XIII
La maison d’en face
M. Grandmaison était mort. Étendu en travers du tapis, la tête près d’un pied de la table, les jambes sous la fenêtre, il paraissait énorme. Très peu de sang. La balle avait pénétré entre deux côtes et avait atteint le cœur.
Quant au revolver, la main de l’homme l’avait lâché en se détendant et il était tombé à quelques centimètres.
Mme Grandmaison ne pleurait pas. Elle était debout, appuyée à la cheminée monumentale, et elle regardait son mari comme si elle n’eût pas encore compris.
— C’est fini ! dit simplement Maigret en se redressant.
Un grand salon sévère et triste. Des rideaux sombres, devant des fenêtres qui laissaient pénétrer un jour glauque.
— Il vous a parlé ?
Elle fit un signe que non de la tête. Puis, avec effort, elle put balbutier :
— Depuis que nous sommes rentrés, il se promenait de long en large… Deux ou trois fois il s’est tourné vers moi et j’ai cru qu’il allait me dire quelque chose… Puis il a tiré brusquement, alors que je n’avais même pas vu le revolver…
Elle parlait de la façon caractéristique des femmes très émues, qui ont peine à suivre le fil de leurs pensées. Mais ses yeux restaient secs.
Il était évident qu’elle n’avait jamais aimé Grandmaison, qu’elle ne l’avait jamais aimé d’amour, en tout cas.
Il était son mari. Elle remplissait ses devoirs envers lui. Une sorte d’affection était née de l’habitude, de la vie à deux.
Mais devant l’homme mort, elle n’avait pas de ces déchirements pathétiques qui trahissent la passion.
L’œil fixe, tout le corps las, elle questionna, au contraire :
— C’est lui ?
— C’est lui… affirma Maigret.
Et ce fut le silence autour du corps immense sur lequel tombait la lumière crue du jour. Le commissaire observait Mme Grandmaison. Il vit son regard se diriger vers la rue, chercher quelque chose, en face, et une ombre de nostalgie envahir les traits.
— Vous me permettez de vous poser deux ou trois questions avant que les gens viennent ?
Elle fit signe que oui.
— Vous avez connu Raymond avant votre mari ?
— J’habitais en face.
Une maison grise, assez pareille à celle-ci. Au-dessus de la porte, l’écusson doré des notaires.
— J’aimais Raymond. Il m’aimait. Son cousin me faisait la cour aussi, mais à sa façon.
— Deux hommes très différents, n’est-ce pas ?
— Ernest était déjà comme vous l’avez connu. Un homme froid, sans âge. Raymond, lui, avait mauvaise réputation, parce qu’il menait une vie plus tumultueuse que la vie des petites villes. C’est à cause de cela et aussi parce qu’il n’avait pas de fortune que mon père hésitait à lui accorder ma main.
C’était étrange, ces confidences murmurées près d’un cadavre. Cela ressemblait au morne bilan d’une existence.
— Vous avez été la maîtresse de Raymond ?
Battement de cils affirmatif.
— Et il est parti ?
— Sans prévenir personne. Une nuit. C’est par son cousin que je l’ai su. Parti en emportant une partie de la caisse.
— Et Ernest vous a épousée. Votre fils n’est pas de lui, n’est-ce pas ?
— C’est le fils de Raymond. Pensez que, quand il est parti et que je suis restée seule, je savais que j’allais être mère. Et Ernest me demandait ma main. Regardez les deux maisons, la rue, la ville où tout le monde se connaît.
— Vous avez avoué la vérité à Ernest ?
— Oui. Il m’a épousée quand même. L’enfant est né en Italie, où je suis restée près d’un an afin d’éviter les cancans. Je prenais l’attitude de mon mari pour une sorte d’héroïsme.
— Et ?
Elle détourna la tête, parce qu’elle venait d’apercevoir le corps. Du bout des lèvres, elle soupira :
— Je ne sais pas. Je crois qu’il m’aimait, mais à sa façon. Il me voulait. Il m’a eue, est-ce que vous pouvez comprendre ? Un homme incapable d’élan. Marié, il a vécu comme avant, pour lui. Je faisais partie de sa maison. Tenez un peu comme un employé de confiance. Je ne sais pas si, par la suite, il a eu des nouvelles de Raymond, mais quand le gamin, un jour, par hasard, a vu une de ses photographies et l’a questionné, il s’est contenté de répondre : « Un cousin qui a mal tourné. »
Maigret était grave, en proie à une émotion sourde, parce que c’était toute une existence qu’il reconstituait. Plus qu’une existence, la vie d’une maison, d’une famille !
Cela avait duré quinze ans ! On avait acheté de nouveaux vapeurs. Il y avait eu des réceptions dans ce même salon, des parties de bridge et des thés. Il y avait eu des baptêmes.
Des étés à Ouistreham et dans la montagne.
Et, maintenant, Mme Grandmaison était si lasse qu’elle se laissait aller dans un fauteuil, passait une main molle sur son visage.
— Je ne comprends pas, balbutia-t-elle. Ce capitaine que je n’ai jamais vu. Vous croyez vraiment ?…
Maigret tendit l’oreille, alla ouvrir la porte. Le vieil employé était sur le palier, anxieux, mais trop respectueux pour pénétrer dans la pièce. Son regard interrogea le commissaire.
— M. Grandmaison est mort. Vous préviendrez le médecin de la famille. Vous n’annoncerez la nouvelle aux employés et aux domestiques que tout à l’heure.
Il referma l’huis, faillit prendre sa pipe dans sa poche, haussa les épaules.
Un étrange sentiment de respect, de sympathie était né en lui pour cette femme qui, la première fois qu’il l’avait vue, lui avait fait l’effet d’une banale bourgeoise.
— C’est votre mari qui, avant-hier, vous a envoyée à Paris ?
— Oui. Je ne savais pas que Raymond était en France. Mon mari m’a simplement demandé d’aller chercher mon fils à Stanislas et de passer quelques jours avec lui dans le Midi. Je ne comprenais pas. J’ai obéi quand même, mais, quand je suis arrivée à l’Hôtel de Lutèce, Ernest m’a téléphoné pour me dire de rentrer sans aller au collège.
— Et, ce matin, vous avez reçu ici un coup de téléphone de Raymond ?
— Oui, un appel pressant. Il m’a suppliée de lui apporter un peu d’argent. Il m’a juré que notre tranquillité à tous en dépendait.
— Il n’a pas accusé votre mari ?
— Non, là-bas, dans la bicoque, il n’a même pas parlé de lui, mais d’amis, des marins à qui il devait donner de l’argent pour quitter le pays. Il a fait allusion à un naufrage.
Le médecin arrivait, un ami de la famille qui regardait le cadavre avec effarement.
— M. Grandmaison s’est suicidé ! dit Maigret avec fermeté. À vous de découvrir de quelle maladie il est mort.
« Vous me comprenez ? Moi, je me charge de la police…
Il alla s’incliner devant Mme Grandmaison qui hésita, questionna enfin :
— Vous ne m’avez pas dit pourquoi…
— Raymond vous le dira un jour… Une dernière question… Le 16 septembre, votre fils était à Ouistreham avec votre mari, n’est-ce pas ?
— Oui… Il y est resté jusqu’au 20…
Maigret sortit à reculons, descendit lourdement l’escalier, traversa les bureaux, un poids sur les épaules, un écœurement dans la poitrine.
Dehors, il respira plus profondément et il resta tête nue sous la pluie, comme pour se rafraîchir, pour dissiper la terrible atmosphère de la maison.
Un dernier regard aux fenêtres. Un regard à celles d’en face, où Mme Grandmaison avait passé sa jeunesse.
Un soupir.
— Venez !…
Maigret avait ouvert la porte de la pièce nue où Raymond avait été enfermé. Et il faisait signe au prisonnier de le suivre. Il le précédait dans la rue, puis sur la route conduisant au port.
L’autre s’étonnait, vaguement inquiet de cette étrange libération.
— Vous n’avez rien à me dire ? grogna Maigret avec une apparente mauvaise humeur.
— Rien !
— Vous vous laisserez condamner ?
— Je répéterai aux juges que je n’ai pas tué !
— Mais vous ne leur direz pas la vérité ?
Raymond baissa la tête. On commençait à apercevoir la mer. On entendait les coups de sifflet du remorqueur qui s’avançait vers les jetées, traînant le Saint-Michel au bout d’un filin d’acier.
Alors, du bout des lèvres, Maigret prononça, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde :
— Grandmaison est mort.
— Hein ?… Vous dites ?…
L’autre lui avait saisi le bras, qu’il serrait fiévreusement.
— Il est… ?
— Il s’est suicidé voilà une heure chez lui.
— Il a parlé ?
— Non ! Il a marché de long en large dans le salon, pendant un quart d’heure, puis il a tiré… C’est tout !…
Ils firent encore quelques pas. On voyait au loin, sur les murs de l’écluse, la foule qui grouillait, suivant des yeux les travaux de sauvetage.
— Alors, maintenant, vous pouvez me dire la vérité, Raymond Grandmaison… Au surplus, je la connais dans ses grandes lignes… Vous avez voulu reprendre votre fils, n’est-ce pas ?…
Pas de réponse.
— Vous vous êtes fait aider, entre autres, par le capitaine Joris… Et le malheur a voulu…
— Taisez-vous ! Si vous saviez…
— Venez par ici. Il y a moins de monde.
Un petit chemin conduisait sur la plage déserte, que les vagues assaillaient.
— Vous vous êtes vraiment enfui avec la caisse, jadis ?
— C’est Hélène qui vous a dit… ?
La voix devint mordante.
— Oui… Ernest a dû lui raconter les événements à sa façon… Je ne prétends pas que j’étais un saint… Au contraire !… Je m’amusais, comme on dit… Et surtout, pendant un temps, j’ai eu la passion du jeu… J’ai gagné… J’ai perdu… Un jour, en effet, je me suis servi de l’argent de la maison et mon cousin s’en est aperçu…
« J’ai promis de restituer petit à petit… Je l’ai supplié de ne pas faire d’éclat…
« Il n’y a mis qu’une condition… Car il voulait bel et bien porter plainte…
« Que je parte à l’étranger !… Que je ne remette jamais les pieds en France !…
« Vous comprenez ! Il voulait Hélène ! Il l’a eue !…
Et Raymond sourit douloureusement, resta un moment silencieux avant de reprendre :
— D’autres vont vers le sud ou vers l’orient… Moi, j’ai été attiré vers le nord et je me suis installé en Norvège… Je n’avais aucune nouvelle du pays… Les lettres que j’écrivais à Hélène restaient sans réponse et depuis hier je sais qu’elle ne les a jamais reçues…
« J’écrivis à mon cousin aussi, sans plus de succès…
« Je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis, ni vous apitoyer par le récit d’un amour malheureux… Non ! Au début, je n’y pensais pas beaucoup… Vous voyez que je suis sincère !… Je travaillais… J’avais des difficultés de toute sorte… C’était plutôt une nostalgie sourde qui me prenait, le soir…
« J’ai eu des déboires… Une société que j’avais montée a fait de mauvaises affaires… Des hauts et des bas, pendant des années, dans un pays qui n’était pas le mien…
« Là-bas, j’avais changé de nom… Pour pouvoir entreprendre un commerce dans de meilleures conditions, je m’étais fait naturaliser…
« De temps en temps, je recevais des officiers de quelque bateau français et c’est ainsi qu’un jour j’ai su que j’avais un fils…
« Sans être sûr !… Mais je confrontais les dates… J’étais bouleversé… J’ai écrit à Ernest… Je l’ai supplié de me dire la vérité, de me laisser rentrer en France, ne fût-ce que pour quelques jours…
« Il m’a répondu par un télégramme : Arrestation frontière…
« Et le temps a passé… Je me suis acharné à gagner de l’argent… C’est monotone à raconter… Seulement, j’avais comme un vide dans la poitrine…
« À Tromsö, il y a trois mois de nuit complète par an… Les nostalgies s’aiguisent… Il m’est arrivé d’avoir de vraies crises de rage…
« Je me donnais un but, pour me tromper moi-même : devenir aussi riche que mon cousin.
« C’est fait ! J’ai réussi, avec la rogue de morue. Et c’est quand j’ai eu réussi que je me suis senti le plus malheureux…
« Alors, je suis revenu, brusquement. J’étais décidé à agir… Après quinze ans, oui !… J’ai rôdé par ici… J’ai aperçu mon gamin, sur la plage… J’ai vu Hélène, de loin…
« Et je me suis demandé comment, jusque-là, j’avais pu vivre sans mon fils… Est-ce que vous comprenez cela ?…
« J’ai acheté un bateau… Si j’avais agi ouvertement, mon cousin n’aurait pas hésité à me faire arrêter… Car il a conservé des preuves !…
« Vous avez vu mes hommes, de braves gens, malgré les apparences… Tout a été combiné…
« Ernest Grandmaison était seul chez lui ce soir-là, avec le gosse… Pour être plus sûr encore de réussir, pour mettre toutes les chances de mon côté, j’ai demandé son aide au capitaine Joris, que j’avais rencontré en Norvège, au temps où il naviguait…
« Il était connu du maire… Il lui rendrait visite sous un prétexte quelconque et détournerait son attention pendant que Grand-Louis et moi enlèverions mon fils…
« Hélas ! c’est ce qui a provoqué le drame… Joris était avec mon cousin dans le bureau… Nous, qui étions entrés par-derrière, avons eu le malheur de heurter un balai qui se trouvait dans le corridor…
« Grandmaison a entendu… Il s’est cru attaqué… Il a pris son revolver dans le tiroir…
Le reste ?… Je n’en sais rien… Une scène de désordre…
Joris suivait Grandmaison dans le corridor… Il n’y avait pas de lumière…
« Un coup de feu… Et le hasard a voulu que ce soit Joris qui le reçoive !…
« J’étais fou d’angoisse… Je ne voulais pas de scandale, surtout pour Hélène… Est-ce que je pouvais raconter toute cette histoire à la police ?…
« Grand-Louis et moi avons emmené le blessé à bord du Saint-Michel… Il fallait le faire soigner quelque part… Nous avons mis le cap sur l’Angleterre, où nous arrivions quelques heures plus tard…
« Hélas ! impossible de débarquer sans passeport… Et une police vigilante… Des factionnaires sur le quai…
« J’ai fait un peu de médecine, jadis… Je soignais Joris tant bien que mal, à bord, mais c’était insuffisant… J’ai fait appareiller pour la Hollande. Là, on a trépané le blessé, mais on ne pouvait pas le garder plus longtemps à la clinique sans avertir les autorités…
« Un voyage atroce !… Nous voyez-vous à bord, avec ce pauvre Joris à l’agonie ?…
« Il fallait un mois de repos, de soins… J’ai failli emmener la goélette en Norvège. Cela n’a pas été nécessaire, car le hasard nous a fait rencontrer un schooner qui allait aux îles Lofoten…
« Je m’y suis embarqué avec Joris… Nous étions plus en sûreté en mer qu’à terre…
« Il est resté chez moi huit jours. Mais, là encore, les gens commençaient à se demander qui était cet hôte mystérieux…
« Il a fallu repartir… Copenhague… Hambourg… Joris allait mieux… La blessure était cicatrisée, mais il avait perdu à la fois la raison et la parole…
« Qu’est-ce que je pouvais en faire, dites ?… Et n’aurait-il pas plus de chances de recouvrer la raison chez lui, dans un décor familier, qu’en courant le monde ?…
« J’ai voulu lui assurer tout au moins le bien-être matériel… J’ai envoyé trois cent mille francs à sa banque, en signant de son nom…
« Restait à le ramener !… Je risquais trop gros à venir ici, moi-même, avec lui… En le lâchant dans Paris, n’échouerait-il pas fatalement à la police, qui finirait par l’identifier et par le ramener chez lui ?…
« C’est ce qui est arrivé… Il n’y a qu’une chose que je ne pouvais pas prévoir : que mon cousin, pris de peur à l’idée que Joris était susceptible de le dénoncer, l’achèverait lâchement…
« Car c’est lui qui a mis la strychnine dans le verre d’eau… Il lui a suffi d’entrer dans la maison, par-derrière, en allant à la chasse aux canards…
— Et vous avez repris la lutte ! dit lentement Maigret.
— Je ne pouvais plus faire autrement ! Je voulais mon fils ! Seulement, l’autre était sur ses gardes. Le garçon était rentré à Stanislas, où on refuserait de me le confier…
Tout cela, Maigret le savait. Et maintenant, contemplant autour de lui ce décor qui lui était devenu familier, il comprenait mieux la valeur du combat qui s’était déroulé entre deux hommes, à l’insu de tous.
Non pas seulement un combat entre eux deux ! Mais un combat contre lui, Maigret !
Il ne fallait pas que la police intervînt ! Ni l’un ni l’autre ne pouvait dire la vérité !
— Je suis venu avec le Saint-Michel…
— Je sais ! Et vous avez envoyé Grand-Louis chez le maire…
Malgré lui, Raymond eut un sourire amusé tandis que le commissaire poursuivait.
— Un Grand-Louis féroce, qui s’est vengé de tous ses avatars précédents !… Il pouvait frapper, car il savait que sa victime n’oserait surtout pas parler !… Et il s’en est donné à cœur joie !… Par la menace, il a dû obtenir une lettre vous autorisant à retirer l’enfant du collège…
— Oui… J’étais derrière la villa, avec votre agent sur les talons… Grand-Louis a placé la lettre à un endroit convenu et je me suis débarrassé de mon suiveur… J’ai pris un vélo… À Caen, j’ai acheté une voiture… Il fallait faire vite… Pendant que j’allais chercher mon fils, Grand-Louis restait chez le maire pour l’empêcher de donner contre-ordre… Peine perdue, d’ailleurs, puisqu’il avait eu soin d’envoyer Hélène reprendre l’enfant avant moi…
« Vous m’avez fait arrêter…
« La lutte était finie… Il n’était plus possible de la poursuivre alors que vous vous obstiniez à découvrir la vérité…
« Il n’y avait plus qu’à fuir… Si nous restions, vous arriveriez fatalement à tout comprendre…
« D’où les scènes de la nuit dernière… La malchance ne nous a pas lâchés… La goélette s’est échouée… Nous avons eu grand-peine à gagner la terre à la nage, et le malheur a voulu que j’y perdisse mon portefeuille…
« Pas d’argent !… La gendarmerie à nos trousses !… Il ne me restait qu’une ressource : téléphoner à Hélène, lui demander quelques milliers de francs, de quoi nous permettre à tous quatre de gagner la frontière…
« En Norvège, je pouvais indemniser mes compagnons…
« Hélène est accourue…
« Mais vous aussi ! Vous que nous retrouvions sans cesse devant nous. Vous qui vous acharniez et à qui nous ne pouvions rien dire, à qui je ne pouvais pourtant pas crier que vous risquiez de provoquer de nouveaux drames !…
Une inquiétude passa soudain dans ses yeux et, d’une voix changée, il questionna :
— Est-ce que mon cousin s’est vraiment tué ?
Ne lui avait-on pas menti pour le faire parler ?
— Il s’est tué, oui, quand il a compris que la vérité était en marche… Et il l’a compris quand je vous ai arrêté… Il a deviné que je ne le faisais que pour lui donner le temps de réfléchir…
Ils avaient continué à marcher et soudain ils s’arrêtèrent en même temps. Ils étaient arrivés sur la jetée. Le Saint-Michel passait lentement, piloté par un vieux pêcheur qui maniait fièrement le gouvernail.
Un homme accourait, bousculait les badauds et était le premier à sauter sur le pont de la goélette.
Grand-Louis !
Il avait brûlé la politesse aux gendarmes, cassé la chaîne des menottes ! Il repoussait le pêcheur et saisissait lui-même le gouvernail.
— Pas si vite, sacrebleu !… Vous allez tout briser !… hurlait-il à l’adresse des gens du remorqueur.
— Et les deux autres ? demanda Maigret à son compagnon.
— Ce matin, vous étiez à moins d’un mètre d’eux. Ils sont cachés tous les deux dans la remise à bois, chez la vieille.
Lucas se frayait un passage dans la foule, s’approchait avec étonnement de Maigret.
— Vous savez ! on les tient !…
— Qui ?
— Lannec et Célestin…
— Ils sont ici ?
— Les gendarmes de Dives viennent de les amener.
— Eh bien ! dis-leur de les relâcher… Et qu’ils viennent tous les deux jusqu’au port…
En face, on voyait la petite maison du capitaine Joris et son jardin où la tempête de la nuit avait effeuillé les dernières roses. Derrière un rideau, une silhouette : celle de Julie, qui se demandait si c’était bien son frère qu’elle apercevait sur le bateau.
Autour de l’écluse, les hommes du port, groupés près du capitaine Delcourt.
— Des gens qui m’ont donné du mal, avec leurs réponses évasives ! soupira Maigret.
Raymond sourit.
— Ce sont des marins !
— Je sais ! Et les marins n’aiment pas qu’un terrien comme moi vienne s’occuper de leurs affaires !
Il bourrait sa pipe à petits coups d’index. Quand il l’eut allumée, il murmura, le front soucieux :
— Qu’est-ce qu’on va leur dire ?
Ernest Grandmaison était mort. Était-il nécessaire de révéler que c’était un assassin ?
— On pourrait peut-être… commença Raymond.
— Je ne sais pas, moi ! Dire qu’il s’agit d’une vieille vengeance ! Un marin étranger qui est reparti…
Les hommes du remorqueur se dirigeaient à pas lourds vers la buvette, faisaient signe aux éclusiers de les suivre.
Et Grand-Louis allait et venait sur son bateau, le tâtait partout comme il eût tâté un chien retrouvé, pour s’assurer qu’il n’était pas blessé.
— Dis donc !… lui cria Maigret.
Il sursauta, hésita à s’avancer, ou plutôt à quitter à nouveau sa goélette. Mais il aperçut Raymond en liberté, se montra aussi ahuri que Lucas.
— Qu’est-ce que… ?
— Quand le Saint-Michel pourra-t-il reprendre la mer ?
— Tout de suite si on veut ! Il n’a rien de cassé ! Un fameux bateau, je vous jure…
Son regard interrogeait Raymond, qui prononça :
— Dans ce cas-là va donc tirer une bordée avec Lannec et Célestin…
— Ils sont ici ?
— Ils vont arriver… Une bordée de quelques semaines… Assez loin… Qu’on ne parle plus du Saint-Michel dans le pays…
— Je pourrais, par exemple, emmener ma sœur pour faire la popote… Vous savez, la Julie n’a pas peur…
Il n’était quand même pas fier, à cause de Maigret. Il se souvenait des événements de la nuit. Il ne savait pas encore s’il pouvait en sourire.
— Vous n’avez pas eu trop froid, au moins ?
Il était au bord du bassin, où Maigret l’envoya barboter d’une bourrade.
— Je crois que j’ai un train à six heures… dit ensuite le commissaire.
Il ne se décidait pourtant pas à s’en aller. Il regardait autour de lui avec un rien de nostalgie, comme si le petit port lui eût déjà été cher.
Ne le connaissait-il pas dans tous ses recoins, sous tous ses aspects, sous le soleil frileux du matin et dans la tempête, noyé de pluie ou de brouillard ?
— Vous allez à Caen ? demanda-t-il à Raymond, qui ne le quittait pas.
— Pas tout de suite… Je crois que cela vaut mieux… Il faut laisser…
— Oui, le temps…
Quand, un quart d’heure plus tard, Lucas revint et s’informa de Maigret, on lui désigna la Buvette de la Marine, dont les lampes venaient de s’allumer.
Il vit le commissaire à travers les vitres embuées.
Un Maigret bien calé sur une chaise de paille, la pipe aux dents, un verre de bière à portée de la main, écoutant les histoires que racontaient autour de lui des hommes en bottes de caoutchouc et en casquette de marin.
Et, dans le train, vers dix heures du soir, le même Maigret soupira :
— Ils doivent être tous les trois dans le poste, bien au chaud…
— Quel poste ?
— À bord du Saint-Michel… Avec la lampe à cardan, la table entaillée, les gros verres et la bouteille de schiedam… Et le poêle qui ronfle… Donne-moi du feu, tiens !…
Ouistreham, à bord de « L’Ostrogoth », octobre 1931.
FIN