VI



La chute dans l’escalier

L’hôtelier n’avait pas menti, mais la nouvelle, telle qu’il l’avait présentée, était à tout le moins exagérée : M. Grandmaison n’était pas au lit.

Quand, après avoir envoyé Lucas surveiller la drague, Maigret se dirigea vers la villa normande, il distingua derrière la fenêtre principale une silhouette dans la pose classique du malade qui doit garder la chambre.

On ne voyait pas les traits. Mais c’était évidemment le maire.

Plus loin dans la pièce quelqu’un était debout, un homme, qu’on ne pouvait reconnaître davantage.

Au moment où Maigret sonna, il y eut, à l’intérieur, plus d’allées et venues qu’il est nécessaire pour venir ouvrir une porte. La servante se montra enfin, une servante entre deux âges, assez revêche. Elle devait avoir un mépris incommensurable pour tous les visiteurs, car elle ne se donna pas la peine de desserrer les dents.

La porte ouverte, elle monta les quelques marches qui conduisaient au hall, laissant à Maigret le soin de refermer l’huis. Puis elle frappa à une porte à deux battants, s’effaça, tandis que le commissaire entrait dans le bureau du maire.

Il y avait dans tout cela quelque chose de bizarre. Non pas d’une étrangeté violente, mais des petits détails qui choquaient, et une atmosphère un peu anormale.

La maison était grande, presque neuve, d’un style qu’on retrouve partout sur les plages.

Mais étant donné la fortune des Grandmaison, propriétaires de la majorité des actions de l’Anglo-Normande, on eût pu s’attendre à plus de richesse.

Peut-être réservaient-ils le faste pour leur demeure de Caen ?

Maigret avait fait trois pas quand une voix prononça :

— Vous voici, commissaire.

La voix venait de la fenêtre. M. Grandmaison était calé au fond d’un vaste fauteuil club, les jambes posées sur une chaise. À cause du contre-jour, on le voyait mal, mais on apercevait un foulard noué autour de son cou en place de faux col et une main qu’il tenait sur la moitié gauche de son visage.

— Asseyez-vous…

Maigret fit le tour de la pièce, pour aller se placer juste en face de l’armateur, où il s’installa enfin. Il avait quelque peine à réprimer un sourire, car le spectacle était inattendu.

La joue gauche de M. Grandmaison, que la main ne pouvait cacher tout à fait, était tuméfiée, la lèvre gonflée. Mais ce que le maire tentait surtout de couvrir, c’était un œil entouré d’un vaste cercle noir.

Ce n’eût pas été comique si l’armateur n’eût voulu néanmoins garder toute sa dignité. Il ne bronchait pas. Il regardait Maigret avec une méfiance agressive.

— Vous venez me faire part des résultats de votre enquête ?

— Non ! Vous m’avez reçu si aimablement l’autre jour, avec ces messieurs du Parquet, que j’ai voulu vous remercier de votre accueil.

Maigret n’avait jamais le sourire ironique. Au contraire ! Plus il persiflait et plus il avait les traits figés dans une expression grave.

Des yeux, il faisait le tour du bureau. Les murs étaient garnis de plans de cargos et de photographies des bateaux de l’Anglo-Normande. Les meubles étaient quelconques, en acajou de bonne qualité, mais sans plus. Sur le bureau, quelques dossiers, des lettres, des télégrammes.

Enfin un plancher verni sur la surface lisse duquel le regard du commissaire semblait prendre plaisir à se promener.

— Il paraît que vous avez eu un accident ?

Le maire soupira, remua les jambes, grommela :

— Un faux pas, en descendant l’escalier.

— Ce matin ? Mme Grandmaison a dû être effrayée !…

— Ma femme était déjà partie.

— Il est vrai que le temps n’est pas favorable à un séjour à la mer !… À moins qu’on ne soit chasseur de canards… Je suppose que Mme Grandmaison est à Caen avec votre fille ?…

— À Paris…

L’armateur était vêtu sans recherche. Un pantalon sombre, une robe de chambre sur une chemise de flanelle grise, des pantoufles de feutre.

— Qu’est-ce qu’il y avait au pied de l’escalier ?

— Que voulez-vous dire ?

— Sur quoi êtes-vous tombé ?

Un regard fielleux. Une réponse sèche :

— Mais… par terre…

C’était faux, archifaux ! On ne se fait pas un œil au beurre noir en tombant par terre ! Et surtout on ne porte pas ensuite au cou des traces de strangulation !

Or, quand le foulard s’écartait un tant soit peu, Maigret voyait parfaitement des ecchymoses qu’on essayait de lui cacher.

— Vous étiez seul dans la maison, naturellement.

— Pourquoi naturellement ?

— Parce que les accidents surviennent toujours quand il n’y a personne pour vous secourir !

— La domestique faisait son marché.

— Il n’y a qu’elle ici ?

— J’ai aussi un jardinier, mais il est parti à Caen, où il a des achats à faire.

— Vous avez dû souffrir…

Le maire était surtout inquiet, à cause précisément de la gravité de Maigret, dont la voix était presque affectueuse.

Il n’était que trois heures et demie. N’empêche que la nuit tombait déjà, que la pénombre envahissait la pièce.

— Vous permettez ?…

Il tira sa pipe de sa poche.

— Si vous voulez un cigare, il y en a sur la cheminée.

Il y avait toute une pile de caisses. Sur un plateau, un flacon de vieil armagnac. Les hautes portes étaient en pitchpin verni.

— Mais votre enquête ?…

Geste vague de Maigret, qui s’observait afin de ne pas regarder la porte qui communiquait avec le salon et qui était animée d’un mystérieux frémissement.

— Aucun résultat ?

— Aucun.

— Voulez-vous mon avis ? On a eu le tort de laisser croire à une affaire compliquée.

— Évidemment ! grogna Maigret. Comme s’il y avait quelque chose de compliqué dans les événements ! Un soir, un homme disparaît, et pendant un mois ne donne plus signe de vie. On le retrouve à Paris six semaines plus tard, le crâne fêlé et réparé, ayant perdu la mémoire. On le ramène chez lui et il est empoisonné la nuit même. Entre-temps, trois cent mille francs ont été versés, de Hambourg, à son compte en banque. C’est simple ! C’est clair !

Cette fois, il n’y avait pas à s’y tromper, malgré le ton bonhomme du commissaire.

— C’est peut-être plus simple, en tout cas, que vous le croyez. Et en supposant que ce soit très mystérieux, il vaudrait mieux, je pense, ne pas créer comme à plaisir une atmosphère d’angoisse ! À force de parler de ces choses dans certains cafés, on arrive à troubler des cerveaux que l’alcool ne rend déjà que trop peu solides.

Un regard dur, inquisiteur, était fixé sur Maigret. Le maire parlait lentement, en détachant les syllabes, et c’était comme un réquisitoire qui commençait.

— Par contre, aucun renseignement n’a été demandé par la police aux autorités compétentes !… Moi, le maire du pays, je ne sais rien de ce qui se passe là-bas, au port…

— Votre jardinier porte des espadrilles ?

Le maire regarda vivement le parquet où on voyait, sur la cire, des traces de pas. Le dessin des semelles de corde tressée était net.

— Je n’en sais rien !

— Excusez-moi de vous avoir interrompu… Une idée qui me passait par la tête… Vous disiez ?…

Mais le fil du discours était coupé. M. Grandmaison grommela :

— Vous voulez me passer la boîte de cigares du haut ?… C’est cela… Merci…

Il en alluma un, eut un soupir de douleur parce qu’il ouvrait trop les mâchoires.

— En somme, où en êtes-vous ?… Il n’est pas possible que vous n’ayez pas recueilli des renseignements intéressants…

— Si peu !

— C’est curieux, car ces gens du port ne manquent généralement pas d’imagination, surtout après quelques apéritifs…

— Je suppose que vous avez envoyé Mme Grandmaison à Paris pour lui épargner le spectacle de tous ces drames ?… Et de ceux qui pourraient éclater encore ?…

Ce n’était pas un combat. N’empêche qu’on sentait, de part et d’autre, des intentions hostiles. Peut-être simplement à cause de la classe sociale que représentaient les deux hommes.

Maigret trinquait avec les éclusiers et les pêcheurs à la Buvette de la Marine.

Le maire recevait le Parquet avec du thé, des liqueurs et des petits fours.

Maigret était un homme tout court, sans qu’on pût lui mettre une étiquette.

M. Grandmaison était l’homme d’un milieu bien déterminé. Il était le notable de petite ville, le représentant d’une vieille famille bourgeoise, l’armateur dont les affaires sont prospères et la réputation solide.

Certes, ses allures étaient volontiers démocratiques et il interpellait ses administrés dans les rues de Ouistreham. Mais cette démocratie était condescendante, électorale ! Cela faisait partie d’une ligne de conduite établie.

Maigret donnait une impression de solidité quasi effrayante. M. Grandmaison, avec son visage rose, à bourrelets, perdait vite sa raideur de commande et montrait son désarroi. Alors, pour reprendre le dessus, il se fâchait :

— Monsieur Maigret… commença-t-il.

Et c’était déjà un poème que sa façon de prononcer ces deux mots-là.

— Monsieur Maigret… je me permets de vous rappeler que, en tant que maire de la commune…

Le commissaire se leva, d’une façon si naturelle que son interlocuteur écarquilla les yeux. Et il marcha vers une des portes, qu’il ouvrit le plus tranquillement du monde.

— Entrez donc, Louis ! C’est énervant de voir sans cesse une porte qui bouge et de vous entendre respirer derrière !


S’il avait espéré un coup de théâtre, il dut déchanter. Grand-Louis obéissait, pénétrait dans le bureau, les épaules et la tête de travers, comme de coutume, et regardait fixement le plancher.

Mais c’était aussi bien l’attitude d’un homme mis dans une situation délicate que celle d’un simple matelot qu’on introduit dans la demeure d’un personnage riche et important.

Quant au maire, il tirait d’épaisses bouffées de son cigare, en regardant devant lui.

On n’y voyait presque plus. Dehors, un bec de gaz était déjà allumé.

— Vous permettez que je fasse de la lumière ? dit Maigret.

— Un instant… Fermez d’abord les rideaux… Il n’est pas nécessaire que les passants… C’est cela… Le cordon de gauche… Doucement…

Grand-Louis, debout au milieu de la pièce, ne bougeait pas. Maigret tourna le commutateur électrique, marcha vers le poêle à feu continu et, d’un geste machinal, se mit à tisonner.

C’était sa manie. Et aussi, quand il était préoccupé, de se tenir devant le feu, les mains derrière le dos, jusqu’à en avoir les reins brûlants.

Est-ce qu’il y avait quelque chose de changé dans la situation ? Toujours est-il que M. Grandmaison avait un regard un peu moqueur en regardant le commissaire, qui réfléchissait profondément.

— Grand-Louis était ici au moment de votre… de votre accident ?

— Non ! répondit une voix sèche.

— C’est dommage ! Vous auriez pu, par exemple, en dégringolant l’escalier, tomber sur son poing nu…

— Et cela vous aurait permis d’accroître l’angoisse dans les petits cafés du port, en racontant là-bas des histoires rocambolesques… Il vaut mieux en finir, n’est-ce pas, commissaire ?… Nous sommes deux… Deux hommes à nous occuper de ce drame… Vous venez de Paris… Vous m’avez ramené de là-bas le capitaine Joris dans un piteux état, et tout semble prouver que ce n’est pas à Ouistreham qu’il a été arrangé de la sorte… Vous étiez ici quand il a été tué… Vous menez votre enquête comme bon vous semble…

La voix était incisive.

— Je suis, moi, depuis près de dix ans, le maire du pays. Je connais mes administrés. Je me considère comme responsable de ce qui leur arrive. En tant que maire, je suis, en même temps, chef de la police locale… Eh bien !…

Il s’interrompit un instant pour tirer une bouffée de son cigare dont la cendre croula, s’émietta sur sa robe de chambre.

— Pendant que vous courez les bistrots, je travaille de mon côté, ne vous en déplaise…

— Et vous faites comparaître Grand-Louis…

— J’en ferai comparaître d’autres si bon me semble !… Maintenant, je suppose que vous n’avez plus rien d’essentiel à me communiquer ?…

Il se leva, les jambes un peu engourdies, pour reconduire son visiteur vers la porte.

— J’espère, murmura Maigret, que vous ne voyez aucun inconvénient à ce que Louis m’accompagne… Je l’ai déjà interrogé la nuit dernière… Il me reste quelques renseignements à lui demander…

M. Grandmaison fit signe que cela lui était égal. Mais ce fut Grand-Louis qui ne bougea pas, qui regarda fixement le sol comme s’il y eût été rivé.

— Vous venez ?

— Non ! pas tout de suite…

C’était un grognement, comme toutes les phrases du frère de Julie.

— Vous remarquerez, dit le maire, que je ne m’oppose nullement à ce qu’il vous suive ! Je tiens à ce que vous m’en donniez acte, afin que vous ne m’accusiez pas de vous mettre des bâtons dans les roues. J’ai fait venir Grand-Louis pour me renseigner sur certains points… S’il demande à rester, c’est vraisemblablement qu’il a encore quelque chose à me dire…

N’empêche que, cette fois, il y avait de l’angoisse dans l’air ! Et pas seulement dans l’air ! Et pas seulement de l’angoisse ! C’était presque de la panique qu’on lisait dans les yeux du magistrat.

Grand-Louis souriait, d’un sourire vague de brute satisfaite.

— Je vous attends dehors ! lui dit le commissaire.

Mais il n’obtint pas de réponse. Le maire seul articula :

— Au plaisir de vous revoir, monsieur le commissaire…

La porte était ouverte. La domestique accourait de la cuisine et, muette, renfrognée, précédait Maigret jusqu’à la porte d’entrée qu’elle referma derrière lui.

La route était déserte. À cent mètres, une lumière, à la fenêtre d’une maison, puis d’autres lumières, de loin en loin, car les constructions, sur la route de Riva-Bella, sont entourées de jardins assez vastes.

Maigret fit quelques pas, les mains dans les poches, le dos rond, arriva au bout de la grille du jardin, au-delà de laquelle s’étendait un terrain vague.

Toute cette partie de Ouistreham est bâtie le long de la dune. Passé les jardins, il n’y a que du sable et des herbes dures.

Une silhouette dans l’ombre. Une voix :

— C’est vous, commis…

— Lucas ?…

Ils se rapprochèrent vivement l’un de l’autre.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

Lucas ne perdait pas l’enclos de vue. Il parla très bas.

— C’est l’homme de la drague…

— Il en est sorti ?

— Il est ici…

— Depuis longtemps ?

— À peine une quinzaine de minutes… Juste derrière la villa…

— Il a escaladé la grille ?

— Non… On dirait qu’il attend quelqu’un… J’ai entendu vos pas… Alors, je suis venu voir…

— Conduis-moi…

Ils longèrent le jardin, arrivèrent derrière la villa et Lucas poussa un juron.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Il n’est plus là…

— Tu es sûr ?

— Il se tenait près du bouquet de tamaris…

— Tu crois qu’il est entré ?

— Je ne sais pas…

— Reste ici… Ne bouge sous aucun prétexte…

Et Maigret courut vers la route. Il ne vit personne. Un rai de lumière filtrait de la fenêtre du bureau, mais on ne pouvait se hisser jusqu’à l’appui.

Alors il n’hésita plus. Il traversa le jardin, sonna à la porte. La servante ouvrit presque aussitôt.

— Je crois que j’ai oublié ma pipe dans le bureau de monsieur le maire…

— Je vais voir.

Elle le laissa sur le seuil, mais dès qu’elle eut disparu, il entra, monta quelques marches, sans bruit, jeta un coup d’œil dans le bureau.

Le maire était toujours à sa place, jambes étendues. Un guéridon avait été amené près de lui. De l’autre côté du guéridon, Grand-Louis était assis.

Et, entre eux deux, il y avait un jeu de dames.

L’ex-forçat poussait un pion, aboyait :

— À vous…

Et le maire, regardant avec énervement la servante qui cherchait toujours la pipe, prononçait :

— Vous voyez bien qu’elle n’est pas ici… Dites au commissaire qu’il a dû la perdre ailleurs !… À vous, Louis…

Et Louis, familier, sûr de lui :

— Vous nous servirez ensuite à boire, Marguerite !


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