III AGOSTINA

52

EN ROUTE, je rappelai Sarrazin et lui confirmai mes découvertes. L’inscription dans l’écorce, l’assassinat de Salvatore Gedda. Maintenant, c’était donnant, donnant : une enquête à deux, avec partage des informations. Le gendarme était d’accord. Pour lui, la piste italienne s’était arrêtée net. Il n’avait récolté que quelques données sur Agostina Gedda, via une connaissance à Interpol, mais n’avait jamais pu poursuivre l’enquête au-delà des Alpes.

Je franchis la frontière suisse à 23 heures et croisai Lausanne aux environs de minuit. L’autoroute E62 longeait le lac Léman. Malgré la tension, l’épuisement, je remarquai la beauté de la rive dans la nuit. Les villes — Vevey, Montreux, Lausanne — ressemblaient à des fragments de Voie lactée qui auraient chu sur les collines.

J’avais appelé plusieurs fois Foucault. Toujours sur répondeur. Je l’imaginais passant un confortable dimanche soir, avec sa femme et son fils, devant la télévision. Par contraste, le froid et l’hostilité de la nuit me paraissaient plus violents encore. Je songeai à mes trois vœux : obéissance, pauvreté, chasteté. J’étais d’équerre. Sans oublier le vœu supplémentaire, celui qui me collait toujours au train : solitude.

Minuit et demi. Foucault rappela. Je lui demandai d’élargir, première heure demain matin, la recherche sur les meurtres aux insectes. Ratisser à l’échelle de l’Europe, contacter Interpol, les services de police des capitales. Foucault promit de faire de son mieux mais l’enquête n’avait toujours rien d’officiel et Dumayet allait lui demander des comptes sur les affaires en cours de la BC.

Je promis d’appeler le Divisionnaire (j’étais censé pointer au bureau dans quelques heures) et raccrochai. Après la ville d’Aigle, les lumières disparurent. On distinguait tout juste, à l’horizon, les masses sombres des Alpes. La route, enveloppée de ténèbres, était déserte. À l’exception de deux phares très blancs qui scintillaient depuis un moment dans mon rétroviseur.

1 heure du matin. Martigny, Sion. Le rempart des montagnes se rapprochait. Je m’engageai dans le tunnel de Sierre. Roulant à plus de cent cinquante kilomètres-heure, je dépassai plusieurs voitures, voyant leurs phares s’éloigner puis trembler dans mon rétroviseur, pour rejoindre les filaments des luminaires. En revanche, les deux feux blanchâtres ne me lâchaient pas. Cent soixante, cent soixante-dix... Les yeux étaient toujours là. Des phares au xénon, qui perçaient le tissu de la nuit comme deux aiguilles.

Les tunnels défilaient. Gueules en arc en cercle, creusées dans la roche ; galeries ajourées, collées au versant ; tubes de verre suspendus à flanc de montagne. Enfin, les phares disparurent. J’en éprouvai un obscur soulagement. Peut-être une simple parano mais l’inscription du confessionnal ne me quittait pas : « Je t’attendais. » Et aussi celle de l’écorce : « Je protège les Sans-Lumière. » L’idée d’un tueur obsessionnel, sur mes pas, n’était pas absurde.

Une nationale à deux voies. À chaque ville, je m’efforçais de ralentir. Visp. Brig. Le cœur du Valais. Le paysage se modifia encore. La route s’étrécit, l’obscurité s’approfondit. Plus de réverbère, plus le moindre panneau. Je ralentis. Je pénétrais dans le col du Simplon.

La route s’éleva brutalement. La neige apparut. Les falaises, des deux côtés de la chaussée, se révélèrent, d’un blanc phosphorescent, comme si on y avait pulvérisé du Luminol. Des brumes d’épines mortes voletaient sous mes roues, les sapins se raréfiaient. Personne en vue.

Mon Audi gîtait dans le vent. Le froid s’insinuait dans la voiture. J’avais hâte de passer de l’autre côté du col et d’amorcer ma descente. Les tunnels se multipliaient encore, nus, sauvages. Anneaux de pierre crevant la paroi, rampe de béton greffée sur le versant, colonnades glissées sous un torrent furieux...

Je commençais à avoir des visions. Les flocons de neige devenaient des oiseaux, des arabesques, des signes chinois, se disséminant devant mon pare-brise. Je renonçai aux pleins phares, la neige formant un écran réfléchissant.

La fatigue se diluait dans mon corps, anesthésiant mes réflexes, plombant mes paupières. Depuis quand n’avais-je pas réellement dormi ? Le changement d’altitude compressait mes tympans, achevant encore de m’engourdir...

Je décidai de m’arrêter de l’autre côté du col, à la frontière italienne, pour dormir quelques heures. Après tout, j’étais en avance sur mon horaire. Je pouvais repartir vers 7 heures pour parvenir à Milan à 10 heures.

D’un coup, ma vitre arrière s’illumina.

Les phares au xénon.

J’accélérai et jetai un regard dans mon rétroviseur. Je ne vis rien à l’exception du halo blanc. Mon poursuivant avait réglé ses phares au maximum. Je revins à la route — je ne voyais rien non plus, la neige redoublant. Et la lumière crevait mon rétro. Je le baissai et me concentrai sur les congères des bords de route, seuls repères pour suivre le ruban de bitume...

Je réussis à distancer les phares. Un virage, et la bagnole disparut. La peur aux tripes, je m’interrogeai. Qui était-ce ? Le tueur de Sartuis ? Quelqu’un d’autre impliqué dans l’enquête ? Ou un simple conducteur agressif ?

Un sifflement me répondit.

Une balle venait de frôler le toit de ma voiture.

53

COUP D’ACCÉLÉRATEUR. La panique s’amplifia en moi, bloquant mes sens, mes pensées, mes réflexes. Au danger des balles répondait celui d’une route gelée, aux virages trop serrés.

Malgré moi, je ralentis. La lumière satura de nouveau ma vitre arrière. Durant une seconde, je me dis que j’avais rêvé — le sifflement n’était pas celui d’une balle. Un conducteur concentré sur cette route ne pouvait pas en même temps me tirer dessus. En guise de réponse, un nouvel impact frappa l’Audi, faisant vibrer toute la carrosserie. Ils étaient donc deux. Un chauffeur et un tireur. Parfait tandem pour une chasse à l’homme.

Nouvelle accélération. Une seule idée me dominait : je n’avais aucune chance. Leur voiture semblait plus puissante que la mienne. Ils étaient deux et armés. Et j’étais seul — absolument seul. Mon avenir ressemblait à cette route, fuite en avant sans visibilité, où je courais à ma perte.

Je roulais maintenant la tête dans les épaules, les doigts vissés au volant. Je cherchais en moi, au tréfonds de mon angoisse, quelques parcelles d’espoir. Je me répétai : « Il n’y a pas de casse... Je ne suis pas blessé... Je... »

Ma vitre arrière vola en éclats.

Le froid et la lumière jaillirent dans l’habitacle. À la même seconde, mes roues patinèrent. Le moteur rugit. Je fis une embardée sur la gauche, par l’arrière, puis revins accrocher le sol sur la droite. Une balle encore se perdit dans la tempête. Nouveau coup de volant, puis un autre, jusqu’à retrouver mon axe.

Un tunnel à mon secours. Les luminaires et la route en ligne droite changeaient la donne. Je réglai mon rétroviseur et observai mes ennemis. Une BMW. Une berline aux vitres fumées, dont la carrosserie noire brillait comme celle d’un tank laqué. L’éblouissement des phares m’interdisait de déchiffrer la plaque minéralogique. Je ne pouvais pas voir non plus le conducteur mais le passager cagoulé était sorti à mi-corps, tenant un fusil de précision équipé d’un viseur et d’un silencieux.

Le pur tableau de ma mort. Une fraction de seconde, je restai subjugué par la beauté de l’image : les lampes filant sur la tôle lustrée, les phares s’irisant en lignes roses sous l’arc de la voûte, le tueur arc-bouté sur son arme... Une parfaite machine de guerre, lisse, précise, implacable.

Cette fois, j’accélérai à fond.

Audi contre BMW — le duel se tenait.

J’avalais l’asphalte, le béton, les lumières. Le défilement des lampes prenait une rapidité hypnotique. Dans mon rétroviseur, pourtant, la BM se rapprochait encore. Le moment ou jamais de riposter. J’arrachai le Velcro de mon étui et dégainai.

Je me retournai et braquai mon 9 millimètres Para. Je ralentis. La calandre se rapprocha. Je hurlai et appuyai sur la détente. Par la force du recul, le flingue faillit m’échapper mais je vis, en un cillement, la BMW piler d’un coup, chassant par l’arrière et crissant dans la fumée du freinage. Presque une victoire.

Le ciel, la neige, puis un nouveau tunnel en vue.

Le modèle à colonnes, construit à flanc de roche.

Mû par une inspiration, j’attendis l’ultime moment avant l’entrée puis braquai à droite, attrapant la voie de chantier qui montait au flanc de la falaise. Le temps d’un rebond dans les caillasses et je roulais sur le toit du tunnel. La berline s’était engouffrée dans la bouche d’ombre derrière moi. Un nouveau répit. De courte durée. La bagnole allait simplement m’attendre à la sortie...

À ce moment, j’eus la tentation de tout larguer et de fuir à pied. Mais pour aller où ? Me perdre en pleine montagne ? Mes poursuivants devaient être équipés de détecteurs thermiques. La chasse à l’homme ressemblerait plus encore à une traque au gibier.

Je passai la première et roulai au pas, éteignant mes phares. Je bringuebalai ainsi sur un sentier de cailloux, cherchant une idée, une issue. La neige redoublait et les bords de la chaussée se perdaient dans les ténèbres.

Enfin, le chemin s’inclina de nouveau pour rejoindre la route. Je n’avais pas trouvé de solution. Mais le calme environnant me redonna un espoir. Au bord de la chaussée, je stoppai et guettai : pas le moindre son de moteur, aucune trace de phares. La première, encore, puis lentement, très lentement, la route. Aucune voiture. Avaient-ils abandonné la poursuite ? Avaient-ils continué tout droit, renonçant à m’éliminer ?

J’appuyais sur le levier de vitesse quand tout devint blanc. Les phares. Le xénon. Pas derrière moi, ni devant moi. Au-dessus de moi ! Je me recroquevillai sur mon siège et attrapai mon rétroviseur, cherchant les lumières dans le cadre. Les hommes étaient postés sur le toit du tunnel.

J’imaginai ce qui s’était passé. À l’intérieur du boyau, ils avaient trouvé un autre accès à la voie de chantier. Ils étaient montés eux aussi, me suivant, phares éteints, jusqu’au bout du sentier. Puis ils s’étaient placés sur le promontoire — en position de tir.

Les balles se mirent à pleuvoir. Mon pare-brise éclata, mes vitres explosèrent, alors que je dérapais en tentant de démarrer. Mes pneus mordirent le bitume. Dans mon rétro, l’impossible survint : les deux phares volèrent comme deux boules de feu luminescentes dans la nuit. Les tueurs avaient directement foncé dans le vide. Leur châssis s’écrasa, dans une rage de neige et d’étincelles mêlées, puis bondit en avant. Le fracas me parut passer dans le sol. J’accélérai à fond et rallumai mes phares. La poursuite reprenait.

Sapins décharnés, muraille rocheuse, congères. La tempête se calmait. La visibilité était de retour. Je tentai de rassembler mes idées, Je n’en avais aucune. Rien, hormis la fuite jusqu’à la frontière et ses douaniers. Combien de kilomètres à tenir ? Trente ? Cinquante ? Soixante-dix ?

Nouveau coup d’œil au rétroviseur. Les deux yeux blancs étaient toujours là, jaillissants par intermittences, au rythme des virages. Soudain, une épingle à cheveux. Je freinai. Trop tard. Mes roues se bloquèrent, l’Audi fila dans son élan. Je braquai encore mais l’avant était déjà emporté.

Le talus qui enfle, la neige qui glisse, la collision, brutale, étouffée — et le moteur qui cale. Puis le silence. Je n’avais plus de souffle, le volant dans les côtes. Sonné, je trouvai la clé de contact. Le moteur renâcla, puis démarra. En marche arrière, je m’extirpai de l’amas de neige et manœuvrai sur la chaussée.

Malgré le contretemps, mes poursuivants ne m’avaient pas rattrapé. Lueur d’optimisme, aussitôt trahie par une défaillance sous mon pied. L’accélérateur ne répondait plus. Coup d’œil au tableau de bord. L’aiguille de température d’eau avait franchi la zone rouge. Qu’est-ce que c’était que ce nouveau bordel ?

Regard derrière moi : les phares au xénon n’étaient plus qu’à un virage. J’enfonçai ma pédale avec rage. Rien, aucune puissance. Je frappai mon volant, hurlai. Au moment de la collision, la neige avait dû s’entasser sous ma calandre et obturer le réseau de ventilation. Ma bagnole était en surchauffe. Déjà, la fumée s’échappait du capot. Cette fois, tout était foutu.

À cet instant, un panneau : simplon dorf. Sans réfléchir, j’éteignis mes phares et pris cette bretelle, juste au moment où la BMW jaillissait derrière moi. Les tueurs m’aperçurent trop tard, emportés sur la voie principale. Dans mon dos, j’entendis leur coup de frein. Même en roue libre, je venais de gagner quelques secondes.

Une clairière, encombrée de pelleteuses, de bulldozers, de matériaux de construction — d’un coup de coude, je pris cette direction, toujours sur mon élan.

Je vis, droit devant moi, un amas de planches enneigées. Je fermai les yeux et laissai filer. De nouveau, le choc. De nouveau, l’écho de la collision dans mon corps. D’une poussée d’épaule, j’ouvris ma portière, toussai puis me propulsai dehors.

Le froid du sol fut ma première sensation. Je me relevai sur un genou et me planquai derrière un tas de parpaings. Sursis. Je pris conscience de la nuit, du silence. Il ne neigeait plus : la température était largement passée sous zéro.

Des portières claquèrent.

Je risquai un regard. Personne. Fuir à travers les bois ? Rejoindre le village ? Combien de chances de réveiller quelqu’un avant d’être repéré ? La peur me rattrapa. Les tremblements commencèrent. Des cristaux blancs se formaient sur mes sourcils, mes cheveux. Je gelais sur place. À tâtons, dans mes poches, je trouvai une paire de gants en latex et les enfilai maladroitement.

Des souvenirs percèrent ma mémoire, à propos du gel et de son processus de mort. Des missionnaires du Grand Nord, des oblats, rencontrés au séminaire de Rome, m’en avaient souvent parlé. D’abord, on tremblait — et c’était bon signe : le corps réagissait, tentait de se réchauffer. Puis on devenait impuissant à lutter contre le froid. On perdait alors un degré toutes les trois minutes. Les tremblements cessaient. Le cœur ralentissait et n’irriguait plus la surface de la peau ni l’extrémité des membres. La mort blanche était là. Quand on avait perdu onze degrés, le cœur cessait de battre, mais le coma était déjà survenu.

Combien de temps devant moi ?

Nouveau coup d’œil. Cette fois, je les vis. Ils marchaient avec précaution, fusil en main. Ils portaient de longs manteaux de cuir noir. Un nuage cristallin s’échappait de leurs lèvres. L’un d’eux se cogna contre l’angle d’un bulldozer. Il parut ne pas réagir, anesthésié par le froid. Ils étaient en train de geler, eux aussi. Nous étions pris tous les trois dans le même piège. Prisonniers de la nuit et bientôt pétrifiés comme des statues.

Je devais bouger. Faire n’importe quoi pour me réchauffer. Je basculai mon buste d’avant en arrière et, répétant ce mouvement plusieurs fois, tombai les coudes dans la neige, en silence. Ramper jusqu’aux pins pour au moins m’abriter du vent. Des pas, tout proches. Je roulai sur moi-même, dos au sol, et tentai de saisir mon automatique. Je dus agripper la crosse à deux mains : mes doigts ne répondaient plus.

Soudain, le sillon grenat d’une visée. Je relevai la tête : le tueur était là, arme au poing. De la buée sortait de sa cagoule, formant une auréole bleutée.

Je fermai les yeux et fis ce que tout homme fait en de telles circonstances, chrétien ou non : je priai. J’appelai, de toutes mes forces, le Seigneur à mon aide.

Une voix s’éleva :

Wer da ?

Je tournai la tête. J’aperçus, les larmes aux yeux, les torches électriques, les galons argentés. Une patrouille de douaniers suisses ! Je regardai à nouveau devant moi : le tueur avait disparu.

J’entendis une galopade étouffée. Des mots en allemand. Des bruits de moteur. La poursuite reprenait — mais cette fois avec les chasseurs dans le rôle des proies. Les douaniers n’avaient pas repéré ma voiture sous les planches.

Je réussis à glisser mon automatique dans ma poche puis à me placer sur le ventre. Plantant mes coudes dans la neige, les jambes mortes, je rampai jusqu’à ma voiture. Je ne sentais plus ni mon corps ni le froid. Enfin, ma portière. Dos à l’encadrement, je me hissai à la manière d’un paralytique qui n’a plus l’usage de ses membres inférieurs. Installé sur le siège, je palpai l’espace sous mon volant à la recherche de la clé de contact. À deux mains, je la tournai et perçus un nouveau miracle : le ronflement du moteur. Le choc de la collision avait dû libérer la calandre de sa glace.

Le chauffage se remit en route. D’un coup de coude, je réglai la ventilation à fond. Recroquevillé près des grilles, les deux poings tendus, j’attendis que la chaleur vienne, réveillant le sang sous ma peau. Peu à peu, je prenais conscience du silence autour de moi. La forêt désertée. Et la frontière sans doute à quelques kilomètres.

Lorsque je pus enfin bouger les doigts et les pieds, je passai la marche arrière et m’arrachai à l’amas de bois. D’autres patrouilles n’allaient pas tarder. Je fis demi-tour, enclenchai la première et décollai du chantier.

Quelques minutes plus tard, je roulais vers l’Italie. Mon moteur n’avait plus le moindre dynamisme mais il fonctionnait. Et j’étais vivant, indemne !

En fait, dans une impasse.

Aucune chance que je passe la frontière avec une voiture dans cet état... Je traversai un village du nom de Gondo et aperçus un sentier qui descendait à l’oblique — sans doute vers une rivière ou un sous-bois, Je m’enfonçai sous les sapins et sentis que le vent s’apaisait — j’avais trouvé un abri. Je stoppai, laissai tourner le moteur, chauffage à fond. Je sortis, d’un pas maladroit, et attrapai dans mon coffre mon sac de voyage. J’ôtai mon trench-coat, enfilai deux pulls, un K-way, repassai pardessus le tout mon imper. Un bonnet, des gants — des vrais — et plusieurs paires de chaussettes. Je m’installai sur les sièges avant, au plus près des grilles de ventilation qui crachaient un souffle chaud puant l’huile de moteur.

Lorsque je fus réchauffé, je trouvai au fond de ma poche mon mobile et composai le numéro de Giovanni Callacciura. Je murmurai à son répondeur, en italien :

— Dès que tu as ce message, tu me rappelles. C’est urgent !

Puis je me pelotonnai sur les sièges, face au filet d’air chaud. Sans aucune pensée. Seulement une sensation : la vie. Elle me suffisait amplement. Je m’endormis, serrant mon portable tel un minuscule oreiller.

54

LA LUMIÈRE du jour me réveilla. Je me redressai, les yeux à demi fermés. La vue était éblouissante. Entre les montagnes, le disque solaire pointait comme une plaie sanglante. Au-dessus, des nuages s’écorchaient sur les crêtes. Autour de moi, la neige avait disparu. Remplacée par des pentes d’herbe jonchées de feuilles mortes.

Je regardai ma montre : 7 h 30. J’avais dormi quatre heures. Callacciura ne m’avait pas rappelé. Je composai à nouveau son numéro. Mon téléphone fonctionnait désormais sur un réseau italien.

Pronto ?

— Mathieu. Je t’ai laissé un message, cette nuit.

— Je me réveille. Tu es déjà à Milan ?

Je lui racontai mon aventure et résumai ma situation : ma voiture criblée de balles, mon allure de clodo, l’impossibilité de franchir la frontière.

— Tu es où exactement ?

— À la sortie d’un village, Gondo. Il y a un sentier, sur la droite. Je suis au bout.

— Je te rappelle dans quelques minutes. Capito ?

Je trouvai au fond de ma poche mon paquet de Camel. J’en allumai une avec délectation. Ma lucidité revint, et avec elle, les questions qui tuaient. Qui étaient mes agresseurs ? Pourquoi s’en prendre à moi ? Je n’avais qu’une certitude : mes poursuivants n’avaient rien à voir avec l’assassin de Sylvie Simonis. D’un côté, deux professionnels. De l’autre, un meurtrier en série, prisonnier de sa folie.

Mon portable vibra.

— Suis bien mes instructions, dit Callacciura. Tu retournes sur la route principale, la E62, tu roules pendant un kilomètre. Là, tu vas voir une citerne, sur laquelle il y a marqué « Contozzo ». Tu te gares derrière et tu attends. Deux flics en civil vont venir te chercher d’ici une heure.

— Pourquoi des flics ?

— Ils vont t’escorter jusqu’à Milan. On maintient notre rendez-vous à onze heures.

— Et ma voiture ?

— On s’en occupe. Tu prends tes affaires, sans te retourner.

— Merci, Giovanni.

— Pas de quoi. J’ai reçu cette nuit d’autres éléments sur ton affaire. Il faut que je te parle.

Je raccrochai. Nouvelle cigarette. Malgré les bourrasques qui pénétraient dans l’habitacle, le moteur tournait toujours — et avec lui, le chauffage. Je sortis de la voiture pour pisser. Mon corps était perclus de courbatures mais la vie reprenait ses droits.

J’empruntai un chemin, sentant sang et muscles se réchauffer. J’éprouvai un vertige. La faim. J’aperçus une rivière, en contrebas. Je bus de longues gorgées glacées, dégustant le petit déjeuner le plus pur du monde.

Je démarrai à nouveau et partis en direction du lieu de rendez-vous. Je me postai au pied de la citerne et laissai ronfler le moteur, encore une fois. Près d’une heure et trois cigarettes brûlèrent ainsi. Pas de douaniers en vue, ni de fermiers curieux. Mais des réflexions, en pagaille.

Tout se bousculait dans ma tête. La culpabilité de Sylvie Simonis. La double identité de Sarrazin-Longhini. Le meurtre de Sylvie. L’apparition d’un crime identique, sur le sol italien, signé par une coupable qui avait avoué. Et maintenant, ces tueurs... Un pur chaos, où chaque réponse posait une nouvelle question.

Un détail m’accrocha l’esprit. Sur une impulsion, je composai le numéro de Marilyne Rosarias, directrice de la fondation de Bienfaisance. 7 h 45. La Philippine devait sortir de ses prières matinales.

— Qui est à l’appareil ?

Méfiance et hostilité, montées sur ressorts.

— Mathieu Durey, fis-je en me raclant la gorge. Le flic. Le spécialiste.

— Vous avez une drôle de voix. Vous êtes toujours dans la région ?

— J’ai dû partir. Vous ne m’avez pas tout dit la dernière fois.

— Vous m’accusez de mentir ?

— Par omission. Vous ne m’avez pas dit que Sylvie Simonis était venue se consoler à Bienfaisance, après la mort de sa fille, en 1988.

— Nous avons un devoir de confidentialité.

— Combien de temps est-elle restée à la fondation ?

— Trois mois. Elle venait le soir. Le matin, elle repartait au travail.

— En Suisse ?

— Qu’est-ce que vous cherchez encore ?

Soudain, une conviction : Marilyne était au courant de l’infanticide. Soit elle avait recueilli les confidences de Sylvie, soit elle avait deviné la vérité. Je balançai un coup de sonde :

— Elle essayait peut-être d’oublier ses fautes.

Silence. Quand Marilyne reprit la parole, sa voix était plus grave :

— Elle a été pardonnée.

— De quoi parlez-vous ?

— Quoi qu’elle ait fait, Sylvie a imploré Son pardon au Seigneur et elle a été entendue.

— Vous êtes du bureau du purgatoire ?

— Ne plaisantez pas. Sylvie a été pardonnée. J’ai la preuve de ce que j’avance, vous comprenez ?

Je vis apparaître, à cinq cents mètres, une conduite intérieure grise, de marque Fiat, à peine en meilleur état que ma voiture. Mon escorte.

— Je repasserai vous voir, prévins-je.

— Je n’ai rien à vous dire. Mais je prierai pour votre salut. Vous avez trop de colère en vous pour comprendre cette histoire. Vous devez être absolument pur pour affronter l’ennemi qui vous attend.

— Quel ennemi ?

— Vous le savez bien.

Elle raccrocha. La Fiat était là. Le contact avec les flics italiens se réduisit au minimum. Les deux hommes avaient dû recevoir des consignes. Pas un mot sur l’état de ma voiture. Ni sur ma situation de Français errant, perdu à quelques bornes de la frontière. Je pris mon sac et dis adieu à ma bagnole, ayant une pensée émue pour mon assureur. Je la déclarerais volée, sans m’attarder sur les détails.

On traversa le poste-frontière italien sans problème. Carré à l’arrière, je contemplais le paysage. Le même que du côté suisse, mais j’avais l’impression d’avoir traversé un miroir, de m’enfoncer dans le reflet italien des montagnes que j’avais admirées à l’aube. Les torrents me saluaient et les ponts, de plus en plus nombreux, remplaçaient les tunnels. Hautes structures suspendues par des câbles, colosses de béton plantés dans l’eau, arches de fibre aux formes effilées... Je ne pensais plus. Je sentais seulement les battements sourds de mon corps meurtri. Je ne tardai pas à m’endormir.

Quand je me réveillai, nous avions dépassé Varese. Il n’était plus question de torrents ni de sapins. Nous filions sur l’autoroute A8. La longue plaine de Lombardie semblait courir droit jusqu’à Milan.

À 10 h 30, nous parvenions aux abords de la cité industrielle. Trafic intense. Mes compagnons ne mirent pas leur gyrophare. Calmes, silencieux, impénétrables — ils me rappelaient les gardes du corps que j’avais croisés lors de mon premier voyage à Milan, ceux qui protégeaient les juges de l’opération Mani pulite.

Milan était fidèle à mes souvenirs.

Ville plate, rectiligne, sombre et claire à la fois. Une mélancolie légère planait le long des avenues, non pas dédiée à l’amour ou à un quelconque âge romantique, mais à une ère industrielle révolue. On ne regrettait pas ici des quiétudes de lac, des amours tourmentées, mais l’essor des années soixante, le bruit des machines, le temps des empires Fiat et Pirelli. Dans cette vallée où le vent était toujours absent, il flottait encore ce bon vieux rêve de patron capitaliste, isolé dans sa villa moderne, caressant le projet de construire un monde nouveau, plein de rouages, de fumées et de lires.

Corso Porta Vittoria.

Le palais de justice était un temple massif, à longues colonnes carrées. Toute la place semblait répondre à sa stricte géométrie. Les cabines téléphoniques, plantées en angles droits parmi les pavés, les rails des tramways orange, perpendiculaires aux lignes du palais.

11 heures pile. Je sortis de la voiture et franchis le seuil du New Boston, juste en face du palais, au coin de la rue Carlo Freguglia.

Chacun de mes pas sonnait comme un miracle.

55

— TU AS L’AIR en pleine forme.

Giovanni Callacciura pratiquait l’humour à froid. C’était un grand gaillard de l’Italie du Nord, front haut et fine moustache posée sur une bouche boudeuse. Vêtu des pieds à la tête en Prada, il était plus mince que son visage rond ne le laissait supposer. Il portait ce jour-là un pantalon étroit en laine grise, un pull ras-du-cou en cachemire brun et une veste matelassée bleu marine. Il semblait tout juste dégringolé d’une vitrine du Corso Europa.

Je lui désignai la chaise en face de moi. Le substitut s’assit en commandant un café. Le New Boston était une « gelateria » typique : long comptoir en zinc, odeurs mêlées de café et de marmelade, paninis et croissants disposés dans de hauts saladiers chromés. Les sièges étaient prune et les nappes roses. Chaque table ronde ressemblait à une pastille géante pour la gorge.

— Parle-moi de ta folle nuit, dit-il en ôtant ses lunettes de soleil.

— Toi d’abord : tu sais si mes types ont été arrêtés ?

— Ils ont disparu.

— Disparu ? À quelques kilomètres de la frontière ?

— Tu t’es bien planqué au fond d’un sous-bois.

Je bus une gorgée de café. Pur extrait de terre brûlée. J’observai le pain au chocolat que j’avais commandé, sans pouvoir y toucher.

— On peut fumer ici ? demandai-je.

— Plus pour longtemps.

Callacciura saisit un cigarillo puis poussa vers moi le paquet de Davidoff. J’en attrapai un à mon tour. Les avertissements continuaient de ce côté-ci de la frontière : « fumare uccide ». Le magistrat remarqua mes doigts bleuis par le froid :

— Tu veux voir un docteur ?

— Tout va bien.

— Qu’est-ce qui s’est passé cette nuit ?

Je lui résumai ma course-poursuite, en ajoutant des détails significatifs : les manières professionnelles de mes tueurs, leur fusil d’assaut... Rien à voir avec des détrousseurs des frontières. Sans me laisser le temps de reprendre mon souffle, Giovanni ordonna :

— Parle-moi de ton enquête. Celle qui t’amène ici.

Je racontai : le meurtre de Sylvie Simonis, l’infanticide, quatorze ans plus tôt, le lien mystérieux qui reliait les deux crimes. Je mentionnai aussi mon association avec Sarrazin-Longhini, gendarme vengeur qui ne me semblait fiable qu’à cinquante pour cent. J’omis de parler du point de départ du cauchemar : Luc Soubeyras et son suicide. Pour ne pas ajouter à la confusion générale.

Callacciura conserva le silence durant une bonne minute. Il ouvrait et fermait les branches de ses lunettes de soleil, cigarillo au bec. Enfin, il dit :

— Difficile de faire coïncider tout ça.

Je me massai la nuque, endolorie encore du choc de la collision :

— Surtout quand je me penche.

Il ne prit pas la peine de sourire. Plongeant la main dans son cartable, il posa sur la table une chemise rouge assez mince.

— C’est tout ce que j’ai. Milan, c’est loin de la Sicile. Quand tu m’as parlé de ton histoire, hier, je n’ai pas eu le déclic. En réalité, le meurtre a fait pas mal de bruit il y a deux ans. Au départ, on a cru qu’il s’agissait d’un de ces crimes sauvages dont la Sicile a le secret. Mais tout a changé quand on a découvert la personnalité de la meurtrière.

— C’est-à-dire ?

— Une longue histoire. Une histoire italienne. Je te laisse la découvrir. À Catane, tu n’auras aucun mal à retrouver tous les détails.

— Résume-moi les faits.

L’Italien acheva son café d’un geste bref :

— Agostina Gedda était une infirmière sans histoire, vivant à Paterno, dans la banlieue de Catane. Elle avait épousé un ami d’enfance, Salvatore, un installateur de câbles électriques. Rien à signaler. Puis, soudain, l’année dernière, elle le tue. De la pire des manières.

— Son mobile ?

— Elle n’a jamais voulu s’expliquer.

— Tu es sûr qu’on retrouve les mêmes éléments que dans mon affaire ?

— Certain. Les décompositions. Les insectes. Les morsures. La langue coupée. On m’a même parlé de lichen, sous la cage thoracique : ça te dit quelque chose ?

J’acquiesçai. Comment deux meurtres si semblables pouvaient-ils avoir été commis par deux êtres distincts ? Et bien d’autres détails ne collaient pas. Je repris :

— Un tel meurtre demande des connaissances spécifiques, des matériaux rares.

— Agostina était infirmière. Elle avait accès à des substances acides. Quant aux insectes, elle a prétendu qu’elle les collectait sur des charognes d’animaux, dans les décharges. Difficile à vérifier.

Je tendis les doigts vers le dossier. Callacciura plaqua sa main dessus :

— Je dois aussi t’avertir.

— Quoi ?

— Il y a au fond de cette affaire un élément... mystique.

J’aurais plutôt dit : maléfique. Il continua :

— Il n’y a pas que les flics sur ce coup. Le pouvoir religieux s’intéresse au cas Agostina.

— Quel pouvoir religieux ?

— Le seul, l’unique : le Vatican. C’est le Saint-Siège qui a défendu Agostina. Ils ont envoyé leurs avocats.

— Pourquoi ?

Le substitut eut un sourire voilé :

— Tu verras par toi-même.

Il sortit de sa poche un papier plié. Un billet d’avion électronique pour Catane.

— Je t’ai pris un billet en business. Tu le paieras à l’aéroport. Tu as les moyens, si je me souviens bien.

— Tu penses à mon confort ?

— Je pense à ton allure. Tu auras accès au Caravaggio Lounge, le salon VIP. Il y a des douches. De quoi te refaire une beauté.

Une enveloppe se matérialisa entre ses mains :

— Ça, c’est une lettre pour Michele Gepu, le chef de la Questura à Catane. Normalement, avec lui, toutes les portes s’ouvriront. J’allais le remercier mais Giovanni leva la main :

— Pas d’effusions. Maintenant, tu vas aux toilettes. Un de mes hommes t’y attend. Tu lui donnes ton arme.

— Mais...

— N’abuse pas de ma gentillesse. Tu connais la règle : un seul miracle à la fois.

Sur ces mots, il se leva et me fit un clin d’œil :

— Je veux un rapport détaillé dès que tu auras du nouveau. (Il simula un frisson.) Je suis un col blanc. Tes histoires de meurtres, ça m’excite !

56

MÊME sous la douche brûlante, je ne parvenais pas à me réchauffer. Un peu comme ces plats surgelés que je tentais parfois de cuisiner : chauds à l’extérieur, mais toujours glacés à l’intérieur.

Dans les thermes du salon Caravaggio, je me rasai et changeai de costume. J’eus enfin assez de lucidité pour affronter mon hypothèse du jour : l’assassinat de Sylvie Simonis ouvrait la porte à une autre réalité, dépassant le meurtre rituel. Un savoir interdit, une logique supérieure qui valait qu’on tue pour la préserver. Voilà pourquoi on avait tenté de m’éliminer. Luc avait dit : « J’ai trouvé la gorge. » J’étais en route vers cette gorge. Je ne savais pas ce que cela signifiait, mais mes poursuivants de cette nuit, eux, le savaient.

Dans l’avion, je feuilletai le dossier de Callacciura. Rien de plus que ce qu’il m’avait raconté de vive voix. Le corps de Salvatore avait été découvert au nord de Catane, sur un chantier abandonné. Agostina Gedda avait été arrêtée chez elle quelques heures après. Elle n’avait opposé aucune résistance et avait tout avoué, le jour même. Elle prétendait avoir volé les acides à l’hôpital et pratiqué les tortures là où on avait découvert le corps. Les enquêteurs avaient retrouvé les flacons, les sangles, les résidus organiques.

Agostina ne s’était pas expliquée sur les traces de morsures, le lichen ou la langue coupée mais elle connaissait ces éléments. On ne pouvait pas la soupçonner d’affabuler. Pourquoi ce meurtre ? Pourquoi tant d’atrocités ? Tant de complexité ? L’infirmière était demeurée muette.

La chemise contenait aussi les portraits des protagonistes. Salvatore Gedda était un jeune homme à l’expression douce et aux yeux clairs, ombrés de longs cils. Agostina avait un visage fin et régulier, sous des cheveux noirs coupés court. Des yeux sombres, brillant comme le fond d’un encrier, un nez mutin, une bouche en cerise. Son portrait était un cliché anthropométrique. Pourtant, au-dessus du panneau portant son nom, la femme resplendissait d’une clarté, d’une innocence qui tranchaient violemment avec le contexte.

L’avion amorça sa descente. Près de 18 heures. La nuit tombait sur la Sicile. Plusieurs voyageurs, occupant la rangée de sièges opposée à la mienne, se penchaient vers les hublots. Certains d’entre eux filmaient, d’autres prenaient des photos. J’étais étonné par leur enthousiasme. Dans l’obscurité, Catane ne devait pas offrir une vue extraordinaire, d’autant plus que la cité est construite en lave noire.

Dès l’atterrissage, je passai la douane et cherchai les agences de location de voitures. De nouveau, l’activité dans l’aéroport me parut étrange. Des équipes de télévision regroupaient leur matériel. Des patrouilles de soldats traversaient le hall au pas de course. Avais-je manqué quelque chose ?

Je choisis le seul stand qui n’était pas pris d’assaut par les reporters. J’optai pour un modèle discret — une Fiat Punto, catégorie C — et signai les feuillets que l’agent me présentait. Je demandai :

— Vous connaissez un bon hôtel, à Catane ?

— Aucun problème.

L’homme plongea sa main sous le comptoir et attrapa un plan.

— Journaliste ?

— Pourquoi journaliste ?

— Vous ne venez pas pour l’éruption ?

— L’éruption ?

L’homme éclata de rire.

— L’Etna s’est réveillé hier. Une chance que vous ayez pu atterrir. Demain, la piste sera couverte de cendres. C’est sans doute le dernier vol avant longtemps.

— Vous n’avez pas l’air inquiet.

— Inquiet ? Pas du tout. On a l’habitude !

L’état d’urgence était pourtant instauré.

Sur la route, les Carabinieri avaient organisé des barrages, empêchant les véhicules de prendre la direction du volcan. J’allumai la radio et trouvai une émission d’informations. L’éruption de ce 28 octobre n’était pas ordinaire. Le volcan n’avait pas atteint une telle intensité depuis des dizaines d’années. Des fissures s’étaient produites sur deux versants à la fois. Une première éruption sur la face nord, aux environs de 2 heures du matin, avait ravagé le site touristique de Piano Provenzana, à 2 500 mètres d’altitude. Puis une autre fissure s’était creusée versant sud, s’approchant d’un autre refuge, au-dessus du village de Sapienza. On parlait maintenant de failles gigantesques, s’ouvrant sur deux kilomètres de largeur.

Je coupai la radio. Il me semblait entendre un grondement sourd, ponctué de déflagrations. Je m’arrêtai sur la bande d’arrêt d’urgence et tendis l’oreille. Oui : des coups de tonnerre brefs, compacts. Les détonations de l’Etna dans les ténèbres. Je pouvais sentir, sous le tapis de sol, les ondes sismiques.

Je démarrai de nouveau, plus fasciné qu’effrayé. D’après mon plan, je roulais du côté sud du volcan. Je discernais déjà la lueur rouge d’une des failles, ainsi que les fontaines et les coulées de lave en fusion, qui dessinaient des traînées dans la nuit.

Quand l’Etna fut bien en vue, je stoppai à nouveau. La route était sillonnée de véhicules filant à pleine vitesse, gyrophares allumés, sirènes hurlantes, dans une atmosphère de fin du monde.

Le volcan enneigé était coiffé d’un intense halo orangé, qui rappelait le jaune d’un œuf arasé, gigantesque. Tout autour, des projections lézardaient le ciel, particules de feu, éclaboussures de fusion, comme lancées à la catapulte. La lave s’écoulait sur les versants, lente, puissante, inéluctable. Je restai hypnotisé. Impossible de ne pas voir dans cette éruption un présage. Le souffle du diable m’accueillait. Je songeai à ce passage de l’Apocalypse de Saint-Jean :


Le second ange sonna de la trompette,

et il tomba sur la mer

comme une grande montagne brûlante...


Parmi les fumées noires qui s’échappaient du cratère, un visage se dessinait. La face déformée de Pazuzu, babines retroussées, yeux injectés. Dans les bouillons de vapeurs, l’Ange noir grimaçait et me tirait la langue. Une langue charbonneuse, fendillée, qui léchait les flammes du volcan et m’invitait à m’approcher jusqu’à me perdre au fond du cratère.

57

LE LENDEMAIN MATIN, au réveil, j’allumai la télévision. Je n’eus pas à chercher loin pour tomber sur des nouvelles du volcan. La lave poursuivait sa progression. La coulée du versant nord était descendue jusqu’à 1 500 mètres d’altitude, sur un front de 400 mètres. La pinède de Linguaglossa flambait, alors que des Canadair arrosaient les arbres pour essayer de freiner le désastre. Au sud, l’amplitude de la lave dépassait un kilomètre. Des projections de cendres avaient entraîné l’évacuation de Sapienza. Des deux côtés, des bulldozers élevaient des digues de terre pour freiner la coulée, tandis qu’on aspergeait ses bords, les transformant en deux remparts refroidis.

Images sidérantes. Des fleuves incandescents coulaient sur les pentes, parcourant plusieurs mètres par seconde. Le magma en fusion craquait, roulait, avançait, comme un gigantesque serpent, dans un craquement de verre pilé, explosant parfois, projetant dans les ténèbres des geysers de lave.

Il était 7 heures du matin. Il faisait encore nuit. J’allumai la lampe de chevet et observai ma chambre. Un espace exigu, compressé encore par les motifs du papier peint. Le lit touchait la télévision, qui frôlait elle-même les rideaux de la porte-fenêtre jouxtant la salle de bains. Je sortis sur le balcon. Ma piaule était au quatrième étage. Vue superbe sur les toits de Catane, qui se révélaient dans le bleu de l’aurore. Les antennes et les dômes ressemblaient aux lances et boucliers d’une armée en marche. Les fenêtres, déjà éclairées, évoquaient les lucarnes mordorées d’un calendrier de l’avent.

J’allumai une Camel (je m’étais ravitaillé à l’aéroport) et souris face à la beauté de la vue. Je ne connaissais pas Catane mais je connaissais Palerme. Je savais que la Sicile n’est pas un fragment détaché de l’Italie, mais un monde à part, ancestral, chargé de gravité et de silence. Un monde au goût de pierre, sauvage, autonome, brûlé de soleil et de violence.

Je me décidai pour un petit déjeuner à l’extérieur afin de me familiariser avec la ville. J’assemblai d’abord les pièces de mon deuxième automatique, un Glock, que j’avais dû démonter pour passer discrètement à l’aéroport (l’arme, en polymère, échappait aux contrôles antimétal), puis le rangeai dans sa housse de cordura noir.

Dans le hall de la pension, des équipes de reporters étaient déjà sur le pied de guerre. Des photographes vérifiaient leurs appareils. Des cameramen glissaient des batteries dans leurs poches, à la manière de munitions. Des journalistes se battaient, au téléphone, pour obtenir des laissez-passer.

Dehors, en revanche, tout était calme. Dans l’obscurité, les ornements des façades, des portails, des balcons surchargeaient les rues étroites. À ce décor encombré, s’ajoutaient les voitures stationnées, pare-chocs contre pare-chocs, escaladant les trottoirs, longeant les murs, assiégeant les panneaux d’interdiction de stationner.

Je repérai une trattoria aux vitres colorées. Un café noir « stretto » et un croissant fourré à la marmelade m’éclaircirent les idées. Ma priorité : foncer à la Questura. J’espérais que Michele Gepu me donnerait des précisions sur l’affaire Gedda et me soutiendrait dans ma demande d’entrevue avec Agostina, à la prison de Malaspina. Ensuite, j’irais rôder dans les archives des journaux, à la recherche d’articles sur le meurtre et le passé de la Sicilienne. Callacciura avait parlé d’une « personnalité » et d’une « histoire italienne ». Je m’attendais à tout.

Une demi-heure, pas moins, pour retrouver ma voiture dans le chaos des carrosseries et l’imbroglio des rues. Retrouver une Fiat Punto dont les plaques minéralogiques étaient couvertes de poussière volcanique dans une rue de Sicile tenait de la prouesse.

Enfin, sur le coup des huit heures et demie, je me mis en route.

Le jour s’était levé. Catane, ville fondue au noir, n’offrait pas de différence entre ses murs, ses trottoirs, ses chaussées. On avançait dans un monde minéral, aux reliefs sourds, amortis, presque effacés. Seuls, de temps à autre, jaillissait un jardin verdoyant au fond d’un porche ou une madone à la peinture écaillée dans une niche. Je songeai à ce que j’avais lu jadis sur la ville, lorsque je vivais à Rome, dans Il Corriere della sera ou La Repubblica. Catane était la première ville d’Italie pour la violence — c’est-à-dire la première en Europe. La mafia, avec ses conflits, ses évolutions, ses courses au pouvoir, y régnait en maîtres. On avait même trouvé un matin, sur la place Garibaldi, au pied de la statue du héros, la tête tranchée d’un homme d’honneur qui avait cessé de plaire.

La circulation commençait à se densifier. Sous le ciel bas, il régnait un mélange de panique et d’indifférence. Devant chaque église, des fidèles s’agglutinaient, des processions s’organisaient, on priait pour le salut de la ville. D’un autre côté, les commerçants balayaient tranquillement la cendre sur le pas de leur porte, l’air placide. Sur les toits des immeubles, des femmes se livraient au même manège, s’invectivant d’une terrasse à l’autre.

À 9 heures, je découvris la Questura. Des fourgons en sortaient à toute allure. Des carabiniers se pressaient dans la cour principale, tenant des fusils enduits d’une peinture ignifugée, couleur kaki. Je demandai mon chemin à un factionnaire, qui m’indiqua le bureau de presse, pour les autorisations. Je lui montrai ma carte : je voulais voir le questeur en personne. Il désigna le bâtiment au fond de la cour.

Dans l’escalier, même agitation. Des hommes dévalaient les marches. Des voix résonnaient sous les hauts plafonds. Une télévision beuglait plus fort encore. On sentait dans l’air une tension, un courant d’adrénaline, qui possédait tout le monde.

Au dernier étage, je trouvai le bureau du questeur. Entre deux bousculades, je franchis incognito le bureau de la secrétaire et me glissai, par la porte suivante, dans une pièce aussi vaste qu’un gymnase, ponctuée de larges fenêtres. Au fond, tout au fond, le questeur lisait derrière son bureau.

Sans lui laisser le temps de remarquer ma présence, je traversai la salle à grandes enjambées et sortis ma carte tricolore. Le questeur leva les yeux :

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il. D’où sortez-vous ?

Accent du Sud. Les mots roulaient dans sa gorge. Je sortis ma lettre de recommandation. Pendant qu’il la lisait, je détaillai le bonhomme. Large d’épaules, il portait un costume bleu canard qui ressemblait à un uniforme d’amiral. Il avait un crâne chauve, sombre, d’une solidité presque agressive, et des yeux noirs qui, sous la barre fermée des sourcils, brillaient comme deux olives. Après avoir lu la lettre, il posa ses mains poilues sur son bureau.

— Vous voulez voir Agostina Gedda ? Pourquoi ?

— Je travaille en France sur une affaire qui pourrait avoir un rapport avec ce cas.

— Agostina Gedda...

Il répéta ce nom plusieurs fois, comme si on venait de lui rappeler une autre catastrophe survenue dans sa ville. Ses yeux revinrent me scruter sous les sourcils :

— Vous avez une autorisation, quelque chose, pour enquêter en Sicile ?

— Rien. Excepté cette lettre.

— Et c’est urgent ?

— Urgentissime.

Il se passa la main sur le visage et soupira :

— Vous n’avez pas l’air d’être au courant, mais l’Etna est en train de nous péter à la gueule.

— Je n’avais pas prévu ces... circonstances extérieures.

Derrière moi, la porte s’ouvrit. Le questeur eut un geste impatient. La porte se referma aussi sec.

— Agostina Gedda... (Son regard sombre ne cessait de se poser sur la lettre.) Le dossier d’instruction est à Palerme. L’instruction se déroule là-bas.

— Je veux simplement la rencontrer.

— Je n’aime pas cette affaire.

— Ce n’est pas un cas très attachant.

Il fit « non » de son front minéral :

— Il y a là-dedans un mystère. Quelque chose de non résolu.

— Puis-je la rencontrer, oui ou non ?

Le questeur ne répondit pas. Il avait toujours les yeux fixés sur ma lettre. Durant ces quelques secondes, il était de nouveau plongé dans l’affaire Gedda. Et ce bain ne semblait pas lui plaire. Finalement, il leva ses sourcils et prit un stylo.

— Je vais voir ce que je peux faire.

— Vous pensez que j’ai des chances de la voir... rapidement ?

Il griffonnait quelque chose, dans la marge de ma lettre.

— Je connais la directrice de Malaspina. Mais il y a les avocats d’Agostina.

— Ils sont plusieurs ?

Il posa sur moi son regard noir. J’y captai une lueur d’indulgence :

— Vous m’avez l’air de connaître le dossier aussi bien que moi.

— Je viens d’arriver à Catane.

— Cette fille est protégée par les meilleurs avocats d’Italie. Les avocats du Vatican.

— Pourquoi la curie romaine protégerait une meurtrière ?

Il soupira de nouveau et posa la lettre sur sa droite, à portée de main. Derrière moi, la porte s’ouvrit de nouveau. Cette fois, le questeur se leva :

— Étudiez votre dossier avant d’aller voir le phénomène.

Il traversa la pièce d’un pas serré. Des officiers l’attendaient sur le seuil. Il jeta par-dessus son épaule, à mon intention :

— Laissez-moi vos coordonnées. Je vous appelle dans la journée. Au plus tard, demain matin.

58

LES NUAGES avaient disparu. Le ciel bleu accusait seulement la zone, très noire, du volcan. J’allai boire un café, non loin du quartier général des carabiniers. Je ne savais pas trop quoi penser des promesses du questeur. Il existe un axiome universel : plus on descend vers le sud, plus rigueur et fiabilité s’amenuisent, comme si ces deux valeurs fondaient au soleil.

J’appelai les renseignements téléphoniques, en quête de l’adresse du principal journal de Sicile, L’Ora. Puis repris la voiture et découvris la cité sous le soleil. On était en plein automne mais c’était ici un automne éblouissant, nappé de pollen de lumière. Sur la ville sombre, cette pulvérulence évoquait du sucre glace sur un gâteau au chocolat. Catane, ville en blanc et noir, où la lave et le soleil ne cessaient de s’affronter, de s’opposer, mais aussi de se répondre, produisant des reflets perpétuels, des éclaboussures incandescentes.

La circulation ne s’arrangeait pas. Des barrages fermaient les voies d’accès au nord, des camions d’entretien roulaient au pas, déblayant les cendres de la chaussée. Les embouteillages viraient à la commedia dell’arte : les automobilistes sortaient le buste par la portière pour insulter les carabiniers, qui leur répondaient par un bras d’honneur.

Je trouvai les locaux du journal, via Santa Maria delle Salette. Ils tenaient plus de l’architecture officielle — sénat ou palais de justice — que d’une rédaction moderne. Je me garai n’importe où, pour rester dans le ton, et franchis le haut portail. Les archives étaient au sous-sol. Je me dirigeai vers les ascenseurs, me frottant à plusieurs groupes de journalistes partant au galop.

Un étage plus bas, au contraire, calme total. Une salle vitrée était tapissée de casiers métalliques et de lucarnes en bois, qui débordaient d’enveloppes kraft. Au centre, un comptoir soutenait des tables lumineuses et des ordinateurs de recherche. Je retrouvai là, dans cette pièce mal éclairée, l’atmosphère que j’avais si souvent sentie dans d’autres archives où m’avaient mené des enquêtes ou pour des recherches concernant mes missions humanitaires. C’était la même impression de caveau et de poussière, de secrets endormis où battait encore, très faiblement, le cœur des faits divers. Les arcanes de l’âme humaine...

Un archiviste m’orienta. Sur chaque écran, je pouvais faire une recherche par thème, par nom, par date. Le logiciel m’indiquerait le casier où fouiller. Ensuite, c’était la plongée dans les strates de papier.

Je tapai le nom d’Agostina Gedda. Une entrée à la date de l’année 2000 apparut. Puis, au bout de quelques secondes, l’ordinateur afficha une autre année — 1996 —, puis une autre encore — 1984. Qu’avait-il pu arriver à Agostina, âgée seulement de douze ans, pour bénéficier d’une série d’articles dans L’Ora ?

Je commençai par le début et trouvai, dans les compartiments, l’enveloppe de 1984. Je la portai jusqu’au comptoir puis demandai d’un geste au maître des lieux, derrière son bureau, si je pouvais fumer. Contre toute attente, l’homme me répondit par un large sourire.

Une cigarette pincée entre les lèvres, j’ouvris l’enveloppe. Elle contenait plusieurs articles découpés et des photos d’une petite fille à l’allure chétive. Certains clichés la montraient sur un lit d’hôpital. Dès la lecture des titres, je compris les allusions de Callacciura et du questeur. La meurtrière n’était pas une femme comme les autres. Agostina Gedda était une miraculée. Une miraculée de Lourdes.


L’Ora — 16 septembre 1984.


MIRACLE À CATANE


À douze ans, elle guérit en une nuit d’une gangrène mortelle !


Notre ville est habituée aux histoires uniques, aux personnages extraordinaires, qui font de Catane un des fleurons de la Sicile. L’histoire d’Agostina Gedda en est un nouvel exemple. Oui : il se passe des choses merveilleuses dans notre cité !

À l’origine, Agostina Gedda est une petite fille comme les autres. Fille d’un menuisier de Paterno, dans la banlieue de Catane, c’est une enfant douce, appliquée, qui obtient de bons résultats à l’école.

Un dimanche de février 1984, pourtant, tout bascule. Jouant avec des amis de son âge, pendant que leurs parents sont à la plage, à Taormina, Agostina fait une chute d’une dizaine de mètres et perd connaissance. L’enfant est aussitôt hospitalisée, à la Clinique Orthopédique de l’Université de Catane — elle souffre de fractures aux deux jambes, mais aucune blessure n’est mortelle.

Agostina passe cinq jours à l’hôpital puis rentre chez elle, plâtrée. Au bout de deux semaines, elle se plaint de douleurs. Du pus suinte de ses jambes. Retour à l’hôpital. Les médecins ouvrent en urgence ses plâtres. Les blessures n’ont pas cicatrisé : c’est la gangrène.

Les spécialistes évoquent déjà l’amputation. Sophia, la mère d’Agostina, s’effondre. Le père, au contraire, exige des explications. Les docteurs ne peuvent se prononcer. En réalité, ils le savent déjà : Agostina est condamnée. Sa mort n’est qu’une question de semaines. Même l’amputation est une opération inutile...

À Paterno, un mouvement de solidarité se constitue. De porte en porte, une collecte s’organise pour offrir à Agostina le voyage de la dernière chance : un pèlerinage à Lourdes. Une association renommée en Italie, l’unital6, organise des périples dans la cité mariale. Si les Gedda l’acceptent, Agostina pourrait être du prochain voyage...

Le 5 mai, Agostina part enfin, accompagnée de ses parents. Durant le voyage, l’enfant est heureuse. C’est la première fois qu’elle prend le bateau et le train ! Chacun s’empresse, lui offrant des friandises, la comblant d’attentions...

Mais à Lourdes, Agostina panique. Tous ces malades, ces estropiés qui arpentent les rues, ces vitrines pleines de statuettes, ces infirmières à voilette bleue. Elle ne comprend pas : pourquoi est-elle ici ? Va-t-on l’abandonner avec ces handicapés ? Lorsqu’on l’emmène dans les piscines, elle refuse de s’y baigner puis se laisse convaincre. Au contact de l’eau glacée — la température des bassins n’excède pas douze degrés —, Agostina pousse des hurlements. Elle ne s’y trempe pas plus d’une minute.

De retour à Paterno, l’enfant ne guérit pas. Son poids n’excède pas dix-sept kilos. Chaque jour, le pourrissement gagne du terrain. En juillet, la famille fête son anniversaire. Agostina a douze ans. Il ne lui reste plus que quelques semaines à vivre. Sa mère coud déjà les vêtements qui l’accompagneront dans sa tombe.

Le 5 août, à huit heures du soir, Agostina tombe dans le coma. Le sang ne circule plus dans son corps, provoquant l’anoxie du cerveau. Sophia appelle en urgence le médecin. Le temps que l’homme arrive, c’est le choc. Agostina apparaît, debout, se tenant au chambranle de la porte. Elle a réussi à marcher jusqu’à la cuisine. Son expression n’a déjà plus la gravité livide de la maladie.

Le docteur ausculte l’enfant. Aucun doute : la gangrène recule. Les jours suivants, des examens sont effectués à Catane. Même diagnostic. Agostina est en train de guérir. Elle affiche même des signes de cicatrisation. En une nuit, la petite fille s’est rétablie d’un mal incurable, sans le moindre traitement !

Pour les habitants de Paterno, cette histoire est bien connue. La nouvelle du miracle s’est répandue comme le son des cloches à travers la ville. Aujourd’hui, c’est à Catane qu’on commente le prodige alors que les médias d’Italie s’en emparent déjà.

Pourtant, monseigneur Paolo Corsi, du diocèse de Catane, s’est exprimé avec prudence lors d’une conférence de presse : « Nous nous réjouissons de la guérison d’Agostina. C’est une magnifique histoire d’espoir et de foi. Mais il faudra du temps, beaucoup de temps, avant que l’Église apostolique et romaine ne se prononce sur la réalité d’un miracle... »

Agostina a repris une existence normale. Elle a même participé à la rentrée scolaire, début septembre, comme n’importe quelle autre enfant de son âge. Mais nul n’a oublié qu’elle porte l’empreinte d’une expérience unique. Qu’on soit catholique ou non, on est forcé de constater qu’une guérison inexpliquée s’est produite quelques semaines après le pèlerinage à Lourdes. Même les plus sceptiques doivent en tirer des conclusions !


J’allumai une cigarette puis je scrutai de nouveau les clichés. Agostina, onze ans et demi, sur son lit d’hôpital. Agostina sur un fauteuil roulant, encadrée par le comité de soutien de Paterno. Agostina parmi un long cortège de handicapés, à lourdes...

L’infirmière était décidément une bonne cliente pour les journalistes de L’Ora. Miraculée à douze ans, meurtrière à trente : pas banal. Tirant une longue bouffée, je réfléchis. Je sentais, derrière la contradiction des faits, une logique interne. Il était impossible que des événements aussi antithétiques soient le seul fruit du hasard.

Je passai à la seconde enveloppe : avril 1996.


L’Ora — 12 avril 1996.

LE MIRACLE D’AGOSTINA

ENFIN RECONNU !


Après une expertise de douze ans, Agostina Gedda a été reconnue par le diocèse de Catane et le Saint-Siège comme une authentique miraculée


Voilà près de douze ans qu’on attendait la nouvelle. Nul n’a oublié, en Sicile, l’histoire d’Agostina Gedda, guérie en une nuit d’une gangrène mortelle, après un pèlerinage à Lourdes. Tout le monde, à Catane, avait crié au miracle mais les membres de l’Église catholique s’étaient montrés réservés. Monseigneur Corsi, archevêque de Catane, avait prévenu : « Nous devons être très prudents. L’Église ne souhaite pas donner de faux espoirs aux croyants. Et le domaine médical n’est pas celui de l’Église. Pour nous prononcer, nous devons faire appel à d’autres spécialistes, dont les examens prendront des années. »

Douze ans, pas moins : c’est ce qu’il a fallu pour qu’un comité d’experts internationaux, désigné par le Saint-Siège, puis une commission du Vatican, statuent enfin sur le miracle. En premier lieu, la guérison a été attestée non seulement par un hôpital de Catane mais aussi par le Bureau des Constatations Médicales de Lourdes.

Le docteur Bucholz, responsable du Bureau, explique : «Avant de proclamer une « guérison subite et inexpliquée », nous devons nous assurer du caractère incurable de la maladie et de l’absence de traitement en cours. Quand la personne paraît guérie, nous attendons plusieurs années afin d’être certains que la rémission est définitive. Alors seulement, en collaboration avec l’Eglise, nous soumettons le dossier à un Comité Médical International, qui réunit une trentaine de médecins, neurologues, psychiatres de toutes nationalités, catholiques ou non. Au terme d’une étude approfondie, ces spécialistes admettent ou non le caractère inexpliqué de la guérison. »

Une fois que les médecins ont reconnu les faits, le Saint-Siège a repris le dossier et s’est chargé de la partie spirituelle du dossier. Monseigneur Perrier, évêque de Lourdes, commente : « Pour l’Église, la guérison physique n’est qu’un des aspects du miracle. C’est le signe extérieur d’une guérison plus profonde, sur le plan spirituel. Voilà pourquoi nous suivons toujours l’évolution psychologique de la personne guérie. Par exemple, nous rejetterions le cas d’une personne qui voudrait monnayer son expérience ou ne manifesterait aucune foi après sa guérison. Dans la majorité des cas, les miraculés ont un itinéraire spirituel sans faille, démontrant ainsi qu’ils ont aussi accédé à un état supérieur. »

Agostina Gedda répond à ce profil. Au fil des années, l’enfant est devenue infirmière et n’a plus cessé de se rendre à Lourdes afin d’aider des malades et les pèlerins. De l’avis de tous, Agostina est un être de douceur, qui n’a de cesse d’aider son prochain.

Lorsque vous la rencontrez, vous êtes d’abord frappé par sa discrétion et son humilité. À vingt-quatre ans aujourd’hui, elle rayonne d’une vraie lumière intérieure. Toujours installée à Paterno, elle partage sa vie avec Salvatore, son mari, qui travaille sur des chantiers électriques. Ils mènent une existence simple, louant un appartement dans le CEP (Conzorzio Edilizia Popolare), une des cités sociales de Paterno.

Aujourd’hui que son miracle est officiellement reconnu, comment vit-elle cette idée d’être une élue de Dieu ? Elle sourit, presque confuse : « Ma guérison n’est pas un hasard mais en même temps, rien ne peut expliquer cette intervention divine. J’étais une enfant comme une autre. Je priais à peine et j’avais une vision très naïve de la religion. J’ai beaucoup réfléchi depuis à ce mystère. Je crois que mon histoire est finalement en cohérence avec les Saintes Écritures. J’étais ordinaire, anonyme parmi les anonymes. Et c’est justement pour cela, je crois, que la Vierge Marie m’a choisie. Une enfant a été sauvée, c’est tout. »


La femme aux deux visages. Un vrai titre de film. Mi-ange, mi-démon. Comment expliquer qu’Agostina, désignée par Dieu, soit devenue la tortionnaire cinglée de son propre mari ? Feeling étrange, de nouveau. D’un côté, ces deux faits ne collaient pas — totalement antinomiques. De l’autre, un lien, encore inconcevable, devait exister entre le miracle et le meurtre...

Pour l’heure, je notais seulement un début de réponse à une question ancienne : l’unital6. Pourquoi Luc s’intéressait-il à cette association de pèlerinages ? Parce que Agostina avait voyagé avec cette fondation. Elle en était même devenue une volontaire assidue. Que cherchait Luc au sein de l’organisation ?

Je passai aux photos de l’enveloppe. Agostina, âgée de quinze ou seize ans, faisant la révérence au pape Jean-Paul II. Agostina, vingt ans, poussant un fauteuil roulant parmi la foule de Lourdes, portant la voilette bleue des bénévoles de la cité mariale. Agostina au travail, enfin : frêle sourire et blouse blanche. Une sainte. Une figure d’humilité, qui promenait sa gentillesse et sa compassion au fil d’un quotidien sans histoire.

13 heures. Toujours pas de nouvelles de Michele Geppu, le questeur. J’étais seul dans cette grande salle, niché au fond du passé, à l’abri du présent — de l’éruption, de l’état d’urgence qui crépitait au-dessus de ma tête...

Je retournai dans les casiers et dénichai l’enveloppe « 2000 » d’Agostina. Rien de neuf. Le corps de Salvatore retrouvé dans un chantier. Agostina appréhendée chez elle. Ses aveux d’un bloc, mais sans un mot sur son mobile. Un tel dossier d’instruction aurait dû être réglé au plus vite. Pourtant, Agostina attendait toujours d’être jugée. La procédure n’en finissait pas. Je devinais que ses défenseurs — les fameux avocats du Saint-Siège — avaient mis leur grain de sel.

Il y avait encore des photos — le corps tel qu’on l’avait découvert. Je connaissais celles de Sylvie Simonis mais celles-ci n’étaient pas mal non plus. Membres rongés jusqu’aux os. Bassin fourmillant de vie larvaire. Torse crevé de plaies. Crucifix dans la bouche. Les équipes techniques, toutes masquées, paraissaient tituber face à la puanteur du corps.

Je levai les yeux — l’archiviste suivait l’évolution de l’Etna, rivé à une petite télévision. Discrètement, je glissai des clichés sous mon manteau. À la guerre comme à la guerre. Une photo du corps torturé ; le portrait anthropométrique d’Agostina ; et une autre où elle avait l’air d’un ange, sous sa voilette bleue. Je classai à nouveau les enveloppes, par ordre chronologique, et les disposai sur le comptoir. De la main, je saluai le maître du sous-sol.

Je voulais maintenant me rendre à Paterno.

J’avais besoin de respirer le théâtre du conflit.

59

LE CEP — Consorzio Edilizia Popolare — était un quartier d’immeubles à loyers modérés, groupés par blocs de quatre. Ce genre de cités avaient jailli dans les années cinquante partout en Italie. Un tel déferlement me faisait penser à une éruption volcanique, figeant tout sur son passage, comme à Pompéi. Le béton avait pétrifié ici la misère, le chômage, l’isolement des classes les plus démunies.

Pas un détail ne manquait. Façades de crépi sale, jardins qui ressemblaient à des terrains vagues, potagers qui voisinaient avec les parkings où mouraient des carcasses de voitures, arbres décharnés cadrant des aires de jeux vétustes. Je continuai ma route, croisant des réverbères brisés, des terrains de foot pelés. Ce n’était pas un quartier à l’abandon, privé de futur. C’était un monde où la mort constituait un état perpétuel. La seule ligne d’avenir.

J’aperçus une chapelle en préfabriqué, au toit de tôle ondulée, qui jouxtait une décharge publique. J’imaginais les habitants du quartier y priant pour la guérison d’Agostina et se cotisant pour son voyage à Lourdes. L’image provoqua un déclic. Le souvenir des mots d’Agostina dans son interview : « J’étais ordinaire, anonyme parmi les anonymes. Et c’est justement pour cela, je crois, que la Vierge Marie m’a choisie. » De la même façon, il ne pouvait y avoir meilleur quartier pour accueillir l’histoire d’Agostina. Parce que rien, absolument rien, ne distinguait Paterno.

On touchait là à l’essence de la tradition catholique — celle de la naissance dans l’étable, de l’aumône et des pieds nus. Celle qui proclame que « ceux qui ont faim seront rassasiés », « ceux qui pleurent seront consolés », que la misère sur terre s’ouvrira sur la félicité céleste.

Je trouvai l’immeuble d’Agostina : palazzina D, scala A — son adresse était inscrite au bas de sa photo d’identité judiciaire. Je sortis de ma voiture. J’étais venu pour respirer les lieux : je compris aussitôt que c’était la dernière chose que je pourrais faire. L’atmosphère était suffocante. Une violente odeur de soufre tournait ici en tempête.

Un homme jaillit de l’immeuble, le visage enroulé dans son écharpe. Je plaquai le col de mon manteau sur ma bouche et courus vers lui. Je lui demandai ce qui se passait. L’homme me répondit sans ôter son écharpe :

— Ce sont les salinelles ! Des pentes de boue saline qui entourent notre quartier. Quand il y a des éruptions, les gaz sortent de partout. Nos petits volcans personnels, quoi ! Ils sont connus dans la zone !

Je pris rapidement quelques photos et retournai à ma voiture, cherchant un coin à l’abri des émanations. Je stoppai près d’une aire de jeux déserte, à quelques blocs, où l’odeur était supportable. Un portique soutenait de vieilles balançoires. Pas mal pour une méditation solitaire.

Au son des cordes grinçant dans le vent, je repris ma réflexion. Le miracle d’Agostina : je n’étais pas sûr d’y croire. D’instinct, je me méfiais des manifestations divines spectaculaires. Depuis le Rwanda, j’étais un adepte d’une foi à la dure, solitaire, responsable. Dieu n’intervenait pas sur terre. Il nous avait laissés avec les moyens du bord. Il avait livré Son message, ainsi que la liberté de cheminer jusqu’à Lui. À nous de résister aux tentations, de nous arracher à la nuit. En un mot, de nous démerder. C’était toute notre grandeur : cette possibilité de nous « co-créer ».

Voilà pourquoi je me défiais des interventions surnaturelles. Le Seigneur aurait choisi tout à coup un élu et provoqué un prodige ? Cela n’allait pas dans le sens de la doctrine chrétienne. L’unique miracle qui pouvait survenir, au quotidien, était la montée de l’être mortel vers le Seigneur. Seule la foi pouvait dépasser notre condition. D’ailleurs, c’était ce qui survenait dans une guérison de ce genre. L’esprit humain plus fort que la matière : et c’était déjà beaucoup.

Agostina, c’était un autre problème. Le meurtre qu’elle avait commis — ou qu’elle prétendait avoir commis — changeait tout. Un miracle, c’était toujours l’histoire d’une âme sauvée. Je devinais pourquoi le Vatican avait délégué ses avocats. Ce n’était pas pour démontrer son innocence — Agostina plaidait coupable — mais pour limiter les dégâts. Le bruit autour d’elle. Le Saint-Siège avait commis une erreur monumentale en déclarant officiellement miraculé un tel monstre. Il fallait étouffer ce scandale.

La nuit tombait. Les pelouses glissaient dans l’obscurité, la cité s’effaçait. 17 heures. Et toujours pas de nouvelles de Michele Geppu. Glacé de la tête aux pieds, je décidai de rejoindre ma voiture et de passer plusieurs coups de fil.

Foucault, d’abord.

— Du nouveau ? attaquai-je.

— Non. La recherche internationale sur les meurtres n’a rien donné. Pour l’instant. On doit attendre.

— Et les entomologistes, dans le Jura ?

— Que dalle.

— Lève le pied sur le Jura. (Je songeai à Sarrazin et à sa susceptibilité.) Tu as vérifié s’il existait un lien entre l’unital6 et Notre-Dame-de-Bienfaisance ?

— Ouais. Et j’ai rien trouvé.

— Gratte encore sur la fondation. Leurs pèlerinages. Leurs séminaires.

— Qu’est-ce que je cherche ?

— Aucune idée. Trouve la liste des voyages, leur fréquence, leurs prix. Creuse, quoi.

J’avais dit cela sans enthousiasme, et Foucault devait le sentir.

— À la boîte, repris-je, tout va bien ? La mer est calme ?

— Si on veut. Dumayet m’a cuisiné à ton sujet.

La veille au soir, j’avais envoyé à la commissaire un simple SMS annonçant que je prolongeais mes « vacances ». Un tel message appelait des explications de vive voix. Je ne m’y étais pas risqué aujourd’hui.

— Qu’est-ce que tu lui as dit ? demandai-je.

— La vérité. Que je n’avais pas la moindre idée de ce que tu foutais.

Je saluai mon adjoint et appelai Svendsen, pour avoir des nouvelles du lichen, du scarabée et aussi de la quête d’autres corps décomposés. Le légiste ne m’avait donné aucun signe de vie. Je ne fus donc pas étonné quand il m’annonça que les botanistes planchaient toujours, sans résultat. On consultait d’immenses catalogues d’essences et de souches. Sur le scarabée, des experts avaient confirmé le verdict de Plinkh et donné la liste des sites d’élevage. Aucun d’entre eux n’était proche des vallées du Jura.

Quant aux corps, le Suédois avait passé des coups de fil. En vain. Il avait fait circuler un message interne à toutes les morgues. Les réponses n’étaient pas encore arrivées. Je lui demandai si une telle recherche était possible à l’échelle de l’Europe. Svendsen maugréa mais ce n’était pas un « non » catégorique. Je savais qu’il se démènerait.

J’appelai enfin Facturator. Les nouvelles étaient mauvaises. Le propriétaire du compte suisse venait chercher l’argent cash en personne. Il n’y avait jamais eu de virement nominatif, en direction d’un autre compte.

Qui était l’encaisseur de ces sommes ? Dans le nouveau contexte, mon hypothèse du détective ne tenait plus. À qui Sylvie versait-elle de l’argent depuis treize ans ? La faisait-on chanter ? Se livrait-elle à des dons, pour soulager sa conscience ? Il n’y avait plus aucun moyen, à mon échelle, de le savoir.

Ultime appel, à Sarrazin. J’avais déjà une journée de retard sur notre accord. Le gendarme m’avait laissé deux messages aujourd’hui.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? aboya-t-il. Tu as mis un autre flic sur le coup ?

C’était la première fois qu’il me tutoyait. J’enchaînai sur le même pied :

— De quoi tu parles ?

— Des entomologistes. On m’a dit qu’un flic de Paris fouinait aussi sur ce terrain. Attention, Durey. Joue franc jeu avec moi, sinon, je...

Je coupai court à sa gueulante en lui expliquant qu’un de mes adjoints dressait, en effet, la liste des entomologistes du Jura. Ces recherches dataient d’avant notre accord. Aujourd’hui même, je lui avais donné l’ordre de tout stopper. Sarrazin se calma.

— Toi, tu as du nouveau dans cette direction ? le relançai-je.

— Rien. Je suis reparti à zéro. Mais j’ai rien obtenu de plus. Des amateurs dans la région et c’est tout. Des retraités, des étudiants. Pas le profil.

L’impasse se refermait. Pourtant, les mots de Plinkh tournaient toujours dans ma tête : « Il est là, croyez-moi. Tout près de nous.

Je peux sentir sa présence, ses escouades, quelque part dans nos vallées. » Il fallait chercher. Chercher encore.

Sarrazin me demanda des nouvelles en retour. Je restai évasif. Au fond, je ne voulais pas partager mes informations avec le gendarme. Une méfiance inexplicable me freinait. Peut-être l’équation de Chopard : la loi des 30 %... Je promis de rappeler le lendemain.

Je sillonnai la ville jusqu’à l’heure du dîner. Dans la nuit, les artères de lave prenaient un air funèbre et impérial. Les ruelles s’ouvraient comme des failles dans la roche, révélant leur mystère, leurs trésors. Catane, la ville noire, se réveillait sous les lampadaires, vibrante, laquée, lumineuse, comme un noctambule se réveille en pleine forme à l’heure où l’on se couche.

Je cherchai en vain un restaurant japonais — riz, thé vert, baguettes. Je dînai finalement dans une pizzeria, seul avec mon portable qui refusait de sonner. Droit sur mon siège, me fermant aux bruits de couteaux et de fourchettes autour de moi, je me concentrai sur d’autres sensations. Parfums d’anchois, de tomates, de basilic. Architecture de bois foncé, décorée de coquillages et de voiliers mis en bouteilles, évoquant la grotte d’un marin échoué. Femmes vêtues de daim et de velours, variant les tons bruns comme de délicieux marrons glacés.

Je sortis du restaurant à 20 heures. Pas d’appel de Geppu. L’impatience de rencontrer Agostina me vrillait les nerfs. Une clé m’attendait à la prison de Malaspina, je le sentais. Ou du moins, je l’espérais. Un déclic, une lumière oblique sur ce labyrinthe incompréhensible.

Retour à l’hôtel. Télévision. L’Etna toujours au centre des attentions. Les fontaines de lave continuaient à jaillir, au nord comme au sud, et on commençait à paniquer, surtout dans les villes du sud : Giarre, Santa Venerina, Zafferana Etneo... Des milliers de personnes étaient évacuées, encadrées par des processions et des prières.

Un spécialiste invité sur le plateau expliquait que l’éruption allait suivre trois stades : d’abord les ondes sismiques ; ensuite les explosions de lave, dont nul ne pouvait prévoir le terme ; enfin, les pluies de cendres. Les scories que la ville avait essuyées jusqu’à maintenant n’était rien. Bientôt, la région serait couverte d’une épaisse poussière noire. L’homme concluait, dans un sourire : « Mais à Catane, on a l’habitude ! »

C’était le maître mot. Pourtant, cette éruption dépassait en violence tout ce que ces « habitués » avaient connu. Fallait-il avoir peur ? Craindre la colère du volcan ? Encore une fois, je voyais dans cette atmosphère un présage. Le diable m’attendait quelque part, dans le sillage du cratère.

Je sortis mon ordinateur, le fil et le bloc d’alimentation. Je voulais consigner mes dernières réflexions de l’après-midi et numériser les photos que j’avais prises.

Mon cellulaire vibra enfin. Je me précipitai :

Pronto ?

— Geppu. C’est pour demain. On vous attend à Malaspina, à 10 heures.

— Je n’ai pas besoin d’une autorisation signée ?

— Pas d’autorisation. Vous y allez en douce.

— Vous n’avez pas prévenu les avocats ?

— Vous voulez attendre ici un mois ?

— Je vous remercie.

— De rien. Agostina va vous plaire. Bonne chance !

L’homme allait raccrocher quand je dis :

— Je voulais vous demander... Un dernier point. Savez-vous s’il existait des preuves matérielles contre Agostina ?

Geppu éclata de rire — une pelletée de charbon :

— Vous rigolez ou quoi ? Sur la scène de crime, il y avait ses empreintes partout !

60

DES DALLES de rocher miroitant au soleil, comme des miroirs agités par deux mains invisibles. Des amoncellements de pierres dessinant des totems livides. Des plateaux stériles, violés par l’éclat insoutenable du ciel. Cent mètres plus bas, au pied de la falaise, la mer étincelait, en un milliard de lames qui blessaient la rétine à force de violence. Tout le paysage tremblait. On aurait pu croire que c’était la chaleur qui disloquait ainsi l’horizon, mais la température excédait à peine zéro. Seule, la poussière brouillait la vue.

Je baissai mon pare-soleil et tentai d’apercevoir l’extrémité de la route qui se perdait dans la brume sèche. Il était plus de 9 heures. J’avais perdu du temps à la sortie de Catane. Une nuit était tombée dans la nuit. La fameuse pluie noire du troisième stade. Les rues étaient couvertes d’une couche épaisse de cendres. Les bulldozers tentaient de dégager les rues et bloquaient la circulation. Hors de la ville, c’était pire. Il fallait rouler avec les essuie-glaces. La chaussée glissait comme une patinoire et les barrages se multipliaient. À quarante kilomètres de Catane, j’étais sorti de cet enfer, comme un avion s’arrache aux cieux d’un orage.

Maintenant, j’étais en retard. D’après ma carte, je devais encore suivre la côte sur vingt kilomètres puis prendre la direction nord-ouest. Je croisais des cabanes, des masures accrochées aux collines, parfois des villages, gris sur gris, perdus dans les replis de la pierre. Ailleurs, c’était des lotissements en construction, abandonnés, qui ressemblaient déjà à des ruines. L’Italie du Sud s’était spécialisée dans ces chantiers mort-nés, prétexte à toutes les magouilles immobilières.

Je tournai à gauche et m’enfonçai dans les terres. Pas un panneau ne mentionnait la prison de Malaspina. Le paysage se modifiait. Le désert cédait la place à une plaine terne, hérissée de joncs, d’herbes jaunes, qui rappelait un marécage asséché. Ces langues de terre évoquaient un épuisement, un abandon qui passaient sous mes paupières jusqu’à m’hypnotiser. Mes yeux piquaient quand, enfin, le nom de Malaspina apparut.

Une nouvelle ligne droite, et toujours ce paysage de Camargue brûlée. Soudain, la chaussée se transforma en sentier non bitumé. Je me demandai si je n’avais pas manqué un virage, une indication.

Retour au désert. Le paysage s’éleva de nouveau. Des pics rocheux se dressaient en sculptures brisées, des collines mordaient l’horizon, elles-mêmes mangées par une lumière trop vive. Il n’était pas 11 heures et les ombres tombaient déjà dru, plantées dans la terre sèche. Tout devenait lunaire, aride, craquelé.

Je commençais à vraiment douter de ma route quand apparut, à peine visible, la prison. Un rectangle de trois étages, comme écrasé au pied des versants. La route continuait, droit devant, et finissait avec la taule. Pas d’autre chemin, ni pour entrer, ni pour sortir.

Je me garai sur le parking. Dehors, je fus aussitôt giflé par le vent et la poussière. La chaleur du soleil et les rafales d’hiver s’annulaient pour offrir une température neutre — ni chaude ni froide. Goût de cendre dans le gosier. Piqûres de sable sur le visage. Broussailles déracinées venant buter contre mes jambes. Je chaussai mes lunettes de soleil.

Je lançai un regard circulaire et m’arrêtai sur un point fixe. Je n’en crus pas mes yeux. Au sommet d’une corniche, trois silhouettes noires se découpaient. Plutôt des soupçons de silhouettes, liquéfiées dans l’air blanc. En plein désert, ces hommes m’observaient. Des sentinelles ? Je plaçai ma main en visière et plissai les paupières. Ma surprise se resserra d’un cran : des prêtres. Trois cols romains, trois soutanes claquant au vent, surmontées de têtes blafardes, sans âge, habitées par la mort. Qui étaient ces épouvantails ?

Dans un bruit de ferraille, le portail de la prison pivota. Je me tournai et vis l’ombre triangulaire s’ouvrir dans ma direction. Je jetai un dernier coup d’œil aux religieux : ils avaient disparu. Avais-je rêvé ? Je courus vers la porte, craignant qu’on la referme avant que je puisse entrer.

Toutes les geôles se ressemblent. Un mur d’enclos aveugle, percé de meurtrières ou de lucarnes ; des miradors surmontés de sentinelles ; des frises de barbelés ou de lames de rasoir au sommet des murs. Le pénitencier de Malaspina ne dérogeait pas à la règle, avec l’oppression supplémentaire du désert. S’enfuir, c’est toujours aller quelque part. Ici, littéralement, on était « nulle part ».

Je donnai mon nom au bureau d’accueil et passai plusieurs contrôles, longeant des couloirs neutres, croisant des bureaux. La seule note originale était les couleurs des barreaux, des grilles, des portes. Du jaune, du rouge, du bleu, toujours passés, toujours écaillés, qui tentaient d’égayer l’endroit mais maquillaient mal l’ennui et l’usure qui pointaient dessous.

On me fit attendre dans un hall, près d’une cour protégée par un double grillage. À travers les mailles, j’apercevais les prisonnières qui marchaient bras dessus, bras dessous, sans doute vers la cantine — il était près de midi. Vêtues de joggings, elles avaient cette allure relâchée d’un dimanche à la maison — un dimanche qui durait des années. Le visage incliné, ressassant les mêmes réflexions, les mêmes confidences que la veille et que le lendemain. Le carré de ciel était grillagé, lui aussi. Dans les prisons, la cour n’est pas une ouverture, mais une mise au point. On vous rappelle seulement ce que vous avez perdu.

Des pas. Une femme venait vers moi, vêtue d’un uniforme vert olive, portant un gros trousseau de clés à la ceinture. Elle marchait encore quand elle me lança :

— Vous êtes en retard.

Sur ces mots, elle se présenta mais je ne compris ni son nom ni son grade. J’étais seulement frappé par sa sensualité. Une brune au visage mat, bouche charnue, sourcils épais, qui distillait de véritables ondes magnétiques. C’étaient peut-être ses formes, serrées dans le tabou de l’uniforme, ou son visage, beauté rugueuse et regard mordoré, mais j’étais pris d’un vertige.

Ces sourcils, ces traits sauvages étaient comme des promesses — les prémices d’un pubis large et touffu. J’imaginais son corps couleur de tabac blond, frappé des aréoles noires des seins et du triangle obscur du sexe. De quoi fendre l’âme.

— Je vous demande pardon ?

— Je suis la directrice. Je vous reçois parce que je connais Michele Geppu, et que je lui fais confiance.

— Agostina Gedda est d’accord pour me voir ?

— Elle est toujours d’accord. Elle aime se montrer.

— Combien de temps m’accordez-vous ?

— Dix minutes.

— C’est court.

— C’est largement suffisant pour vous faire une idée du personnage.

— Comment est-elle ?

La directrice eut un sourire. Un point douloureux se creusait dans mon bas-ventre. Un désir d’une violence rare. Au-dessus de cette sensation, une pensée émergea : la plaine aride, les trois prêtres, cette femme excitante... Une « tentation du désert », jouée en trois actes, rien que pour moi.

La directrice répondit — elle avait la voix rauque qu’ont souvent les Italiennes :

— Je n’ai qu’un conseil à vous donner.

— Lequel ?

— N’écoutez pas ses réponses. On ne doit jamais l’écouter.

Son conseil était absurde : j’étais ici pour interroger Agostina. Elle ajouta :

— C’est un menteur. Le démon est un menteur.

61

LE PARLOIR. Une grande pièce aux murs nus, ponctuée de petites tables et de chaises d’école, peintes elles aussi de couleurs passées. Des lucarnes vitrées en hauteur, ouvertes sur la lumière de midi. La décoration se résumait à une croix du Christ suspendue au mur qui me faisait face, une horloge et un panneau d’interdiction de fumer. La salle était déserte.

La gardienne verrouilla sur moi la porte. Je restai seul, faisant quelques pas pour patienter. Je sentais sous mes pieds une sorte de douceur molle. Le sol était tapissé de sable. Je remarquai de fines couches accumulées, dans le coin des fenêtres et les angles des murs. La poussière parvenait à l’intérieur de la pièce par les rainures d’une autre porte fermée, qui devait directement donner sur le désert.

Bruit de verrous. Des pas. Malgré moi, je serrai les poings. Je ne devais pas perdre mon sang-froid. Je comptai jusqu’à cinq avant de me retourner.

La matonne refermait déjà les serrures. Agostina s’asseyait, sage et droite, vêtue d’une blouse bleu ciel. Je ne sais pas à quoi je m’attendais au juste, mais certainement pas à cette force, cette puissance d’éblouissement.

Agostina resplendissait à la manière d’une sainte.

Je m’approchai et ressentis une chaleur réconfortante. Comme si Agostina avait été touchée par une source indicible dont on sentait encore l’empreinte. La trace du miracle qui l’avait sauvée ? Je luttai contre ces impressions. J’étais venu interroger la meurtrière de Salvatore Gedda, pas une élue de Dieu.

Je reculai un siège et m’installai. Un souvenir me traversa. Les paroles des sceptiques, à l’époque des apparitions de Bernadette Soubirous. Les huissiers, les policiers qui refusaient de croire aux révélations s’étaient inclinés lorsqu’ils avaient découvert la jeune femme : « Son visage est comme le signe extérieur de sa rencontre divine, un reflet... »

Nous étions assis face à face. Agostina Gedda souriait. Elle semblait plus jeune que sur les photos — pas plus de vingt-cinq ans. Petite, menue, elle trahissait une certaine fragilité. En revanche, ses traits étaient clairement dessinés. Des iris noirs, étincelants, à l’ombre de sourcils plantés haut. Un nez retroussé, en virgule mutine. Une bouche rouge, nettement marquée, petit fruit posé dans une coupe de sucre glace. Son teint pâle semblait renforcé encore par les cheveux noirs, coupés court, qui jouaient les cadres autour de ce tableau délicat.

J’ouvris la bouche mais Agostina me prit de vitesse :

— Comment vous vous appelez ?

La voix était fluette, douce, mais désagréable. Je répondis en italien :

— Je m’appelle Mathieu Durey. Je suis policier à la Brigade Criminelle de Paris.

— Ça change, fit-elle avec une petite moue amusée. Il n’y a que des curés qui viennent me voir.

Je glissai la photographie de Luc devant elle. Je voulais d’abord obtenir une certitude.

— Je ne suis pas le premier policier français. Celui-ci est venu, non ?

— Lui, ce n’était pas pareil. Je ne l’intéressais pas.

— Qui l’intéressait ?

Un sourire glissa sur ses lèvres.

— Vous le savez bien.

Des images passèrent devant mes yeux. Pazuzu et sa gueule de chauve-souris. Un ange à tête de faune, avec de grandes ailes brisées. L’homme en redingote et chapeau claque, avec ses yeux injectés. Des chiens hurlants, des abeilles rugissantes en bande-son. Je m’éclaircis la voix et repris :

— Je peux vous poser quelques questions ?

— Cela dépend sur quoi.

— Sur l’affaire criminelle d’avril 2000.

— J’ai déjà tout dit aux policiers, aux avocats.

— Je vous interroge. Vous répondez seulement quand vous le souhaitez. D’accord ?

Petit oui de la tête. Le vent mugissait autour de nous. Une plainte longue, lugubre, animale. J’imaginais, sous la porte, la poussière pénétrant dans la pièce pour nous ensabler vivants.

— Votre mari a été tué dans des conditions singulières. Est-ce vous qui l’avez tué ?

— Évitez les évidences. On gagnera du temps.

— Qu’est-ce qui vous a poussée à avouer ce crime ?

— Je n’avais rien à cacher.

Agostina semblait à l’aise. Ses réponses respiraient la décontraction. J’optai pour un interrogatoire à la dure, comme si Agostina passait sa première garde à vue avec moi :

— Ce meurtre est particulier. Je ne parle ni de morale, ni de mobile. Je parle de sa méthode. Personnellement, je ne pense pas que vous ayez les connaissances nécessaires ni les moyens techniques pour organiser un tel sacrifice.

— Ce n’est pas une question.

— Comment vous êtes-vous procuré les acides ?

— À l’hôpital. Tout est dans le dossier.

— Les insectes ?

— J’ai collecté les œufs, les bestioles sur des charognes. Des cadavres d’animaux que je trouvais dans les décharges de Paterno et d’Adrano.

— Il y avait du lichen sous la cage thoracique de la victime. Où l’avez-vous trouvé ?

— Dans les grottes des falaises, près d’Acireale. C’est très connu chez nous.

Elle mentait. Le produit était beaucoup plus rare qu’un simple champignon. Il y avait aussi le scarabée africain. Je renonçai à en parler. Elle aurait sans doute aussi une réponse toute faite.

— Le corps présentait plusieurs stades de décomposition, ce qui implique des techniques de conservation distinctes — et complexes. Comment avez-vous fait ?

— On était en avril. Il faisait froid sur le chantier. Il suffisait de réchauffer certaines parties du corps et de laisser les autres exposées à la température extérieure.

Agostina ne quittait pas son sourire.

— Pourquoi avoir choisi des techniques si compliquées ?

— Question suivante.

— Vous ne voulez pas répondre ?

— C’est notre accord. Question suivante.

Je regardai ses mains : elles avaient la même blancheur que le visage. Des veinules bleues couraient sous la peau fine. Je ne pouvais imaginer de tels doigts plonger dans le corps de Salvatore, ni lui couper la langue.

— Pourquoi ce meurtre ? Quel était votre mobile ?

— Pourquoi je vous répondrais ? dit-elle, désinvolte. J’ai jamais rien dit à ce sujet. Ni aux policiers, ni aux juges. Ni même à mes avocats.

Le vent gémissait toujours. Je songeai à Luc et la jouai au bluff :

— Vous n’avez pas le choix. J’ai trouvé la gorge.

Elle éclata de rire. Un rire saccadé, qui s’acheva en un roulement grave.

— Tu mens. Si c’était vrai, tu ne serais pas ici, avec tes questions de flic de troisième zone.

Malgré le sarcasme et le tutoiement, je sentais que j’avais marqué un point. Agostina savait que j’avançais à tâtons mais le terme « gorge » prouvait que je suivais une autre piste que celle des flics de Catane. La seule piste valable — celle que je ne comprenais pas encore. Elle murmura :

— Je l’ai fait parce que je devais me venger.

— De qui ? De Salvatore ?

Elle hocha plusieurs fois la tête, avec enthousiasme, comme font les enfants pour répondre à une offre gourmande.

— Qu’est-ce qu’il vous a fait ?

— Il m’a assassinée.

Salvatore en mari violent. Salvatore frappant Agostina à mort. Agostina se jurant de se venger et d’éliminer son mari. Je n’avais pas lu une ligne, une allusion sur de tels faits. Et quand on se venge de son mari, on choisit une méthode plus expéditive.

— Racontez-moi.

Agostina m’observait de ses yeux intenses. Des grains de sable tournoyaient dans l’air et se collaient sur mon visage maculé de sueur. Je répétai :

— Racontez-moi.

— Il m’a assassinée, quand j’avais onze ans.

— Quand vous êtes tombée de la falaise ?

— C’est lui qui m’a poussée.

Salvatore dans la peau d’un enfant meurtrier. Un môme en balançant un autre dans le vide, de sang-froid. Impossible. Agostina ajouta :

— Salvatore était brutal... nerveux... imprévisible. On a chahuté, au bord du précipice. Tout d’un coup, il m’a poussée. Juste pour voir.

— Vous n’en avez jamais parlé après l’accident.

— Je ne m’en souvenais pas.

— Et vous avez épousé Salvatore ?

— Je vous dis que je ne m’en souvenais pas.

— Qui vous a rendu la mémoire ?

— Tu me poses la question, ragazzo ?

De nouveau, le mufle écrasé du démon. Un ange déchu, mauvais, sournois, apportant cette révélation à la jeune femme, pour mieux lui inspirer sa riposte. Il ne me restait plus beaucoup de temps — trois minutes à l’horloge.

Quand je regardai à nouveau Agostina, sa bouche se tordait en un sourire atroce, dépravé. Les commissures de ses lèvres s’ourlaient en sens opposé, l’une vers le haut, l’autre vers le bas.

Je toussai et décidai de jouer son jeu :

— Le diable vous a soufflé la vérité, c’est ça ?

— Il est venu, oui, au fond de mon esprit...

Elle glissa sa main sous sa blouse et se caressa les seins. J’eus l’impression qu’un froid terrible envahissait la pièce.

— Il est votre inspirateur ?

Le froid, et aussi une odeur sourde, nauséabonde, putride.

Elle baissa sa main et la passa entre ses jambes.

— C’était un rêve..., murmura-t-elle. Il m’a ordonné, oui, mais son ordre était une caresse... Une jouissance. Depuis combien de temps t’as pas baisé, ragazzo ?

— C’est lui aussi qui vous a inspiré cette méthode ?

Soudain, Agostina retint son souffle, puis expira lentement, comme si elle avait touché un point sensible, au fond de son intimité. Ses yeux s’étirèrent comme ceux d’un renard. Elle reprit son mouvement de masturbation.

La température semblait toujours baisser. Et la puanteur montait. D’eau croupie, d’œufs pourris, mais aussi de rouille. Quelque chose entre excréments et métal. Plus que deux minutes.

— Vous êtes une miraculée, fis-je entre mes dents serrées. Votre rémission, physique et spirituelle, a été reconnue par l’Église apostolique et romaine. Pourquoi Satan vous aurait-il inspirée ?

Agostina ne répondit pas. L’odeur était suffocante. Je luttais contre cette impression : une présence avec nous, dans cette salle. Agostina se pencha au-dessus de la table. Elle avait le regard voilé :

— Tu as trouvé la gorge, hein ?

Elle se leva d’un bond et m’empoigna la nuque. Elle me lécha l’oreille et rit, à l’intérieur de mon tympan. Elle avait la langue dure comme un dard :

— Ne t’en fais pas, mon salaud, la gorge te trouvera, elle...

Je la repoussai avec fermeté. J’éprouvais la même répulsion qu’à Notre-Dame-de-Bienfaisance, lorsque je m’étais senti souillé par un regard mystérieux. Tout tournait maintenant dans la pièce : le froid, le vent, la puanteur. Et « l’autre ».

— Tu veux que je te suce ? chuchota-t-elle. J’en ai ma dose des gouines et des chattes.

— Connaissez-vous le nom de Manon Simonis ?

Elle sortit sa main de sous la table et la porta à ses narines :

— Non.

— Sylvie Simonis ?

— Non, fit-elle en léchant ses doigts.

— Elle a tué son enfant, Manon, parce qu’elle pensait qu’elle était possédée.

— Personne ne peut nous tuer, ricana Agostina. Il nous protège, tu comprends ?

— Que devez-vous faire pour lui ?

— Je pollue, j’infeste. Je suis une maladie.

Son timbre avait baissé de plusieurs tons. Son inflexion était traînarde, rauque, malsaine. En même temps, un sifflement discordant me semblait s’échapper des dernières syllabes de chaque mot. Je la provoquai :

— Ici, en prison ?

— Je suis un symbole, ragazzo. Mon pouvoir traverse les murs. Je torture les pédés du Vatican. Je vous encule tous !

— Les avocats du Saint-Siège vous défendent.

Agostina éclata de rire — un rire grave, glaireux, les mains toujours crispées entre ses jambes. Elle chuchota, d’une voix lascive :

— T’es vraiment le flic le plus con que j’aie jamais vu. Tu crois vraiment que ces fiottes me défendent ? Ils m’observent, oui. Ils me flairent le cul, comme des chiens en rut.

Elle disait vrai. Les autorités pontificales voulaient limiter les dégâts mais surtout approcher « leur » miraculée. Pour comprendre, tout simplement, le phénomène qui était à l’œuvre dans le corps et l’esprit d’Agostina.

Elle enserra ses épaules, frémissante, comme si elle venait d’éprouver un violent orgasme, un plaisir qui l’avait secouée jusqu’au fond des os. Elle croassa, d’une voix méconnaissable :

— Il m’avait dit que tu viendrais.

— Luc Soubeyras ? Le policier de la photo ?

— Il m’avait dit que tu viendrais.

La frousse me vissait le ventre. Agostina parlait du démon, bien sûr — une présence réelle, à l’intérieur d’elle-même. Une présence que je sentais ici, entre nous. Elle sourit à nouveau, en haut et en bas à la fois. Son visage paraissait déchiré comme du papier sale. Une minute.

— Tu sais comment je me suis procuré les insectes ? (Elle gloussa, sardonique.) C’est facile. Il suffit que je me touche... Je mouille et mon sexe s’ouvre, comme une charogne. Alors, les mouches viennent... Tu sens pas, ragazzo ? Je les appelle avec mon sexe... Elles vont venir...

Elle baissa la tête et se mit à psalmodier. Elle scandait des mots à toute vitesse, en se balançant d’avant en arrière. Soudain, ses yeux se retournèrent, absolument blancs. Je me penchai et tendis l’oreille.

Agostina parlait latin. Je détachai, un à un, les mots qu’elle ne cessait de répéter : «... lex est quod facimus lex est quod facimus lex est quod facimus lex est quod facimus... » la loi est ce que nous faisons.

Pourquoi ces mots ?

Que signifiaient-ils dans sa bouche ?

Elle grognait maintenant, à la façon d’un porc. Son râle était doublé d’un sifflement atroce, comme une réverbération dissonante. Tout à coup, ses pupilles réapparurent. Jaunâtres. Elle me cracha au visage et hurla, dans un craquement de gorge :

— TU BOUFFERAS TA MERDE EN ENFER !

Le verrou s’ouvrit dans mon dos.

Les dix minutes étaient passées.

62

AUX ABORDS de Catane, le nuage de cendres était plus sombre encore. On ne voyait même plus les panneaux « sabbia vulcanica » (« cendres volcaniques »). Mes essuie-glaces grinçaient, freinés par les particules. Je roulais au pas, glissant la main au-dehors pour éclaircir mon pare-brise.

Le volcan aussi avait changé. Deux immenses panaches s’élevaient de ses versants. L’un était pigmenté, grisâtre — trombes de cendres, pulvérisées à une pression hallucinante —, l’autre brouillé et tremblotant, uniquement composé de vapeur d’eau. On pouvait entendre ses mugissements monstrueux, qui couvraient les détonations. Dans le ciel, des hélicoptères donnaient l’échelle de ces fumées : plusieurs kilomètres de hauteur.

Entre les deux gueules béantes, des veines rougeoyantes sillonnaient les pentes et éclataient en jets incandescents. La montagne se modifiait, géologiquement. Des cônes éruptifs jaillissaient, des reliefs se soulevaient, à la manière d’un tapis secoué sur l’horizon. J’étais en train d’assister à des phénomènes qu’on relègue d’ordinaire à des temps immémoriaux. La surface de la planète se fissurait, se ramollissait, se dilatait pour révéler sa nature vivante, sa chair en fusion. La montagne se transformait, et moi aussi. Mon présent se déboîtait, s’ouvrait, s’inclinait jusqu’à me faire verser dans la nuit primitive du monde.

Autour de Catane, les barrages se resserrèrent. Les officiers de la Guardia di Finanza vérifiaient identités et laissez-passer, masques de chirurgien sur le front. Les automobilistes, à l’arrêt, lisaient tranquillement le journal. C’était la fin du monde et personne ne s’en souciait.


15 heures, via Etnea.

Je voulais maintenant entendre, de vive voix, l’archevêque de Catane, monseigneur Paolo Corsi. Je voulais avoir l’opinion claire de l’Église sur le cas Agostina Gedda, et le scandale qu’il représentait.

La ville était plongée dans l’ombre mais à l’archevêché, on semblait s’être juré de ne pas utiliser l’électricité. C’était la même atmosphère d’urgence qu’à la questure ou à la rédaction de L’Ora, version obscure. Des prêtres couraient dans les couloirs, en enfilant leur chasuble de cérémonie ou portant croix et encensoirs.

J’arrêtai l’un d’eux et lui demandai la direction du bureau de monseigneur Corsi. Il ouvrit des yeux en soucoupes, sans répondre. Je l’abandonnai pour grimper les escaliers, jouant des coudes dans le chaos général. Je finis par trouver, au dernier étage, le repaire de l’archevêque. Je frappai, pour la forme, et entrai.

Dans la pénombre, un vieil homme en robe noire écrivait, assis derrière un bureau. Une large fenêtre, derrière lui, posait une faible clarté sur son crâne chauve. Il leva ses yeux lourds, sans bouger son corps massif :

— Qui êtes-vous ? Qui vous a permis ? Je brandis ma carte et donnai mon identité. Tout de suite, j’annonçai la couleur : Agostina Gedda. Je n’avais plus de temps pour les salamalecs. L’homme en soutane baissa le regard sur ses écrits. Il avait un visage de bouledogue, imperturbable.

— Sortez d’ici, dit-il avec calme. Je n’ai rien à vous dire.

Je fermai la porte et avançai vers le bureau. Autour de nous, les tableaux ressemblaient à des monochromes noirs.

— Je crois au contraire que vous avez beaucoup de choses à me dire. Je ne sortirai pas d’ici avant de les avoir entendues.

L’archevêque se leva lentement, appuyant ses poings sur la table. Toute sa masse respirait une force spectaculaire. Un colosse d’une soixantaine d’années qui pouvait encore porter une croix de chêne dans une procession. Ou me faire traverser la fenêtre.

— Qu’est-ce que c’est que ce ton ? (Il frappa son bureau, soudain en colère.) Personne ne me parle comme ça ici !

— Il y a toujours une première fois.

L’ecclésiastique plissa des yeux, comme pour mieux me voir. Sur son torse, sa croix d’or, usée, brillait avec peine. Il dit, un ton plus bas, en secouant la tête :

— Vous êtes un fou. Vous n’êtes pas au courant que le monde s’écroule autour de nous ?

— Il attendra que je connaisse la vérité.

— Vous êtes un fou...

L’archevêque se rassit lourdement et concéda :

— Cinq minutes. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Votre avis d’homme d’Eglise : comment expliquez-vous le crime d’Agostina Gedda ?

— Cette femme est un monstre.

— Agostina Gedda est une élue de Dieu. Une miraculée officiellement reconnue. Par votre diocèse. Par votre comité d’experts et d’ecclésiastiques. Par la curie romaine. Vous avez entériné sa rémission physique et spirituelle. Comment a-t-elle pu changer aussi... totalement ? Ou plutôt : comment avez-vous pu vous tromper, vous, à ce point ? Ne pas voir la folie qui sommeillait en elle ?

L’archevêque conservait les paupières baissées. Il observait ses mains — larges, grises, immobiles dans l’obscurité. Il marmonna :

— Je m’étais juré de ne plus parler de ça.

— Répondez-moi !

Il leva les paupières. Son regard clair avait une densité, une puissance d’exception. Il devait prendre aux tripes son auditoire quand il montait en chaire et fixait son public.

— Nous nous sommes trompés, mais pas de la façon dont vous croyez.

— Qu’est-ce que je crois ?

— Nous nous sommes trompés de camp. C’est tout.

— Je ne comprends pas.

— Agostina n’est pas une miraculée de Dieu. C’est une miraculée du diable.

Je restai figé dans la position où les mots m’avaient frappé.

— Une... miraculée du diable ?

— Agostina a été sauvée par le démon. Nous en avons maintenant la certitude. Elle nous a tous bernés. Avec ses prières, ses pèlerinages, son métier d’infirmière. Tout cela, c’était une imposture. Depuis son réveil, Agostina est possédée. Elle a été sauvée par Satan. Elle a joué un rôle pour mieux nous insulter. Le diable est menteur. Relisez Saint-Jean : « Lorsqu’il profère le mensonge, il puise dans son propre bien parce qu’il est menteur et père du mensonge. »

J’étais en plein vertige mais je retenais, dans ma chute, un fait crucial : monseigneur Paolo Corsi, et sans doute avec lui tout son diocèse et les autorités pontificales, concédait au démon le don de guérir. C’est-à-dire d’exister, en tant qu’instance supérieure — ou inférieure, si on voulait jouer sur les mots.

Satan, considéré comme une force physique et surnaturelle !

— Comment pouvez-vous parler ainsi ? Nous ne sommes plus au Moyen Âge !

L’homme attrapa une feuille de papier à en-tête de l’archevêché. Il griffonna un nom, une adresse, puis conclut d’une voix lasse :

— Vos cinq minutes sont écoulées. Si vous voulez en savoir plus, allez voir les spécialistes du Saint-Siège. Le cardinal Van Dieterling vous parlera peut-être. (Il poussa la feuille vers moi.) Voici ses coordonnées.

— C’est un exorciste ?

Corsi secoua sa gueule de bouledogue. Il souriait franchement dans les ténèbres :

— Un exorciste ? Cette fois, c’est vous qui êtes au Moyen Âge.

63

DEHORS, c’était carrément la nuit. Le phénomène était prodigieux — les cendres voletaient dans l’air, dessinant de grandes formes qui s’évanouissaient aussitôt, à la manière des étourneaux au moment des migrations. Le Duomo, la cathédrale de Catane, à deux pas, était à peine visible. Les Catanais avaient sorti leurs parapluies, les automobiles actionnaient leurs essuie-glaces — mais toujours pas le moindre signe de panique en vue.

Je remontai la via Etnea et trouvai ma voiture avant qu’elle ne soit totalement ensevelie. Je levai machinalement les yeux vers l’avenue. Sur le trottoir d’en face, à cinquante mètres environ, une silhouette, brouillée de scories, éveilla un souvenir. Un homme tout en longueur, serré dans un long manteau de cuir. Je ne distinguais pas son visage, mais son crâne chauve tranchait par sa blancheur. Soudain, je sus : un des deux tueurs des Alpes. J’avais aperçu sa silhouette sur le chantier enneigé — le même manteau, la même minceur, la même raideur dans la position.

Sans réfléchir, je traversai l’avenue, dans les trombes. Les grains me rentraient dans les yeux, les narines, la bouche. Je me sentais fort. La foule était avec moi, la tempête était avec moi. Le tueur ne pouvait rien tenter. Et quelque chose de sourd, de dur me restait en travers du gosier : l’humiliation de la traque, l’avant-veille. Je me voyais encore blotti contre les parpaings, réduit à l’état de bête piégée. J’avais une dette à honorer. Envers moi-même.

L’homme recula puis tourna les talons. J’accélérai le pas. J’évitai les parapluies, les balais, les paquets de suie qui s’abattaient d’un coup puis remontaient vers le ciel. Je slalomais entre les passants, courais à brèves foulées, me hissant sur la pointe de pieds pour repérer ma proie.

La pluie de cendres ne cessait pas. Façades, vitrines, trottoirs : le moindre élément de l’avenue était bombardé, moucheté comme la trame encrée d’un journal. Insensiblement, tout semblait se détacher, se dématérialiser sous mes yeux agressés.

L’ombre avait disparu. Je plaquai mes deux mains en visière, pour abriter mes yeux. Personne. Je courus pour de bon, au hasard, bouffant de plus en plus de scories volcaniques. Respiration brûlée, poumons prêts à exploser. Une ruelle, sur ma droite. D’instinct, j’y plongeai — réalisant, quelque part au fond de ma conscience, que je m’éloignais de la foule, et que je ne portais pas d’arme.

Cinquante mètres pour m’apercevoir que j’étais dans une impasse. Cent mètres pour piger que je me fourvoyais dans un piège. Personne dans la ruelle, aucun commerçant en vue. Des poubelles et des voitures stationnées en guise de témoins. Je stoppai, tous mes signaux au rouge.

Le temps que je recule, le tueur sortit d’un porche. Les pans de son manteau de cuir dessinaient deux lignes obliques par rapport au sol. Je fis volte-face. Face à moi, le deuxième tueur me barrait la route. Si gros, si large, que ses bras ouverts semblaient toucher les murs de l’impasse. Il portait le même manteau noir, mais en taille parachute. Ni l’un ni l’autre n’avaient de visage. Seulement une figure grise et pigmentée, cinglée de poussière. Je songeai à des gueules d’orage, des glaises vivantes, des masques fourmillant de vers. Et loin, très loin dans le tréfonds de mon cerveau, je me dis : « Je connais ces deux hommes. Je les ai vus, ailleurs encore. »

Je me retournai à nouveau. Dans la main gantée du tueur chauve, un automatique était apparu, mi-acier, mi-inox, muni d’un silencieux. Avant même que je tente quoi que ce soit, l’homme appuya sur la détente. Rien ne se passa. Pas de flamme, pas de détonation, pas de culasse actionnée, rien.

Les cendres. Elles avaient enrayé le flingue ! Je pivotai et abattis à l’aveugle mes deux poings. L’obèse avait aussi dégainé. Le coup lui fit sauter son arme. Je le bousculai d’un coup d’épaule et courus vers les contours indécis de l’avenue.

J’étais paniqué mais pas assez pour perdre le sens de l’orientation. En quelques secondes, j’étais devant ma bagnole. Télécommande : aucun résultat. La poussière avait occulté aussi le récepteur du signal. J’étouffai un juron, la bouche terreuse. Je jouai de la clé : pas moyen de l’enfoncer. La suie, toujours. Les secondes brûlaient. Trouvant en moi une ultime parcelle de sang-froid, je m’agenouillai et soufflai, doucement, très doucement, sur la serrure.

La clé glissa à l’intérieur. Je plongeai dans ma Fiat Punto. Contact. Je patinai une seconde puis me propulsai dans la circulation. Deux coups de volant et j’étais loin.

Nulle part en fait, mais vivant.

Encore une fois.

L’aéroport de Catane était fermé depuis la veille. Pour décoller vers Rome, je devais partir d’une autre grande ville. Coup d’œil à ma carte. Je pouvais rejoindre Palerme en deux heures. Avec un peu de chance, un vol décollerait de là-bas.

En m’orientant vers la sortie de la ville, j’appelai l’aéroport de Palerme : un vol partait à 18 h 40 pour Rome. Il était 15 h 30. Je réservai une place puis raccrochai, m’essuyant les yeux, expectorant par le nez et la bouche. J’avais l’impression d’être tapissé de particules, à l’intérieur même de mon corps.

Je roulai, et roulai encore. Je dépassai Enna à 16 h 30, puis Catanisseta, Resuttano, Caltavuturo. À 17 heures, je longeais la mer Tyrrhénienne et croisais Bagheria. À 18 heures, j’approchais de l’aéroport, Palermo Punta Raisi. Respecter les règles. Je rendis ma voiture à l’agence de location puis courus aux comptoirs d’enregistrement. À 18 h 30, je donnais ma carte d’embarquement à l’hôtesse. Je ressemblais à un épouvantail, chaque pli de mon manteau recelait des rivières de poussière, mais j’étais toujours dans la course, sac à la main, dossier sur le cœur.

Alors seulement, installé en première, tandis que le steward me proposait une coupe de Champagne, je me détendis. Et considérai, bien droit dans les yeux, cette évidence : pour une raison inconnue, j’étais un homme à abattre. J’enquêtais sur un dossier qui méritait qu’on m’élimine pour m’empêcher de progresser. De quel dossier s’agissait-il ? Celui de Sylvie Simonis ou celui d’Agostina Gedda ? Était-ce le même ? N’y avait-il pas, derrière ces meurtres, un enjeu supérieur ?

Je songeai à ma visite à Malaspina. Mon opinion était faite sur l’état mental d’Agostina. Une pure schizophrène, bonne pour le cabanon. Je n’étais ni psychiatre, ni démonologue, mais la jeune femme souffrait d’un dédoublement de personnalité et aurait eu besoin de soins intensifs. Pourquoi n’était-elle pas internée ? Les avocats de la curie préféraient-ils la garder en observation, à Malaspina ?

Les experts ecclésiastiques ne se préoccupaient pas de la guérir. Ils ne cherchaient pas non plus à la défendre contre la justice italienne. Personne, au Vatican, ne se souciait de la loi séculaire des hommes. Ils voulaient seulement comprendre comment une miraculée de Dieu pouvait être sous l’emprise du Malin. Ou plutôt, pour parler clair, déterminer s’il pouvait exister une miraculée du diable. Ce qui revenait à prouver, physiquement, l’existence de Satan.

Certes, lors de ma visite, des faits inexplicables étaient survenus. L’odeur fétide, le froid soudain. J’avais senti la présence de l’Autre... Mais j’avais peut-être été le jouet de mon imagination.

L’odeur, après tout, pouvait provenir d’Agostina elle-même. Son fonctionnement physiologique, gouverné par un esprit aussi tordu, pouvait être sérieusement perturbé. Quant au froid, je m’étais senti si vulnérable dans ce parloir qu’il n’y avait rien d’étonnant à ce que je perde ma capacité à me réchauffer.

Je secouai la tête : non, il n’y avait pas eu de présence extérieure dans la cellule de sable. Le Prince des Ténèbres ne s’était pas invité à l’interrogatoire. Je n’avais qu’un seul ennemi, toujours le même : la superstition. Lutter contre ces croyances enfouies qui remontaient, malgré moi, à la surface. Satan n’appartenait pas au dogme, et je n’y croyais pas. Point barre.

Je laissai errer mon regard sur les nuages. Une phrase résonnait dans ma tête, lex est quod facimus. La loi est ce que nous faisons. Qu’avait voulu dire Agostina ? Qui était ce « nous » qu’elle s’autorisait ? La légion des possédés ? Et quelle était cette « loi » ? Cela pouvait être une évocation de la règle du diable, qui s’ouvre justement sur une liberté totale, la loi est ce que nous faisons.

Je me répétai ces syllabes en boucle, façon sourate, jusqu’à ce que la litanie me livre son secret. Au lieu de ça, je perdis conscience sans même entendre le train d’atterrissage qui rentrait dans le fuselage.

64

ROME.

Enfin une terre familière.

20 heures. Je donnai au chauffeur de taxi l’adresse de mon hôtel et lui indiquai un itinéraire précis. Je voulais qu’il passe par le Colisée, puis qu’il remonte la via dei Fori Imperiali jusqu’à la piazza Venezia. Ensuite, c’était le labyrinthe des petites rues et des églises jusqu’au Panthéon, où se trouvait mon hôtel, non loin du séminaire français de Rome. Ce trajet n’était pas fait pour gagner du temps, mais seulement pour retrouver mes marques.

Rome, mes meilleures années.

Les seules qui se soient écoulées sous le signe d’une relative quiétude.

Rome était ma ville — peut-être plus encore que Paris. Une cité où l’espace et le temps se télescopaient, au point qu’en changeant de rue, on changeait de siècle, en tournant le regard, on inversait le cours du temps. Ruines antiques, sculptures Renaissance, fresques baroques, monuments mussoliniens...

— C’est là.

Je jaillis du taxi, presque surpris de ne pas voir mes pas entravés par ma soutane. Cette robe que je n’avais portée que quelques mois dans ma vie. Maintenant, j’étais expert en vices humains et je pouvais atteindre une cible à cent mètres, en position de tir-riposte. Une autre école.

Mon hôtel était une pension toute simple. J’y étais descendu plusieurs fois, lors de mes premières recherches à la bibliothèque vaticane, avant le séminaire. J’avais choisi ce lieu pour rester discret. Les tueurs ne m’avaient pas suivi jusqu’à Catane : ils m’y avaient précédé. Pour une raison inconnue, ils parvenaient à anticiper mes déplacements. Peut-être étaient-ils déjà à Rome...

Comptoir de bois verni, porte-parapluies laqué, lumières anémiques : le vestibule de la pension était déjà tout un programme. Langage universel du confort bourgeois et de la simplicité bienveillante... Je montai dans ma chambre.

J’avais plusieurs contacts à la curie romaine. L’un d’eux était un ami de séminaire. Nous conservions encore aujourd’hui un lien en pointillé, à coups de mails et de SMS. Gian-Maria Sandrini, un petit génie sorti major de l’Académie Pontificale. Il occupait maintenant un poste important au Secrétariat d’État, section des Affaires générales. Je composai son numéro :

— C’est Mathieu, fis-je en français. Mathieu Durey.

Le prêtre répondit dans la même langue :

— Mathieu ? Tu avais envie d’entendre ma voix ?

— Je suis à Rome pour une enquête. Je dois rencontrer un cardinal.

— Qui ?

— Casimir van Dieterling.

Bref silence. Van Dieterling ne semblait pas être le premier venu.

— De quelle enquête s’agit-il ?

— Trop long à t’expliquer. Tu peux m’aider ?

— C’est un gros bonnet. Je ne sais pas s’il aura le temps de...

— Quand il connaîtra l’objet de mon enquête, il me recevra, crois-moi. Peux-tu lui faire parvenir une lettre ?

— Pas de problème.

— Ce soir ?

Nouveau silence. Je jouais pleinement mon rôle d’oiseau de mauvais augure.

— Si je t’appelle en urgence, c’est qu’il s’agit d’un truc important.

— Tu es toujours à la Brigade Criminelle ?

— Oui.

— Je ne vois pas ce que la curie peut...

— Van Dieterling verra, lui.

— Je t’envoie un diacre. J’aurais aimé passer moi-même mais on a une réunion ce soir et...

— Laisse tomber. On se verra dans des conditions plus sereines.

Je lui donnai les coordonnées de mon hôtel puis me mis au boulot, après m’être procuré à la réception papier à lettres et enveloppes. J’écrivis en italien. Je commençai par évoquer le cas Agostina puis décrivis l’affaire Simonis, en détail, mettant en évidence les points communs entre les meurtres. Je bluffai ensuite sur mon statut de flic international, missionné par Interpol, chargé d’établir des liens entre ces cas spécifiques.

En guise de conclusion, je le remerciai d’avance de m’accorder une, audience immédiate et laissai les coordonnées de mon portable et celles de la pension. Je relus une fois mon texte, espérant avoir assez insisté sur l’urgence de ma requête.

Je tentai de me détendre sous la douche, une cabine de plastique qui ressemblait à un sas de désinfection, puis passai mes vêtements au sèche-cheveux pour en expulser toute la cendre. J’achevais mon grand nettoyage quand le téléphone sonna. On m’attendait en bas.

Le diacre faisait les cent pas dans le vestibule. Sa soutane cadrait parfaitement avec les tapis élimés et les gros porte-clés en laiton de la réception. La scène aurait pu se passer au XIXe siècle, ou même au XVIIIe. L’homme glissa la lettre sous sa robe et repartit aussi sec.

21 heures : je n’avais toujours pas faim. Je ne sentais pas mon estomac, ni même mon corps. Ma fatigue était telle qu’elle se transformait en une sorte d’ivresse qui annulait toute autre sensation. En remontant dans ma chambre, je vérifiai mon téléphone mobile. Un SMS, signé Foucault. « appelle-moi. urgent. » Son numéro en mémoire. Mon adjoint ne me laissa pas le temps de parler.

— J’en ai un autre.

— Quoi ?

— Un meurtre, avec utilisation d’acides, injections d’insectes et tout le bordel.

Je m’effondrai sur le lit.

— Où ?

— À Tallinn, en Estonie. Le coup date de 1999.

— T’es sûr des points communs ?

— Certain.

— Comment l’as-tu trouvé ?

— Svendsen. Il a appelé tous les légistes qu’il connaît en Europe. Il y en a un à Tallinn qui s’est souvenu d’une histoire similaire. J’ai vérifié de mon côté. Les services de police, dans le cadre de la coopération européenne, ont fourni leurs dossiers les plus chauds au bureau central, à Bruxelles, pour constituer le SALVAC. Il y a bien un cas en Estonie qui ressemble à ton cadavre du Jura. En fait, c’est exactement le même crime.

— Donne-moi des précisions. Les faits. Le contexte.

— Le coupable est identifié : un mec du nom de Raïmo Rihiimäki. Musicien gothique, vingt-trois ans. La victime est son père. Ça s’est passé au mois de mai 99. L’enquête n’a pas posé de problème. Il y avait les empreintes de Raïmo sur le corps et dans la cabane de pêcheur où le vieux a été torturé.

— Ton Raïmo, il a avoué ?

— Pas eu le temps. Après avoir tué son père, il est parti dans une espèce de virée meurtrière à travers le pays. Les flics l’ont eu en novembre. Raïmo était armé. Il a été descendu pendant l’opération.

Trois meurtres semblables à travers l’Europe. 1999, Estonie. 2000, Italie. 2002, France. Le cauchemar se déployait sur la carte de la Communauté européenne. Et ce n’était qu’un début, je le savais, le repris :

— Tu as parlé avec les flics estoniens ?

— Oui et non.

— Comment ça ?

— C’est-à-dire... On a parlé en anglais. Et moi, l’anglais...

— Ils t’envoient le dossier ?

— Je l’attends. Ils ont une version anglaise.

Sur une intuition, je demandai :

— Ton Estonien, avant le meurtre, il n’aurait pas eu un accident ou une maladie grave ?

— Comment tu le sais ?

— Raconte.

— Deux mois avant les faits, Raïmo Rihiimäki s’est battu avec son père. Des sacrés pochetrons. Ça s’est passé sur la barque du paternel — il était pêcheur. Raïmo est tombé à la flotte. Quand on l’a repêché, il était noyé. Ou plutôt : surgelé. Ils ont réussi à le ranimer à l’hôpital principal de Tallinn. Un effet de l’eau glacée, j’ai pas bien compris...

— Ensuite ?

— Quand il s’est réveillé, il était différent.

— Dans quel sens ?

— Agressif, fermé, violent. Avant tout ça, c’était juste un bassiste inoffensif. Il jouait dans un groupe de néo-métal satanique, Dark Age, et... Je n’écoutais plus, agrippé par les similitudes avec l’affaire Agostina. Comme elle, l’Estonien avait échappé à une tentative d’homicide. Comme elle, il avait sombré dans le coma. Comme elle, il était revenu de la mort et s’était vengé de celui qui avait tenté de le tuer. Ce n’était pas seulement le même meurtre. C’était la même affaire, de bout en bout. Etait-il lui aussi un « miraculé du diable » ? Je remerciai Foucault et lui demandai de m’envoyer, par e-mail, le rapport dès qu’il le recevrait. Je renonçai à l’interroger sur les autres fronts de l’enquête — j’avais ma dose pour ce soir.

Je fermai mon cellulaire.

Ce fut comme le clap d’un nouveau scénario.

J’enquêtais bien sur une série.

Mais pas une série de meurtres — une série de meurtriers.

65

CE N’ÉTAIT PAS une piscine mais un grand bassin à ciel ouvert. Sa forme était rectangulaire et ses bordures en ciment armé. Je me tenais au sommet de la colline qui le surplombait et sentais les herbes fouetter mes chevilles. Comme toujours dans les rêves, des détails étaient incohérents. Ainsi j’étais le Mathieu de trente-cinq ans, en imper souple, 9 mm à la ceinture, mais en même temps, j’étais un enfant, vêtu d’un short et chaussé de méduses, portant une serviette-éponge à l’épaule.

J’étais excité à l’idée de plonger dans ce bassin mais j’éprouvais aussi un malaise. La couleur de l’eau — bronze ou acier — évoquait la froideur, et aussi l’enlisement. Les baigneurs étaient tous des enfants — frêles, fragiles, malades. Leurs corps blancs brillaient sous le soleil. Une menace planait sur ce tableau. Je descendis le coteau, attiré par le plan d’eau transformé en un gigantesque aimant.

C’est à ce moment que je remarquai que toutes les serviettes déployées sur le ciment étaient orange. C’était un signal. Un signal de danger. Peut-être des grandes compresses, imbibées de solution antiseptique. Je percevais maintenant les rires des enfants, les bruissements de l’eau. Tout était gai, vif — et pourtant, ces bruits étaient comme des éclats sous ma chair, des indices d’alerte. Moi seul connaissais la vérité. Moi seul discernais la mort qui rôdait...

À cet instant, je tournai la tête. La serviette sur mon épaule était orange elle aussi. La maladie m’avait déjà corrompu. Tout était écrit. Ma mort, ma souffrance, ma...

La sonnerie du téléphone m’arracha à mes sanglots.

— Allô ?

— Gian-Maria. Tu dormais ?

— Plutôt, ouais...

— Il est 7 heures, rit le prêtre. Tu as oublié nos horaires !

Je me redressai et m’ébouriffai les cheveux. Je venais de faire un rêve très ancien — un songe récurrent depuis ma jeunesse. Pourquoi était-il de retour ?

— Lève-toi au trot, dit l’homme d’Église. Tu as rendez-vous dans une heure.

— Avec le cardinal ?

— Non. Avec le préfet de la bibliothèque vaticane.

— Mais...

— Le préfet est un intermédiaire. Il t’accompagnera auprès du cardinal.

— Un préfet, un intermédiaire ?

Un préfet au Vatican était l’équivalent d’un ministre au sein d’un gouvernement laïque. Gian-Maria rit de nouveau :

— Toi-même tu l’as dit : c’est une affaire importante. Si j’en juge par leur temps de réaction, ça l’est sacrément, en effet. Le cardinal a demandé que tu apportes ton dossier d’enquête. Complet. Le préfet t’attendra dans les jardins de la bibliothèque. Il s’appelle Rutherford. Passe par la porte Angelica. Un diacre t’escortera. Bonne chance. Et n’oublie pas le dossier !

Je restai quelques minutes hébété, avec encore sous les paupières des bribes de mon rêve. Depuis combien de temps n’avais-je pas fait ce songe ? Durant mes jeunes années, il hantait chacune de mes nuits...

Je me préparai puis m’accordai quelques minutes pour prendre un café au buffet de la pension. Brocs en inox, verres en Pyrex, grosses tartines tranchées. Chaque détail, chaque contact me rappelait le séminaire. Et dans cette salle sans fenêtre, je sentais déjà l’air de Rome.

Je fonçai à pied place Saint-Pierre, dossier sous le bras. Qu’on le veuille ou non, qu’on vive ici ou ailleurs, c’est toujours le même émerveillement. La basilique souveraine, les colonnes du Bernin, la place miroitante, les pigeons, attendant les touristes au-dessus des fontaines de pierre... Même le ciel pur semblait complice de cette grandeur.

J’éclatai de rire, pour moi-même. J’étais de retour au bercail ! Dans le monde des soutanes de soie et des mocassins vernis sous les robes. Le monde de l’autorité apostolique et romaine, des congrès pontificaux, des séminaires eucharistiques. Le monde de la foi et de la théologie, mais aussi du pouvoir et de l’argent.

J’avais vécu trois ans dans l’ombre de la Cité du Pape. J’affectionnais alors un total dénuement — le vœu de pauvreté, toujours —, refusant le moindre franc de mes parents. Pourtant, j’aimais sentir, à quelques rues, la puissance financière du Vatican. Le Saint-Siège m’avait toujours fait penser à un Monaco ecclésiastique, la futilité et les combines en moins. Un incroyable concentré de richesses, accumulant biens et privilèges hérités des siècles. Plus gros propriétaire foncier du monde, la cité pontificale et sa banque affichaient des actifs bruts supérieurs au milliard de dollars et des bénéfices annuels de plus de cent millions de dollars.

Ces chiffres auraient dû me débecter, moi, l’apôtre de la misère et de la charité, mais j’y voyais le signe de la puissance de l’Eglise. De notre puissance. Dans un monde où seul l’argent compte, dans une Europe où la foi catholique agonise, ces chiffres me rassuraient. Ils démontraient qu’il fallait encore compter avec l’empire catholique.

Je longeai la rangée de touristes qui attendaient pour la visite de la basilique Saint-Pierre. Des estrades et des gradins étaient installés sur la place. Demain, 1er novembre, une allocution publique du pape était sans doute prévue.

Les cloches se mirent à sonner, provoquant l’envol des pigeons. 8 heures. J’accélérai le pas et passai sous les colonnes du Bernin. Je remontai la via di Porta Angelica. Je croisai les scrittori (secrétaires) et les minutanti (rédacteurs) de la curie, col blanc et veste noire, qui se pressaient vers leurs bureaux. À la question « Combien de gens travaillent au Vatican ? », le pape Jean XXIII avait un jour répondu : « Pas plus d’un tiers. » Mon humeur était allègre. Je revivais dans cette atmosphère de fourmilière catholique. L’horreur d’Agostina me semblait loin et j’avais presque oublié mon statut d’homme à abattre.

Porte Angelica, je montrai mon passeport aux Suisses. On me donna aussitôt mon laissez-passer. Les gardes, en costume Renaissance, s’écartèrent et je franchis les hautes grilles de fer forgé noir.

Je pénétrai dans le saint des saints.

Un diacre me guida à travers les dédales des bâtiments et des jardins. Au pas de course. Il était 8 h 05 et mon retard ne convenait pas au grand ordre clérical. On m’abandonna dans une cour, au pied d’une façade rose et jaune, ponctuée de jarres anciennes. Des carrés de gazon cernaient un bassin circulaire. Des jets d’eau tournoyaient dans une fraîche vapeur irisée. Des massifs de fleurs, des plantes tropicales faisaient face à deux plans inclinés qui montaient vers de mystérieuses petites portes. Tout le décor sentait le soleil et la terre cuite.

Je n’eus pas à attendre longtemps. Un homme en complet noir jaillit d’une des portes et dévala la pente de gauche, semblant glisser au-dessus du parapet. La quarantaine, une tête cernée de cheveux roux cendré, des fines lunettes d’écaille, il entrait en harmonie avec l’ocre clair des jarres et des vasques.

— Je suis le préfet Rutherford, dit-il dans un français parfait. Je dirige la bibliothèque apostolique du Vatican.

Il me serra chaleureusement la main.

— On ne peut pas dire que votre visite tombe à pic, ajouta-t-il d’un ton enjoué. Demain, notre Souverain Pontife s’exprime sur la place Saint-Pierre. Et un nouveau cardinal doit être ordonné. Une journée de folie !

— Je suis désolé, m’inclinai-je. Je n’ai pas décidé cette urgence.

Il balaya mes excuses d’un geste bienveillant :

— Suivez-moi. Son Eminence a souhaité vous recevoir dans la bibliothèque.

On traversa la cour pour rejoindre le bâtiment qui nous faisait face. Sur le seuil, Rutherford s’effaça :

Prego.

L’ombre et la fraîcheur du marbre nous accueillirent. Rutherford déverrouilla une porte et se glissa dans une allée blanche et grise. Je lui emboîtai le pas. Le soleil filtrait par les croisées noires. Nous étions seuls. Je m’attendais à entendre couiner les souliers cirés de mon guide mais non : il marchait dans le plus parfait silence. Un coup d’œil : il portait des Todd’s en daim souple, qui rappelaient la couleur de ses cheveux.

Comme Saint-Pierre, Rutherford possédait les clés du paradis. À chaque porte, il manipulait son trousseau et se jouait de la serrure. Je risquai une question :

— Quelle est la fonction exacte de Son Éminence ?

— Vous sollicitez une entrevue et vous l’ignorez ?

— Monseigneur Corsi, à Catane, m’a simplement donné son nom. Il m’a précisé que Son Eminence pourrait m’aider dans mon enquête.

— Le cardinal van Dieterling est une figure majeure de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.

C’était le nouveau nom, depuis le concile Vatican II, du Saint-Office. Les héritiers des tribunaux de l’Inquisition et des bûchers en série. Les censeurs de la foi et des mœurs. Ceux qui décident, chaque jour, de la frontière entre le Bien et le Mal, entre l’orthodoxie et l’hérésie. Ceux qui traquent les déviances et les anomalies face à la ligne catholique. En termes d’anomalie, le cas d’Agostina se posait là.

Nouvelles clés, nouvelle salles, dont les murs supportaient de grandes fresques enluminées. Fontaines peintes, treillis de fleurs, figures saintes. Ces peintures rappelaient, dans leur douceur pastel, les mosaïques des villas romaines de l’Antiquité.

— Casimir van Dieterling, demandai-je encore, c’est de quelle origine ?

— Vous êtes bien un policier, sourit le préfet. Vous voulez tout savoir. Son Eminence est d’origine flamande. Nous allons devoir monter et passer par le Salon Sixte-Quint, pour éviter les lecteurs.

— Il y a des lecteurs à cette heure-ci ?

— Quelques séminaristes. Ils ont une dérogation.

Il fit encore cliqueter son trousseau. Un escalier. Un tour de clé et le Salon Sixte-Quint, appelé aussi la « grande salle Sixtine », s’ouvrit sur ses six piliers peints et ses deux nefs, immenses et dorées dans le soleil matinal. Les fresques sur les murs épuisaient le regard à force de frises, de détails, de personnages. Le plafond n’offrait pas un seul millimètre vierge. Le bleu de ses voûtes tranchait sur l’ambiance mordorée.

— Vous connaissez cette salle, n’est-ce pas ?

J’acquiesçai. J’aurais pu citer, de mémoire, chaque lieu, chaque scène figurés par les peintures. Les anciennes bibliothèques qui avaient précédé la Vaticane depuis l’Antiquité, les conciles œcuméniques, les épisodes du pontificat de Sixte V. Et, sur chaque pilastre, les inventeurs de l’écriture, réels ou mythiques. J’avais sillonné ces lieux des centaines de fois, pour me rendre en salle de travail.

Nous traversâmes la pièce déserte, croisant, au centre, des vases géants de porcelaine à fond bleu et or, des crucifix et des chandeliers de bronze, des vasques de pierre polie. J’apercevais, par les grandes fenêtres de gauche, la cour du Belvédère.

Au bout de la salle, Rutherford ouvrit une nouvelle porte.

— Nous pouvons redescendre.

Toutes ces précautions sentaient le rendez-vous secret. À l’étage inférieur, un nouvel espace s’ouvrit, où trônaient des meubles-fichiers aux petits tiroirs étiquetés. Rutherford contourna un des meubles puis ajusta sa veste devant une porte close. Lorsqu’il leva la main pour frapper, je glissai une dernière question :

— Savez-vous pourquoi Son Eminence a accepté de me recevoir aussi rapidement ?

— C’est vous qui le savez, non ?

— J’ai mon idée, mais vous a-t-il dit quelque chose ?

Il frappa en souriant. Il désignait du regard le dossier entre mes mains :

— Vous possédez quelque chose qui l’intéresse.

66

LE CARDINAL Casimir van Dieterling se tenait debout, près de la fenêtre, dans un bureau spacieux, encombré de photocopieuses et de plantes vertes. Une table était surchargée de dossiers, de fiches, de livres. Sans aucun doute le bureau du préfet Rutherford lui-même. Ce lieu confirmait mes suppositions : le rendez-vous se déroulait en toute clandestinité.

L’homme portait la tenue des généraux de la cité vaticane quand ils ne sont pas de corvée de célébration. Robe noire à boutons rouges, sous un mantelet bordé d’écarlate ; ceinture de pourpre impériale ; calotte de soie sur le crâne, rouge elle aussi. Même dans cette tenue « casual », l’ecclésiastique n’avait pas l’aspect rugueux de l’archevêque de Catane. On évoluait désormais au sein de l’aristocratie de la foi.

Après quelques secondes, le cardinal daigna se tourner vers moi. C’était un géant — aussi grand que moi. Impossible de lui donner un âge : entre cinquante et soixante-dix ans. Un visage long, impérieux, comme cramoisi par le vent du large. Il ressemblait à un Irlandais : menton lourd, regard clair sous des paupières basses, carrure à soulever des tonneaux dans les ruelles de Cork.

— On m’a dit que vous aviez commencé le séminaire.

Je saisis le message. Je devais jouer le jeu dans les règles. Je m’approchai et posai un genou au sol.

Laudeatur Jésus Christus, Eminence...

J’embrassai l’anneau cardinalice, au sommet de la main que l’homme d’Église me tendait. Il traça un signe de croix sur ma tête puis demanda :

— Quel séminaire ?

— Le séminaire français de Rome, dis-je en me relevant.

— Pourquoi n’avez-vous pas achevé votre formation ?

Il parlait français avec un léger accent flamand. Sa voix était grave, lente, mais son élocution précise. Il piquait ses syllabes comme de petites patates avec un cure-dent. Je répondis avec respect :

— Je voulais travailler sur le terrain.

— Quel terrain ?

— La rue, la nuit. Là où règnent le vice et la violence. Là où le silence de Dieu est le plus complet.

Le cardinal se tenait de trois quarts. Le soleil éclaboussait ses épaules et faisait flamber sa nuque écarlate. Ses yeux d’un bleu turquoise perçaient le contre-jour :

— Le silence de Dieu est à l’intérieur de l’homme, j’en ai peur. C’est là que nous devons agir.

Je m’inclinai en signe d’acquiescement. Pourtant, je répliquai :

— Je voulais travailler là où ce silence engendre des actes. Je voulais agir là où le silence de Notre Seigneur laisse le champ libre au mal.

Le cardinal s’orienta de nouveau vers la fenêtre. Ses longues phalanges tapotaient le chambranle :

— Je me suis renseigné sur vous, Mathieu. Vous jouez les humbles mais vous avez visé l’acte suprême : le sacrifice. Vous vous êtes fait violence à vous-même. Vous êtes allé aux antipodes de ce que vous êtes réellement. Et vous en avez éprouvé une secrète satisfaction. (Il trancha la lumière saupoudrée avec ses longs doigts.) Ce rôle même de martyr est un péché d’orgueil !

L’entrevue virait au procès. Je n’étais pas disposé à me laisser faire.

— Je fais mon métier de flic, le mieux possible, c’est tout.

Le cardinal eut un geste qui signifiait : « Laissons cela. » Il se tourna vers moi. Il portait sa croix pectorale comme tous les dignitaires du Saint-Siège : suspendue à une chaîne, mais retenue en hauteur à un des boutons de velours, traçant sur la robe noire deux anses souples. Ce crucifix était une cérémonie à lui seul.

— Dans votre lettre, vous parlez d’un dossier...

Je lui tendis ma chemise cartonnée. Sans un mot, il la feuilleta. Il prit le temps de lire certains passages, de contempler les photos. Aucune expression sur son visage. Seul, le cas Simonis paraissait l’intéresser. Il dit enfin, posant les documents sur le bureau :

— Asseyez-vous, je vous prie.

Un ordre plus qu’une invite. Je m’exécutai alors que lui-même s’installait derrière le bureau. Il joignit ses mains :

— Vous avez fait du bon travail, Mathieu. Nous manquons ici d’enquêteurs de votre calibre. Nous sommes trop occupés à enquêter les uns sur les autres.

Il saisit la chemise et la tendit au préfet, posté à mon côté. Il lui demanda, en italien, d’en effectuer des photocopies. Il ajouta qu’il fallait les faire ici. « Personne ne doit voir ça. » Ses yeux clairs revinrent se poser sur moi.

— J’ai appris que vous aviez rencontré Agostina Gedda hier matin. Je songeai aux trois prêtres décharnés, aperçus dans le désert, et à la surveillance cléricale dont m’avait parlé Agostina.

— Qu’en pensez-vous ? demanda le cardinal.

— Elle m’a paru très... perturbée.

— Que dites-vous de son histoire — le miracle, puis le meurtre ?

— Je ne suis pas sûr de croire ni à l’un ni à l’autre.

— La guérison inexpliquée d’Agostina Gedda a été officiellement reconnue par le Saint-Siège.

Je devais peser chacun de mes mots :

— Je ne remets pas en cause la rémission de son corps, Eminence. Mais son esprit n’est pas celui d’une miraculée...

— ... de Dieu. Bien sûr. Cependant, il y a une autre hypothèse...

— On m’en a parlé. Mais je ne crois pas au diable.

Le cardinal sourit de côté, découvrant ses dents irrégulières, biseautées. La photocopieuse, derrière nous, s’était mise en route.

— Vous êtes un chrétien moderne.

— Je pense qu’Agostina a surtout besoin d’un psychiatre.

— Elle a été expertisée, puis contre-expertisée. Du point de vue des spécialistes, elle est saine d’esprit. Parlez-moi plutôt de son crime. Quelles sont vos réserves ?

— Eminence, je travaille à la Brigade Criminelle de Paris. Le meurtre est mon quotidien. Ma spécialité. Agostina n’avait ni les moyens techniques ni les connaissances nécessaires pour commettre un crime aussi... sophistiqué.

— Quelle est votre idée ?

— Un seul tueur. Derrière le meurtre de Salvatore et celui de Sylvie Simonis. Mon affaire du Jura.

L’homme d’Église haussa les sourcils :

— Pourquoi Agostina Gedda aurait-elle avoué un meurtre qu’elle n’a pas commis ?

— C’est ce que je cherche à découvrir.

— Selon la police de Catane, elle a donné des détails que seul le coupable pouvait connaître...

— Mon intuition est difficile à expliquer, Eminence, mais je pense que cette femme connaît le tueur. Il lui a livré ces détails et elle l’a couvert, pour une raison inconnue. C’est mon hypothèse. Je n’ai pas la moindre preuve.

Le cardinal se leva. Je fis mine de l’imiter mais il m’ordonna, d’un geste, de rester assis. Il fit quelques pas, autour du bureau, puis déclara :

— Vous pouvez aller loin dans cette enquête. Et nous être très utile. (Il dressa un index légèrement crochu.) Vous pouvez aller loin, à condition d’être orienté...

Le préfet avait terminé les photocopies. Il les déposa sur le bureau et me rendit mon dossier. D’un signe de tête, van Dieterling le remercia. Le préfet recula, sans le moindre bruit. Les pupilles turquoise tombèrent de nouveau sur moi.

— Sur le fond, nous sommes d’accord vous et moi, murmura le cardinal. Agostina n’est pas l’assassin de Salvatore. Nous connaissons son identité.

— Vous...

— Attendez. Je dois d’abord vous expliquer certaines choses. Et vous devez en retour abandonner vos certitudes... rationnelles. Elles ne sont pas dignes de votre intelligence. Vous êtes chrétien, Mathieu. Vous savez donc que la raison n’a jamais rien eu à faire avec la foi. Elle est même un de ses ennemis jurés.

Je ne comprenais pas où il voulait en venir mais j’avais une certitude : j’étais au bord de révélations capitales. Van Dieterling revint se poster face à la fenêtre :

— Vous devez d’abord oublier la guérison d’Agostina. Je parle de la rémission de son corps. Nous n’avons ni vous ni moi les moyens de juger de son caractère miraculeux. En revanche, nous pouvons nous intéresser à son esprit. C’est notre spécialité ! Notre territoire absolu.

— Eminence, pardonnez-moi, mais je ne vous suis pas très bien...

— Allons droit au but. Nous avons l’intime conviction — je veux parler de l’autorité que je représente, la Sainte Congrégation pour la doctrine de la foi — que l’esprit d’Agostina a été le théâtre d’un phénomène surnaturel. Une visite.

— Une visite ?

— Savez-vous ce qu’est une Expérience de Mort Imminente ? En anglais, l’expression consacrée est NDE : « Near Death Expérience ». On parle aussi parfois de « mort temporaire ».

Un souvenir perça ma mémoire. Les renseignements que j’avais récoltés à ce sujet sur le web, lorsque je cherchais des informations sur le coma. Je résumai :

— Je sais qu’à l’approche de la mort, certaines personnes ont une hallucination. Toujours la même.

— Connaissez-vous les étapes de cette « hallucination » ?

— La personne inanimée a d’abord le sentiment de quitter son corps. Elle peut par exemple observer l’équipe de secours qui s’affaire autour de sa propre dépouille.

— Ensuite ?

— Elle éprouve la sensation de plonger dans un tunnel obscur. Parfois, elle aperçoit à l’intérieur des proches décédés. Au bout du tunnel, une lumière grandit et l’inonde, sans l’éblouir.

— Vos souvenirs sont plutôt précis.

— J’ai lu des textes sur ce thème il y a peu de temps. Mais je ne vois pas ce que...

— Continuez.

— Selon les témoignages, cette lumière possède un pouvoir. La personne se sent emplie par un sentiment indicible d’amour et de compassion. Parfois, ce sentiment est si agréable, si grisant que l’inanimé accepte de mourir. C’est en général à ce moment qu’une voix l’avertit qu’il n’est pas temps de disparaître. Le patient reprend alors conscience.

Van Dieterling s’était rassis. Il affichait une moue maussade mais ses yeux brillaient :

— Que savez-vous encore ?

— À son réveil, le survivant se souvient parfaitement de son voyage. Sa conception du monde s’en trouve modifiée. D’abord, il n’a plus peur de la mort. Ensuite, il perçoit son entourage avec plus d’amour, de générosité, de profondeur.

— Bravo. Vous maîtrisez votre sujet. Vous ne devez pas ignorer non plus la dimension mystique de cette expérience...

J’avais l’impression de passer un grand oral. Et je ne saisissais toujours pas l’enjeu de l’interrogatoire.

— Les composantes sont les mêmes chez tous les témoins, repris-je, mais les connotations religieuses diffèrent selon l’origine et la culture de la personne. Dans le monde occidental, cette lumière est souvent assimilée à Jésus-Christ, l’être de lumière et de compassion par excellence. Mais cette expérience est aussi décrite dans le Livre des morts tibétain. Il y a également, je crois, une évocation de la vie après la mort, chez Platon, dans la République, qui reprend les caractéristiques de ce voyage.

Le soleil s’avançait dans le bureau. Il dessinait sur la terre des figures géométriques, blanches et éclatantes. Le cardinal conservait les paupières baissées sur son anneau pastoral. Le rubis palpitait dans la lumière. Il leva les yeux :

— Vous avez raison, fit-il. Ces expériences sont vécues partout dans le monde et leur nombre ne cesse de croître, grâce notamment aux techniques de réanimation qui permettent d’arracher des milliers de personnes à la mort chaque année. Savez-vous que sur cinq victimes d’infarctus ayant entraîné un coma momentané, une personne au moins connaît une NDE ?

Je me souvenais du chiffre. Le cardinal hocha doucement la tête — il ménageait son suspense. Il finit par murmurer :

— Nous pensons qu’Agostina a subi une expérience de ce type, juste avant de guérir, quand elle a sombré dans le coma, après son retour de Lourdes.

— C’est ce que vous appelez une « visite » ?

— Nous pensons que cette expérience était d’un type particulier.

— Dans quel sens ?

— Négative. Une Expérience de Mort Imminente négative.

Je n’avais jamais entendu parler de ça. Van Dieterling se leva à nouveau, et attrapa sa robe d’un geste nerveux :

— Il existe des plongées, beaucoup plus rares, où le sujet éprouve une forte angoisse. Ses visions sont effrayantes, l’approche de sa mort le terrifie et il ressort de sa traversée déprimé, apeuré. Parmi ces expériences, un petit groupe vit même l’inversion absolue de la NDE classique. Le sujet a l’impression de quitter son corps mais au bout du tunnel, il n’y a pas de lumière. Seulement des ténèbres rougeâtres. Les visages qu’il aperçoit ne sont pas ceux de proches emplis de sollicitude mais des figures de suppliciés, gémissantes, torturées. Quant à l’amour et la compassion, ils sont remplacés par l’angoisse et la haine. Lorsque le patient se réveille, sa personnalité est diamétralement changée. Inquiète, agressive, dangereuse.

Le cardinal parlait le visage baissé, tout en marchant. Sa soutane de laine noire traversait les éclaboussures de soleil. Chaque mot paraissait susciter en lui une sourde colère. Il reprit :

— Je n’ai pas besoin de vous expliquer la signification métaphysique d’une telle expérience. Les rescapés ne croient pas avoir contemplé la lumière du Christ mais son contraire.

— Vous voulez dire qu’ils pensent avoir rencontré...

— Le diable, oui. Au fond des limbes.

Je soufflai, après plusieurs secondes :

— C’est la première fois que j’entends parler de ce phénomène.

— Cela signifie que nous travaillons bien. Le Saint-Siège s’efforce, depuis des siècles, de cacher ce type de visions. Ce serait donner un nouveau crédit au démon.

— Au fil des siècles ? Vous voulez dire qu’il existe des témoignages anciens ?

Van Dieterling retrouva son sourire dur :

— Il est temps pour vous de faire connaissance avec les Sans-Lumière.

— Quel nom avez-vous dit ?

— Depuis l’Antiquité, ces réanimés négatifs portent un nom. Les Sans-Lumière. Les Sine Luce, en latin. Les survivants des Limbes. Nous avons regroupé ici, dans notre bibliothèque, leurs témoignages. Venez. Nous vous avons préparé une sélection.

Je ne me levai pas tout de suite. Pour moi-même, je murmurai :

— Sur la scène de crime où on a retrouvé le corps de Sylvie Simonis, il y avait une inscription, dans l’écorce d’un arbre. « Je protège les Sans-Lumière... »

La voix rugueuse de van Dieterling s’éleva au-dessus de moi :

— Il est temps que vous compreniez, Mathieu. Ces meurtres forment un tout. Ils appartiennent au même cercle. Un cercle infernal. Je me tournai vers l’ecclésiastique :

— Agostina a vécu une expérience négative ? Elle est une Sans-Lumière ?

Le cardinal fit signe au préfet, qui ouvrit la porte, puis me répondit :

— La pire de toutes.

67

DE NOUVEAU, les couloirs.

De nouveau, le préfet et ses clés de Saint-Pierre.

Nous étions les voyageurs clandestins de la Vaticane.

Mais nous n’étions plus seuls : deux prêtres aux carrures de culturistes nous escortaient. Le cardinal, qui dépassait en taille ses gardes du corps, marchait en tenant sa robe, d’une démarche rapide et puissante. Sa croix pectorale, ou un chapelet que je n’avais pas vu, cliquetait au rythme de ses pas.

Nouvel escalier. Rutherford déverrouilla une porte. On progressait désormais dans les sous-sols. D’après mes estimations, nous devions marcher sous la cour de la Pigne. J’avais entendu parler de ces archives secrètes du Vatican. Les vraies : pas celles qui étaient ouvertes aux chercheurs. La réserve qui contenait la mémoire cachée du Saint-Siège.

Il n’était plus question de tableaux ni de ciselures. Les plafonds de béton étaient nus et striés. Les lampes se limitaient à des ampoules grillagées. Les salles se succédaient, où s’alignaient des dossiers jaunes ou beiges, pressés sur des structures d’acier. Nous aurions pu être dans les archives de n’importe quelle organisation administrative. L’odeur de papier et de poussière prenait à la gorge. Ni van Dieterling ni Rutherford ne daignaient commenter la visite.

Une autre porte, un tour de clé.

Un espace de taille humaine se révéla, plongé dans un demi-jour. Sur les murs, des étagères supportaient des centaines de livres. On sentait que la qualité de l’air était préservée, travaillée, l’objet d’une attention sans faille. Rutherford confirma :

— La température n’excède jamais ici dix-huit degrés. Et l’humidité est contrôlée. 50 % maximum...

Je m’approchai des reliures grises aux dos incrustés de lettres dorées. Tous ces livres portaient le même titre, inferno 1223, inferno 1224, inferno 1225... La voix de van Dieterling retentit derrière moi :

— Vous savez ce qu’est l’enfer dans une bibliothèque, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, dis-je sans quitter des yeux les dos numérotés. C’est la pièce où on consigne les textes interdits : livres érotiques, ouvrages violents, tous les sujets soumis à la censure...

Il s’approcha et posa ses longs doigts sur les reliures serrées :

— Tous les policiers devraient être des intellectuels. Tous les policiers devraient avoir fait le séminaire... Au Vatican, nous nous devions d’avoir une spécificité. Nous possédons ici un « enfer dans l’enfer », où sont répertoriés les livres qui traitent du diable.

— Tous ces ouvrages parlent du démon ?

— Un thème fécond, qui nous a toujours intéressés.

Il désigna une embrasure que je n’avais pas remarquée, au fond de la pièce.

— Je vous en prie.

Je découvris une autre pièce, plus petite encore. Un bureau trônait au centre, supportant un ordinateur et une lampe basse : une salle de lecture.

— Dans cet enfer, continua le dignitaire, nous avons créé un « sous-enfer », exclusivement consacré aux Sans-Lumière.

Les livres gris sur les rayonnages. Les mêmes incrustations dorées : inferno...

— Nous avons réuni ici tous les témoignages qui concernent les NDE négatives. Des textes mais aussi des tableaux, des dessins, des évocations en tout genre. C’est une expérience rare, mais qui s’est répétée à travers les siècles, dont nous trouvons les traces dans les civilisations les plus anciennes. Les mots changent, les croyances aussi, mais c’est toujours la même histoire. La décorporation, le tunnel, l’angoisse, le démon...

— Pourquoi les cachez-vous ?

— Je vous l’ai dit. Nous ne voulons donner aucun crédit au Malin. Imaginez que les médias s’emparent d’un tel secret. Un voyage psychique qui permet d’entrer en contact avec le diable. Pendant des mois, on n’entendrait plus parler que de ça. Le satanisme connaît déjà un regain d’intérêt. Rien qu’en Italie, nous estimons actuellement à trois mille le nombre des sectes sataniques. Nous n’avons pas besoin d’aggraver le problème.

Le cardinal tira une chaise devant le bureau :

— Installez-vous. Nous vous avons préparé quelques textes significatifs.

Avant que je puisse m’asseoir, van Dieterling chaussa ses lunettes et tapa un code sur le clavier de l’ordinateur. Je vis apparaître les armes du Saint-Siège : la tiare et les deux clés croisées de Saint-Pierre.

— On ne peut vous proposer les documents d’origine. Personne ne les a touchés depuis des années.

Il saisit la souris qui commandait le curseur.

— Lisez et mémorisez, dit-il en cliquant sur une icône. Nous ne vous laisserons emporter aucun document. Pas une ligne ne peut franchir le seuil de cette salle.

Je m’installai. Le programme tournait déjà.

— Je vous laisse avec cette légion terrible, Mathieu. La légion des maudits. Qu’ils soient pardonnés. Lux aeterna luceat eis, Domine.

68

LE PREMIER TEXTE numérisé datait du VIIe siècle avant notre ère. D’après les commentaires d’introduction, c’était un fragment d’une tablette d’argile découverte parmi les ruines du temple de Ninive, ancienne ville d’Assyrie, aujourd’hui située en Irak. Une version tardive d’un épisode de l’épopée de Gilgamesh, héros sumérien, roi d’Uruk. Le programme proposait une image scannée de l’extrait, rédigé en écriture cunéiforme, et une transcription en italien moderne.

Dans cet épisode, Gilgamesh voyageait hors de son corps puis chutait dans un gouffre noir, au fond duquel brillait une lumière rouge, bourdonnante de mouches et de visages. Un démon l’attendait dans ces ténèbres. Le fragment d’argile s’achevait au moment où Gilgamesh dialoguait avec la créature.

Je cliquai sur le second nom de la liste. La photographie d’une fresque. D’après la légende, cette série de dessins décoraient la chambre funéraire d’une reine, à Napata, ville sacrée du nord du Soudan, située sur le Nil. La civilisation koushite s’était développée à l’ombre des Égyptiens, aux environs du vie siècle avant notre ère. Le commentaire précisait que ces dynasties de rois, surnommés les « Pharaons noirs », étaient encore mal connues. Mais la fresque, du point de vue des « Sans-Lumière », n’offrait aucune ambiguïté.

On distinguait une femme noire allongée, au-dessus de laquelle émergeait une autre femme, plus petite. Symbole évident : la décorporation. La seconde silhouette s’acheminait dans un couloir sombre, où étaient dessinés, en tracés plus clairs, des visages. Au bout du passage, un tourbillon rouge, une sorte de siphon, s’ouvrait sur un œil noir.

Je passai au troisième document, comprenant que les témoignages de Sans-Lumière étaient apparus avec l’art et l’écriture. Peut-être trouverait-on un jour un dessin rupestre évoquant la funeste expérience... Le nouveau texte était un palimpseste : le texte grec avait été effacé pour laisser place à un extrait des épîtres aux Romains de Saint-Paul, rédigé en latin. Récupérées, les lignes initiales dataient du Ier siècle avant notre ère.

Je tentai d’abord de lire le fragment en langue originale mais mes connaissances en grec ancien étaient trop limitées. Je m’attachai à la traduction en italien moderne. Le texte racontait l’histoire d’un homme qui, pris pour mort, avait failli être enterré à Tyr et s’était réveillé à l’ultime moment. L’homme décrivait son expérience dans le néant :


« Je ne voyais plus aucun des objets que j’avais coutume de voir mais une vallée d’une prodigieuse profondeur. Au fond, je discernais des visages et des cris... »


Je ne pouvais ouvrir tous les documents — la liste était longue et le temps courait. Je fis descendre mon curseur et cliquai sur la dixième ligne, enjambant d’un coup plusieurs siècles. La reproduction d’une fresque de bois peint de la chapelle des Moines, à Sercis-la-Ville (Saône-et-Loire), datant du Xe siècle. Une représentation, en plusieurs vignettes, du miracle de Saint-Théophile. Je connaissais la légende, très populaire au Moyen Âge. L’histoire d’un économe, en Asie Mineure, qui avait vendu son âme au diable. Pris par le remords, l’homme avait prié la Vierge, qui avait arraché le contrat à Satan et l’avait rendu au pécheur repenti, devenu un saint.

Sur cette fresque, la scène du dialogue avec Satan ne représentait pas Théophile en train d’écrire la charte avec son sang, comme dans le récit habituel. Théophile volait dans les airs, les yeux clos, au-dessus d’un couloir tapissé de visages. Au fond, on distinguait une figure grimaçante, fissurée, dont les traits affleuraient un tourbillon. Aucun doute : l’artiste s’était inspiré d’une expérience de mort imminente négative, vécue ou rapportée.

Je sautai encore plusieurs extraits pour m’arrêter sur un poème du xive siècle, signé par un certain Villeneuve, disciple de Guillaume de Machaut. Poète et théoricien de la cour de Charles V, puis de Charles VI, précisait le commentaire, Villeneuve avait failli être enterré vivant, à la suite d’un accident de cheval. Il s’était réveillé le jour de ses funérailles et n’avait pas voulu évoquer son expérience. Pourtant, dans l’un de ses poèmes, on notait ce passage, traduit de l’ancien français en ancien italien par les scribes du Vatican :


« ... je connais lieux ténébreux sans clarté ni lumière ni cieux ni limbe ni enfer mon âme du corps se deppart et sans fin vole dans le noir... »


Une note était ajoutée. Les annales juridiques de Reims attestaient que Villeneuve, onze ans après cet accident, en 1356, avait été pendu pour avoir assassiné trois prostituées. La confirmation de l’exposé de van Dieterling : ceux qui vivaient l’expérience inversée devenaient des êtres de violence et de cruauté.

Attesté encore par l’exemple suivant, tiré des Archives du Saint-Office de Lisbonne. Le fragment, de 1541, retraçait l’interrogatoire d’un dénommé Diogo Corvelho. J’avais étudié cette période. Au XVIe siècle, l’Inquisition était revenue en force dans l’empire de Charles Quint. Il ne s’agissait plus de poursuivre des possédés mais des hérétiques d’une autre espèce : des juifs convertis au catholicisme, soupçonnés de poursuivre leur culte d’origine en secret.

L’extrait rapportait toutefois l’interrogatoire d’un véritable possédé — un natif de Lisbonne, accusé de commerce avec le diable, mais aussi de mutilations et de meurtres sur des enfants. Un extrait était retranscrit en italien.

Diogo Corvelho évoquait une « blessure du corps... par laquelle son âme s’était échappée ». Il parlait d’un « puits de ténèbres animées » et d’un « démon, prisonnier dans des glaces rougeâtres ». Les Inquisiteurs étaient revenus sur ce point — ils étaient plutôt habitués à des aveux stéréotypés, du type « flammes de l’enfer » et « bête aux yeux de braise ». Mais Corvelho avait répété, variant les termes : « glace », « givre », « croûte ». Il décrivait aussi, derrière cette paroi, un « visage blessé, laiteux, percé d’éclairs, et comme recouvert d’une membrane... »

Au passage, je remarquai que tous ces termes se retrouvaient dans les écrits apocryphes des premiers siècles chrétiens qui décrivaient l’enfer — avaient-ils, eux aussi, été influencés par les visions des Sans-Lumière ?

Corvelho avait été exécuté dans le deuxième autodafé de Lisbonne, en 1542, avec des centaines de juifs accusés d’hérésie. Une note à son sujet avait été expédiée au Saint-Siège. Le Palais Apostolique regroupait déjà les auteurs de ces témoignages sous le nom de « Sans-Lumière ». On les appelait aussi les « passagers des Limbes ».

Je regardai ma montre : presque 14 heures. Je devais accélérer. Je parcourus rapidement les témoignages des XVIIe et XVIIIe siècles. Désormais, les hommes du Saint-Office cherchaient toujours à connaître le destin du témoin. Chaque fois, c’était la même chute. Viols, tortures, meurtres. De la chair à gibet ou à échafaud.

Les passagers des limbes.

Une armée d’assassins à travers l’histoire.

Je m’arrêtai au hasard sur une citation plus longue, datant du XIXe siècle. Dans les années 1870, un médecin criminologue français, Simon Boucherie, avait recueilli les témoignages de nombreux assassins emprisonnés. Il espérait constituer des archives sur la déviance et découvrir les causes de la pulsion de meurtre. Boucherie en identifia deux principales, apparemment contradictoires : le fait social : « on ne naît pas criminel, on le devient, à cause de la société et de l’éducation », et le facteur héréditaire : « on naît criminel : un mauvais réglage dans le sang porte à la violence ».

Je connaissais ce criminologue et ses théories fumeuses. Ce que j’ignorais, c’était que l’homme, à la fin de sa vie, s’était consacré à une troisième voie : celle de la « visite ».

Son cas d’école était Paul Ribes, incarcéré en 1882 à la prison Saint-Paul de Lyon. Tueur multirécidiviste, Ribes avait été arrêté pour le meurtre d’Emilie Nobécourt — il avait poignardé sa victime, l’avait dépecée, puis sectionnée en douze parties. Sous les verrous, l’homme avait avoué huit autres meurtres, toujours perpétrés dans le quartier de la Villette à Lyon.

Quand Boucherie lui demanda d’écrire son expérience criminelle, Ribes insista sur ce qu’il appelait la « source de son malheur » — un évanouissement prolongé, à la suite d’un traumatisme crânien, à l’âge de vingt ans. Les enquêteurs pontificaux s’étaient procuré l’original du témoignage. Mon dossier comportait l’échantillon scanné du texte manuscrit — je choisis de le lire ainsi, rédigé par la main maladroite du tueur lyonnais :


« ... Pendant que j’étais sans conscience, j’ai rêvé. Les docteurs me disent que c’est impossible, mais je le jure : j’ai rêvé. [...] Je suis parti de mon corps. Quand j’écris cela, moi-même je ne peux pas l’expliquer mais je n’étais plus dans mon corps. Je flottais dans la salle du dispensaire. Je me rapprochais du plafond et j’éprouvais une peur qui m’entourait comme un brouillard... Je me souviens : j’entendais le souffle des lampes à gaz, je sentais leur odeur...

« ... Puis j’ai traversé le plafond. Je ne savais plus où j’étais. Tout était noir. Au bout d’un certain temps, j’ai repéré un orifice, un puits, juste en dessous de moi. Je pouvais voir les pierres des parois. C’étaient des visages. Des gens qui hurlaient en silence. C’était affreux. En regardant le fond du puits, j’ai été pris d’un vertige et je suis tombé...

« Je voulais crier mais la vitesse m’en empêchait — de toute façon, je n’avais plus de visage, plus de bouche, plus rien... Et puis, peu à peu, les gémissements m’ont bercé, les visages, dans leur souffrance, m’ont apaisé... Ces têtes sanglantes (elles étaient blessées) devenaient des vêtements chauds, doux, réconfortants...

« Alors, je l’ai vu. Sous une croûte rouge, il était là, rôdant, tournant, tout près de la paroi... Il m’a parlé. Je ne pourrais pas dire quel langage il a utilisé mais je l’ai compris, oh oui, je l’ai compris, au fond de moi. Ma vie entière, depuis ma naissance, est devenue pure, transparente — et plus encore ce que j’allais vivre, ce que j’allais faire... Je ne peux pas dire plus, mais je supplie ceux qui me liront de me croire : quoi que j’aie fait, je n’avais pas le choix. Je n’ai plus jamais eu le choix... »


Paul Ribes avait été transféré en mai 1883 à Riom. De là, il avait été emprisonné à Saint-Martin-de-Ré, sur l’île de Ré, puis envoyé au bagne de Cayenne. Il y était mort cinq ans plus tard, en août 1888, de la malaria. D’après un rapport du médecin du bagne, Ribes avait dit durant son agonie : « Je n’ai pas peur de la mort. J’en viens. »

Les enquêteurs du Saint-Siège avaient ajouté une deuxième note. Le Dr Boucherie lui-même avait été assassiné en 1891, alors qu’il travaillait toujours sur la « troisième voie », cherchant à travers le monde de nouveaux témoignages. Il avait été poignardé dans les environs de la prison de Piedras Negras, près de Lima, au Pérou.

Je songeai à Luc. Il aurait apprécié ces témoignages. Et une vérité m’apparaissait maintenant. Un pivot capital de mon enquête. « J’ai trouvé la gorge », avait-il dit à Laure. Il parlait de cette Expérience de Mort Imminente négative. Il aurait pu aussi dire : « J’ai trouvé le puits » ou « le gouffre », un des termes utilisés par ces miraculés. Oui, Luc avait découvert la trace des Sans-Lumière. Était-il venu ici ? Avait-il passé un accord avec van Dieterling ? Non. Dans ce cas, le cardinal n’aurait pas été intéressé par mon dossier. Quelle voie avait-il empruntée ? Comment avait-il découvert l’armée des limbes ?

Je survolai les dossiers suivants, dont l’extrait d’un ouvrage anglais Phantasms of the Living (1906), qui reprenait un passage du Journal de l’aumônier de la prison de Birmingham dans les West Midlands. Le religieux, paniqué, évoquait le cas d’un possédé dans l’établissement, « un homme qui avait voyagé hors de son corps et avait rencontré le démon ». Il sollicitait pour le détenu une place au Manchester Royal Lunatic Hospital, un important établissement psychiatrique de l’époque.

Je m’arrêtai sur un cas similaire, signalé trente ans plus tard par un couple de chercheurs américains, Joseph Banks et Louisa Rhine, les pionniers de la parapsychologie scientifique. Ces chercheurs de l’université de Duke, en Caroline du Nord, avaient collecté des milliers de déclarations sur des expériences inexpliquées. Ils citaient, dans leurs archives, le cas de Martha Battle, déclarée morte puis ranimée, en 1927, à Minneapolis, Minnesota. Selon ses proches, la femme à son réveil avait perdu la raison. Elle prétendait avoir voyagé dans une « vallée obscure », où « Satan l’attendait pour lui faire l’amour ». Martha avait été arrêtée deux ans plus tard, après avoir empoisonné ses sept enfants, puis avait été exécutée par pendaison dans l’État du Missouri.

Je m’attendais, d’un instant à l’autre, à voir la porte de la salle s’ouvrir. Je lus pourtant un autre témoignage. Un chapitre des carnets personnels de John Goldblum, psychiatre américain qui, dans le cadre du tribunal militaire de Nuremberg, en janvier 1946, avait interrogé des chefs nazis, en vue d’expertises psychiatriques.

Parmi les officiers interrogés, le médecin Karl Lierbermann, qui avait sévi dans les camps de Sachsenhausen et d’Auschwitz, répondait au profil typique du Sans-Lumière. Les censeurs du Saint-Office avaient traduit un passage de son interrogatoire par Goldblum :


« Je ne travaillais pas pour le Führer, ni pour le IIIe Reich.

— Pour qui alors ?

— Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait sur son ordre.

— De qui parlez-vous ?

— Dans ma jeunesse, avant la guerre, j’ai eu une expérience.

— Quelle expérience ?

— Un accident cérébral. Je suis mort et j’ai ressuscité.

— Quel rapport avec vos... travaux ?

— Lorsque j’étais mort, il est entré en contact avec moi.

— Qui est «il » ?

— Satan. La Bête. Le Tentateur. Le Mauvais. Appelez-le comme vous voudrez. Chaque nom ne sera qu’un mensonge de plus. Une tentative manquée pour le caractériser.

(Silence.)

— C’est tout ce que vous avez trouvé, comme système de défense ?

— Je n’ai pas à me défendre. (Silence.)

— Ce diable, comment était-il ?

— Il n’a pas d’apparence. Il n’en a pas besoin. Il est en nous.

— Que vous a dit ce diable ?

— Il ne s’est pas exprimé. Pas au sens où vous l’entendez.

— Que voulait-il ? Comment décrire ce qu’il voulait ?

— Vous voulez connaître sa volonté ? Regardez ce que j’ai fait dans les camps. Regardez ce que mes mains ont injecté. Avant ma mort cérébrale, ma vie était une question. Après, ma vie a été la réponse. »


La conclusion du dossier précisait :


«Karl Liebermann a été condamné à mort et exécuté en mars 1947, notamment pour sa responsabilité dans la série d’expériences humaines réalisées avec le gaz mortel « ypérite » à Sachsenhausen, en 1940, puis pour sa contribution aux expériences sur les basses températures et sa participation au programme de stérilisation, incluant la castration et l’exposition aux rayons X, dans le camp d’Auschwitz. »


Les passagers des limbes. La légion des ténèbres. Pas seulement des assassins, mais des tortionnaires, des sadiques, des manipulateurs, agissant dans tous les registres du mal. À la manière d’anges noirs, qui multiplieraient les visages...

Je me cramponnais à l’idée que ces hommes et ces femmes avaient subi un traumatisme psychique, point final. Mais la tentation était grande de conclure qu’ils avaient croisé le diable, le vrai, entre la vie et la mort. Un diable qui guettait ses candidats aux confins de la conscience humaine. Une puissance négative qui attendait que la porte s’ouvre pour happer les âmes, comme les trous noirs aspirent la lumière dans leur champ cosmique.


16 heures.

Il restait encore de nombreux témoignages, dont les dates étaient de plus en plus resserrées. J’en survolai quelques-uns. Une femme chypriote en service de réanimation qui s’était sentie fondre dans un bloc de glace alors que ses mains brûlaient, jusqu’au moment où elle avait vu jaillir une « lumière rose »... Un homme ayant subi un infarctus, qui assimilait les poches de perfusion suspendues à des crochets de boucher. Après la décorporation, il avait plongé dans un tunnel où une voix l’avait averti : « Tu vas mourir. » Alors seulement, le calme était survenu et il avait vu apparaître une forme zoomorphe derrière une croûte rougeâtre...

Je cliquai au hasard sur l’extrait d’un rapport de la police fédérale de Saint Louis, Missouri, États-Unis, daté du 2 mai 1992, signé du détective Sam Hill. Le rapport concernait le décès d’Andy Knightley, seize ans, abattu à bout portant, à une heure du matin, dans le quartier du Septième District. « Le dernier », me dis-je pour moi-même.

Andy avait été retrouvé mort, frappé à la poitrine par une décharge de fusil à pompe calibre 12 dans le Septième District. La note précisait qu’il s’agissait d’un ghetto de Saint Louis, 100 % noir, où s’affrontaient deux gangs, les Crips et les Bloods. Andy Knightley était donc un Afro-Américain pur jus.

La suite du texte était plus étonnante. Les urgentistes avaient réussi à réanimer Andy (le détective Hill l’appelait « deadman »). Au sixième électrochoc, le cœur avait battu de nouveau. Placé sous oxygénation et perfusion, Andy avait été transféré au service de réanimation de l’hôpital baptiste de Saint Louis. Dix jours plus tard, le voyou, menotté à son lit d’hosto, était interrogé par Sam Hill.

Le dossier informatique proposait un enregistrement sonore, envoyé par les services de police de Saint Louis. Un commentaire mettait toutefois en garde contre l’accent afro-américain du jeune « gangsta », ainsi qu’une particularité liée aux gangs — Andy Knightley, en tant que membre des Crips, n’avait pas le droit de prononcer la lettre « B », la lettre de l’ennemi — les Bloods. Il avalait donc chaque fois cette consonne.

Je tentai ma chance avec l’enregistrement audio. Je ne pouvais résister à la tentation d’entendre de vive voix un témoignage vécu, le passai en vitesse rapide l’interrogatoire jusqu’au passage-clé :


« Mec, je me suis senti partir.

— Tu t’es senti mourir ?

— Non, mec. J’ai quitté mon corps.

— Comment ça ?

— J’peux pas t’expliquer. Mais j’étais plus dans mon corps. Je volais au-dessus de la rue, alors que les flics arrivaient avec leurs bagnoles. J’pouvais voir tournoyer leurs lumières, et tout mon quartier. Mec, un vrai trip : comme dans un hélicoptère.

— Tu étais réveillé ?

(Ricanements.)

— Mec, j’étais mort. J’le savais et j’m’en foutais. Le phare m’appelait.

— Quel phare ?

— Le phare rouge, au fond du trou.

— Tu avais pris de la drogue.

— J’étais mort et le phare était au fond du trou. Tu piges ?

— Continue.

— Je flottais là-dedans. Comme dans un canyon, avec des parois qui bougeaient. Et y avait des voix qui pleuraient.

— Quelles voix ?

— Des visages. C’était sombre, mais on pouvait les voir quand même. Comme une télé mal réglée.

— Qu’est-ce que disaient ces... visages ?

— Y pleuraient, c’est tout. J’en ai reconnu pas mal... Y avait même ma mère.

— Ils pleuraient parce que tu étais mort ?

(Ricanements.)

— J’crois pas que ma mère pleurera le jour de ma mort.

— Pourquoi pleuraient-ils ?

— Ils avaient mal. Ils avaient peur.

— De qui ?

— Du phare. La lumière rouge se rapprochait. Comme un œil.

— Un œil ?

— Ouais, mec. Un œil sanglant, qui... respirait. Et me disait des trucs...

— Quels trucs ?

— Impossible de te dire.

— Tu ne comprenais pas ?

— Je comprenais. Mais c’est un secret.

— Qui te parlait ? Une présence... divine ?

(Eclats de rire.)

— Mec, t’as pas compris : celui qui me parlait, c’était Lucifer.

— Le diable ?

— Oh ouais, l’œil, le sang et la voix. J’ai bien compris le message.

— Quel message ?

— Mec, je suis sur la bonne route. T’as rien d’autre à savoir. »


L’extrait s’achevait sur cette conclusion en forme de prophétie. Et en effet : une note précisait qu’Andy Knighdey avait été abattu l’année suivante par les hommes du SLPD (Saint Louis Police Department), après avoir tué onze personnes dans une église de sa propre confession. Selon les témoignages, Andy hurlait qu’il y avait des Bloods partout alors que la paroisse, en pleine messe, n’était remplie que de femmes et d’enfants.

J’avais ma dose. J’attrapai mon carnet. Van Dieterling ne pouvait m’empêcher de prendre des notes. J’écrivis à la va-vite les points communs entre ces témoignages. Je résumai à quelques mots chaque étape : « décorporation », « gouffre, puits, vallée, tunnel, orifice, canyon, caverne », « visages, gémissements », « angoisse, bien-être », « lumière rouge, phare, œil », « glace, givre, lave, sang », « diable, malin, « il », Lucifer »...

Je levai mon stylo, saisi par une vérité stridente.

En découvrant la « gorge » et les Sans-Lumière, Luc n’avait pas été terrifié, comme moi. Encore moins sceptique. À ses yeux, cette expérience était un véritable moyen pour entrer en contact avec le diable. La preuve physique de la puissance noire en laquelle il avait toujours cru.

Qu’avait-il découvert ensuite pour renoncer à son enquête — et à sa propre vie ? D’un revers de manche, j’essuyai la sueur sur mon front. Je glissais mon carnet dans ma veste quand la voix du cardinal retentit derrière moi :

— Convaincu ?

69

LA QUESTION n’appelait pas de réponse. Je tournai la tête. Le cardinal van Dieterling s’avança. On aurait dit qu’il glissait sur le sol. Je demandai :

— Agostina Gedda appartient donc à cette série ?

— Elle nous a livré son expérience, oui. Je suppose qu’elle vous en a parlé.

— Elle a plutôt évoqué un rêve. Le diable lui aurait inspiré sa vengeance. Selon elle — ou plutôt selon « lui » -, c’est Salvatore qui l’a poussée de la falaise, lorsqu’elle avait onze ans.

— C’est la vérité. Nous avons vérifié. Nous avons retrouvé les autres enfants présents.

— Elle peut s’en être souvenue elle-même, non ?

— Arrêtez de nier les évidences : vous gagnerez du temps.

Agostina m’avait dit exactement la même chose. Je me levai pour être à la hauteur du religieux. Derrière moi, Rutherford fermait déjà l’ordinateur. J’attaquai de front l’homme en noir et pourpre :

— Eminence, quelle est votre conviction ? Croyez-vous vraiment que le démon soit apparu à Agostina ? Qu’il soit apparu à tous ces réanimés ? Je veux dire : un diable réel ? Une puissance inspiratrice et destructrice ?

Van Dieterling ne répondit pas. Je repris conscience de la fraîcheur et de l’humidité de la pièce. Il articula enfin, passant la main sur les dos ternes et dorés des reliures :

— Peu importe ce que je pense. Agostina a vécu une expérience psychique qui l’a transformée. Cette modification a été lente. Elle a pris dix-huit ans. Mais à l’arrivée, la miraculée de Paterno était une meurtrière. Abyssum abyssus invocat.

« L’abîme appelle l’abîme. » l’attrapai la balle au bond :

— Justement. Je serais partisan de croire à un « simple » traumatisme psychique. Une hallucination qui a changé sa personnalité. Mais il y a la guérison physique. Tout à l’heure, vous êtes passé rapidement sur cette rémission. Ce prodige pourrait être une preuve concrète de l’existence du démon. Il aurait sauvé l’enfant et lui serait apparu au même moment. Et sans doute d’autres fois, beaucoup plus tard.

L’ecclésiastique eut son sourire en coin :

— Mais vous ne croyez pas à Satan...

— Je me fais l’avocat du diable. Tous ces témoignages parlent d’une présence, derrière une lumière rouge. Un être de ténèbres qui leur a parlé. Et j’ai remarqué qu’ils refusent tous de traduire cet échange...

— Le Serment des Limbes.

— Quoi ?

— Le pacte du Malin. Une très ancienne tradition lui a donné ce nom : le Serment des Limbes.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Le diable ne donne rien pour rien. Au moment où le sujet meurt, Satan propose son marché. La vie sauve contre une totale soumission. La promesse de faire le mal. On appelle cette « transaction » le Serment des Limbes. Le pacte faustien, mais dans sa version psychique. La fameuse cedula, la déclaration d’allégeance signée avec le sang de l’hérétique. Ici, le serment s’effectue au sein de l’esprit. Pas besoin de sang ni de décorum. « Lex est quod facimus. » Le possédé écrira la loi nouvelle par ses crimes.

Les mots d’Agostina. Des picotements me mordaient la nuque. Tout devenait logique. Les faits prenaient un tour beaucoup trop convaincant, beaucoup trop... indiscutable.

— Mais vous, fis-je brutalement, vous y croyez ?

— Cessez de vous soucier de ce que je crois. Nous devons travailler ensemble.

— Vous avez mon dossier.

— Nous voulons la suite. Nous voulons être informés de chaque élément nouveau.

Il fit un pas vers moi. Sa robe noire sentait l’encens et le vétiver.

— Nous pensons la même chose, vous et moi. Un seul meurtrier. Vous croyez à un assassin en chair et en os. Je crois à un supra-assassin, qui se cache dans les replis du coma. Appelez-le comme vous voulez, diable, bête, ange des ténèbres, mais cet « inspirateur » donne ses ordres du fond des limbes. Nous devons le démasquer. Ensemble.

— Je ne peux pas vous aider. Je ne partage pas vos convictions. Je...

— Taisez-vous. Tout est en train de changer et vous êtes au cœur de cette mutation.

— Quelle mutation ?

— Le style de l’inspirateur. Auparavant, il se contentait d’ordonner la violence, la torture, le meurtre aux possédés. Peu importait la manière. Maintenant, il leur dicte un rituel particulier. Les insectes, le lichen, les morsures, la langue tranchée... C’est lui qui souffle ces détails à ses créatures. Vous avez le dossier Simonis. Nous avons le dossier Gedda. Il y en a d’autres.

Je songeai à Raïmo Rihiimäki, l’Estonien. Combien d’autres encore, à l’échelle de la planète ? Van Dieterling avait raison, et moi-même, je l’avais déjà compris : ce n’était pas une série de meurtres, mais une série de meurtriers. Des meurtriers qui, dans cette logique, devenaient les indices désignant un assassin transcendant, métaphysique. Celui qui tirait les ficelles, au fond de la « gorge ».

Je demandai :

— Comment savez-vous qu’il y en a d’autres ?

— Nous le savons. Nous le devinons. Et maintenant, nous avons besoin d’un enquêteur de terrain. Un vrai flic. Sans frontières ni principes. Un homme comme vous, qui se complaît dans la violence et le mensonge. Prêt à tout pour parvenir à ses fins.

J’encaissai l’insulte. Après tout, ce n’était pas si loin de la vérité. Le prélat continua :

— Vous devez retrouver ces miraculés du diable. (Il haussa la voix.) Une nouvelle race de tueurs est en train d’émerger. Nous devons comprendre pourquoi le démon sauve ces hommes, ces femmes et les pousse à se venger d’une manière aussi précise !

Je lui servis la réponse du pauvre :

— Je n’ai même pas de suspect dans l’affaire Simonis.

— Vous trouverez. Chaque fois, c’est la même histoire. Un mortel est assassiné, puis sauvé par le diable. Il se venge ensuite, parfois beaucoup plus tard, en utilisant des acides, des insectes, du lichen, je ne sais quoi encore. Nous voulons la liste de ces meurtres. Nous voulons comprendre pourquoi le démon agit maintenant, par la main de ses émissaires, comme un tueur en série, avec ses obsessions, sa méthode, sa signature. Nous pensons qu’il y a là-dessous un message à déchiffrer. Une prophétie.

C’était donc ça. Les noms de la Bête sur le corps des victimes. Les mutilations qui reprenaient les armes mêmes de la mort. Un message. La parole de Lucifer...

Vertige. Mon enquête ne se déroulait pas sur un plan terrestre, mais eschatologique. Au bout des meurtres, il n’y avait pas de simples meurtriers, mais Satan en personne. Un démon qui hurlait et agissait à travers ses esprits vengeurs...

Encore une fois, je songeai à Luc. Était-il allé aussi loin dans son enquête ? Avait-il découvert la prophétie du Malin ? Je palpai le fond de mes poches et trouvai son portrait froissé :

— Connaissez-vous cet homme ?

Les lèvres du cardinal s’arquèrent, en un pli d’indifférence :

— Non. Qui est-ce ?

— Un ami à moi. Flic, lui aussi. Il travaillait sur cette affaire.

— Que lui est-il arrivé ?

— Il s’est suicidé.

— Alors, il a échoué. N’échouez pas, Mathieu Durey. Ne me décevez pas !

Il fit volte-face. Sa robe claqua. Un avertissement noir et rouge. L’Inquisition était de retour, par une mystérieuse fracture des siècles.

70

— JE VOUS ABANDONNE ICI. Vous n’avez plus qu’à suivre le sens de la visite. Au bout de la salle, tournez à droite dans la galerie. Au fond, vous trouverez la sortie.

Le ton de miel de Rutherford contrastait avec la voix d’imprécateur de van Dieterling. Nous étions remontés à la surface. Dans l’entrebâillement de la porte, j’aperçus le Salon Sixte-Quint :

— Aucun problème, fis-je d’une voix absente.

Je saluai Rutherford et me mis en marche. Il m’arrêta par le bras :

— Nos coordonnées, dit-il en plaçant une feuille pliée dans ma poche de veste. Au cas où vous les auriez perdues.

Il souriait toujours, mais sa poigne était ferme. L’étau se resserrait sous la soie. Je me glissai parmi les visiteurs, qui avançaient maintenant par grappes dans la Salle Sixtine. Imper sur le bras, je tenais mon dossier comme un touriste venu prendre des notes.

Après ces heures de solitude et de révélations, j’étais hébété. Je ne remarquai ni la foule ni le brouhaha qui m’entouraient. Je ne voyais que les tableaux. Sixte Quint tendait le bras vers les plans de la nouvelle bibliothèque qu’on lui présentait. L’empereur Auguste, fondateur de la Bibliothèque Palatine, s’avançait parmi des hommes de lettres qui ressemblaient à des ermites, barbus et nus. Des prélats trônaient lors du Concile de Constantinople, alors que des soldats les désignaient du doigt.

Les mitres blanches, les casques mordorés, les robes rouges et safran, tout cela me montait à la tête. Chaque détail provoquait en moi une sensation physique, aussi concrète qu’une gorgée de thé brûlant ou une gifle d’eau glacée. La rumeur des voix, la chaleur des corps semblaient se fondre dans le malaise... J’étais en plein syndrome de Stendhal.

Soudain, je me sentis partir. Je m’appuyai contre une épaule, récoltant en retour une bourrade, assortie de protestations en langue Scandinave. Je devais sortir d’ici, d’urgence. Je me glissai dans le flux des visiteurs.

Les tableaux défilaient. Un christ brandit devant moi une table où était inscrit : EGO SUM. Les lettres s’inscrivirent au fer rouge dans mon cerveau. Enfin, j’accédai à la galerie.

Je n’y éprouvai aucun soulagement : elle était surchargée de fresques, de sculptures, d’objets anciens d’astronomie. Je pris à droite et taillai dans le courant humain, longeant les fenêtres qui donnaient sur les jardins du Vatican et ses pins parasols. Ma vue s’obscurcissait, ma peau se dressait en une chair de poule drue et glacée.

Soudain, un malaise dans le malaise.

Une sensation aiguë, différente.

On me suivait. Pas un homme de van Dieterling, ni le regard abstrait de Pazuzu. Quelque chose d’autre. En une fraction de seconde, je sus : les tueurs. Regard circulaire. Rien. À l’exception des touristes marchant au ralenti, admirant les tableaux, les mappemondes, les globes célestes. Pourtant, je me sentais repéré, épié, menacé. Et cette foule était un terrain parfait pour une exécution discrète, à l’arme blanche. Le flot m’emporterait jusqu’à la sortie, avec ma lame dans le ventre.

Je me frayai un passage, ponctuant mes pas de « prego », « pardon », « sorry », recueillant en réponse des grognements et des coups de coude. Enfin, dépassant les gardiens qui veillaient sur le troupeau, je me nichai dans un coin, contre une porte vitrée, et repris mon souffle.

Face à moi, un vitrail de Marie et de l’enfant divin, bleu et rouge, me regardait avec autorité. Ce regard m’ordonnait de continuer ma course — sans crainte. J’éprouvai un sentiment de réconfort. Je m’en remis au Seigneur, et me glissai de nouveau parmi la foule.

La fin de la galerie. La masse des touristes paraissait ici plus dense encore, à la manière d’un fleuve nourri de mille rivières. Pour sortir des musées, il fallait passer la dernière épreuve : la grande spirale à rampe de bronze de Giuseppe Momo. Une pente douce qui évoque, avec ses courbes évasées, une structure fuyant vers l’infini.

« Prego, pardon, sorry... » Je me faufilai parmi les groupes. Les boucles se succédaient, tels des loopings obsédants. Une pensée vint m’assaillir : cette pente en vrille entrait en résonance avec la structure profonde de l’être humain. Il existait un accord secret entre cette forme en colimaçon et l’architecture interne de l’homme. Je songeais à l’hélice de notre ADN quand un gros homme attrapa la rampe devant moi, me barrant le passage. Sa carrure occupait toute la largeur de la pente. Je butai contre son bras et prononçai plus fort : « Prego ! » Le type ne bougea pas. Au contraire, ses doigts s’accrochèrent au dos de bronze.

Je compris, un temps trop tard. Je me jetai contre le mur. Un couteau fusa derrière moi. La lame se planta dans l’avant-bras du pachyderme. Je me retournai : je ne vis rien. Seulement des touristes qui commençaient à se bousculer parce que je n’avançais plus. Nouvelle volte-face : le bras blessé avait disparu, lui aussi.

La scène avait été si fulgurante que je me demandai si je n’avais pas rêvé. Mais à cet instant, on m’empoigna. Un homme — pas de visage, seulement une casquette de base-ball, visière baissée — me souleva et me poussa par-dessus bord. Je résistai, cramponné à la rampe, lâchant trench et dossier. Le désordre devint chaos. Les touristes se percutaient les uns contre les autres. La balustrade contre mon ventre, le vide face à moi.

Je m’écrasai contre le parapet, faisant poids de tout mon corps pour ne pas basculer. Les mains me tiraient toujours. Le flot des visiteurs s’écartait maintenant pour passer, sans s’attarder sur notre lutte. Personne ne semblait capter qu’on tentait de me tuer.

Je lançai mon poing. Le coup se perdit dans la foule mais l’emprise se relâcha. Je m’étalai en travers de la pente. Une clameur monta de l’ellipse. Je roulai sur plusieurs mètres, emporté par un enchevêtrement de pieds. Tout le monde se pressait vers la rambarde. Que se passait-il ? Je me relevai et compris. Dans la bousculade, l’assassin avait basculé en arrière. En me débattant, j’avais dû lui faucher les jambes et précipiter sa chute.

Je me relevai, ramassai mes affaires. En état de choc, je dévalai les anneaux. Personne n’avait remarqué notre affrontement. Personne ne m’attrapait par le bras en hurlant « assassino ! ». Je fus charrié, avec les autres, jusqu’au rez-de-chaussée.

Un cercle s’était formé autour du corps, au centre de la structure. Des gardiens criaient pour fendre la masse. Je me faufilai dans leur sillage.

Le corps gisait dans une position impossible. Jambe gauche distordue au point que le pied touchait la hanche. Le bras droit, glissé dans le dos, s’était brisé net. L’os crevait la chemise à l’épaule. La casquette avait été projetée à un mètre et le crâne brillant avait éclaté sur le marbre clair. Une immense auréole sombre se dessinait autour du visage qui, par contraste, semblait plus pâle encore.

La vue d’un cadavre est toujours sidérante mais j’avais une raison supplémentaire d’être stupéfait : je connaissais cet homme. Patrick Cazeviel, le deuxième suspect dans le meurtre de Manon Simonis. L’ancien taulard, tatoué de la taille aux épaules, le prisonnier des anges et des démons.

Un détail, sous sa clavicule gauche, attira mon attention.

Un tatouage qui coiffait les autres sillons et arabesques bleutés. Un dessin qui avait la précision d’un numéro de camp ou d’une cicatrice, mais que je n’avais pas remarqué lors de notre première rencontre. Une sorte de carcan, ou un collier de fer, relié à une chaîne, comme en portaient les prisonniers de jadis.

J’avais déjà vu ce symbole. Mais où ?

71

— FIUMICINO. International airport.

Je plongeai dans le taxi. Une seule urgence : fuir Rome.

Prendre le premier avion, placer le maximum de kilomètres entre moi et cette mort violente. « Un accident », murmurai-je. Les mots tremblaient dans ma bouche. « Un accident... »

Via de Lungara, je songeai à mon sac de voyage resté à la pension.

— Pànteon ! hurlai-je. Via del Seminario !

La voiture tourna sec et traversa le Tibre, sur le pont Mazzini. Je tentai, une fois encore, de rassembler mes pensées, de retrouver calme et contrôle. Impossible. Mes doigts tapotaient la vitre, mon col était trempé de sueur. Pour la première fois, j’éprouvais une envie viscérale de tout plaquer. Rentrer à Paris et jouer au bon flic dans sa niche, quai des Orfèvres.

Le taxi stoppa. Je grimpai dans ma chambre, fis mon paquetage, réglai la note et bondis dans la voiture. En route vers l’aéroport de Rome, je constatai cette stupide évidence : je n’avais nulle part où aller.

Le dossier Gedda était clos. Celui de Raïmo Rihiimäki, l’Estonien identifié par Foucault, aussi. Quant à l’affaire Sylvie Simonis, je n’avais rien trouvé en secouant toute la ville. Aucune nouvelle de Sarrazin, de Foucault, de Svendsen. Aucune des pistes que j’avais lancées n’avait donné quoi que ce soit : le scarabée, le lichen, l’unital6, les croisements de toutes les informations... Point mort absolu.

Je réussis, enfin, à mettre de l’ordre dans mes pensées.

Ma trame était désormais constituée de trois strates distinctes.

La première était le meurtre de Sylvie Simonis. Un tueur à Sartuis. Celui qui avait torturé l’horlogère et vengé Manon. Qui avait gravé dans l’écorce : je protège les sans-lumière et dans le confessionnal : je t’attendais. Était-il lui-même un rescapé de la mort, comme Agostina, comme Raïmo ?

La deuxième strate était la théorie de van Dieterling. Non pas un seul meurtrier mais une série des meurtriers. Il fallait envisager les nouveaux Sans-Lumière dans leur ensemble, déchiffrer la signification de leur rituel, comprendre ce qui se cachait derrière. « Il y a mutation », avait-il dit. Mutation et prophétie.

Le paysage défilait. Que faire ? Chercher encore d’autres cas à travers le monde ? Dans quel but ? Enrichir la liste des assassins qui avaient avoué ? Compléter les archives du prélat ? Identifier, comme il le disait, le « supra-meurtrier » derrière la série ? S’il s’agissait du diable en personne, je me voyais mal lui foutre les pinces...

Mais surtout, cette démarche revenait à admettre l’existence du démon. Et cela, il n’en était pas question. Je devais me concentrer sur la seule question concrète, la seule énigme digne d’un flic de la Criminelle : qui avait tué Sylvie Simonis ? Retour à la case départ.

Restait la troisième strate. Les tueurs à mes trousses. Ils me ramenaient, eux aussi, à l’affaire Simonis. L’un d’eux était Cazeviel. Qui était l’autre ? Pourquoi vouloir m’éliminer ? Étaient-ils les tueurs de Sylvie ? Non : ces mercenaires protégeaient un secret. L’existence des Sans-Lumière ? Leur mutation récente ? Ou un autre secret derrière le dossier Simonis ? De ce côté aussi, la piste était sèche. À moins que le second tueur ne tente à nouveau de m’abattre et que je puisse l’interroger... Perspective qui ne m’excitait pas.


16 heures.

L’aéroport de Fiumicino en vue.

La nuit tombait sur la banlieue de Rome. Nuages violets, ciel jaunâtre. J’appelai Luc à mon secours. À ce stade de l’enquête, qu’avait-il décidé ? Comment était-il allé plus loin ? Il existait une différence fondamentale entre lui et moi. Luc croyait à Satan, moi pas. L’obstacle majeur sur ma route était mon esprit cartésien. J’étais le dernier homme à pouvoir avancer dans ce dossier...

Luc, lui, avait dû poursuivre la voie des Sans-Lumière, approfondir les signes et se rapprocher du noyau maléfique...

Une idée : vérifier, une bonne fois pour toutes, l’existence du démon.

En avoir le cœur net.

Au fond, l’unique élément surnaturel de l’affaire Gedda était la rémission physique d’Agostina. Le seul fait inexplicable. La petite fille pouvait avoir subi une hallucination durant son coma. Une NDE infernale. Elle pouvait avoir été traumatisée par cette expérience et devenir une meurtrière. Cela ne prouvait rien, d’un point de vue métaphysique.

En revanche, le miracle de sa guérison, c’était une autre histoire.

Guérir d’une gangrène en quelques jours : voilà du concret. Le taxi stoppa. On était arrivé à Fiumicino. Je payai le chauffeur. Aérogare. Comptoir d’accueil. Un seul endroit au monde pour comprendre ce qu’il s’était passé à l’intérieur du corps d’Agostina, une nuit d’août 1984.

L’hôtesse me sourit :

— Quelle destination ?

— Lourdes.

De Rome, les navettes pour la cité mariale étaient fréquentes mais la haute saison était finie — aucun vol ne partait ce soir. Le prochain départ avait lieu le lendemain matin, six heures quinze. J’achetai un billet en business puis me mis en quête d’un hôtel.

Je trouvai une usine à sommeil au sein de l’aéroport, à quelques pas du tarmac. Des couloirs, des chambres aveugles. Un lit et une horloge pour tout mobilier. Une cabine de douche dans un coin.

On produisait ici du repos comme d’autres de la colle ou des circuits électroniques.

Je verrouillai la porte puis m’écroulai sur le lit, tout habillé. Mes vêtements étaient poisseux de sueur, chiffonnés, déchirés. Je fermai les yeux. Le vrombissement des avions, au-dessus du bâtiment, filtrait par les murs et me passait sous le crâne.

Une lame fendit la foule, dans l’escalier de Giuseppe Momo. Elle s’enfonça dans un bras charnu, juste devant moi. Je sursautai à la giclée de sang. Mes paupières battaient. À qui appartenait ce bras ? Qui était l’obèse, complice de Cazeviel, qui m’avait déjà deux fois barré la route, à Catane et au Vatican ? Allait-il deviner ma nouvelle direction ? J’en arrivais à espérer une nouvelle attaque.

Je serrai mon Glock, par réflexe. Mon corps se détendit. Demi-sommeil. La voix de Luc : « J’ai trouvé la gorge. » « Moi aussi, lui répondis-je mentalement, je l’ai trouvée. » Du moins je connaissais son existence. Mais comment l’approcher ?

Ma conscience reculait. Maintenant, je flottais dans un couloir de ténèbres. Un labyrinthe serpentant sous la terre. Un fanal rouge brillait faiblement. Je tendis la main. Une voix s’échappa. C’était la voix, douce et vicieuse, d’Agostina Gedda.

Lex est quod facimus.

La loi est ce que nous faisons.

72

À L’AULNE de sa légende, lourdes faisait pâle figure. Cernée de collines, construite autour de roches saillantes, la cité mariale était minuscule. Tout y était serré près d’un fleuve qui avait plutôt l’air d’une rivière. Malgré la basilique supérieure, qui pointait son haut clocher, malgré les églises et les chapelles, modernes et massives, le costume paraissait trop étroit pour le rôle. On avait accumulé ici les lieux de prière sans étendre la surface de construction. Lourdes, c’était la grenouille qui avait avalé un bœuf.


9 heures.

J’étais déjà venu ici, adolescent, en visite avec ma classe — Sèze n’était qu’à quelques kilomètres de Lourdes. Depuis, je n’y étais jamais retourné. Je dédaignais ces lieux tapageurs, où la superstition lutte à armes égales avec la foi. Je laissais les cités miraculeuses aux gogos, aux chrétiens naïfs, aux désespérés. Je n’aurais jamais exprimé ce jugement à voix haute mais face à ces lieux de pèlerinage, j’avais à peu près la position du cinéphile devant les films du samedi soir.

Nous étions le 1er novembre. Sur les parkings, à l’entrée de la ville, des dizaines de cars étaient stationnés, portant des immatriculations de tous les pays d’Europe. La Toussaint était la dernière cérémonie avant la fermeture de la saison. Le chant du cygne.

Je garai à mon tour ma voiture de location — une Audi, à nouveau — et attaquai mon ascension. Les rues ne cessaient de tourner, révélant une ville biscornue, traversée de courants d’air. Des fontaines, des robinets émergeaient de partout, comme dans une ville thermale, mais aussi des autels et des statues. Impossible d’oublier la nature consacrée de la ville.

Les vitrines des boutiques, surtout, regorgeaient de souvenirs. Statues de la Vierge, effigies de Bernadette, avec sa ceinture bleue et ses deux roses jaunes aux pieds, christs aux yeux qui s’ouvraient et se fermaient à mesure qu’on s’approchait et qu’on s’éloignait. Et bien sûr, tous les produits dérivés de la source. Bouteilles contenant de l’eau de Lourdes, bonbons à l’eau de Lourdes, flacons d’eau en forme de Marie...

Une rumeur montait des hauteurs de la ville. Des chants. La cérémonie avait commencé. Je grimpai encore, suivant la direction de la basilique supérieure et de la grotte Massabielle. L’archevêché ne devait pas être loin. Premier objectif : interroger Mgr Perrier, l’évêque de Lourdes. Ensuite, j’irai au Bureau des constatations médicales, pour rencontrer le médecin qui avait suivi le cas d’Agostina.

Je dépassai des retardataires. Familles groupées autour d’un siège roulant, infirmières pressant le pas, prêtres essoufflés, la soutane flottant au vent. Au bout de la dernière rue, j’embrassai d’un seul regard le lieu de célébration. Brusquement, je fus ému aux larmes.

Au pied de la gigantesque basilique, des milliers de fidèles se tenaient immobiles, les yeux tournés vers la grotte des Apparitions, engloutie sous les lierres et les cierges. Des bannières, des banderoles claquaient dans l’air. « Peregrinos de un dia », « Pilger für einen Tag », « Polka missa katolik ». Des parapluies bleus et des plaids de même couleur, réchauffant les malades, formaient d’innombrables taches dans la foule.

Je repérai aussi les différents ordres ou congrégations : robes noires des Bénédictins, soutanes écrues des Cisterciens, crânes rasés des pères Chartreux, croix rouge et bleue des Trinitaires. Des femmes, aussi. Voiles blancs rayés bleu ciel des petites guerrières de Mère Teresa ou, beaucoup plus rare, le manteau noir, croix rouge à l’épaule, des Dames du Saint-Sépulcre de Jérusalem ; celles qu’on surnommait les « sentinelles de l’invisible ».

La foule reprenait en chœur l’Ave Maria. Ce pic de ferveur s’enfonçait en moi comme une lame, à la fois douloureuse et bienfaisante. J’adorais ces grands rassemblements d’où s’élevait une foi universelle. Messes de minuit, allocutions du pape sur la place Saint-Pierre, congrès d’été à Taizé...

Un homme en soutane, à l’air affairé, passa devant moi. Il tournait le dos à la cérémonie. Sans doute un prêtre du cru. Je lui fis signe.

— S’il vous plaît, je cherche la résidence de l’évêque.

— Mgr Perrier ?

— Je dois le voir aussitôt que possible.

Il lança un coup d’œil par-dessus son épaule, vers le parvis.

— Ce sera difficile aujourd’hui. C’est un jour de célébration.

Je sortis ma carte de flic :

— C’est une urgence.

Des rides plissèrent son front. Je n’étais vraiment pas dans le ton.

— Vous devez attendre la fin de la messe.

— Où est sa résidence ?

— Au sommet de la colline, un peu plus haut.

— Je vais l’attendre là-bas.

— Le chalet épiscopal est indiqué. Au fond d’un parc. Je vais à la grotte. Je lui dirai que vous l’attendez.

Je repris ma route. Le ciel gris se reflétait sur la chaussée humide, déployant des reflets durs, changeants. Dans ces rues mornes, aux façades de granit trop serrées, il y avait quelque chose de poignant, d’infiniment triste, et en même temps de très fort, d’indestructible.

Je franchis la grille du parc, sachant déjà que je n’aurais pas la patience d’attendre ici. Filer tout de suite au Bureau des Constatations Médicales ? Je traversai les jardins puis découvris le chalet — un presbytère de taille industrielle.

J’entrai dans le vestibule. Des murs de plâtre, une grosse croix suspendue face au seuil, un banc de bois. Je m’assis et allumai une clope.

Une porte claqua, au fond du couloir.

Un prêtre surgit, criant dans un téléphone portable :

— Mes experts seront là dans deux heures. Je viens chercher le dossier du patient moi-même puisque vous n’êtes pas foutus de nous l’envoyer. Le bureau est bien ouvert, non ?

Je m’écartai pour le laisser passer. En une seconde, je devinai qu’il était en train de parler du BCM, le Bureau des Constatations Médicales. Je le suivis dehors et l’interpellai alors qu’il refermait son cellulaire.

L’homme s’arrêta, l’air hostile. Il paraissait sortir directement d’un roman de Bernanos. Les joues creuses, l’œil fanatique, la robe luisante à force d’usure. Je lui demandai si le BCM était bien ouvert aujourd’hui. Il confirma. J’ajoutai :

— Vous y allez, non ? Je dois m’y rendre moi aussi.

Il me toisa de la tête aux pieds, le regard mauvais.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis policier. Je travaille sur un cas de miracle officiel.

— Lequel ?

— Agostina Gedda. Août 1984.

— Vous ne trouverez personne pour vous parler d’Agostina.

— Je pense au contraire obtenir le dossier complet. Interroger Mgr Perrier et le médecin qui a suivi ce cas.

L’homme eut un rictus. Ses os jouaient sous sa peau :

— Personne ne vous dira l’essentiel.

— Même pas vous ?

L’homme s’approcha. Sa soutane puait la moisissure :

— Satan. Agostina a été sauvée par Satan.

Encore un amateur de diableries. Tout à fait ce qu’il me fallait. J’utilisai un ton ironique :

— Le diable à Lourdes : il y a conflit d’intérêts, non ?

Le prêtre hocha lentement la tête. Son sourire s’élargit, entre mépris et consternation :

— Au contraire. Le diable vient ici recruter. La faiblesse, le désespoir : c’est son terrain de prédilection. Lourdes, c’est le marché aux miracles. Les gens ici sont prêts à croire n’importe quoi.

— Qui a suivi le cas d’Agostina ?

— Le Dr Pierre Bucholz.

— Il travaille toujours au BCM ?

— Non. Il est à la retraite. « On » l’a mis à la retraite.

— Pourquoi ?

— Pour un flic, vous êtes plutôt lent. Il était aux premières loges, vous comprenez ? Il devenait gênant.

— Où je peux le trouver ?

— Sur la route de Tarbes. Prenez la D507. Juste avant le village de Mirel, une grosse maison de bois noir.

— Merci.

Je le contournai. Il attrapa mon bras :

— Faites attention. Vous n’êtes pas seul sur cette voie.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Ils viennent ici, eux aussi.

— Qui ?

— Ils cherchent les miraculés du diable. Ils sont plus dangereux que tout ce que vous pouvez imaginer. Ils ont des règles, des ordres.

— Qui guette ? Qui a des ordres ?

— Dans les ténèbres, il y a plusieurs fronts. Ceux-là ont une mission.

— Quelle mission ?

— Ils doivent recueillir sa parole. Ils n’ont pas de livre, vous comprenez ?

— Pas un mot de ce que vous dites. De qui parlez-vous, bon sang ?

Son regard se teinta de pitié :

— Vous ne savez rien. Vous avancez comme un aveugle.

Ce corbeau commençait à me taper sur les nerfs :

— Merci de m’encourager.

— Abandonnez. Vous marchez sur leur territoire !

Sur ces mots, il fonça dans le sentier, me dépassant et plongeant sous l’ombre des arbres. Je restai quelques secondes, observant sa soutane grisâtre disparaître. Je n’avais pas compris l’avertissement mais j’étais certain d’une chose : l’inconnu venait d’évoquer, sans le savoir, mes tueurs.

Des hommes qui cherchaient aussi les Sans-Lumière et qui étaient prêts à abattre tout concurrent sur leur chemin.

73

LE PRÊTRE n’avait pas menti.

Trois cents mètres avant Mirel, la maison de bois était là.

En retrait de la route, elle ne détonnait pas dans le paysage lugubre. Posée au pied des collines pelées qui chevauchaient l’horizon, elle était entourée d’arbres nus et de champs noirâtres.

Je me rangeai devant le portail et tirai la cloche du jardin. Un chien se mit à aboyer puis le silence revint. La clôture de planches était plus haute que moi : je ne distinguais rien. Je commençais à me faire une raison quand j’entendis le claquement d’une baie vitrée qu’on ouvre.

Des pas sur les cailloux, les halètements du chien. La porte s’ouvrit. Tout de suite, je devinai que le Dr Pierre Bucholz allait entrer en tête de liste des allumés que j’avais croisés jusqu’ici. Grand, puissant, il portait une veste pied-de-poule à coudières et un pantalon de laine noire. La soixantaine, un front haut, dégarni, qui lui donnait l’air d’un gros caillou gris, il arborait une barbe en collier austère. Au-dessus de ses traits crispés, des yeux perçants, brillants, cinglés. Des yeux d’inquisiteur contemplant ses bûchers crépitants.

— C’est pour quoi ? hurla-t-il.

Il parlait comme si j’étais posté à une dizaine de mètres de lui. En réalité, j’étais si près que je venais de me prendre une volée de postillons. Je lui expliquai la raison de ma visite. Il s’agrippa au chambranle du portail, dans un mouvement théâtral, puis murmura, en se massant le cœur de son autre main :

— Agostina... Cette tragédie...

Je contournai le chien — un molosse au poil ras — et suivis le médecin dans son antre. La maison noire était percée de baies vitrées aux jointures mal ajustées. L’ensemble tenait plus du mobile home que de la « wooden house » d’architecte.

Bucholz s’arrêta pour ôter ses chaussures et se glisser dans des charentaises. Je proposai de me déchausser. L’idée parut lui plaire mais il se ravisa : il prit seulement mon imperméable. Le vestibule abritait un porte-parapluie, des patères pour les manteaux, ainsi que le nécessaire du parfait chasseur : bottes, poncho de pluie, chapeau de feutre. Le fusil à chevrotines ne devait pas être loin.

Le médecin me fit un signe en direction du salon. Je découvris un décor surchargé. Du bois noir, toujours, mais surtout d’innombrables bibelots, des effigies de la Vierge, du Christ, de saints. Des chapelets exposés sous vitrine. Des croix, des timbales, des cierges sur chaque meuble. Une odeur de fumée froide provenait de la cheminée éteinte.

— Asseyez-vous.

La proposition ne tolérait aucune discussion. Le chien nous avait suivis. Placide, il paraissait habitué au porte-voix qui lui servait de maître. Je traversai avec précaution le foisonnement d’objets et m’installai sur le canapé, face à la porte-fenêtre. Bucholz se pencha vers une table à roulettes, cliquetante de bouteilles :

— Vous voulez boire quelque chose ? J’ai de la chartreuse, de la liqueur de cerises, fabriquée par des Dominicains, du calva des Pères de la chapelle de Montligeon, de l’excellente eau-de-vie de l’abbaye de...

— Merci. Il est un peu tôt pour moi.

J’aperçus un Catéchisme de 1992 sur la table basse, signe que je n’étais pas vraiment chez un chrétien nouvelle tendance, militant pour le mariage des prêtres. Il s’écrasa dans un fauteuil face à moi puis plaqua ses mains sur ses genoux.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

Je l’attaquai à l’oblique :

— J’aurais voulu d’abord connaître votre opinion générale.

— Sur quoi ?

— Le phénomène du miracle. Comment l’expliquez-vous ?

Il partit d’un soupir à faire vibrer les vitres :

— Vous me demandez de résumer vingt-cinq ans de ma vie. Et cinquante de foi !

— Mais existe-t-il une explication scientifique ?

— En tant que médecin, croyez-moi, j’aimerais savoir, techniquement, comment tout ça se passe. J’en ai tellement vu...

Je cherchai du regard un cendrier. En vain. Pas la peine de demander si je pouvais fumer. Sous l’odeur de cheminée, des effluves de cire et de produits javellisés trahissaient un maniaque de la propreté. Bucholz reprit :

— On parle toujours de la soixantaine de miracles reconnus par l’Église, mais ce n’est qu’une partie des guérisons recensées par le Bureau des Constatations Médicales ! À votre avis, depuis les apparitions de la Vierge, combien a-t-on constaté de miracles ?

— Je ne sais pas.

— Dites un chiffre.

— Honnêtement, je n’en ai aucune idée. Cinq cents ?

— Six mille. Six mille cas de rémissions spontanées, sans la moindre explication.

— C’est un effet de l’eau ?

Il nia avec violence. Une espèce de rancune agressive perçait sous ses gestes. Il me faisait penser à un prêtre défroqué, ou un militaire dégradé.

— L’eau n’a aucun pouvoir, fit-il. Elle a été analysée, sans résultat.

— L’influence spirituelle du lieu ? Un processus psychologique ?

Il balaya l’air de sa grande main mouchetée de tavelures :

— Non. Dès qu’il y a soupçon d’hystérie ou de psychosomatisme, nous éliminons le cas.

— Alors quoi ?

— En vingt-cinq ans d’expérience, dit-il plus bas, je me suis fait mon opinion.

— Je vous écoute.

— C’est une question d’appel et d’énergie. Derrière chaque miracle, avant Lourdes, avant l’eau, il y a un appel. Une prière. Un espoir. Parfois, celui d’une famille. D’autres fois, de tout un village. Ces gens concentrent une formidable force d’amour, qui agit comme un aimant. Cette force attire une puissance supérieure, d’ordre cosmique mais de même nature. C’est cette puissance bienfaisante qui guérit. Une autre façon de dire que l’appel est entendu par Dieu.

Rien de neuf sous le soleil. Je soulignai :

— Derrière chaque pèlerin, il y a toujours une prière, un espoir.

— Je suis d’accord. Et je ne peux expliquer la sélection divine. Pourquoi tel sujet et pas un autre ? Mais de temps en temps, l’aimant fonctionne. La prière déclenche le... magnétisme divin.

— L’eau de la source ne joue donc aucun rôle ?

— Peut-être celui d’un conducteur, admit-il. L’énergie dont je parle serait comparable à une électricité transmise par l’eau de Lourdes. Etes-vous chrétien ?

— Pratiquant.

— Très bien. Alors vous pouvez saisir ce dont je parle. Cette force n’est pas un prodige, une énergie surnaturelle. Aujourd’hui, même les plus grands astrophysiciens en viennent à cette idée. Qu’y a-t-il derrière les atomes ? Qui les oriente, les ordonne ? Nous connaissons les quatre puissances élémentaires qui ont présidé à la création de l’univers : les deux forces nucléaires, la « forte » et la « faible », la force de gravité, la force électromagnétique. Il se pourrait qu’il y ait une cinquième force : l’esprit. De plus en plus de scientifiques émettent l’hypothèse qu’une telle puissance agit derrière l’organisation de la matière. Pour moi, cet esprit est amour. Qu’y a-t-il d’incroyable à imaginer que de temps à autre, cette force reconnaît l’un de nous ? Se focalise pour venir en aide à un simple mortel ?

Il était temps d’entrer dans le vif du sujet :

— C’est ce qui s’est passé pour Agostina ?

Il se redressa, brutalement :

— Pas du tout. Ce n’est pas cette puissance-là qui a sauvé la petite.

— Il en existerait une autre encore ?

Un sourire réchauffa son visage d’illuminé :

— Une version corrompue. Une force négative. Le mal. Agostina Gedda a été sauvée par le diable. (Il brandit un index menaçant.) Et attention : je l’ai toujours su ! Je n’ai pas attendu qu’elle zigouille son mari pour reconnaître sa nature maléfique.

Je n’ajoutai rien. Il suffisait d’attendre la suite. Bucholz se lissa le front :

— Sa visite à Lourdes n’avait pas donné de résultat. C’était évident.

Lorsqu’il y a guérison, elle est spontanée. Ou dans les jours qui succèdent à l’immersion. Chez Agostina, rien ne s’est passé. La gangrène a continué sa progression.

— Vous avez suivi le cas ?

— Je m’étais attaché à la petite. Avant le passage dans les piscines, l’auscultation au Bureau médical est obligatoire. Cette enfant de onze ans, dans son siège roulant, qui pourrissait à vue d’œil : cela m’a bouleversé. Le mois suivant, en juillet, j’ai moi-même effectué le voyage pour vérifier le diagnostic. Il n’y avait plus d’espoir.

— Agostina a pourtant guéri, quelques semaines plus tard.

— Le diable a agi quand la petite a sombré dans le coma.

— Comment le savez-vous ?

Nouveau silence, nouveau geste sur le front.

— Depuis le départ, j’avais des soupçons.

— Quels soupçons ?

Il souffla, comme s’il devait s’atteler à une explication très complexe.

— Je vous le répète : j’ai dirigé le BCM pendant vingt-cinq ans. Je connais les rouages de la ville, les réseaux qui y mènent. Les associations qui organisent les pèlerinages. Certaines d’entre elles ont mauvaise réputation.

Je songeais à l’unital6. Je suggérai ce nom. Bucholz acquiesça :

— Il y avait des rumeurs. On murmurait qu’au sein de cette organisation, on consolait parfois les espoirs déçus d’une drôle de manière... Passé un certain seuil de désespoir, l’homme est prêt à tout entendre. À tout essayer.

— Comme faire appel au diable ?

— Des éléments pourris, absolument pourris, de l’unital6 profitaient de certaines détresses pour proposer ce recours. Des messes noires, des invocations, je ne sais quoi au juste...

L’avertissement du prêtre famélique : « Dans les ténèbres, il y a plusieurs fronts. » Pour l’heure, j’en comptais trois. Les Sans-Lumière et leurs meurtres sous influence. Mes tueurs qui semblaient protéger la porte des Limbes. Et maintenant ces escrocs de l’au-delà, marchands de miracles au noir...

— Vous pensez que les parents d’Agostina se sont laissé convaincre ?

— La mère, pas le père. Il ne croyait à rien. Elle, croyait à tout.

— Elle a payé pour une messe noire ?

— J’en suis sûr.

— Et l’appel a été cette fois entendu ?

Il ouvrit ses mains puis les referma, comme un rideau de théâtre.

— On peut imaginer, face à l’esprit d’amour, une antiforce, comme il existe une antimatière dans l’univers. C’est cette puissance à rebours qui a agi chez Agostina. Une superstructure de haine, de vice, de violence, a fait régresser sa maladie et l’a sauvée. On peut appeler ça le « diable ». On peut lui donner n’importe quel nom. L’ange déchu, mauvais, qui hante notre civilisation chrétienne, n’est que le symbole de cette énergie viciée.

— Quand Agostina s’est réveillée du coma, rien n’indiquait chez elle la possession.

— C’est vrai. Mais je savais que Lourdes et Notre Seigneur n’y étaient pour rien. Je flairais le complot. Je me méfiais de la personnalité de la mère, ignorante, superstitieuse. Il y avait aussi l’unital6, qui sentait le soufre...

— Vous avez interrogé l’enfant ?

— Non. Mais j’ai vu grandir Agostina. J’ai vu le serpent s’épanouir.

— De quelle façon ?

— Des détails de comportement. Des mots. Des regards. Agostina avait l’air d’un ange. Elle priait. Elle escortait les malades, à Lourdes. Tout cela était faux. Un rideau de fumée. Le diable était en elle. Il se développait comme un cancer.

Le docteur Bucholz me faisait surtout l’effet d’un sacré cinglé.

— Avez-vous déjà entendu parler des Sans-Lumière ?

Il laissa éclater un rire grave :

— Le secret le mieux gardé du Vatican !

— Mais vous en avez entendu parler.

— Vingt-cinq ans de Lourdes, ça vous dit quelque chose ? Je suis une vieille sentinelle. Les Sans-Lumière, le Serment des Limbes...

— Vous pensez qu’Agostina a conclu un pacte avec le démon ?

Il ouvrit de nouveau ses mains.

— Vous devez comprendre un principe de base. Le diable attend le dernier moment pour apparaître à ses victimes. Il attend la mort. À cet instant seulement, il les repêche. Tout se passe dans les limbes, quand la vie n’est plus là mais que la mort n’a pas encore rempli son office. Or, plus le sujet reste longtemps entre ces deux rives, plus son échange avec le diable est profond, intense. Dans le cas des NDE positives, c’est le même principe. Plus l’expérience est longue, plus les souvenirs sont précis. Et plus la vie, ensuite, s’en trouve bouleversée.

— Agostina a connu une mort clinique ?

— Oui. La dernière nuit, elle est passée de vie à trépas.

— Comment le savez-vous ?

— Sa mère m’a appelé.

— Vous, à mille kilomètres ?

— Elle avait confiance en moi. J’étais le seul médecin qui était venu les voir chez eux, à Paterno. Écoutez-moi. (Il joignit ses paumes.) Agostina meurt. D’après mes informations, son cœur a dû s’arrêter de battre durant trente minutes au moins. Ce qui est exceptionnel. Le diable l’a marquée à cet instant. En profondeur.

— Mais elle ne vous en a jamais parlé.

— Jamais.

J’étais venu pour faire la lumière sur le miracle maléfique d’Agostina. J’étais servi. Le bonhomme, à sa façon, suivait une logique implacable. Je demandai :

— Vous avez parlé de vos analyses à quelqu’un ?

— À tout le monde. La résurrection d’Agostina n’est pas un miracle. C’est un scandale, au sens étymologique du terme. Du grec skandalon : un obstacle. Une abomination. Agostina, à elle seule, est une entrave à l’amour. La preuve physique de l’existence du diable ! Je l’ai dit à qui voulait m’entendre. D’où ma retraite anticipée. Même chez les chrétiens, toute vérité n’est pas bonne à dire.

Son raisonnement était irréprochable, mais Bucholz était surtout un original qui avait fini par se convaincre de ses hypothèses. M’observant du coin de l’œil, il parut flairer mon scepticisme. Il ajouta :

— Je connais un autre cas. Une petite fille, restée plus longtemps encore au fond des limbes.

Je retins mon souffle.

— Une histoire terrifiante, continua-t-il. La petite est restée plus d’une heure sans le moindre signe de vie !

Je sortis mon carnet :

— Son nom ?

Pierre Bucholz ouvrit la bouche mais se tut. On venait de cogner à la vitre.

Il resta immobile durant une seconde puis s’effondra sur la table basse.

Le dos baigné de sang.

Je lançai un regard vers la porte-fenêtre. Une marque d’éclat, en forme de cible. Je me jetai à terre. Un nouveau « plop » claqua. Le crâne du chien explosa. Sa cervelle gicla sur le canapé. Au même instant, le corps de Bucholz s’affaissa au sol, entraînant la collection de chopes de Fatima posées sur la table basse.

Les alcools des moines giclèrent. Les statuettes de la Vierge et de Bernadette furent pulvérisées. Les bougies, les timbales, les vitrines éclatèrent. Plaqué au sol, je me glissai sous la table basse. La maison s’effondrait, sans l’ombre d’une déflagration. Les baies vitrées s’écroulèrent. Les fauteuils, le canapé, les coussins se soulevèrent puis retombèrent, en charpie. Commodes et armoires s’affaissèrent, éventrées.

Je pensai : « Sniper. Silencieux. Mon deuxième tueur. » On allait enfin pouvoir régler nos comptes. Cette idée me donna une énergie inattendue. Risquant un œil vers la baie fracassée, je déduisis l’angle de tir de l’agresseur. Posté au sommet de la colline qui surplombait la maison. Je me maudissais moi-même : une fois encore, je n’avais pas pris mon flingue. Et je ne pouvais plus me risquer à découvert jusqu’à la voiture.

Penché sous les balles, je sortis de ma planque et passai dans la cuisine, juste à ma gauche. J’attrapai le couteau le plus costaud que je pus trouver et repérai une porte arrière.

Je jaillis dehors, côté champs, prêt pour le duel.

Un duel risible.

Un tireur d’élite contre un équarisseur.

Un fusil d’assaut contre un couteau de cuisine.

74

JE RAMPAI dans le jardin et observai le coteau. Pas question d’apercevoir l’homme camouflé, ni même le reflet de la lunette du fusil : aujourd’hui, les visées optiques sont en polymères et le verre de précision fumé. Je cherchai pourtant un signe, un indice, passant en revue chaque taillis, chaque buisson, en haut de la colline.

Rien.

Dans un ravin abrité, courbé parmi les herbes, j’attaquai mon ascension. Tous les cinquante pas, je remontais le flanc du fossé et plaçais ma main en visière. Toujours rien. Le tireur était sans doute abrité sous un tapis de branches et de feuilles, en tenue de camouflage. Peut-être même s’était-il concocté, comme les snipers de Sarajevo, un couloir de tir de plusieurs mètres...

Je grimpai encore. Au-dessus de moi, le vent frissonnait dans les cyprès. Soudain, alors que je jetais encore un regard, j’aperçus un éclair. Furtif, infime. Un déclic de métal, brillant au soleil. Une bague, une gourmette, un bijou. J’accélérai, levant les pieds pour amortir le bruit de ma course. Je ne pensais plus, n’analysais plus. Je montais au combat, c’était tout, concentré sur ma cible, située à deux cents mètres, selon une ligne oblique de trente degrés.

Enfin, le point culminant de la butte.

Un pas encore, et mon champ de vision s’ouvrit à 180 degrés.

Il était là, au pied d’un arbre.

Enorme, camouflé, invisible d’en bas.

Il portait un poncho kaki, capuche sur la tête. Un genou au sol, il était en train de démonter son arme — à moins qu’il ne la recharge. Un colosse. Sous la cape, plus de cent-cinquante kilos de chair bien pesés. L’obèse qui m’avait déjà bloqué le passage deux fois. Dans une impasse, à Catane. Dans l’escalier des musées du Vatican.

J’opérai une large boucle et revins vers lui, par l’arrière. Je n’étais plus qu’à dix mètres. Il dévissait le silencieux de son fusil. Le tube devait être brûlant. Il ne cessait de le saisir puis de le lâcher, comme lorsqu’on veut attraper un objet trop chaud.

Trois mètres. Un mètre... À cet instant, mû par un sixième sens, il tourna la tête. Je ne le laissai pas achever son geste. Je plongeai sur lui, enserrant sa gorge du bras gauche, pointant mon couteau sous son menton :

— Lâche ton fusil, haletai-je. Sinon, je te jure que je finis le boulot.

Il s’immobilisa, toujours à genoux. Arc-bouté sur son dos, j’avais l’impression d’étrangler un bœuf. J’enfonçai ma lame d’un bon centimètre. Sa graisse épousa le mouvement, sans saigner :

— Lâche-le, putain... Je ne plaisante pas !

Il hésita encore, puis lança l’arme à un mètre devant lui. Pas vraiment une distance de sûreté. Je soufflai :

— Maintenant, tu vas te retourner doucement et...

Un éclair dans sa main, un mouvement en arc, sur la droite. J’esquivai de côté. Le couteau commando siffla dans le vide. Je plantai mon genou dans ses reins, le forçant à se cambrer. Il abaissa à nouveau sa lame pour me toucher par la gauche. J’évitai encore le coup, les jambes pliées, les talons plantés dans le sol.

Il tenta de se retourner. Sa puissance était hallucinante. Nouveau coup, par le haut. Cette fois, il m’écorcha l’épaule. Je gémis et, d’un mouvement réflexe, plantai mon arme sous son oreille droite. Jusqu’à la garde. Un éclair de sang artériel zébra le ciel.

Le mastodonte se pencha en avant, se balança d’un genou sur l’autre. Je suivis le mouvement sans lâcher mon couteau. J’opérais un geste de va-et-vient serré, exactement comme un boucher tranchant la tête d’un bœuf. Le sang me poissait les doigts, surchauffait ma peau déjà brûlante. Ses chairs se refermaient sur mon poignet en un baiser abominable, une emprise de mollusque sous-marin.

Dans un sursaut, il posa un talon sur le sol et parvint à se relever pour retomber en arrière. Ses cent cinquante kilos s’écrasèrent sur moi. Mon souffle se bloqua net.

Je perdis conscience une seconde, me réveillai. Je n’avais pas lâché mon arme. Le poids lourd m’enfonçait dans la boue, battant des jambes et des bras, à la manière d’un poulpe géant. Son sang coulait et me submergeait.

Je m’asphyxiais. Dans quelques secondes, je serais dans le cirage, et ce serait la fin, pour moi aussi. Je n’avais toujours pas atteint mon putain d’objectif — remonter dans les chairs jusqu’à l’oreille gauche. J’attrapai à deux mains la garde de mon couteau pour achever le travail.

Puis, je lâchai tout et poussai avec mon dos, mes coudes, en un ultime effort pour me dégager. Enfin, le gros bascula sur le côté. Il leva son bras pour m’atteindre encore une fois mais sa main ne tenait plus rien. Il roula deux fois sur lui-même, dévalant la pente sur plusieurs mètres, englué dans son sang et les plis de sa cape de pluie.

Je m’extirpai de la boue, m’adossai à l’arbre, reprenant mon souffle. Poumons broyés, gorge bloquée, des étoiles plein le crâne. Soudain, je sentis un violent spasme monter de mes tripes. Je fis volte-face et vomis au pied du tronc. Mon sang battait à me fendre les tempes. Mon visage était enduit d’un vernis glacé — un vernis de mort.

Je restai prostré, à genoux, de longues minutes. Étranger à tout. Enfin, je me relevai et fis face au cadavre. Il était sur le dos, les bras en croix, cinq mètres plus bas. Capuche relevée, dévoilant une grosse face cernée d’une barbe courte. La plaie à la gorge lui dessinait un deuxième collier, noir et atroce. Mon couteau s’était brisé dans la chute.

Sous les battements de mon crâne, une idée émergea lentement.

Celui-là aussi, je le connaissais.

Richard Moraz, premier suspect dans l’affaire Manon Simonis.

L’homme aux mots croisés. « On se reverra », lui avais-je dit dans la taverne bavaroise. C’était chose faite. À tous ses doigts, des bagues. Celles qui m’avaient envoyé des signaux sous le soleil.

Je remarquai, à son majeur gauche, une chevalière particulière.

D’un coup, tout se mit en place : c’était à ce doigt que j’avais vu le sigle de Cazeviel. Le fer de forçat relié à une chaîne, barré d’une tige horizontale. Je m’approchai et observai la bague. Exactement le même symbole, en reliefs d’or.

Je relevai la manche droite du cadavre, à titre de vérification — le bras portait un bandage. Je l’arrachai : la plaie était nette, longitudinale, d’environ dix centimètres. C’était bien l’obèse qui s’était pris le couteau de Cazeviel, dans la cohue des musées du Vatican.

Je venais de régler la deuxième partie de mon problème.

Celui qui avait commencé dans le col du Simplon.

75

PAYSAGE BRÛLÉ par l’hiver. Arbres nus, calcinés. Champs de terre noire, retournés comme des tombes. Ciel blanc, irradiant une lumière aiguë, radioactive.

Sur cette toile de fond sinistre, je me reculai et contemplai l’arbre au sommet du coteau, qui se dressait en toute solitude. Prisonnier de la terre, tendu vers le ciel, pétrifié de froid. Je songeai à ma propre situation. Un mort au sol, la vérité au-dessus, et moi entre les deux.

Depuis un moment déjà, je ne menais plus l’enquête.

C’était elle qui m’emmenait droit en enfer.

Je décidai de prier. Pour Moraz, sans doute lié au secret des Sans-Lumière et à l’affaire de Manon Simonis, et pour Bucholz, victime innocente dont la malédiction, jusqu’au bout, s’était appelée Agostina Gedda.

Puis je descendis la pente, d’un pas mal assuré. Le désert qui m’entourait n’avait qu’un seul avantage : pas un témoin en vue. Je rentrai chez Bucholz et attrapai mon imperméable resté dans le vestibule. Malgré moi, je lançai un coup d’œil dans la pièce ravagée, où s’étendait le cadavre du médecin. Je reconstituai, mentalement, mes déplacements dans la maison afin de vérifier que je n’avais pas laissé la moindre empreinte.

Je refermai la porte d’entrée, la main dans ma manche.

Je plaçai vingt kilomètres entre moi et le lieu du massacre, puis m’arrêtai dans un sous-bois. Là, j’attrapai une chemise propre dans mon sac et me changeai. Mon épaule m’élançait mais la blessure était superficielle. J’entassai la chemise, la cravate et la veste collées d’hémoglobine avec le couteau brisé que j’avais récupéré, puis j’allumai le tout. Le feu prit avec difficulté. Je grillai une Camel au passage. Lorsqu’il ne resta plus que quelques cendres et l’os du couteau, je creusai un trou et enterrai les vestiges de mon crime.

Je revins à la voiture et regardai l’heure : 17 heures. Je décidai de trouver un hôtel à Pau. Du sommeil et de l’oubli : mon seul horizon à court terme.

Je fonçai vers Lourdes puis me dirigeai vers le nord, par la D 940, pour emprunter l’autoroute — la Pyrénéenne. En chemin, j’appelai les gendarmes d’une cabine téléphonique, histoire de tenir leur nécro à jour.

Au volant de ma voiture, je murmurai une nouvelle prière. Pour moi cette fois. Le Miserere, psaume 51 de David. Ma tête fracassée était trouée comme une éponge et je ne parvenais pas à me souvenir du texte complet. Bientôt, l’enquête, avec ses morts, ses questions, ses béances, revint m’agripper l’esprit. Je songeai à Stéphane Sarrazin. Je n’avais pas eu de contact avec lui depuis Catane, et il m’avait laissé trois messages la veille.

J’aurais dû l’appeler dès la découverte de l’identité de Cazeviel. N’était-il pas le mieux placé pour exhumer le passé du tueur ? Avec Moraz dans la danse, le gendarme avait du pain sur la planche. Je composai son numéro. Répondeur. Je ne laissai pas de message, mû par un réflexe de prudence, et revins à mes propres cogitations.

L’autoroute filait toujours. Je décidai, encore une fois, de faire le point sur mes trois dossiers criminels et de les comparer. Mai 1999.

Raïmo Rihiimäki tue son père selon la méthode dite des « insectes ».

Une vengeance à chaud, inspirée par le diable. Avril 2000.

Agostina Gedda tue son époux, Salvatore, selon la même méthode.

Une vengeance à froid, inspirée elle aussi par le démon. Juin 2002.

Sylvie Simonis est sacrifiée selon le même rituel.

Encore une vengeance.

Celle du meurtre d’une petite fille possédée, quatorze ans plus tôt.

Seul problème : l’enfant est morte et enterrée depuis quatorze ans.

Elle ne peut avoir commis le crime.

Qui était le Sans-Lumière de l’affaire Simonis ?

Qui était le tueur qui revenait des Limbes, inspiré par Satan ?

Je pilai en pleine autoroute et braquai vers la voie d’urgence. J’éteignis le moteur et secouai la tête malgré moi. La réponse était évidente mais c’était tellement fou, tellement démesuré, que je n’avais jamais risqué une telle hypothèse.

Maintenant, une petite voix me soufflait d’essayer, juste pour voir.

À Sartuis, il y avait une chose que je n’avais jamais vue et qui aurait dû me frapper, par son absence même.

À aucun moment, je n’avais lu ou tenu une preuve tangible de la mort de Manon Simonis. Black-out des magistrats, discrétion des enquêteurs, ignorance des journalistes. Dans tous les cas, je n’avais jamais vu la couleur d’un certificat de décès ou d’un rapport d’autopsie.

Et si Manon Simonis n’était pas morte ?

J’enclenchai la première et laissai de la gomme sur le gravier. Dix kilomètres plus loin, je trouvai la bretelle de sortie de Pau. Je réglai le péage et fis demi-tour, dans un hurlement de pneus.

Direction Toulouse.

Première étape de ma traversée latérale de la France.

Une course nocturne pour rejoindre Sartuis.

76

À MINUIT, j’étais à Lyon. À 2 heures, à Besançon. À 3 heures, je retrouvais Sartuis, la ville aux horloges arrêtées. Depuis que j’approchais des vallées du Jura, l’averse crépitait sur ma route. Maintenant, elle ruisselait sur les toits, gonflait les gouttières, formait des torrents le long des trottoirs. L’artère principale semblait pencher, basculer dans le vide de la nuit à la manière d’une cuve.

Je trouvai la place centrale — et avec elle, la mairie. Bâtiment moderne sans âme ni passé qui s’enfonçait dans la boue de l’orage.

Je fis le tour à pied, emportant feuilles mortes et gerbes d’eau dans mon sillage, et repérai le pavillon du gardien.

Je frappai à la fenêtre grillagée. Les aboiements d’un chien retentirent. Je frappai encore. Au bout de deux longues minutes, la porte s’entrouvrit. Un homme me jeta un regard ébahi. Je criai dans le vacarme de la pluie :

— Vous êtes le concierge de la mairie ?

L’homme ne répondit pas.

— Vous êtes le gardien, oui ou non ?

Le chien ne cessait pas d’aboyer. Je me félicitai que le gaillard n’ait pas ouvert complètement sa porte.

— Z’avez vu l’heure ? grogna-t-il enfin. C’est pour quoi ?

— Vous avez les clés de la mairie, oui ou merde ?

— Parlez pas comme ça ou je lâche le chien ! Je suis l’employé municipal. Je fais deux rondes la nuit, c’est tout.

— Prenez vos clés. C’est l’heure d’y aller.

— En quel honneur ?

Je lui fourrai ma carte sous le nez :

— Moi aussi, je suis employé municipal.

Cinq minutes plus tard, l’homme était à mes côtés, vêtu d’une énorme parka à capuche. Il tenait une lampe torche :

— J’ai laissé le chien au chaud. Vous en avez pas besoin ?

— Non. Je dois simplement consulter des fichiers. Dans une heure, vous êtes au lit.

Une poignée de secondes et nous fûmes au cœur du bâtiment. On avançait dans les couloirs comme dans les cales d’un cargo, les tympans assaillis par les bourrasques et les bruissements de pluie.

— Qu’est-ce que vous cherchez au juste ?

— L’état-civil. Les décès.

— Faut monter au premier.

Un escalier, un nouveau couloir, puis l’homme braqua son faisceau vers une porte. Une nouvelle clé et on accéda à une grande salle, traversée par les éclairs obliques de l’orage.

Il actionna le commutateur. La pièce ressemblait à une bibliothèque. Des structures de métal formaient plusieurs galeries, où s’alignaient des dossiers jaunis. À gauche, un bureau trônait en solitaire. Dessus, un ordinateur flambant neuf.

— Vous savez vous en servir ? demandai-je.

— Non. J’ai un chien. Je fais des rondes. C’est tout.

Je me tournai vers les rayonnages :

— Ce sont les archives ?

— À votre avis ? La cafétéria ?

— Je veux dire : on conserve encore une version papier de chaque certificat ?

— J’en sais rien. Tout ce que j’peux vous dire, c’est qu’ils sont toujours ensevelis sous la paperasse, ces cons-là, et...

Je plongeai dans les allées et scrutai les dossiers. Naissances, mariages, décès : tout était là. Un mur était consacré aux disparus — de la période d’après-guerre jusqu’à aujourd’hui. Je trouvai rapidement les années quatre-vingt.

J’attrapai la chemise « 1988 » et feuilletai les fiches jusqu’à novembre. Pas de certificat au nom de Manon Simonis. Mes mains tremblaient. Je dégoulinais sur place. Mois de décembre. Rien. Je remis tout en place.

Un bruit blanc résonnait en moi.

Un dernier truc à vérifier.

De nuit, Le Locle semblait plus sauvage encore que Sartuis. Une grande avenue de ville de Far West, des immeubles-bunkers fouettés par la pluie. Et la voix du père Mariotte, au fond de mon crâne, m’expliquant que Manon était enterrée de l’autre côté de la frontière :

— Sa mère a voulu éviter les médias, le tapage...

Le cimetière se situait au bout de la ville. Je garai la voiture, attrapai ma lampe et remontai l’allée de sapins. J’escaladai la grille et retombai dans une flaque, de l’autre côté.

La mort rend les hommes égaux. Les cimetières aussi. Les stèles, les croix : des verrous de pierre qui scellaient tout — les vies, les destins, les noms. J’avançai et évaluai le boulot : six allées, ouvrant de part et d’autre sur plusieurs dizaines de tombes. Au bas mot, trois ou quatre cents sépultures à déchiffrer.

J’attaquai le premier sentier, torche braquée. La pluie était si serrée qu’elle n’était plus qu’un rideau continu. Le vent frappait en rafales, devant, derrière, sur les côtés, avec la violence d’un boxeur qui s’acharne sur un outsider, acculé dans les cordes.

Première allée : pas de Manon Simonis.

Deuxième allée : pas de Manon Simonis.

Troisième, quatrième, cinquième : toujours pas de manon.

Le rayon de ma torche glissait sur les croix, les noms, et c’était comme un compte à rebours qui me projetait vers une vérité hallucinante. Depuis combien de temps avais-je compris ? Depuis combien de secondes mon hypothèse s’était-elle transformée en certitude absolue ?

À la fin de la sixième allée, je tombai à genoux dans les graviers.

L’enfant n’était pas morte en 1988.

C’était une bonne et une mauvaise nouvelle.

Bonne : Manon avait survécu à son propre assassinat.

Mauvaise : c’était grâce au diable.

Elle était une Sans-Lumière et elle avait tué sa mère.

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