II SYLVIE

26

JE ME RÉVEILLAI sur une aire d’autoroute.

Hors du temps, hors de l’espace.

Dans un demi-sommeil, je consultai ma montre : quatre heures dix du matin. Je devais me trouver quelque part entre Avallon et Dijon. Aux environs de minuit, j’avais décidé de me reposer un moment sur une aire de stationnement. Résultat, quatre heures de coma sans souvenir...

Ankylosé, je sortis de la voiture. Des poids lourds dormaient sur le parking. Les arbres se tordaient violemment dans le vent polaire. Je pissai en toute rapidité puis rentrai dans l’Audi, grelottant.

J’allumai une cigarette. La première taffe m’arracha la gorge. La seconde brûla mon larynx. La troisième fut la bonne. Des lumières, au loin. Une station-service. Je tournai la clé de contact. D’abord, le plein. Ensuite, un café, en urgence.

Quelques minutes plus tard, j’étais de nouveau sur la route, révisant mentalement les informations que j’avais glanées sur ma destination. Le Doubs serpentait jusqu’à 1 500 mètres d’altitude, à cheval entre la France et la Suisse. Sartuis se trouvait dans la partie haute du fleuve, au sommet d’une zone formée de paliers géologiques et creusée de petites vallées. Tout en roulant, je tentai d’imaginer ces territoires, à peine français et pas encore suisses. Un vrai no man’s land.

Besançon, sous les premières lueurs du jour.

La ville était construite dans un trou, sur les vestiges d’une forteresse. À mesure qu’on descendait vers le centre, ce n’était plus que remparts, douves et créneaux, entrecoupés de jardins. Le tout évoquait un parcours d’entraînement commando, où il faut courir, grimper, sauter, s’abriter...

Je m’installai dans un café, attendant le complet lever du jour. Je dépliai mon plan de la ville, à la recherche du Tribunal de Grande Instance. En fait, c’était le bâtiment fortifié situé juste en face de moi. Ce hasard me parut de bon augure.

J’avais tort : l’édifice était en réfection. Le Parquet était provisoirement installé à l’autre bout de la ville, sur la colline de Brégille. Je repris ma route et trouvai l’endroit après une demi-heure d’errance. Le tribunal avait pris ses quartiers dans une ancienne usine de montres. Un bâtiment industriel, enfoncé dans les bois de la colline.

Sur les portes d’entrée, le logo « France Ébauche » était encore gravé. À l’intérieur, tout rappelait l’activité industrielle : les murs en ciment peint, les couloirs assez larges pour laisser passer les fenwicks, le monte-charge qui faisait office d’ascenseur. Des autocollants indiquaient le nouveau rôle de chaque pièce : permanence, greffier, cour d’appel... Je pris l’escalier et grimpai à l’étage des juges d’instruction. En croisant le bureau du substitut du procureur, je me décidai pour un petit détour, afin d’évaluer la température.

La porte était ouverte. Un jeune homme était installé derrière un bureau, encadré par deux femmes. L’une tapait sur son clavier d’ordinateur, l’autre menait une conversation téléphonique sur haut-parleur, en prenant des notes.

— Un suicide. T’es sûr ?

Je fis signe à l’homme, qui se leva en souriant. Je me présentai sous un faux nom et une fausse profession : journaliste. Le substitut m’écouta. Il était vêtu d’un pantalon moulant en velours vert et d’une chemise couleur feuillage, qui lui donnaient un air de Peter Pan. Quand je prononçai le nom de Sylvie Simonis, son expression se figea :

— Il n’y a pas d’affaire Simonis.

Derrière lui, la greffière se penchait sur son téléphone :

— Je ne comprends pas : il s’est asphyxié lui-même ?

Je me décidai pour un coup de bluff :

— On a reçu plusieurs dépêches en juin à propos du corps de cette femme, découvert dans le parc d’un monastère. Depuis, plus rien. L’enquête est bouclée ?

Peter Pan s’agita :

— Je ne vois pas ce qui peut vous intéresser dans cette histoire.

— Les informations que nous avons reçues comportaient des contradictions.

— Des contradictions ?

— Par exemple, le corps a été identifié par les sauveteurs. Le visage était donc intact. Un autre message parle d’une décomposition avancée. Cela nous paraît impossible.

Le substitut se frotta la nuque. Dans son dos, la greffière montait le ton :

— Avec un sac plastique ? Il s’est étouffé avec un sac plastique ?

L’homme répondit, sans conviction :

— Je n’ai pas souvenir de ces détails.

— Vous connaissez au moins le juge, non ?

— Bien sûr. C’est madame Corine Magnan.

La fonctionnaire hurlait maintenant dans le téléphone :

— Les autres ? Il y avait d’autres sacs plastique ?

Malgré moi, je tendis l’oreille pour saisir la réponse du gendarme, dans le haut-parleur.

— On en a trouvé une douzaine, dit une voix grave. Tous fermés avec le même type de nœuds.

Je suggérai, par-dessus l’épaule du substitut, m’adressant à la greffière :

— Demandez-lui si la victime avait un mouchoir dans la bouche, sous le sac.

Elle me regarda, interloquée. Le temps qu’elle réagisse, le gendarme répondit :

— Il avait du coton plein la bouche. Qui parle à côté de vous ?

— Ce n’est pas un suicide, fis-je. C’est un accident.

— Qu’est-ce que vous en savez ? demanda la femme en me fixant.

— L’homme devait se masturber, poursuivis-je. La privation d’oxygène augmente le plaisir sexuel. C’est du moins ce qu’on raconte. On trouve déjà cette technique chez Sade. Votre type a dû nouer le sac sur sa tête après avoir mordu du coton, pour ne pas s’étouffer avec le plastique. Malheureusement, il n’a pas dû réussir à défaire le nœud à temps.

Un silence accueillit mes explications. La voix du haut-parleur répéta :

— Qui est à côté de vous ? Qui parle ?

— À l’autopsie, ajoutai-je, je suis sûr qu’on constatera que les vaisseaux capillaires de son sexe étaient gonflés. L’homme était en érection. Un accident. Pas un suicide. Un accident « érotique ».

Le substitut était bouche bée.

— Comment vous savez ça, vous ?

— Spécialiste des faits divers. À Paris, ça arrive tout le temps. Où est le bureau de Corine Magnan ?

Il m’indiqua la porte au fond du couloir. Quelques pas encore et je frappai. On m’ordonna d’entrer. Je découvris une femme d’une cinquantaine d’années, cernée par des boîtes de kleenex et flanquée de deux bureaux vides. Elle était rousse et tout de suite, la ressemblance avec Luc me frappa. Même peau blanche et sèche, même pigmentation de son. Sauf que sa rousseur était terne, et non flamboyante. Ses cheveux lisses, coupés au carré, avaient la couleur du fer rouillé.

— Mme Corine Magnan ?

Elle esquissa un signe de tête puis se moucha :

— Excusez-moi, dit-elle en reniflant. Il y a une épidémie de rhume dans mon service. C’est pour ça que je suis toute seule aujourd’hui. Qu’est-ce que vous voulez ?

Je risquai un pied dans le bureau et déclinai ma fausse identité.

— Journaliste ? répéta-t-elle. De Paris ? Et vous débarquez sans prévenir ?

— J’ai pris ce risque, oui.

— Gonflé. Quelle affaire vous intéresse ?

— Le meurtre de Sylvie Simonis.

Son visage se durcit. Ce n’était pas une expression de surprise, comme celle du substitut. Plutôt une attitude de défiance.

— De quel meurtre parlez-vous ?

— À vous de me le dire. À Paris, on a reçu des dépêches qui...

— Vous avez fait sept cents kilomètres pour rien. Je suis désolée. Nous ne connaissons pas la raison de la mort de Sylvie Simonis.

— Et l’autopsie ?

— Elle n’a rien donné. Ni dans un sens, ni dans un autre.

J’ignorais ce que valait Corine Magnan comme juge, mais comme menteuse, elle était nulle. Et insouciante : elle ne se donnait même pas la peine d’être crédible. Je remarquai derrière elle un grand mandala brodé, accroché au mur. La représentation symbolique de l’univers pour les bouddhistes tibétains. Il y avait aussi un petit bouddha de bronze, sur une étagère. J’insistai :

— Apparemment, le corps présentait des stades de décomposition différents.

— Oh ça... Selon notre légiste, cela n’a rien d’extraordinaire. La décomposition organique ne répond à aucune règle stricte. Dans ce domaine, tout est possible.

Je regrettai d’avoir joué au journaliste. La magistrate n’aurait jamais osé servir une telle connerie à un flic de la Criminelle. Elle se moucha une nouvelle fois puis attrapa une minuscule boîte de fer cylindrique. Elle passa ses doigts à l’intérieur puis se massa les tempes.

— Du baume du tigre, commenta-t-elle. Il n’y a que ça qui me soulage...

— De quoi est morte la femme ?

— On n’en sait rien, je vous le répète. Accident, suicide : le corps ne permet pas de trancher. Sylvie Simonis était très solitaire. L’enquête de proximité n’a rien donné non plus. (Elle s’arrêta puis me lança un regard sceptique :) Je n’ai pas compris. Dans quel journal travaillez-vous au juste ?

J’esquissai un geste de salut, avant de fermer la porte. Dans le couloir, les cimes des arbres cinglaient les fenêtres. Je m’étais préparé à une enquête difficile. Ça s’annonçait plus sévère encore.

27

QUARTIER TRÉPILLOT, à l’ouest de la ville.

Derrière la piscine municipale, se trouvait la division centrale de gendarmerie. Je pénétrai dans l’aire de stationnement sans problème — il n’y avait même pas de sentinelle à l’entrée. Je me rangeai entre deux Peugeot. J’aurais dû filer directement à Sartuis mais je voulais d’abord voir la tête de ceux qui avaient enquêté sur un cadavre aussi bien protégé.

Je choisis le bâtiment le plus imposant de la caserne, trouvai un escalier et montai. Pas un seul uniforme en vue. Je risquai un œil dans le couloir du premier étage et tombai sur un panneau « Service de recherches ». Personne. Au second, nouveau panneau. COG : Centre Opérationnel de Gendarmerie.

La porte était entrouverte. Deux gendarmes sommeillaient devant un standard téléphonique surmonté d’une carte de la région. Je me présentai, usant toujours de ma fausse identité, et demandai à voir le responsable de l’enquête Simonis. Les deux hommes se regardèrent. Un des deux s’éclipsa sans un mot.

Cinq minutes plus tard, il revint pour me guider jusqu’au troisième étage, dans une petite pièce plutôt spartiate. Murs blancs, chaises de bois, table en Formica.

J’eus à peine le temps de jeter un regard par la fenêtre qu’un grand type filiforme apparut dans l’encadrement de la porte, un gobelet de polystyrène dans chaque main. L’odeur du café se répandit dans la pièce. Il ne portait ni képi, ni uniforme. Seulement une chemise bleu ciel, col ouvert, frappée de galons aux épaules.

Sans un mot, il posa un gobelet de mon côté, à l’extrémité de la table, puis alla s’asseoir à l’autre bout. Cette attitude était un ordre : je m’assis sans broncher.

L’officier me détaillait. Je l’observai en retour. Trente ans à peine et pourtant, j’en étais certain, responsable de l’enquête Simonis. Une force de détermination émanait de toute sa personne. Ses cheveux très courts lui enveloppaient le crâne comme une cagoule noire. Ses yeux sombres, trop rapprochés du nez, brillaient intensément sous les gros sourcils.

— Capitaine Stéphane Sarrazin, dit-il enfin. Corine Magnan m’a téléphoné.

Il parlait trop vite, de travers, effleurant à peine les syllabes. J’attaquai ma présentation fictive :

— Je suis journaliste à Paris et...

— À qui vous voulez faire croire ça ?

Ma nuque se raidit.

— Vous êtes de la Crime, non ?

— Je ne suis pas en mission officielle, admis-je.

— On a déjà vérifié. Que savez-vous sur Sylvie Simonis ?

Ma gorge s’asséchait à chaque seconde :

— Rien. Je n’ai lu que deux articles. Dans L’Est républicain et Le Courrier du Jura.

— Pourquoi cette affaire vous intéresse ?

— Elle intéressait un de mes collègues : Luc Soubeyras.

— Connais pas.

— Il s’est suicidé. Il est actuellement dans le coma. C’était un ami. Je cherche à savoir ce qu’il avait en tête au moment de sa... décision.

J’attrapai dans ma poche le portrait de Luc et le fis glisser sur la table.

— Jamais vu, fit-il après un bref regard. Vous vous gourez. Si votre ami était venu fouiner sur l’affaire, il aurait croisé ma route. Je dirige le groupe de recherche.

Les pupilles noires étaient dures, obstinées, prêtes à me percer le crâne. Il reprit :

— Pourquoi il se serait intéressé à cette histoire ?

Je n’osai pas répondre : « Parce qu’il était passionné par le diable. »

— À cause du mystère.

— Quel mystère ?

— L’origine de la mort. La décomposition anormale.

— Vous mentez. Vous n’avez pas fait ce voyage pour des histoires d’asticots.

— Je vous jure que je ne sais rien d’autre.

— Vous ne savez pas qui est Sylvie Simonis ?

— Je ne sais rien. Et je suis là pour apprendre.

L’officier prit son gobelet et souffla dessus. Un bref instant, je crus qu’il allait livrer une information mais j’avais tort :

— Je vais être clair, fit-il. J’ai votre nom, celui de votre divisionnaire, tout. Grâce à votre immat. Si vous partez maintenant, je ne toucherai pas au téléphone. Si j’apprends que vous traînez encore ici demain... Bonjour les dégâts !

Je pris le temps de boire mon café. Il était sans goût, sans réalité. À l’image de ce rendez-vous : une supercherie. Je me levai et me dirigeai vers la porte. Le gendarme répéta dans mon dos :

— Vous avez la journée. Ça vous donne le temps de visiter le fort Vauban.

Je filai vers le centre-ville, où se trouvait le bureau de l’AFP. Aux abords de la place Pasteur, j’abandonnai ma voiture pour pénétrer dans un quartier piétonnier. Je dénichai l’agence — une mansarde perchée au sommet d’un immeuble à l’architecture traditionnelle. Joël Shapiro savoura mon histoire :

— Ils ont dû vous recevoir !

C’était un jeune homme déjà chauve, au crâne cerné de boucles, à la manière d’une couronne de laurier. En manière de rappel, il portait un petit bouc sous le menton. Je continuai à le tutoyer :

— Pourquoi cette attitude, à ton avis ?

— Le black-out. Ils ne veulent rien dire.

— De ton côté, ces derniers mois, tu n’as rien appris ?

Il piocha à pleines mains dans une boîte de corn-flakes — le petit déjeuner des champions :

— Que dalle. Le verrou est mis, croyez-moi. Et je suis mal placé pour récolter quoi que ce soit.

— Pourquoi ?

— Je suis pas d’ici. Dans le Jura, on lave son linge sale en famille.

— Cela fait longtemps que tu es installé ici ?

— Six mois. J’avais demandé l’Irak. J’ai eu Bezak !

— Bezak ?

— C’est comme ça qu’on appelle Besançon ici.

— Sarrazin a évoqué la personnalité à part de la victime. Sylvie Simonis.

— Ici, c’est le gros truc.

— L’histoire de l’infanticide ?

— Holà, pas si vite ! Rien n’a jamais été prouvé. Loin de là. Il y a eu trois autres suspects. Tout ça pour obtenir un beau zéro.

— On n’a jamais identifié l’assassin ?

— Jamais. Et voilà que Sylvie Simonis meurt dans des conditions mystérieuses. Vous imaginez la même histoire avec Christine Villemin ? Qu’on apprenne qu’elle a été tuée ?

— Corine Magnan m’a dit que le meurtre n’était même pas confirmé.

— Tu parles ! Ils ont mis le couvercle dessus, c’est tout.

Je considérai les rayonnages sous le toit mansardé, bourrés de dossiers gris et de boîtes de photos.

— Tu as des articles, des photos de l’époque ? Je veux dire, 1988.

— Nada. Tout ce qui date de plus de dix ans retourne aux archives du siège, à Paris.

— En juin, tu n’as pas tout fait revenir ?

— Si, mais j’ai tout renvoyé. D’ailleurs, on n’avait pas grand-chose.

— Revenons à Sylvie Simonis. Tu as des clichés du corps ?

— Rien.

— Sur les anomalies du cadavre, qu’est-ce que tu sais ?

— Des rumeurs. Il paraît que, par endroits, il était décomposé jusqu’à l’os. En revanche, le visage était intact.

— Tu n’as rien appris de plus ?

— J’ai interrogé Valleret, le médecin légiste de Besançon. Selon lui, ce genre de phénomène n’est pas rare. Il m’a cité des exemples de corps non corrompus, après des années, notamment ceux de saints canonisés.

— Il arrive qu’un cadavre ne se décompose pas. Jamais qu’il se décompose à moitié.

— Il faudrait en parler avec Valleret. Un crack. Il vient de Paris mais il a eu des ennuis là-bas.

— Quel genre d’ennuis ?

— Sais pas.

Je changeai de cap :

— J’ai entendu dire que le crime était sataniste. Tu sais quelque chose à ce sujet ?

— Non. Jamais entendu parler de ça.

— Et le monastère ?

— Notre-Dame-de-Bienfaisance ? Il n’est plus en activité. Je veux dire : il n’y a plus de moines ni de sœurs là-bas. C’est une sorte de halte, de refuge. Des missionnaires viennent s’y reposer. Des personnes en deuil aussi.

Je me levai :

— Je vais faire un tour à Sartuis.

— Je viens avec vous !

— Si tu veux te rendre utile, dis-je, retourne au TGI. Vois si ma visite a fait des vagues.

Il parut déçu. Je lui offris un os :

— Je t’appellerai plus tard.

En guise de conclusion, je lui présentai la photo de Luc.

— Tu as déjà vu cet homme ?

— Non. Qui c’est ?

À croire que Luc avait évité Besançon. Sans répondre, je me dirigeai vers la porte :

— Dernière question, fis-je sur le seuil. Tu connais des journalistes locaux à Sartuis ?

— Bien sûr. Jean-Claude Chopard, du Courrier du Jura. Un spécialiste de la première affaire. Il voulait même écrire un bouquin.

— Tu crois qu’il me parlera ?

— À côté de lui, j’ai fait vœu de silence !

28

— UN MÉDECIN LÉGISTE du nom de Valleret ? Jamais entendu parler.

Je filai dans la direction du sud-ouest, vers le quartier de Planoise, où se situe l’hôpital Jean-Minjoz. Je venais d’appeler Svendsen. Il connaissait tous les grands légistes de France et même d’Europe. Il était impossible qu’il n’ait pas entendu parler d’un spécialiste, un « crack » de Paris. Shapiro avait aussi parlé « d’ennuis ». Peut-être que Valleret exerçait une autre spécialité dans la capitale ? La médecine légale était parfois une planque pour ceux qui fuyaient les vivants.

— À Jean-Minjoz, à Besançon. Tu peux te renseigner ? Je crois qu’il a eu des problèmes à Paris.

— Un cadavre dans le placard, peut-être ?

— Très drôle. Tu t’y mets ou non ? C’est urgent.

Svendsen ricana :

— Ne prends aucun appel, ma poule.

Je fermai mon cellulaire et pénétrai dans le parking du campus. L’hôpital était un bâtiment de béton lugubre, strié de fenêtres étroites, datant sans doute des années cinquante. Des banderoles flottaient au premier étage : « non à l’asphyxie ! », « des subventions, pas des compressions ! »

Tapotant mon volant, j’allumai une cigarette. Je comptais les minutes. Je devais faire vite : le capitaine Sarrazin n’allait pas me lâcher comme ça. Non seulement il me suivrait à la trace mais je comptais sur lui pour précéder mes faits et gestes. Peut-être même avait-il déjà appelé Valleret... La sonnerie de mon portable me fit sursauter.

— Ton mec, il a plutôt intérêt à se limiter aux cadavres.

Je regardai ma montre. Svendsen avait mis moins de six minutes pour trouver.

— Au départ, c’est un chirurgien orthopédiste. Un cador, paraît-il. Mais il a fait une dépression. Il s’est mis à déconner. Une intervention a mal tourné.

— C’est-à-dire ?

— Un môme. Une infection. Valleret s’est endormi sur son bistouri et a entaillé un muscle. Depuis, le gamin boite.

— Comment a-t-il pu s’endormir ?

— Il picolait et abusait des anxiolytiques. Pas fameux pour opérer...

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Les parents ont porté plainte. La clinique a couvert Valleret mais il a dû prendre le maquis. Il a suivi une formation de légiste et le revoilà à Besançon. Divorcé, sans un rond, toujours défoncé aux pilules. Encore un qui a choisi la médecine légale comme purgatoire. Pourtant, la médecine des morts est l’art le plus noble, car elle soigne l’âme des vivants et...

Je coupai l’élan lyrique :

— Le nom de la clinique ? La date ?

— Clinique d’Albert. 1999. Les Ulis.

Je remerciai Svendsen.

— Je veux surtout un rapport détaillé de l’affaire, rétorqua-t-il. Je suis sûr que tu es sur un coup d’enfer. C’est dans ton intérêt. Valleret n’aura pas pigé la moitié du cadavre. On est né ou non pour le langage des morts. Moi, je...

— Je te rappelle.

Je traversai le parvis au pas de course. Au-dessus du portail, une banderole prévenait : « votre santé n’est pas un otage ! » La morgue était au niveau - 3. Je m’orientai vers les ascenseurs, sans un regard pour le groupe d’infirmières en grève qui faisaient un sit-in.

Au sous-sol, la température baissa d’une bonne dizaine de degrés. Le couloir était désert, sans la moindre signalisation. À l’instinct, je me dirigeai vers la droite. Au plafond, des tuyaux noirs couraient ; le long des murs, des pans de béton apparaissaient, nus et glauques. Une soufflerie bourdonnait.

Quelques pas encore puis, à gauche, une petite salle neutre. Des sièges, une table basse. En face, deux portes battantes à hublot. Sur l’un des murs, une grande photographie de prairie. Elle tentait d’égayer l’atmosphère mais la lutte était vaine. Un mélange d’odeurs d’antiseptiques, de café et d’eau de javel planait. Je songeai aux vestiaires d’une piscine, dont les baigneurs seraient des cadavres.

Un brancard à roulettes jaillit des portes. Un infirmier costaud était penché sur la civière. Il avait des cheveux de Viking, noués en queue-de-cheval, et portait un tablier de plastique.

— Vous désirez, monsieur ?

La voix était douce, contrastant avec l’allure de barbare. Un assistant qui avait l’habitude de parler à des familles en deuil.

— Je voudrais voir le docteur Valleret.

— Le docteur ne reçoit pas. Je...

En guise de point sur les « i », je brandis ma carte. Les portes se rabattirent en sens inverse, laissant le brancard abandonné. Quelques secondes plus tard, un grand type voûté apparut, clope au bec. Son regard était chargé de méfiance.

— Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas.

— Commandant Durey, Brigade Criminelle, Paris. Je m’intéresse à l’affaire Simonis.

Il s’appuya contre l’arête de la porte et stoppa son va-et-vient.

— Les gendarmes sont au courant ?

Je m’approchai sans répondre. Il était presque aussi grand que moi. Sa blouse ouverte était tachée et il avait une curieuse façon de saisir sa cigarette, près des lèvres, en se voilant la moitié du visage, Jusqu’ici, les bobards ne m’avaient pas porté chance. Je la jouai franco :

— Docteur, je n’ai aucune autorité sur ce territoire. La juge Magnan m’a viré et le capitaine Sarrazin m’a carrément menacé. Pourtant, je ne quitterai pas cette ville avant d’en savoir davantage sur le corps de Sylvie Simonis.

— Pourquoi ?

— Cette affaire passionnait un ami à moi. Un collègue.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Luc Soubeyras.

— Jamais entendu ce nom.

Valleret baissa sa main. Même à découvert, ses traits paraissaient fuyants, dissimulés. Un visage en cavale, pensai-je. Je repris :

— Je peux vous poser quelques questions ?

— Non, évidemment. La porte est derrière vous.

— Je me suis renseigné sur vous. Clinique d’Albert. 1999.

— Ah bon ? fit-il en souriant. Vous voulez effrayer mes patients ?

— Besançon est une petite ville. Votre image pourrait en prendre un coup si je...

Il éclata de rire :

— Mon image ? (Il écrasa sa cigarette sur le sol.) Vous manquez de flair, mon vieux.

Son rire s’éteignit. Il parut réfléchir, presque rêveur :

— Mon image ? Cela fait longtemps que je n’ai pas considéré cette notion...

Un coup d’instinct : ce type jouait au cynique désespéré mais il était encore à fleur de peau. Peut-être que la pure franchise pouvait le toucher, faire sauter un verrou :

— Luc Soubeyras est mon meilleur ami, dis-je un ton plus haut. Il est actuellement dans le coma, après avoir tenté de se suicider. Il était catholique et son acte est doublement incompréhensible. Ces derniers mois, il enquêtait sur l’affaire Simonis. C’est peut-être ce dossier qui l’a poussé au désespoir.

— Il y aurait de quoi.

Je tressaillis. C’était la première fois qu’on apportait du crédit à mon idée « d’affaire qui tue ». Valleret se redressa. Il allait parler, mais je devais encore le pousser un peu — juste une chiquenaude.

— Selon vous, Sylvie Simonis s’est suicidée ?

— Suicidée ? (Il me lança un regard de biais.) Non. Je ne pense pas qu’elle aurait pu s’infliger ce qu’elle a subi.

— C’est donc un meurtre ?

D’un geste, il poussa la porte et me fit signe de passer :

— Le plus fou, le plus raffiné jamais commis au monde.

29

DIX CLICHÉS étaient disposés sur la surface d’acier poli. Perpendiculaires à la rigole centrale de la table de dissection.

Valleret avait dit :

— Je veux que vous sachiez de quoi nous parlons. Exactement.

Je n’étais déjà plus sûr de vouloir savoir. Les images racontaient, l’une après l’autre, la genèse d’une décomposition humaine. Le premier tirage était un plan d’ensemble. Une clairière en pente, circonscrite par des sapins, s’ouvrant sur une falaise. Une femme nue était roulée sur le côté, de dos, comme si elle dormait. Le corps avait l’aspect d’un pantin désarticulé, construit à l’aide de fragments disparates. La tête, rentrée dans les épaules, et le buste, arc-bouté, présentaient des proportions normales mais les hanches et les jambes ne cessaient de s’amenuiser jusqu’aux os des pieds, comme la queue d’une sirène de cauchemar.

Le second cliché était un gros plan des tarses et métatarses joints seulement par des filaments de chair noircie. Le troisième s’arrêtait sur les cuisses, verdâtres, parcheminées. Sur le quatrième, les hanches et le sexe grouillaient de vers, soulevant des plaques de pupes et de fibres. Puis le ventre, putride, violacé, gonflé, animé lui aussi par les profanateurs...

On remontait ainsi, de photo en photo, jusqu’au buste, moins rongé, quoique creusé par le travail des larves, et aux épaules, seulement marbrées. La tête, enfin, était intacte, mais terrifiante dans la souffrance qu’elle traduisait. Le visage n’était qu’une bouche, grande ouverte, figée sur un cri d’éternité.

— Tout ce que vous voyez est l’œuvre du tueur, dit Valleret, de l’autre côté de la table. Ce cadavre présente tous les stades de décomposition. Simultanément. Des pieds à la tête, on peut remonter le processus de la putréfaction.

— Comment c’est possible ?

— Ce n’est pas possible. Le tueur a organisé l’impossible.

« Comme si la femme était morte plusieurs fois », avait dit Shapiro. Ce pourrissement par étapes était donc le fruit d’un travail, d’un soin particulier...

— Au début, reprit le toubib, quand les pompiers et les gars du SAMU ont découvert le corps, ils ont pensé que les conditions météorologiques avaient favorisé ces différences. C’est ce que j’ai raconté moi aussi, pour calmer les esprits. Mais vous le savez sans doute, ce sont des conneries. Dans des conditions ordinaires, une décomposition totale n’intervient qu’au bout de trois années. Comment, en moins d’une semaine, la partie inférieure avait-elle pu se dégrader à ce point ? Le tueur a provoqué ce phénomène. Il a conçu et créé chaque stade de la dégénérescence.

Je baissai encore les yeux sur les clichés pendant que Valleret récitait, à mi-voix :


Le soleil rayonnait sur cette pourriture,

Comme afin de la cuire à point,

Et de rendre au centuple à la grande nature

Tout ce qu’ensemble elle avait joint.


Un médecin légiste poète ! Il faisait la paire avec Svendsen. Je connaissais ces rimes. Une charogne de Charles Baudelaire.

— Dès que j’ai vu le corps, j’ai songé à cette strophe, commenta-t-il. Il y a une dimension artistique dans ce carnage. Un parti pris esthétique, un peu comme dans ces toiles cubistes qui exposent, en un seul plan, tous les angles d’un objet.

— Comment ? Comment a-t-il fait ?

Le médecin contourna la table et se plaça à mes côtés.

— Depuis le mois de juin, ce cadavre ne quitte pas mes pensées. Je tente d’imaginer les techniques du tueur. Selon moi, pour les parties les plus abîmées, il a utilisé des acides. Plus haut, il a injecté des produits chimiques sous la peau, dans les muscles, pour obtenir l’aspect parcheminé. Ces différents états impliquent aussi un traitement particulier des températures et de la lumière. La chaleur accélère les processus organiques...

— Le corps a donc été amené plus tard dans la clairière ?

— Bien sûr. Tout a été fait dans une pièce close. Peut-être même un laboratoire.

— Vous pensez que le meurtrier a une formation de chimiste ?

— Aucun doute. Et il a accès à des produits très dangereux.

Le légiste saisit une photo, puis une autre, qu’il plaça au-dessus de la série :

— Prenons des exemples. Ici, les hanches et le sexe, en plein jus : lorsque la mort remonte de six à douze mois, les humeurs apparaissent alors et les chairs se résolvent en fluides. Là, le haut de l’abdomen en est au stade des gaz : fermentation ammoniacale, évaporation des liquides sanieux. Tout cela a été suscité, retenu, contrôlé... Le dément est un vrai chef d’orchestre.

Je tentai d’imaginer le tueur à l’œuvre. Je ne vis rien. Une ombre peut-être, masque sur le visage, penchée sur sa victime dans une salle d’opération, utilisant des seringues, des applications, des instruments inconnus. Valleret continuait :

— À cet égard, il y a quelque chose de curieux... J’ai trouvé, dans la cage thoracique, un lichen qui n’avait rien à faire là. Je veux dire : rien à voir avec la décomposition. Un truc étranger qu’il a injecté, sous les côtes.

— Quel genre de lichen ?

— Je ne connais pas son nom, mais il a une particularité : il est luminescent. Quand les sauveteurs ont découvert le corps, la poitrine brillait encore de l’intérieur. Selon les gars du SAMU, une vraie citrouille d’Halloween, avec une bougie dedans.

Une question résonnait au fond de mon cerveau : pourquoi ? Pourquoi une telle complexité dans la préparation du corps ?

— D’autres parties sont plus « simples », continua le légiste. Les épaules et les bras étaient juste atteints de rigor mortis, qui intervient environ sept heures après le trépas et se dissipe, selon les cas, en plusieurs jours. Quant à la tête...

— La tête ?

— Elle était encore tiède.

— Comment a-t-il pu obtenir ce prodige ?

— Rien d’exceptionnel. Quand on l’a découverte, la femme venait de mourir, c’est tout.

— Vous voulez dire...

— Que Sylvie Simonis était encore vivante quand elle a subi les autres traitements, oui. Elle est morte de souffrance. Je ne pourrais pas dire quand exactement, mais au bout du supplice, c’est sûr. L’état de fraîcheur du visage en témoigne. J’ai découvert, dans ce qui restait du foie et de l’estomac, des traces de lésions de gastrite et d’ulcères duodénaux qui démontrent un stress intense. Sylvie Simonis a agonisé des jours entiers.

Ma tête bourdonnait. Ma propre angoisse compressait mon crâne. Valleret ajouta :

— Si je voulais risquer une image, je dirais qu’il l’a tuée... avec les instruments mêmes de la mort. Il n’a rien oublié. Pas même les insectes.

— C’est lui qui a placé les bestioles ?

— Il les a injectées, oui, dans les plaies, sous la peau. Il a choisi, pour chaque étape, les spécimens nécrophages qui correspondaient. Mouches Sarcophage, vers, acariens, coléoptères, papillons... Toutes les escouades de la mort étaient là, déclinées en une chronologie parfaite.

— Ça signifie qu’il élève ces insectes ?

— Aucun doute là-dessus.

Sous la rumeur de mon crâne, des points précis se détachaient : un chimiste, un laboratoire, un centre d’élevage... De vraies pistes pour traquer le salopard.

— Il y a dans la région un des meilleurs entomologistes d’Europe, un spécialiste de ces insectes. Il m’a aidé pour l’autopsie.

Valleret inscrivit des coordonnées sur une de ses cartes. « Mathias Plinkh », suivi d’une adresse détaillée.

— Il possède un élevage, lui aussi ?

— C’est la base de son activité.

— Il pourrait être suspect ?

— Vous ne perdez pas le nord, vous. Allez le voir. Vous vous ferez une idée. Pour moi, il est bizarre, mais pas dangereux. Son écloserie est près du mont d’Uziers, sur la route de Sartuis.

Je baissai à nouveau les yeux sur les gros plans, me forçant à les détailler. Chairs boursouflées par les gaz. Plaies crevées pleines de mouches. Vers blancs suçant les muscles roses... Malgré le froid, je transpirais à grosses gouttes. Je demandai :

— Vous avez noté d’autres traces de violences ?

— Vous n’avez pas votre compte ?

— Je parle d’un autre type de violences. Des signes de coups, de brutalités commises lors de l’enlèvement par exemple.

— Il y a la marque des liens, bien sûr, mais surtout les morsures.

— Des morsures ?

Le médecin hésita. J’essuyai la sueur qui piquait mes paupières.

— Ni humaines, ni animales. D’après mes observations, la « chose » qui lui a fait ça dispose de très nombreuses dents. Des crocs plutôt, désordonnés, inversés. Comme si... Comme si ces dents n’étaient pas plantées dans le même sens. Une espèce de mâchoire surgie du chaos.

Une image jaillit dans ma tête. Pazuzu, le démon assyrien de l’iconographie de Luc. La créature à queue de scorpion s’agitant dans la salle d’opération, sa gueule de chauve-souris penchée sur le corps. J’entendais son grognement rauque. Les bruits de succion, de chairs déchirées. Le diable. Le diable incarné, en flagrant délit de meurtre...

Valleret vint à mon secours :

— Tout ce que je peux imaginer, c’est un gourdin tapissé de dents d’animal. Hyène ou fauve. En tout cas une arme dotée d’un manche. Il aurait frappé avec ça le corps de Sylvie Simonis en différents endroits — bras, gorge, flancs. Mais il y a le problème des marques de mâchoires, bien ajustées. Et pourquoi cette torture spécifique ? Ça ne colle pas avec le reste. Je... (Il m’observa tout à coup.) Ça va, mon vieux ? Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.

— Ça va.

— Vous voulez qu’on aille boire un café ?

— Non. Vraiment, merci. J’enchaînai sur des questions de flic, bien terre à terre, pour retrouver mon sang-froid :

— Autour du corps, on a relevé des traces ?

— Non. On a dû déposer le corps dans la nuit mais la pluie matinale a tout effacé.

— Vous savez où est située la scène de crime, par rapport au monastère ?

— J’ai vu des photos, oui. En haut d’une falaise, au-dessus de l’abbaye. Le corps surplombait le cloître, comme un affront. Une provocation.

— On m’a parlé d’un crime sataniste. Y avait-il des signes, des symboles sur le corps ou autour de lui ?

— Je ne suis pas au courant.

— Sur le tueur lui-même, qu’est-ce que vous pouvez me dire ?

— Techniquement, son profil est précis. Un chimiste. Un botaniste. Un entomologiste. Il connaît bien le corps humain. Peut-être même un médecin légiste ! C’est un embaumeur. Mais un embaumeur à l’envers. Il ne préserve pas. Il accélère la décomposition. Il l’orchestre, joue avec... C’est un artiste. Et un homme qui prépare son coup depuis des années.

— Vous avez dit tout ça aux gendarmes ?

— Bien sûr.

— Ils ont avancé sur des pistes précises ?

— Je n’ai pas l’impression qu’ils fassent des étincelles. Mais la juge et le capitaine de gendarmerie jouent la discrétion totale. Peut-être tiennent-ils quelque chose...

Je revis Corine Magnan avec son baume du tigre et le capitaine Sarrazin, avalant ses mots. Que pouvaient-ils faire contre un tel crime ? Je pris une autre direction :

— Voyez-vous un lien avec le meurtre de la fille Simonis, en 1988 ?

— Je ne connais pas très bien la première affaire. Mais il n’y a aucun point commun. La petite Manon a été noyée dans un puits. C’est horrible, mais rien à voir avec le raffinement de l’exécution de Sylvie.

— Pourquoi « exécution » ?

Il haussa les épaules sans répondre. Durant son exposé, il avait monté le ton et gagné une certaine assurance. Maintenant, il reprenait sa position voûtée. Il se glissait à nouveau dans sa peau d’épave oubliée. J’insistai :

— Quel but poursuit-il à votre avis ?

Il y eut un long silence. Valleret cherchait ses mots :

— C’est un prince des ténèbres. Un orfèvre du mal, qui agit pour l’amour du raffinement. Je ne suis pas sûr qu’il éprouve une quelconque jouissance. D’ordre sexuel, je veux dire. Je vous le répète : un artiste. Avec des pulsions... abstraites.

Je n’obtiendrais rien de plus. En conclusion, je demandai :

— Auriez-vous une copie de votre rapport d’autopsie ?

— Attendez-moi là.

— Avez-vous conservé aussi des échantillons du lichen ?

— J’en ai plusieurs, oui. Sous vide.

Il disparut par les portes battantes. Quelques secondes plus tard, il me fourrait entre les mains un dossier de toile écrue.

— La totale, dit-il. Mon rapport, les constates des gendarmes, les photos prises sur place, le bulletin météo, tout. J’ai ajouté aussi deux sachets de lichen.

— Merci.

— Ne me remerciez pas. Je vous refile le bébé, mon vieux. Un cadeau empoisonné. Pendant des années, j’ai été obsédé par l’accident qui a brisé ma vie, en bloc opératoire. Depuis cette autopsie, je n’entends plus que les hurlements de la femme rongée par les vers. (Il eut un sourire amer.) Un clou chasse l’autre, quelle que soit la pourriture de la planche.

Je retrouvai le monde de la surface avec soulagement. Quand je traversai le parvis de l’hôpital, dans la lumière de midi, mon malaise recula. Pourtant, en actionnant ma télécommande de voiture, mon geste se figea.

L’image du démon venait de jaillir, mordant à pleines dents les chairs de Sylvie Simonis, entouré d’un nuage de mouches, sur fond de chiens hurlants. Un souvenir, hérité de mes cours de théologie, me revint en tête.

Belzébuth provenait de l’hébreu Beelzeboul.

Lui-même dérivé du nom philistin Beel Zebub.

Le Seigneur des Mouches.

30

À LA SORTIE de la ville, je plongeai sous des bouillonnements de feuilles jaunes et ocre. Selon les essences d’arbres, je franchissais des flaques de thé, des feuilles d’or, des toasts brûlés. Toute une palette de tons assourdis, et pourtant intenses.

J’avais pris le temps d’acheter un guide et des cartes de chaque département de la Franche-Comté. Je m’engageai sur la nationale 57 et pris la direction de Pontarlier-Lausanne, plein sud, vers la région du haut Doubs et la frontière suisse.

Avec l’altitude, les tons d’automne reculaient maintenant au profit du grand vert sombre des sapins. Le paysage sortait d’une publicité pour le chocolat Milka. Pentes verdoyantes, villages aux clochers en forme d’oignons, granges au pignon coupé, dont les longs toits polygonaux rappelaient des pliages de papier kraft. Le tableau était parfait. Même les vaches portaient des cloches de bronze.

Un panneau : Saint-Gorgon-Main. J’abandonnai la nationale pour emprunter la D41. Les sommets du Jura se rapprochaient. La route rectiligne, bordée de sapins et de terre rouge, rappelait les landes interminables du sud-ouest de la France. Je longeai ces remparts jusqu’à prendre la direction du calvaire d’Uziers. Selon mon plan, Mathias Plinkh, l’entomologiste, vivait dans les environs.

Bientôt, les virages se resserrèrent, s’ouvrant parfois sur les plaines, au fond de la vallée. Enfin, la croix apparut. Puis une pancarte de bois annonça : « Ferme Plinkh, musée d’entomologie, expertise en thanatologie, élevage d’insectes ».

La nouvelle route serpentait parmi les collines. Soudain, une demeure apparut, comme glissée entre les coteaux sombres. Une bâtisse moderne, à un étage, en forme de L. Alternant le bois et la pierre, elle rappelait certaines villes des Bahamas, très plates, percées de longues baies vitrées et entourées par un deck. Les deux parties du L offraient deux styles différents : d’un côté, de nombreuses vitres ; de l’autre, une façade aveugle, égrenant seulement quelques lucarnes. L’aile d’habitation et l’écomusée.

Un vieux flic, que j’étais censé suivre à mes débuts et que j’avais en réalité traîné comme un boulet, disait toujours : « Une enquête, c’est simple comme un coup de sonnette. » On allait voir ça. Je me garai et appuyai sur l’interphone. Au bout d’une minute, une voix grave, à l’accent nordique, retentit. Je me présentai, sans faire de mystère. « Entrez dans la première salle : j’arrive. Et admirez les planches ! »

En pénétrant dans le grand carré blanc du hall, je compris que Plinkh parlait d’une série d’esquisses scientifiques, peintes à la main, exposées sur les murs. Mouches, coléoptères, papillons : la précision du trait rappelait celle des aquarelles chinoises ou japonaises.

— Les premières planches de Pierre Mégnin sur les insectes nécrophages. 1888. L’inventeur de l’entomologie criminelle.

Je me tournai vers la voix et découvris un géant serré dans une veste noire à col mao. Cheveux gris, regard vert, bras croisés : un gourou New Age. Je tendis la main. Il joignit ses paumes, à la manière bouddhiste. Puis il ferma les yeux, avec une onctuosité toute féline. Son attitude sentait le calcul, l’artifice. Il rouvrit les paupières et désigna la droite :

— Par ici la visite...

Une nouvelle pièce, tout aussi blanche. D’autres cadres suspendus, abritant cette fois des insectes épinglés. Des bataillons de même famille, déclinant les tailles et les couleurs de leurs pedigrees respectifs.

— J’ai regroupé ici les principaux groupes. Les fameux « escadrons de la mort ». Cette salle a un succès fou. Les gamins adorent ça ! Parlez-leur d’insectes et d’écosystème : ils bayent aux corneilles. Expliquez-leur qu’il y a des cadavres dans l’affaire, ils vous écoutent religieusement !

Il s’approcha d’un cadre contenant des rangées de mouches bleuâtres :

— Les célèbres Surcophagidae. Elles rappliquent au bout de trois mois environ. Capables de flairer un cadavre à trente kilomètres. Lorsque j’étais au Kosovo, en qualité d’expert, nous retrouvions les charniers rien qu’en les suivant...

— Monsieur Plinkh...

Il s’arrêta devant une série de châssis plus profonds, tapissés de papier journal :

— J’ai regroupé ici quelques cas d’école. Des faits divers où les insectes ont permis de confondre le criminel. Vous noterez l’astuce : chaque boîte est décorée avec les coupures de presse traitant de l’affaire.

— Monsieur Plinkh...

Il fit encore un pas :

— Voilà des spécimens exceptionnels, datant de la Préhistoire. Des vestiges que nous avons retrouvés dans les dépouilles congelées de mammouths. Savez-vous que l’exosquelette d’une mouche est absolument indestructible ?

Je haussai la voix :

— Monsieur, je suis venu vous parler de Sylvie Simonis.

Il stoppa net, baissant lentement les paupières. Lorsqu’il eut les yeux clos, un sourire vint jouer sur ses lèvres :

— Un chef-d’œuvre. (Il joignit de nouveau ses paumes.) Un pur chef-d’œuvre.

— Il s’agit d’une femme qui a souffert un martyre atroce. D’un fou qui l’a torturée pendant une semaine.

Il ouvrit les yeux en un déclic, façon hibou. Il avait des yeux de Russe, iris très clair, prunelle très noire. Il avait l’air sincèrement étonné :

— Je ne vous parle pas de ça. Je vous parle de la distribution. La répartition des espèces sur le corps. Pas un insecte ne manquait ! Les mouches Calliphoridae, qui arrivent juste après la mort, les Sarcophagidae, qui s’installent ensuite, au moment de la fermentation butyrique, les mouches Piophilidae et les coléoptères Necrobia rufipes qui viennent après huit mois, quand les liquides sanieux s’évaporent... Tout était en ordre. Un chef-d’œuvre.

— Je cherche à imaginer sa méthode.

La tête grise tourna sur son pivot. L’effet de rotation était encore accentué par le col mao :

— Sa méthode ? répéta-t-il. Venez avec moi.

Je suivis le gourou dans un couloir tapissé de bois de pin. Après une porte coupe-feu, calfeutrée avec de la ouate, nous pénétrâmes dans une grande pièce d’un seul tenant, plongée dans un demi-jour, dont les deux murs latéraux étaient couverts de cages voilées de gaze.

Il régnait ici une atmosphère de vivarium. La chaleur était étouffante. On percevait une odeur de viande crue et de produits chimiques.

Au centre de la salle, une paillasse blanche supportait une boîte rectangulaire, dissimulée sous un drap. Je redoutais le pire.

Plinkh s’approcha du comptoir.

— L’assassin est comme moi. Il nourrit ses insectes. Il leur donne à chacun l’organisme en mutation qui leur convient...

Il arracha la toile. Un aquarium apparut. Je ne distinguai d’abord qu’une masse dans un tourbillon de mouches. Puis je crus voir une tête humaine, grouillante de vers. Je me trompais : simplement un gros rongeur, bien entamé.

— Il n’y a pas trente-six solutions. Vous devez entretenir l’écosystème de chaque espèce, c’est-à-dire la putréfaction qui lui correspond.

— Où... vous fournissez-vous ?

— Ma foi, dans les fermes, chez les chasseurs... l’achète des lapins, la plupart du temps. Une fois qu’une espèce s’est nourrie, il n’y a plus qu’à donner la charogne à la famille suivante et ainsi de suite...

— Je peux fumer ? demandai-je.

— Je préfère vous dire non. Je laissai mon paquet au fond de ma poche. Je repris :

— Je m’interrogeais sur le transport de Sylvie Simonis. À votre avis, comment s’y est-il pris ? Le transfert a dû bousculer sa mise en scène ?

— Non. Il a certainement glissé le cadavre dans une housse plastique puis l’a libéré sur le promontoire.

— Et les insectes ? Ils auraient dû s’échapper ou mourir, non ?

Plinkh éclata de rire :

— Mais le cadavre avait des réserves ! Des milliers d’œufs qui respectent un certain temps d’incubation. Des larves qui ont une durée de vie précise. Quant aux mouches, elles ont sans doute repris leur liberté, bien sûr, mais sans s’éloigner. Elles avaient toujours faim, vous comprenez ? Du reste, vous n’avez pas tout à fait tort : le corps, ce matin-là, n’était pas là depuis longtemps. C’est une certitude.

— Pourquoi ?

— Ces prédateurs ne font pas bon ménage. Ils ne cohabitent jamais puisqu’ils sont attirés par un stade de décomposition différent. S’ils se croisent, ils s’entre-dévorent. Dans la mesure où tout le monde était là, je dirais que le cadavre a été déposé quelques heures seulement avant sa découverte.

— Cela pourrait signifier que le meurtrier vit dans la région ?

— Mais il vit dans la région.

— Qu’en savez-vous ?

— Je possède un indice.

— Quel indice ?

Plinkh sourit. Tout cela paraissait follement l’amuser. Ce mec-là n’avait pas toute sa tête, j’étais pressé d’en finir.

— Quand j’ai étudié le corps, j’ai opéré de nombreux prélèvements. Il y avait un insecte qui ne provenait pas de nos régions. Je veux dire : de nos pays à climat continental.

— D’où venait-il ?

— D’Afrique. Un scarabée de la famille Lipkanus Silvus, proche de nos Tenebrio. Des coléoptères qui apparaissent lors de la réduction squelettique, pour le ménage final.

Un sacré indice, en effet. Mais je ne voyais pas en quoi cela prouvait la proximité du tueur. Plinkh enchaîna :

— Laissez-moi vous raconter une anecdote. Je travaille actuellement à l’élaboration d’un écomusée pour la région, abritant les différentes espèces de nos vallées. Dans ce cadre, je paie des adolescents qui chassent pour moi : hannetons, papillons, acariens, etc. Récemment, l’un d’eux m’a apporté un spécimen très particulier. Un coléoptère qui n’avait rien à faire là.

— Le scarabée ?

— Un Lipkanus Silvus, oui. Le gamin l’avait trouvé aux environs de Morteau. Un tel spécimen ne pouvait que s’être échappé d’une collection particulière. J’ai cherché dans les environs une écloserie dans le style de la mienne mais je n’ai rien trouvé. Même du côté suisse. Quand j’ai découvert le deuxième spécimen, sur le corps de Sylvie Simonis, j’ai tout de suite compris. Le premier provenait de la même source : la ferme du tueur.

— C’était quand ?

— Durant l’été 2001.

— Vous l’avez dit aux gendarmes ?

— J’en ai parlé au capitaine Sarrazin mais il n’a rien trouvé, lui non plus. Il aurait repris contact avec moi.

— Selon vous, le meurtrier élève donc une espèce tropicale ?

— Soit il voyage et a rapporté, malgré lui, un spécimen qui s’est insinué dans son élevage. Soit il développe volontairement cette souche et place ces bêtes sur sa victime, pour une raison mystérieuse. Je penche pour cette dernière solution. Ce scarabée est une signature. Un symbole, que nous ne comprenons pas.

— Est-il possible de voir le spécimen ? Vous l’avez gardé ?

— Bien sûr. Je peux même vous le laisser. Je vous donnerai aussi l’orthographe exacte de son nom.

L’allusion à une signature me rappela un autre élément :

— On vous a parlé du lichen, dans la cage thoracique ?

— J’étais présent à l’autopsie.

— Qu’en pensez-vous ?

— Un symbole de plus. Ou quelque chose qui a une raison d’être spécifique...

— Ce lichen pourrait venir d’Afrique, lui aussi ?

Il eut une expression de dédain :

— Je suis entomologiste, pas botaniste.

J’imaginai le lieu où se préparaient de tels délires. Un élevage d’insectes, un laboratoire, une serre végétale. Que foutaient les gendarmes ? Il était impossible de ne pas trouver un tel site, entraînant de telles contraintes, dans les vallées de la région.

— Il est là, ajouta Plinkh, comme s’il suivait mes pensées. Tout près de nous. Je peux sentir sa présence, ses escouades, quelque part dans nos vallées... Son armée, identique à la mienne, prête pour une nouvelle attaque. Ce sont ses légions, vous comprenez ?

Je lançai un regard sur ma droite, vers les cages voilées de gaze. Tout me parut grossi à la loupe. Des acariens, trottinant sur une mèche de cheveux ; une mouche, gonflée de sang, léchant une plaie dégoulinante ; des centaines d’œufs, caviar grisâtre, au fond d’une cavité putréfiée...

Je demandai, la voix sourde :

— On peut retourner dans votre bureau ?

31

AVANT SARTUIS, je voulais faire un crochet par Notre-Dame-de-Bienfaisance. Je repris la route en sens inverse puis bifurquai vers l’est, en direction de Morteau et de la frontière suisse. Après le village de Valdahon, je pris plein nord et retrouvai la montagne, à puissance redoublée.

Virages abrupts et colères de pierre. Des précipices, des murailles, des gouffres et, tout en bas, des bouillonnements de verts ou des torrents argentés. Les indicateurs d’altitude se succédaient : 1 200 mètres, 1 400 mètres... À 1 700 mètres, une enseigne annonça le cirque de Bienfaisance.

Cinq kilomètres plus loin, le monastère apparut. Un grand bâtiment carré, austère, jouxté par une chapelle au clocher galbé. Les murs gris étaient seulement percés de fenêtres étroites et l’entrée, scellée par des portes noires, achevait de fermer le cœur. Seul, un détail de couleur égayait l’ensemble : une partie de la toiture était tapissée de tuiles polychromes et vives, rappelant les exubérances de Gaudi, à Barcelone.

Je me garai sur le parking et affrontai le vent. Tout de suite, j’éprouvai une étrange mélancolie à l’égard du site. Bienfaisance était le genre de lieu où j’aurais aimé m’isoler. Un lieu qui concrétisait mon désir de vie monacale. Se soustraire au monde, rester seul avec Dieu, en quête de béatitude...

Une seule fois, depuis que j’étais flic, je m’étais retiré chez les Bénédictins — après avoir abattu Éric Benzani, le maquereau cinglé, en mars 2000. J’avais décidé de renoncer à mon métier et de consacrer le restant de mes jours à la prière. C’était Luc, encore une fois, qui était venu me chercher. Il m’avait convaincu que ma place était dans la rue, à ses côtés. Nous devions assumer notre deuxième mort, celle qui nous éloignait du Christ, pour mieux le servir...

Je secouai la cloche suspendue. Pas de réponse. Je poussai la porte : ouverte. La cour centrale était entourée par une galerie vitrée. Dehors, deux femmes emmitouflées jouaient aux échecs, sur une table pliante. Sous un plaid, un homme âgé sommeillait près d’un arbre. Un soleil glacé se posait sur ces figurants immobiles et leur donnait, je ne sais pourquoi, un air d’hiver chinois.

J’avançai dans la galerie jusqu’à une nouvelle porte. D’après mon orientation, elle donnait dans l’église. Sur une table, l’étiquette d’un cahier indiquait : « Notez vos intentions. Elles seront prises en compte dans la prière communautaire. » Je me penchai et lus quelques lignes : des prières pour des missions lointaines, pour des morts...

Une voix derrière moi :

— C’est privé ici.

Je découvris une femme carrée qui m’arrivait au coude. Elle portait un bonnet noir qui lui ceignait le front et une pèlerine sombre.

— Le refuge est fermé pour la saison.

— Je ne suis pas un touriste.

Elle fronça des sourcils. Teint bistre, traits asiatiques, pupilles foncées évoquant deux perles grises au fond d’huîtres visqueuses. Impossible de lui donner un âge précis. Au-delà de la soixantaine, sans doute. Quant à l’origine, je penchai pour une Philippine.

— Historien ? Théologien ?

— Policier.

— On a déjà tout dit aux gendarmes.

Pas l’ombre d’un accent mais une voix nasillarde. Je montrai ma carte, assortie d’un sourire :

— Je viens de Paris. L’affaire pose, disons, quelques problèmes.

— Mon petit, c’est moi qui ai découvert le cadavre. Je suis au courant.

Je regardai le patio et fis mine de chercher un siège :

— On pourrait s’installer quelque part ?

La missionnaire demeurait immobile. Ses yeux aqueux ne me quittaient pas :

— Il y a quelque chose de religieux en vous.

— J’ai suivi le séminaire français de Rome.

— C’est pour ça qu’on vous envoie ici ? Vous êtes un spécialiste ?

Elle avait dit cela comme si j’avais été exorciste ou parapsychologue. Je sentis un avantage à jouer.

— Exactement, murmurai-je.

— Je m’appelle Marilyne Rosarias. (Elle m’attrapa la main et la serra avec vigueur.) Je dirige la fondation. Attendez-moi ici.

Elle disparut par une porte que je n’avais pas remarquée. Le temps que je respire l’odeur de la pierre usée, observant encore les pensionnaires dans la cour, elle réapparaissait :

— Suivez-moi. Je vais vous montrer.

Sa pèlerine claqua comme une aile de chauve-souris. Une minute plus tard, nous étions dehors, affrontant le vent de la montagne. Notre haleine se cristallisait en panaches de vapeur, matérialisant nos pensées muettes. Il allait falloir se farcir la montée de la falaise, au-dessus du monastère. Marilyne attaqua vaillamment un sentier abrupt, barré de rondins de bois.

Dix minutes plus tard, nous accédions à un sous-bois de pins et de bouleaux, ponctué de rochers couverts de mousse. Nous suivions la rivière. Les branches étaient revêtues de velours vert, les pierres jaillies de l’eau luisaient du même duvet. Un sentier plus large s’ouvrit : terre ocre et sapins noirs, inextricables. Peu à peu, le bruit des cimes supplanta le bouillonnement de l’écume. Marilyne hurla :

— On y est presque ! Le point culminant du parc est ici, au-dessus de la Roche Rêche et de sa cascade !

Une grande clairière en pente douce apparut, s’ouvrant sur un précipice. Le monastère était maintenant à nos pieds. Je reconnaissais le décor des photos. Marilyne confirma, en tendant l’index :

— Le corps était là-bas, au bord de la falaise.

Nous descendîmes la pente. L’herbe était aussi drue que sur un green de golf.

— Vous venez vous recueillir ici, chaque matin ?

— Non. Je marche seulement sur le sentier.

— Comment avez-vous découvert le corps, alors ?

— À cause de la puanteur. J’ai pensé à une charogne.

— Quelle heure était-il ?

— Six heures du matin.

Je devinai un autre détail :

— C’est vous qui avez reconnu Sylvie Simonis, non ?

— Bien sûr. Le visage était intact.

— Vous la connaissiez ?

— Tout le monde la connaissait à Sartuis.

— Je veux dire : personnellement ?

— Non. Mais le meurtre de sa fille a traumatisé la région.

— Qu’est-ce que vous savez sur cette première affaire ?

— Que voulez-vous que je sache ?

Je laissai le silence s’imposer. La nuit tombait. Une brume de neige pigmentait l’air. J’aurais bien allumé une Camel mais je n’osais pas — le caractère sacré de la scène de crime, sans doute.

— On m’a dit que le corps était tourné vers le monastère.

— Evidemment.

— Pourquoi : évidemment ?

— Parce que ce cadavre était une provocation.

— De qui ?

Elle fourra ses deux mains sous sa pèlerine. Son visage brun et ridé évoquait un morceau de quartz noir.

— Du diable.

« Nous y voilà », pensai-je. Malgré le caractère absurde de la réflexion, j’éprouvais une sensation réconfortante : l’ennemi était identifié, sous une bonne couche de superstition. J’usai du langage adéquat :

— Pourquoi le diable aurait-il choisi votre parc ?

— Pour souiller notre monastère. Le corrompre. Comment prier maintenant ici ? Satan a jeté sur nous son sillage de pourriture.

J’avançai près du précipice. Le vent plaquait mon manteau contre mes jambes. L’herbe dure s’écrasait sous mes pas :

— À part le choix du lieu, qu’est-ce qui vous fait penser à un acte satanique ?

— La position du corps.

— J’ai vu les photographies. Je n’ai rien remarqué de diabolique.

— C’est que...

— Quoi ?

Elle me lança un regard en coin :

— Vous êtes bien un spécialiste ?

— Je vous l’ai dit. Crimes rituels, meurtres sataniques. Ma brigade travaille directement avec l’archevêché de Paris.

Elle parut rassérénée :

— Avant d’appeler les gendarmes, dit-elle plus bas, j’ai changé sa position.

— Quoi ?

— Je n’avais pas le choix. Vous ne connaissez pas la renommée de Notre-Dame-de-Bienfaisance. Ses martyrs. Ses miracles. La ténacité de nos Pères, pour défendre le site, sans cesse menacé de destruction. Nous...

— Quelle était la position initiale ?

Elle hésita encore. Les flocons de neige voletaient autour de sa face sombre :

— Elle était allongée là, murmura-t-elle, dos au sol, jambes écartées.

Je me penchai : l’enceinte et sa rivière se déployaient, cent mètres plus bas. Le cadavre exhibait donc son vagin grouillant de vers au-dessus du monastère. Je concevais maintenant la « provocation ». Satan, le prince rebelle, l’ange déchu, voulant toujours écraser l’Église sous sa puissance et ses souillures...

— Marilyne, vous me racontez des blagues, fis-je en me redressant. Le diable ne fait jamais les choses à moitié. Il y avait autre chose. Des marques dans l’herbe ? Des pentagrammes ? Un message ?

Elle s’approcha. Les hauts fûts des sapins mugissaient derrière nous, comme les tuyaux d’un monstrueux orgue végétal.

— Vous avez raison, admit-elle. J’ai caché un élément. Ce n’était pas si important, après tout. Pour l’enquête, je veux dire... Mais pour notre fondation, c’était essentiel. Quand j’ai découvert la dépouille, j’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’une attaque satanique. Je suis retournée au monastère chercher des gants. Des gants de caoutchouc, pour faire la vaisselle. J’ai déplacé le corps pour cacher... enfin, son intimité.

J’imaginais la scène, l’état du cadavre. Cette femme n’avait pas froid aux yeux.

— C’est en retournant ses jambes que j’ai vu la chose.

— Quelle chose ?

Elle me balança un nouveau regard oblique. Deux billes de plomb, propulsées par un pistolet à air comprimé. Elle se signa et lâcha, à toute vitesse :

— Un crucifix. Seigneur : elle avait un crucifix enfoncé dans le vagin.

Cette révélation me soulagea presque. Nous étions en territoire familier. Cet outrage était un classique de la profanation. Rien à voir avec la folie unique, délirante, du meurtre. J’ajoutai, pour faire bonne mesure :

— Je suppose que le crucifix avait la tête en bas.

— Comment le savez-vous ?

— Je suis un expert, ne l’oubliez pas.

Elle se signa à nouveau. J’allais revenir sur mes pas quand un vertige me saisit. Quelqu’un, quelque part, m’observait, dans le demi-jour. Un regard chargé de colère qui me faisait l’effet d’un contact nauséabond. D’un coup, je me sentis d’une totale vulnérabilité. À la fois sali et mis à nu par ces yeux brûlants que je ne voyais pas, mais qui me sondaient comme un fer rouge.

Une main me rattrapa :

— Attention. Vous allez tomber.

Je considérai Marilyne avec étonnement puis scrutai les sapins. Rien, bien sûr. Je demandai, d’une voix altérée :

— Ce... ce crucifix, vous l’avez gardé ?

Sa main disparut sous le manteau. Elle plaça dans ma paume un objet enroulé dans un chiffon.

— Prenez-le. Et disparaissez.

Marilyne me donna son numéro de portable. « Au cas où. » En retour, je lui montrai le portrait de Luc : jamais vu. Je repris la direction des sapins. Dans mon dos, elle demanda :

— Pourquoi vous nous avez quittés ?

Je m’arrêtai. La Philippine me rattrapa :

— Vous m’avez dit que vous aviez fait le séminaire. Pourquoi nous avoir abandonnés ?

— Je n’ai abandonné personne. Ma foi est intacte.

— Nous avons besoin d’hommes comme vous. Dans nos paroisses.

— Vous ne me connaissez pas.

— Vous êtes jeune, intègre. Notre religion est en train de mourir avec ma génération.

— La foi chrétienne ne repose pas sur une tradition orale, qui disparaît avec ses officiants.

— Pour l’instant, c’est une communauté de dentiers qui claquent dans le vide. Nos jeunes prennent d’autres chemins, choisissent d’autres combats. Comme vous.

Je fourrai le crucifix dans ma poche :

— Qui vous dit qu’il ne s’agit pas du même combat ?

Marilyne recula, troublée. Je l’avais prise à son propre piège : Dieu contre Satan. Je repris ma marche, sans me retourner. Ce n’était qu’une phrase en l’air mais j’avais tapé dans le mille.

Le corps profané de Sylvie n’était pas une simple provocation.

C’était une déclaration de guerre.

32

IL FAISAIT NUIT quand j’arrivai à Sartuis. Je m’attendais à un bourg jurassien, avec fermes à colombages et clocher de pierre. C’était une ville nouvelle coulée dans le béton. Une voie principale, comme tracée à la scie, coupait le centre. La plupart des blocs étaient des ateliers d’horlogerie, fermés depuis des lustres : les aiguilles de leurs pendules-enseignes, toutes immobiles, en témoignaient.

« Sartuis, pensai-je, la ville où le temps s’est arrêté. »

Je connaissais l’histoire de la région. Depuis le début du xxe siècle, le haut Doubs avait connu un essor économique sous le signe de l’horlogerie et de la mécanisation. Tous les espoirs étaient permis. Jusqu’à construire, dans les années cinquante, une ville comme Sartuis. Mais le rêve avait fait long feu. La concurrence asiatique et la révolution du quartz avaient cassé les pattes aux grands espoirs jurassiens.

Je tombai sur la place centrale, où l’architecture était plus traditionnelle. Avant la fièvre des montres, il y avait donc eu un vrai village, avec ses ruelles, son église, sa place du marché... Pas l’ombre d’un hôtel. L’obscurité et le silence enveloppaient tout. Seuls les réverbères perçaient les ténèbres. Aucune vitrine, aucun phare ne leur répondait. Ces taches de lumière étaient pires que la nuit et le froid. Les clous du cercueil qui se refermait sur moi.

Je roulai encore et croisai la gendarmerie. J’eus une pensée pour Sarrazin. Il allait s’assurer que je ne traînais pas mes Sebago ici. Peut-être même viendrait-il en personne et vérifierait en priorité les hôtels...

Je braquai et retournai vers la place.

L’église était un assemblage de blocs de granit au clocher carré. Je me glissai dans la ruelle qui longeait la muraille. Un bâtiment en retrait jouxtait l’édifice, au fond d’un potager bien peigné. Un presbytère à l’ancienne, aux murs couverts de lierre et au toit d’ardoises. Dans l’alignement, une autre construction, plus récente, le prolongeait, s’ouvrant sur un terrain de basket.

Je me garai, attrapai mon sac puis marchai vers le portail. Le ciel était clair, les étoiles impassibles. Mes pas crissaient sur le gravier. Il régnait ici une solitude absolue.

Je sonnai à la grille du jardin puis, sans attendre qu’on vienne m’ouvrir, traversai les plantations en rajustant mon manteau. J’allais frapper à la porte quand elle s’ouvrit avec humeur. Un athlète sur le retour se tenait sur le seuil. Soixante ans, le cheveu blanc clairsemé, il portait un maillot Lacoste bombé sur sa bedaine et un pantalon de velours informe. Le visage était frappé d’une expression d’étonnement contrarié. La main droite tenait la poignée, la gauche une serviette de table.

— Monsieur le curé ?

L’homme acquiesça. Je ressortis le mensonge du journaliste. Ce n’était pas le moment de l’effaroucher.

— Enchanté, répliqua-t-il en dégainant un sourire de circonstance, le suis le père Mariotte. Si c’est pour une interview, revenez demain matin, à la paroisse. Je...

— Non, mon père. Je viens simplement vous demander l’hospitalité pour la nuit.

Le sourire disparut :

— L’hospitalité ?

— J’ai aperçu votre annexe.

— C’est pour mon équipe de foot. Rien n’est prêt. C’est...

— Je ne cherche pas le confort.

J’ajoutai, avec une nuance de perversité :

— Quand j’étais au séminaire, on m’a souvent répété qu’un bon prêtre laisse toujours sa porte ouverte.

— Vous... vous avez été au séminaire ?

— À Rome, dans les années quatre-vingt-dix.

— Eh bien, si c’est comme ça, je... entrez.

Il recula afin de me céder le passage.

— Avec un tel nom, j’étais certain que vous pourriez m’héberger.

Le prêtre ne parut pas saisir mon allusion à la chaîne d’hôtels américaine. C’était un curé à l’ancienne. Le genre coupé du monde, qui tient ses ouailles, sa chorale et son équipe de foot d’une même poigne, en dehors de tout.

— Suivez-moi. (Il s’engagea dans le corridor.) Je vous préviens, c’est plutôt rudimentaire.

Croisant la salle à manger, il ne put retenir un grognement à la vue de son dîner qui refroidissait. Au bout de quelques pas, il manipula un lourd trousseau de clés, fixé à sa ceinture, et déverrouilla une porte de chêne puis une autre, en métal, portant un sigle « coupe-feu ».

Mariotte alluma une rampe de néons puis avança d’un pas ferme. Dans le couloir, j’aperçus, à droite, des douches collectives, d’où émanaient de forts effluves d’eau de Javel. Au fond, une porte vitrée, qui devait donner sur le terrain de basket.

Il entra dans la pièce de gauche et actionna un commutateur. On devinait deux rangées de cinq lits, face à face. Chacun était entouré d’un rideau soutenu par un portique. La pièce évoquait une série d’isoloirs un jour de vote.

— C’est parfait, dis-je avec engouement.

— Vous n’êtes pas difficile, marmonna Mariotte.

Il ouvrit un des rideaux et révéla un lit enfoui sous une couette jaune. Sur le mur, un crucifix de bois était fixé. Je n’aurais pu rêver meilleure planque. Silence, simplicité, discrétion... Le prêtre frappa énergiquement dans ses mains :

— Bon, eh bien, je vous laisse vous installer. La porte vitrée au fond est toujours ouverte. Si vous voulez sortir, c’est très pratique. Quant à moi, je...

Il s’arrêta en pleine phrase, réalisant la situation. Il proposa, à reculons :

— Vous... vous voulez peut-être partager mon dîner ?

— Avec plaisir.

Dans le corridor, je remarquai une cellule de contreplaqué sombre, séparée en deux compartiments.

— C’est un confessionnal ?

— Vous voyez bien.

— Il n’y en a pas dans l’église ?

— Celui-là, c’est pour les urgences.

— Quelles urgences ?

— Si quelqu’un éprouve le besoin, disons, irrépressible de se confesser, il entre par la porte du fond et sonne. Je viens l’écouter.

(Il ajouta, d’un ton cinglant :) Comme vous dites : « Un bon prêtre laisse toujours sa porte ouverte. »

— Les gens d’ici sont si croyants ?

Il eut un geste vague puis repartit au pas de charge :

— Vous venez ou quoi ?

Dans la salle à manger, Mariotte empoigna la casserole posée sur la table.

— Évidemment, tout est froid.

— Vous avez un micro-ondes ?

Il me fusilla du regard :

— Pourquoi pas un lance-roquettes ? Attendez-moi. Je réchauffe tout ça à feu doux et je reviens. Prenez une assiette et des couverts dans le buffet.

J’installai ma place. Je savourais l’atmosphère de cette maison. Une odeur de bois ciré se mêlait aux parfums du plat cuisiné. Une chaudière ronronnait, dans un coin de la pièce. Les murs ne comportaient rien d’autre qu’un crucifix et un calendrier représentant la Vierge Marie. Tout était simple, naturel, et pourtant, ce confort paraissait être le fruit d’une attention minutieuse.

— Goûtez-moi ça, clama Mariotte, en posant de nouveau la casserole sur la table. Pâtes aux cailles et aux morilles. Spécialité de la maison !

Il avait retrouvé sa bonne humeur. Je l’observai mieux. Il avait des yeux clairs, amicaux, cernés de mille ridules dans un visage rose. Ses cheveux rares lui faisaient une gaze blanche sur le sommet du crâne, qu’il ne cessait de rabattre.

— Le secret, chuchota-t-il, c’est la coriandre. Quelques pincées au dernier moment et... pffttt ! Les autres saveurs se réveillent d’un coup !

Il remplit nos assiettes, avec précaution, comme un voleur trie les bijoux de son butin. Il y eut quelques minutes de silence, occupées seulement à savourer. Ses pâtes étaient délicieuses. Le goût de seigle, l’âpreté des morilles, la fraîcheur des herbes créaient des alliances contradictoires, une amertume réjouissante.

Enfin, le prêtre reprit la parole, alignant les sujets généraux. Sa paroisse agonisante, la ville moribonde, l’hiver qui s’annonçait précoce. Son accent était sans équivoque : il taillait dans les phrases à grands coups de consonnes gutturales. Mais un sujet le préoccupait :

— Vos pneus ne sont pas équipés ? Il faut que vous y pensiez.

J’approuvai, la bouche pleine.

— Des contacts. (Il brandit sa fourchette.) Il vous faut des pneus « contact » !

Au fromage, il attaqua un autre cheval de bataille : le salut des jeunes par le sport. Je profitai d’une faille — entre roquefort et bleu de Bresse — pour passer au sujet de mon « reportage ». Sylvie Simonis.

— Je la connaissais à peine, éluda aussitôt Mariotte.

— Elle ne venait pas à la messe ?

— Si. Bien sûr.

— Elle était pratiquante ?

— Trop.

— Comment cela ?

Mariotte s’essuya la bouche puis but une gorgée de vin rouge. Il conservait son sourire mais je sentais maintenant, au fond de lui, une tension cachée.

— À la limite du fanatisme. Elle croyait au retour aux sources.

— La messe en latin, ce genre de traditions ?

— Selon elle, il aurait fallu plutôt la dire en grec !

— En grec ?

— Comme je vous le dis, mon vieux ! Elle était passionnée par les premiers siècles de l’ère chrétienne. Les balbutiements de notre Église. Elle vénérait des saints et des martyrs obscurs. Je ne connaissais même pas leurs noms !

Je regrettais de ne pas avoir connu Sylvie Simonis. Nous aurions eu des choses à nous dire. Ce profil de chrétienne passionnée pouvait constituer un mobile : le tueur, apôtre de Satan, avait choisi une catholique dure et pure.

— Que pensez-vous de sa mort ?

— Vous ne m’emmènerez pas sur ce terrain, jeune homme. Je ne veux pas évoquer cette tragédie.

— Elle a eu un enterrement religieux ?

— Évidemment.

— Vous lui avez accordé votre bénédiction ?

— Et pourquoi pas ?

— On a parlé de suicide…

Il eut un rire forcé :

— Je ne sais rien sur cette catastrophe mais il y a une chose dont je suis sûr, c’est qu’il ne s’agit pas d’un suicide. (Il but une nouvelle rasade, le coude en l’air.) Ça, non !

Je changeai de cap en douceur :

— Vous étiez déjà ici quand Manon, la petite fille, a été tuée ?

Ses yeux s’ouvrirent, se dilatèrent, puis ses sourcils se froncèrent ; toute cette mécanique exprimait l’arrivée de la colère :

— Mon petit, je vous offre l’hospitalité. Je partage avec vous ma table. Alors, ne cherchez pas à me tirer les vers du nez !

— Excusez-moi. Je compte réaliser un important reportage sur Sartuis et ce double fait divers. Je ne peux m’empêcher de poser des questions. (J’attrapai le plateau de fruits, près de moi.) Un dessert ?

Il cueillit une clémentine. Après un bref silence, il bougonna :

— Vous n’apprendrez rien sur le meurtre de Manon. C’est un mystère total.

— Que pensez-vous de l’hypothèse de l’infanticide ?

— Une bêtise parmi d’autres. Peut-être la plus grotesque.

— Vous vous souvenez de la réaction de Sylvie ? Vous l’avez soutenue ?

— Elle a préféré se retirer dans un monastère.

— Quel monastère ?

— Notre-Dame-de-Bienfaisance.

J’aurais dû y penser moi-même. La fondation offrait un refuge spirituel aux personnes en deuil. Marilyne s’était bien foutue de moi. En réalité, elle connaissait parfaitement Sylvie, qui avait séjourné à Bienfaisance en 1988.

Des points se reliaient. Le tueur, pour son sacrifice satanique, avait choisi Sylvie Simonis parce qu’elle était une chrétienne fervente. Il avait placé son corps sur le terrain de Notre-Dame-de-Bienfaisance, un site chrétien. Le mobile pouvait être une forme de profanation. Mais quelle connexion avec le meurtre de l’enfant ? Le meurtrier de la mère était-il aussi celui de la fille ?

— Sylvie Simonis, repris-je : elle est enterrée à Sartuis ?

— Oui.

— Et Manon ?

— Non. À l’époque, sa mère a voulu éviter le tapage, les médias, tout ça.

— Où est la tombe ?

— De l’autre côté de la frontière, au Locle. Vous ne prenez plus rien ?

— Merci, répondis-je. Je vais vous abandonner. Je suis épuisé.

Mariotte ouvrait son fruit, séparant les quartiers de ses gros doigts rouges :

— Vous connaissez le chemin.

33

— T’ES BIEN INSTALLÉ ?

Foucault ne cachait pas son hilarité. Je regardais mes pieds dépassant du lit, les rideaux face à moi, formant des compartiments, les photos d’alpinistes accrochées aux murs.

— Confort, répondis-je dans le combiné. Qu’est-ce qui s’est passé aujourd’hui ?

— On a serré le Rom. L’affaire du Perreux. La bijoutière assassinée.

— Il a avoué ?

— Il nous a presque remerciés de l’embarquer. Le mec était terrifié par le fantôme de la victime.

— Larfaoui ?

— Rien. On est en plein sur le territoire des Stups et...

— Oublie Larfaoui. J’ai d’autres trucs pour toi.

Je lui résumai la situation. L’enquête de Luc dans le Jura, l’assassinat de Sylvie Simonis, le soupçon sataniste qui planait.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

— Lancer une recherche sur des meurtres de même type, dans la région du Jura mais aussi dans toute la France.

Je précisai les principales caractéristiques du rituel, en ajoutant :

— J’ai pu récupérer le rapport d’autopsie. Je l’envoie demain matin à Svendsen. Tu pourras y jeter un œil. Ta culture criminelle va s’enrichir.

— Je fourre ces données dans le SALVAC ?

Le Système d’Analyse des Liens de la Violence Associés aux Crimes était un nouveau système informatique recensant les meurtres commis sur le sol français. Une imitation du fameux VTCAP américain. Mais le dispositif était embryonnaire.

— Oui, fis-je. Mais envoie surtout un message interne à tous les services de police et de gendarmerie de France, en évitant les casernes de Franche-Comté. Pour cette région, appelle le SRPJ de Besançon. Je ne veux pas que les gendarmes apprennent qu’on est dans la danse.

— O.K. C’est tout ?

— Non. Renseigne-toi aussi sur les éleveurs d’insectes du coin.

— Quel coin ?

Allongé sur mon lit d’adolescent, j’attrapai mon guide :

— Toute la Franche-Comté : Haute-Saône, Jura, Doubs, Territoire de Belfort. Tant que tu y es, appelle aussi les Suisses. On cherche un entomologiste. Peut-être spécialisé sur l’Afrique. Étends tes investigations aux amateurs éclairés, aux passionnés du dimanche...

Silence : Foucault prenait des notes.

— Ensuite ?

— Tu listes les labos de chimie de la région. Vois aussi si tu peux mettre la main sur des botanistes. Des spécialistes des champignons, des mousses, des lichens. Encore une fois, les pros et les amateurs.

Je cherchais un suspect qui soit tout cela à la fois. Mon espoir était que ces informations se recoupent en un seul nom. Je continuai :

— Renseigne-toi aussi sur un monastère, devenu une fondation.

J’épelai le nom de Notre-Dame-de-Bienfaisance et donnai l’adresse exacte.

— Sur le meurtre en lui-même, reprit Foucault, il n’y a rien de plus précis ? Des PV d’audition ? Une enquête de proximité ?

— Les gendarmes ont tout ça mais je peux te dire que je ne suis pas le bienvenu.

— Et tu es sûr que Luc s’intéressait à cette histoire ?

Pas une seule personne n’avait reconnu sa photographie. Pas une seule fois, je n’avais croisé sa trace. Pourtant, je répondis :

— Certain. Fonce. Et pas un mot au bureau. On se rappelle demain.

Je composai le numéro d’Éric Svendsen. En quelques phrases, je répétai les faits. Le Suédois paraissait sceptique à l’idée que Valleret ait réussi à pratiquer une autopsie professionnelle.

— J’ai le rapport, répondis-je. Et des trucs à faire analyser. Je t’expédie l’ensemble demain matin.

— Par la poste ?

— Par le train.

Je parcourus les horaires de TGV que je m’étais procurés par téléphone.

— Je donne le dossier au conducteur du TGV 2014, qui part de Besançon à 7 h 53. Il sera à Paris à 12 h 10. Va sur le quai, gare de l’Est, pour le récupérer. Je veux ton avis. Savoir comment le tueur a obtenu un tel résultat.

Histoire de le stimuler, j’ajoutai :

— Et n’hésite pas à prendre conseil.

— Tu plaisantes ou quoi ?

— Attends de voir le rapport. Tu auras besoin d’un entomologiste. Et d’un botaniste. Je t’envoie un scarabée, un insecte prédateur d’origine africaine, et un échantillon du lichen luminescent dont le tueur a tapissé la cage thoracique de la victime.

— Chaud, le truc.

— Chaud bouillant. Le salopard maîtrise lui-même toutes ces connaissances. Tu reprends tout à zéro. Imagine la moindre de ses manipulations. Chaque étape de son rituel. Je veux le discours de sa méthode, tu piges ?

— D’accord, je...

— Sois à la gare demain matin.

En raccrochant, je pris conscience du mugissement du vent qui s’engouffrait dans le chambranle de la fenêtre. Le châssis sifflait comme une bouilloire. J’avais choisi un des lits de la rangée de droite et ouvert les rideaux du voisin, afin de poser mon sac et son dangereux chargement.

Malgré ma fatigue, je me décidai pour une prière. Je m’agenouillai au pied du lit, le long des voiles tendus. Un « Notre Père ». La plus simple, la plus lumineuse des prières. Le bâton avec lequel j’avais sillonné mon propre chemin. Ce « Notre Père », c’était mes genoux épuisés des premières messes, où l’impatience d’aller jouer précipitait mes mots. La grande immersion de Saint-Michel-de-Sèze, quand j’avais découvert la profondeur de ma foi. La litanie zélée, musclée, du futur prêtre galvanisé par les cloches de Rome. Puis l’appel au secours, en Afrique, cerné par l’odeur des cadavres et les crissements de machette. C’était enfin la prière du flic, prononcée au hasard des églises rencontrées, pour me laver de mes propres crimes.


Notre père qui es aux cieux,

Que ton nom soit sanctifié...


Un bruit strident retentit dans le couloir.

Je sursautai et tendis l’oreille. Rien. Je baissai les yeux : je tenais déjà mon 9 mm. Le réflexe avait été plus rapide que ma conscience. J’écoutai encore. Rien. Je songeai à une sirène d’alarme. Une alerte d’incendie.

À l’instant où mon corps se détendait, la dissonance reprit, longue, grinçante, obstinée. Je bondis vers la porte. Le temps que je l’ouvre, le silence était revenu, encore une fois. Je me postai sur le seuil et lançai un regard dans le couloir. Personne en vue. À gauche, la porte coupe-feu du presbytère. À droite, la porte vitrée du dehors. Tout était immobile.

Mon attention se fixa sur la cellule de bois, à quelques mètres de l’issue de secours. Je compris ce que je venais d’entendre. La sonnerie du confessionnal. Le rideau d’un des compartiments oscillait.

Le père Mariotte devait ronfler comme une masse. Je glissai mon HK dans mon dos et marchai lentement vers le box. À cinq mètres je m’arrêtai. Une lueur verdâtre traversait le rideau. Je songeai à attraper de nouveau mon flingue mais me raisonnai. Je repris ma marche en silence.

J’attrapai le rideau et l’écartai violemment.

La cellule était vide.

Mais une inscription barrait la cloison du fond.

D’instinct, je reconnus la matière stigmatisée sur le bois noir.

Le lichen luminescent qui tapissait les chairs pourries de Sylvie Simonis.

L’inscription disait :

JE T’ATTENDAIS.

34

L’APPÂT FRÉMISSAIT à la surface de l’eau.

Je suivis des yeux le fil et aperçus, entre les feuillages, l’extrémité de la canne à pêche. Je me souvins qu’on appelait cette partie effilée la « soie » ; cela ajoutait encore à la légèreté de la scène. Le nylon brillait dans la lumière matinale — il était à peine dix heures.

Après la sinistre découverte de l’inscription, j’avais effectué un tour complet du presbytère et de son annexe : personne. J’avais réveillé Mariotte qui n’avait formulé qu’une réplique : « Du vandalisme. Du simple vandalisme. » Je n’avais eu aucun mal à le persuader de ne pas appeler les gendarmes. Selon lui, ce n’était pas le premier acte de malveillance contre sa paroisse.

J’avais proposé de nettoyer le « graffiti ». Mariotte était reparti se coucher sans se faire prier et j’avais effectué, en toute tranquillité, des prélèvements du lichen tout frais, après avoir photographié la scène. à mesure que mon flash numérique éclaboussait ce « je t’attendais », ma certitude s’affermissait : cette phrase s’adressait à moi.

Impossible de dormir. J’avais allumé mon Mac portable et consigné par écrit les faits depuis mon arrivée. Bon moyen pour éviter de cogiter encore sur celui qui avait inscrit ces lettres dans le confessionnal. J’intégrai les images shootées et scannai les documents que je possédais : le rapport de Valleret, le plan de la région, sur lequel j’indiquais maintenant chaque lieu et chaque personnage visité, les notes de Plinkh...

À six heures du matin, dans le bureau du presbytère, j’avais dégoté une photocopieuse. J’avais effectué deux reproductions du rapport d’autopsie, l’une destinée à Foucault, l’autre à Svendsen, puis j’avais préparé le colis du Suédois — mes échantillons luminescents, le scarabée, le lichen trouvé sur le corps de Sylvie.

J’hésitais à envoyer aussi le crucifix — un banal objet liturgique, plutôt de mauvaise fabrication. Je décidai de le garder. J’avais procédé moi-même au relevé d’empreintes : rien, évidemment. Quant au sang coagulé, j’en avais ajouté un sachet « pour analyses » à Svendsen.

À six heures trente du matin, j’étais de nouveau sur la route, direction Besançon. Je refoulais toujours mes questions qui ne possédaient pas la queue d’une réponse. Sept heures et des poussières, gare de Besançon, à attendre le conducteur de « mon » train. Cette technique de transport m’avait été inspirée par les photographes-reporters croisés au Rwanda : ils donnaient leurs films aux pilotes ou stewards des vols réguliers.

Ensuite, j’avais pris le temps de boire un café à la brasserie de la gare. Je me sentais mieux — l’air, le froid, la lumière. Puis j’étais reparti en direction des montagnes, en quête de Jean-Claude Chopard, le correspondant du Courrier du Jura. J’avais hâte d’attaquer l’autre versant de mon enquête : le meurtre de Manon Simonis, survenu douze ans plus tôt.

— Monsieur Chopard ?

Les herbes bougèrent. Un homme en tenue de camouflage apparut, dans l’eau jusqu’aux genoux. Il portait des cuissardes vert olive et une salopette de même teinte, barrée de bretelles. Son visage était caché par une casquette de base-ball, couleur kaki. Ses voisins m’avaient prévenu : le samedi matin, « Chopard tâtait la truite ». Je m’approchai, courbé parmi les feuillages.

— Monsieur Chopard ? répétai-je à voix basse.

Le pêcheur me lança un regard furieux. Il lâcha d’une main sa canne, plantée dans son aine, puis agita les doigts. D’abord son index et son majeur, en ciseau, puis la main fermée, devant la bouche. Je ne comprenais rien.

— Vous êtes bien Jean-Claude Chopard ?

De sa main fibre, il balaya l’air, un geste qui signifiait : « Laisse tomber. » Il releva sa canne, effectua une série de moulinets rapides, puis avança vers la berge, écartant branches et feuilles. Quand je fis mine de l’aider, il ignora mon bras et se hissa sur la terre ferme, s’accrochant aux roseaux. Il portait à la taille deux paniers de métal, vides. Ruisselant, il demanda d’une voix grasse :

— Vous parlez pas le langage des signes ?

— Non.

— Je l’ai appris dans un centre pour sourds-muets. Un reportage, près de Belfort. (Il se racla la gorge puis soupira :) Si je vous dis « pêche », qu’est-ce que vous me répondez ?

— Matinal. Solitaire.

— Ouais. Et aussi silencieux. (Il détacha ses paniers.) Voyez c’que je veux dire ?

— Excusez-moi.

L’homme marmonna une phrase inintelligible et baissa ses cuissardes. Il les ôta d’un seul mouvement, fit sauter les boucles de ses bretelles et jaillit hors de sa salopette, tel un énorme papillon de sa chrysalide. Dessous, il portait une chemise hawaïenne et un pantalon de treillis. Aux pieds, des Nike flambant neuves.

J’allumai une cigarette. Il me regarda d’un sale œil :

— Tu sais pas que c’est mauvais pour la santé ?

— Jamais entendu parler.

Il coinça une Gitane maïs au coin de ses lèvres :

— Moi non plus.

Je lui allumai sa clope et flairai le phénomène. La soixantaine, massif, des cheveux gris lui sortaient de la casquette comme de la paille. Sa barbe de trois jours évoquait de la limaille de fer et même ses oreilles étaient poilues. Un vrai porc-épic, embusqué dans ses propres poils. Le visage était carré, surmonté de grosses lunettes. Un menton en galoche lui donnait un air revêche, à la Popeye.

— Vous êtes bien Jean-Claude Chopard ?

Il ôta sa casquette et dessina un huit dans l’air :

— Pour te servir. Et toi, t’es qui ?

— Mathieu Durey, journaliste.

Il éclata de rire. Tirant une malle en fer planquée dans les buissons, il y fourra ses bottes, sa salopette, ses paniers.

— Mon garçon, si tu veux vendre ta salade, va falloir changer de baratin.

— Pardon ?

— Trente ans de faits divers, ça te dit quelque chose ? Je flaire le flic à dix kilomètres. Alors, si t’as des questions, tu joues franc jeu, pigé ?

L’accent du journaliste ne ressemblait pas à celui de Mariotte. C’étaient les mêmes syllabes gutturales, hachées, mais sans la lenteur du prêtre. Je me demandai si j’avais perdu mon don du camouflage :

— O.K, admis-je. Je suis de la Brigade Criminelle de Paris.

— À la bonne heure. T’es là pour les Simonis ?

Je fis oui de la tête.

— Mission officielle ?

— Officieuse.

— T’as rien à foutre là, quoi.

Il plongea dans sa malle et en extirpa une bouteille jaunâtre.

— Tu veux goûter mon petit « vin de dessert » ?

— Je ne vois pas le dessert.

Il rit à nouveau. Dans son autre main, il tenait deux verres, qu’il fit claquer comme des castagnettes :

— Je t’écoute, fit-il, en remplissant les verres posés dans l’herbe.

Je résumai la situation : l’enquête de Luc, son suicide, les indices qui m’avaient amené ici. Mon hypothèse selon laquelle l’enquête Simonis et son acte désespéré étaient liés. En conclusion, je montrai son portrait, pour récolter l’habituel « jamais vu ». Les insectes bourdonnaient dans l’éblouissement du soleil. La journée promettait d’être magnifique.

— Sur la mort de Sylvie, fit-il après une rasade, je peux pas te dire grand-chose. Je couvre pas l’affaire.

— Pourquoi ?

— Retraite anticipée. Au Courrier, ils ont considéré que j’avais fait mon temps. L’affaire Sylvie Simonis est tombée à pic. L’occasion de mettre « Chopard au rancart ».

— Pourquoi cette affaire en particulier ?

— Ils se souvenaient de ma passion pour le premier meurtre. Selon eux, je m’étais trop impliqué. Ils ont préféré envoyer un jeune. Un bleu. Un mec qui ferait pas de vagues.

— Ils voulaient limiter le bruit autour de l’enquête ?

— Comme tu dis. Il ne faut pas salir l’image de la région. C’est politique. J’ai préféré tirer ma révérence.

Je portai le verre à mes lèvres — un vin jaune du Jura. Excellent, mais je n’étais pas d’humeur pour la dégustation.

— Vous avez mené votre propre enquête, non ?

— Pas facile. Impossible d’obtenir la moindre information chez les gendarmes.

— Même vous ?

— Surtout moi. Les vieux gradés, mes potes, sont à la retraite. Une équipe toute neuve est arrivée de Besançon. Des sacrées têtes de cons.

— Comme Stéphane Sarrazin ?

— Le connard en chef.

— Et la famille de Sylvie ? Vous ne l’avez pas interrogée ?

— Sylvie n’avait pas de famille.

— Personne ne m’a parlé de son mari.

— Sylvie était veuve depuis des années. Elle l’était déjà quand Manon a été assassinée.

— Il est mort de quoi ?

Chopard ne répondit pas tout de suite. Il avait posé son verre, déjà vide. Il rangeait soigneusement ses appâts, ses hameçons, ses fils dans les petits tiroirs de sa mallette de pêche. Enfin, il coula un œil sous sa visière :

— Tu veux toute l’histoire, hein ?

— C’est le but de mon voyage.

Le journaliste déposa une série de crochets au fond d’un compartiment :

— Frédéric Simonis s’est tué en voiture, en 1987.

— Un accident ?

— Un accident de Ricard, ouais. Il picolait un max.

Portrait de famille : un mari alcoolique, mort sur la route, une petite fille assassinée dans un puits. Et maintenant, la survivante, horlogère, assassinée de la pire des façons. Rien ne cadrait, hormis l’omniprésence de la mort. Chopard parut sentir mon malaise :

— Frédéric et Sylvie se sont connus à l’école polytechnique de Bienne, dans le canton de Berne. La plus fameuse école d’horlogerie de Suisse. Ils étaient aux antipodes. Lui, fils à papa. Grosse famille du textile, à Besançon. Elle, fille d’un veuf, artisan horloger à Nancy, mort alors qu’elle avait treize ans. Côté talent, c’était pareil. Lui, un bon à rien poussé par ses vieux. Elle, boursière, acharnée, un génie de l’horlogerie. Elle avait la « main d’or », comme on dit ici. Aucun rouage, aucun mécanisme n’avait de secret pour elle.

— Le couple a fonctionné ?

Le pêcheur claqua sa mallette :

— Bizarrement, ouais. Au début, en tout cas. Ils se sont mariés en 80. Ils ont eu Manon, puis le décalage s’est révélé. Frédéric a sombré dans la bibine. Sylvie n’a plus cessé de grimper dans son boulot. Elle bossait dans un atelier, pour Rolex, Cartier, Jaeger-LeCoultre, les plus gros. Elle assemblait des montres inestimables pour des princes arabes, des familles de banquiers... Les deux s’entendaient encore sur leur petite fille. Ils étaient en adoration devant elle. L’os, c’étaient les beaux-parents. Ils ont jamais pu blairer Sylvie. À la mort de Frédéric, ils ont même voulu récupérer Manon. Ils se sont brossés. Malgré leur pognon, ils n’ont rien pu faire. La mère était irréprochable.

— Après la disparition de Manon, pourquoi Sylvie n’a-t-elle pas quitté la région ? L’enquête, les rumeurs, les accusations, les souvenirs : pourquoi n’a-t-elle pas fui tout ça ? Plus rien ne la retenait à Sartuis.

Chopard remplit de nouveau son verre :

— C’est ce que tout le monde attendait. Mais personne ne pouvait l’influencer. En plus, elle venait d’acheter une baraque. Un lieu très connu dans la région. « La maison aux horloges ». Une bâtisse construite par une lignée d’horlogers célèbres. Pour Sylvie, c’était une véritable victoire. Elle s’est mise à son compte, s’est enfermée là-dedans et a trifouillé ses mécanismes. Son ascension a continué. Malgré les drames. Malgré l’hostilité des autres.

— L’hostilité ?

— Sylvie n’a jamais été aimée à Sartuis. Dure, douée, hautaine. Et surtout : étrangère. Elle venait de Lorraine. Quand la région a plongé, dans les années quatre-vingt, elle a cherché du boulot de l’autre côté de la frontière. Aux yeux des autres, c’était une trahison. Sans compter qu’après la mort de la petite, la moitié de la ville pensait qu’elle était coupable. Malgré son alibi.

— Quel était-il ?

— Au moment du meurtre, elle était opérée d’un kyste aux ovaires à l’hôpital de Sartuis.

Chopard se leva, empoigna ses cannes et sa malle. Je lui proposai mon aide. Il me fourra dans les mains ses deux paniers. Je lui emboîtai le pas, le long du sentier :

— À votre avis, les deux meurtres sont liés ?

— Il s’agit de la même affaire. Et c’est le même assassin qui a tué.

— D’après ce que je sais, les méthodes sont plutôt différentes...

— Entre les deux meurtres, quatorze ans se sont écoulés. Ça laisse le temps d’évoluer, non ?

J’accélérai le pas, pour être à sa hauteur :

— Mais quel serait le mobile ? Pourquoi s’acharner sur les Simonis ?

— Ça, mon gars, c’est la clé de l’énigme. En tout cas, impossible de comprendre le meurtre de Sylvie sans étudier celui de Manon.

— Vous pouvez m’aider là-dessus ?

— Tu parles. Pendant une année, j’ai écrit chaque semaine un papier sur l’affaire. J’ai tout gardé.

— Je pourrais les lire ?

— On est partis, mon garçon !

35

Courrier du Jura, 13 novembre 1988.


LA MORT FRAPPE À SARTUIS


Sartuis, la célèbre ville des horlogers du haut Doubs, vient d’être frappée par un drame ignoble. Aux environs de dix-neuf heures, hier, le 12 novembre 1988, le corps de Manon Simonis, huit ans, a été découvert au fond d’un puits de dispersion, près de la station d’épuration de la ville. Selon le procureur de la République de Besançon (Doubs), la piste criminelle ne fait aucun doute.

À 16 h 30, comme chaque jour, Martine Scotto est allée chercher Manon à la sortie de son école. L’enfant et sa nourrice se sont rendues à pied à la cité des Corolles, domicile de Mme Scotto, aux abords de Sartuis. Il était 17 heures. Après avoir pris son goûter, Manon est redescendue dans l’aire de jeux de la cité, sous les fenêtres de l’appartement. Quelques minutes plus tard, Martine Scotto a voulu vérifier que la petite fille jouait bien avec ses camarades. Elle n’était pas là. Personne ne l’avait vue.

La nourrice s’est aussitôt lancée à sa recherche, dans les escaliers, les caves, puis le parking, situé cent mètres plus haut, sur le versant de la colline. Personne. 17 h 30. Martine Scotto a prévenu les gendarmes.

Nouvelles recherches, alors que la nuit tombait. Les gendarmes ont d’abord couvert un rayon de cinq cents mètres. 18 h 30. Deux escouades sont arrivées en renfort de Morteau. Les fouilles se sont étendues à un kilomètre à la ronde. Des volontaires civils ont rejoint les troupes en uniforme.

À 19 h 20, sous une pluie battante, le corps de Manon a été découvert, dans un des puits de la station d’épuration, au nord de la ville, près du calvaire de Rozé. Le site n’est qu’à sept cents mètres de la cité des Corolles. Selon les premières constatations, la profondeur du puits est de cinq mètres et l’eau ne remplit que la moitié du boyau. Mais l’enfant n’avait aucune chance, le puits étant trop étroit pour nager et l’eau glacée mortelle. Quand les sauveteurs ont remonté Manon, ses pupilles étaient fixes, son cœur ne battait plus. La température centrale de son corps était descendue en dessous de 25 degrés. Tout était fini.

Le procureur de la République s’est refusé à tout commentaire. Nous savons que, cette nuit même, Martine Scotto a été interrogée dans les locaux de la gendarmerie de Sartuis. Ce matin, les services de recherche de la gendarmerie poursuivaient leur étude de la scène de crime.

Aujourd’hui, toute la région est sous le choc. Chacun pense à un autre meurtre, tout aussi abject, perpétré non loin du Jura, il y a quatre ans : celui de Grégory Villemin. Un crime qui n’a jamais été élucidé. Comment accepter qu’une telle abomination se répète, et toujours dans nos montagnes ? Malgré le silence du procureur, il semblerait que les gendarmes disposent de pistes sérieuses. Le magistrat a promis de livrer un nouveau communiqué dans les heures à venir. Nous ne pouvons qu’espérer des résultats rapides. Que l’ignominie, à défaut d’être réparée, soit au moins châtiée !


Je levai les yeux de l’écran — Chopard avait numérisé ses articles. Près d’une centaine de bulletins couvraient la période de novembre 88 à décembre 89. J’avais déjà survolé une fois l’ensemble et je me concentrais maintenant sur les grands virages de l’enquête.

J’allumai une Camel. Le journaliste m’avait autorisé à fumer dans son antre, au premier étage. Un bureau tapissé de sapines, où une bibliothèque croulait sous les cartons, les piles de livres, les liasses de journaux. Il y avait aussi une table lumineuse, enfouie sous des planches de diapositives. La caverne d’un journaliste de faits divers, toujours en retard d’un livre ou d’un dossier.

Je me levai et ouvris la fenêtre pour ne pas empuantir la pièce. La maison de Chopard était un pavillon sans fioriture, aux murs de ciment, percés de pavés de verre. Une terrasse, couverte d’une toile goudronnée, surplombait la route, à gauche, et s’ouvrait, à droite, sur un jardin en pagaille : piscine de plastique dégonflée, pneus crevés, chaises pliantes jonchaient les herbes hautes.

Je laissai la fenêtre ouverte et plongeai de nouveau dans l’affaire.


Courrier du Jura, 14 novembre 1988.


AFFAIRE SIMONIS :

L’ENQUÊTE S’ORGANISE.


Face à la cruauté du meurtre de Manon Simonis, en quelques heures, Sartuis s’est transformée en forteresse militaire. Hier, 13 novembre, trois nouvelles escouades de gendarmes sont arrivées de Besançon et de Pontarlier. L’après-midi, le procureur de la République a annoncé qu’un juge d’instruction était saisi, Gilbert de Witt, et qu’un chef d’enquête était nommé, le commandant Jean-Pierre Lamberton, du Service de Recherches de Morteau. « Deux hommes d’expérience, qui ont déjà fait leurs preuves dans nos départements », a-t-il précisé.

Pourtant, le communiqué du magistrat a tourné court. Aucune information nouvelle sur l’enquête. Rien sur le rapport d’autopsie. Rien sur les témoins entendus. Le procureur n’a pas précisé non plus les hypothèses privilégiées par les gendarmes. On ne peut que louer cette discrétion. Pourtant, les habitants de Sartuis ont le droit de savoir.

Au Courrier du Jura, nous menons notre propre enquête. Nous avons appris que Sylvie Simonis, ayant subi une opération bénigne, a quitté l’hôpital hier matin. Nul ne sait où elle s’est installée depuis — sa maison reste vide. Par ailleurs, le témoignage de Martine Scotto n’a rien donné. Le mystère est total : pourquoi personne n’a vu Manon dans l’aire de jeux ? Est-elle sortie par une autre issue ? Comment, et avec qui s’est-elle rendue jusqu’au site d’épuration ? Manon était une enfant farouche, qui n’aurait jamais suivi un étranger. Voilà pourquoi les gendarmes se concentrent plutôt sur l’entourage de l’enfant.

D’autres énigmes persistent. Comme l’absence d’empreintes de pas ou de pneus sur le site d’épuration. Ou la cause exacte de la mort de Manon. Selon les sauveteurs, le décès par hydrocution est plus probable qu’une noyade. Mais pourquoi les autorités ne nous donnent-elles aucune précision ? Pourquoi ce silence à propos du rapport d’autopsie ? Gendarmes et magistrats doivent cesser ce black-out !


Dans les articles suivants, Chopard devenait le porte-parole d’une population impatiente. Les enquêteurs conservaient le silence. Au point que Chopard avait du mal à remplir son bulletin hebdomadaire. Selon lui, les gendarmes n’avaient simplement rien à dire. Ce meurtre était une pure énigme, sans logique ni explication, sans faille ni mobile.

Pourtant, dix jours après les faits, le 22 novembre, Chopard dénichait un scoop :


UN CORBEAU

DANS L’AFFAIRE SIMONIS !


Malgré la discrétion des enquêteurs, nous sommes parvenus à découvrir un fait décisif dans l’affaire Simonis : avant le meurtre, un corbeau menaçait la famille !

Depuis le premier jour, un fait étonne. Pourquoi les gendarmes, lors des premières recherches, ont-ils eu l’idée de sonder un puits qui était — l’enquête l’a démontré — scellé par un couvercle de métal ? C’est tout simple : ils avaient été prévenus. À dix-huit heures, ce jour-là, Sylvie Simonis a reçu un appel à l’hôpital ainsi que ses beaux-parents, à Besançon. Ces appels désignaient un « puits », où le corps de Manon pourrait être retrouvé, et faisaient suite, nous le savons maintenant, à une longue série d’appels téléphoniques. Depuis un mois, Sylvie et ses beaux-parents subissaient les assauts répétés d’un corbeau.

D’après nos renseignements, la « voix » qui appelait était déformée, sans doute à l’aide d’un gadget qui permet de transformer le timbre vocal. Plusieurs entreprises de la région fabriquent ce genre de jouets. Les gendarmes ont interrogé les membres des trois usines qui produisent ce type de produits. Pour une raison que nous ignorons, les enquêteurs semblent penser que le corbeau n’a pas acheté ce filtre, mais l’a pris à sa source, chez un de ces grossistes.

La piste d’un rôdeur ou d’un tueur de passage est donc définitivement écartée. Il y a eu revendication. Il s’agit d’un acte de pure malfaisance, visant la famille Simonis. Plus que jamais, les gendarmes se concentrent sur l’entourage de Sylvie et de son enfant. Un de leurs proches travaille-t-il dans une de ces manufactures ? Les enquêteurs vont-ils organiser des tests de voix « déformées », afin de confondre le meurtrier ? Cette piste paraît être une des plus solides aujourd’hui.


J’allumai une nouvelle cigarette. Les ressemblances avec l’affaire Grégory étaient incroyables. À croire que le tueur de Sartuis s’était inspiré de l’affaire de Lépanges.

Je fis défiler les chroniques. Les gendarmes s’étaient concentrés sur le problème de la voix. Ils avaient essayé des modèles de machines, organisé des séances d’enregistrement, avec des proches des Simonis. Ils avaient soumis ces tests à Sylvie et ses beaux-parents. Aucune des voix ne rappelait celle du Corbeau.

Début décembre, l’affaire avait subitement rebondi.


Courrier du Jura, 3 décembre 1988.


AFFAIRE SIMONIS :

UN SUSPECT ARRÊTÉ !


Un coup de tonnerre s’est produit, avant-hier, dans le dossier Simonis. Nous n’en avons été informés que cette nuit car les événements se sont déroulés en Suisse. Le 1er décembre, à 19 heures, un homme a été interpellé à son domicile par la police helvétique. Richard Moraz, 42 ans, artisan horloger chez Moschel, au Locle, dans le canton de Neuchâtel.

Selon nos informations, des soupçons pèsent sur l’horloger depuis deux semaines. Son interpellation, sur le territoire helvétique, posait d’évidentes difficultés juridiques. Nos deux gouvernements se sont entendus pour organiser l’inculpation de l’homme et Gilbert de Witt, juge d’instruction, escorté par les gendarmes de Sartuis, a commencé son interrogatoire, de l’autre côté de la frontière.

Qui est Richard Moraz ? Un collègue de travail de Sylvie Simonis, qui n’a jamais accepté la promotion de Sylvie à ses dépens, en septembre dernier. Cette déception coïncide, exactement, avec le début des appels anonymes...

Un tel mobile — la jalousie professionnelle — paraît insuffisant pour expliquer le meurtre. Mais il y a un autre indice : Delphine Moraz, l’épouse de Richard, est salariée des entreprises Lammerie, qui fabriquent justement des transformateurs de voix.

Nous avons découvert, au Courrier du Jura, deux autres faits. Le premier : Richard Moraz n’est pas un inconnu des services de la police fédérale suisse. En 1983, alors qu’il enseignait à l’école d’horlogerie de Lausanne, l’artisan a été accusé de détournement de mineure. Le second : Moraz ne possède pas d’alibi pour l’heure et le jour du meurtre. À dix-sept heures, le 12 novembre, il se trouvait dans sa voiture, sur la route de son domicile.

Ces éléments ne font pas de l’horloger un coupable. Et Moraz n’appartient pas au cercle des proches qui auraient pu convaincre Manon de le suivre vers le site d’épuration. Physiquement, l’artisan est un colosse de plus de cent kilos qui n’a rien de rassurant. Certains murmurent qu’il aurait pu bénéficier de la complicité de sa femme. Le « tueur » serait-il un couple ?

Si Gilbert de Witt n’obtient pas d’aveux, il devra libérer le suspect. Dans tous les cas, le juge et le commandant Lamberton feraient bien de stopper leur stratégie du silence. En étant plus explicites, ils pourraient apaiser les esprits et réduire les soupçons. À Sartuis, la température monte chaque jour un peu plus !


Peu après, Richard Moraz avait été libéré. Son dossier d’accusation était si léger qu’un courant d’air l’aurait fait passer sous la porte. La ville des horlogers avait de nouveau plongé. Les rumeurs continuaient, les opinions se multipliaient. Et Chopard brodait sur cette atmosphère délétère.

À l’approche de Noël, la situation s’était apaisée. Les journaux locaux espaçaient leurs articles. Chopard lui-même se lassait de sa chronique. L’affaire Simonis s’éteignait à petit feu.

Au début de l’année suivante, pourtant, nouveau coup de théâtre. Je relus l’article du 14 janvier 1989.


AFFAIRE SIMONIS :

L’ASSASSIN AVOUE !


La nouvelle est tombée hier soir. Sartuis est sous le choc. Avant-hier après-midi, 12 janvier 1989, les gendarmes ont placé en garde à vue un nouveau suspect. Celui-ci a avoué le meurtre de Manon Simonis.

Âgé de 31 ans, originaire de la région de Metz, Patrick Cazeviel est un habitué des services de police. Il a déjà purgé deux peines de prison, respectivement de trois et quatre années, pour cambriolages et voies de fait. Comment les gendarmes de Sartuis sont-ils tombés sur cet homme violent, asocial, à la réputation sulfureuse ? C’est tout simple : Cazeviel est un ami d’enfance de Sylvie Simonis.

Pupille de l’Etat, il a séjourné, à l’âge de douze ans, dans un foyer d’accueil de Nancy : c’est là-bas qu’il a connu Sylvie, de trois ans sa cadette. Malgré leurs différences de caractère et d’ambitions, les deux adolescents étaient inséparables — et sans doute Cazeviel n’a-t-il jamais oublié sa passion d’adolescence. Lorsque Sylvie a obtenu sa bourse et commencé ses études d’horlogerie, Cazeviel a été arrêté pour la première fois. Leurs chemins se sont séparés. Sylvie a épousé Frédéric Simonis puis a accouché d’une petite fille.

Ainsi, le meurtre abominable prend peut-être sa source dans une histoire d’amour. Que s’est-il passé l’automne dernier ? Sylvie Simonis et Patrick Cazeviel se sont-ils revus ? Ce dernier a peut-être été éconduit. Il aurait voulu se venger en détruisant le fruit du mariage de Sylvie. Est-ce lui qui harcelait la famille de ses appels anonymes ?

Pour l’heure, le juge et les gendarmes n’ont apporté aucun commentaire : ils se sont contentés d’annoncer l’arrestation de Cazeviel et d’enregistrer ses aveux. Il sera bientôt écroué à la maison d’arrêt de Besançon. À Sartuis, chacun prie pour que cela soit la fin du cauchemar !


Cazeviel avait été libéré deux mois plus tard. Aucune preuve directe n’avait pu être retenue contre lui. En fait, dès la première annonce, quelque chose sonnait faux. Chopard avait brossé une description du suspect : un homme dangereux, solitaire, marginal, mais certainement pas l’assassin de Manon. Abandonné par ses parents à la naissance — « Cazeviel » était le village où il avait été trouvé — et mis sous tutelle de l’administration, il avait été baptisé « Patrick » dans son premier foyer, à Metz. Au fil des centres sociaux et des familles d’accueil, les termes qui revenaient à son sujet étaient : instable, indiscipliné, violent. Mais aussi : vif, brillant, volontaire... C’était ainsi qu’il avait pu accéder au foyer de Nancy, d’un bon niveau scolaire, où il avait rencontré Sylvie.

Sa part obscure avait ensuite pris le dessus. Casses, violences, arrestations... Malgré ses séjours en taule et ses boulots nomades (on le retrouvait tour à tour bûcheron, couvreur, forain), il n’avait jamais perdu de vue Sylvie. Les deux orphelins étaient liés par un pacte, une solidarité d’enfants perdus.

À la mort de Frédéric Simonis, en 1986, Cazeviel avait-il tenté sa chance ? Sylvie l’avait-elle repoussé ? Un tel refus aurait pu expliquer la rage de l’homme — et son crime. Mais je n’y croyais pas. Je pensais même que le malfrat avait offert sa protection à Sylvie, ne s’éloignant jamais de Sartuis. Le meurtre de Manon avait dû provoquer chez lui un remords diffus — il n’avait pas su défendre « sa veuve et son orpheline ». Dès lors, pourquoi avouer le meurtre ?

Dans les semaines qui suivirent, les gendarmes s’étaient heurtés à un mur. La perquisition à son domicile n’avait rien donné. Les essais de voix déformée non plus. La reconstitution, en février, avait tourné au fiasco. En mars, le cambrioleur, sur les conseils de son avocat, s’était rétracté. Il avait déclaré que ses aveux étaient faux — il n’avait avoué que sous la pression des gendarmes.

En représailles contre ces derniers, le juge de Witt avait confié l’enquête au SRPJ de Besançon. Les policiers avaient pris le contre-pied des gendarmes. En mai 1989, le commissaire Philippe Setton avait organisé une conférence de presse, violant au passage le fameux black-out, pour annoncer que l’investigation privilégiait désormais la piste de... l’accident. Tollé dans la salle : un accident, avec la plaque qui avait été descellée ? Avec le Corbeau qui révélait que le corps de Manon était dans un puits ? Setton n’en démordit pas. Selon certains indices, disait-il, on pouvait imaginer un jeu entre enfants. Un jeu qui aurait mal tourné.

L’hypothèse résolvait deux énigmes : l’apparente docilité de Manon à prendre le chemin du site et l’absence de traces sur la terre verglacée, liée au faible poids des protagonistes — des enfants. Mais surtout, cette piste ouvrait un champ de suspects auxquels personne n’avait pensé : les gosses présents ce soir-là dans l’aire de jeux de la cité.

Les flics se concentrèrent sur Thomas Longhini, 13 ans, un garçon plus âgé que Manon, qui était son « meilleur ami ». Chaque soir, l’adolescent la retrouvait au pied de l’immeuble des Corolles. Et ce soir-là ?

Interrogé une première fois, le 20 mai 1989, à la mairie de Sartuis, Thomas avait été relâché. Puis convoqué une seconde fois, début juin, au SRPJ de Besançon avant d’être entendu par le juge de Witt et un magistrat pour mineurs, au TGI. Il avait été placé en garde à vue, sous les conditions drastiques prévues en cas de détention de mineur.

La version officielle était tombée. Thomas Longhini soupçonné d’homicide involontaire. Il avait joué avec Manon, sur le site d’épuration, prenant des risques inconsidérés. La petite fille était tombée par accident. Philippe Setton avait expliqué tout cela aux médias. En conclusion, il avait dû admettre que l’adolescent n’avait pas avoué. « Pas encore », avait-il répété, soutenant le regard des journalistes.

Deux jours plus tard, Thomas Longhini était libéré et les policiers conspués pour leurs méthodes et leur précipitation. Les gendarmes eux-mêmes avaient pris parti pour l’adolescent. Ils avaient pointé l’absurdité du raisonnement policier, insistant sur les menaces téléphoniques. Si Manon Simonis était morte dans un accident, qui avait revendiqué le meurtre avant qu’il ne soit rendu public ? Qui menaçait Sylvie Simonis depuis des mois ?

La piste Longhini fut le dernier acte du dossier. En septembre 89, Jean-Claude Chopard avait cessé d’écrire sur le sujet. Pour tous, l’affaire Manon Simonis était classée — et non résolue.

Je frottai mes paupières endolories. Je n’étais pas sûr d’avoir appris grand-chose. Et il me manquait toujours la pièce essentielle. Pas l’ombre d’une corrélation entre ce fait divers glauque et le meurtre de Sylvie Simonis, commis quatorze ans plus tard.

Pourtant, j’éprouvais le sentiment confus que quelque chose était « passé » pendant ma lecture. Un message subliminal que je n’avais pas su lire. Les enquêteurs, gendarmes ou flics, tous ceux qui avaient approché ce meurtre, avaient dû éprouver le même malaise. La vérité était là, sous notre nez. Il y avait une logique, une structure souterraine, derrière cette affaire, et personne n’avait trouvé la juste distance pour la décrypter.

Une voix résonna dans l’escalier, provenant du rez-de-chaussée :

— T’endors pas sur ma prose. Apéritif !

36

CHOPARD M’ATTENDAIT sur la terrasse, face à un barbecue fumant — de belles truites rosées crépitaient sur les braises. Je me souvenais de ses paniers vides. Le briscard éclata de rire, comme s’il pouvait voir mon expression dans son dos :

— Je viens de les acheter au restaurant d’à côté. C’est ce que je fais à chaque fois.

Il désigna une table de plastique, entourée de chaises de jardin. Le couvert était mis : nappe en papier, assiettes en carton, gobelets et couverts en plastique. J’étais soulagé par un tel service : aucun risque de grincements de métal.

— Sers-toi. Les munitions sont à l’ombre, sous la table.

Je trouvai une bouteille de Ricard et du chablis. J’optai pour le blanc et allumai une Camel.

— Assieds-toi. C’est prêt dans une minute.

Je m’installai. Le soleil nappait chaque objet d’une fine pellicule de chaleur. Je fermai les yeux et tentai de reprendre mes esprits. Les milliers de mots que je venais de lire flottaient dans ma tête.

— Alors, qu’est-ce que t’en penses ?

Chopard déposa une truite croustillante dans mon assiette, agrémentée de frites surgelées.

— Belle prose.

— Déconne pas. Quel est ton sentiment ?

— Vous tirez parfois à la ligne.

Il leva ses couverts géants, assortis au barbecue :

— Je faisais avec ce qu’on me donnait ! Les gendarmes étaient obsédés par le secret. La vérité, c’est qu’ils avaient rien. Que dalle. Ils ont jamais rien eu...

Il fit tomber une truite dans son assiette et s’installa en face de moi :

— Mais l’enquête : qu’est-ce que t’en penses ? Ton avis de flic m’intéresse.

— J’ai vu passer quelque chose. Mais je ne sais pas quoi.

Chopard frappa le dos de sa main droite dans sa paume gauche :

— C’est ça ! Exactement ça ! (Il se pencha vers moi, après avoir vidé son verre.) Il y a une brume... Une brume de culpabilité, qui flotte sur toute cette histoire.

— Le coupable serait un des trois suspects ?

— Les trois, à mon avis.

— Quoi ?

— C’est mon intuition. J’ai approché chacun des lascars. J’ai même pu en interroger deux, à ma sauce. Je peux te certifier un truc : ils étaient pas nets.

— Vous voulez dire qu’ils auraient commis le meurtre... ensemble ?

Il engloutit une lamelle de chair blanche :

— J’ai pas dit ça. Au fond, je suis même pas sûr qu’un des trois ait fait le coup.

— J’ai du mal à vous suivre.

— Mange, ça va être froid. (Il remplit son verre et le vida en un coup de coude.) Y avait chez chacun d’eux une part de responsabilité. Une sorte de... pourcentage de culpabilité. Disons : trente pour cent. À eux trois, ils formaient l’assassin idéal.

Je goûtai le poisson : délicieux.

— Je ne comprends pas.

— Ça t’est jamais arrivé dans une enquête ? La culpabilité plane sur chaque suspect, mais ne se fixe jamais. Et même quand t’as découvert le vrai meurtrier, l’ombre ne quitte pas les autres...

— Tous les jours. Mais mon boulot est justement de m’en tenir aux faits. D’arrêter celui qui a tenu l’arme. Revenons au meurtre de Manon. Si vous deviez choisir un coupable, ça serait lequel ?

Chopard remplit encore nos gobelets. Il avait déjà vidé son assiette. Il dit :

— Thomas Longhini, l’adolescent.

— Pourquoi ?

— Il était le seul que la petite aurait suivi. Manon se méfiait des adultes. Et je les imagine bien, tous les deux, ce soir-là, filer à l’anglaise, main dans la main. Passer par l’issue de secours ou la cave.

— Vous rejoignez donc la théorie du SRPJ ?

— Le jeu qu’aurait mal tourné ? Je suis pas sûr... Mais Thomas a sa part de responsabilité, c’est clair.

— Si c’est un crime classique, quel serait le mobile de l’adolescent ?

— Qui sait ce qui se passe dans la tête d’un môme ?

— Vous l’avez interrogé ?

— Non. Après sa libération, ses parents ont quitté Sartuis. Le gosse était chamboulé.

— Les flics l’avaient secoué ?

— Setton, le commissaire, n’était pas un tendre.

— Aujourd’hui, vous savez où se trouve Thomas ?

— Non. Je crois même que la famille a changé de nom.

Je bus une nouvelle gorgée. La nausée se précisait :

— Les deux autres, Moraz et Cazeviel, vous savez où je peux les trouver ?

— Moraz n’a pas bougé. Il est resté au Locle. Cazeviel est dans le coin, lui aussi. Il s’occupe d’un centre aéré, près de Morteau. Je sortis mon bloc et griffonnai leurs coordonnées.

— Et les autres ? Les enquêteurs de l’époque ? Il y a moyen de les rencontrer ?

— Non. Setton est devenu préfet, quelque part en France. De Witt est mort.

J’attrapai mon paquet de Camel pour faire passer le goût du vin.

— Et Lamberton ?

— En train de mourir d’un cancer de la gorge. À Jean-Minjoz, l’hôpital de Besançon.

Chopard remplit à nouveau mon verre puis tendit son briquet pour allumer ma cigarette. La tête me tournait :

— Les beaux-parents ?

— Ils sont installés en Suisse romande. Inutile de les appeler. Je me suis déjà cassé les dents. Ils ne veulent plus entendre parler de cette histoire.

— Dernière question, à propos de Manon : sur la scène de crime, il n’y avait pas de signes de satanisme ?

— Des croix, des trucs comme ça ?

— Ce genre-là, ouais.

Je vidai mon gobelet. En renversant la tête, je partis en arrière. Je me retins à la table, comme à un bastingage. Je crus que j’allais vomir sur mes chaussures.

— Personne n’en a jamais parlé. (Chopard se pencha, intrigué :) T’as une piste ?

— Non. Et sur le meurtre de Sylvie, vous avez votre idée ?

Il remplit encore une fois nos verres.

— Je te l’ai déjà dit : c’est le même tueur.

— Mais quel serait le mobile ?

— Une vengeance, qui s’applique à quatorze ans de distance.

— Une vengeance pour quoi ?

— C’est la clé de l’énigme. C’est ça qu’il faut chercher.

— Pourquoi avoir attendu tant d’années pour frapper à nouveau ?

— À toi de trouver la réponse. T’es bien ici pour ça, non ?

Je fis un mouvement incertain et crus de nouveau perdre l’équilibre. Tout devenait spongieux, instable, oscillant. J’avalai une bouchée de poisson pour enrayer la sensation d’ivresse.

— Longhini pourrait donc être aussi le tueur de Sylvie ?

— Réfléchis un peu. Pourquoi tant de différence entre les deux meurtres ? Parce que le tueur a changé. Sa pulsion criminelle a mûri. En 1988, Thomas Longhini avait quatorze ans. Il en a vingt-huit aujourd’hui. Pour un meurtrier, c’est l’âge crucial. La période où la pulsion criminelle explose. La première fois, c’était peut-être un accident, lié au sadisme d’un jeu. La deuxième fois, c’est un meurtre, perpétré avec la froideur de la maturité.

— Où est-il aujourd’hui ?

— Je te dis qu’on n’en sait rien. Et il sera pas facile à débusquer. Il a changé de nom, il vit ailleurs.

Le soleil avait disparu. Le rendez-vous était terminé. Je me levai, vacillant :

— Vous pourriez m’imprimer vos articles ?

— Déjà fait, mon gars. J’en ai une série toute prête.

Il bondit de sa chaise et disparut dans la maison. Je fixai les reflets de ciel gris sur les pavés de verre qui surplombaient la terrasse : les surfaces dépolies oscillaient comme des vagues.

— Voilà !

Chopard m’apporta une liasse reliée par une bouclette noire. À l’intérieur, était glissée une enveloppe kraft. Je m’appuyai contre la balustrade. Mon cerveau et mes tripes me semblaient baigner dans l’alcool, façon coq au vin.

— Je t’ai mis aussi un jeu de photos. Archives personnelles.

Je le remerciai, feuilletant les documents. Un glou-glou me fit lever les yeux :

— Tu vas pas partir avant le coup du curé !

37

JE M’ARRETAI dans une clairière, à quelques kilomètres, et respirai l’air glacé. J’attrapai le dossier de Chopard et fis glisser l’enveloppe kraft dans ma main. Les premières photos se chargèrent de me dégriser complètement.

L’émersion de Manon. Des clichés pris dans l’urgence, cadrés de travers, fixés par le flash. L’anorak rose, le métal du brancard, la couverture de survie, une main blanche. Un autre cliché. Un portrait de Manon, vivante. Elle souriait à l’objectif. Un petit visage ovale. De grands yeux clairs, curieux, avides. Des cheveux blonds, presque blancs. Une beauté spectrale, fragile, comme surexposée par la clarté des cils et des sourcils.

La photo suivante représentait Sylvie Simonis. Elle était aussi brune que sa fille était blonde. Et d’une beauté singulière. Des sourcils touffus à la Frida Kahlo. Une bouche large, ourlée, sensuelle. Un teint mat, cadré par une coiffure à l’indienne. Seuls les yeux étaient clairs. Deux bulles d’eau bleutée, comme prisonnières des glaces. Curieusement, la petite fille semblait plus âgée que sa mère. Les deux êtres ne se ressemblaient pas du tout.

Je levai les yeux. À quatorze heures, le soleil reculait déjà. L’ombre se refermait sur la forêt. Il était temps d’organiser mon enquête. J’attrapai mon cellulaire.

— Svendsen ? Durey. T’as pu jeter un œil sur le dossier ?

— Magique. Ton affaire est magique.

— Arrête de déconner. Tu as trouvé quelque chose ?

— Valleret a fait du bon boulot, admit-il. Surtout sur le plan des bestioles. Il s’est fait aider, non ?

— Un mec du nom de Plinkh, spécialiste de l’entomologie légale. Tu connais ?

— Non, mais c’est bien vu. Le tueur joue avec la chronologie de la mort. Terrifiant, et en même temps virtuose !

— Mais encore ?

— J’ai commencé à lister les acides qu’il pourrait avoir utilisés.

— Des produits difficiles d’accès ?

— Non. Hosto ou laboratoire chimique. Je ne parle pas seulement d’un labo de recherche, mais de n’importe quelle unité de production, tous domaines confondus : des crèmes glacées pour enfants aux peintures industrielles...

J’avais demandé à Foucault de recenser les laboratoires de la région, mais seulement dans le domaine de la recherche. Il fallait élargir le champ.

— Selon toi, c’est un chimiste ?

— Ou un touche-à-tout passionné. Chimie. Entomologie. Botanique.

— Dis-moi quelque chose que je ne sais pas déjà.

— J’aurais préféré un vrai corps, avec de vraies blessures ! J’ai mis plusieurs collègues sur le coup, selon leur spécialité. On est tous au taquet. À mon niveau, j’ai repéré une erreur de Valleret.

— Quelle erreur ?

— La langue. Pour moi, il s’est gouré.

— Quoi, la langue ?

— Il ne t’a pas dit qu’elle était sectionnée ?

J’étouffai un juron. Non seulement il ne m’en avait pas parlé, mais je n’avais pas lu le rapport avec assez d’attention. Je maugréai, cherchant mes clopes :

— Continue.

— Selon Valleret, la victime s’est elle-même coupé l’organe, sous le bâillon.

— Tu n’es pas d’accord ?

— Non. Ce serait assez compliqué à t’expliquer mais d’après le volume de sang dans la gorge, il est exclu que la victime se soit blessée elle-même. Soit l’assassin l’a coupée lui-même quand elle était vivante et a cautérisé la plaie, soit, c’est le plus probable, il a pratiqué l’ablation post mortem. À mon avis, c’est la seule blessure provoquée après le décès. Le mec n’a pas fait ça pour le plaisir. C’est un message. Ou un trophée. Il voulait l’organe.

Une référence directe à la parole ou au mensonge. Une allusion à Satan ? L’évangile selon Saint-Jean : « Il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il puise dans son propre bien parce qu’il est menteur et père du mensonge. » Je demandai :

— Et le lichen ?

— Là, Valleret n’a rien foutu. Il aurait dû envoyer un échantillon aux spécialistes de...

— C’est ce que tu as fait ?

— Tout le monde est sur le coup, je te dis. On se démène, mon vieux.

— Tes spécialistes, ils n’ont encore rien dit ?

— À priori, on trouve ça sous la terre, dans l’obscurité des grottes. Mais il faut procéder à des analyses.

Une intuition. La plante luminescente jouait un rôle précis. Elle devait faire la clarté sur l’œuvre du tueur. C’était un projecteur naturel sur la cage thoracique soulevée de larves, rongée de pourriture... Une lumière venue des profondeurs. Un autre nom du diable était « Lucifer », en latin « le porteur de lumière ».

À cet instant j’eus un flash.

Le corps de Sylvie Simonis était, symboliquement, constellé de noms.

Les noms du diable.

Belzébuth, le Seigneur des mouches.

Satan, le Maître du mensonge.

Lucifer, le Prince de la lumière.

Une sorte de trinité marquait le cadavre.

Une trinité inversée — celle du Malin.

Le symbole grossier du crucifix n’était qu’un indice pour déchiffrer les signes plus sophistiqués du corps lui-même. Mon tueur ne se prenait pas seulement pour un serviteur du diable. Il représentait, à lui seul, toutes les figures consacrées de la Bête. Svendsen me parlait encore :

— Ho, tu m’écoutes ?

— Excuse-moi. Tu disais ?

— J’ai fait des agrandissements des morsures. Ces trucs-là me travaillent.

— Qu’est-ce que tu peux en dire ?

— Pour l’instant, rien.

— Super.

— Et toi ? Où tu es exactement ? Qu’est-ce que tu fous ?

— Je te rappelle.

Svendsen avait dû me parler du scarabée mais je n’avais rien entendu. Cette omniprésence du diable me plongeait dans un malaise indéfinissable. Quelque chose qui dépassait le dégoût habituel des meurtres. Une Camel à la rescousse, et le numéro de Foucault :

— J’ai lu le dossier, c’est dingue, dit-il tout de suite.

— T’as lancé la recherche, à l’échelle nationale ?

— Un message interne. J’ai aussi consulté le SALVAC et passé des coups de fil.

— Quelque chose est sorti ?

— Rien. Mais si le tueur a déjà frappé, ça sortira. Sa méthode est plutôt... originale.

— T’as raison. Les éleveurs d’insectes ?

— C’est dans les tuyaux.

— Les labos ?

— Idem. Ça prendra quelques heures.

— Contacte Svendsen. Il te donnera une liste plus large de sites chimiques.

— On est pas arrivés, Mat, je...

— Notre-Dame-de-Bienfaisance ?

— J’ai l’histoire du monastère. Rien à signaler. Aujourd’hui, c’est un refuge pour des missionnaires qui...

— Tu n’as rien d’autre ?

— Pour l’instant, non. Je...

— Ce que je t’ai demandé, ce n’est pas de consulter Internet. Arrache-toi, merde !

— Mais...

— Tu te rappelles l’unital6 ? L’association à qui Luc a envoyé des e-mails. Vois s’ils n’ont pas un lien avec Bienfaisance.

— D’accord, c’est tout ?

— Non. J’ai un autre truc à te demander, plus compliqué.

— Tu me rassures.

Je résumai l’histoire de Thomas Longhini. Quatorze ans, accusé d’homicide involontaire en janvier 1989. Mis en examen par le juge de Witt, interrogé par le SRPJ de Besançon, puis relâché. J’expliquai le changement de nom, l’absence totale de piste.

— Coton, ton truc.

— Foucault, je le répéterai pas. Tu bosses pas aux télécoms. Fais-toi aider par les autres. Et trouve-moi quelque chose !

Le flic grommela une réponse puis revint aux civilités :

— Et toi ? Ça va ? Tu avances ?

Je scrutai autour de moi la forêt rouge qui sombrait dans les ténèbres. J’avais toujours l’estomac au bord des lèvres et des fantômes plein la tête.

— Non, murmurai-je, ça ne va pas. Mais c’est le signe que j’avance dans la bonne direction.

Je raccrochai et tournai la clé de contact. Les sapinières, les collines nues, les nuages bas se mirent en mouvement. Une neige diaphane saupoudrait l’atmosphère. J’empruntai la rocade et longeai les cités colorées qui cernaient Sartuis.

Je remarquai des bâtiments de crépi blanc aux volets bordeaux. La cité des Corolles. Là où Manon avait disparu, un soir de novembre 1988. Je ne ralentis pas mais, à travers mes vitres, je sentis le froid, la solitude de ces édifices sur lesquels l’hiver rabotait déjà les jours.

Au bout d’un kilomètre, des bunkers de béton apparurent, en contrebas de la route, enfouis sous les mélèzes. Ralentissant, je distinguai des canalisations, des tuyaux coudés, des bassins rectangulaires.

Le site d’épuration.

Le lieu du crime.

Je cherchai un renfoncement pour me garer. Je saisis dans mon sac ma torche électrique, mon appareil numérique et me mis en marche. Il n’y avait pas de sentier. Les roches, qui saillaient parmi les fougères, étaient d’un rouge funeste, maculées de mousses verdâtres. Je plongeai dans les broussailles.

Au bas de la pente, les herbes, les lierres, les ronces se livraient à un vrai festin de pierre. Sous les sapins, je suivis les tuyaux. L’odeur de résine montait en force. À chaque mouvement pour écarter les branches, des étincelles vertes éclataient devant mes yeux. Au-dessus de moi, la neige continuait à tournoyer, claire, immatérielle.

Je tombai sur un premier puits, puis un second. J’avais toujours imaginé des cercles de ciment. En fait, ils étaient rectangulaires — des gouffres à angles droits. Lequel avait été la tombe de Manon ? Je suivis encore les conduits. Le vent était tombé. Une expression marine me vint à l’esprit : calme blanc.

Je n’éprouvais rien. Ni peur, ni répulsion. Juste le sentiment d’une page tournée. Le site ne vibrait plus d’aucune résonance, comme certaines scènes de crime où il est encore possible d’imaginer le meurtre, de ressentir son onde de choc. Je me penchai au-dessus d’un des puisards. Je me forçai à visualiser Manon, ses cheveux flottant sur la surface noire, sa doudoune rose gonflée d’eau. Je ne vis rien. Je regardai ma montre — 14 h 30. Je pris quelques photos, pour la forme, puis tournai les talons et m’orientai vers la pente.

À ce moment, j’entendis un rire.

Une image jaillit, fulgurante, près d’un puits. Des mains saisissent l’anorak rose. Le rire léger fuse. Ce n’est pas une vision-éclair. Plutôt une révélation sourde, qui force à plisser les yeux, à tendre l’oreille. Je me concentre, guettant une nouvelle image. Rien. Je vais repartir quand soudain, un nouveau flash me cueille. Des mains poussent l’anorak. Eclat furtif. Frottement acrylique sur la pierre. Cri absorbé par l’abîme.

Je tombai dans les ronces. Le lieu n’était pas vidé de son horreur. L’empreinte du meurtre était là. Il ne s’agissait pas d’un phénomène paranormal. Plutôt la capacité de l’imaginaire à se projeter dans le cercle d’une scène violente, à la décrypter, à l’appréhender à un autre niveau de conscience.

Je me relevai et essayai d’appeler encore ces fragments. Impossible. Chaque tentative les éloignait un peu plus, exactement comme un rêve qui au réveil ne cesse de s’estomper à mesure qu’on fouille sa mémoire. Je rebroussai chemin, parmi les branches et les épines. Le sol paraissait s’enfoncer sous mes pas. Il était temps de franchir la frontière.

38

SUR LE SEUIL, un pupitre indiquait : « choucroute à vingt francs, bière à volonté ! » le poussai les portes, façon saloon, de la Ferme Zidder. Le restaurant tout en bois évoquait la cale d’un navire. Même pénombre, même humidité. Aux relents de bière s’ajoutaient les effluves de tabac froid et de choucroute rance. La salle était vide. Les tables portaient encore les vestiges des repas achevés.

Les voisins de Richard Moraz m’avaient signalé que ce dernier déjeunait, chaque samedi, dans ce restaurant bavarois. Mais il était quinze heures trente. J’arrivais trop tard.

Pourtant, solitaire au bout du bar, un homme énorme en salopette à fines rayures lisait le journal. Une montagne de chair, aux plis tectoniques. L’article de Chopard parlait d’un « colosse de plus de cent kilos ». Peut-être mon horloger... Il était penché sur sa lecture, stylo en main, lunettes sur le nez, une chope de mousse posée devant lui. Il portait une chevalière pratiquement à chaque doigt.

Je m’assis à quelques tabourets, un œil dans sa direction. Ses traits étaient durs et son regard plus dur encore. Mais une certaine noblesse se dégageait du visage, cerné par un collier de barbe. Ma conviction revint en force : Moraz. Et j’étais d’accord avec Chopard. Face à lui, on pensait aussi sec : « coupable ».

Je commandai un café. Le gros homme demanda au barman, les yeux sur son journal :

— Petit noir. En six lettres.

— Café ?

— Six lettres.

— Espresso ?

— Laisse tomber.

Le serveur glissa une tasse dans ma direction. Je dis :

— Pygmée.

L’obèse me lança un bref regard au-dessus de ses lunettes. Il baissa de nouveau les paupières puis énonça :

— Conduite intérieure. Dix lettres.

Le type derrière son comptoir hasarda :

— Alfa-Romeo ? Je soufflai :

— Conscience.

Il me considéra plus longuement. Sans me quitter des yeux, il proposa :

— Manquent de culture. Sept lettres.

— Friches.

À mes débuts, du temps des planques, j’avais passé des heures à remplir des cases de mots croisés. Je connaissais par cœur ces définitions jouant sur les sens et les mots. Le joueur eut un mauvais sourire :

— Un champion, hein ?

— Porte-poisse. Neuf lettres.

— Scoumoune ?

Je plaquai ma carte tricolore sur le comptoir :

— Flicaille.

— C’est censé être drôle ?

— À vous de voir. Vous êtes bien Richard Moraz ?

— On est en Suisse, mon pote. Ta carte, tu peux te la foutre où je pense.

Je rangeai mon document et lui offris mon plus beau sourire :

— J’y songerai. En attendant, des réponses à quelques questions, vite fait, sans histoire, ça vous va ?

Moraz vida sa bière puis ôta ses lunettes, qu’il glissa dans la poche centrale de sa salopette :

— Qu’est-ce que tu veux ?

— J’enquête sur le meurtre de Sylvie Simonis.

— Original.

— Je pense que ce meurtre est lié à celui de Manon.

— Encore plus original.

— Alors, je viens vous voir.

— Mon pote, tu fais vraiment dans le jamais-vu.

L’horloger s’adressa au barman, qui astiquait son percolateur :

— Donne-moi une autre pression. La connerie, ça me donne soif.

Je glissai sur l’insulte. J’avais déjà cadré le personnage : fort en gueule, agressif, mais plus malin que sa grossièreté ne le laissait supposer.

— Quatorze ans après, il faut encore qu’on m’emmerde avec ça, reprit-il d’une voix consternée. Tu connais mon dossier d’accusation, non ? Y avait pas une ligne qui tenait la route. Leur gros morceau, c’était un jouet, une machine pour trafiquer les voix, fabriquée dans l’atelier où travaillait ma femme.

— Je suis au courant.

— Et ça te fait pas rire ?

— Si.

— C’est encore plus drôle quand on sait que j’étais en instance de divorce. Avec ma morue, on se parlait plus que par lettres recommandées. Pas mal pour des complices, non ?

Il empoigna sa nouvelle chope et en siffla la moitié, d’un coup. Quand il la reposa, des traînées de mousse trempaient sa barbe. Il conclut, après un revers de manche :

— Tout ça, c’étaient des idées de Frouzes !

J’observai encore ses mains, surtout ses bagues. L’une représentait une étoile, incrustée dans un entrelacs byzantin. Une autre était frappée de torsades et d’arabesques. Une autre encore se creusait en un cercle, barré d’une tige, à la manière d’un collier de prisonnier. Une voix me murmura encore : « coupable ». C’était la voix de Chopard, avec sa théorie des 30 %.

— Vous aviez déjà eu affaire à la justice.

— Mon détournement de mineure ? Mon pote, c’est moi qu’aurais dû porter plainte. Pour harcèlement sexuel !

Il but encore une fois, à la santé de son humour. J’allumai une cigarette :

— Il y a aussi votre absence d’alibi.

— 17 h 30 : qu’est-ce qu’on fait à cette heure-là ? On rentre chez soi. Avec vous, les flics, il faudrait toujours organiser un cocktail à l’heure du crime. Pour qu’une centaine de personnes puissent vous servir un alibi sur un plateau.

Il s’envoya une dernière goulée puis posa lourdement sa chope.

— Plus j’te regarde, dit-il, plus j’me dis que tu connais pas mon dossier. T’as pas l’air dans l’coup, mon pote. Je me demande si t’as la moindre autorité dans cette affaire, même du côté français.

— Vous aviez un mobile.

Il ricana encore. Finalement, cette conversation paraissait l’amuser. À moins que la bière ne développe sa joie de vivre :

— C’est la meilleure de l’histoire. J’aurais tué une enfant, par jalousie professionnelle ? (Il tendit sa grosse main devant lui.) Regarde cette paluche, mon pote. Elle est capable de faire des miracles. Sylvie avait la main d’or, c’est vrai. Mais moi aussi, tu peux demander aux collègues. D’ailleurs, j’ai eu finalement ma promotion. Tout ça, c’est un fatras de conneries.

— Vous auriez pu téléphoner à Sylvie, des mois durant, rien que pour lui nuire.

— Tu connais rien à l’affaire. Si t’étais mieux renseigné, tu saurais que le soir du meurtre, le tueur est venu jusqu’à l’hôpital pour appeler Sylvie Simonis. La narguer d’une cabine, à quelques mètres de sa chambre.

J’ignorais ce détail. Le mammouth continuait :

— Il a utilisé la cabine téléphonique du hall de l’hôpital. Tu me vois, avec mon bide, me glisser là-dedans ? (Il se frappa le ventre.) Le voilà, mon alibi !

— Vous étiez peut-être plusieurs.

L’horloger s’extirpa de son siège. Il tomba pesamment sur ses jambes et se planta devant moi. Il était moins grand que moi mais devait peser cent cinquante kilos.

— Tu vas te tirer, maintenant. Ici, t’es dans mon pays. T’as aucun droit. À part celui de te prendre mon poing sur la gueule.

— La main d’or, hein ?

Je lui plaquai le bras droit sur le comptoir et écrasai ma Camel sur une de ses bagues. Il eut un mouvement réflexe pour lever le poing mais je maintins ma prise.

— Je m’appelle Mathieu Durey, dis-je, Brigade Criminelle de Paris. Tu peux te renseigner : on pourrait tapisser cette pièce avec mes PV d’arrestations. Et c’est pas parce que je respecte les règles...

L’homme haletait comme un caniche.

— Je te sens impliqué dans ce merdier, mon gros. Jusqu’au nez. Je sais pas encore comment, ni pourquoi, mais tu peux être sûr que je ne me casserai pas d’ici avant d’avoir obtenu les réponses. Et ni tes avocats, ni ta frontière de merde ne te protégeront.

Son visage suait la haine par tous les pores. Je lâchai son bras, pris ma tasse et la vidai d’un trait :

— Fondu au noir. Neuf lettres.

— Obscurité ?

— Carbonisé. À bientôt, « mon pote ».

39

MA PREMIÈRE ESCAPADE suisse me laissait un goût amer. Passé les douanes, je mis le cap vers le nord-est, en direction de Morteau. À mesure que j’approchais de la ville, des panneaux en forme de saucisses me souhaitaient la bienvenue. Charmant. Je tombai sur la ville, enfoncée dans une vallée étroite. Ses toits bruns se multipliaient, couleur d’opium, ou, pour rester dans le ton, couleur de boudin.

Patrick Cazeviel travaillait dans un centre aéré, près du mont Gaudichot, au sud de Morteau. Je suivis ma carte et pris une départementale. Très vite, un panneau indiqua la direction du centre de loisirs, énumérant déjà les activités possibles : kayak, escalade, VTT, etc.

J’avais du mal à imaginer Cazeviel dans ce contexte. Depuis la tragédie de Manon, il avait été plusieurs fois soupçonné de cambriolages sérieux. Je ne voyais pas un tel lascar dans la peau d’un animateur. Ce n’était plus une réinsertion, mais une rédemption miraculeuse.

Je suivis un chemin de terre et découvris une grande construction de rondins noirs, formant angle droit, et rappelant les ranchs des premiers colons américains, isolés dans des forêts virginales. Dès que je mis un pied dehors, la rumeur des enfants m’accueillit. On était samedi : le centre devait afficher complet.

J’actionnai la poignée et pénétrai dans un réfectoire. Des dizaines de manteaux étaient suspendus. Une baie vitrée s’ouvrait sur une pente d’herbe rase, qui descendait jusqu’à un lac. Une quarantaine d’enfants couraient, s’agitaient, hurlaient, comme si une ivresse particulière montait des pelouses. Je trouvai une nouvelle porte et passai dehors.

Il y avait dans l’air un parfum de joie, d’allégresse irrésistible. Le lac gris, les arbres verts, l’odeur d’herbe fraîche, ces cris qui s’élevaient en clameur... Cette cour de récréation sans limite, éclatante dans l’air froid, remuait en moi une partie enfouie, oubliée. Non pas un souvenir d’enfance, mais une promesse de bonheur, qu’on porte toujours en soi, sans pouvoir jamais la formuler, ni même la concevoir. Un goût de paradis, irraisonné, sans concrète justification.

Une voix stoppa ma rêverie.

Un animateur voulait savoir ce que je foutais là.

Je prétendis être un ami de Cazeviel. On m’indiqua, au-delà de l’aile droite, les bois qui surplombaient le plan d’eau. Je coupai à travers le gazon, évitant un match de foot, contournant une balle au prisonnier, et découvris un nouveau sentier, qui serpentait vers les sapins.

À l’orée de la forêt, un potager déployait ses allées noires et symétriques. Un homme accroupi, près d’une brouette, s’affairait. Je marchai jusqu’à lui, entre les laitues et les pieds de tomates.

— Patrick Cazeviel ?

L’homme leva la tête. Torse nu, il se tenait à genoux, les deux mains dans la terre. Il avait le crâne rasé, des traits réguliers, mais avec quelque chose d’inquiétant. Cette belle gueule avait aussi un côté « Freddy Kruger », le tueur aux lames de fer qui vient éventrer les adolescents dans leur sommeil.

— Patrick Cazeviel ?

Il se mit debout, sans un mot. Ce que j’avais pris pour une illusion d’optique, l’ombre des feuillages sur sa peau, était réel. Fabuleusement réel. L’homme avait le torse entièrement tatoué. Des dessins fiévreux, entrelacés, couvraient sa poitrine et ses bras. Deux dragons orientaux grimpaient sur ses épaules ; un aigle déployait ses ailes sur ses pectoraux ; un serpent bleu nuit s’enroulait autour de ses abdominaux. Il ressemblait à une créature recouverte d’écailles.

— C’est moi, dit-il en lançant une laitue dans sa brouette. Vous êtes qui ?

— Je m’appelle Mathieu Durey.

— Vous êtes de Besançon ?

— Paris. Brigade Criminelle.

Il me détailla, sans se gêner. Je songeai à ma propre allure. Le manteau flottant, le costume froissé, la cravate de travers. Nous étions aussi caractéristiques l’un que l’autre — le flic et l’ex-taulard. Deux caricatures dans le vent d’après-midi. Cazeviel esquissa un sourire :

— Sylvie Simonis, hein ?

— Toujours. Et sa fille, Manon.

— On est un peu loin de votre juridiction, non ?

Je souris en retour et lui offris une cigarette. Il refusa d’un signe de tête.

— Ce que je propose, dis-je en allumant la mienne, c’est une conversation amicale.

— Je suis pas sûr de vouloir des amis dans votre style.

— Quelques questions, et je retourne à ma voiture, vous à vos salades.

Cazeviel scruta le lac qui se déployait sur ma gauche. Argent gris et bleu du ciel. Il ôta ses gros gants de toile et les frappa l’un contre l’autre.

— Café ?

— Avec plaisir.

Il se laissa choir sur un tas de terre et tendit le bras derrière la brouette. Il attrapa un Thermos et un gobelet. Il dévissa le capuchon de la bouteille, qu’il retourna pour obtenir une deuxième tasse. Il y versa avec précaution le café. Je voyais ses muscles jouer sous ses tatouages. Il avait quarante-cinq ans, je le savais par les articles, mais son corps en paraissait trente.

Je saisis le gobelet qu’il me tendait et m’installai sur un amas de glaise. Il y eut un silence. Cazeviel semblait insensible au froid. Je songeai au gosse orphelin, qui avait fait un serment à Sylvie Simonis.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Comme tout le monde.

— Mec, c’est de l’histoire ancienne. Y’a longtemps qu’on m’emmerde plus avec ça.

— Ce ne sera pas long.

— Je t’écoute.

— Qu’est-ce qui vous a poussé à avouer le meurtre de Manon ?

— Les gendarmes.

Je bus une gorgée de café — tiède, mais bon — et pris un ton ironique :

— Ils vous ont secoué et vous avez craqué ?

— C’est ça.

— Sérieusement, qu’est-ce qui vous a pris ?

— Je voulais les faire chier. Pour eux, j’étais forcément coupable. Ils en avaient rien à foutre que Sylvie soit pour moi comme une sœur. Pour ces connards, y avait que mon casier qui comptait. Alors, je leur ai dit : « O.K., les mecs, coffrez-moi. » (Il croisa ses deux poignets, attendant les menottes.) Je voulais les pousser jusqu’au bout de leur logique de merde.

Cazeviel parlait avec une lenteur, une indolence troublante. Une souplesse qui rappelait les reptiles sur sa peau.

— Avec votre cursus, c’était plutôt risqué, non ?

— Le risque, je vis avec.

L’homme ressemblait bien au protecteur que j’avais imaginé. Un ange gardien, mais inquiétant, menaçant. Je revins sur un détail qui me préoccupait :

— En 1986, vous sortiez de prison.

— C’est dans mon CV.

— Sylvie était mariée, mère de famille, brillante horlogère. Vous aviez des contacts avec elle ?

— Non.

— Comment l’avez-vous retrouvée ? Elle ne portait plus son nom de jeune fille.

Il me regarda avec curiosité. L’ennemi était donc plus dangereux qu’il n’avait cru, mais cette découverte ne semblait lui faire ni chaud ni froid. Il sourit :

— Ta clope, ça tient toujours ?

Je lui offris une Camel. J’en repris une au passage.

— Je vais te faire une confidence. Un truc que j’ai jamais dit à personne.

— En quel honneur ?

— Je sais pas. Peut-être parce que t’as l’air aussi allumé que moi. Après la taule, je me suis installé à Nancy, avec des collègues. Notre tactique, c’était d’attaquer la Suisse. Chaque nuit, on passait la frontière en douce. De l’autre côté, une bagnole nous attendait. On cassait à Neuchâtel, Lausanne... Genève même, parfois.

Je passai au tutoiement :

— N’oublie pas que je suis flic.

— Y’a prescription, mon gars. Bref, on a compris qu’il y avait aussi du blé à se faire de ce côté-ci de la frontière, dans certaines baraques de notables. Sartuis, Morteau, Pontarlier... Une nuit, on a cassé un atelier bizarre, rempli d’horloges précieuses. C’est alors que j’ai vu les photos. Des photos de Sylvie et de sa fille. Putain : j’étais chez elle ! L’amour de ma jeunesse, qui s’était mariée et qui avait une petite fille.

Il prit une taffe, pour digérer, encore une fois, sa surprise — et son amertume.

— J’ai dit aux autres de tout remettre en place. Y’a eu un peu de chahut mais ils se sont calmés. Après ça, j’ai recontacté Sylvie.

— Elle était déjà veuve, non ?

Il souffla sur l’extrémité incandescente de sa cigarette, qui passa au rose vif :

— Je me suis fait des idées, c’est vrai. Mais nos routes pouvaient plus se croiser.

— En tant que chrétienne, elle te sermonnait ?

— Pas son genre. Et elle était pas assez naïve pour penser qu’avec quelques baratins de curé, j’allais reprendre le droit chemin. M’enterrer dans une scierie, pour un salaire de misère.

— C’est ce que tu as fait pourtant, parfois.

— Parfois, oui. Mes périodes de calme.

— Comme aujourd’hui ?

— Aujourd’hui, c’est différent.

— Qu’est-ce qui est différent ?

Cazeviel s’envoya une rasade de café sans répondre.

— À la mort de Manon, comment tu as réagi ?

— La colère. La rage.

— Elle t’avait parlé des coups de fil anonymes ?

— Non. Elle m’avait rien dit... Sinon... Je l’aurais protégée. Rien ne serait arrivé.

— Avouer le meurtre aux gendarmes, ce n’était pas respectueux de son chagrin.

Il me lança un regard assassin. Tout son torse se tendit, ses tatouages s’animèrent. Un instant, je crus qu’il allait me sauter à la gorge, mais il résuma d’une voix calme :

— Mec, c’était un problème entre moi et les keufs, compris ?

Je n’insistai pas.

— Sylvie avait des soupçons au sujet du véritable meurtrier ?

— Elle a jamais rien voulu me dire. La seule chose dont je suis sûr, c’était qu’elle ne croyait pas à l’enquête des gendarmes. Leurs pistes foireuses et leurs mobiles à la con.

— Et toi, quelle est ta conviction ?

Il regarda encore une fois le lac, tirant sur sa clope jusqu’à son extrême fin.

— Pour accuser, y faut des preuves. Personne n’a jamais su qui a tué Manon. Peut-être un cinglé, qu’a frappé au hasard. Ou un mec qui haïssait Sylvie et sa fille, pour une raison inconnue. Y’a qu’un truc qui est clair : le salopard court toujours.

— Pour toi, c’est le même homme qui a frappé à quatorze ans de distance ?

— Aucun doute.

— Tu as des soupçons ?

— Je te dis que j’emmerde les soupçons.

— Tu n’as jamais enquêté, par tes propres moyens ?

— J’ai pas dit mon dernier mot.

Je me levai, époussetant mon manteau. Il m’imita, balançant son Thermos et ses tasses parmi les salades de la brouette.

— Adios, la flicaille. Chacun sa route. Mais si t’apprends quelque chose, je suis preneur.

— Et réciproquement ?

Il approuva sans répondre et empoigna sa brouette. Je le regardai s’éloigner et compris que j’avais manqué le plus beau. Dans son dos, un diable magnifique, cornes torsadées et longue gueule de bélier, ouvrait ses ailes de chauve-souris. Je songeai à cette étrange histoire d’amour et d’amitié entre un homme sauvage et une horlogère surdouée. Une belle pièce, aux personnages captivants.

Il n’y avait qu’un problème : tout était faux.

J’en étais certain : Patrick Cazeviel m’avait menti sur toute la ligne.

40

JE REPRIS la route, songeant au troisième homme : Thomas Longhini, le gamin disparu. Je devais le retrouver, d’urgence. J’écoutai la messagerie de mon portable. Pas de message de Foucault.

En contrebas, la vallée de Sartuis et ses cités bigarrées s’allumaient dans le crépuscule. Je remarquai un groupe de résidences aux tons plus sobres. Des villas traditionnelles, cernées par des jardins. Leurs baies vitrées étaient plongées dans l’ombre mais leurs vasistas, sur la toiture opposée, scintillaient encore. Ces demeures étaient toutes tournées vers l’est. Ce fait me rappela un détail que j’avais lu dans mon guide.

Jadis, les ateliers des horlogers regardaient toujours vers l’est, afin de profiter du soleil le plus tôt possible. Les artisans du haut Doubs, qui étaient aussi agriculteurs, se mettaient au boulot dès l’aube, avant le travail des champs. Cette idée en appela une autre : la « maison aux horloges » de Sylvie devait se trouver dans ce quartier. Je vérifiai dans mes notes. Chopard m’avait inscrit l’adresse : « 42, rue des Chênes ».

Cela valait le détour.

Les bâtisses rénovées multipliaient les pignons brisés, les lambris de bois, les colombages. Les jardins de façade étaient florissants, les voitures stationnant au bord des trottoirs ou dans des box ouverts étaient toutes de marque allemande : Audi, Mercedes, BMW. Pas besoin d’être fin limier pour deviner que ce quartier résidentiel était habité par le gratin des usines de micromécanique ou de jouets qui avaient remplacé, dans ces vallées, l’activité horlogère.

Je tombai sur la rue des Chênes, qui montait à l’assaut d’une colline. Les réverbères s’espaçaient, les villas devenaient rares, s’enfouissant dans des parcs de plus en plus vastes. Je passai une vitesse et grimpai dans l’obscurité.

La maison aux horloges était la dernière, en retrait de la route. Un bloc massif dont les pentes de toit, descendant très bas, formaient une pyramide d’ombre. Le premier étage était lambrissé de bois alors que le rez-de-chaussée était crépi de blanc. Je m’attendais à un château tarabiscoté, un portail noir, des tours mugissantes. Cette demeure évoquait plutôt une grosse ferme du coin, dotée d’un garage sur la droite, en contrebas sur la pente.

Je la dépassai sans ralentir, montai jusqu’à un rond-point puis m’engageai dans une impasse stoppant net sous les arbres. J’éteignis mes phares et me garai. Personne en vue. Je redescendis vers ma cible, à travers champs, loin des réverbères.

Je tombai sur la façade arrière. Pas de porte de ce côté. Je testai chaque paire de volets fermés. L’une d’elles jouait. Je glissai ma main dans l’entrebâillement, trouvai le crochet de verrouillage et libérai un panneau. Je découvris une fenêtre basculante. Je tentai d’y insinuer les doigts. Pas moyen. À l’intérieur, la poignée était abaissée, verrouillant solidement le cadre.

J’optai pour les grands moyens. Je ramassai une pierre, l’enroulai dans mon manteau et frappai la vitre d’un coup sec. Le verre éclata. J’engageai mon bras par la trouée et actionnai la poignée. Quelques secondes plus tard, j’étais dans la maison. Je refermai les volets, rabattis la fenêtre et déposai au sol les débris de verre que j’avais ramassés à l’extérieur. À moins d’un coup de malchance, l’effraction ne serait pas remarquée avant plusieurs semaines.

Je restai immobile, me nourrissant de l’atmosphère du lieu. Au loin, un chien aboya. Je ne savais pas où j’étais exactement dans la maison. Le silence, l’obscurité me faisaient l’effet d’une immersion soudaine en eaux glacées. Peu à peu, mes yeux s’habituèrent au noir. Devant moi, un couloir. Sur ma droite, un escalier. À gauche, des portes closes.

Je suivis le corridor et atteignis le salon. Une pièce d’un seul tenant, ouverte jusqu’à la charpente. Sous cette dernière courait une coursive, donnant sans doute sur les chambres. Aucun meuble, à l’exception d’étagères métalliques et d’un large plateau incliné, sur tréteaux, près de la baie vitrée.

Des pendules, des carillons, des sabliers étaient disposés sur les structures. Je m’approchai des objets. Je n’y connaissais rien mais je distinguai, à vue de nez, plusieurs époques — des cadrans solaires antiques, des sabliers du Moyen Âge, des horloges aux rouages apparents, des cercles dorés, soutenus par des angelots, déclinant les périodes de la Renaissance, de l’Âge classique ou du siècle des Lumières. Il y avait aussi une vitrine de montres à gousset, variant les motifs et les matériaux : argent ciselé, zinc patiné, émail coloré... Pas un tic-tac, pas un cliquetis ne résonnait.

Comme partout à Sartuis, le temps ici s’était arrêté. Je traversai la pièce et m’approchai du pupitre de travail, face à la baie. Les instruments de précision y étaient encore disposés, comme si Sylvie venait juste d’achever un réglage. Des soufflets, des pinces, des pointes si fines qu’on songeait à un nécessaire de microchirurgie, le posai la main sur le dossier de cuir du tabouret. J’imaginais Sylvie, penchée sur ses rouages, triturant les mailles du temps, alors que le soleil se levait.

Je retournai dans le couloir et ouvris la première porte. Une salle à manger, décorée à l’ancienne. Meubles massifs, table ronde, couverte par une nappe blanche, parquets cirés. Qui payait pour l’entretien de la maison ? À qui revenaient tous ces biens ? Je me demandai si Sylvie Simonis possédait encore une famille lointaine. Ou si c’était sa belle-famille honnie qui allait hériter.

J’activai l’interrupteur mural. La lumière jaillit. Par réflexe, je jetai un regard aux volets clos : aucun risque qu’on m’aperçoive du dehors. Je fouillai chaque meuble — en pure perte. Services de table, couverts, nappes, serviettes. Pas un seul objet personnel. J’éteignis et abandonnai cette pièce.

La deuxième porte donnait sur la cuisine. Même place nette, même neutralité. Carrelage éclatant, vaisselle immaculée. Les hauts placards en bois étaient remplis d’ustensiles de cuisine, d’engins électroménagers derniers cri. Pas une photo sur les murs, pas un pense-bête sur le frigo. On se serait cru dans un meublé à louer.

Je revins sur mes pas et attaquai l’escalier. En haut, la passerelle desservait deux chambres, entièrement vides. La troisième était celle de Sylvie, je le devinais. Des meubles jurassiens, briqués et sombres. Au sol, un parquet nu, sans tapis. Sur les murs, du crépi. Quant au lit, un châssis de chêne, privé de matelas et d’édredon. J’ouvris les tiroirs, les armoires. Vides. On avait ratissé les lieux. Les gendarmes ? Les légataires de la maison ?

Coup d’œil à ma montre : 19 h 10. Plus d’une demi-heure que je rôdais ici sans le moindre résultat. Au bout de la coursive, je repérai un nouvel escalier, abrupt et étroit. Je grimpai à la verticale jusqu’au grenier aménagé, dont le plafond mansardé était tapissé de laine de verre. Deux vasistas perçaient la pente. Je ne pouvais pas allumer ici mais j’y voyais suffisamment.

Ce devait être le bureau de Sylvie. Au sol, une moquette de couleur écrue. Aux murs, des panneaux de tissu clair. Le mobilier se résumait à une planche posée sur deux tréteaux, des meubles-classeurs, une armoire. J’ouvris les rangements. Vides. Des meubles qui devaient avoir abrité toute la comptabilité de Sylvie, ses papiers administratifs, mais qui avaient été nettoyés.

Malgré le froid, la chaleur de mon corps ne cessait de monter. Mon manteau pesait des tonnes, ma chemise collait à ma peau. Quelque chose me retenait encore. Je sentais qu’il y avait un truc à trouver dans cette maison. Une planque où Sylvie avait conservé tout ce qui concernait la mort de sa petite fille.

Une idée.

Je redescendis dans le séjour et ouvris, avec précaution, les vitrines. Les horloges. Les socles. Les boîtiers. Des recoins et profondeurs pour dissimuler un secret. Je manipulai les pendules, les soulevant, les secouant, ouvrant leurs entrailles. À la cinquième, je trouvai un tiroir encastré dans la base. Je l’ouvris et n’en crus pas mes yeux : une cassette audio. Je songeai aux enregistrements des appels téléphoniques du tueur. Je saisis ma trouvaille et reposai l’horloge. Une première prise. D’autres objets devaient contenir d’autres indices...

Le canon d’une arme se planta dans ma nuque.

— Ne bougez pas.

Je me figeai.

— Tournez-vous lentement et mettez vos mains sur la table.

Je reconnus l’élocution. Stéphane Sarrazin.

— Je pensais qu’on s’était mis d’accord, vous et moi.

Je pivotai de trente degrés et plaquai mes deux mains sur le pupitre de travail. Le gendarme se livra à une fouille rapide, attrapant mon automatique, palpant mes poches.

— Tournez-vous. Face à moi.

Ses cheveux noirs se découpaient, très nets sur son front. Ses yeux rapprochés traçaient avec l’arête du nez une croix, ou un poignard sombre. Il ressemblait à Diabolik, un héros de bande dessinée italienne des années soixante. Il tenait maintenant un automatique dans chaque main.

— Violation de domicile. Destruction d’indices. Vous êtes mal parti.

— Quels indices ? (Je tenais la cassette au creux de ma main repliée.) Vous avez déjà tout ratissé ici.

— Peu importe. Le juge Magnan appréciera.

— Pourquoi vous méfier de moi ? Pourquoi refuser mon aide ?

— Votre aide ?

— Vous êtes dans une impasse. Il y a quatorze ans, vos collègues n’ont rien trouvé. Cette année, vous n’avez pas plus de résultat. L’affaire Simonis est une énigme.

Le gendarme hocha la tête avec indulgence. Il portait le pull bleu réglementaire, barré d’une rayure blanche. Ses galons scintillaient dans l’obscurité.

— Je vous avais dit de disparaître, dit-il en rengainant son arme et en glissant la mienne dans sa ceinture.

— Pourquoi ne pas faire équipe ?

— Vous avez la tête dure. Qu’est-ce que vous avez à foutre de l’affaire Simonis ?

— Je vous le répète. Cette enquête intéressait un ami.

— Bobards. Si votre pote était venu enquêter ici, je l’aurais repéré.

— Il était peut-être plus discret que moi. Personne ne paraît l’avoir rencontré.

Le gendarme se tourna vers la baie vitrée, les mains dans le dos. Il se détendait. Devant lui, Sartuis s’enfonçait dans les ténèbres.

— Durey, la porte est derrière vous. Vous venez chercher votre arme demain matin à la gendarmerie et vous dégagez. Si vous êtes encore à Sartuis à midi, j’appelle le Proc.

Je me dirigeai vers le couloir, à reculons, feignant un mélange de colère contenue et de docilité. J’ouvris la porte principale et me pris une violente rafale dans le visage. Je suivis la route jusqu’au rond-point, sans couper à travers les pâturages.

La nuit était pure et claire. Le ciel pétillait d’étoiles. J’atteignis la voie sans issue où était garée ma voiture. Je lançai un regard derrière moi, en direction de la maison. Sur le seuil, Stéphane Sarrazin m’observait, en position martiale.

Je me glissai dans ma voiture et risquai un sourire.

La cassette était toujours dans ma main.

41

La petite fille est prisonnière,

Dans la maison des pas perdus.

Aiguilles de pin, aiguilles de fer,

La petite fille ne chantera plus...


C’était une comptine.

Chantée sur quelques notes.

Une mélopée qui sonnait faux. La voix, surtout, était malsaine. Un timbre atrophié, ni grave ni aigu, ni masculin ni féminin. Seulement dissonant, et en même temps étrangement doux.

Je stoppai le magnétophone. J’avais déjà écouté la bande une bonne vingtaine de fois. J’étais installé dans le dortoir, bouclé à double tour, muni du lecteur de cassettes du père Mariotte.

L’enregistrement comportait trois messages, sans date ni commentaire. Des appels du Corbeau que Sylvie Simonis avait conservés. Je les avais déjà copiés sur mon Mac — son et texte. Personne ne m’avait prévenu de ce détail sophistiqué : les agressions anonymes n’étaient pas parlées, mais chantées. Assis sur mon lit, entouré par les rideaux beiges, j’appuyai sur la touche Lecture.


La petite fille est en danger,

Tant pis pour elle, tout est perdu.

Il est trop tard, l’heure a sonné

La petite fille ne chantera plus...


J’imaginais la bouche qui produisait de tels sons, le visage dont émanait cette voix. Un être défiguré, une face zoomorphe. Ou encore une face blessée, emmaillotée, dissimulée... Je me rappelai l’énigme du transformateur de voix, la piste que les gendarmes avaient suivie et qui avait abouti à l’inculpation de Richard Moraz. Je ne comprenais pas comment Lamberton et ses hommes avaient pu s’obstiner dans cette direction.

J’avais déjà entendu des voix déformées artificiellement — par l’hélium, un Vocoder ou tout autre filtre électronique. Elles ne sonnaient jamais comme celle-ci. Elles ne possédaient pas ce caractère détimbré, difforme, mais étrangement... naturel.

Troisième message :


La petite fille est dans le puits,

Malheur à ceux qui n’ont pas cru.

Au fond de l’eau tout est fini

La petite fille ne chante plus...


J’arrêtai la machine. Sans doute l’ultime message, celui qui avait aiguillé les gendarmes vers le puisard. Sylvie avait eu la présence d’esprit de l’enregistrer, alors qu’elle était à l’hôpital. Dans quel état d’esprit pouvait-elle être ? Pourquoi avait-elle laissé sa fille sans protection malgré ces menaces ?

En cherchant le magnétophone, j’avais piqué aussi, dans la bibliothèque de Mariotte, un ouvrage sur les traditions de la région : Contes et légendes du Jura. Au chapitre 12, un passage concernait la fameuse maison aux horloges.

Au début du XVIIIe siècle, expliquaient les auteurs, une famille d’horlogers avait construit cette maison sur le flanc d’une colline, pour se protéger des bourrasques glacées du nord et abriter leur travail de patience. En réalité, ils souhaitaient se cacher des regards indiscrets. Ces artisans étaient alchimistes. Ils étaient parvenus à fabriquer des pendules aux vertus magiques. Des rouages si précis, des déclics si infimes, qu’ils ouvraient des brèches dans la succession du temps. Des fissures qui donnaient à leur tour sur un monde intemporel...

Il y avait d’autres versions de la légende. Dans l’une d’elles, les horlogers appartenaient à une lignée de sorciers. Leur demeure avait été construite sur des marécages pestilentiels et les failles de leurs pendules s’ouvraient directement sur l’enfer. Ces « portes » fonctionnaient dans les deux sens. Entre deux chiffres gothiques, les démons pouvaient aussi accéder à notre monde.

La fatigue aidant, j’imaginai, malgré moi, un démon à tête de vampire s’échappant d’une horloge et s’acharnant sur Sylvie Simonis, la mordant, l’empoisonnant, laissant ses propres signatures sur son corps. Satan et la langue coupée. Belzébuth et ses mouches bourdonnantes. Lucifer et la lumière filtrant sous les côtes...

Je balayai ce mauvais trip et continuai ma lecture. Une troisième variante expliquait que les artisans maudits avaient attiré, par leurs recherches, le malheur sur Sartuis. Des faits avérés par l’histoire. Épidémies de peste au XVIIIe siècle, choléra et incendies au XIXe, massacres, exécutions et rages meurtrières durant les deux guerres mondiales, sans compter une grippe déferlante qui avait décimé la population en 1920. Dans les vallées qui entouraient Sartuis, il était courant d’attribuer ces fléaux à la maison aux horloges et à son réseau hydrographique empoisonné. Les plus superstitieux la rendaient même responsable de la faillite industrielle du comté.

Je me frottai les yeux. Deux heures du matin. Je ne voyais pas pourquoi je brûlais des heures de sommeil avec ces foutaises. Une question revenait toujours m’obséder : pourquoi Sylvie Simonis était-elle restée dans cette ville de merde, dans cette baraque funeste, avec le fantôme de sa fille ?

Je revoyais le pupitre incliné, les instruments de précision. À quoi pensait-elle, durant ces années, alors que gendarmes et flics pataugeaient joyeusement ? Elle avait conservé la cassette du Corbeau et, sans doute, planqué ailleurs d’autres éléments concernant la fin tragique de Manon. Elle n’avait pas cherché à tourner la page. Pourquoi ?

Soudain, je sus.

Sylvie Simonis cherchait l’assassin, elle aussi. Elle avait mené sa propre enquête, pendant quatorze ans. Avec patience, rigueur, obstination. Elle avait suivi ses propres pistes, écouté ses soupçons. Voilà pourquoi elle était restée dans cette ville hostile où elle n’avait connu que le malheur. Elle voulait vivre près de l’assassin. Elle voulait respirer son sillage — et l’identifier. Oui : cet entêtement correspondait à son caractère tenace et à sa patience d’horlogère. Elle n’avait pas lâché le morceau. Il lui fallait la tête du tueur.

Avait-elle réussi ? Sa mort pouvait constituer une réponse. L’été dernier, d’une manière ou d’une autre, elle avait démasqué l’assassin de sa fille. Mais, au lieu de prévenir les autorités, elle avait voulu le piéger — peut-être l’éliminer de ses propres mains. Les choses avaient mal tourné. Le meurtrier de Manon l’avait sacrifiée à son nouveau rituel. Un sacrifice qu’il avait mûri au fil des années, comme un cancer, au fond de son cerveau.

J’écrasai ma cigarette et lançai au coup d’œil au cendrier rempli de mégots. J’étais plongé dans un véritable brouillard tabagique. J’ouvris les rideaux autour de mon lit. Mon histoire tenait le coup mais il était inutile de la ruminer toute la nuit, sans pouvoir rien vérifier.

J’entrouvris la fenêtre puis éteignis la lumière. Mes paupières battirent, quelques-unes des pendules de Sylvie Simonis m’apparurent. Sabliers en forme d’ellipse, coffres ajourés, figurines de bronze doré tenant un arc, un maillet, une trompette. Je sombrai dans un demi-sommeil alors qu’une partie de ma lucidité s’accrochait encore. Des montres de gousset... Des cadrans cernés de coquillages... Des ornements en forme de feuilles, de globes, de lyres...

Tout à coup, une ombre jaillit des aiguilles d’une horloge. Une silhouette noire, en redingote et chapeau claque. Je ne pouvais voir son visage mais je savais que ses intentions étaient malfaisantes. Je songeai à Méphistophélès. Au Dapertutto des Contes d’Hoffmann. L’ombre se pencha sur moi, la bouche près de mon oreille, et murmura : « J’ai trouvé la gorge. »

La voix n’était pas celle de la cassette mais celle de Luc. Je me redressai, juste à temps pour voir ses yeux, injectés de rouge et de fureur, sous le chapeau. C’étaient les yeux qui m’avaient observé sur le belvédère de Notre-Dame-de-Bienfaisance.

42

— DES SUPERSTITIONS. De simples superstitions.

— Mais ces fléaux ont existé dans la région ?

— Je ne suis pas historien. Je crois que tout ça est un tissu d’inepties. Vous savez ce qu’on dit sur les légendes : elles ont toujours une origine réelle. À Sartuis, il y a la fumée, mais pas le feu.

À 7 heures du matin, le père Mariotte trempait une tartine beurrée dans son café au lait, avec la mine concentrée d’un biologiste préparant un vaccin. Cinq heures de sommeil avaient reposé mon corps, pas mon esprit.

— Et la maison aux horloges, elle est vraiment construite sur des marécages ?

Mariotte fit une grimace irritée. Je lui gâchais son petit déjeuner.

— Il faudrait vérifier le réseau hydrographique. Je sais que la rocade, un peu plus à l’est, a été édifiée sur des terres humides qu’il a fallu assécher et assainir. Mais la maison dont vous parlez, du moins pour ses fondations, remonte à au moins deux siècles. Comment savoir ? Vous avez vraiment besoin de toutes ces informations ? C’est pour votre reportage ?

Il était bien le seul homme de la ville à croire encore que j’étais journaliste. Superbe exemple de l’isolement de l’Église dans le monde contemporain.

— En réalité, j’écris un livre. Je voudrais planter le décor avec précision.

— Un livre ? (Il me lança un coup d’œil soupçonneux.) Un livre ? Sur quoi, Seigneur ?

— L’histoire des Simonis.

— Je me demande qui ça pourrait intéresser.

— Revenons aux habitants de Sartuis, ils croient à la malchance de la ville ? Au pouvoir de la maison ?

Le prêtre but son café au lait puis grommela :

— Les gens d’ici sont prêts à croire à n’importe quoi. Quant aux autres vallées, il suffit d’y passer pour entendre le vrai nom de Sartuis : la vallée du Diable.

— Le meurtre de Manon, ça n’a pas dû arranger les choses, non ?

— C’est le moins qu’on puisse dire.

— Ni celui de Sylvie.

Il reposa son bol et planta ses yeux dans les miens :

— Mon ami, je vous donne un conseil : ne tombez pas là-dedans.

— Dans quoi ?

— Les superstitions du coin. C’est le tonneau des Danaïdes.

— Le premier soir, vous m’avez dit que vous aviez installé un confessionnal dans l’annexe, pour les cas d’urgence. Ces urgences sont liées à ces superstitions, non ? Les paroissiens ont peur du diable ?

Mariotte se leva et regarda sa montre :

— 7 heures ! Je suis déjà en retard. On est dimanche. (Il se força à rire.) Pour le curé, c’est le grand barouf ! Messe le matin et match l’après-midi !

Comme pour lui donner raison, les cloches de l’église sonnèrent. Il saisit son bol et son assiette. Je proposai :

— Laissez. Je le ferai.

Il me remercia d’un regard et disparut dans un claquement de porte. Ce prêtre n’était décidément pas franc du collier. Il disait la vérité mais une zone d’ombre altérait son discours en permanence.

Je débarrassai la table, rangeai les couverts et les assiettes dans le lave-vaisselle. L’idéal pour réfléchir. Je sentais encore, au-dessus des faits, une structure supérieure. Ces légendes maléfiques jouaient un rôle dans les deux meurtres, j’en étais certain. Le tueur y avait puisé une source d’inspiration. Peut-être même agissait-il sous l’influence de ces contes à propos de diables et d’horloges...

Après une douche glacée, dans les vestiaires du dortoir, je bouclai mon sac, y glissant les nouveaux éléments — la cassette audio, le livre sur les légendes du Jura — et fourrai l’ensemble dans mon coffre de voiture. Je n’excluais pas un départ précipité. D’ici peu, Stéphane Sarrazin allait me virer manu militari.


8 heures.

Un peu tôt pour attaquer mes coups de fil, surtout un dimanche, mais je n’avais pas le choix. Je contournai le presbytère et allumai une clope, faisant les cent pas sur le terrain de basket.

Premier appel : Foucault. Pas de réponse. Ni sur le cellulaire ni sur la ligne privée. Je tentai le coup avec Svendsen. Même topo. Merde. J’allais rester tanké avec mes questions et mes nouvelles pistes. Je consultai mon agenda, grelottant dans le froid, et contactai une vieille connaissance. Trois sonneries et, enfin, une réponse. Quand il reconnut ma voix, l’homme éclata de rire :

— Durey ? Quel mauvais vent t’amène ?

— Une recherche. Hyper urgente.

— Un dimanche ? Toujours hors sujet, à ce que je vois.

— Tu peux ou non ?

Jacques Demy, homonyme du cinéaste, était un camarade de promo et un génie de la brigade financière. À la police des chiffres, on l’avait surnommé « Facturator ».

— Je t’écoute.

— Vérifier les comptes d’une Française, salariée en Suisse, morte en juin dernier : c’est possible ?

— Tout est possible.

— Même un dimanche ?

— Les ordinateurs ne prennent pas de vacances. Sa banque est en France ou en Suisse ?

— À toi de voir.

Je lui donnai le nom, ainsi que tous les renseignements que je possédais.

— Qu’est-ce que tu cherches ?

— Elle effectuait peut-être un virement régulier, depuis plusieurs années.

— À qui ?

— C’est ce que je veux savoir.

— Donne-moi au moins une orientation.

Je formulai mon hypothèse, qui ne reposait sur rien :

— Je pense à une agence de détectives. Un enquêteur privé.

— Je suppose que c’est pour hier ?

Je songeai à Stéphane Sarrazin, qui devait déjà m’attendre dans les locaux de la gendarmerie. J’approuvai. Facturator me jeta :

— Je te rappelle aussi vite que possible.

Ce premier coup de fil me redonnait de l’énergie. De quoi passer à un autre, plus difficile. Laure Soubeyras.

— Tu n’as pas appelé hier, répondit-elle. La voix était pâteuse, ensommeillée.

— Comment va-t-il ?

— Stationnaire.

— Et toi ?

— Pareil.

— Que disent les petites ?

— Elles me demandent quand papa va revenir.

J’entendis des bruits de draps, un tintement de verre. Je la réveillais. Elle devait être abrutie de somnifères et d’anxiolytiques.

— Tu fais quelque chose avec elles, aujourd’hui ? hasardai-je.

— Que veux-tu que je fasse ? Je les donne à mes parents et je vais à l’hôpital.

Silence. J’aurais pu risquer une parole de consolation mais je ne voulais pas jouer de ces formules creuses.

— Et toi ? reprit-elle. Où en es-tu ?

— Je suis sur ses traces. Dans le Jura.

— Qu’est-ce que t’as trouvé ?

— Rien encore, mais j’avance dans son sillage.

— T’as vu où ça l’a mené...

— Je te jure que j’obtiendrai une explication.

Nouveau silence. J’entendais son souffle. Elle semblait hébétée. Je ne savais toujours pas quoi dire. Faute de mieux, je murmurai :

— Je te rappelle. Promis.

Je raccrochai, la gorge plombée.

Il fallait que je bouge. Il fallait que je cherche.

Je courus à ma voiture.

Essayer un dernier truc ici avant que Sarrazin me tombe dessus.

43

L’ÉCOLE JEAN-LURÇAT se situait au nord de la ville, près de supermarchés tels que Leclerc ou Lidl et un McDonald’s. L’interphone du portail proposait deux boutons : « École » et « Mme Bohn ». Directrice ou gardienne ? J’appuyai sur le nom. Au bout de quelques secondes, une voix féminine répondit. Je me présentai en tant que policier. Il y eut un silence, puis le micro crachota :

— J’arrive.

Mme Bohn déboula. C’était bien le mot : elle roulait plus qu’elle ne marchait. Elle devait peser dans les cent kilos et ressemblait, dans son loden, à une monstrueuse cloche de feutre. J’imaginais les surnoms que les gamins pouvaient lui donner.

— Je suis la directrice de l’établissement.

Les mains glissées dans ses manches, à la tibétaine, elle levait vers moi un visage large, trop maquillé, auréolé de boucles blondes laquées.

— C’est pour l’affaire Simonis ? ajouta-t-elle, la bouche pincée.

— Exactement.

— Je suis désolée. Je ne peux rien pour vous. Manon n’était pas dans notre école. Vous n’êtes pas le premier à vous tromper.

— Où était-elle ?

— Je ne sais pas. Peut-être à Morteau. Ou dans le privé, de l’autre côté de la frontière.

Le mensonge était énorme. Tout le monde connaissait la chronologie du meurtre et personne n’avait jamais évoqué un voyage en voiture de l’école à la cité des Corolles. Je scrutai ses yeux clairs, étrangement globuleux. Silence. Je m’inclinai :

— Excusez-moi de vous avoir dérangée.

— Ce n’est rien. Je suis habituée. Au revoir, monsieur.

Elle agita une main de poupée, toute potelée, puis pivota. J’attendis qu’elle franchisse le seuil de l’immeuble avant d’enjamber la barrière. Je devais pêcher les informations par moi-même. Trouver les archives, les forcer et dégoter les livrets scolaires de Manon Simonis. Combien de chances d’y parvenir ? Disons, cinquante pour cent.

Je traversais la cour quand j’aperçus, sur ma droite, juste à la jonction du bâtiment principal et du gymnase, des compartiments à ciel ouvert. Les chiottes. Une idée me sourit.

Je me glissai dans l’allée centrale où couraient les lavabos. Au fond, un petit jardin bruissait de bambous et de peupliers. Ce détail changeait tout. Je n’étais plus dans de vulgaires toilettes d’école mais dans une rêverie chinoise, cernée de feuillages... Je touchai le bois des portes, le ciment des murs, évaluant leur vétusté.

Combien de chances de débusquer ici ce que j’espérais ?

Je misai sur une pour mille.

J’ouvris la première porte et scrutai les murs couleur kaki. Des fissures, des marques de crasse, des graffitis enfantins. Certains au feutre, d’autres gravés dans le ciment. « la maîtresse et cone », « queu bite zob », « j’aime kevin ».

Je passai au second compartiment. Un filet d’eau ricanait quelque part, se mêlant aux frémissements des feuilles. Je lus d’autres hiéroglyphes. « sabine suce karim », « enculer »... Des croquis de verges ou de seins étoffaient les textes. À l’évidence, les toilettes servaient aussi de défouloirs.

Troisième cellule. Je sortis de cette nouvelle cabine en me disant que mon idée était absurde. Je poussai la porte suivante et restai pétrifié. Entre deux tuyaux, une ligne maladroite était gravée dans la pierre :


MANON SIMONIS, LE DIABLE EST SUR TON DOS !


Je n’en attendais pas tant. J’avais espéré seulement un nom, une allusion. Je traversai l’esplanade au pas de course, m’engouffrai dans le bloc et grimpai au premier étage. Je tombai sur la directrice dans son bureau.

— Vous me prenez pour un con ?

Elle sursauta. Debout, elle tenait un pulvérisateur à la main, occupée à chouchouter ses plantes vertes.

— Je reviens des toilettes de la cour. Un graffiti mentionne le nom de Manon Simonis.

— Un graffiti ? Dans les toilettes ?

— Pourquoi vous m’avez menti ?

— Vous vous rendez compte ? Dix ans que je demande un budget pour la réfection des...

— Pourquoi ce mensonge ?

— Je... On m’a téléphoné. Pour me prévenir que vous viendriez.

— Qui ?

— Un gendarme. Je n’ai rien compris d’abord mais il m’a parlé d’un policier de haute taille, s’intéressant à Manon. Il m’a ordonné de vous renvoyer aussi sec.

La réponse me calma. Sarrazin anticipait, comme je l’avais prévu, mes faits et gestes.

— Asseyez-vous, ordonnai-je. Je n’en ai que pour quelques minutes.

— Je dois arroser mes plantes. Je peux répondre debout.

— Je ne blâme pas le capitaine Sarrazin, fis-je plus doucement. L’affaire Simonis est un dossier délicat.

— Vous venez de Paris ?

Je la sentais mûre pour le bobard que j’avais déjà servi à Marilyne Rosarias.

— Quand une enquête devient sensible, notre service est contacté. Sectes. Crimes rituels. Les enquêteurs classiques n’aiment pas qu’on fourre notre nez dans leurs procédures. Nous avons nos propres méthodes.

— Je vois. Sylvie Simonis a été assassinée ? C’est officiel ?

— Cette mort a réveillé la première affaire, éludai-je. Vous dirigiez déjà l’école quand Manon était ici ?

Mme Bohn appuya sur son pulvérisateur, provoquant une brume d’eau. Je répétai ma question.

— À l’époque, j’étais simple institutrice, dit-elle. Je l’ai même eue l’avant-dernière année, en CE1.

— Comment était-elle ?

— Vive. Espiègle. Presque... trop. Son caractère ne collait pas avec son visage d’ange.

— Je croyais que c’était une enfant timide et réservée.

— Tout le monde le croyait. En réalité, elle était dissipée. Toujours en quête d’une bêtise à faire. Dangereuse même, parfois.

— Dangereuse ?

— Elle n’avait pas froid aux yeux. Une vraie risque-tout.

Cette révélation modifiait le contexte de l’enlèvement :

— Elle aurait pu suivre un inconnu ?

— Je n’ai pas dit ça. Elle était en même temps très farouche.

— Comment décririez-vous sa relation avec Thomas Longhini ?

— Inséparables.

— Ils avaient cinq ans de différence.

— L’école primaire et le collège partagent la même cour. Et ils se voyaient à la cité des Corolles.

— Les enquêteurs ont prétendu que Manon n’aurait pu suivre que Thomas ce soir-là. Vous êtes d’accord ?

Elle hésita puis reprit son manège avec son spray. L’odeur de terre humide montait, à la fois fraîche et lugubre. Je songeai à la terre des morts, qui se retournera sur chacun de nous.

— Ils faisaient la paire, c’est sûr. Manon n’aurait pas hésité à suivre Thomas.

— C’est votre hypothèse ?

— Ils ont pu aller au site d’épuration, inventer un jeu qui a mal tourné, oui. Je devais retrouver ce Thomas Longhini, coûte que coûte. J’enchaînai :

— Si on parle d’accident, comment expliquer les menaces du Corbeau ?

— Une coïncidence, peut-être. Sylvie Simonis avait beaucoup d’ennemis. Mais pourquoi remuer tout ça, quatorze ans plus tard ?

— Et vous, à l’école, vous n’avez jamais reçu d’appels bizarres ?

— Si, une fois. Un homme. Il m’a prévenue qu’il avait la plus grosse et qu’il allait me la mettre profond.

Je sursautai : Mme Bohn avait prononcé cela d’un ton neutre. Elle enchaîna, l’air déçu :

— J’attends toujours.

Je restai ébahi. Elle me lança un regard par en dessous et sourit :

— Excusez-moi. C’était de l’humour.

Je changeai de cap :

— Vous connaissez la maison aux horloges ?

— Bien sûr. Sylvie venait d’y emménager.

— Vous connaissez son histoire ? La légende qui circule à son sujet ?

— Comme tout le monde.

— Dans les toilettes de votre école, on a gravé : « Manon Simonis, le diable est sur ton dos. » Pourquoi a-t-on écrit cela à votre avis ?

— Il y a eu des rumeurs, parmi les élèves.

— Du style ?

— Le bruit s’était propagé qu’un diable pourchassait Manon.

— Quel genre de diable ?

— Aucune idée.

— Pourquoi disait-on cela ?

— Des histoires de gamins. Je ne sais pas d’où c’est parti. Ni ce que ça signifiait au juste.

Elle sourit, d’une manière confuse. Je devinai que cette femme, comme tous ceux qui avaient approché Manon, vivait dans un remords indélébile. Pouvait-on prévoir un meurtre ? Pouvait-on l’éviter ? Elle murmura :

— C’est toujours plus facile de juger après, non ?

Je songeai aux Lilas, à mon erreur d’évaluation qui avait tué deux enfants et rendu orpheline une troisième. Dans une vie d’action, il n’y a pas de place pour les regrets. Je renonçai à lui glisser quelques mots de compassion chrétienne. Je la remerciai et partis.

Dans l’escalier, j’appelai mon répondeur. Aucun message. Que foutaient Foucault, Svendsen, Facturator ? Que foutaient-ils tous ?


11 heures.

Stéphane Sarrazin ne m’attendait pas devant le portail de l’école mais je pouvais sentir sa présence, dans la ville, prêt à me jeter sur l’autoroute. Je courus vers ma voiture puis démarrai à fond, en direction de la cité des Corolles.

44

SUR LES PELOUSES, le soleil avait attiré des familles. Glacières, canettes et assiettes en carton. Les enfants s’agitaient dans les aires de jeux. Les parents picolaient joyeusement. Derrière, les immeubles des Corolles, avec leurs murs blancs et leurs volets rouges, ressemblaient à des constructions de Lego.

Je me garai sur le parking, en surplomb, puis descendis la pente. Je me glissai derrière la rangée de troènes qui cernait le premier bâtiment, pour éviter les pique-niqueurs, et marchai jusqu’à la cage d’escalier du 15, l’adresse de Martine Scotto, la nourrice de Manon.

Hall étroit, demi-jour. Pas d’interphone. Seulement un panneau, comportant la liste des locataires. Je cherchai le nom : deuxième étage.

Je montai à pied et sonnai. Pas de réponse. Martine Scotto était absente. Peut-être en bas, avec les autres. Je n’avais aucun moyen de la reconnaître. Ma déception était ailleurs. Mon excitation avait brûlé en route. J’étais en train de patauger — et je n’avais plus que quelques minutes devant moi.

Mon portable retentit dans ma poche.

Facturator. Je n’aurais pas parié sur lui en premier.

— Tu as trouvé quelque chose ?

— Ouais. Sylvie Simonis effectuait des virements réguliers. Il y en a un qui pourrait cadrer avec ce que tu cherches. Un virement trimestriel, sur un compte suisse.

— Depuis quand ?

— Ça ne date pas d’hier. Octobre 1989. À l’époque, quinze mille francs tous les trois mois. Aujourd’hui, on en est à cinq mille euros. Toujours chaque trimestre. Je frappai le mur avec mon poing. Mon coup de sonde, pile dans le mille. Après l’échec de l’enquête, après les fiascos de Moraz, Cazeviel et Longhini, Sylvie avait décidé d’agir et engagé un privé. Un détective qui avait bossé pour elle durant plus de dix années !

— Tu as le nom du destinataire ?

— Non. L’argent est viré sur un compte numéroté.

— On peut lever l’anonymat ?

— Pas de problème. Il te suffit d’avoir un mandat de perquisition international et les preuves concrètes que l’argent dont on parle est illicite.

— Merde.

— D’où provient ce fric ? demanda Facturator.

— De ses propres revenus, je suppose. Sylvie Simonis était horlogère.

— Alors, tu oublies, mon canard.

— Il n’y a aucun autre moyen ?

— Je vais voir. À mon avis, ce pognon ne faisait que transiter sur le compte numéroté. L’encaisseur doit le faire virer sur un autre compte, nominatif celui-là.

— Tu peux suivre le transfert ?

— Je vais voir. Si le gus vient en personne prendre son cash au guichet, c’est foutu.

Je le remerciai et raccrochai. Je descendis au rez-de-chaussée, écartant toute autre possibilité — que Sylvie ait simplement mis du fric à gauche ou qu’elle verse une rente à un membre éloigné de sa famille. Je sentais, avec mes tripes, que j’avais vu juste. Elle payait un privé. Un homme qui devait posséder un dossier d’enquête à toucher le plafond. Un homme qui connaissait peut-être l’identité du tueur !

Je m’arrêtai face aux portes vitrées du hall. Dehors, flemme et douceur de vivre s’étalaient sur le gazon pelé. Les hommes portaient moustaches et survêtements ; les femmes, caleçons longs et sweat-shirts criards. Les enfants se déchaînaient sur les portiques. Tout ce petit monde grillait au soleil comme des saucisses sur un barbecue.

Je composai à nouveau le numéro de Foucault. Au bout de deux sonneries, on décrocha :

— Foucault ? Durey.

— Mat ? Justement, on parlait pas de toi.

— Avec qui ?

— Ma femme. On est avec le gamin, au parc André-Citroën.

Je ne pouvais pas y croire : j’attendais des nouvelles de l’enquête depuis ce matin et ce con était tranquillement parti en promenade !

Je ravalai ma rage, songeant à Luc qui faisait chanter ses propres hommes pour mieux les asservir.

— Tu n’as rien de neuf pour moi ?

— Mat, le concept du dimanche : ça te dit quelque chose ?

— Je suis désolé.

Le flic éclata de rire :

— Non. Tu ne l’es pas. Et moi non plus. Tu appelles pour Longhini ? Ton môme, c’est l’homme invisible.

— Tu as son nouveau nom ?

— Non. La préfecture de Besançon fait barrage. La Sécu n’a rien. Quant à l’Identité judiciaire, il existe un dossier spécial.

— Qu’est-ce que tu me chantes ?

— Un dossier réservé, chez les gendarmes. Ils ont protégé sa fuite, à l’époque.

Les uniformes avaient donc pris parti pour l’adolescent contre les flics, au point de l’aider dans sa disparition. Dans ces conditions, aucun espoir de le retrouver. Je tournai le dos aux portes vitrées et remontai le couloir jusqu’à l’arrière du bâtiment.

— Je peux te donner mon impression ? fit Foucault.

— Dis toujours.

J’ouvris l’issue de secours et me retrouvai au pied d’un versant d’herbe abrupt. Au sommet, des sapins se balançaient lentement, libérant de temps en temps des éclats de soleil glacé. Je m’appuyai contre le mur.

— Durant sa garde à vue, les flics ont dû secouer le môme. Il était en état de choc.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Il a consulté un psychiatre.

— Comment tu le sais ?

— Une histoire d’assurances. À l’époque, la compagnie a continué à verser les remboursements à l’ancienne adresse de la famille. Les gendarmes ont fait suivre. La mutuelle a conservé les ordonnances, dont les consultations chez le psy.

— T’es en train de me dire que tu as le nom du psychiatre ?

— Le nom, l’adresse, ouais.

— Et c’est maintenant que tu m’annonces ça ?

— Je l’ai appelé hier. Il n’a jamais eu la nouvelle adresse et...

— File-moi ses coordonnées.

J’avais déjà sorti mon carnet. Foucault hésita :

— C’est-à-dire...

— Quoi ?

— C’est que je les ai pas là, moi... Je suis au parc.

— Je te donne dix minutes pour filer au bureau. Exécution.

Foucault allait raccrocher quand je demandai :

— Attends. Et l’autre recherche ? Celle des meurtres de même type ?

— Rien.

— Même à l’échelle nationale ?

— Personne n’a réagi à mon réscom. Le SALVAC n’a pas le début d’un meurtre ressemblant au tien. C’est la première fois qu’il tue, Mat.

— Il ne te reste plus que neuf minutes.

Je raccrochai et appelai Svendsen. Le légiste décrocha. D’un coup, je me sentis en veine.

— Mes gars sont sur le coup mais il n’y a rien de nouveau.

— Je t’appelle pour autre chose.

Le médecin soupira, simulant un épuisement sans limite :

— Je t’écoute.

— Foucault ne trouve pas d’autre meurtre dans le style du nôtre.

— Et alors ? C’est peut-être son premier coup.

— Je suis sûr du contraire. Il faut entrer d’autres critères dans notre recherche.

— Qu’est-ce que je viens faire là-dedans ?

— Foucault est parti du meurtre. Il faut peut-être partir du corps.

— Comprends pas.

— Tu l’as dit toi-même : la signature du tueur porte sur le processus de décomposition. Il joue avec la chronologie de la mort.

— Je t’écoute toujours.

— Un légiste distrait aurait pu ne pas remarquer ces décalages sur un cadavre rongé aux vers...

— Distrait et bourré.

— Non. Sérieusement, je voudrais lancer une recherche portant sur tous les corps découverts en état de décomposition avancée, à l’échelle nationale.

— Quelle période ?

— 1989-2002.

— Tu sais combien ça fait de macchabs ?

— C’est possible ou non ? À travers les instituts médico-légaux ?

— Je vais déjà regarder à la Râpée. Et appeler les collègues dont j’ai les numéros personnels. En attendant lundi. Dans tous les cas, ça prendra du temps.

— Merci.

Je raccrochai et me laissai couler le long du mur, subjugué par les sapins noirs au-dessus de moi. Entre deux coulées de soleil, leur ombre m’enveloppait de froid. Je relevai le col de mon manteau, attendant l’appel de Foucault.

Les hypothèses tournoyaient dans ma tête sans qu’aucune ne pénètre réellement dans mon champ de conscience. Caché à l’arrière de l’immeuble, je me sentais simplement en sécurité.

Au moins, Sarrazin ne viendrait pas me cueillir ici...

45

LA SONNERIE du téléphone m’électrisa. Je me réveillai en sursaut.

— Foucault. T’as de quoi noter ?

Je regardai ma montre. 14 h 10. Il avait mis moins de vingt minutes pour rejoindre le 36. Pas mal.

— Tu notes ou quoi ?

— Vas-y.

— Le mec s’appelle Ali Azoun. Aujourd’hui, il est installé à Lyon. Je te préviens : c’est pas un rigolo.

Je griffonnai les coordonnées personnelles du psychiatre et remerciai Foucault, qui marmonna en retour :

— Je reste au bureau. Foutu pour foutu, je vais passer l’après-midi dans nos archives, en quête d’un truc qui ressemble, même de loin, à ton meurtre. On ne sait jamais. Je te rappelle.

Sa réaction me fit chaud au cœur. Le ciment de l’enquête nous tenait à nouveau. Je me relevai avec difficulté et rentrai à l’abri dans l’immeuble. Je composai le numéro du psychiatre. Après m’être présenté, j’attaquai franco :

— C’est au sujet de Thomas Longhini.

— Encore ? On m’a déjà appelé hier pour cette histoire.

— C’était mon adjoint. J’ai besoin de précisions.

Il y eut un silence tendu, puis :

— Je ne répondrai à aucune question par téléphone. Surtout sans avoir vu un document officiel. Votre collègue m’a déjà paru très hésitant. Par ailleurs, les gendarmes possèdent un dossier complet sur le sujet. Vous n’avez qu’à...

— Nous avons des éléments nouveaux.

— Quels éléments ?

— Thomas Longhini pourrait être lié aux deux meurtres — celui de Manon, celui de sa mère, Sylvie Simonis.

— Ridicule. Thomas ne peut être impliqué dans un assassinat.

Azoun n’était pas étonné par l’annonce du meurtre de Sylvie. Les gendarmes avaient déjà dû l’affranchir. J’enchaînai :

— Votre opinion sur sa culpabilité : c’est précisément l’objet de mon appel.

Le spécialiste marqua un nouvel intervalle puis proposa, d’un ton plus conciliant :

— Pourquoi ne pas attendre lundi ? Vous m’envoyez un fax et...

— Je n’appelle pas pour vous livrer des chocolats. Il s’agit d’une enquête criminelle. Urgente.

Le silence perdit de son intensité.

— Quel est le nouveau nom de Thomas Longhini ? repris-je.

— Les gendarmes le connaissent. Ils ne vous l’ont pas dit ? Je ne l’ai jamais su.

— Pourquoi l’idée de sa culpabilité vous paraît-elle ridicule ?

— Thomas n’est pas un assassin. C’est tout.

— Il a été suspecté du meurtre de Manon.

— À cause du zèle stupide de vos collègues ! Le pauvre gamin en a vu de toutes les couleurs chez les flics.

— Parlez-moi de son traumatisme. De ses réactions.

— Vous ne m’aurez pas comme ça, commandant. Faxez-moi demain un document officiel, démontrant qu’un juge vous a chargé de cette affaire, et nous parlerons.

— Je veux juste gagner une journée. Si c’est une fausse piste, autant l’abandonner tout de suite.

— Complètement fausse. Et surtout, n’allez pas l’emmerder à nouveau ! Il a eu son compte.

Je surpris sous l’inflexion une corde sensible. Je jouai la compassion :

— Il était vraiment mal en point ?

Azoun soupira, concédant quelques mots :

— Il souffrait d’une forme de distorsion du réel, caractéristique de la puberté. Mon rapport allait dans ce sens. Je l’ai suivi tout l’été.

Je sursautai. Thomas Longhini avait été suspecté en janvier 1989.

— L’été 1989 ?

— Mais non, l’été 1988 !

— Manon Simonis a été tuée le 12 novembre 1988.

— Je ne comprends pas. Vous ne connaissez rien au dossier ou quoi ?

— Expliquez-moi.

— J’ai soigné Thomas avant le meurtre. Ses parents m’ont consulté en mai 1988. Ensuite, au début de l’année suivante, les hommes du SRPJ de Besançon m’ont interrogé. Parce que je connaissais bien Thomas. J’ai d’ailleurs témoigné en sa faveur.

Foucault s’était emmêlé les pinceaux avec les dates. Voyant surgir un psychiatre dans l’affaire, il en avait conclu qu’il avait été consulté en tant qu’expert, ou pour apaiser le gamin traumatisé. Mais Ali Azoun avait traité Thomas un an avant les faits !

Je m’éclaircis la gorge, conservant mon sang-froid :

— Quel était le problème, à cette époque ?

— Ses parents s’inquiétaient. Le gosse tenait des propos délirants. Enfin, qu’ils considéraient comme délirants.

— Par exemple ?

— Il parlait surtout d’un diable.

Je levai les yeux. La montagne me paraissait palpiter, s’entrechoquer avec le ciel.

— Soyez plus précis.

— Il disait que Manon Simonis — il la considérait comme sa petite sœur — était en danger. Qu’un diable la menaçait.

— Qui était ce diable ? Quelle forme prenait-il ?

— Thomas n’en savait rien. En réalité, il voulait que je la voie. Il espérait qu’elle me parlerait plus facilement.

— Pourquoi vous ?

— Je ne sais pas : un adulte. Un médecin.

— Avez-vous contacté sa mère ?

— Non. Je crois... Enfin, selon Thomas, la mère était liée à cette menace.

Des picotements électrisèrent ma nuque :

— Vous voulez dire qu’elle était la menace ?

— C’était plus confus que ça.

— Qu’avez-vous fait ? Vous avez reçu la petite ?

— Non. À ce moment, je n’avais devant moi qu’un adolescent perturbé. Les allusions au diable, à cet âge, c’est classique. De plus, ses relations avec Manon, de cinq ans sa cadette, n’étaient pas claires. Mes séances s’orientaient plutôt vers ce problème. Il s’agit toujours de gérer son désir, vous comprenez ?

— Et vous en êtes resté là ?

— Écoutez. C’est toujours facile de juger les psys après que les événements sont survenus. À chaque récidive, on nous couvre d’insultes, de reproches. Nous ne sommes pas devins !

Mme Bohn m’avait tenu le même discours. Ces adultes ne pouvaient admettre que les craintes « fantasmatiques » de deux enfants aient pu devenir réelles. Azoun reprit, un ton plus bas :

— Avec le recul, je pense que Manon était effectivement menacée. Mais qu’elle n’acceptait pas cette menace de la part d’un adulte. Voilà pourquoi elle parlait de « diable ». Elle inventait une présence maléfique.

— Pourquoi n’aurait-elle pas admis l’identité de son agresseur ?

— Elle était peut-être programmée pour l’aimer. Il y avait conflit dans sa psyché. C’est assez fréquent dans les cas de pédophilie, par exemple.

— Vous pensez donc que la mère de Manon était dangereuse ?

— La mère ou un proche.

— Thomas n’a jamais prononcé un nom ? Laissé filtrer un indice ?

— Jamais. Il parlait d’un « diable », d’un « démon ».

— Vous avez revu Thomas, ensuite ? Je veux dire : après son inculpation ?

— Dès sa libération, oui. Ses parents voulaient que j’accompagne leur fils dans ces moments difficiles. Eux-mêmes étaient complètement déboussolés.

— Thomas s’en est remis ?

— À mon sens, il était plus solide qu’on l’a dit. Pour lui, le vrai traumatisme, ce n’était pas l’inculpation mais la mort de Manon. Et surtout le fait que personne ne l’avait écouté quand il nous prévenait du danger. Il en voulait à la terre entière. Il répétait qu’il reviendrait. Pour venger Manon.

Ma liste de vengeurs ne cessait de s’allonger : Sylvie Simonis, menant une enquête de quatorze années. Patrick Cazeviel, qui n’avait « pas dit son dernier mot ». Et maintenant Thomas Longhini, qui avait juré de revenir à Sartuis.

— Les parents ont quitté la région, conclut Azoun. Je n’ai pas revu Thomas. Mais encore une fois, je pense qu’il a dû s’en sortir. Voilà. J’en ai déjà trop dit.

Je me pris la tonalité dans l’oreille. Je glissai mon cellulaire dans ma poche et soupesai le soupçon qui venait de passer dans la conversation : Sylvie Simonis impliquée dans le meurtre de sa propre enfant. Non : je préférais rester sur mon idée d’enquête personnelle et de détective privé.

Et m’en tenir à la seule hypothèse valable pour l’instant.

Un seul et même tueur pour les deux meurtres.

Je repris le chemin de mon Audi. 15 heures et la nuit s’avançait déjà. Les familles désertaient les pelouses. Mon sursis finissait et je n’avais rien trouvé. En ouvrant ma portière, j’envisageai de me rendre à la gendarmerie et de tenter une trêve avec Sarrazin. C’était la seule solution pour rester dans la ville.

Une main se posa sur mon épaule. Je me fabriquai un sourire de circonstances, prêt à découvrir la gueule en pain de sel du gendarme. Ce n’était pas lui, mais un des campeurs de la cité, enveloppé dans un survêtement acrylique.

— C’est vous le repôrtaire ?

Je ne compris pas la question.

— Le repôrtaire : le père Mariotte, il m’a parlé d’un djôrnaliste.

— C’est moi, fis-je enfin. Mais je n’ai pas trop le temps, là.

L’homme lança un regard par-dessus son épaule, comme si des oreilles indiscrètes pouvaient traîner.

— Y’a un truc qui pourrait vous intéresser.

— Je vous écoute.

— Ma femme, elle est agent de nettoyage à l’hôpital.

— Et alors ?

— Y’a quelqu’un qu’est arrivé cette semaine. Un type qu’vous devriez voir...

— Qui ?

— Jean-Pierre Lamberton.

Une gifle glacée. Le commandant qui avait dirigé l’enquête Manon Simonis. Chopard m’avait dit qu’il mourait d’un cancer à l’hôpital Jean-Minjoz.

— Il n’est pas à Besançon ?

— Il a voulu revenir à Sartuis. D’après c’qu’a entendu ma femme, il en a plus pour longtemps et...

— Merci.

L’homme dit encore quelque chose, mais le claquement de la portière couvrit ses paroles.

Je tournai ma clé de contact, direction centre-ville.

46

L’HÔPITAL DE SARTUIS ressemblait à celui de Besançon.

Même architecture des années cinquante, même béton gris. En modèle réduit. À l’intérieur, le terrain familier continuait. Panneaux de liège aux murs, comptoir d’accueil plastifié, luminaires blafards. Je filai droit vers l’accueil et demandai le numéro de chambre du commandant Lamberton.

— Vous êtes de la famille ?

Je plaquai ma carte sur le comptoir :

— De la grande famille, oui.

En me dirigeant vers les ascenseurs, je jetai un regard sur ma gauche, vers le distributeur de boissons. Juste à côté, une cabine téléphonique. C’était de ce poste que le tueur avait contacté Sylvie Simonis, le soir du meurtre. Je tentai d’imaginer la silhouette, derrière les vitres sales de la cabine. Je ne vis rien. Impossible de me figurer le meurtrier. Impossible de le concevoir comme un être humain.

Je m’engouffrai dans la cage d’escalier. Deuxième étage. Des familles attendaient dans le couloir. Je marchai jusqu’à la chambre 238 et tournai la poignée.

— Qu’est-ce que vous faites ?

Un homme en blouse blanche se tenait derrière moi. Il ajouta, d’une voix autoritaire :

— Je suis le médecin du service. Vous êtes un parent ?

Ma carte, à nouveau. Elle fit beaucoup moins d’effet qu’au rez-de-chaussée.

— Vous ne pouvez pas entrer. C’est fini.

— Vous voulez dire... ?

— C’est une question d’heures.

— Il faut absolument que je le voie.

— Je vous dis que c’est fini : ce n’est pas clair ?

— Écoutez. Même s’il ne peut me dire que quelques mots, c’est capital pour moi. Jean-Pierre Lamberton possède peut-être la clé d’une enquête. Une enquête criminelle sur laquelle il a travaillé.

Le toubib parut hésiter. Il me contourna et ouvrit lentement la porte.

— Quelques minutes, dit-il en s’arrêtant sur le seuil. C’est un moribond. Le cancer est partout. Cette nuit, le foie a éclaté. Le sang est infecté.

Il s’écarta et me laissa entrer. Les stores étaient baissés, la pièce vide — pas de fleur, pas de fauteuil, rien. Seuls le lit chromé et les instruments de surveillance occupaient l’espace. Des poches plastique étaient suspendues, enveloppées d’adhésif blanc. Le médecin suivit mon regard :

— Les poches de transfusion, murmura-t-il. On a dû les cacher. Il ne supporte plus la vue du sang.

J’avançai dans l’obscurité. Derrière moi, le spécialiste dit encore :

— Cinq minutes. Pas une seconde de plus. Je vous attends dehors.

Il referma la porte. Je m’approchai. Sous l’enchevêtrement des tubes et des cordons, il y avait bien un homme, vaguement éclairé par les luminescences intermittentes du Physioguard. La tête se dessinait sur la surface blanche de l’oreiller. Elle paraissait flotter, noire, détachée. Les deux bras n’étaient plus que deux os ternes, alors que le ventre, sous le drap, était gonflé comme celui d’une femme enceinte.

J’avançai encore. Dans le silence de la pièce, une poche de caoutchouc claquait, puis se relâchait en un long bruit d’expiration. Je me penchai pour scruter cette tête noire. Elle n’était pas seulement chauve : absolument imberbe. Un crâne gratté, abrasé, grillé par les rayons. Aux traits du visage, s’étaient substitués les muscles et les fibres, qui tendaient la peau en un relief atroce.

Je n’étais plus qu’à quelques centimètres — je compris pourquoi ce crâne semblait posé sur le tissu, détaché du buste. Un bandage emmaillotait sa gorge et se confondait avec l’oreiller, offrant l’illusion d’une tête coupée. Chopard avait parlé d’un cancer de la gorge ou de la thyroïde, je ne savais plus. Impossible d’interroger un tel homme, en supposant qu’il ait encore, drogué de morphine, sa raison. Il ne devait plus posséder ni trachée, ni larynx, ni cordes vocales. Je fis un bond en arrière.

Les yeux venaient de s’ouvrir.

Les pupilles étaient fixes mais elles exprimaient une attention extrême. Le bras droit se souleva, désignant un casque audio suspendu à l’appareillage de soin. Un câble reliait l’objet au pansement de la gorge. Un système d’amplification. Je plaçai les écouteurs sur mes oreilles.

Voici donc le beau chevalier... en quête de vérité...

La voix avait retenti dans mes écouteurs, mais les lèvres du visage ne bougeaient pas. L’homme parlait directement de ses entrailles. Le timbre était brûlé lui aussi.

Le policier qu’on attendait tous...

J’étais stupéfait par ses paroles. Lamberton avait flairé en moi le flic. Et, au seuil de la mort, il se foutait ouvertement de ma gueule. Je demandai à voix basse :

— Je suis de la Crime, à Paris. Sur le meurtre de Manon, qu’est-ce que vous pouvez me dire ?

Le nom du coupable.

— L’assassin de Manon ?

Lamberton ferma les paupières, en un signe affirmatif.

— QUI ?

Les lèvres closes prononcèrent :

La mère.

— Sylvie ?

C’est la mère. Elle a tué sa fille.

La pénombre se mit à palpiter. Un frisson passa sur mon visage, le râpant comme du papier de verre.

— Vous l’avez toujours su ?

Non.

— Depuis quand le savez-vous ?

Hier.

— Hier ? Comment avez-vous pu apprendre quoi que ce soit ici ?

Le sourire s’accentua. Les muscles et les nerfs dessinaient des rivières sombres :

Elle est venue me voir.

— Qui ?

L’infirmière... Celle qui a témoigné dans l’affaire.

Les rouages de mon esprit s’activèrent. Jean-Pierre Lamberton parlait de l’alibi de Sylvie Simonis. Elle avait été lavée de tout soupçon parce que, au moment du meurtre, on lui prodiguait des soins, ici même, dans cet hôpital. L’horrible ventriloque répétait :

Elle est venue me voir. Elle m’a tout avoué. Elle travaille toujours ici.

Je devinai l’histoire. Pour une raison ou une autre, une infirmière, à l’époque, avait menti. Depuis quatorze ans, elle vivait avec ce remords. Lorsqu’elle avait appris que Lamberton était hospitalisé ici, condamné, elle s’était confessée à lui.

Katsafian. Nathalie Katsafian. Va la voir.

— Thomas Longhini, murmurai-je. Sous quel nom se cache-t-il ?

Aucun son ne retentit dans mon casque. Machinalement, je tapotai mes écouteurs. L’entrevue était finie. Lamberton s’était tourné vers la fenêtre. J’allais partir quand la voix racla encore :

Attends.

Je me pétrifiai. Ses yeux me fixaient à nouveau. Deux billes noires, aux contours jaunâtres, qui avaient survécu à tous les rayons, à toutes les destructions.

Tu fumes ?

Je tâtonnai mes poches et sortis mon paquet de Camel. Le col de ma chemise était trempé de sueur. Le moribond murmura :

Fumes-en une... Pour moi...

J’allumai une Camel, expectorant ma fumée au-dessus du visage calciné. Je songeai à un fragment de météorite, une concrétion de cendres. D’une certaine façon, je rallumais sa mémoire de feu.

Lamberton ferma les yeux. Le mot « expression » ne signifiait plus rien pour un tel visage, mais l’entrelacs de ses muscles exprimait une sorte de jouissance. Les volutes bleutées planaient au-dessus du corps ; et mes pensées battaient à bas régime. Bam-bam-bam... Je pris conscience que le regard jaune me fixait à nouveau.

C’est pas la cigarette du condamné. C’est le condamné de la cigarette !

Un rire terrifiant retentit dans mes écouteurs.

Merci, mon gars.

J’arrachai mon casque, écrasai ma Camel sur le sol et lui serrai le bras avec affection. La messe était dite.

47

JE SORTIS de la chambre, les nerfs chargés à mille volts. Le médecin m’attendait : je lui demandai où je pouvais trouver Nathalie Katsafian. Coup de chance : elle travaillait ce dimanche, à l’étage inférieur.

Je me ruai dans l’escalier et tombai nez à nez avec une femme en chasuble et pantalon de toile blanche, dans le couloir. La quarantaine rude, sans beauté, une expression de fermeté à l’ombre d’une mèche blond cendré.

— Nathalie Katsafian ?

— C’est moi.

Je l’empoignai par le bras.

— Qu’est-ce que vous faites ?

J’aperçus une porte marquée « Réservé au personnel ». Je l’ouvris et poussai l’infirmière à l’intérieur.

— Ça va pas, non ?

Je refermai la porte avec le coude, actionnant en même temps le commutateur. Les néons s’allumèrent. Des murs tapissés de draps pliés, de blouses ordonnées : la lingerie.

— Nous avons besoin de calme, vous et moi.

— Laissez-moi sortir !

— Juste une petite conversation.

La femme tenta de me contourner. Je la repoussai et braquai ma carte de flic :

— Brigade Criminelle. Vous savez pourquoi je suis ici, non ?

L’infirmière ne répondit pas. Elle avait les yeux hors de la tête.

— Manon Simonis. Novembre 1988. Pourquoi avez-vous menti ?

Nathalie Katsafian s’effondra. Son visage était exsangue, plus blanc que les toiles autour de nous. Je mis un genou au sol et la redressai contre les draps :

— Je répète ma question : pourquoi avez-vous menti en 1988 ?

— Vous... vous enquêtez sur l’assassinat de Manon ?

— Répondez à ma question.

Elle se passa la main dans les cheveux. Une expression d’effroi la défigurait :

— Je... J’ai eu peur. J’avais vingt-cinq ans. Quand les gendarmes sont venus à l’hôpital, ils m’ont demandé si Sylvie Simonis était bien dans sa chambre, la veille, à 17 heures, j’ai répondu oui.

— Ce n’était pas le cas ?

— Je n’étais pas sûre, en fait.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit ?

Elle prit le temps d’avaler sa salive. La peur se muait maintenant en une expression de sourde résignation. Comme si, depuis quatorze ans, elle avait attendu cet instant de vérité.

— J’étais en stage, en fait. L’infirmière en chef était très stricte sur le règlement. 17 heures, c’est l’heure des relevés de température. On est censés la prendre en personne, puis la noter dans notre registre.

— Ce n’est pas ainsi que ça se passe ?

— Non. On vient plus tard et les patients l’ont déjà prise. Il nous suffit de regarder le thermomètre sur la table de nuit et d’inscrire le chiffre.

— Le malade peut donc être absent de sa chambre ?

— Oui.

— C’était le cas pour Sylvie Simonis ?

— Je crois, oui.

— Oui ou non ? hurlai-je.

— Oui. Quand je suis passée, elle n’était pas là. J’ai noté le chiffre et je suis sortie.

— Vous ne savez pas combien de temps a duré son absence ?

— Non. Elle était libre de ses mouvements. Elle était seule dans sa chambre. Elle pouvait disparaître plusieurs heures. Personne ne s’en serait rendu compte.

Je me tus. L’alibi de Sylvie Simonis n’existait plus. L’infirmière tenta de se justifier :

— J’ai menti mais à ce moment-là, ce n’était pas si grave. Personne ne la soupçonnait. C’était tellement horrible, ce qui venait d’arriver. Elle était la victime, vous comprenez ?

— Vous savez autre chose.

— Je... (Elle se palpa le visage, du bout des doigts, comme si elle avait reçu des coups.) C’est plus tard, en fait. Des mois après. Quand une reconstitution a été organisée.

— Avec Patrick Cazeviel ?

Elle approuva de la tête :

— Les journaux parlaient d’un puits, dans la station d’épuration. Et aussi d’une grille rouillée qui n’était plus à sa place. Ça m’a rappelé un détail. Le soir du meurtre, quand les gendarmes ont prévenu Sylvie, elle a préparé son sac. Les médecins avaient donné leur accord pour sa sortie. Je l’ai aidée. Son imperméable... Il portait des traces de rouille.

— Ce détail vous a frappée ?

— Les marques étaient bizarres. Comme une trame, vous voyez ? Et elles semblaient... récentes. Quand j’ai lu l’article, j’ai pensé à la grille et j’ai compris.

— Pourquoi vous n’en avez pas parlé à ce moment-là ?

— C’était trop tard. Et je... je ne pouvais pas imaginer un truc aussi horrible.

Je conservai le silence. Nathalie Katsafian continuait :

— Il y avait aussi autre chose... À la même époque, j’avais entendu les médecins discuter entre eux, à propos du kyste dont souffrait Sylvie. Un kyste à l’ovaire. Ils parlaient d’un film américain, dans lequel une fille provoque volontairement ce kyste, en prenant des œstrogènes. Je... Enfin, je me suis dit que Sylvie avait pu faire pareil. Et tout manigancer.

— Vous aviez un indice ?

— Oui. Dans sa salle de bains, j’avais remarqué un détail. Il y avait des médicaments.

— Des œstrogènes ?

— Je ne sais pas.

— Où voulez-vous en venir ?

— Les plaquettes à l’intérieur... Ce n’était pas le médicament indiqué sur la boîte.

— C’était des hormones ou non ?

— Je n’en sais rien !

Nathalie Katsafian s’effondra en sanglots. Le témoignage de cette femme aurait suffi à envoyer Sylvie Simonis vingt ans sous les verrous — ou en asile psychiatrique, section UMD, l’Unité pour Malades Difficiles. Littéralement, je me sentais devenir gris. Mes organes se transformaient en terre, ma bouche se remplissait de cendre.

Sylvie Simonis se profilait en mère infanticide. C’était la même mosaïque, constituée des mêmes pièces, mais dessinant un tout autre portrait. Une Médée, plus vraie que nature.

Je posai mes mains sur les épaules de la jeune femme et murmurai une prière. De toute mon âme, je suppliai Notre Seigneur de lui accorder le repos, une existence sans remords. Je me relevai, saisis la poignée de la porte, quand une dernière idée me traversa.

Je fouillai dans ma veste et sortis le portrait de Luc. L’infirmière regarda la photo. Ses sanglots redoublèrent.

— Oh, mon Dieu...

— Vous le connaissez ?

— Il est venu m’interroger, oui, hoqueta-t-elle.

Je pris le coup au plexus. C’était la première fois, dans cette putain de ville, que quelqu’un reconnaissait Luc.

— Quand exactement ?

— Je ne sais pas. Cet été. En juillet, je crois.

— Il vous a interrogée sur Sylvie Simonis ?

— Oui... Enfin, non. Il en savait plus que vous. Il cherchait une confirmation. Il avait deviné que l’alibi de l’hôpital ne tenait pas. Il disait qu’il y avait eu le même coup dans une affaire célèbre. Francis Heaulme, je crois.

Exact. En mai 1989, Francis Heaulme avait été innocenté du crime d’une quinquagénaire, près de Brest. Il se trouvait soi-disant à ce moment-là au centre hospitalier Laennec de Quimper. Son relevé de températures l’attestait. Plus tard, l’alibi avait été déjoué. Une voix au fond de moi : « Luc est meilleur flic que toi. »

— Qu’est-ce que vous lui avez dit ?

— La même chose qu’à vous. J’ouvris la porte et m’éclipsai.

Une seule pensée battait sous mon crâne. Luc Soubeyras avait trouvé son diable à Sartuis. Et ce diable s’appelait Sylvie Simonis.

48

JE SECOUAI chaque pendule.

Je palpai, tournai, auscultai chaque socle, chaque mécanisme.

Coffrages ornés, cadrans cerclés d’or, sabliers de bois verni. Pas l’ombre d’une trappe, ni d’un panneau coulissant. J’avais décidé de retourner la maison aux horloges de fond en comble. De ne pas négliger un millimètre dans cette baraque. Si Sylvie Simonis avait vénéré le démon ici, ce culte avait laissé des traces.

Reposant la dernière montre sur son étagère, je dus me rendre à l’évidence. La pêche était nulle. Je balayai l’espace du regard. Devant le pupitre, j’étudiai chaque instrument, retournai la planche, scrutai les pieds. Rien. J’observai les lattes du parquet, la surface des murs. Rien non plus. Aucune paroi pivotante, aucun son creux.

J’ôtai mon manteau. Je grimpai les marches quatre à quatre, fonçai sur la coursive et me jetai dans l’escalier du grenier. Le bureau de Sylvie. J’allais procéder avec rigueur, fouillant chaque pièce en partant du haut pour descendre jusqu’à la cave et au box de la voiture.

Je m’attaquai aux meubles de rangement — l’intérieur, l’extérieur : rien à signaler. Je m’agenouillai, tâtai le dessous de chaque bloc. Pas de faille, pas d’aspérité. Les murs étaient revêtus de toile. Je déplaçai le mobilier vers le centre de la pièce, attrapai un cutter sur la planche à tréteaux et perçai le tissu. Je décollai chaque panneau. Rien. Je frappai le mur en différents points, guettant une résonance. Que dalle. Je me tournai vers le plafond mansardé, tapissé de laine de verre. À grands coups de lame, je crevai la paroi en divers endroits, plongeai ma main à l’intérieur. J’en tirai de grosses poignées de laine et rien de plus. Pas d’objets enfouis, pas d’ouverture dissimulée.

J’arrachai la moquette. J’enfonçai ma pointe dans les rainures du plancher, les suivant patiemment, l’une après l’autre. Nada. J’appuyai sur chaque latte, dans l’espoir d’en découvrir une qui ne serait pas fixée. Sans résultat. Je me relevai, en sueur, et contemplai le sol, le bois nu couvert de touffes de laine, de lambeaux de tissu et de moquette. Une fausse route ?

Je descendis à l’étage inférieur, inspectant chaque marche au passage. La nuit tombait. J’allumai ma torche électrique. Les piles étaient mortes. Merde ! Je me souvins qu’un pack de tubes lumineux Cyalume traînait dans mon coffre. Je dévalai l’escalier et courus jusqu’à ma voiture, garée, encore une fois, au fond de l’impasse. J’ouvris la boîte et fourrai les tubes par poignées dans mes poches. Je rejoignis la maison en longeant l’ombre.

Dans la chambre de Sylvie, je brisai un premier tube. Un halo verdâtre m’entoura. Je coinçai le bâtonnet entre mes dents et attaquai la fouille. Meubles, murs, parquet. Je n’obtins rien de plus que là-haut, sinon une suée supplémentaire.

Je me pris à douter.

Je m’assis en tailleur et m’obligeai à réfléchir au crime machiavélique de Sylvie. L’alibi de l’hôpital. Avait-elle réellement absorbé des œstrogènes à outrance et cultivé la maladie dans son corps ? D’où connaissait-elle le flottement des horaires hospitaliers, à propos du relevé de température ? L’image du diable, jaillissant des aiguilles de l’horloge, revint dans mon esprit. Ce diable, c’était Sylvie elle-même et son alibi était parfait. Elle s’était extraite du temps pour tuer son enfant. Elle s’était échappée de la succession des heures pour commettre l’innommable.

Finalisant son alibi, elle avait imaginé un détail ultime : l’appel du tueur, le soir même, à l’hôpital. Ce fait l’écartait, par une logique naturelle, du cercle des suspects. Pourtant, la machination était simple. Lorsqu’elle était revenue du site d’épuration, elle s’était coulée dans la cabine téléphonique. Elle avait composé le numéro du standard, demandé son propre nom puis, pendant que l’appel était transféré, elle avait rejoint sa chambre et décroché le combiné. Après tout, personne n’avait jamais entendu sa conversation...

Le rire de Richard Moraz résonna dans mes tympans : « Tu me vois, avec mon bide, me glisser dans une cabine ? » Non, je ne le voyais pas mais j’imaginais parfaitement Sylvie, un mètre soixante-trois, cinquante et un kilos, selon le rapport d’autopsie, jouer les fantômes dans l’hôpital.

Ce soir-là, elle avait aussi contacté ses beaux-parents et usé d’un dictaphone pour leur balancer le dernier message. « La petite fille est dans le puits... » Comment avait-elle truqué sa voix ? Pourquoi s’être inspirée des comptines du Jura ? Pourquoi cette sophistication extrême dans le cauchemar ?

Mon tube fluorescent s’éteignit. J’en brisai un nouveau. Je n’avais pas les réponses mais j’éprouvais une conviction d’ensemble. Sylvie Simonis, chrétienne archaïque, avait basculé du côté du Malin. Le diable qui était sur le dos de Manon, c’était elle. Le diable que redoutait Thomas Longhini, c’était elle. Le diable qui hantait la maison aux horloges, c’était encore elle. À moins que ça ne soit l’inverse — qu’elle ait subi l’influence de cette baraque et de ses légendes. Dans tous les cas, Sylvie Simonis avait vénéré Satan et sacrifié sa fille en son nom.

Ce culte avait dû laisser des traces.

Cette maison devait porter l’empreinte du démon.

Dans le couloir, je me livrai au même manège, déchirant les papiers peints, inspectant les parquets. Rien. La salle de bains. En pure perte. Les deux chambres d’amis. Sans plus de résultat. Au rez-de-chaussée, je gagnai la cuisine. Pas l’ombre d’une planque. La salle à manger et ses meubles jurassiens. Le néant absolu.

Retour dans le salon. Je levai les yeux et m’arrêtai sur les deux poutres qui se croisaient sous la charpente, à cinq mètres de hauteur. Inaccessibles. À moins d’enjamber la rambarde de la coursive...

Sur la passerelle, je mordis un nouveau Cyalume et me risquai sur la poutre centrale. À quatre pattes, une main après l’autre, je progressais lentement, évitant de regarder le vide. À chaque avancée, je frappais le bois sur les côtés, en quête d’une niche. Rien, bien sûr. Mais à la croisée des deux poutres, peut-être... Je parvins à l’intersection. Une poutre verticale surplombait l’ensemble, plantée dans la croisée. Je m’assis à califourchon et entourai de mes bras ce pilier central. Je repris mon souffle puis, avec précaution, je cognai chaque paroi, en quête d’une sonorité creuse.

Ma main s’arrêta. Une dénivellation, juste derrière la poutre verticale. Mes ongles s’insinuèrent dans la faille, soulevèrent une planche. Je glissai ma main dessous — manœuvre à l’aveugle, joue collée sur le madrier. Un contact familier : un sachet plastique, contenant plusieurs objets. Je parvins à l’extraire de la trappe.

Un paquet enroulé dans un film plastique transparent, lui-même scellé par plusieurs tours de ruban adhésif. Je calai le sachet sous mon bras, crachai mon Cyalume puis, après un demi-tour sur mon perchoir, repartis vers la rambarde.

Sur le sol, je dépiautai ma trouvaille, après avoir enfilé des gants de latex. Je craquai un nouveau tube et contemplai mon trésor. Un crucifix inversé. Une bible aux pages souillées. Des hosties tachées. Une tête de démon oriental, noire et hostile. Je lâchai mon Cyalume et murmurai une prière à Saint-Michel l’Archange :


... et vous, prince de la milice céleste, repoussez en enfer, par la vertu divine,

Satan et les autres esprits malins qui errent dans le monde pour la perte des âmes...


J’y étais. En plein.

Sylvie Simonis vénérait le diable.

Elle lui avait sacrifié son enfant, au nom d’un pacte ou d’un autre délire...

J’empaquetai le butin, le roulai dans mon manteau et me relevai. Secoué de tremblements, je me frottai les bras, les épaules. J’avais trouvé ce qu’il y avait à débusquer dans cette maison.

Maintenant que c’était une certitude — je foulais le territoire du diable —, je devais discuter avec un homme qui me mentait depuis le début. Un homme que Manon et Thomas, deux enfants qui se croyaient menacés par le Malin, étaient forcément allés voir.

Le seul qui avait pu les écouter.

49

— QU’EST-CE QUI vous prend ?

J’attrapai le père Mariotte par les revers du maillot et le plaquai contre la porte d’un casier. Il était en train de plier les dossards de son équipe. La sacristie ressemblait à un vestiaire. Deux rangées de compartiments en fer, un banc central, surmonté d’une structure de portemanteaux.

— C’est l’heure de vérité, mon père. Il va falloir vous allonger, sinon, je risque de m’énerver. Vraiment. Soutane ou pas soutane.

— Vous êtes fou ?

— Vous avez toujours su pour Manon et Sylvie.

— Je...

— Vous saviez que le danger était là. Que le mal habitait cette baraque !

D’un geste de fureur, je le fracassai à nouveau contre les casiers. Il glissa et s’affaissa sur le sol. Il serrait contre lui ses dossards. Sa lèvre inférieure tremblait. Des veines palpitaient sur ses tempes. Sa peau virait au violacé. Je lui fourrai ma carte sous le nez :

— Je ne suis pas journaliste, mon père. Pas du tout. Alors, il est temps de vous mettre à table, avant que je vous inculpe pour complicité de meurtre. Quid tacet concentirevidetur !

La phrase latine — « qui ne dit mot consent » — parut l’achever. Il happait l’air comme un poisson sur le sable. Ses paupières ne cessaient de cligner.

— Vous...

— Thomas est venu vous voir. Il vous a prévenu que Manon était menacée, que sa mère était une cinglée de Satan. Mais vous n’avez pas pris ces histoires au sérieux. Vous êtes un prêtre moderne, non ? Alors, vous...

Je m’arrêtai. Son expression s’était figée en une grimace de stupeur.

— Sylvie Simonis possédée ? bredouilla-t-il. Qu’est-ce que vous racontez ?

Il y eut un instant de flottement. À l’évidence, il ne voyait pas de quoi je parlais. Je baissai d’un ton :

— J’ai trouvé des objets sataniques dans la maison aux horloges. Thomas Longhini, avant le meurtre, avait averti son entourage. Il parlait d’un diable qui menaçait Manon. Il parlait d’un danger réel. Mais personne ne l’a écouté. (Je plantai mes yeux dans ses pupilles claires.) Il n’est pas venu vous voir, peut-être ?

— Pas lui, non...

Le prêtre se releva avec difficulté et s’assit sur le banc.

— Qui est venu ?

— Sylvie... Sylvie Simonis. Plusieurs fois.

— Dans son état ?

Le père Mariotte fit non de sa tête pantelante. Son expression trahissait la sincérité, et aussi la consternation :

— Sylvie n’a jamais été possédée.

— Qui d’autre ?

— Manon. C’est elle qui présentait des signes de possession.

Quoi ?

— Asseyez-vous, souffla-t-il. Je vais vous raconter.

Je m’écroulai sur le banc à mon tour. L’édifice que je venais de construire s’effondrait une nouvelle fois. Mariotte ouvrit un casier et en sortit une bouteille aux reflets mordorés. Il me la tendit :

— Vous avez l’air d’avoir du cran, mais ça ne vous fera pas de mal. Je refusai et allumai une Camel, en m’y reprenant à plusieurs fois.

Le prêtre s’enfila une gorgée.

— Allez-y. Je vous écoute.

— Sylvie est venue une première fois. En mai 1988. Selon elle, sa fille était possédée.

— Quels étaient les signes de l’emprise ?

— Manon organisait des cérémonies, des sacrifices.

— Donnez-moi des exemples.

— À côté de leur première maison, il y avait une ferme. Les paysans s’étaient plaints. Manon volait des bagues à sa mère. Elle les enfilait sur le cou des poussins. Les bestioles crevaient au bout de quelques jours, étouffés par leur propre croissance.

— Les enfants ont des tendances cruelles. Ça ne fait pas d’eux des possédés.

— Elle avait aussi mutilé sa tortue. Les pattes d’abord, puis la tête. Elle l’avait sacrifiée au centre d’un pentagramme.

— Qui lui avait montré ce signe ?

— Sylvie pensait que c’était son père, avant de mourir.

— Il était impliqué dans le satanisme ?

— Non. Mais il était à la dérive. Selon Sylvie, il voulait corrompre sa fille, par pure perversité.

— Il y avait autre chose entre le père et la fille ?

— Sylvie n’a jamais parlé de ça. Elle affirmait que Manon n’était pas une victime. C’était tout le contraire. Elle était... maléfique.

— Que lui avez-vous dit ?

— J’ai essayé de l’apaiser. Je lui ai donné des conseils spirituels. Je l’ai exhortée à voir un psychologue...

— Elle l’a fait ?

— Non. Elle est revenue, un mois plus tard. Plus agitée encore que la première fois. Elle disait que c’était la maison qui était démoniaque. Que Satan avait jailli d’une des horloges, qu’il habitait maintenant le corps de sa fille. Comment aurais-je pu croire de telles histoires ?

— Manon avait commis d’autres actes sadiques ?

— Elle tuait des animaux. Elle prononçait des obscénités. Quand Sylvie lui demandait pourquoi elle se comportait ainsi, elle répondait qu’elle suivait leurs ordres.

— Les ordres de qui ?

— Des démons.

— Filez-moi votre bouteille. Je bus une rasade. La brûlure s’insinua dans ma poitrine. Je revis la petite fille à la beauté blonde. Elle me paraissait maintenant inquiétante, sournoise, malfaisante. Je rendis la bouteille à Mariotte :

— Cette fois, vous l’avez prise au sérieux ?

— Oui, mais pas de la façon qu’elle souhaitait. Je lui ai ordonné de voir au plus vite, à Besançon, un psychologue que je connaissais.

— Elle vous a écouté ?

— Pas du tout.

— Que voulait-elle ?

— Un exorcisme.

La mosaïque, une nouvelle fois, volait en éclats et dessinait un autre motif. Sylvie avait peur de Manon. Elle avait peur du diable. Elle avait peur de sa maison. Chrétienne fervente, elle se croyait cernée par des esprits qui l’attaquaient à travers ce qu’elle avait de plus précieux : sa fille.

Je repris :

— J’ai trouvé dans leur maison des objets sataniques. Une croix inversée, une bible souillée, une tête de diable... À qui appartenaient-ils ?

— À Manon. Sylvie les avait trouvés dans sa chambre.

— C’est absurde. Qui lui aurait donné ces objets ?

— Personne. Elle les avait trouvés à la cave. Sous les fondations de la maison. On a toujours dit que cette baraque avait été construite par des sorciers et...

— Je suis au courant. Mais ces objets ne sont pas aussi anciens. Qu’y a-t-il eu après ?

Le père Mariotte ne répondit pas. Il lissait lentement la brume de ses cheveux sur son crâne rose. Son visage s’était calmé mais il paraissait maintenant plus lourd, plus âgé. Après une nouvelle gorgée d’alcool, il murmura enfin :

— Pendant l’été, rien. Cette histoire m’obsédait. Je n’arrêtais pas de rôder devant leur maison, à vélo. J’étais tenté de sonner, de demander des nouvelles. Sylvie ne venait plus à la messe. Elle m’en voulait de n’être pas entré dans son jeu.

— Son « jeu » ? Vous appelez ça un jeu ?

— Écoutez, dit-il d’une voix plus ferme. Personne ne pouvait imaginer que les choses iraient aussi loin. Personne, vous m’entendez ?

— Vous pensiez que Sylvie inventait cette histoire ?

— Cette famille avait un problème, c’est tout. Une vraie psychose. De nos jours, qui croit encore en la possession ?

— À la Curie romaine, j’en connais encore pas mal.

— Oui, bon. Mais je suis un prêtre...

— Moderne, j’ai compris. Pourquoi Sylvie n’a-t-elle pas déménagé ?

— Vous ne l’avez pas connue. Têtue comme une mule. Elle s’était saignée pour acquérir cette maison. Il n’était pas question qu’elle la quitte.

— Elle est revenue vous voir ?

Mariotte but encore. On arrivait au moment crucial de l’histoire.

— Fin septembre, fit-il d’une voix râpeuse. Cette fois, elle était calme. Elle semblait... je ne sais pas comment vous dire..., revenue de tout. Elle avait fait le deuil de sa petite fille. Elle disait que Manon était morte. Que quelqu’un d’autre vivait maintenant auprès d’elle dans sa maison.

— Manon persistait dans son attitude ?

— Elle avait uriné sur une bible. Elle s’était masturbée devant un voisin. Elle parlait latin.

En filigrane, plusieurs vérités. Quand Thomas Longhini parlait d’un « diable » qui menaçait Manon, il ne parlait pas de Sylvie, il parlait d’une force horrible qui transformait, peu à peu, sa jeune amie. Quand Mme Bohn évoquait des « jeux dangereux », ce n’était pas Thomas qui les initiait, mais Manon. Tout cela aurait dû se résoudre dans un institut, auprès de spécialistes en schizophrénie. Mariotte continua :

— Ce jour-là, Sylvie m’a posé un ultimatum. Elle m’a prévenu que si je n’agissais pas, elle s’en chargerait elle-même. Sur le coup, je n’ai pas saisi. Cette histoire me dépassait complètement. Tout le mois d’octobre, elle m’a harcelé, me répétant que je ne comprenais rien. Que je n’étais pas un vrai prêtre. Elle ne cessait de répéter un passage des épîtres de Paul aux Thessaloniciens : « Lorsque l’impie se révélera, le Seigneur le fera disparaître par le souffle de sa bouche, l’anéantira par la manifestation de sa venue. » (Il reprit sa respiration.) Je ne savais plus quoi faire. Un exorcisme ! Pourquoi pas un bûcher ? À chaque fois, je répétais à Sylvie que la seule urgence était de consulter un psychiatre. À la fin, je lui ai annoncé que j’allais m’en charger moi-même. En un sens, je crois... Je pense que j’ai précipité les choses. Je n’ai jamais su la vérité sur Manon, mais Sylvie était bonne pour l’asile.

Mariotte avait raison mais la folie de Sylvie possédait sa propre logique. La femme n’avait pas agi sur un coup de tête, un accès de panique — elle avait soigneusement préparé son plan. Non pour éviter la prison mais pour sauver la mémoire de sa fille. Pour que personne, jamais, ne puisse soupçonner son mobile.

— Au mois de novembre, elle n’est plus venue. J’ai cru, j’ai espéré que les choses étaient rentrées dans l’ordre. La suite, vous la connaissez. Tout le monde la connaît.

Le père Mariotte se tut encore. Il mesurait, encore aujourd’hui, le gouffre de ses erreurs. Il reprit d’une voix à peine perceptible :

— Depuis ce jour, je vis dans le doute.

— Le doute ?

— Je n’ai aucune preuve formelle contre Sylvie. Après tout, la vérité est peut-être encore différente...

— Pourquoi n’avez-vous pas prévenu les gendarmes ?

— Impossible.

— Pourquoi ?

— Vous savez très bien pourquoi.

— Elle vous parlait sous le sceau de la confession ?

— À chaque fois, oui. Quand j’ai appris la mort de la petite, j’ai brisé moi-même le confessionnal, à coups de hache. Je ne l’ai jamais reconstruit. Je ne pouvais plus entendre une confession dans cette église.

— C’est pour ça qu’il y a le box à côté, dans le couloir ?

Son silence était un acquiescement. L’évocation de la cellule me rappela un autre souvenir :

— À votre avis, qui a écrit « Je t’attendais » à l’intérieur ?

Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir.

J’achevai la chronologie des faits :

— Après le drame, vous avez revu Sylvie ?

— Bien sûr, cette ville est minuscule. Mais elle m’évitait.

— Elle n’est plus venue se confesser ?

— Jamais. Son silence était comme une pierre. (Il ouvrit ses mains et les poussa devant lui.) Une énorme pierre qui s’était refermée sur ma propre interrogation. J’étais emmuré là-dedans, vous comprenez ?

— Quand vous avez appris la mort de Sylvie Simonis, l’été dernier, qu’avez-vous pensé ?

— Je vous dis que je ne veux plus y réfléchir.

— Il y a peut-être quelqu’un, dans cette ville, qui connaissait la vérité. Quelqu’un qui a décidé de venger Manon.

— Le meurtre est confirmé ? Les gendarmes n’ont jamais dit que...

— Je vous le dis, moi. Que pensez-vous de Thomas Longhini ?

Le prêtre retrouva son expression d’effarement :

— Quoi, Thomas ?

— Quand on l’a accusé du meurtre de Manon, il a promis qu’il reviendrait. Il pourrait avoir vengé la petite fille.

— Vous êtes fou.

Je n’ai pas inventé le cadavre de Sylvie.

— Laissez-moi. Je dois prier.

Des larmes roulaient sur ses joues. Son expression était impassible.

Plus rien ne semblait pouvoir l’atteindre. Il murmurait déjà le célèbre psaume 22 :


Ne reste pas loin de moi, le malheur est proche,

Je n’ai personne pour m’aider.

Ma force s’en va comme l’eau qui coule,

Tous mes os se détachent.

Mon cœur est comme la cire, il fond dans ma poitrine...


Sa voix s’éteignit derrière moi alors que je traversais l’église.

Sur le parvis, je respirai la nuit à pleins poumons. La place était plongée dans les ténèbres et offrait un reflet exact de mon esprit. Une zone noire, glacée, sans repère ni lumière.

Soudain, des appels de phares percèrent la nuit.

Une voiture était stationnée sur la place.

La Peugeot bleue du capitaine Sarrazin. « Pas trop tôt », pensai-je en me dirigeant vers le véhicule.

50

— MONTEZ.

Je contournai la Peugeot et m’installai côté passager. Il flottait dans l’habitacle une odeur de propreté saisissante. Une rigueur impeccable, qui vous excluait et vous faisait craindre de salir les tissus.

— Vous buvez en service, commandant ?

Mon haleine chargée de gnôle.

— Je ne suis pas en service. Juste en vacances.

— Vous y voyez plus clair, maintenant ?

Je ne répondis pas. Dans l’obscurité, le gendarme souriait. Il posa sur mes genoux mon pistolet automatique puis reprit, sur un ton patient :

— Vous sortez de l’église. Vous avez l’air sonné. Vous avez dû interroger Mariotte.

— Et si vous me parliez de votre propre enquête ? On gagnerait du temps.

— Je vous ai laissé la journée. Dites-moi ce que vous savez. Je verrai si ça vaut le coup de vous aider.

Je m’interrogeais sur ce changement d’humeur. Mais je n’avais plus rien à perdre. Je résumai l’affaire. Manon possédée. Sa mère l’éliminant pour tuer le démon en elle. L’élaboration de l’alibi. La vengeance de l’infanticide, quatorze ans plus tard.

Le gendarme conserva le silence. Il ne souriait plus.

— Qui a vengé Manon, selon vous ? demanda-t-il enfin.

— Celui qui l’aimait comme une sœur. Thomas Longhini.

— Vous l’avez retrouvé ?

— Non. Mais c’est ma priorité.

— Pourquoi aurait-il agi quatorze ans après ?

— Parce que justement, à l’époque, le gamin n’avait que quatorze ans. Son plan a mûri, sa détermination s’est intensifiée. Il avait promis de revenir, et il est revenu.

— C’est donc un fou furieux, lui aussi ?

Je ne répondis pas. J’eus un geste réflexe vers mon paquet de Camel. Allumer une clope ici : une profanation. Le silence s’installait à nouveau.

— À vous, maintenant. Où en est votre enquête ?

— À peu près au même point que vous.

— Vous êtes d’accord avec mes conclusions ?

— Je vous suis sur la culpabilité de la mère. Mais je n’ai pas plus de preuves que vous. Et je n’ai jamais pu consulter le dossier d’enquête. Il y a prescription sur un meurtre aussi ancien. À mon avis, le juge de Witt a détruit le dossier.

— Pourquoi ?

— Trop tard pour lui demander. Il est mort il y a deux ans.

— Sur l’auteur du meurtre de Sylvie, vous êtes d’accord ?

— Non. Pas Thomas Longhini. Impossible.

L’inflexion de sa voix impliquait une certitude.

— Qu’est-ce que vous en savez ? Vous l’avez retrouvé ?

— Je ne l’ai jamais perdu de vue.

— Où est-il ? criai-je.

— Devant vous.

Une sensation de colle emplit ma bouche.

— Je suis Thomas Longhini. J’avais promis de revenir et je suis revenu. J’avais promis d’achever l’enquête et je suis devenu gendarme. Capitaine même, à Besançon. Quand Sylvie s’est fait tuer, j’ai réussi à avoir l’affaire.

— Les gens, ici, savent qui vous êtes ?

— Personne ne le sait.

— Je ne vous crois pas. Votre histoire est impossible.

— C’est la mort de Manon qui est impossible. Je n’ai jamais pu l’accepter.

— Vous avez toujours su que Sylvie était infanticide ?

— Quand j’étais adolescent, j’en étais sûr. Manon avait peur : elle craignait sa mère. Plus tard, j’ai douté. Maintenant, j’en suis convaincu à nouveau.

— Selon vous, qui a tué Sylvie ?

Il n’eut aucune hésitation :

— Le diable.

Je souris. Pas question de plonger dans une nouvelle histoire de superstition. Mais Longhini-Sarrazin se pencha sur moi :

— Il y a quelque chose que vous ne savez pas. Un élément capital pour comprendre les faits. Manon était réellement possédée. Le diable l’avait choisie.

C’était une conspiration. Une conspiration de cinglés ! Je rengainai mon flingue et actionnai ma poignée :

— J’en ai assez entendu.

Sarrazin bloqua ma portière :

— C’est le noyau de l’histoire. Alors, ayez les couilles d’aller jusqu’au bout !

Le goût de glu me séchait le gosier. J’avais la langue gonflée, la gorge pâteuse.

— J’étais avec elle quand tout ça s’est passé, reprit-il. On ne se quittait pas. Elle était devenue quelqu’un de différent. Un démon.

— Et aujourd’hui, le diable est revenu se venger, c’est ça ?

— Je ne vous parle pas d’un faune à tête de bouc. Je vous parle d’une puissance noire, qui a agi par la main d’un autre.

— Qui ?

— Je ne sais pas encore. Mais je trouverai.

— Quelles sont vos preuves ?

— C’est simple. Le diable se venge toujours de la même façon. Il y a eu d’autres cas de meurtres avec des insectes, du lichen, tout ça.

— Non. J’ai fait la recherche. À l’échelle nationale. Jamais personne n’a subi les tortures de Sylvie Simonis. Jamais aucun tueur n’a décomposé un corps avec de l’acide et des insectes.

— En France, non. Mais ailleurs, oui.

— Où ?

— En Italie. La Bête a frappé là-bas. À Catane, en Sicile. La Bête ne connaît pas de frontières.

Sarrazin parlait avec assurance. Suffisamment pour me coller un nouveau doute. Je vis passer le masque de Pazuzu puis revins à la raison. Il était toujours possible qu’un tueur se prenne pour le diable et rayonne en Europe. Sarrazin ajouta :

— En tout cas, votre pote, il était d’accord avec moi.

— Qui ?

— Luc Soubeyras.

— Vous l’avez vu ? Vous le connaissez ?

— On a bossé ensemble. Mais il n’était pas comme vous. Il croyait au diable. Vous, il fallait vous mettre à l’épreuve. C’est pour ça que je vous ai laissé vous démerder tout seul.

— Luc, où en était-il dans son enquête ?

— Comme moi. Comme vous. Après ça, il est parti en Italie. Plus jamais donné signe de vie.

Un flash, glace et feu mêlés. Une information de Foucault : Luc était parti pour Catane, en Sicile, le 17 août dernier.

— Voilà ce que je propose, dit Sarrazin. Vous partez en Italie. Je continue à creuser ici. C’est vous qui avez proposé de faire équipe. Je ne perdais rien à conserver un allié ici. Quant à moi, s’il existait réellement une piste en Sicile, je devais la suivre. Je saisis la poignée :

— Je vais d’abord vérifier votre information italienne. Si elle tient, je marche.

J’ouvris la portière. Sarrazin m’attrapa le bras.

— Avant de partir, retournez à Bienfaisance. Là où le corps a été découvert.

— Pourquoi ?

— Le diable, il a signé son crime.

Un bref instant, je songeai au crucifix, mais le gendarme parlait d’autre chose.

— Je dois chercher où ?

— Trouvez par vous-même. Tout ça, c’est une initiation, vous comprenez ?

— Je comprends. Vous avez des piles ?

51

— PRONTO ?

Je venais de composer le numéro du cellulaire de Giovanni Callacciura, substitut du procureur de Milan. Un an auparavant, j’avais travaillé avec lui sur l’assassinat d’un médecin romain à Paris. Crime de sang pour moi, vengeance et corruption pour lui. Et une solide amitié entre nous.

— Pronto ?

Je coinçai mon combiné sous mon menton — la route serpentait de plus en plus rapidement. Le vent soulevait ma voiture par à-coups, alors que les cimes des sapins se penchaient sur le faisceau de mes phares. Je fonçais vers Notre-Dame-de-Bienfaisance.

Sono Mathieu Durey.

— Mathieu ? Come stai ?

Le rire dans la voix. La fraîcheur dans l’intonation. À mille lieues de mon cauchemar. Je lui expliquai l’objet de mon appel. La nature du meurtre. La possibilité d’un crime identique, en Sicile. Mon italien était fluide sous ma langue. Le magistrat éclata de rire :

— Je ne pourrais jamais travailler sur des affaires pareilles. Trop glauques. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

— Trouve les infos sur ce crime, à Catane.

— O.K. Tu as l’année ?

— Non. C’est assez récent, je pense.

— Et c’est une urgence ?

— Ça brûle.

— Je fais la recherche de chez moi. Tout de suite.

Je le remerciai. Pas un mot sur le fait qu’on était dimanche et qu’il était 21 heures. Pas une remarque sur le fait que je n’avais pas appelé depuis six mois. Ma conception de l’amitié : aucun devoir, sinon celui de répondre présent au juste moment. Je ne lâchai pas la pédale d’accélérateur, gagnant toujours de l’altitude.

Des souvenirs de ma première visite à Bienfaisance revenaient : la montagne vive, le triomphe des eaux... Maintenant, tout était noir. Entrelacs de menaces et d’épaisseurs, tourmenté par le vent. Les paroles de Sarrazin dans ma tête, versant à chaque virage, comme des paquets de mer sur le pont d’un cargo en déroute.

Le panneau de la fondation Notre-Dame-de-Bienfaisance apparut. Je fonçai encore. Pas question de sonner à la porte des missionnaires, ni de marcher une demi-heure. Il devait bien exister une autre route, plus haut, menant directement au belvédère. Au bout de deux kilomètres, je tombai sur un sentier qui indiquait la direction de la Roche Rêche — le nom prononcé par Marilyne Rosarias.

Je cahotai encore dix minutes. Un parking de terre rouge sur ma gauche. Une pancarte : « la roche rêche, 1 700 mètres d’altitude ». J’ignorai l’aire de stationnement et m’enfonçai un peu plus loin dans les herbes hautes. Réflexe absurde de discrétion. Je coupai le moteur, ouvris la boîte à gants et plaçai les piles données par Sarrazin dans ma torche électrique.

Dehors, le vent me frappa en pleine face. Les bourrasques semblaient vouloir tour à tour m’arracher mon manteau et le faire rentrer dans ma chair. Courbé dans la tempête, je suivis le sentier. Il menait à une esplanade élaguée, ponctuée de tables et de bancs de bois. Plus loin, en contrebas, j’apercevais la plaine qui m’intéressait. Entre les deux, les bouillons noirs des sapins.

Je plongeai dans la forêt, me guidant au seul son de la cascade, qui me parvenait entre deux mugissements du vent. La végétation serrée me résistait. Les branches me déchiraient le visage. Les ronces entravaient chacun de mes pas. Sous mes talons, la rocaille crissait, roulait, à mesure que je franchissais les buissons.

Bientôt, je fus complètement perdu, confondant le bruit de l’eau avec le bruissement des feuillages. Je décidai d’avancer encore, de suivre la pente : elle m’offrirait bien une ouverture.

Enfin, je jaillis des arbres comme d’un rideau de scène et accédai à la clairière. Pur coup de bol. Je m’arrêtai et considérai le décor que je connaissais déjà. Un cercle d’herbes rases, se déployant jusqu’au précipice. Sous la lune, la surface paraissait argentée. Encore quelques secondes pour rassembler mes idées puis je repris ma marche. Longhini-Sarrazin avait dit : « Le diable a signé son crime. » Il y avait donc ici une trace, un indice satanique. Les gendarmes l’avaient-ils trouvé ? Non. Seul Sarrazin était revenu sur les lieux et avait découvert ce détail.

J’étais maintenant au bord de la falaise, comme lors de ma première visite. Je me tournai vers le plateau d’herbe et réfléchis. Les gendarmes — des pros du SR de Besançon — avaient fouillé l’espace avec rigueur, retournant chaque parcelle, chaque touffe d’herbe, selon la méthode en grille. Que pouvais-je faire de plus, moi, seul et en pleine nuit ? Je me concentrai sur les sapins du fond. Ils ressemblaient à une phalange de guerriers noirs. Peut-être que les gendarmes avaient limité leurs recherches à la clairière elle-même...

Personne n’avait pensé à sonder vraiment les bois.

Personne, sauf Sarrazin. Je remontai la pente et stoppai à la lisière des conifères. Le boulot paraissait impossible — dans le noir, scruter le sol, les racines, les troncs. Et pour trouver quoi ? Renonçant à réfléchir, je plongeai dans les ténèbres et allumai ma torche. Je commençai par le centre, dans l’axe où avait été installé le corps, à cent mètres de là. Penché sur le sol, je tentai d’apercevoir quelque chose. Je remontai le long de chaque tronc, écartant les branches, ouvrant les taillis.

Rien. En dix minutes, je n’avais couvert que quelques mètres carrés. Les rameaux des sapins commençaient très bas — s’il y avait quelque chose à découvrir, une inscription dans l’écorce, une mise en scène, cela ne concernait qu’un mètre environ entre la terre et les premières branches. Plié en deux, presque à genoux, je poursuivais ma fouille, me concentrant sur la base des troncs.

Au bout d’une demi-heure, je me relevai. Ma respiration se cristallisait devant moi, en nuages de vapeur. J’étais de nouveau brûlant, mais en même temps cerné, assailli par le froid. Le vent m’atteignait, même ici, à l’abri des branches.

Je plongeai à nouveau, tête la première, sous les aiguilles. Haletant, grelottant, écartant d’une main les épines, palpant de l’autre le bois des fûts. Rien.

Soudain, sous mes doigts, une ligne.

Une longue entaille, tordue, zigzagante.

J’arrachai les tiges pour laisser pénétrer le faisceau de ma lampe. Mon cœur se bloqua.

Distinctement, à coups de couteau, on avait gravé, en lettres aiguës :


JE PROTÈGE LES SANS-LUMIÈRE.


La signature du diable ? En quinze années de théologie, je n’avais jamais entendu ce terme. Je remarquai un autre détail. La forme heurtée des lettres dans l’écorce. Je reconnaissais l’écriture. Celle de l’inscription luminescente dans le confessionnal. Une même main avait gravé cette signature et l’avertissement : « je t’attendais. »

Je pensais : « Un ennemi, un seul » quand une vibration me passa dans la chair. Mon portable. Sans quitter des yeux l’inscription, je me dépêtrai des branches et trouvai ma poche.

— Allô ?

Pront...

La voix de Callacciura, mais la connexion était mauvaise. Je me tournai et criai :

— Giovanni ? Ripetimi !

... Piu… tar...

RIPETIMI !

Je pivotai encore et attrapai ses paroles, comme emportées par les rafales :

Je te rappelle plus tard si la connexion est...

— NON ! C’est bon. Tu as déjà du nouveau ?

— J’ai l’affaire. Exactement le même délire : la pourriture, les mouches, les morsures, la langue. Hallucinant.

— La victime est une femme ?

— Non. Un homme. La trentaine. Mais il n’y a aucun doute. C’est le même truc.

Un tueur en série frappait donc à travers l’Europe, selon la même méthode. Un tueur qui se prenait pour Satan lui-même...

— Y avait-il des signes religieux à côté du corps ? Avait-il subi des sacrilèges ?

— Plutôt, oui. Il avait un crucifix dans la bouche. Comme si... Enfin, tu vois le symbole.

— L’affaire, c’est bien en Sicile ?

— Catane, oui.

— La date ?

— Avril 2000.

Je pensai : mobilité géographique, meurtres échelonnés sur plusieurs années, persistance du modus operandi. Aucun doute, un tueur en série. L’Italien reprit :

— Tu veux que je t’envoie le dossier ? Nous...

— Non. Je viens moi-même.

— À Milan ?

— Je suis à Besançon. J’en ai pour quelques heures de route.

— Sûr ?

— Certain. Je ne peux pas t’expliquer par téléphone mais l’affaire prend forme. Un tueur en série, qui se prend pour le diable. Il a frappé ici, à Besançon, en juin dernier. Et sans doute ailleurs encore, en Europe. Je vais contacter Interpol en urgence. Après l’Italie et la France, il...

— Je t’arrête, Mathieu. Le meurtre de Catane, ce n’est pas ton cinglé qui l’a commis.

La connexion perdit de nouveau en qualité. Je cherchai un angle de réception :

— Quoi ?

— Je dis : le crime de Catane, ce n’est pas ton dingue !

— Pourquoi ?

— Parce qu’on tient le coupable !

— QUOI ?

— C’est une femme. L’épouse de la victime. Agostina Gedda. Elle a avoué. Et donné tous les détails : les produits utilisés, les insectes, les instruments. Une infirmière.

— Quand a-t-elle été arrêtée ?

— Quelques jours après le meurtre. Elle n’a opposé aucune résistance.

Encore une fois, ma trame volait en éclats. Il était impossible que cette Italienne ait tué Sylvie Simonis puisqu’elle était déjà sous les verrous. Mais il n’était pas non plus possible que deux assassins distincts appliquent une méthode aussi caractéristique.

Je posai mes doigts sur l’écorce gravée, je protège les sans-lumière. Qu’est-ce que ça signifiait ? Je hurlai dans le combiné :

— Au New Bristol. Demain matin, 11 heures !

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