu que ça ne sera pas triste !
— Eh bien, je vous écoute passionnément !
Toujours cet air grave, plus exactement « appliqué » de bonne élève passant l’oral du bac.
— Au lendemain d’une nuit de pleine lune, quand elle est venue prendre son travail, elle a trouvé Martin Lhours endormi sur le palier du premier. Il ronflait à s’en déchirer la gorge.
— Il était ivre ?
— Probablement, mais davantage que les autres fois car il a mis des heures à se réveiller, encore restait-il dans un état plutôt comateux.
— Vous croyez quoi ? Que son vin contenait un soporifique ?
— Ou bien qu’il s’était volontairement médicamenté car les nuits de pleine lune le terrorisaient.
— Que pensez-vous de cette peur saugrenue ?
— Qu’il perdait un peu la tête et faisait une fixation là-dessus. C’était un homme malade et qui buvait exagérément.
— Vous ne laissez pas place à une autre hypothèse ?
— Laquelle, par exemple ?
J’avoue, tout en promenant l’extrémité délicate de mes doigts sur sa gorge si douce :
— Je l’ignore ; pourtant, depuis le début de cette terrible affaire, je subodore, malgré mon esprit cartésien, des choses incompatibles avec la raison.
Elle murmure :
— Maria, qui était une fille « nature », émettait exactement les mêmes sentiments. Elle me répétait qu’elle jugeait cette maison hantée et rêvait de trouver une autre place.
— Et le vieillard, comment le jugeait-elle ?
— Elle le trouvait mauvais. Elle se signait lorsqu’elle parlait de lui. En fait elle avait raison et son mauvais pressentiment s’est révélé fondé puisqu’elle a été tuée par cette maison !
Nous nous taisons. J’ai maintenant son sein gauche dans ma main droite. Si tu savais combien il est doux et tiède. Un auteur plus con que moi (il en est, je te fournirai des noms) ajouterait qu’il palpite comme un oisillon apeuré, ou une autre pauvreté du genre. Quand tu les lis, t’as envie de prendre un paratonnerre en guise de tabouret !
C’est joyce. De le caresser, ce tabernacle de velours, me réconforte. Il renaît, Ernest. Sa belle tête casquée veut absolument sortir de sous les draps pour avoir sa part de gâteau.
La jolie chérie, je peux plus feindre la nonchalance. L’instant de s’arracher masque et slip est arrivé. On joue franc-jeu. L’attire contre moi. Pourvu qu’elle vienne pas me bêler des « mais qu’est-ce que vous faites ! » ou autres « c’est pas sérieux », comme la plupart des gnères quand elles sont entreprises ! Cette attitude d’acceptation protestataire est si glandue que j’en ai dégodé parfois. Une gourdasse, de temps en temps, si elle est salope, avec les poils pubiens fournis, je fais l’impasse. Mais dans les cas d’exception, quand ta viande ébullitionne.
Seconde après seconde, j’appréhende une jactance fumelle, dévastatrice de bandaison. Ici, Dieu soit loué, rien à craindre. Elle consent avec une grande simplicité, voire émotion, de se laisser renverser sur la belle carouble écossaise des Sébastien.
Alors je me place sur le côté, en réprimant une douloureuse grimace. M’est avis que si je m’embourbe la suave Ibère, je passerai directo du panard ardent au coma dépassé. Une tringlette, dans mon état, doit engendrer des perniceries irrécupérables.
Mais tu vas voir combien elle est complètement superbe, Interjection : au lieu de faire pattounes en l’air, elle se met face à moi, contre moi. Sa bouche vient chercher mes lèvres et sa menotte mon big mandrin moustachu.
Elle a tout pigé, tout accepté.
Merci, Seigneur ! Je m’en souviendrai au moment de douiller le denier du culte !
Les instants impérissables, on les devine en les vivant. On sait qu’ils ne vous abandonneront jamais tout à fait, qu’on les conservera, la vie durant, tel un talisman, et qu’ils joueront un rôle indéfini dans notre existence, à des moments particuliers.
Malgré mes souffrances, je lui ai fait l’amour avec toute la frénésie dont j’étais capable. Elle m’a fait l’amour également. Pourquoi attribue-t-on à l’homme seul cette faculté ? Quand il est total, qu’il procède réellement du don de soi, il est fatalement bicéphale et bisexuel.
Je ne raconterai pas notre farouche étreinte. Celles que je narre avec une louche complaisance ne représentent que des coups de bite. Ici, rien de pareil. Il s’agit d’une passion intemporelle à laquelle l’âme participe autant que le corps. Mais à quoi bon te faire chier avec ce lyrisme de copilote ? Ce qui est vraiment grand, tout comme ce qui est vraiment bas, reste intransmissible.
Nous nous aimons.
Point à la ligne.
Et c’est un instant d’absolu.
Point final.
Tu sais quoi ?
J’ai faim. Ça m’est venu pendant l’amour, comme dirait Simone Veil qui s’est gourée de train aux dernières présidentielles (mais la vie est encore plus longue que ma queue, et les erreurs d’aujourd’hui préparent les réussites de demain).
Interjection reste prostrée sur le lit, la jupe retroussée au-dessus du ventre, le slip accroché à son pied droit et le top roulé en corde à son cou. Avait-elle un soutif ? Le mystère reste entier ! Si c’est le cas, il a été englouti par le tumulte du pageot en délire.
Je me lève sans bruit pour gagner la fenêtre. La Seine rutile, à quelques mètres. Au ciel, une Lune gibbeuse se laisse dériver à travers des nuages mal fagotés. Il semble qu’un petit vent incertain passe la main dans la tignasse des platanes. Je mate sur ma gauche et aperçois le pavillon de feu Martin Lhours. Plus que jamais, il a un côté « maison du crime ». Je suis certain de le trouver, tel qu’il m’apparaît présentement, dans une revue spécialisée, avec, en médaillon, le portrait de l’officier de marine.
Titre envisageable : « Le Mystère du pavillon maudit ». Je respire l’air de la noye aussi profondément que mon éponge perforée me le permet. Des senteurs aquatiques me parviennent, mêlées à celle, légèrement gluante[5], des peupliers bordant les rives. Je me teste en esquissant quelques pas dans la piaule. L’édifice vacille mais tient bon.
— Vous voulez bien m’aider à me rhabiller ? demandé-je à Interjection, laquelle, remise de la secousse tellurique que je lui ai infligée, suit mes faits et gestes d’un œil ébloui d’admiration et de gratitude charnelle[6].
Elle saute du lit, la jupe toujours troussée, les nichebabes à la bade, comme on dit à Bourgoin-Jallieu, le maquillage ravagé par mes goinfreries préalables. J’admire sa grâce indestructible, sa chattoune semblable à la plaie d’un hévéa en cours de production, les cernes de ses yeux qui attestent ma furia gauloise.
Décidément touché par l’amour, je la serre contre moi. Et je lui déclare une chose inouïse :
— Je crois bien que je vous aime, señorita.
Son visage s’enfouit plus fort dans le creux de mon épaule, là qu’un homme sent vraiment le mâle.
On demeure un temps indéterminable, soudés, muets, hors du monde. Comment se peut-il que je me sois mis à ressentir spontanément un amour d’une telle violence pour une inconnue ? Quel sortilège m’enveloppe de ses rets ? disait récemment un équarrisseur de bœufs avec qui j’étais allé à un récital, salle Gaveau.
Est-ce à cause de mon état de faiblesse, de la fièvre, de la douleur qui me tenaille que je suis ainsi la proie de ce fabuleux sentiment ? Que te répondrai-je ? Je ne suis, pareil à tous mes frères humains, qu’une anomalie cosmique ; rien qu’un truc en vie lancé dans l’infini, venu de rien et qui y retourne.
Nouvelle série de baisers qui ont un goût de chatte fraîche. Et puis, avec des soins quasi professionnels, elle me remet dans mes hardes.
— Si vous aviez la force de venir chez moi, je referais votre pansement, dit-elle.
Cette propose me surprend, vu la gravité de ma blessure.
— Vous sauriez ?
— J’ai été secouriste.
On s’embarque à pas comptés. Le duraille, c’est l’escadrin au père Sébastien. Elle m’aide en me soutenant. La rampe fait le reste.
La gentille Interjection dispose d’une chignole appartenant à son agence, une petite Renault mauve inspirée par l’œuf davantage que par la poule. Je m’y love en souffrant comme un damné. Fouette cocher.
A peine avons nous parcouru cent soixante-six mètres cinquante que je crie :
— Arrêtez !
Interjection pile net, mais je ne suis plus à une bosse près.
— Qu’y a-t-il ?
Je lui désigne un pavillon de meulière dont les proprios sont probablement partis en vacances car il est boutonné de la cave au grenier.
— Amour, vous voulez bien aller extraire de cette boîte aux lettres le prospectus rose qui en dépasse ?
Elle m’obéit, ce qui me vaut d’admirer sa silhouette à la lumière de l’éclairage parcimonieux de l’avenue. Me rapporte le feuillet. J’actionne le plafonnier pour prendre connaissance du texte. Celui-ci n’est pas imprimé, mais rédigé à la main, au moyen d’un stylo feutre.
Je lis :
Si vous auriez quéquchose à dire, n’a propos des crimes de là venue, vous risquez de palper un monçal de blé. Discrétion garantille. Appelez au numéro disjoint : 34 87 22 72.
C’est pas signé pour le public, mais pour moi ça l’est, et en lettres géantes ! Béru ! Me semblait bien que la grosse femme qui distribuait ces fafs me disait quelque chose !
— Vous avez l’air très heureux, remarque ma tendre Ibère.
— Je le suis, assuré-je.
Mon soulagement est tel qu’il s’exprime par un long baiser, prodigué jusqu’à mes limites en oxygène.
Au-dessus de la Seine, the Moon paraît se marrer à s’en crevasser la mer des Félicités.
Tu sais que c’est plutôt mignonnet chez Interjection ? Il s’agit d’une ancienne resserre de jardin, au bout du petit parc entourant une maison dite « de maîtres ». Le bâtiment devait tomber en quenouille et un bricoleur astucieux l’a rebecté pour qu’il devienne un logement de deux pièces.
Tout en m’en faisant les honneurs, ma récente conquête m’explique que la demeure est habitée par deux sœurs nonagénaires qui finissent imperceptiblement leurs vies dans les fastes rassis d’une bourgeoisie déliquescente.
L’apparte des deux Espanches se compose d’une cuisine-salle à manger et d’une chambre pourvue d’une imperceptible salle d’eau (pour se laver la bite au lavabo, t’es obligé de rester dehors !).
L’ensemble est simple, mais propret, avec des velléités de bon goût dans les objets rapportés.
— Déshabillez-vous et allongez-vous sur le lit, m’enjoint la chère âme, non sans avoir préalablement étendu une grande serviette de bain sur sa couche.
J’obtempère.
Pendant mon décarpillage, elle extrait d’un placard des ciseaux de chirurgie, un bac émaillé, de la gaze, plus différents flacons au contenu bizarre-bizarre.
Ensuite de quoi, ma petite fée andalouse se met à retirer mon pansement. Quand elle a terminé, je ressens plus vivement la douleur. Bien que je sois à plat ventre, en tournant la tête, j’aperçois Interjection (ça ne s’écrit pas commak en espanche, mais on s’en tartine le prose au beurre de cacahuète, n’est-il pas ?) dans la glace d’une vieille armoire en provenance de chez Dufayel.
Elle a une grimace très révélatrice de son inquiétude.
— C’est si moche que ça ? lui demandé-je.
Elle croise mon regard par l’intermédiaire du miroir et hoche la tête.
— Je pense que vous devriez aller dans une clinique ! La blessure suppure et ses lèvres sont bleues.
— Je verrai un peu plus tard.
— Pourquoi cette obstination ?
— Parce que je suis flic et que je ne veux pas lâcher le morceau à un moment « déterminant ».
C’est de la femme à toute épreuve. Au lieu de m’émietter les claouis avec des protestances inopportunes, elle se met au turf. Nettoyage approfondi de la cicatrice, puis saupoudrage d’un antiseptique. Ensuite, elle refait le pansement.
— Franchement, ce n’était pas raisonnable de quitter l’hôpital.
— Si, puisque ça m’a permis de vous rencontrer. Elle n’est pas habituée à ce genre de madrigal et en est troublée.
— Vous devez comprendre que vous avez besoin de soins, murmure-t-elle. Il faut vous administrer des antibiotiques et examiner cette plaie avec des moyens dont je ne dispose pas.
— Demain ! dis-je.
— Vous me le promettez ?
— Oui, mon ange. Donne-moi quelque chose de fort à avaler, si toutefois tu possèdes de l’alcool.
— Du Patcharan ?
Je connais cette liqueur espagnole et l’apprécie.
— Bonne idée.
Je traverse alors une courte période de détente. J’ai une panne d’énergie, les roubignes essorées, mais l’âme en félicité. C’est fou ce que le rayonnement de ma nouvelle compagne me rend intimement euphorique. De la voir, là, à mon côté, m’inonde d’un bonheur capiteux. Les filles de bonne rencontre, il faudrait pouvoir en faire des « inclusions » pareilles à celles de mon ami Arman. Les noyer dans un bloc transparent pour qu’elles ne changent plus jamais. Les transformer en œuvres d’art, quoi !
J’aimerais que ma bite soit prélevée de ma dépouille, un jour, et exposée dans une galerie de Saint-Germain-des-Prés, non pas en qualité de phénomène, ce qui ne serait réalisable qu’avec le sexe de Bérurier, mais en tant qu’œuvre d’art. Et on placerait à côté d’elle la liste de toutes les belles qui l’ont dégustée : les illustres seulement, telles la reine Babiola ou Mme Tâtechère.
Elle s’est assise près de moi, mais plus haut, le dos contre le montant du plumard. Elle me caresse le visage de ses doigts légers. C’est l’extase. Les sœurs Brontë en cale sèche, le cœur content, comme dit l’admirable Trenet.
Je soupire :
— Tu accepterais de vivre avec moi ?
La caresse qu’elle me prodiguait sur la joue ne s’interrompt pas.
— Vous ne savez rien de moi !
— Juste ton nom, et c’est plus que suffisant. Je ne te demanderai jamais rien de plus ; ne rencontrerai aucun des personnages qui te sont familiers, fût-ce ta mère. On voguera dans un éternel présent. Il ne sera question que d’amour entre nous. Tout autre sujet sera prohibé.
— Vous vous lasseriez vite d’une telle vie.
— Peut-être, mais nous l’aurions vécue.
— Vous êtes un être rare.
Que répondre ?
Je suis ému. On m’a souvent traité d’homme, jamais « d’être ». Et c’est vrai que je suis cela avant tout, et avec une sourde violence : un être humain.
— Ta liqueur m’a fait du bien ; je vais pouvoir me remettre en marche.
— Pour aller où ?
— Oh ! pas loin d’ici.
— A l’hôtel ?
— Non : chez le père Lhours où travaillait ta pauvre sœur.
— A cette heure !
— C’est la meilleure pour l’explorer tranquillement.
Je te le répète, ce qui m’emballe particulièrement chez ma jolie Espanche, c’est sa soumission à ma volonté. Macho, qu’il est, l’Antonio, hein ? Je vois d’ici la levée de fourches chez certaines « trices » qui vont encore me traiter de despote. Mais qu’y puis-je ? J’ai pas envie de me refaire : je serais capable de me louper encore une fois.
Comme l’a dit un coureur du Tour de France, après la mort de son coéquipier italien : « Avec ou sans casque, on est vraiment peu de chose. » Moi, y a lurette que j’en porte plus.
Interjection demande :
— Comment allez-vous y entrer, vous n’avez pas la clé ?
— Je possède toutes les clés en une, ma chérie.
Toujours sa manière de ne pas insister. Elle émet une idée, et quoi que tu en fasses, s’abstient de la développer. Ses objections sont à pièce unique. Elle est constructive à l’économie.
Au bout d’un peu, on décarre. Je devrais sans doute lui dire de rester chez elle et de pioncer, mais j’ai trop besoin de sa présence.
— Stoppe avant la maison, si tu veux bien.
Elle.
Je m’extrais. Ça gire un chouïe sous ma coiffe. J’embarde en marchant. La chérie me biche par une aile. Ainsi fait-on avec son papa quand il a trop éclusé à la noce de la cousine Adèle. Le paveton me paraît plus souple que du caoutchouc Mousse.
Le principal Miborgne n’a pas fermé à clé la porte du jardinet ; celle-ci lance une plainte de poulie rouillée en s’ouvrant.
— Attendez-moi là, ma puce.
Je ne crois pas qu’elle apprécie le « ma puce », non plus que mon ordre. Pourtant, obéissant à sa docilité naturelle, elle s’immobilise après s’être assise sur le muret soutenant la grille.
Bibi biche le cher sésame et va tutoyer les serrures. No problème. J’entre chez le défunt marin en toute facilité. Une sale odeur saisit mes narines que l’air des bords de Seine a salubrifiées.
Mon stylo-torche est fidèle au poste dans ma fouille intérieure. Son faisceau intense me guide jusqu’à la cave. Certaines marches sont encore souillées par le sang de la pauvre Maria, lequel est devenu d’un brun écœurant.
Voici la porte donnant sur le collecteur. Je l’ouvre sans barguigner (d’ailleurs je ne barguigne jamais). Une fraîcheur putride me seringue le tarbouif. Ecœurante. Je débouche dans un conduit d’un mètre soixante où grouille une faune que ma loupiote met en fuite. Un ruisseau fangeux coule dans ce tunnel peu profond, frangé d’un immonde limon.
Je promène ma luce sur ces putricités. Dans le lit de l’égout, d’étranges épaves gisent : cafetières cabossées, brocs sans fond, bouteilles de toutes contenances, débris de mobilier, chats crevés en décomposition, carcasses de vélo, tampons périodiques neutralisés en fin de mission, voitures d’enfant, masques à gaz, ressorts à boudin, machines à coudre, fœtus en tout genre.
J’hésite sur la direction à choisir : amont ou aval ? Une inspection du sol me fait opter pour l’aval ; en effet, je distingue nettement des traces de pas imprimées dans le sol de la courte rive du ruisseau.
Je m’engage donc vers la Seine où se jette l’égout. Selon mon estimation, le fleuve doit se trouver à une bonne centaine de mètres. J’avance, courbé, vacillant, regrettant de ne pas être chaussé de bottes car, à tout bout de champ, je me file une pattoune dans la gadoue.
De temps à autre je dois m’arrêter pour cause d’essoufflement et de titubance exagérée. Elle a raison, ma petite chérie : si je m’obstine à ne pas tenir compte de mon état, il va empirer. Ça signifie quoi, « empirer » ? Qu’une septicémie risque de se déclarer et que le bel Antonio ira se faire plomber les molaires avec l’argile du cimetière. Malgré cette perspective peu alléchante, je vais, vais de toute mon énergie, enfonçant mes paturons dans l’eau pourrie qui malodore à m’en flanquer la gerbe.
Mon guignol bat la breloque. Qu’à la fin, je suis dans l’obligation de m’asseoir sur la carcasse d’une cuisinière à gaz coincée dans le tunnel.
Pendant que je me reprends, je promène la lumière de ma lampe au plafond. C’est alors que j’avise une chose déconcertante. Un fil électrique court le long de la voûte. Il est fixé à des pitons chromés qui semblent assez récents. Je me demande fortement quel est l’usage de cette installation qui ne sert pas à l’éclairement.
Courageusement, en embardant, sacrant, je continue mon déplacement dans le boyau fangeux. Parfois, j’éclaire le plafond pour constater que le câble est toujours là, comme un fil de trolley.
J’arrive au bout du tunnel. Il cesse dans un luxuriant buisson d’arbrisseaux : des enfants de peupliers pour la plupart, qui s’élèvent parmi des plantes exubérantes aux feuilles en palette de peintre. La Seine est là, à quelques mètres, « miroir d’argent sous la lune », écrivait une romancière dont on a ablaté les ovaires qui finissaient par être nazes.
Ayant atteint l’embouchure de mon boyau, je cherche ce qu’il advient du fameux fil. Il me faut un sacré bout de moment pour découvrir qu’au sortir du collecteur, il s’élève verticalement jusqu’aux branchages d’un arbre et disparaît parmi les feuilles.
Comme tu t’en doutes, je n’ai pas la force de me hisser dans le peuplier. Ma seule ressource c’est de le retapisser depuis le sol. Après pas mal d’investigueries je finis par le discerner. Il quitte l’arbre pour en rallier un autre. Je comprends alors que ces jeunes peupliers tiennent lieu de poteaux. Dès lors, il m’est relativement aisé de suivre le cheminement du câble. J’éprouve une exaltation radieuse ; j’ai l’éblouissante sensation que cet étrange fil d’Ariane va me guider vers des révélations merveilleuses.
Après les peupliers, il oblique carrément sur l’agglomération, traverse une zone en friche et pique en direction d’une maisonnette sans goût ni grâce. C’est la bicoque de banlieue destinée à plus humbles que les modestes. Carrée, toit à deux pentes, crépi d’un crémasse pisseux, volets déglingués qui furent verts avant d’être décapés par les intempéries. La maison en question doit comporter tout juste trois pièces, et des pas grandes. Elle est entourée d’un jardinet inculte où des rosiers se sont lentement transformés en ronces. Une antenne de télé semble presque anachronique sur cette guitoune agonisante. Autre signe d’opulence : une Saab 900 décapotable du dernier modèle.
Je m’en approche, indécis, troublé, avec le battant qui chamade à en perdre ses bretelles.
Juste que je m’interroge sur l’heure, une horloge de ville dont je ne peux déterminer si elle est laïque ou religieuse, y va de dix coups bien sonnés.
Le gars ma pomme (en américain : my apple) commence par mémoriser le numéro de la chignole, laquelle est immatriculée dans les Alpes-Maritimes. Ensuite de quoice, je promène le faisçal du stylo magique à l’intérieur du véhicule, mais sans rien découvrir qui vaille un coup de cidre.
Me sens gonflé à bloc, malgré mon état branlant. J’ôte mes groles boueuses comme il est chaudement recommandé de le faire dans les manuels du parfait détective, en vente dans les bureaux de tabac et à la cour d’Angleterre, afin d’opérer un tour complet de la maison. Je perçois la rumeur creuse de la téloche, ce qui dénote une présence.
De plus en plus décidé, je tente d’aller coller un œil au trou de serrure, mais sans en retirer d’avantage. Alors je brusque les choses, ce qui est hautement déraisonnable. Tout autre flic, à ma place, s’assurerait le concours de ses collègues. Las ! cela impliquerait de la paperasserie, tout un zef de chiasse auquel j’ai toujours répugné, car il est le synonyme d’ankylose.
A moi, mon cher sésame !
Essayant de garder le geste assuré, je coule mon passe magique dans une Yale à mine patibulaire. Le genre ergoteuse, pleine de petits trucs viceloques qui font perdre du temps aux gentils casseurs en exercice. J’agis avec le max de discrétion, mon ouïe aiguisée comme une lame de voyou. Bon, ça se passe. J’espère que le ou les habitants de la crèche s’intéressent à leur émission de téloche.
Opération réussie ! la sournoise cesse d’obstructionner. Je reprends ma respirance, patiente un brin pour que s’atténuent les battements de mon palpitant. Il est rétif, l’apôtre, depuis que mes soufflets ont encaissé un morceau de ferraille calibrée !
Ayant retrouvé ma sérénité organique, je décide de tenter l’aventure. Pour commencer, je dégage mon camarade Tu-tues de mes brailles et le glisse sur mon ventre afin qu’il soit plus aisé à emparer. Voilà, à toi de chanter ta romance, d’Artagnan ! Je pousse la porte avec un luxe de précautions dont la nomenclature nécessiterait vingt pages sans interlignes, écrites en petite italique.
Mais qui est-ce qui l’a in the babe, Gontrand ? Messire moi-même, ce pour la raison primordiale que cette vachasse de lourde est équipée d’une chaîne de sécurité. Alors là et dans mon cas, c’est purement catastrophique, Angélique. Tu m’objecteras que j’ai toujours la ressource de la faire sauter d’un coup d’épaule ; seulement je n’ai pas le courage de jouer les boutoirs. Et si je l’avais, ce coup de force ferait du barouf.
Déconcerté, je balance sur la suite de mes investigations. Abandonner momentanément la partie ? Non, mais tu me connais ?
Sans m’arrêter de phosphorer, j’explore mes fouilles toujours équipées de gadgets intéressants, dus à Mathias pour la plupart. C’est ainsi que je déniche, dans une pocket secrète ménagée dans le pli de mon bénoche, une mince scie à métaux large de deux millimètres et longue de dix centimètres. Elle est faite dans un métal extrêmement dur. Ce que je vais entreprendre est culotté, certes, mais n’est-ce point là ma vocation que de l’être ? aurait dit le cher roi Dagobert qui n’a immortalisé son règne que parce qu’il s’est assis sur sa braguette.
Je scie avec une infinie lenteur, en tenant le panneau le plus ouvert possible afin de tendre la chaînette. Il me semble que la lame produit un bruit terrible. Je prie avec ardeur pour que la téloche couvre ce grignotement âpre. Me persuade que c’est le « qui-vive » qui amplifie la morsure de la lame ; qu’en fait, elle est ténue et se perd dans les déconnades du poste.
Au bout d’un instant la scie est engagée dans le métal du maillon.
Et alors, au plus intense de mon effort, un autre son retentit. Un crachotement sec.
Stupéfait, je sens un frelon contre ma tempe et, avec ahurissement, constate qu’un trou du diamètre d’une pièce de cinquante centimes vient d’être pratiqué dans le panneau de bois.
Heureusement que mes réflexes demeurent rapides, malgré l’état « comme ma queue » (dirait Gérard) dans lequel je stagne plus ou moins. Au sol ! Vite !
Bien m’en chope car trois autres bastos perforent la porte.
Je reste allongé à terre. Comme on dit puis dans les books à trois francs six pences : « un liquide chaud » ruisselle dans mon cou. Manifestement c’est pas ma période de chance ; j’aimerais prendre connaissance de mon horoscope établi par la jolie Elizabeth Teissier, voir ce qu’elle raconte cette semaine sur les Cancers du 1er décan. Doit y avoir une planète à la mords-moi-le-paf qui nous fait de l’ombre, je sens.
La porte est déponée, un rectangle de clarté tombe sur moi. Je m’astreins à ne pas broncher d’un poil de zob ! L’instant est aussi solennel que celui de ma première communion. Il est clair que quelqu’un a défouraillé de l’intérieur avec un tromblon équipé d’un silencieux. La maisonnette étant isolée, il en a rien à branler, ledit quelqu’un, de me finir d’une bastos dans le cigare. Au point où il en est, il aurait tort de se gêner, l’artiste équarrisseur.
Deux ombres se projettent près de moi, que je n’ai pas le temps d’admirer.
Une voix masculine dit :
— C’est ce salaud de flic !
— Il est mort ? demande une femme à la voix grave.
— Peu importe ; avec celle que je vais lui mettre dans le cervelet, le doute sera dissipé.
Dis donc, Sana, te voilà prévenu, non ? C’est le moment de faire quelque chose de positif pour toi si tu as envie de passer Noël avec ta vieille maman. Ma main serre la crosse de l’ami Tu-tues. Putain ! Dans mon délabrement physique, j’oubliais d’ôter le cran de sûreté.
Le flingueur s’approche.
Allons, faut aller au charbon, mon pauvre Antoine ! Oublie tes souffrances, ta faiblesse et le reste !
Compte tenu de mon état, comme disait Charles Quint, ça s’opère plutôt bien. C’est ma fulgurance qui emporte le morcif car elle déconcerte mon « tueur », lequel me croyait out. Lorsqu’il a la présence d’esprit de lever son arme, c’est Messire Mézigue qui défouraille le premier. Il s’en biche deux very bioutifoules. Une dans le bras droit (et il en lâche son composteur), l’autre dans le baquet (ce qui va le gêner pour digérer le plat de lentilles contre lequel il a échangé son droit d’aînesse).
Il s’incline en avant. Ses lunettes à monture d’or choient sur les opus incertains qui essaient d’agrémenter le seuil. Je rampe pour m’emparer de son parabellum : une fort belle pièce d’artillerie, ma foi.
C’est en exécutant ce mouvement que le tournis me prend.
Mon dernier sentiment est un renoncement indicible. J’ai la certitude éperdue que tout ça est terriblement vain, stupide et sans conséquences notoires.
J’aimerais pouvoir appeler Félicie, mais plus rien ne fonctionne dans ma carcasse. J’ai encore le temps de me dire qu’une belle machine à gamberger comme la mienne ne devrait pas s’anéantir.
Confiture à donner aux pourceaux, disait mémé. C’est triste, de la part d’un garçon pas trop mal de sa personne, spirituel, bien chibré, serviable et tout ! Pour devenir quoi ? De l’humus ? De l’azote ? Trois dents en or dans un cercueil (des molaires taillées dans la masse)…
Pauvres de nous tous !
Perceptions confuses…
Une sirène d’ambulance. Un plafonnier à la lumière livide. Peut-être, également, des remugles de médicaments ?
Une sensation de présence réconfortante. Une main fraîche sur le dos de la mienne. Et encore un éboulement interne. Impression d’ensevelissement. Bye, Antoine ! « Quand faut y alla, faut y alla ! » disait le père… Le père qui, au fait ? C’était y a longtemps, y a très loin : à l’époque où je vivais encore. Je me sens défaillir pour tout de bon.
Là, pas d’erreur, je prends congé. Je suis soulevé de terre, déposé sur le bord d’un gigantesque entonnoir qui s’enfonce dans le néant.
Lâchez tout ! C’est bon pour moi !
Glissade lente, au début, mais qui s’accélère follement.
Ah ! ne plus être ; quand on s’en rend compte, quelle volupté !
Un grand mur blanc. Et la certitude d’avoir rêvé longtemps, avec une folle intensité, ce qui précède. A preuve ? Je suis dans le même hôpital que très antérieurement ; probablement dans la même chambre. Félicie est assise à mon chevet, prostrée ou presque, car ses lèvres remuent pour une prière. Je reconnais les écaillures du plaftard et le chromo du mur qui représente un petit enfant noir, dépenaillé, adressant un geste d’adieu à une jeep de la Croix-Rouge en train de s’éloigner dans un épais nuage de poussière ocre.
Je suis inexistant à force de faiblesse. Me demande si je meurs ou, au contraire, ressuscite. En tout cas, c’est presque du kif. Il est détaché de la vie, ton vieil Antonio, l’ami. N’y tient que par une ficelle effilochée.
Chose bizarre, je ne me pose pratiquement pas de questions, ou, s’il m’en vient, je me tamponne des réponses qu’on peut y faire. Qu’à la fin de l’envoi, je suis touché. Pour le compte.
M’en sortirai-je ou non ? Vais-je mourir ou bien me prolonger encore un chouïa ?
M’man relève la tête. Murmure : « Bonjour, monsieur le professeur ! » Une petite fille. A la communale elle devait avoir cette attitude quand passait l’inspecteur d’académie.
Entre mes longs cils recourbés que les gonzesses adorent, j’aperçois le professeur avec lequel j’ai eu des mots. Voire des maux ! Quand était-ce ? Au cours d’une autre existence ?
Il se penche sur moi. Tiens : il est moins antipathique que dans mon souvenir. Il y a même un intérêt certain dans son regard.
— Comment se porte notre tête brûlée ? fait-il en cachant son sourire.
Je rassemble mon énergie, et sans soulever ma main du drap, dresse mon médius pour lui indiquer mes sentiments à son endroit (et même, à son envers). Ses carabins pouffent, surtout une jolie carabine à la blondeur vénitienne. En voilà une, tiens…
Et puis non, elle ne me fait pas envie. Je suis bloqué par une image floue. A travers des brumeries épaisses, je tente de déceler un visage adorable qui s’estompe sitôt que je veux le préciser.
Epuisé, je ferme les yeux. J’éprouve un début de brûlure sur mes joues.
J’oublie…
Par la suite, mon confrère, le principal Miborgne, est venu m’interroger. Bien que corpulent, il n’est pas sympa ; la meilleure des preuves est que nous nous vouvoyons. Je n’ai jamais pu le blairer. C’est un aigri. Il a divorcé après que son épouse l’eut trouvé dans le lit conjugal avec deux messieurs. Elle n’a pas apprécié que son époux eût un chibre dans le fion et pompât en même temps celui d’un petit beur. Elle a demandé le divorce, donnant à cet adultère un retentissement qui faillit ruiner la carrière de mon confrère. Depuis, le principal vit en compagnie de sa sœur veuve et de son neveu, un éphèbe blondassou, au regard de biche languide. La rumeur publique, jamais bienveillante, assure que tonton se comporte en tata.
Alors bon, le voici dans ma chambre, flanqué de Mordosse, officier de police également, facile à identifier par les malfrats car il porte sur le cou une tache de vin dont la découpe est exactement celle de la presqu’île de Singapour.
— Comment vous sentez-vous, monsieur le directeur ? demande mon confrère au pot défoncé.
— Comme une bite molle, mon cher. Où en êtes-vous de l’enquête ?
— L’homme sur qui vous avez tiré est dans un état critique, proche du coma profond.
— Vous avez percé sa véritable identité ?
— Pas encore ; jusqu’à plus ample informé, il se nomme Igor Makilowski. Mais le service d’Identification est dessus. Voici plus d’un an, il a loué la bicoque où vous l’avez débusqué. Il y venait une fois par mois environ, d’après les voisins éloignés.
— Pour les nuits de pleine lune, précisé-je.
— Vous croyez ?
— J’en suis certain. Après ?
— Ce type avait apporté dans la masure un petit poste émetteur relié au logis de Lhours par le collecteur d’eaux usées qui passe sous son pavillon.
— Je l’avais découvert, merci.
Le principal qui a du pot et qui s’en sert, réprime une grimace amère.
— Savez-vous également où est le récepteur ?
— Vous allez me l’apprendre.
Satisfait, il déglutit avant de révéler. Mal lui en prend car son coéquipier le coiffe au poteau :
— Dans le coffrage d’une vieille horloge de bois désaffectée qui se trouve au salon, juste sous la chambre du vieillard.
Le preneur de rond pousse une frite comme sur la pub célébrant le produit salvateur contre les règles douloureuses, tu sais ? T’as toujours deux portraits de la même gerce. Le premier représente la malheureuse pendant ses ragnagnas, l’autre la même après sa cure « d’Armoisan », radieuse et prête à se laisser tirer par l’employé du gaz ou le facteur des paquets postaux.
— Exact, monsieur le directeur, confirme-t-il. Nous avons auditionné la bande, vous ne devineriez jamais ce qui s’y trouve enregistré.
— Des hurlements de loups, dis-je nonchalamment.
Là, il jette l’éponge, le collègue. Je l’écœure à s’autodégueuler.
— Si vous savez tout ! marmeluche-t-il.
— Hélas non, le rasséréné-je. Qu’est devenue la gonzesse qui se trouvait avec lui ?
— En fuite.
— Vous ne savez rien d’elle ?
— Pas encore.
Optimiste, avec ça !
— Vous ignorez qu’elle a failli vous tuer ?
— Voilà qui est nouveau. Expliquez.
— Quand vous avez tiré sur son compagnon, elle s’est approchée de vous, un pistolet à la main. Comme elle allait presser la détente, quelqu’un surgi de l’ombre, s’est interposé et a essuyé les balles qui vous étaient destinées.
— Qui ? lancé-je dans un cri capable de faire se fendiller les vitres de l’hosto.
— Une ravissante Espagnole, répond ce fumelard, heureux de réaliser qu’il me désespère. Une fille nommée Interjection…
« Attendez, elle a un nom de famille à épisodes ; il faut que je le cherche sur mon carnet… »
Too much !
Que de fois, seul dans l’ombre à minuit demeuré, me suis-je dit et répété ces deux brèves syllabes britannouilles. Too much ! C’est plus éloquent que « trop ». Je les entends d’ici, les ratiocineurs : « Toujours pareil, avec l’Antonio. Dès qu’il a une héroïne intéressante, il faut qu’elle disparaisse ! »
Tu crois que c’est de gaieté de cœur, dis, Poubelle ? Tu t’imagines qu’un plaisir sadique me pousse à éradiquer les gentilles qui longent mon destin ? Peau de zob, va !
Cette môme de fortuité, je la sentais. Je ne l’aurais pas épousée, mais entretenue comme un vieux beau entretient une danseuse. Me serais forgé une « existence en marge ». Elle était faite pour me jouer Back Street, la délicieuse. Elle serait devenue mon jardin secret. J’aurais même tu son existence à Féloche. On serait partis en vacances dans des contrées lointaines ; nous nous serions vus plusieurs soirs par semaine, et puis…
Et puis rien. Elle m’a sauvé la vie en offrant la sienne ! Vachement mélo, mais sublime. J’aurai connu ça, moi, Antoine : une fille qui se précipite pour me protéger, me sauver.
— Vous semblez très éprouvé, monsieur le directeur, fait « Plein-les-miches » ; j’aurais peut-être dû vous taire cette nouvelle ?
Ne réponds rien. Regarde le siège où était assise m’man à l’arrivée de mes confrères. Il est vide : m’man a mis les adjas pour nous laisser entre draupers.
— Comment savez-vous ça ? je murmure.
— Quoi ?
— Que la petite Espanche m’a sauvé la mise ?
— Elle a survécu plusieurs heures et a pu relater les faits. Elle vous avait suivi, poussée par un pressentiment.
Un chariot passe en grinçant dans le couloir. L’existence se poursuit, stoïque. Un jour, faudra bien que tout ça change ! Alors les diplodocus réapparaîtront sur la Terre ; puis les montagnes s’aplatiront pour s’en retourner sous les mers et nous serons enfin peinards !
— Vous m’avez dit n’avoir aucune trace de la femme ?
— Aucune.
— Il y avait une voiture devant la bicoque, une Saab 900 décapotable, immatriculée dans les Alpes-Maritimes. J’ai appris son numéro. Mais avec ma blessure à la tronche, je ne l’ai pas conservé en mémoire. Tout ce dont je me souvienne, c’est qu’il comportait plusieurs « 9 ».
Il possède un petit magnétophone de poche qui lui sert à emmagasiner des notes. Il y consigne mes renseignements concernant la tire.
Puis il dit une chose pas conne, ce gros con :
— Ce qui m’intrigue, c’est l’enregistrement qu’on balançait dans la maison du vieux : des hurlements de loups, un point c’est tout. Ils devaient avoir une signification, non ?
— Très juste.
— La nuit de la pleine lune, des loups ! Il y a une sorte de message là-dedans, vous ne croyez pas ?
— Sans doute.
Il sent que je reste marqué profondément par l’annonce de cette mort.
— Nous vous fatiguons, monsieur le directeur. Voulez-vous que nous vous laissions ?
— Je tiens à poursuivre cette conversation. Le vieux a été inhumé ?
— Hier matin.
— Vous avez assisté à ses funérailles ?
— Non, mais j’y ai envoyé Mordosse.
L’adjoint intervient.
— Je n’ai jamais vu funérailles plus maigres, déclare-t-il. Il n’y avait au cimetière que la fille du défunt et sa belle-sœur, la mère du séminariste assassiné.
— Vous me racontez ces deux dames ?
— La fille porte une cinquantaine pimpante. Belle femme, jolie, même très élégante. Il était clair que seul son devoir l’avait amenée là car elle ne paraissait pas du tout émue.
« L’autre, la belle-sœur, est beaucoup plus âgée. Sous ses voiles noirs, elle avait l’air de jouer une tragédie antique. Elle se sert d’une canne car elle est déhanchée. Au sortir du cimetière, elles se sont séparées avec un minimum d’effusions. »
— Vous avez questionné ces dames ? demandé-je à Miborgne.
Prends-du-rond n’aime point trop que je me mêle de son turf. Désormais, l’enquête c’est lui. Et moi, je suis devenu un témoin. Pourtant, il lui faut se soumettre à la hiérarchie ; alors il ravale ses humeurs.
— J’ai eu une conversation avec la fille. Elle n’a rien pu m’apprendre pour la bonne raison qu’elle ne voit plus son père depuis des années. Pourtant, à travers ses dires, il appert qu’elle le considérait comme un sale bonhomme. Je lui ai raconté l’histoire de l’enregistrement des loups ; elle ne comprend pas à quoi il rime. J’ai également mis l’accent sur une vengeance probable. Il est rarissime qu’on assassine un vieillard avec un pareil raffinement dans l’horreur. Elle m’a dit que son père avait eu un passé orageux, voire mouvementé.
— Vous avez enquêté aussi sur le double meurtre des voisins Margotton, je pense ?
— Certes, mais sans rien définir de positif. Il semble probable que c’est le meurtrier de l’officier de marine qui les a assassinés en coursant le petit séminariste. Un beau jeune homme, soi-dit en passant. Nous nous sommes rendus au séminaire et avons trouvé dans la chambre de Jean-Baptiste Lhours la lettre dans laquelle son oncle s’adresse à lui pour réclamer son assistance à la prochaine pleine lune. La missive est celle d’un homme que la peur égare. Mais elle contient des accents assez pathétiques. On comprend que le directeur du séminaire lui ait accordé la permission de sortir. Hélas pour ce garçon !
Nous la bouclons pendant un lapsus de temps infini, dirait le Gros. Je trie tout ce bigntz, le range soigneusement dans mon esprit.
Comme s’il lisait dans mes pensées, « Tata Miborgne » déclare :
— On est toujours sans nouvelles de Bérurier.
Je vais pour lui refiler le prospectus que ma pauvre belle âme d’Interjection a piqué dans l’une des boîtes aux lettres de l’avenue, mais je me ravise in extremis. Non ! Chasse gardée. « L’Affaire Béru » m’appartient. J’en ai en tout cas l’usufruit.
— Si vous voulez bien me lâcher les baskets à présent, je suis épuisé, dis-je à mes collègues.
— Nous étions venus prendre votre déposition, objecte l’encaisseur de chibres.
— Une autre fois, mes amis, je suis au bord de la digue-digue.
Ils s’emportent à regret.
— Quand croyez-vous que nous pourrons repasser, monsieur le directeur ? demande Miborgne depuis l’entrée de ma piaule.
Je me retiens de lui dire qu’il patiente jusqu’à la Saint-Trou ; à quoi bon le vexer ? Je me laisse couler dans le plumard.
— Ils ne t’ont pas trop fatigué, mon grand ? demande la voix toujours inquiète de ma chère m’man.
Je la rassure :
— Tu sais, les cons, c’est comme le mal de mer, il suffit de mettre pied à terre pour que l’envie de gerber se dissipe…
Je manque m’endormir. Mais sous ma coupole c’est kif dans les églises, y a toujours une petite loupiote qui veille.
— M’man, mes fringues sont ici ?
— Tu ne vas pas t’enfuir à nouveau de cet hôpital !
— Je te jure que non. Fouille ma veste pour chercher une espèce de prospectus rose, s’il te plaît.
Elle s’empresse. Mes harnais, tu parles qu’elle les sait par cœur, depuis toujours qu’elle les bichonne. Plis impecs, teinturier à la moindre « bougnette » !
Félicie trouve le papier souhaité et me l’apporte.
— Veux-tu avoir la gentillesse de téléphoner au numéro qui figure là-dessus, my darling ? Si tu obtiens Alexandre-Benoît, dis-lui de passer me voir le plus rapidement possible, sinon, demande aux renseignements le nom de l’abonné.
Elle se retire, charmée. Pauvre chérie. Sa vie est totalement chancetiquée par les avatars corporels de son « grand ».
Je profite de son absence pour chialer sur la mort héroïque d’Interjection.
Elle a vieilli, m’man, depuis mon rodéo. Elle supporte mal mes misères, surtout physiques. Son « grand », elle le veut toujours clean, toujours Bayard de partout ! Mon état se programme dans sa chair. Je considère ses traits pâles et tirés, son regard enfoncé, cerné de bistre, qui reflète son angoisse, quoi qu’elle fasse pour me la cacher.
Je profère la seule chose qui puisse lui apporter quelque réconfort :
— Je me sens en pleine forme, aujourd’hui.
Elle radieusit instantanément.
— C’est vrai ?
— Ça doit se voir, non ?
Elle m’examine, mais je n’arbore pas encore la frime d’un top model masculin car sa joie s’éteint sous le souffle de l’inquiétude[7].
— Tu as eu Béru ? changé-je-t-il de sujet.
— Non. Il y a un disque au numéro que tu m’as donné, disant que l’atelier Condœuf est fermé jusqu’au 18 août pour cause de vacances. J’ai su, par les renseignements, que le téléphone est celui de la carrosserie Condœuf Emile, rue du 14-Juillet, à Mégrepot, Yvelines.
Elle ajoute, me tendant un papier :
— Je te l’ai écrit.
Je lis sa note comme s’il pouvait s’en dégager des précisions supplémentaires.
— M’man, murmuré-je, ça te botterait que je te confie une nouvelle besogne, toujours en rapport avec le Gros ?
— Crois-tu que ce soit raisonnable de t’obstiner sur cette enquête dans l’état où tu te trouves ? N’a-t-elle pas été confiée à M. Miborgne ?
— Ce gros pédé est mon subordonné et ce qu’il maquille dans le service relève de mon autorité.
— Tu devrais remettre tout ça à plus tard et ne penser qu’à te soigner.
— Ma poule, fais ça pour moi. Va chez le carrossier Condœuf, frappe si c’est fermé, interroge les voisins, tu devrais fatalement obtenir des nouvelles de Bérurier !
Mes yeux sont pleins d’une telle détermination qu’elle n’insiste plus et s’en va.
Je décide d’en concasser pour tromper le temps et donner à la blessure celui de se cicatriser. Seulement, l’homme propose, et M. Blanc dispose. Il surgit auprès de moi sans que je l’eusse entendu entrer. Il est en chemise sable, à épaulettes et poches multiples, porte un futal crème et des mocassins ultra-souples.
— Alors ? me demande-t-il.
— Alors quoi ?
— Ça va ?
— Un charme ! Cette balle dans le poumon restera le meilleur souvenir de ma vie !
— Tu as l’air désabusé…
— C’est un genre que je me donne pour intéresser les infirmières. Putain, ce qu’elles sont tartes dans cette caserne !
Je hisse ma main à ses narines.
— Tiens, respire !
Il renifle, l’œil interrogateur.
— Ben quoi ? Tes doigts sentent l’eau de Cologne.
— Ils devraient sentir la chatte si les greluses du coin n’étaient pas blettes à chialer. En général, les milieux hospitaliers me portent aux sens, avec toutes ces sauterelles qui n’ont rien sous leur blouse, sinon une petite culotte quand elles sont prudes ! Ici, je me demande pourquoi ces dames ont des tronches de gardiennes de vespasiennes.
Je soupire. Il compatit.
— Tu vas te rattraper bientôt, promet-il.
— Pas tellement sûr : j’aime.
— Elle est belle ?
— Elle est morte.
Il est parfait. Pas de questions chiasseresses. Il a compris ma sincérité et respecte mes sentiments.
— Antoine, j’ai du nouveau à propos de Martin Lhours.
— Du véritable nouveau ?
— Complètement neuf, il n’a encore jamais servi.
— Vas-y !
— J’ai vu Mathias.
— Comment est-il ?
— Davantage roux parce que très pâle. Te rappelles-tu que, juste avant que ce salaud ne défouraille sur vous, il voulait t’apprendre quelque chose ?
Je remonte le mécanisme de ma mémoire, nous revois dans la maison du vieux.
— Oui, ça me revient. Alors ?
— Le Rouillé allait te révéler une découverte qu’il venait de faire.
— Je mouille ! Raconte !
— En cherchant des indices, il s’est aperçu qu’une latte du parquet située sous le lit était amovible.
Je coupe à travers champ, si vive est mon impatience :
— Et que recelait cette cachette ?
— Différents objets et documents qu’il n’a pas eu le temps d’étudier tant il avait hâte de te prévenir.
— Et qui sont où, présentement ?
— Où il les a trouvés.
— Le Rouque a-t-il remis les choses en place, avant de descendre ?
— Là est le problo, grand : il ne s’en souvient plus ! Mais qu’est-ce que tu fiches, Antoine ? s’écrie-t-il. Quoi ! Tu te lèves ? C’est de la folie furieuse ! Recouche-toi ou j’appelle les mochetés du service ! T’es complètement frappadingue, mec ! Tu vas finir par en crever, de cette affaire tordue ! Antoine, nom de fichtre ! sors de ce pantalon tout de suite ! Tu m’entends, tête à claques ?
Tout en boutonnant ma limouille, je me tourne vers lui.
— Conduis-moi, là-bas, au lieu de brailler à la manière d’un commissaire-priseur !
Il me regarde de ses gros lotos fluos.
— T’es beau comme du Corneille, soupire-t-il.
La maison de l’officier de marine sent de plus en plus le cadavre : une odeur légèrement sucrée qui vous investit à la sournoise.
— Veux-tu que je t’aide à monter l’escalier ? propose mon allblack.
— La rampe suffira.
Plus véloce, il pourrait grimper devant moi ; mais il me sait comme s’il m’avait démonté puis reconstruit. Il n’ignore pas qu’en cet instant d’exception, j’entends piloter moi-même l’opération.
Parvenu au palier, je m’arrête un chouïe afin de récupérer. Si, par mégarde, je deviens très vieux, ce sera ainsi, je le sais. Chacun de mes mouvements constituera un exploit. J’espérerai sans cesse une amélioration qui ne se produira jamais. L’effort le plus quotidien me filera la tremblade et transformera mon guignol en ralenti de voiture déréglé.
— Ça veut jouer ? murmure Jéjé, inquiet.
— Il faut bien !
Je pénètre dans la chambre. D’emblée, elle se dévoile telle que je l’ai vue la dernière fois. Le plumard est en place et rien ne signale qu’il ait été déplacé.
— Ecarte-moi ce catafalque ! bougonné-je.
Mon adjoint s’arc-boute pour pousser et dégage le lit. A l’emplacement qu’il occupait, le plancher est couvert d’une épaisse couche de poussière.
Nous nous agenouillons, lui et moi, de part et d’autre du tapis de saletés duveteuses qui ressemblent à une moisissure exubérante qu’on appelle « des moutons » !
— Ne touche à rien ! dis-je au négus de la Rousserie.
J’examine ce quadrilatère de poussières accumulées. Pas la moindre trace de frottement ! Cela fait songer vaguement à un tapis de neige vierge. Je pose ma main sur le bord de celui-ci. Ma paume et mes cinq doigts s’y impriment comme sur une fiche anthropométrique. La défunte Maria ne devait pas être une dingue de l’O’Cédar.
Le grand primate des Gaules est à mon unisson dans l’enquête. Pige tout au même instant. C’est payant d’avoir bouffé des bananes pendant sa jeunesse.
Il me fait :
— Niente, grand ! Cette couche de poussière n’a pas été dérangée depuis le premier septennat du président Mitterrand. Notre pauvre Rouquin a des berlues ; faut dire qu’on l’a trépané…
Force m’est d’en conviendre. Ma position agenouillée me filant le tournis, il m’aide à me relever de ses poignes puissantes et m’installe dans le fauteuil du vieux. Je ferme les yeux.
Tu sais que dans les cas d’extrême faiblesse, ça fatigue de voir le monde. Je ne suis plus qu’un amalgame de sensations confuses. Je me dis que le père Lhours était à cette place, beurré comme un petit Lu, lorsqu’il entendait les loups de la pleine lune. A force, ces sales bêtes le hantaient, devaient lui apparaître dans ses hallucinances de pochard. Ça se mettait à ressembler à des crises terminales de delirium tremens. Au fil du temps, son existence recluse virait à l’obsession, au cauchemar. Que lui faisait-on payer de si grave, à ce forban ? Ses tourmenteurs savaient-ils qu’il souffrait d’un chou-fleur en phase finale ? Voulaient-ils qu’il expie avant de périr de « sa bonne mort » ?
Quelque chose d’indicible, d’obscur, m’assure que je tiens le « bambou », dirait Béru — le disparu.
Mon instinct de flic « SAIT » que je ne me trompe pas et que l’on a voulu tuer Martin Lhours avant qu’il ne meure ! Le tuer seulement pour qu’il n’ait pas droit à ce que les braves gens appellent « sa bonne mort », je te répète.
Tout a une raison, une logique, y compris les actes les plus fous. Si on a créé pour le retraité une fantasmagorie aussi élaborée, c’est qu’il y a une raison valable à la base.
Mais laquelle ? Quand je le saurai, j’aurai la clé de l’énigme.
On se penche sur moi. Je sens une ombre et une odeur forte. Soulève mes stores. Jérémie est là, appuyé des deux mains aux accoudoirs de mon siège. Il me montre au moins cent dents éclatantes, des dents de piano.
— Je te réveille ?
— Je ne dormais pas : je réfléchissais.
— En ronflant ?
— Je n’ai jamais ronflé.
— Y a un commencement à tout. Peut-être cela provient-il de ton poumon fané ?
Et brusquement sa bouille hilare devient sérieuse.
— J’ai une bonne nouvelle à t’apprendre, camarade directeur.
J’entrave illico.
— Tu as déniché les trucs dont parlait le Rouillé ?
— Si, signore ! Ils se trouvaient dans une chambre voisine apparemment désaffectée. Et le plus bœuf…
— Buffle ! corrigé-je, par marotte.
— Je vois que tu vas mieux, tes boutades à connotation raciste reviennent au galop ! Dans le fond tu es un Lepéniste qui s’ignore ! Donc, le plus buffle, c’est que Mathias avait tout laissé en état, sans rajuster la lame du parquet.
— Ce qui prouve formellement la haute incompétence de cette vieille pédale de Miborgne ! Il ne se sera même pas donné le mal d’explorer en détail toutes les chambres !
Je vais pour me pencher sur la latte enlevée, mais le tournicoton me rebiche d’importance et je suis sur le point de basculer en avant toute. Le primate des savanes me retient in extremis afin de me piloter jusqu’à un nouveau fauteuil, voltaire celui-là. Après quoi, il place une chaise devant moi, pour me servir de table, et va ramasser le contenu de la placarde. Celle-ci recelait les objets ci-après : un immense portefeuille d’arrière-grand-père, un étui de daim contenant un objet lourd, une barre d’or de dix kilos, une enveloppe de papier kraft assez rebondie.
— Par quoi commence le Sherlock Holmes au poumon composté ? s’enquiert le camarade Y a-bon.
En guise de réponse, j’ouvre l’étui de daim et le renverse. Une superbe rivière de diamants choit sur le cannage du siège. Point n’est besoin de se visser une loupe d’horloger dans le vasistas pour réaliser qu’il s’agit de cailloux authentiques.
— Ça vaut une soupe, un truc pareil ! bavoche le Mâchuré.
— Plus ! enchéris-je. Tu le proposerais à mes amis de chez Cartier, ils choperaient la danse de Saint-Guy.
Poursuivant mes investigations, je déchire sans vergogne l’enveloppe. Elle contient une dizaine de photos en noir et blanc, déjà anciennes, qui représentent un homme et une femme nus en train de s’expédier au septième ciel en port payé. Les multiples phases d’une troussée à grand spectacle se trouvent résumées sur ces images : turlute et minette préalables, enfourchement cosaque, levrette au long cours, bavouillage à la langoureuse, coït pyramidal et écrémage final récolté à la menteuse caméléonesque ! Un complet, quoi ! Le couple a dû s’en payer une vraie tranche d’anniversaire ! L’ultime photo le représente k.-o. sur le plumard, comme désarticulé par la furia amoureuse.
Je repasse en revue la troussée. La femme est jolie, pleine d’une grâce vaguement désuète. N’a pas du tout la frime à grimper au chibre avec fougue, encore moins à sucer des asperges. L’homme, quant à lui, manque un peu de romantisme ; mais un mâle en pleine fornique en conserve-t-il ? C’est un grand blond, avec un torse d’athlète et une biroute de bonne prestance, le genre de queue que tu peux emmener dans le monde sans complexes.
Je retourne les images. Chacune comporte au dos la même annotation : Adèle Lhours, née de Magonfle, avec Gérard de Barrayage, le 11 avril 1946.
En silence, je passe le reportage au Noirpiot.
Il le compulse avec calme, sans sourciller ni bander, ce qui dénote chez lui un self-control digne des loges, dirait un maçon de mes amis[8].
N’après quoi, il se lève.
— Je vais téléphoner à la Maison mère pour réclamer des infos sur ce Gérard de Barrayage, déclare-t-il.
Reste à inventorier le grand larfouillet. Il sent le vieux cuir de jadis et il est si vaste que tu pourrais te faire confectionner une paire de bottes de cheval avec.
J’en retire plusieurs feuillets jaunis et une photographie. Cette dernière représente l’officier de marine en uniforme de lieutenant de vaisseau, donnant son bras galonné à la même Adèle dont la tête est amoureusement inclinée sur son épaulette, autant que les conventions le permettaient. Elle a rédigé d’une belle écriture aristocratique : A toi toujours. Dédèle. Comme quoi on peut avoir du sang bleu et écrire des niaiseries à l’encre noire !
Je moule alors le beau couple romantique pour prendre connaissance des différents papiers.
Premier document :
Je soussignée, Adèle de Magonfle, épouse Lhours, déclare faire don à mon époux, le lieutenant de vaisseau Martin Lhours, de la rivière de diamants qui m’a été donnée par mon père à l’occasion de mon mariage et qui se trouve dans notre famille depuis que l’empereur Napoléon III l’a offerte à mon aïeule Constance-Amélie.
Second document :
Je soussignée, Adèle de Magonfle, épouse Lhours, reconnais entretenir une liaison amoureuse avec M. Gérard de Barrayage depuis janvier 1944. Ma fille Antoinette est issue de ces amours. Mon époux naviguant à l’époque de sa conception, l’obstétricien, ami de la famille, a accepté de déclarer que mon accouchement était prématuré.
Troisième document :
Je soussigné, Martin Lhours, domicilié à Murger-sur-Seine, 23 avenue Marie-France Dayot, sain de corps et d’esprit, déclare que ceci est mon testament.
Je lègue la totalité de mes biens à l’Œuvre des enfants de marins péris en mer.
P.S. Une copie manuscrite de ce testament a été déposée en l’étude de maître Lepoint-Dancrage, 69 Bd de Sébastopol, Paris.
Il n’existe pas d’autres documents dans le vieux portefeuille.
Nous repartons aussitôt après, lestés de notre butin.
— Tu trouves que la situation s’éclaircit ? me demande mon roi mage préféré.
— C’est pas encore la scène du Casino de Paris, mais en tout cas ce n’est plus la nuit, réponds-je.
— Disons que ça ressemble à la pleine lune ? ricane le nègre Blanc.
— Tu as trouvé l’expression la mieux appropriée.
On descend l’escadrin plus ou moins grinçant.
— Fais gaffe à la marche perfide, Antoine ! On phosphore « autrement » lorsqu’on a la gamberge entre deux eaux, tel Bibi en ce moment.
L’existence se pare de couleurs qu’on ne lui avait jamais vues.
Parvenu au point critique, je stoppe.
— Tu veux bien déclouer le dessus de cette putain de marche, Négus ?
— Because ?
— Tout le reste est costaud, il n’y a qu’elle qui déconne.
— Quand un truc se met à foirer, y a fatalement un point faible au départ.
Pourtant il va au rez-de-chaussée, trifouille dans la cuisine, finit par ramener une grosse clé à molette qu’il utilise pour démolir la marche. Dans l’espèce de petit caisson ainsi dégagé, se trouve un bloc faisant songer à une batterie d’auto.
On se dévisage, Jéjé et ma gueule, comme si nous ne nous étions encore jamais vus et que nous nous affrontions dans une salle des ventes pour l’acquisition d’une poupée gonflable capable de dire des cochonneries.
— Qu’est-ce ? il me demande.
— J’ai pas la science infusée, comme dit Béru.
— Tu as vu ce qu’il y a, à côté de ce machin ? Un gant !
Je file un coup de saveur dans la cache et aperçois un gant similaire à celui décrit par la femme de ménage.
— Montre-moi ça !
Il glisse sa paluche dans le trou et soudain sursaute en poussant un cri.
— Qu’est-ce qui t’arrive, nez-plat ?
Son bras droit pend le long de son corps.
— Je viens de morfler une décharge pour chaise électrique, bredouille mon pote ! Seigneur ! j’ai cru qu’elle m’arrachait l’épaule !
A ma requête, il recloue tant bien que mal la marche délictueuse. On finit par descendre l’escalier.
Le Négus me soutient car je péclote sérieusement. Je pourrais interpréter un rôle de moribond dans un remake de Pont aux Dames. Ce qui ne m’empêche pas de virguler mon venin à l’endroit (préférable à l’envers) de ce Miborgne qui bâcle ses enquêtes de manière éhontée.
Au moment où nous débouchons sur le maigre perron, je suis saisi d’une pensée culpabilisatrice. C’est, je suis sûr, ma rancœur contre la grosse loche qui la motive. Je me dis, et ça, crois-moi ou va sucer des blennorragies sous les ponts, c’est le Seigneur qui m’interpelle : « As-tu la perfection professionnelle, pour ainsi accabler un confrère ? »
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demande Fleur-de-Neige.
— En explorant la cuisine, l’autre jour, j’ai cru remarquer une courette sur l’arrière de la crèche…
— Minuscule et sans intérêt, spécifie le James Bond des savanes.
— J’aimerais m’en rendre compte « de Vésuve », dirait Sa Majesté.
Clopinant, clopinette, je rebrousse chemin.
Le mot « courette » est presque excessif pour qualifier le maigre espace de quelque deux mètres sur six qui s’inscrit entre le pavillon de Lhours Martin et celui de son voisin. Il forme une vague enclave destinée à éclairer la cuisine, ainsi que la chambre se trouvant au-dessus. D’un côté, il y a un auvent démantelé, abritant un reliquat de charbon (remontant à l’époque où la villa ne comportait point encore le chauffage central), de l’autre, les ruines d’un chenil dont le fort grillage est davantage rouillé que l’épave du Titanic.
Il recèle une grande niche que des années d’intempéries font tomber en diguedoune. Un écriteau délavé, pratiquement illisible, indique « chiens méchants ». Je me demande bien à l’intention de qui il fut placé là. Qui donc, en dehors des maîtres et d’une éventuelle servante, pouvait se hasarder dans cette espèce de cul-de-basse-fosse ?
— O.K., murmuré-je ; cette fois on s’emporte.
T’as des jours plus bienveillants que d’autres. Ainsi, sommes-nous de retour à l’hosto avant Félicie.
J’ai le plaisir de trouver César Pinaud dans ma chambre. Il s’est endormi sur le siège destiné aux visiteurs et ronfle plus bruyamment qu’un banc d’essai de chez Ferrari, le buste contre mon lit.
Je commence à me défringuer le plus rapidos possible quand la mère Crindebide, l’infirmière-chef, surgit en m’agonisant de reproches au vitriol.
— C’est à vous dégoûter de votre métier ! elle mugit. Des sagouins de votre espèce, je n’en veux plus. Vous cherchez quoi ? La mort ? Soyez tranquille, elle ne tardera plus, avec la vie que vous menez !
Je te livre un vague digest de sa tirade. Elle sue en parlant, Mémère. Ça lui dégouline de sous ses cheveux clairsemés. Elle postillonne tellement que je vais devoir me changer.
Pendant qu’elle s’écrème la rogne, je me coule dans les toiles, abasourdi par l’épuisement. Pinuche en profite pour se réveiller.
— Ah ! te voilà ! fait-il. Où étais-tu ?
— Aux goguemuches, ma vieille Pine. Il paraît que cela arrive même à des gens mieux nantis que moi.
Frustrée de sa colère par mon indifférence, la Crindebide s’emporte dans son antre aux fortes senteurs pharmaceutiques.
Je l’interpelle alors qu’elle va relourder :
— Si vous rapinez la chose à ma mère, chérie, je ne vous emmènerai pas dîner chez Lasserre à ma sortie, ainsi que j’en avais l’intention, et ne vous baiserai pas après le dessert, comme je le fais régulièrement avec les dames qui acceptent mes invitations ! Vous avez eu l’occasion d’admirer mon membre : je vous laisse mesurer le manque à jouir que ça représenterait !
Le claquement sec de la porte salue mon impertinence.
Jérémie se marre à plein râtelier. Pinaud, imperturbable, sort un gros clope papier maïs qui doit dater de la bataille de la Marne.
Comme dans mes moments de défaillance, je m’emporte à dache, ne plus penser. Un malade, dans une chambre proche, fait clamer sa téloche qui m’apprend tout sur les mérites de la lessive « All Clean » qu’enlève les taches vérolantes de la vie, et sans bouillir, ce qui me laisse froid, si je puis dire. Toujours nous briser les roupettes avec leur pub de chiasse ! Je l’ai aperçu, le voisin de piaule : on dirait un vieil hareng à reflets verts, au regard pareillement enfoncé et confit. Tu peux me dire en quoi ça peut l’intéresser, la lessive « All Clean », ce moribond ? Ben non : vaille que vaille, il ingurgite sa ration avant d’aller déguster de la racine de pissenlit. On lui lâchera pas la grappe. Et quand on le drivera au boulevard des Allongés dans son pardingue de bois, tout le long du parcours des pubs jailliront des façades bordant l’ultime circuit : « Buvez ceci, Mangez cela, Sodomisez plus à sec ! »
— Qu’as-tu ? me demande l’Ineffable.
Je visionne La Pine d’un œil douanier.
— Pourquoi ?
— Tu as l’air irrité, soudain.
— Ça me fait tarter, avoué-je.
— Quoi ?
— La vie, les autres, moi… Qu’est-ce qu’on est venus foutre sur l’orange bleue ?
Il tire une bouffée (interdite en ce lieu) de sa cigarette antédiluvienne et répond, d’une voix pour évidences :
— Mais, nous sommes venus vivre, Antoine. Vivre ! C’est inappréciable.
Cher gentil ! Bonhomme touché par la grâce et qui prend ça pour de l’eczéma !
Il ajoute, se baissant pour s’emparer d’un paquet enrubanné qu’il avait déposé sous mon lit :
— Je t’ai apporté deux bonnes bouteilles de chez Fauchon : du Bouzy ; ta grosse vache d’infirmière a bien un réfrigérateur où les mettre à frapper.
— La grosse vache n’a pas de frigo pour les voyous ! fait l’ogresse qui entre en brandissant un thermomètre, comme un poilu sa baïonnette.
— Ne vous fâchez pas, chère petite madame, implore La Pine ; je plaisantais. Vous n’êtes pas si forte que cela !
Jéjé en profite pour filer à l’anglaise ; il prétend partir à la recherche d’un taxiphone alors qu’il a un portable en poche. Il veut savoir si les « sommiers » ont déjà trouvé quelque chose à propos de l’amant de Mme Lhours mère.
— Moi, j’ai du nouveau, m’avertit César. Pas sur son amant, dont j’ignorais d’ailleurs l’existence, mais sur la dame elle-même…
Il me sourit béatement. Sourire vide de dentier dans son verre d’eau.
— Il paraîtrait que cette personne a eu un grave accident avant de quitter son époux, reprend la Vieillasse. Ça se serait produit à leur domicile de l’avenue Marie-France Dayot. Une bouilloire qui aurait explosé, selon son mari. Toujours est-il qu’après plusieurs semaines passées dans une clinique, elle est allée habiter chez sa fille au cap d’Antibes et n’aurait jamais réapparu sous le toit conjugal.
Du coup, la nouvelle me requinque.
Tu sais quoi ? J’exulte !
— Pinaud, éminent magicien, tu es au milieu de nous comme la rouge veilleuse d’une église. Ta lumière ne semble jamais forte, cependant elle fait la vérité dans nos affaires les plus ténébreuses. Maintenant tu vas retrouver l’établissement hospitalier où cette digne personne fut soignée. Il me faut tous les détails relatifs à cet accident. Mais embrasse-moi avant de t’en aller, et je me sentirai sanctifié !
Il me tend sa vieille joue trempée de larmes.
Tu crois, toi, que tu te reposes, dans un hosto ? Zob ! ma vache. Y a toujours des gens qui se pointent à ton chevet, soit pour t’apporter des soins, soit pour te montrer qu’ils t’ont en grand amour ou haute estime.
Dans mes moments d’épuisement physique, au cours d’une enquête exténuante par exemple, je me prends à rêver qu’une hernie, un kyste ou autre connerie me force à l’alitement. Je m’imagine dans des draps blancs, un tantisoit rugueux, dans lesquels je pourrais connaître un repos infini avec, de temps à autre, une petite diablesse en blanc venue vérifier ma tension ou m’apporter une potion magique.
Ben je peux t’affirmer que la réalité est tout autre, mon brave. On t’arrache au sommeil à l’heure où blanchit la campagne, on te bricole, t’oint, te pique, te sonde, te lave, te manipule, te supposite l’oignon, te tâtepouls, t’abaisselangue, te tensiomètre, te rectaltouche, t’amphigourise.
Et quand c’est fini, au lieu de te laisser récupérer, on te roule à travers les couloirs jusqu’aux salles de ceci-cela, pour te radiographier tripes et boyaux, te flasher l’intérieur par tranches (cessez de respirer ! vous pouvez respirer !), pipi caca popo. Dites, elles sont drôlement chargées vos zurines. Et ce colombin, vous croyez que c’est de la merde, ça ? Vous en avez déjà vu, des étrons ? Des vrais, bien moulés, appétissants ? Il nous couve un chouf, ce mec, m’sieur le professeur ! Y a du sang dans ses selles ; et du noir, du sang digéré !
C’est la détresse. T’es happé par le « milieu hospitalier » (on peut essayer de prier saint Julien). T’embarques pour des contrées douteuses. Tu dégrades à petit feu, d’une analyse l’autre, d’un cliché l’autre. Te sens partir en couille. En sucette ! L’extérieur se fait improbable. Ton passé n’était qu’un préambule. Ta vraie vie, c’est cette période liquidatoire. L’embarquement pour cimetière. End of haricots. Tu te gaffes que tu sortiras de là les pinceaux en flèche, les paupières baissées, la braguette parfaitement boutonnée. Si t’as eu un petit lâcher de vessie pendant qu’on te saboulait, tant pis ; comme ça, t’auras les couilles au frais en attendant que le petit Jésus te reçoive !
Et puis alors, y a les visiteurs. Qu’échangent entre eux des regards définitifs tout en t’assurant que t’as bonne mine. Les parloteurs pour ne rien dire à qui tu dois rabâcher le comment que tu dors, bouffes et défèques. Faut référer de ton moral. Quoi que t’annonces comme calamités, ils t’assurent que c’est pas grave, que leurs oncle, ami, patron, épicier ont eu « la même chose » et qu’ils courent, depuis, le marathon de Paris.
Un léger bruit.
C’est m’man qui fait retour.
— Tu as des nouvelles du Gros ? lui lancé-je en forme d’accueil.
Son beau visage plein de sérénité me rassure. Silencieuse, elle vient reprendre sa place à mon côté.
— Pourquoi ne me parles-tu pas, ma poule ?
— J’ai prêté serment.
Là, je méduse. Elle joue à quoi, ma vieille dearlingue ? Des cachotteries ! Avec son « grand » ! Ce serait bien la première fois ?
— Tu te fiches de moi, m’man !
— Pas du tout. Mais lorsqu’on donne sa parole à quelqu’un, on est lié par son serment. Avant que je fasse ma première communion, mon papa m’avait déjà enseigné cela.
Ça me fait tout drôle de l’entendre prononcer le mot « papa ». C’est pourtant vrai qu’elle en a eu un, elle qui n’a été conçue que pour devenir maman !
— Ecoute, soupiré-je, je me fais un sang d’encre à propos de ce gros con de Pétomane depuis sa disparition ; je gis dans un lit d’hôpital, tu ne vas pas me laisser dans l’angoisse ?
— Tout ce que je peux te dire, c’est de ne pas te faire de souci, mon amour.
Son « amour », ça me pique les yeux. D’ordinaire elle m’appelle son « grand », voire son « chéri », mais son « amour », c’est une grande première. Elle n’a dû dire ça qu’à mon dabe, jusqu’à présent.
Je tends la main vers elle. La sienne s’y dépose, blanche mouette. Du bout des doigts, je touche le creux de son poignet, là que bat son pouls. C’est lent, mon Dieu ! Faites que « ça » ne s’arrête jamais.
— Bon, murmuré-je, donc pas d’inquiétude pour ce rouleau de boudin.
Elle ne répond rien. Tu sais que ça l’excite, son mutisme consécutif à « la parole donnée ». Elle me dévoile sans le savoir ce côté « éternelle adolescente » qui ajoute à son charme.
Un temps de silence. Un silence musical. Parfois, le soir, à la campagne, quand l’horizon devient mauve, il y a un moment de répit sur le monde.
Je fais enfin :
— Je n’ai plus qu’une inquiétude à dissiper pour avoir l’esprit en repos…
C’est tout. Je ne casse pas une broque de mieux. J’attends comme un grand dégueulasse que je suis.
Tu parles qu’elle mord à l’hameçon, la Féloche !
— Je peux savoir ce qui te tracasse ?
— La disparition d’une petite jeune fille, style Fleur-de-Marie, à laquelle j’avais demandé de suivre le Gros.
Bataille sous un crâne ! Typhon sur une grande âme. Puis, enfin, après qu’elle s’est trémoussée sur son siège :
— Tu ne devrais pas te tourmenter, mon grand.
Je réprime un sourire de victoire sans gloire.
Bon, parfait, j’ai pigé. Je noue mes paluches sous ma nuque.
Le plaftard me fait chier, ainsi que toute la pièce qui le soutient. Alors, pour m’en évader, je clos mes quinquets ; non que j’aie sommeil, mais c’est plus commode pour gamberger. Le cinéma exige l’obscurité, tu le sais ?
Doucement, je commence à me projeter un film de ma composition. Mis en scène par Bibi. Mais interprété par des protagonistes qui ne sont point ici !
L’ambulance fonçait à près de deux cents à l’heure sur l’autoroute du Soleil, sirène hurlante. Un motard de la police qui la suivait depuis un moment vint à sa hauteur et fit signe au conducteur, un superbe Noir en blouse blanche, de se ranger sur le parking qu’on voyait poindre à bonne distance.
L’infirmier obtempéra d’assez mauvaise grâce.
Le gendarme plaça sa bécane sur sa béquille, posément, puis s’approcha du chauffeur qu’il salua aussi brièvement que militairement.
— Vous savez à quelle vitesse vous roulez ? lui demanda-t-il.
— Oui, fit l’ambulancier en faute. A deux cent quatre, car cette caisse ne peut pas faire mieux.
Le policier, un certain Ferdinand Brunet, marié, deux enfants, sentit une étrange rogne se coaguler dans son âme plutôt sereine d’ordinaire.
Il eut le seul mot pouvant convenir à la situasse :
— Papiers !
Sans piper, l’infirmier tira de sa poche une carte barrée de tricolore sur laquelle sa photo plastifiée ressemblait à une tache d’encre de Chine.
Il attendit que le motard en eût pris connaissance et la renfouilla, le visage hermétique comme la bourse d’un Ecossais né à Tel-Aviv.
— Je ne pouvais pas savoir, monsieur le sous-directeur, fit le pandore.
— Y a pas de mal !
Sans plus s’occuper du chevalier en uniforme, il redémarra en laissant deux centimètres de gomme de chez Michelin sur l’asphalte.
— Qu’est-ce que c’était ? fit une voix vieillarde depuis l’intérieur.
— Un collègue de la gendarmerie. L’ambulance retrouva très vite sa vitesse de croisière.
Une cinquantaine de kilomètres plus tard, c’est-à-dire un quart d’heure plus loin, le véhicule pila à mort et, sans toutefois stopper, ralentit à l’extrême.
— Qu’est-ce que c’est ? s’informa le même organe pantelant.
— Une dame sur un pont autoroutier.
— Qu’est-ce qu’elle fait ?
— Elle montre sa chatte aux automobiliers qui passent dessous.
— Comment est-elle ?
— La chatte ou la dame ?
— Les deux.
— La dame se traîne une quarantaine de nymphowoman. Sa chaglatte me paraît d’un blond tirant sur le roux.
Un bruit de carrosserie meurtrie retentit, sur l’arrière ; l’ambulancier reprit de la vitesse tandis que les véhicules s’embugnaient à qui mieux mieux…
— Il suffit de peu de chose pour dérégler l’harmonie du monde, déclara-t-il avec philosophie.
Ils atteignirent le cap d’Antibes en début d’après-midi. Il faisait une chaleur de four à chaux et une étrange torpeur paralysait l’endroit. Sur la mer, des embarcations creusaient des sillages blancs, éphémères. Ils durent exécuter quelques rebroussages avant de repérer le chemin des Sœurs Karamazov, voie douillette qui partait à l’assaut du phare.
La villa « La Pigne de Pin » était l’avant-dernière et sans doute la plus belle de la rue. De style vaguement Anglo-normand, avec des colombages et des fenêtres à petits carreaux, elle évoquait davantage Trouville que Juan-les-Pins. Un jardin à la française et une piscine cernée de palmiers nains en confortaient l’opulence tranquille.
La porte de fer forgé étant ouverte, la voiture s’engagea dans l’allée principale, semée de graviers gicleurs, et se rangea devant un perron d’une troisaine de marches. Comme le chauffeur allait actionner la sonnette, la porte s’ouvrit sur l’occupante des lieux.
C’était une personne dont le demi-siècle n’ atténuait pas la séduction naturelle. Elle regarda l’homme de couleur en blouse blanche et marqua une profonde surprise qu’accentuait cette ambulance stoppée devant son entrée.
— Vous désirez ? demanda-t-elle d’un ton incertain.
— Il y a, dans la voiture, une personne qui souhaite vous parler, fit l’infirmier.
L’homme s’exprimait avec aisance et son regard intelligent dérouta Antoinette Lhours.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
En manière de réponse, il alla ouvrir la porte arrière du véhicule. Il attendit ensuite qu’elle se décidât.
Mais elle restait immobile, les bras croisés sur sa poitrine, le regard pensif. Elle portait une robe légère, en imprimé dans les tons corail. Un camée important était fixé à un collier de chien en or.
— Si vous voulez bien…, dit le conducteur.
Il avait l’air surpris par l’hésitation de la propriétaire.
— Le docteur Pinaud va vous mettre au courant, ajouta-t-il aussitôt en s’effaçant.
Un vieux bonhomme, vêtu avec recherche, surgit. Il portait un costume de bonne coupe, dans les tons gris, et un chapeau de feutre qu’il ôta pour saluer la dame.
— Je mesure combien cette visite doit vous surprendre, voire vous inquiéter, fit-il, aussi vous dois-je quelques explications.
Il la rejoignit sur le perron.
A cet instant, trois avions de chasse de la base de Salon déferlèrent avec un grondement apocalyptique au-dessus des maisons. Antoinette Lhours fit la grimace et ferma les yeux. Son visiteur sortit alors une sorte de vaporisateur de sa poche, qu’il actionna devant le nez de la femme. Sa promptitude la prit de court. Elle voulut repousser cet objet brandi devant elle, mais ne put le détourner. Le temps qu’elle comprît, elle respirait déjà un gaz dont l’action se montra fulgurante.
Le « docteur » Pinaud eut toutes les peines du monde à enrayer sa chute. L’infirmier se précipita et la saisit par-derrière pour l’empêcher de tomber. Il assura sa prise puis coltina la femme dans l’ambulance.
Un homme était resté à l’intérieur, allongé sur une civière à l’armature chromée. Il eut la velléité de se lever pour aider le Noir, mais ses forces ne répondirent pas à sa volonté et son intention ; il se mit à panteler sur le dur capiton de cuir.
— Ne t’excite pas ! dit l’autre. J’y arrive très bien tout seul. Cela dit, elle a beau bouffer des biscottes et faire de l’aérobic, elle pèse son poids, la mère !
Il allongea Antoinette Lhours sur la seconde couchette et assura les sangles préparées à l’avance. Il y mit une telle énergie que l’homme qui occupait la première couche intervint :
— Ne lui bloque pas la circulation !
— Et puis quoi d’autre ? Tu veux que je lui fredonne une berceuse ?
Quand il eut terminé sa besogne, il ressortit. Le vieillard affable venait d’allumer une grosse cigarette corsetée de papier jaune.
— Tout baigne ? demanda le Noir.
— L’Eden ! Sur cette colline, on est comme préservé.
— Alors, en route !
— Je dois fermer la porte ?
— Toujours, avant de partir. Les temps sont si peu sûrs…
— Tu as l’air vraiment mal en point ! remarque César Pinaud. C’est une folie de t’être embarqué dans cette croisade, vu ton état.
— Je finis toujours le travail commencé.
Il hoche sa tête chenue.
— Si c’est pour le terminer au cimetière de Saint-Cloud…
— On ne m’enterrera pas à Saint-Cloud ; j’ai d’autres projets pour mon ultime résidence.
La Pine a son ineffable sourire de bienheureux en voie de canonisation.
— Au pays natal ?
Je ne réponds pas. Je vois un cimetière de village à flanc de colline. L’image de l’enterrement de papa. Le soleil, des toits dans une vallée, des abeilles au boulot sur les fleurs décorant les tombes. Il faisait doux, on percevait des bruits ruraux, familiers. Cette harmonie du quotidien allégeait confusément notre peine. On se disait qu’il s’ajoutait à tout cela, p’pa ; contribuait au grand concert de l’Univers, même mort, SURTOUT mort ! C’est une tradition chez les vivants que de rendre les disparus éternels. Une commodité de nature.
Le Branlant laisse filocher un essaim de réflexions, puis la ramène sur mon état de santé :
— Quand je pense qu’avec toutes ces péripéties tu as contracté un début de pleurésie, et qu’au lieu de te laisser soigner intensivement, tu es là, à continuer ton enquête à bord d’une ambulance… Franchement, tu es un garçon pas ordinaire. Je voudrais avoir des petits-enfants pour leur narrer tes prouesses.
— Elles les feraient chier, César.
Sur son brancard, la fille Lhours émet des râles pas avenants.
— Ce que nous faisons est sacrément culotté, dit Baderne-Baderne.
— Ce qu’elle a fait l’était davantage, réponds-je-t-il.
Notre véhicule quitte une voie balisée pour s’engager sur du sol cru. Il tangue et les amortisseurs protestent. Il continue néanmoins de rouler à petite allure. Le Pinaud des Charentes se dresse contre la vitre dépolie. Entre elle et le toit de la caisse, existe une bande étroite de verre normal.
— Nous sommes sur une lande tapissée de bruyère, annonce le guetteur. Tu verrais, c’est tout mauve. Si j’avais mon appareil, je tirerais une photo.
— Elle serait floue, le consolé-je. Toutes celles que tu prends ressemblent à un dégueulis d’ivrogne quand elles sont en couleurs, et à un déraillement de chemin de fer sous un tunnel si elles sont en noir et blanc.
Notre randonnée marque une halte. Jéjé coupe la sauce et vient délourder.
Il semble satisfait de lui.
— Je peux me gourer, mais ça m’étonnerait que quelqu’un puisse nous retapisser ici. Nous sommes dans une espèce de clairière naturelle que l’érosion a creusée dans les Alpilles. Tu veux sortir de ton appartement, Antoine ? Il fait un soleil sublime et ça sent bon comme dans un jardin de curé.
— Volontiers. Je finis par me faire vioque, dans cette ambulance.
Pinuchet l’aide à extraire ma civière coulissante. Ils me déposent à l’ombre d’arbousiers formant un boqueteau au milieu des roches grises et blanches.
César consulte sa tocante Cartier en jonc massif pouvant subir une immersion de cinquante mètres, ce qui n’est pas négligeable quand on est une loque chenue qui s’enrhume dès qu’elle dénoue son cache-nez de laine.
Je tente de respirer profondément, voluptueusement, seulement mes soufflets se sont mis en grève et ne m’assurent plus qu’une respiration de misère.
— C’est l’heure de tes cachets, petit, fait la Vieillerie.
Et il sort une grosse boîte en os de sa fouille.
M’ayant médicamenté, mes compagnons s’affairent pour arracher la dame Lhours du véhicule. En flic consciencieux, le Négus l’unit au montant de son brancard par une paire de menottes.
— D’après ce que m’a expliqué Mathias, murmure-t-il, elle en a encore pour une demi-heure dans le potage avant que nous pratiquions l’injection décisive. On devrait bouffer notre pique-nique, propose-t-il.
— Excellente idée, approuve Pinuche.
Ils sortent une petite « cantine » de la tire. C’est la Vieillasse qui s’est chargé de l’intendance. Le Noirpiot fait l’inventaire et annonce avec médusance :
— T’es louf, Pinuche ! Du caviar !
— J’espère qu’il n’a pas souffert dans son conditionnement isolant. J’ai pris également du rosbif et du poulet froids, du brie de Meaux ainsi qu’une tarte aux myrtilles. Comme vin, deux bouteilles de muscadet. J’ai pensé que du rouge nous alourdirait ; avec ce blanc, on n’a jamais la tête lourde. Tu as un peu faim, Antoine ?
— Le contraire ! Allez claper hors de ma vue, j’ai le cœur au bord des lèvres.
— Tu l’avais déjà sur la main, plaisante la Guenille qui profère peu de boutades, mais toujours d’excellentes !
La Pine remise sa seringue, dit :
— C’est moi qui faisais ses piqûres à mon épouse, à l’époque où elle était sans cesse malade. Mais depuis que je me suis enrichi, elle va bien. C’est inouï ce que les revenus de quelqu’un influent sur sa santé.
Je ne souffle mot. Bien assez d’encaisser ma propre souffrance et de préparer mon interrogatoire. Des grillons râpent le solennel silence de l’été. Le ciel immense, où attendent des étoiles éteintes, se peuple d’hirondelles virevoltantes.
La fille de l’officier de marine a commencé à battre des paupières et à bafouiller des bribes de phrases incertaines. C’était le bon moment : la Vieillasse lui a alors pratiqué son injection, avec beaucoup de doigté. Elle n’a pas paru s’en rendre compte. Bientôt, elle semble se détendre. A la voir ainsi, j’envie son bien-être, pour artificiel qu’il soit.
Jérémie, qui a rangé les reliefs de leur bouffement, branche le Nagra dont nous nous sommes munis. Ça a été longtemps l’enregistreur préféré des journalistes. Il existe désormais des japoniaiseries plus performantes. C’est la loi de la concurrence. La lutte sans fin pour la conquête d’une suprématie obsolète sitôt qu’elle est acquise.
— Où sommes-nous ? demande brusquement la voix d’Antoinette Lhours.
Etrange voix de fillette consécutive à son état second.
Elle nous a fait tressaillir.
— Nous faisons une petite halte, chère madame, répond Pinuchet.
— J’espère être rentrée pour vingt heures. J’ai rendez-vous avec ma petite amie.
On se regarde, le Noirpiot et moi. On ignorait que la dame allait à la pelouse. C’était pas indiqué dans son pedigree ; probable qu’elle se montre discrète.
— Comment se nomme cette charmante personne ?
— Francine ; c’est ma manucure.
— Et elle est jolie ?
— Ravissante. Brune piquante aux yeux clairs.
— Vous raffolez des filles ?
— Depuis toujours. La pension…
Elle a un rire mutin.
— Mais alors votre compagnon avec qui vous partagiez la petite maisonnette des bords de Seine ? Celui qui se fait appeler Igor Makilowski ?
— Serge ?
— Oui.
— Une relation d’affaires, mon cher. Excellente, mais sans la moindre implication sexuelle.
— Quel genre de travail exercez-vous ensemble ?
— Il convoie certaines denrées que j’héberge.
— Vous servez de dépôt à son trafic, en somme ?
— Voilà !
— Trafic de drogue, crois-je savoir ?
— Exactement. La matière première provient d’Orient et nous la traitons sur la Côte. Elle parle avec un certain entraînement. Ce qui est frappant, c’est ce complet détachement dont elle fait preuve. Le Rouquin reste le roi incontestable de la pharmacopée policière. Cette truande meurtrière de grande envergure est enjouée comme un faon dans une forêt domaniale. Moralement, elle gambade !
Je reprends :
— Il vous était en tout cas très attaché. Devenir le complice de plusieurs meurtres dénote combien il avait foi en vous.
Elle rit de plus belle :
— Mettons qu’il avait grand besoin de moi ; ça stimule les bonnes volontés.
— Il y a longtemps que vous aviez décidé d’éliminer votre pseudo-père ?
— Depuis la mort de ma mère.
— Il faut dire qu’il s’est ignoblement comporté avec elle, après avoir découvert qu’elle avait un amant.
— Un monstre. Il l’a brimée, ruinée, séquestrée…
— Et gravement mutilée avec ses molosses sauvages dressés à tuer.
— Ah ! vous l’avez appris ?
— J’en suis indigné. Je conçois cette rancune qui s’est développée en vous ; pendant des années, vous l’avez mitonnée à feu doux. Dites-moi, cet appareil placé dans une marche de l’escalier ?
— Une invention soviétique, mon cher, faite pour provoquer le cancer.
— Ça a été le cas, je crois ?
— Assez rapidement, ce misérable a été atteint par la maladie.
— Mais ça n’a pas suffi à votre vengeance ?
— Vous plaisantez ! Des années durant, je l’ai laissé aux prises avec le vilain crabe. Il m’arrivait de prendre de ses nouvelles téléphoniquement, pour avoir le privilège de l’entendre geindre et appréhender la mort.
— Si on en arrivait à la plus diabolique de vos idées : les loups ?
Rire de joie triomphal.
— Il a voulu tuer maman en la faisant dévorer par deux fauves. Elle n’a réchappé que par miracle à ses blessures. Ensuite, sa vie fut un calvaire. Elle était défigurée, ses cicatrices la torturaient. En ai-je mis du temps à organiser l’agonie de cet infâme salaud !
— Louer la masure des bords de Seine, installer chez le vieillard un système de phonie capable d’amener l’enregistrement de hordes de loups dans son pavillon, ça c’est de la persécution savante, ma chère amie. Mais pourquoi les nuits de pleine lune ?
— C’est par l’une de ces nuits-là qu’il a tenté de faire égorger ma mère.
— Elle n’a pas porté plainte ?
— Il l’a menacée de dévoiler à l’opinion publique la liaison qu’elle avait avouée par écrit. Elle était d’un milieu où le scandale constitue la pire des tares. La pauvre âme a préféré subir ses tortures en silence plutôt que de voir sa réputation ternie. Ce sont des réactions qu’on ne comprend plus guère aujourd’hui.
— J’ai appris, tout récemment, que son amant, donc votre père, était mort d’un accident de la circulation, dans des circonstances bizarres qui ne furent jamais bien établies.
Elle opine :
— C’est ce misérable qui l’aura supprimé, n’en doutez pas. Il a passé sa vie à assumer sa vengeance.
— Et vous, la vôtre ! ne puis-je m’empêcher de lui faire remarquer.
Je me sens étreint par une perfide langueur. Unique dans ma carrière, les mecs : l’enquête d’un agonique ! Si j’en ressors, faudra que j’écrive tout ça. L’Antonio en délabrance, en exténuance, en mourance, qui patouille encore dans une enquête, parce qu’il l’a prise à cœur et qu’il veut coûte que coûte la terminer avant de jouer cassos. Edifiant, non ?
— Quel machiavélisme, dans cette famille, soupiré-je, prenant mes deux potes à témoin.
— C’est le moins qu’on en puisse dire, appuie le Mâchuré.
— Dans le fond, fais-je à la femme, il aurait tellement pu être votre géniteur.
Réflexion malencontreuse car la voilà qui s’hermétise, son regard se fait dur comme du granit.
— Non ! crie-t-elle. Vous ne savez pas ce que vous dites !
Fissa, je sors les aérofreins :
— C’était une mauvaise plaisanterie.
— D’un goût détestable.
— Pardonnez-moi, madame.
Ça l’amadoue sans doute car sa figure se décrispe, comme l’anus d’Alexandre-Benoît Bérurier pour, avec un vent de force quatre, jouer les premières mesures des trompettes d’Aida.
— C’est donc vous qui avez procédé à l’exécution de ce triste salaud ?
— Et je m’en vante !
— On a retrouvé dans la bicoque du bord de Seine les accessoires ayant servi à défigurer, puis dépecer votre pseudo-père : cagoule, gants à griffes d’acier, combinaison de mécano, drap destiné à protéger le sol du sang résultant de cette exécution. D’ailleurs je comprends mal cette précaution.
— Je voulais emporter avec moi le sang de ce monstre ! Ce drap était un trophée qui me prouvait que ma mère avait été vengée.
Dis, elle serait pas à plat, côté méninges, la belle, l’orgueilleuse Antoinette ?
— Evidemment, lâché-je en grande piteusité.
Un silence plus long qu’un discours de réception à l’Académie. Pour te dire la vérité, je me sens pas bien du tout. Et presque plus du tout ! Un gyroscope, ma tronche. Je la vois double, Toinette. Non : triple !
— Un instant ! murmure Pinuche, il faut que tu boives quelque chose. J’ai sur moi un petit vulnéraire épatant ; il est très fort mais il ravigote.
— Veux-tu que je prenne le relais ? me propose Jérémie.
— Non.
— Jusqu’au bout, hein ? grommelle-t-il.
Le breuvage de La Pine me file une traînée de feu dans la corgnole. J’ai la sensation qu’on me nettoie le tube digestif au lance-flammes.
Un illusoire coup de fouet, certes, mais un coup de fouet ! Alors je reprends :
— Lorsque vous avez eu accompli votre tâche dans la chambre du vieux, quelqu’un a surgi à l’improviste : son neveu Jean-Baptiste, le séminariste. Vous ne vous y attendiez pas. En apercevant le carnage ce garçon a détalé. Vous vous êtes lancée à sa poursuite. Il s’est réfugié chez les voisins pour réclamer de l’aide. Là, vous l’avez tué. Puis ça a été le tour de la pauvre femme qui habitait ce pavillon, ensuite celui de son époux paralysé. Pas de quartier. Il y a eu probablement quelque bruit sur l’avenue car vous vous êtes sauvée par le jardin, laissant un lambeau de votre combinaison après la grille.
Je continue de parler. Ce sont des réflexions que je me fais à moi-même.
— Plus tard, vous êtes revenue avec l’auto et avez chargé le cadavre du neveu dans le coffre.
Je me ressaisis, lève la tête et mes yeux croisent ceux de la meurtrière. Il se fait entre nous une surprenante connivence. On dirait qu’elle est satisfaite de ma démonstration ; presque soulagée que je l’eusse si totalement démasquée.
— Une question, madame…
Mes paupières sont devenues lourdes comme les poches d’un pickpocket en fin de journée. Il me semble voir la dame à travers des verres de myope.
— Une question, réitéré-je.
— Je vous écoute.
— Où se trouvait votre complice pendant cette nuit de cauchemar ?
— Il m’attendait à la maison.
— En rentrant, lestée de votre drap sanglant et de vos accessoires pour Grand-Guignol, vous ne lui avez pas parlé du séminariste mort ?
— Non.
— Si bien qu’il ignorait le macabre chargement de sa voiture quand il est venu observer les lieux ?
— En effet.
— Pourquoi lui aviez-vous tu cet épisode ?
— Il commençait à prendre peur et je craignais qu’il flanche. Il était tellement inquiet qu’il surveillait de loin la bicoque du vieux.
Au cours d’un voyage à Java, j’ai assisté à un concert de cloches. Leur résonance me meurtrissait non seulement l’ouïe, mais le corps tout entier. Voilà que je les entends de nouveau. Je demeure un moment silencieux, submergé par une inertie inquiétante. Cela me cause un profond détachement. Mon corps et mon esprit ont envie de se mettre en congé d’existence.
Allons, le grand, un dernier effort, toutes les pièces du puzzle sont à peu près en place à présent, tu vas pouvoir ranger la boîte.
— C’est vous qui avez tenté de me tuer, à l’hôpital, déguisée en infirmière laide ?
— Exactement.
— Puis-je savoir ce qui motivait ma condamnation à mort ?
— Une exigence de mon compagnon d’équipée. Vous l’aviez vu, lui aviez parlé ; pour sa sécurité, il convenait de vous neutraliser définitivement.
— Mon confrère aussi, l’avait vu !
— Lui, il était dans le coma, donc incapable de témoigner…
Peut-être jacte-t-elle encore ?
Mais une bouillie de sons et d’images s’accumule sur moi. Les grillons et les cigales font un vacarme de cataracte. Je crois déceler un cri de Pinaud :
— Antoi oi oi ne !
Et la mer efface, sur le sable, les pas des amants désunis.