IV



Le Saint-Michel

— Ça vous plaît ? s’inquiétait le patron à chaque plat.

— Ça va ! Ça va ! répondait Maigret qui, en réalité, ne savait pas au juste ce qu’il mangeait.

Il était seul dans la salle à manger de l’hôtel, conçue pour quarante ou cinquante couverts. Un hôtel pour les baigneurs venant l’été à Ouistreham. Des meubles comme dans tous les hôtels de plage. Des petits vases sur les tables.

Aucun rapport avec le Ouistreham qui intéressait le commissaire et qu’il commençait à comprendre.

C’était la raison de sa satisfaction. Ce dont il avait le plus en horreur, dans une enquête, c’étaient les premiers contacts, avec tout ce qu’ils comportent de gaucheries et d’idées fausses.

Le mot Ouistreham, par exemple ! À Paris, il évoquait une image sans rapport avec la réalité, un port dans le genre de Saint-Malo. Puis, le premier soir, Maigret le voyait sinistre, habité par des gens farouches et silencieux.

Maintenant, il avait fait connaissance. Il se sentait chez lui. Ouistreham, c’était un village quelconque, au bout d’un morceau de route plantée de petits arbres. Ce qui comptait seulement, c’était le port : une écluse, un phare, la maison de Joris, la Buvette de la Marine.

Et le rythme de ce port, les deux marées quotidiennes, les pêcheurs passant avec leurs paniers, la poignée d’hommes ne s’occupant que du va-et-vient des bateaux…

D’autres mots avaient un sens plus précis : capitaine, cargo, caboteur… Il voyait tout cela circuler et il comprenait la règle du jeu…

Le mystère n’était pas éclairci. Tout ce qui était inexplicable au début restait inexplicable. Mais, du moins, les personnages étaient-ils situés chacun à sa place, chacun dans son atmosphère, avec son petit trantran journalier…

— Vous resterez ici longtemps ? demanda le patron en servant lui-même le café.

— Je ne sais pas.

— Ce serait arrivé pendant la saison que cela m’aurait fait un tort inouï…

C’étaient quatre Ouistreham exactement que Maigret discernait maintenant : Ouistreham-Port… Ouistreham-Village… Ouistreham-Bourgeois, avec ses quelques villas, comme celle du maire, le long de la grand-route… Enfin Ouistreham-Bains-de-Mer, momentanément inexistant.

— Vous sortez ?

— Je vais faire un tour avant de me coucher.

C’était l’heure de la marée. Dehors, il faisait beaucoup plus froid que les jours précédents, parce que le brouillard, sans cesser d’être opaque, se transformait en gouttelettes d’eau glacée.

Tout était noir. Tout était fermé. On ne voyait que l’œil mouillé du phare. Et, sur l’écluse, des voix se répondaient.

Un petit coup de sirène. Un feu vert et un feu rouge qui se rapprochaient, une masse qui glissait au ras du mur…

Maigret, maintenant, comprenait la manœuvre. C’était un vapeur qui arrivait du large. Une ombre qui s’approchait allait lui prendre son amarre, la capeler à la première bitte. Puis, de la passerelle, le commandant lancerait l’ordre de battre arrière pour stopper…

Delcourt passa près de lui, fixant les jetées avec inquiétude.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je ne sais pas…

Il fronçait les sourcils comme s’il eût été possible, à force de volonté, de distinguer quelque chose dans le noir absolu. Déjà deux hommes allaient refermer la porte de l’écluse. Delcourt leur cria :

— Espérez un instant !

Et soudain, étonné :

— C’est lui…

Au même instant, une voix s’élevait, à moins de cinquante mètres, qui criait :

— Eh ! Louis ! Amène les focs et veille à atterrir par bâbord.

C’était en contrebas, dans le trou sombre, du côté des jetées. Une luciole se rapprochait. On devina quelqu’un qui bougeait, de la toile qui s’abattait avec un grincement d’anneaux sur la draille.

Puis une grand-voile déployée qui passait à portée de la main.

— Je me demande comment ils ont fait ! grommela le capitaine.

Et il hurla, tourné vers le voilier :

— Plus loin ! Poussez le nez à bâbord du vapeur, sinon on ne pourra pas refermer les portes.

Un homme avait sauté à terre avec une amarre et maintenant, poings aux hanches, il regardait autour de lui.

— Le Saint-Michel ? questionna Maigret.

— Oui… Ils ont marché comme un vapeur…

En bas, il n’y avait qu’une petite lampe, sur le pont, éclairant des choses confuses, une barrique, un tas de cordages, la silhouette d’un homme qui quittait la barre pour courir vers l’avant de la goélette.

Les gens de l’écluse arrivaient les uns après les autres pour regarder le bateau avec une curiosité étrange.

— Aux portes, mes enfants !… Allons !… Les manivelles, là-bas !…

Les portes fermées, l’eau s’engouffra par les vannes et les bateaux commencèrent à s’élever. La petite lumière se rapprocha. Le pont arriva presque au ras du quai et l’homme qui s’y trouvait apostropha le capitaine.

— Ça va ?

— Ça va ! répondit Delcourt avec gêne. Vous avez fait vite !

— On avait bon vent et Louis a mis toute la toile dessus ! Au point qu’on a laissé un cargo derrière nous.

— Tu vas à Caen ?

— Je vais décharger, oui ! Rien de neuf, par ici ?

Maigret était à deux pas, Grand-Louis un peu plus loin.

Mais ils se voyaient à peine. Il n’y avait que le capitaine du port et celui du Saint-Michel à parler.

Delcourt, d’ailleurs, se tournait vers Maigret, ne sachant trop que dire.

— C’est vrai que Joris est rentré ? Il paraît que c’est sur le journal…

— Il est rentré et il est reparti…

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Grand-Louis s’était approché d’un pas, les mains dans les poches, une épaule de travers. Et, vu ainsi dans l’obscurité, il avait l’air d’un grand bonhomme plutôt flasque, aux lignes imprécises.

— Il est mort.

Cette fois, Louis s’approcha de Delcourt à le toucher.

— C’est vrai ?… grogna-t-il.

C’était la première fois que Maigret entendait sa voix. Et celle-ci donnait aussi une impression de mollesse. Elle était entourée, un peu traînante. On ne distinguait toujours pas le visage.

— La première nuit qu’il est rentré, il a été empoisonné…

Et Delcourt, prudent, avec une intention évidente, se hâta d’ajouter :

— Voici un commissaire de Paris qui est chargé…

Il était soulagé. Depuis longtemps, il se demandait comment amener cette déclaration. Craignait-il une imprudence des gens du Saint-Michel ?

— Ah ! Monsieur est de la police…

Le bateau montait toujours. Son capitaine enjamba le bastingage, sauta sur le quai, hésita à tendre la main à Maigret.

— Par exemple !… articula-t-il, pensant toujours à Joris.

Et on le sentait inquiet, lui aussi, d’une inquiétude encore plus sensible que celle de Delcourt. La grande silhouette de Louis se balançait, la tête de travers. Il aboya quelque chose que le commissaire ne comprit pas.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Il grogne en patois : « Saloperie de saloperie !… »

— Qu’est-ce qui est une saloperie ? demanda Maigret à l’ex-bagnard.

Mais celui-ci se contenta de le regarder dans les yeux. Ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre. Maintenant, on devinait les traits. Ceux de Grand-Louis étaient bouffis. Il devait avoir une joue plus grosse que l’autre, ou alors ce qui donnait cette impression, c’est qu’il tenait toujours la tête de travers.

Une chair soufflée et des gros yeux à fleur de tête.

— Vous étiez ici hier ! lui dit le commissaire.

L’éclusée était finie. Les portes d’amont s’ouvraient. Le vapeur glissait dans les eaux du canal et Delcourt devait courir pour demander le tonnage et la provenance. On entendit crier du haut de la passerelle :

— Neuf cents tonnes !… Rouen…

Mais le Saint-Michel ne sortait pas du sas et les hommes postés autour de l’écluse pour la manœuvrer sentaient que quelque chose d’anormal se passait, attendaient, chacun dans son trou d’ombre, tendant l’oreille.

Delcourt revenait, en notant sur son carnet les indications données.

— Eh bien ! s’impatienta Maigret.

— Eh bien ! quoi ? grommela Louis. Vous dites que j’étais ici hier ! C’est que j’y étais…

Il n’était pas facile de le comprendre, parce qu’il avait une façon toute particulière de manger les mots, de parler la bouche fermée, comme s’il eût mâché en même temps quelque chose. Sans compter qu’il avait un accent de terroir prononcé.

— Qu’est-ce que vous êtes venu faire ?

— Voir ma sœur…

— Et, comme elle n’était pas ici, vous lui avez laissé un billet…

Maigret examinait à la dérobée le propriétaire de la goélette, dont les vêtements étaient les mêmes que ceux de son matelot. Il n’avait rien de caractéristique. L’air, plutôt, d’un bon contremaître que d’un capitaine au cabotage.

— On est resté trois jours à Fécamp pour réparer… Alors Louis en a profité pour venir voir la Julie ! intervint-il.

On devinait des oreilles tendues tout autour du bassin. Chacun devait veiller à ne pas faire de bruit. La sirène hurlait toujours, au loin, et le brouillard se liquéfiait, rendait les pavés noirs et luisants.

Une écoutille s’ouvrit dans le pont de la goélette. Une tête émergea, cheveux en désordre, barbe hirsute.

— Alors, quoi ?… On reste là ?…

— Ta gueule, Célestin ! gronda le patron.

Delcourt battait la semelle pour se réchauffer, peut-être aussi pour avoir une contenance, car il ne savait pas s’il devait rester ou s’éloigner.

— Qu’est-ce qui vous fait penser, Louis, que Joris courait un danger ?

Et celui-ci, en haussant les épaules :

— Ben !… Vu qu’il avait déjà eu le crâne fendu… C’était pas malin à deviner.

Il fallait presque un traducteur tant il était difficile de distinguer les syllabes broyées dans ce grognement.

Il y avait une gêne intense, et comme une sourde angoisse dans l’air. Louis regarda du côté de la maison de Joris, mais on ne voyait rien, pas même une tache plus noire dans la nuit.

— L’est là, la Julie ?

— Oui… Vous allez la voir ?

Il secoua négativement la tête, comme un ours.

— Pourquoi ?

— Sûr qu’elle pleure.

Il prononçait quelque chose comme allploere… Et cela, avec le dégoût d’un homme qui ne peut pas voir pleurer !

Ils étaient toujours debout. La brume devenait plus intense, détrempait les épaules. Delcourt éprouve le besoin d’intervenir.

— On pourrait aller boire quelque chose…

Un de ses hommes, de son coin d’ombre, plus loin, l’avertit :

— Ils viennent de fermer la buvette !

Et le capitaine du Saint-Michel proposa :

— Si vous voulez boire un coup dans la cabine…


Ils étaient quatre : Maigret, Delcourt, Grand-Louis et le patron, qui s’appelait Lannec. La cabine n’était pas grande. Un petit poêle dégageait une chaleur intense, qui mettait de la buée partout, et la lumière de la lampe à pétrole, montée sur cardan, était presque rouge.

Des cloisons en pitchpin verni. Une table de chêne, tailladée, si usée qu’aucune surface n’était plane. Il y avait encore des assiettes sales, d’épais verres tout poisseux, une demi-bouteille de vin rouge.

À droite et à gauche, dans la cloison, une ouverture rectangulaire, comme une armoire sans porte. Les lits du capitaine et de Louis, son second. Des lits défaits, avec des bottes et des vêtements sales jetés en travers. Une odeur de goudron, d’alcool, de cuisine et de chambre à coucher, mais surtout des relents indéfinissables de bateau.

Dans la lumière, les gens étaient moins mystérieux. Lannec avait des moustaches brunes, des yeux intelligents et vifs. Il avait pris une bouteille d’alcool dans une armoire et il rinçait les verres en les remplissant d’eau et en les vidant par terre.

— Il paraît que vous étiez ici dans la nuit du 16 septembre ?

Grand-Louis avait les coudes sur la table, le dos rond. Lannec répondit tout en servant à boire :

— On y était, oui !

— Il est rare, n’est-ce pas ? que vous couchiez dans l’avant-port où, à cause de la marée, vous devez veiller aux amarres…

— Ça arrive ! répliqua Lannec sans broncher.

— Ça permet souvent de gagner quelques heures ! intervint Delcourt, qui semblait vouloir jouer le rôle de conciliateur.

— Le capitaine Joris n’est pas venu vous voir à bord ?

— Pendant l’éclusée… Pas après.

— Et vous n’avez rien vu, rien entendu d’anormal ?

— À votre santé !… Non !… Rien…

— Vous, Louis, vous vous êtes couché ?…

— Faut croire que oui…

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je dis faut croire que oui… Y a longtemps.

— Vous n’êtes pas allé voir votre sœur ?

— Peut-être bien que oui… Pas longtemps…

— Est-ce que Joris ne vous avait pas défendu de mettre les pieds chez lui ?

— Des histoires ! grommela l’autre.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien… C’est des histoires… Vous avez encore besoin de moi ?

Il n’y avait pas de charge sérieuse contre lui. Au surplus, Maigret n’avait pas du tout envie de l’arrêter.

— Pas aujourd’hui.

Louis parla breton avec son patron, se leva, vida son verre et toucha sa casquette.

— Qu’est-ce qu’il vous a dit ? questionna le commissaire.

— Que je n’ai pas besoin de lui pour aller à Caen et en revenir… Alors, je le retrouverai au retour, après avoir déchargé.

— Où va-t-il ?

— Il ne l’a pas dit.

Delcourt, empressé, passa la tête par l’écoutille, tendit l’oreille, revint après quelques instants.

— Il est à bord de la drague.

— De la quoi ?

— Vous n’avez pas vu les deux dragues, dans le canal ? Elles ne servent pas pour le moment. Il y a des couchettes. Les marins aiment mieux dormir sur un vieux bateau qu’aller à l’hôtel.

— Encore un verre ? proposait Lannec.

Et Maigret regardait autour de lui en faisant des petits yeux, se mettait à son aise.

— Quel est le premier port que vous ayez touché en quittant Ouistreham, le 16 dernier ?

— Southampton… J’avais des pierres à y décharger…

— Ensuite ?

— Boulogne.

— Vous n’êtes pas allé en Norvège, depuis ?

— Je n’y suis allé qu’une fois, il y a six ans…

— Vous connaissiez très bien Joris ?…

— Nous, vous savez, on connaît tout le monde… Depuis La Rochelle jusqu’à Rotterdam… À votre santé ! C’est justement du schiedam que j’ai rapporté de Hollande. Vous fumez le cigare ?

Il en sortit une caisse d’un tiroir.

— Des cigares qui, là-bas, valent dix cents… Un franc !…

Ils étaient gros, bien lisses, bagués d’or.

— C’est étrange ! soupirait Maigret. On m’avait bien affirmé que Joris était allé vous rejoindre à bord, dans l’avant-port… en compagnie de quelqu’un…

Mais Lannec était très occupé à couper la pointe d’un cigare, et quand il redressa la tête on ne pouvait lire aucune émotion sur son visage.

— Il n’y aurait pas de raison pour que je le cache…

Quelqu’un, de dehors, sauta sur le pont qui résonna.

Une tête se montra au-dessus de l’échelle.

— Le vapeur du Havre qui arrive !

Delcourt se leva précipitamment, dit à Maigret :

— Il faut lui préparer l’écluse… Le Saint-Michel va en sortir…

Et Lannec :

— Je suppose que je peux continuer mon voyage ?

— Jusqu’à Caen ?

— Oui ! Le canal ne conduit pas ailleurs. Demain soir, on aura sans doute fini de décharger…

Ils avaient tous l’air franc ! Ils avaient des visages ouverts ! Et pourtant tout cela sonnait faux ! Mais c’était si subtil qu’il eût été impossible de dire pourquoi cela sonnait faux, ou ce qui était faux.

De braves gens ! Ils en avaient l’aspect, Lannec comme Delcourt, comme Joris, comme tous ceux de la Buvette de la Marine. Est-ce que Grand-Louis lui-même ne donnait pas l’impression d’une sympathique crapule ?

— Je vais te larguer, Lannec… Bouge pas !

Et le capitaine du port alla décapeler l’amarre de la bitte. Le vieux qu’on avait vu émerger du poste, tout gourd, grognon, murmura :

— Grand-Louis s’est encore tiré des pattes !

Et il largua le foc et le clinfoc, repoussa la goélette à l’aide d’une gaffe. Maigret sauta à terre à la dernière seconde. Le brouillard s’était définitivement changé en pluie et on distinguait maintenant toutes les lumières du port, toutes les silhouettes, le vapeur du Havre qui s’impatientait et donnait du sifflet.

Les manivelles grinçaient. L’eau s’engouffrait par les vannes ouvertes. La grand-voile de la goélette bouchait la perspective du canal.

Du pont, Maigret distingua les deux dragues, deux horribles bateaux aux lignes compliquées, aux superstructures sinistres, qui s’étaient encroûtés de rouille.

Il s’en approcha prudemment, parce que par là, c’était plein de détritus, de vieux câbles, d’ancres et de ferraille. Il longea une planche qui servait de passerelle, vit une légère lueur à travers des fentes.

— Grand-Louis !… appela-t-il.

Du coup, la lumière s’éteignit. L’écoutille n’avait plus de fermeture. Le torse de Grand-Louis émergea et il grogna :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Mais en même temps autre chose bougeait, sous lui, dans le ventre de la drague. Une silhouette se faufilait avec mille précautions. On entendait vibrer la tôle. Il y avait des heurts.

— Qui est avec toi ?

— Avec moi ?…

Maigret chercha autour de lui, faillit tomber dans le fond de la drague où stagnait un mètre de vase.

Il y avait quelqu’un, c’était certain. Mais il était déjà loin. Les craquements provenaient maintenant d’une autre partie de la drague. Et Maigret ne savait pas sur quoi il pouvait marcher. Il ignorait tout des aménagements de ce bateau apocalyptique dont il heurta une benne de la tête.

— Tu te tais ?

Un grognement indistinct, qui devait vouloir dire :

— Je ne sais pas de quoi vous parlez…

Dans la nuit, il eût fallu dix hommes pour fouiller les deux dragues. Et encore ! Des hommes connaissant les lieux ! Maigret battit en retraite. Les voix, à cause de la pluie, avaient une portée étonnante. Il entendit qu’on disait dans le port :

— … juste en travers du chenal…

Il s’approcha. C’était le second du vapeur du Havre qui montrait quelque chose à Delcourt, et celui-ci fut tout bouleversé en apercevant Maigret.

— C’est difficile à croire qu’ils l’aient perdu sans s’en apercevoir, poursuivait l’homme du vapeur.

— Quoi ? questionna le commissaire.

— Le canot (il prononçait « le canotte »).

— Quel canot ?

— Celui-ci, que nous venons de heurter juste entre les jetées. Il appartient au voilier qui était devant nous. Le nom est écrit à l’arrière : Saint-Michel.

— Il se sera détaché, intervint Delcourt en haussant les épaules. Ça arrive !

— Il ne s’est pas détaché, pour la bonne raison que, par le temps qu’il fait, le canot ne devait pas être en remorque, mais sur le pont.

Et toujours les hommes, autour de l’écluse, chacun à son poste, essayant d’entendre.

— On verra ça demain. Laissez le canot ici.

Se tournant vers Maigret, Delcourt murmura avec un sourire raté :

— Vous voyez : quel drôle de métier ! Il y a toujours des histoires.

Le commissaire ne sourit pas, lui. Ce fut même le plus sérieusement du monde qu’il prononça :

— Dites donc ! Si vous ne me voyiez pas demain à sept heures, mettons à huit, envoyez donc un coup de téléphone au Parquet de Caen.

— Qu’est-ce que ?…

— Bonne nuit ! Et que le canot reste ici.

Pour leur donner le change, il s’éloigna, mains dans les poches, le col du pardessus relevé, le long de la jetée. La mer bruissait sous ses pieds, devant lui, à sa droite, à sa gauche. Un air fortement iodé lui emplissait les poumons.

Arrivé presque au bout, il se baissa pour ramasser quelque chose.


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