IX
La conjuration du silence
Julie s’expliquait, en phrases hachées.
— J’étais toute seule à la maison… J’avais peur… Je m’étais couchée sans me déshabiller… On a frappé de grands coups à la porte… C’était Lannec, le capitaine de mon frère…
— Le Saint-Michel est arrivé ?
— Il était dans l’écluse quand je suis venue… Lannec voulait voir mon frère tout de suite… Il paraît qu’ils sont pressés de partir… Je lui ai dit que Louis n’était pas seulement venu à la maison… Et c’est lui qui m’a inquiétée, en grommelant des choses que je n’ai pas comprises…
— Pourquoi êtes-vous venue ici ? questionna Maigret.
— J’ai demandé si Louis courait un danger… Lannec m’a dit que oui, qu’il était peut-être déjà trop tard.
— Alors, je me suis informée, au port, et on m’a dit que vous étiez là…
Grand-Louis regardait par terre d’un air ennuyé, haussait les épaules comme pour signifier que les femmes s’affolent pour rien.
— Vous courez un danger ? demanda Maigret en cherchant son regard.
Et l’autre de rire. Un gros rire, beaucoup plus idiot que son rire habituel.
— Pourquoi Lannec s’est-il inquiété ?
— Est-ce que je sais ?
Et, faisant le tour de l’assemblée, Maigret articula pensivement, avec une pointe de rancœur :
— En somme, vous ne savez rien ! Et tout le monde est dans le même cas ! Vous, monsieur le maire, vous ne connaissez pas M. Martineau et vous ignorez pourquoi Grand-Louis, reçu chez vous comme un ami, jouant aux dames avec vous et mangeant à votre table, se met soudain à vous marteler le visage de coups de poing…
Pas de réponse.
— Que dis-je ? Vous acceptez ce traitement, qui vous semble naturel ! Vous ne vous défendez pas ! Vous refusez de porter plainte ! Vous évitez même de mettre Grand-Louis à la porte…
Et, à Grand-Louis :
— Vous, vous ne savez rien non plus ! Vous couchez à bord de la drague, mais vous ignorez qui est avec vous à bord… Vous êtes reçu ici et vous payez votre hospitalité par des raclées magistrales que vous offrez au maître de maison… Vous n’avez jamais vu M. Martineau…
Pas un tressaillement. Rien que des visages butés, des regards fixés au tapis.
— Et vous, monsieur Martineau, vous n’en savez pas davantage. Est-ce que vous savez seulement par quel moyen vous êtes venu de Norvège en France ?… Non !… Vous préférez une couchette à bord de la drague abandonnée à un lit d’hôtel… Vous partez à vélo, achetez une auto pour aller à Paris… Mais vous ne savez rien ! Vous ne connaissez pas M. Grandmaison, ni Louis, ni le capitaine Joris… Et, naturellement, Julie, vous en savez encore moins que les autres…
Il regarda Lucas d’un air découragé. Lucas comprit. On ne pouvait songer à arrêter tout le monde. Contre chacun on pouvait relever des bizarreries, des mensonges ou des contradictions.
Mais pas une charge, à proprement parler !
L’horloge marquait onze heures du soir. Maigret vida sa pipe dans le foyer et reprit de sa voix bougonne :
— Je me vois obligé de vous prier, tous, de vous tenir à la disposition de la justice… J’aurai certainement des renseignements à vous demander à nouveau, en dépit de votre ignorance… Je suppose, monsieur le maire, que vous n’avez pas l’intention de quitter Ouistreham ?
— Non !
— Je vous remercie… Vous, monsieur Martineau, vous pourriez prendre une chambre à l’Hôtel de l’Univers, où je suis descendu moi-même…
Le Norvégien s’inclina.
— Conduis monsieur à l’Univers, Lucas !…
Et, s’adressant à Grand-Louis et à Julie :
— Vous deux, venez avec moi…
Il sortit, rendit la liberté aux deux gendarmes qui attendaient, vit Lucas et Martineau bifurquer dans la direction de l’hôtel, où le patron attendait de pouvoir se coucher.
Julie était sortie sans endosser de manteau et son frère, en la voyant frissonner, retira sa veste qu’il lui mit de force sur les épaules.
Il était difficile de parler, à cause de la tempête. Il fallait marcher courbé en avant, et c’était un sifflement continu dans les oreilles, une bise glacée sur le visage, au point que les paupières en étaient endolories.
Devant le port, on vit la buvette éclairée et les éclusiers qui, entre deux bassinées, accouraient, battaient la semelle, buvaient des grogs brûlants. Les visages se tournèrent vers le trio, qui marchait toujours dans la bourrasque et s’engageait sur le pont.
— C’est le Saint-Michel ? questionna Maigret.
Un voilier sortait de l’écluse, pénétrait dans l’avant-port. Mais il paraissait beaucoup plus haut que la goélette que Maigret connaissait.
— Sont sur lest ! grogna le matelot.
C’est-à-dire que le Saint-Michel avait déchargé à Caen et qu’il naviguait à vide pour prendre ailleurs une nouvelle cargaison.
Ils étaient sur le point d’atteindre la petite maison de Joris quand une ombre s’approcha. Il fallait se regarder visage contre visage pour se reconnaître. Une voix, qui n’était pas très ferme, dit à Grand-Louis :
— Ah ! te voilà… Dépêche-toi, qu’on appareille.
Maigret fixa le petit capitaine breton, puis la mer qui s’élançait à l’assaut des jetées dans un vacarme continu. Et le ciel était dramatique, semé de nuages tumultueux.
Le Saint-Michel, amarré aux pilotis, stagnait dans l’ombre, avec seulement la pointe de lumière d’une lampe posée sur le rouf.
— Vous voulez partir ?… questionna le commissaire.
— Pardi !
— Pour aller où ?
— Charger du vin à La Rochelle…
— Vous avez absolument besoin de Grand-Louis ?
— Si vous croyez qu’on peut naviguer à deux par ce temps-là !
Julie avait froid. Elle restait là à écouter, tout en piétinant le sol. Son frère regardait tour à tour Maigret et le caboteur dont les poulies grinçaient.
— Allez m’attendre à bord ! dit le commissaire à Lannec.
— C’est que…
— Quoi ?
— Dans deux heures, nous n’aurons plus assez d’eau pour prendre le large…
Et une inquiétude sourde passait dans ses yeux. Il était mal à l’aise, c’était évident. Il sautait d’une jambe sur l’autre. Son regard ne parvenait à se fixer nulle part.
— Faut que je gagne ma vie, moi !
Et il y eut entre lui et Louis un échange de coups d’œil que Maigret fut certain de deviner. Il y a des moments où l’intuition est plus développée qu’à d’autres.
Le petit capitaine, nerveux, semblait dire : « Le bateau n’est pas loin… Il n’y a qu’une amarre à larguer… Un coup de poing au policier et on est clair… »
Grand-Louis hésitait, regardait sa sœur d’un air lugubre, soupirait, hochait négativement la tête.
— Allez m’attendre à bord ! répéta Maigret.
— Mais…
Il ne répondit pas, fit signe aux deux autres de le suivre dans la maison.
C’était la première fois que Maigret voyait réunis le frère et la sœur. Ils se tenaient tous trois dans la cuisine du capitaine Joris, où il y avait un bon feu… Le tirage était si fort que parfois, dans le fourneau de tôle, un ronflement finissait en détonation.
— Donnez-nous quelque chose à boire… dit le commissaire à Julie, qui alla prendre dans le placard une carafe d’alcool et des verres décorés.
Il était de trop, il le sentait. Julie aurait donné gros pour rester en tête à tête avec son frère. Celui-ci la suivait des yeux et l’on devinait chez lui une grande affection en même temps qu’un attendrissement de brute.
En vraie ménagère qu’elle était, Julie resta debout après avoir servi les deux hommes et rechargea son poêle.
— À la mémoire du capitaine Joris… dit Maigret en levant son verre.
Puis un long silence. Le commissaire le voulait. Il donnait à chacun le temps de s’imprégner de la chaude et quiète atmosphère de la cuisine.
Petit à petit le ronflement du poêle, accompagné du tic-tac de l’horloge à balancier, devenait comme une musique. Après la bourrasque du dehors, le sang montait aux joues, les prunelles étaient luisantes. Et un aigre fumet de calvados montait dans l’air.
— Le capitaine Joris… répéta Maigret d’une voix rêveuse. Au fait, je suis à sa place, dans son fauteuil… Un fauteuil dont l’osier criait à chaque mouvement… S’il vivait, il rentrerait du port et sans doute demanderait-il aussi un verre d’alcool pour se réchauffer… N’est-ce pas, Julie ?…
Elle écarquilla les yeux, puis détourna la tête.
— Il ne monterait pas se coucher tout de suite… Je parie qu’il retirerait ses chaussures… Vous apporteriez ses pantoufles… Il vous dirait : « Sale temps… N’empêche que le Saint-Michel a voulu prendre la mer, que Dieu l’aide… »
— Comment savez-vous ?
— Quoi ?
— Qu’il disait « que Dieu l’aide » ?… C’est bien ça !…
Elle était tout émue. Elle regardait Maigret avec une pointe de reconnaissance.
Grand-Louis faisait le dos rond.
— Il ne le dira plus… Voilà ! il était heureux… Il avait une jolie maison, un jardin avec des fleurs qu’il aimait, des économies… Il paraît que tout le monde l’adorait… Et pourtant il y a quelqu’un qui a mis fin à tout ça, brusquement, avec un peu de poudre blanche dans un verre d’eau…
Le visage de Julie était contracté. Elle ne voulait pas pleurer. Elle faisait un violent effort.
— Un peu de poudre blanche et ç’a été fini !… Et celui qui a fait cela sera peut-être heureux, lui, parce que personne ne sait qui il est !… Sans doute tout à l’heure était-il parmi nous…
— Taisez-vous ! supplia Julie en joignant les mains, tandis que les larmes coulaient enfin.
Mais le commissaire savait où il allait. Il continuait à parler à voix basse, lentement, mot par mot. Et c’était à peine une comédie. Il s’y laissait prendre lui-même. Il était sensible à la nostalgie de cette atmosphère où il évoquait, lui aussi, la silhouette trapue du chef du port.
— Mort, il n’a plus qu’un ami… C’est moi !… Un homme qui se débat tout seul pour savoir la vérité, pour empêcher l’assassin de Joris d’être heureux.
Julie sanglotait, toute résistance brisée, et Maigret poursuivait :
— Seulement, autour du mort, tout le monde se tait, tout le monde ment, au point qu’on pourrait croire que tout le monde a quelque chose à se reprocher, que tout le monde est complice !
— Ce n’est pas vrai ! cria-t-elle.
Et Grand-Louis, de plus en plus mal à l’aise, se versa à boire, emplit en même temps le verre du commissaire.
— Grand-Louis, le premier, se tait.
Julie regarda son frère à travers ses larmes, comme frappée par la justesse de ces paroles.
— Il sait quelque chose… Il sait beaucoup de choses… Est-ce qu’il a peur de l’assassin ?… Est-ce qu’il a quelque chose à craindre ?…
— Louis ! lui cria-t-elle.
Et Louis regardait ailleurs, les traits durs.
— Dis que c’est faux, Louis !… Tu entends ?…
— Je ne sais pas ce que le commissaire…
Il se leva. Il ne tenait plus en place.
— Louis ment plus que les autres ! Il prétend ne pas connaître le Norvégien et il le connaît ! Il prétend ne pas avoir de rapports avec le maire et je le trouve chez celui-ci, occupé à lui assener des coups de poing.
Un vague sourire sur les lèvres du forçat. Mais Julie ne l’entendait pas ainsi.
— C’est vrai, Louis ?
Et, comme il ne répondait pas, elle lui saisit le bras.
— Alors, pourquoi ne dis-tu pas la vérité ?… Tu n’as rien fait, j’en suis sûre !…
Il se dégagea, troublé, peut-être faiblissant. Maigret ne lui donna pas le temps de se reprendre.
— Dans tout ce fatras de mensonges, il ne faudrait sans doute qu’une toute petite vérité, un tout petit renseignement qui ferait crouler l’édifice…
Mais non ! Malgré les regards suppliants de sa sœur, Louis se secouait comme un géant que des ennemis minuscules et rageurs harcèlent.
— Je ne sais rien…
Et Julie, sévère, déjà méfiante :
— Pourquoi ne parles-tu pas ?
— Je ne sais rien !…
— Le commissaire dit…
— Je ne sais rien !…
— Écoute, Louis ! J’ai toujours eu confiance en toi ! Tu le sais bien ! Et je t’ai défendu, même contre le capitaine Joris…
Elle rougit de cette phrase malheureuse, se hâta de parler d’autre chose :
— Il faut que tu dises la vérité ! Je n’en peux plus… Et je ne resterai pas davantage dans cette maison, toute seule…
— Tais-toi !… soupira-t-il.
— Qu’est-ce que vous voulez qu’il vous dise, commissaire ?
— Deux choses. D’abord, qui est Martineau. Ensuite pourquoi le maire se laisse battre…
— Tu entends, Louis ?… Ce n’est pas terrible !
— Je ne sais rien…
La colère montait en elle.
— Louis, fais attention !… Je finirai par croire…
Et le feu ronronnait toujours. Et le tic-tac de la pendule était lent, étirant sur le balancier de cuivre le reflet de la lampe.
Louis était trop grand, trop fort, trop rude, avec sa tête et son épaule de travers, pour cette cuisine proprette de petit rentier. Il ne savait que faire de ses grosses pattes. Son regard fuyant ne savait sur quoi s’arrêter.
— Il faut que tu parles !
— J’ai rien à dire…
Il voulut se verser à boire, mais elle se précipita sur la carafe.
— C’est assez ! Ce n’est pas la peine que tu t’enivres encore…
Elle était dans un état douloureux de nervosité. Elle sentait confusément que la minute était tragique. Elle se raccrochait à son espoir de tout éclaircir d’un mot.
— Louis… cet homme… Ce Norvégien, c’est celui qui devait acheter le Saint-Michel et devenir ton patron, n’est-ce pas ?
La réponse vint, catégorique :
— Non !
— Alors, qui est-ce ? On ne l’a jamais vu dans le pays ! Il ne vient pas d’étrangers ici…
— Je ne sais pas…
Elle s’obstinait, avec une subtilité instinctive de femme.
— Le maire t’a toujours détesté… C’est vrai que tu as dîné chez lui ce soir ?…
— C’est vrai…
Elle trépigna d’impatience.
— Mais alors, dis-moi quelque chose ! Il le faut ! Ou je te jure que je vais croire que…
Elle n’allait pas plus loin. Elle était affreusement malheureuse. Elle regardait le fauteuil d’osier, le poêle familier, l’horloge, le flacon aux fleurs peintes.
— Tu aimais bien le capitaine… Je le sais !… Tu l’as dit cent fois, et si vous vous êtes disputés c’est que…
Il fallait expliquer cela.
— Ne croyez pas ce qui n’est pas, monsieur le commissaire ! Mon frère aimait le capitaine Joris… Et le capitaine l’aimait bien aussi… Seulement, il y a eu… Ce n’est pas grave !… Louis ne se connaît plus quand il a de l’argent en poche, et alors il dépense tout, n’importe comment… Le capitaine savait qu’il venait me prendre mes économies… Il lui faisait de la morale… C’est tout !… S’il lui interdisait de venir ici, à la fin, c’était à cause de cela… Pour qu’il ne me prenne plus mon argent !… Mais il me disait, à moi, qu’au fond Louis était un brave garçon qui n’avait que le défaut d’être faible…
— Et Louis, dit lentement Maigret, savait peut-être que, Joris mort, vous héritiez de trois cent mille francs ?
Ce fut si rapide que le commissaire faillit avoir le dessous. Tandis que Julie poussait un cri perçant, Grand-Louis tombait à bras raccourcis sur Maigret, qu’il essayait de prendre à la gorge.
Le commissaire put saisir un de ses poignets au col. D’une pression lente, mais sûre, il le tordit derrière le dos du matelot, gronda :
— Bas les pattes !
Julie, les coudes contre le mur, la tête dans les bras repliés, pleurait de plus belle, poussait de faibles cris de détresse.
— Mon Dieu ! Mon Dieu !
— Tu ne veux pas parler, Louis ? martela Maigret en lâchant l’ex-forçat.
— Je n’ai rien à dire.
— Et si je t’arrête ?
— Tant pis !
— Suis-moi !
Julie s’écria :
— Monsieur le commissaire ! Je vous en supplie ! Louis, parle, pour l’amour de Dieu !
Ils étaient déjà à la porte vitrée de la cuisine. Grand-Louis se retourna, le visage tout rouge, les yeux brillants, avec une moue indescriptible. Il tendit une main vers l’épaule de sa sœur.
— Lilie, je te jure…
— Lâche-moi !
Il hésita, fit un pas vers le corridor, se retourna encore.
— Écoute…
— Non ! Non, va-t’en !
Alors il traîna ses pieds derrière Maigret, s’arrêta sur le seuil, fut tenté de se retourner, mais résista. La porte se referma sur eux. Ils n’avaient pas fait cinq pas dans la bourrasque qu’elle s’ouvrait, qu’on voyait la forme claire de la jeune fille, qu’on entendait appeler :
— Louis !
Trop tard. Les deux hommes marchaient dans la nuit, droit devant eux.
Une rafale de pluie les détrempa en l’espace de quelques secondes. On ne voyait rien, pas même les limites de l’écluse. Pourtant une voix appela dans l’ombre, au-dessous d’eux :
— C’est toi, Louis ?
C’était Lannec, à bord du Saint-Michel. Il avait entendu des pas. Il passait la tête par l’écoutille. Il devait savoir que le marin n’était pas seul, car il prononça très vite, en bas breton :
— Saute sur le gaillard d’avant et on file !
Maigret, qui avait compris, attendait, incapable de savoir, dans l’ombre, où commençait le Saint-Michel et où il finissait, ne voyant de son compagnon qu’une masse hésitante dont la pluie faisait luire les épaules.