IV MANON

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PREMIÈRE URGENCE.

Régler mes comptes avec Stéphane Sarrazin.

Le gendarme avait toujours su que Manon était vivante. Lorsqu’il avait obtenu la charge de l’enquête Simonis, il avait dû consulter le dossier de 1988. Il prétendait que ce dossier n’existait plus mais il mentait, j’en étais sûr maintenant. Il avait dû aussi contacter Setton, devenu préfet, et les autres enquêteurs. Il savait tout. Pourquoi ne m’avait-il pas dit l’essentiel ? Je franchis de nouveau la frontière, la rage au ventre. Et tentai de retracer les faits de l’époque.


Novembre 1988.

Craignant le harcèlement des médias, la mère et les responsables de l’enquête se mettent d’accord pour cacher la survie de l’enfant. Le juge de Witt, le commandant Lamberton, le commissaire Setton, les avocats ferment leur gueule. Quant au procureur, il lâche quelques communiqués sibyllins, pour donner le change, puis plus rien. Le secret de l’instruction, verrouillé à double tour.


Décembre 1988.

Sylvie Simonis vit une période d’intense confusion. Elle vient de tuer sa propre fille pour détruire le diable qui est en elle, mais l’enfant a survécu. Que peut-elle penser ? Je devine : chrétienne, Sylvie voit dans cette résurrection l’action de Dieu. C’est l’histoire d’Abraham. Yahvé n’a pas voulu qu’elle sacrifie sa fille. Sylvie donne une autre chance à Manon. Le miracle a sans doute purifié son âme — et chassé la Bête.

La suite, je la voyais bien nette, sur fond de prières et de planques. Sylvie avait élevé Manon en secret, quelque part dans les vallées du Jura. Ou ailleurs. Un détail prenait maintenant son sens : les virements sur un compte suisse, depuis quatorze ans. Ils n’étaient destinés ni à un maître chanteur, ni à Sylvie elle-même. Mais aux tuteurs de sa fille ! Qui étaient-ils ? Manon avait-elle vécu en Suisse ? Avait-elle conservé son véritable nom ?

Sarrazin avait intérêt à se mettre à table.

Il m’avait donné son adresse personnelle. Il n’habitait pas la caserne de Trepillot mais une maison isolée, à la sortie sud de Besançon. La baraque appartenait à un hameau : « Les Mulots ». Sarrazin m’avait parlé d’un chalet à l’écart. Je contournai la ville et repérai l’enseigne.

En contrebas de la route, le toit de bois flottait dans l’obscurité.

Je m’arrêtai cinquante mètres avant, à l’abri des regards, et attrapai mon sac. Je saisis la housse en cordura, y puisai les pièces détachées du Glock 21 et montai l’arme en toute rapidité. Je glissai un chargeur de balles Arcane et fis monter une cartouche dans le canon. Je soupesai l’engin. Bien qu’en polymères, il était plus lourd que le 9 mm Para. Un automatique compact, ravageur, qui correspondait, exactement, à mon état d’esprit.

À 2 heures du matin, j’espérais surprendre Sarrazin dans son lit et lui remettre les idées en place.

Je sortis sans bruit, arme au poing. L’averse s’était arrêtée. La lune réapparaissait, affûtant son reflet sur l’asphalte détrempé. Je descendis vers le chalet et stoppai sur le seuil. La porte d’entrée était ouverte — une flaque de pluie s’écoulait dans l’entrebâillement. Mauvais présage. J’évitai la flotte et me glissai à l’intérieur, en alerte maximum. Après le vestibule, un salon rectangulaire, ponctué de trois fenêtres.

Une voix me prévenait d’un désastre mais je la maintenais encore à distance.

J’appelai :

— Sarrazin ?

Pas de réponse. Je croisai la cuisine, une chambre, parfaitement rangée, et trouvai l’escalier. J’étais parcouru de tremblements, renforcés encore par mes vêtements mouillés.

— Sarrazin ?

Je n’attendais plus de réponse. Le lieu puait la mort.

En haut des marches, nouveau couloir. Nouvelle chambre. Celle de Sarrazin, sans doute. Je jetai un œil. Vide, impeccable. Je repris espoir. Le militaire était peut-être parti en mission ?

Un bourdonnement me répondit.

Des mouches, derrière moi. En cohortes.

Je suivis les insectes, qui se groupaient au fond du couloir, autour d’une porte entrouverte. La salle de bains. Les mouches vrombissaient, s’agglutinaient autour des gonds. L’odeur de pourriture était maintenant perceptible. Je m’approchai. Je rengainai mon arme, retins mon souffle et poussai la porte avec le coude.

L’infection de la chair en décomposition me sauta au visage. Stéphane Sarrazin était lové dans sa baignoire, pleine d’une eau brune et figée. Son torse dépassait de la surface, sa tête renversée en arrière, dans une cambrure de souffrance. Son bras droit pendait à l’extérieur, évoquant le Marat assassiné de David. Sur les carreaux du mur, au-dessus, des traînées de sang semblaient former un motif mais la réfraction de la lune éclaboussait la céramique. Je trouvai le commutateur.

Lumière crue sur l’horreur. Sarrazin n’avait plus de visage : il était écorché des sourcils au menton. Les doigts de sa main étaient brûlés. Son buste était ouvert du sternum jusqu’au pubis, qu’on devinait béant dans les flots sombres. Ses viscères s’étaient déroulés contre ses flancs et ses jambes repliées, offrant l’illusion d’une eau noire. Au-dessus, les mouches grondaient en vapeur incessante.

Je me reculai. Mes tremblements se transformaient en spasmes et je ne trouvais plus en moi aucune concentration, aucune acuité pour analyser la scène de crime. Je n’avais qu’un désir : foutre le camp. Mais je me forçai à regarder encore.

J’aperçus près de la baignoire un débris sans équivoque : le sexe de Sarrazin. Le tueur avait castré le militaire. Maintenant, avec le recul, je contemplai à nouveau les marques sur le mur de faïence. Elles dessinaient une phrase, en lettres de sang : le meurtrier avait utilisé le sexe de sa victime comme un pinceau. En longues capitales, il avait inscrit :


TOI ET MOI SEULEMENT.


L’écriture était celle du confessionnal.

Et j’étais certain que le message, encore une fois, s’adressait à moi.

78

JE M’ÉLOIGNAI à pleine vitesse de Besançon. Une seule idée maintenant sous mon crâne : le tueur ne pourrait expier ses crimes qu’avec son propre sang. C’était désormais la loi du talion. Œil pour œil. Sang contre sang.

Dans un village endormi, je repérai une cabine téléphonique. Je m’arrêtai et contactai le Centre Opérationnel de Gendarmerie de Besançon. Appel anonyme. Un nouveau nom sur la nécro du dossier. Presque une routine.

Puis la route à fond.

Mes pensées viraient au pur cauchemar. Le diable voulait que je suive sa trace — moi, et moi seul. Et il m’attendait, quelque part dans une vallée du Jura, je protège les sans-lumière. Un diable qui veillait sur ses créatures et qui les vengeait de la pire façon, éliminant maintenant Sarrazin, enquêteur trop curieux.

Un hôtel, en urgence.

Une chambre, un lieu scellé, où prier pour le salut du gendarme et, peut-être, dormir quelques heures. Je repérai en bord de route un bâtiment surmonté d’un néon éteint. Je ralentis. C’était bien un hôtel, sans style, mangé par du mauvais lierre. Un deux-étoiles pour voyageurs de commerce.

Je réveillai l’hôtelier et me fis guider jusqu’à ma chambre. J’ôtai mes vêtements, plongeai sous la douche puis priai en caleçon dans l’obscurité. Je priai et priai encore pour Sarrazin. Sans parvenir à effacer mes soupçons. Malgré son agonie, malgré notre accord, je suspectais encore chez le gendarme un versant caché. Les fameux 30 % de culpabilité...

Je redoublai de ferveur dans ma prière, jusqu’à ce que mes genoux, sur le tapis élimé, me fassent mal. Alors seulement, je me glissai dans les draps. J’éteignis la lumière et laissai mes pensées courir, sans ordre ni logique.

Les questions surgissaient dans ma conscience comme les grains de verre colorié d’un kaléidoscope. À chaque seconde, les motifs changeaient, dessinant des vérités contradictoires, des interrogations en abîme, des angoisses démultipliées.

Puis le sujet Manon réapparut et s’amplifia, au point d’occuper tout mon esprit. Je me concentrai sur elle, pour mieux écarter les autres énigmes. Si elle était réellement vivante, quelle pouvait avoir été sa vie ?

Je m’enfonçai encore dans mes pensées, quittant Manon pour rejoindre Luc. Était-il allé plus loin que moi encore ? Avait-il retrouvé Manon, vivante, âgée de vingt-deux ans ? Était-ce cette découverte qui l’avait poussé au suicide ?

Je me réveillai avec la lumière du jour.

8 h 30. Je m’habillai et fourrai mes fringues de la veille au fond de mon sac. Puis descendis boire un café dans le restaurant vide de l’hôtel, jetant un coup d’œil aux journaux du matin. Rien sur les meurtres de Bucholz et de Moraz — on était à près de mille kilomètres de Lourdes. Rien sur le corps de Sarrazin : trop tôt.

Une journée de sursis pour appliquer ma stratégie.

Remonter l’histoire du sauvetage de Manon.

Trente minutes plus tard, je stoppai devant la caserne des pompiers de Sartuis. Le ciel était bleu, les nuages blancs. Tout semblait calme. La nouvelle de la mort de Sarrazin n’était toujours pas parvenue. Personne ne bavardait dans la cour, personne n’écoutait son cellulaire, les yeux exorbités.

Juste un samedi comme un autre.

Je contournai le hangar principal en grelottant. Sur l’aile droite, un jeune pompier coiffé en brosse promenait sans enthousiasme un jet d’eau sur la dalle de ciment. Je l’interpellai. Il arrêta son Karcher, s’y reprenant à plusieurs fois pour stopper le déluge, puis demanda d’une voix de fausset, les yeux fixés sur ma carte de flic :

— C’est pour quoi ?

— Une vieille histoire. Manon Simonis. Une petite fille noyée, en novembre 1988. Je cherche les sauveteurs qui ont récupéré le corps.

— Pour ça, il faudrait voir le commandant, il...

— Qu’est-ce qui se passe ici ?

Un homme corpulent apparut derrière le pompier. Cinquante ans, bien marqués sur le visage, des cheveux coiffés au râteau, un nez en patate. Des galons d’argent brillaient sur les épaulettes de son pull.

— Commandant Mathieu Durey, fis-je d’une voix martiale. J’enquête sur le meurtre de Manon Simonis.

— En quel honneur ? Il y a prescription depuis longtemps.

— Il y a des faits nouveaux.

— Tiens donc. Lesquels ?

— Je ne peux rien dire.

J’étais en train de me griller mais il me fallait l’information, coûte que coûte. Le reste était accessoire. L’officier fronçait les sourcils dans la clarté matinale. Mille rides convergeaient autour de ses yeux. Il demanda d’un ton intrigué :

— Pourquoi venir chez nous ?

— Je voudrais interroger les pompiers qui ont participé à l’émersion de l’enfant.

— J’étais de l’équipe. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Vous vous souvenez de l’état du corps ?

— Je ne suis pas médecin.

— La petite fille était bien morte ?

Le gradé lança un coup d’œil étonné à l’aspirant. J’insistai :

— Il n’y a aucune chance pour que Manon ait été réanimée ?

Il paraissait maintenant déçu : il venait d’accorder son attention à un fou.

— La petite avait passé au moins une heure dans l’eau, répondit-il. La température de son corps était descendue sous la barre des vingt degrés.

— Son cœur ne battait plus ?

— Quand on l’a repêchée, elle ne présentait plus le moindre signe d’activité physiologique. Peau cyanosée. Pupilles dilatées. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?

Je n’arrêtais pas de frissonner dans mon trench-coat. Je demandai encore :

— Où le corps a-t-il été transféré ?

— Je ne sais pas.

— Vous n’avez pas parlé avec les urgentistes ?

Son regard fit la navette entre moi et son acolyte puis il admit :

— Tout s’est passé très vite. Le Samu avait un hélicoptère.

Je remontai mentalement les images et les fis défiler à bonne vitesse. 12 novembre 1988, 19 heures. Pluie battante. Les gendarmes découvrent le corps, sur le site d’épuration. Les pompiers plongent aussitôt dans le puits. La civière remonte à la lueur des projecteurs et des gyrophares. Alors, les urgentistes décident d’utiliser un hélicoptère. Pourquoi ? Où avaient-ils emmené Manon ? L’officier proposa :

— Ils ont dû la transporter à Besançon. Pour l’autopsie.

— L’hélicoptère du Samu, demandai-je, où stationne-t-il ? À Besançon ?

L’homme me dévisageait, comme pour déceler un sens caché dans mes questions. Il déclara, en secouant la tête :

— Pour ce genre de transports, on fait appel à une boîte privée, à Morteau.

— Quel nom ?

— Codelia. Mais je ne suis pas sûr que ce soit eux qui...

Je remerciai les deux pompiers d’un signe de tête et courus vers ma voiture.

Un quart d’heure plus tard, je retrouvais la capitale de la saucisse, tassée au fond de sa petite vallée. L’héliport se situait à la sortie de la ville, sur la route de Pontarlier. Un entrepôt de tôle ondulée, s’ouvrant sur une piste d’atterrissage circulaire. Un seul hélicoptère attendait sur le tarmac.

Je stoppai cent mètres avant et réfléchis. C’était quitte ou double : soit les hommes de permanence étaient de bonne composition et m’ouvraient leurs archives, soit ma carte de flic ne suffisait pas et ma piste se fermait d’elle-même. Je ne pouvais pas prendre ce risque.

Je redémarrai, dépassai l’héliport puis me rangeai après le premier virage, sous les arbres. Je revins à pied, abordant le hangar par l’arrière. Je lançai un regard sur le côté. Trois hommes discutaient sur la piste, près de l’hélicoptère. Avec un peu de chance, les bureaux seraient vides.

Je longeai le mur et pénétrai dans l’entrepôt. Mille mètres carrés d’un seul tenant. Deux hélicoptères, à moitié démontés, évoquant des insectes aux ailes démantibulées. Personne. Surplombant l’atelier, à gauche, une mezzanine abritait une salle vitrée. Pas un mouvement là-haut non plus.

Je grimpai les marches et poussai la porte de verre. Un ordinateur était en veille sur le bureau principal. J’appuyai sur la touche d’espacement. L’écran s’alluma, avec sa série d’icônes. J’étais en veine. Tout était là, soigneusement titré : les déplacements, les clients, les moyennes de consommation de kérosène, les carnets d’entretien, les factures...

Pas de mot de passe, pas de listings labyrinthiques, pas de logiciels inconnus. Une superveine. Je cliquai sur le document « Urgences », et trouvai un dossier pour chaque année.

Bref regard par la baie vitrée : toujours personne en vue. J’ouvris « 1988 » et fis défiler la liste jusqu’à novembre. Les missions dans la région n’étaient pas nombreuses. Je repérai la feuille de route qui m’intéressait :

Jet-Ranger 04

18 novembre 1988, 19 h 22, appel xm 2453 : SAMU/Hôpital Sartuis. destination : Site d’épuration Sartuis.

Carburant : 70 %.

18 novembre 1988, 19 h 44, transfert xm 2454 : SAMU/Hôpital Sartuis. destination : annexe des Champs-Pierres du CHU Vaudois (CHUV) Lausanne, Service de Chirurgie Cardiovasculaire. contact : Moritz Beltreïn, chef de service.

Carburant : 40 %.

J’accusai le coup. Manon n’avait pas été transférée dans un hôpital de Besançon. L’hélicoptère avait franchi la frontière suisse et s’était directement rendu à Lausanne. Pourquoi là-bas ? Pourquoi ce service — chirurgie cardiovasculaire — pour accueillir une enfant noyée ?

Les synapses de mon cerveau fonctionnaient à la vitesse du son. Je devais rencontrer l’urgentiste qui avait assuré le transfert de Manon Simonis. L’idée de cette destination ne pouvait venir que de lui.

— Qu’est-ce que vous foutez là ?

Une ombre entra dans mon champ de vision, sur la gauche.

— Je vais vous expliquer, fis-je avec un large sourire.

— Ça va être difficile.

L’homme serrait les poings. Un mètre quatre-vingt-dix, cent kilos minimum. Pilote ou technicien. Un colosse capable de déplacer un hélicoptère à mains nues.

— Je suis policier.

— Va falloir trouver mieux, mon gars.

— Laissez-moi vous montrer ma carte.

— Tu bouges, je t’assomme. Qu’est-ce que tu fous dans notre bureau ?

Malgré la tension, je ne songeai qu’à ma découverte. Le CHUV de Lausanne, chirurgie cardiovasculaire. Pourquoi cette destination ? Y avait-il dans ce département un magicien susceptible de réanimer Manon ?

Le type s’approcha du bureau et attrapa le téléphone :

— Si t’es vraiment flic, on va appeler tes collègues de la gendarmerie.

— Aucun problème.

Je pensai au gâchis de temps : les explications au quartier-général de Morteau, les appels à Paris, la nouvelle de la mort de Sarrazin qui viendrait ajouter à la confusion. Au moins trois heures de grillées. Je ravalai ma colère derrière mon sourire.

Avant que le gaillard ne décroche, le téléphone sonna. Il porta le combiné à son oreille. Son expression changea. Il attrapa un bloc, nota des coordonnées puis marmonna :

— On arrive.

Il raccrocha et posa les yeux sur moi.

— On peut dire que t’as du bol. (Il désigna la porte.) Tire-toi.

Sauvé par le gong. Une urgence qui tombait à pic. Je partis à reculons vers le seuil et plongeai dans l’escalier. À mi-course, le gus me dépassa. Il sauta sur le sol puis bondit dehors, tenant une feuille à la main, son autre bras mimant l’hélice au-dessus de sa tête. Aussitôt, les autres types foncèrent vers l’hélicoptère. Quand les pales entrèrent en mouvement, j’avais déjà franchi le portail de l’héliport.

L’engin décolla alors que je continuais à marcher. Il frôla les cimes du sous-bois, arrachant les dernières feuilles rouges aux arbres. Je levai les yeux — il me sembla que le pilote, le colosse du bureau, m’observait à travers la vitre du cockpit.

Je démarrai à mon tour, dans le tourbillon de feuilles et de brindilles propulsé dans les airs. Lausanne.

La clé de l’affaire était là-bas.

79

L’ANNEXE des Champs-Pierres du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois se situait dans les hauteurs de Lausanne, près de la rue Bugnon, non loin du CHUV lui-même. C’était un petit bâtiment de trois étages, dressé parmi des jardins à la japonaise. Cailloux gris et petits pins serrés.

Je remontai à pied l’allée centrale. Les conifères étaient taillés au cordeau et des globes de lumière semblaient suspendus au ras des graviers. L’ensemble était à la fois apaisant, comme un vrai jardin zen, et inquiétant, comme le labyrinthe de Shining. Le ciel s’était couvert. Une brume flottait, évoquant des pollens de fleurs de cerisier.

Le service de chirurgie cardiovasculaire se trouvait au deuxième étage. Le nom du médecin qui avait accueilli le corps de Manon était imprimé dans ma mémoire : Moritz Beltreïn. Opérait-il encore ici, quatorze ans après ? Je trouvai, à l’entrée du département, une minuscule zone de réception. Derrière le comptoir, une jeune femme se détachait, sans blouse ni téléphone, sur un poster de vallons suisses.

Je demandai, d’un ton aimable, à voir le médecin.

Elle me sourit. Elle était jolie et ce détail parvint à m’atteindre, malgré tout. Elle m’observait sous ses cheveux noirs coiffés à l’indienne, grignotant des Tic-Tac. J’insistai :

— Il ne travaille plus ici ?

— C’est le grand patron, fit-elle enfin. Il n’est pas encore là, mais il va passer. Il vient chaque jour, même le week-end. En milieu de journée.

— Je peux l’attendre ?

— Seulement si vous me faites la conversation.

Je feignis de me prendre au jeu et empruntai une expression amusée. Je ne sais pas à quoi je ressemblais mais mes efforts la firent éclater de rire. Elle souffla :

— Je m’appelle Julie. (Elle me serra vigoureusement la main.) Julie Deleuze. Je travaille ici seulement le week-end. Un boulot d’étudiante. Pour la conversation, vous n’êtes pas obligé...

Je m’accoudai et souris franchement. Je hasardai quelques questions personnelles — études, vie quotidienne, loisirs à Lausanne. J’étais en pilotage automatique. Chaque question me demandait tant de peine que je n’entendais pas les réponses.

Un téléphone invisible sonna. Elle plongea sa main sous le comptoir et répondit. Elle m’envoya un clin d’œil, attrapant un nouveau Tic-Tac. Elle avait le teint mat des squaws trop maquillés, dans les westerns allemands des années soixante.

— C’était lui, annonça-t-elle en raccrochant. Il est dans son bureau. Vous pouvez y aller.

— Vous ne l’avez pas prévenu ?

— Pas la peine. Vous frappez. Vous entrez. Il est très sympa. Bonne chance.

Je reculai. Elle demanda :

— Vous reviendrez ?

Ses yeux se plissèrent entre ses mèches soyeuses et noires. Ils étaient verts — d’un vert anisé et léger.

— Il y a peu de chances, fis-je. Mais je garde votre sourire avec moi.

C’était la seule bonne réponse. Lucide et optimiste. Elle rit, puis précisa :

— Derrière vous. Le couloir. La porte du fond.

Je tournai les talons. En quelques pas, j’avais déjà oublié la fille, les yeux, tout. Je n’étais plus qu’un bloc tendu vers la nouvelle étape.

Je frappai à la porte, obtins aussitôt une réponse. En tournant la poignée, je fis une brève prière pour Manon.

Une Manon vivante.

L’homme était debout dans la pièce blanche, classant des dossiers dans une armoire métallique. Râblé, il mesurait à peine un mètre soixante-cinq. De grosses lunettes, une frange basse. La ressemblance avec Elton John était frappante, sauf que ses cheveux étaient gris. Il devait avoir une soixantaine d’années mais sa tenue — jean délavé et laine polaire — évoquait plutôt un étudiant de Berkeley. Il portait aux pieds des Stan Smith. Je m’enquis :

— Vous êtes bien Moritz Beltreïn ?

Il acquiesça puis désigna un siège devant son bureau :

— Asseyez-vous, ordonna-t-il sans lever le nez du dossier qu’il tenait.

Je ne bougeai pas. Quelques secondes passèrent. Je détaillai encore mon hôte. Sa silhouette évoquait une masse, d’une lourdeur inhabituelle. Comme si sa structure osseuse était particulièrement dense, compacte. Enfin, il leva les yeux :

— Que puis-je faire pour vous ?

Je précisai mon pedigree. Nom. Origine. Activité. L’expression du chirurgien, coupée de moitié par la frange et les lunettes, était indéchiffrable.

— Je répète ma question, dit-il d’une voix neutre. Que puis-je faire pour vous ?

— Je m’intéresse à Manon Simonis.

Un sourire apparut. Ses pommettes larges touchèrent la monture géante. Ses lunettes étincelaient mais les verres étaient opaques.

— J’ai dit quelque chose de drôle ?

— Il y a quatorze ans que j’attends quelqu’un comme vous.

— Comme moi ?

— Un étranger à l’affaire, qui aurait enfin compris la vérité. Je ne sais pas quel chemin vous avez pris, mais vous êtes arrivé à destination.

— Elle est vivante, n’est-ce pas ?

Il y eut un silence. Ce fut comme un aiguillage cosmique. Un pivot sur lequel, je le sentais, allait s’orienter toute ma vie. Selon la réponse que j’allais obtenir, mon existence et même, d’une certaine façon, tout l’univers, allaient prendre une direction décisive.

— Elle est vivante, oui ou non ?

— Quand j’ai connu Manon, elle était morte. Mais pas assez pour que je ne puisse la ranimer.

Je m’écroulai sur le siège. Je parvins à dire :

— Racontez-moi toute l’histoire. C’est très important.

Mon ton suppliant m’avait trahi. Il demanda, intrigué :

— Pour votre enquête ou pour vous-même ?

— Quelle différence cela fait ?

— Votre enquête : où en est-elle ?

— Je vous le dirai quand vous m’aurez parlé. Ce que vous allez me dire déterminera la signification de tout le reste.

Il eut un hochement de tête. Il prenait bonne note. Il rangea le classeur qu’il tenait encore puis libéra un profond soupir, comme s’il devait se plier à un devoir, écrit sur les tables de la Loi. Il s’assit en face de moi :

— Vous connaissez l’affaire. Je veux dire : d’un point de vue criminel. Vous savez qu’un appel anonyme a orienté les recherches vers un puits où...

— Je connais le dossier par cœur.

— Les gendarmes se sont donc orientés vers les puits les plus proches de la cité des Corolles. Ils étaient déjà accompagnés par une équipe de médecins. Quand les urgentistes ont découvert l’enfant, ils ont constaté sa mort. Pupilles fixes, cœur arrêté, température centrale à 23°. Aucun doute sur le décès. Pourtant, le médecin, un homme du nom de Boroni, avait travaillé dans mon service l’année précédente. Il connaissait ma spécialité.

— Quelle est au juste votre spécialité ?

Depuis le départ, je ne voyais pas ce qu’un chirurgien cardiovasculaire avait à voir avec la réanimation.

— L’hypothermie, répondit Beltreïn. Depuis près de trente ans, je m’intéresse aux phénomènes physiologiques provoqués par le froid. Comment, par exemple, l’irrigation sanguine du corps peut ralentir dans de telles circonstances. Mais revenons à Manon. Cet homme, Boroni, savait qu’en cas de grand froid, il reste un espoir, infime, lorsque la mort est déclarée. Il a donc procédé comme si l’enfant était vivante. Il a appelé l’hélicoptère qui participait aux recherches et m’a contacté au CHUV. Si on compte le temps du trajet, le corps allait être privé de vie durant au moins soixante minutes. Ce qui réduisait nos chances à zéro. Pourtant, cela valait le coup de tenter ma méthode. Savez-vous ce qu’est une machine « by-pass » ?

Le nom réveillait des souvenirs vagues. Beltreïn poursuivit :

— Dans chaque bloc opératoire, il existe une machine de circulation extracorporelle qu’on utilise pour refroidir le sang des patients avant une importante intervention. Le système consiste à extraire le sang du malade, à le refroidir de quelques degrés, puis à le réinjecter. On pratique cette opération plusieurs fois afin de créer une hypothermie artificielle.

Mon souvenir se précisa. On avait eu recours à cette même machine pour sauver Luc. Ironie incroyable de l’histoire. J’achevai son exposé :

— Vous vouliez l’utiliser de manière inverse, afin de réchauffer le sang de l’enfant.

— Exactement. J’avais déjà tenté cette expérience, une première fois, en 1978, sur un petit garçon mort d’asphyxie. La méthode avait permis de le réanimer. Dans les années quatre-vingt, j’ai réitéré plusieurs fois l’opération. Aujourd’hui, c’est une technique couramment utilisée, aux quatre coins de la planète. (Un sourire d’orgueil lui échappa.) Une technique dont je suis l’inventeur.

Il laissa passer un intervalle, afin que je mesure toute la grandeur de son génie, puis continua :

— Le sang de Manon est passé une première fois dans la machine puis a été réinjecté, à la même température, mais réoxygéné. Nous avons ensuite tenté un nouveau cycle, cette fois à 27°, puis un autre, à 29... Lorsque nous avons atteint 35°, les moniteurs ont marqué un signe. Après un nouveau cycle, les oscillations ont repris sur les écrans. À 37°, les battements cardiaques sont devenus réguliers. Manon, après avoir été cliniquement morte pendant près d’une heure, était revenue à la vie.

Les explications de Beltreïn cadraient avec ma volonté cartésienne. Pour la première fois, on ne me parlait pas de miracle. Ni de Dieu, ni du diable. Seulement d’une prouesse médicale. Le toubib parut suivre ma pensée :

— La rémission de Manon ressemblait à un prodige. Elle s’expliquait en réalité par la convergence de trois facteurs favorables, qui tenaient tous à l’âge de la petite fille.

— Quels facteurs ?

— D’abord, les proportions de son corps. Manon était une enfant chétive. Elle ne pesait pas quinze kilos. Ce poids a favorisé un refroidissement immédiat. Son corps s’est mis en hibernation. Le cœur a commencé à battre plus lentement — de quatre-vingts pulsations-minute, il est descendu à quarante pulsations. Les réactions biochimiques ont diminué elles aussi. La consommation d’oxygène des cellules a considérablement baissé. Ce fait est essentiel. Il a permis au cerveau de fonctionner encore, en bas régime, alors qu’il n’était plus irrigué par la circulation sanguine.

Beltreïn était lancé, mais je l’interrompis :

— Vous parlez d’un corps qui tournait au ralenti, mais Manon était déjà noyée, non ? Ses poumons devaient être saturés d’eau.

— Justement non. C’est le deuxième facteur positif. La petite fille s’est asphyxiée, elle ne s’est pas noyée. Pas une goutte d’eau n’a pénétré sa gorge.

— Expliquez-vous.

— Les enfants possèdent un « diving reflex ». Pensez aux bébés nageurs. Lorsqu’on les immerge, ils ferment instinctivement leurs cordes vocales afin d’empêcher l’eau de pénétrer dans leurs poumons. Dans le puits, Manon s’est coupée de l’environnement extérieur et s’est mise à fonctionner en circuit fermé.

J’eus une vision, fantasmagorique, de l’intérieur du corps de Manon. Les organes rouges et noirs, battant à très faible rythme, préservant la moindre parcelle de vie dans l’eau glacée. Beltreïn rajusta ses lunettes :

— Il y a des théories au sujet de ce réflexe. Certains pensent qu’il s’agit d’un vestige archaïque, lié à nos origines aquatiques. Quand un dauphin ou une baleine plonge sous l’eau, un mécanisme inné coupe instantanément sa respiration et concentre son sang vers les organes vitaux. C’est exactement ce qui s’est passé pour Manon. Le temps de son immersion, elle s’est transformée en petit dauphin. Elle s’est réfugiée, pour ainsi dire, au fond d’elle-même. De là à évoquer une paléomémoire...

À nouveau, Beltreïn se tut, laissant planer les résonances de son discours. Le prodige de cette survie était plus spectaculaire encore qu’il ne le pensait. Une petite fille soi-disant possédée, assassinée par sa mère, avait survécu grâce à sa mémoire de dauphin...

— À ce stade, reprit-il, il faut que vous compreniez un fait essentiel. Il n’y a pas eu lutte.

— Vous voulez dire entre Manon et son assassin ?

— Non. Entre Manon et la mort. Elle ne s’est pas débattue. Le froid l’a aussitôt saisie et pétrifiée. C’est à cela qu’elle doit sa survie.

Le moindre effort aurait précipité sa noyade. D’une certaine façon, la petite fille a accepté la mort. C’est un des secrets de mes recherches. Si on accepte le néant, si on se laisse glisser vers lui, on peut demeurer en suspens dans une sorte... d’intermonde. Une demi-mort, qui est aussi une demi-vie...

Je songeai à cette parenthèse cruciale dans l’existence de la petite fille. Qu’avait vu Manon durant ce « temps d’arrêt » ? Le diable, vraiment ? Pour l’heure, je me concentrai sur les aspects physiologiques de sa traversée :

— Vous avez parlé de trois facteurs.

— J’aime les policiers, sourit-il. Vous êtes des élèves attentifs.

Il fit claquer ses lèvres :

— Le troisième facteur concerne la rémission complète de Manon. Malgré tout ce que je vous ai expliqué, on pouvait craindre de graves séquelles. Or, à son réveil, Manon était en parfaite possession de ses fonctions cognitives. Pas de problème d’élocution. Pas de difficultés de raisonnement. Seule sa mémoire marquait une relative amnésie. Mais son cerveau fonctionnait à merveille.

— Quelle est l’explication ?

— Son âge, encore une fois. Plus un cerveau est jeune, plus il possède de cellules. Ce qui signifie qu’il dispose d’un vaste territoire pour répartir ses fonctions. Il est évident que l’organe de Manon a subi des lésions mais ses capacités mentales se sont naturellement placées ailleurs, là où les neurones étaient encore valides. C’est ce qu’on appelle la mobilité cérébrale. On a vu des enfants accidentés regrouper toute leur activité mentale dans un seul hémisphère.

Cette allusion à l’amnésie m’inspira une pure question de flic :

— À son réveil, elle se souvenait de la scène du crime ? A-t-elle dit quelque chose sur son agresseur ?

Il balaya d’un geste cette idée :

— Je ne l’ai pas questionnée sur ces faits. C’était le travail des enquêteurs.

— Ils l’ont interrogée ?

— Oui. Mais elle ne se souvenait plus de l’épisode du site d’épuration. Un blocage. C’est assez fréquent au sortir d’un coma. L’amnésie peut même être volontaire. Le cerveau profite, en quelque sorte, du traumatisme pour occulter un épisode qui lui est désagréable.

Manon avait effacé cette scène horrible, mais sa mère, elle, devait être encore sous le choc. Elle avait dû voir dans cette amnésie une deuxième chance pour elle. Et leur avenir. Si Manon ne se souvenait de rien, tout pouvait recommencer. Toujours le doigt de Dieu...

Beltreïn enchaîna, tombant à pic dans mon raisonnement :

— Quand j’ai annoncé la résurrection de Manon à sa mère, elle a pris une décision étrange. Ne pas révéler cette survie. Peut-être craignait-elle la menace de l’assassin. Ou le battage médiatique, je ne sais pas. Dans tous les cas, nous nous sommes organisés avec le juge, le parquet, les enquêteurs, pour ne pas communiquer l’événement.

— J’ai enquêté à Sartuis. Je n’ai trouvé aucune trace de son existence secrète.

— Et pour cause. Manon est restée ici, en Suisse. Ses grands-parents se sont installés à Lausanne.

— Vous voulez dire les parents de Frédéric, le père de Manon ?

— Oui. Je crois que Sylvie, la mère, était orpheline.

Les virements bancaires effectués en Suisse. Les grands-parents, riches industriels, n’avaient pas besoin de cet argent mais Sylvie avait voulu payer, chaque mois, une pension. Une à une, les pièces de l’écheveau trouvaient leur place.

— Vous êtes resté en contact avec Manon ?

— Je ne l’ai jamais perdue de vue.

— Qu’a-t-elle fait ? Je veux dire : quelle a été sa vie ?

— Une existence tout à fait ordinaire. Une jeunesse helvétique, pleine de joie de vivre. Manon est la gaieté incarnée.

— Elle a suivi des études ?

— Biologie. À Lausanne. Elle est actuellement en maîtrise.

Je ressentis un pincement dans la poitrine. Beltreïn parlait de Manon Simonis au présent. La jeune fille vivait, respirait, riait quelque part. Mais j’éprouvais une obscure appréhension.

— Où est-elle aujourd’hui ?

Le médecin se leva sans répondre et se plaça devant la fenêtre. Je répétai, la voix altérée :

— Où est-elle ? Je peux la voir ?

Beltreïn repoussa ses lunettes, d’un coup d’index, et se tourna vers moi :

— C’est tout le problème. Manon a disparu.

Je bondis de mon siège :

— Quand ?

— Après la mort de sa mère. En juin dernier. Manon a été interrogée par les gendarmes français puis elle s’est évaporée.

À peine apparu, le fantôme m’échappait à nouveau. Je retombai dans mon fauteuil, ne pouvant y croire :

— Vous n’avez plus de nouvelles ?

— Non. Le meurtre de sa mère a réveillé les terreurs de son enfance. Elle a fui.

— Je dois la localiser. Absolument. Avez-vous une piste, un indice ?

— Rien. Tout ce que je peux faire, c’est vous donner son identité suisse et son adresse, à Lausanne.

— Elle a changé de nom ?

— Évidemment. Après sa résurrection, sa mère a souhaité la faire repartir à zéro. (Il écrivait sur son bloc d’ordonnances.) Depuis quatorze ans, Manon Simonis s’appelle Manon Viatte. Mais ces renseignements ne vous serviront à rien. Je la connais bien. Elle est assez intelligente pour ne pas se faire surprendre.

J’empochai les coordonnées. Le profil de Manon ne cadrait pas avec les portraits des autres Sans-Lumière. À priori, il n’y avait rien de maléfique dans cette jeune fille.

— Vous avez une photo d’elle ? Une photo récente ?

— Non. Jamais de photo. Je vous ai dit que Manon menait une existence normale. Ce n’est pas tout à fait exact. Elle a vécu dans la peur, dans l’obsession du meurtrier de son enfance. Elle a suivi plusieurs psychothérapies, ici, à Lausanne. Elle était fragile. Très fragile. Sa mère et ses grands-parents la protégeaient. À sa majorité, Manon est devenue indépendante mais elle a continué à vivre sur ses gardes. Pour le moindre déplacement, elle prenait des précautions exagérées. Son appartement était un vrai coffre-fort. Et elle fuyait les appareils photo comme la peste. Elle ne voulait pas que son visage s’imprime quelque part. Elle ne voulait laisser aucune trace. Jamais. C’est dommage. (Il marqua un temps.) Elle me manque terriblement aujourd’hui.

Retour à la case départ, encore une fois.

— Pourquoi m’avoir raconté tout ça ? fis-je avec étonnement. Je ne vous ai même pas montré ma carte officielle.

— La confiance.

— Pourquoi cette confiance ?

— À cause de votre ami.

— Quel ami ?

— Le policier français. Il m’avait prévenu que vous viendriez.

Luc m’avait donc précédé ici aussi. Et il était certain que j’allais marcher sur ses traces. Avait-il déjà prévu de se suicider ? Je palpai mon manteau. J’avais encore sa photo, froissée dans ma poche.

— Vous parlez de cet homme ?

— Luc Soubeyras, oui.

— Vous lui avez tout raconté ?

— Je n’ai pas eu besoin. Il en savait déjà pas mal.

— Il savait que Manon était vivante ?

— Oui. Il était sur ses traces.

Un seul nom expliquait cette avance : Sarrazin. Le gendarme lui avait fait des révélations. Pourquoi à lui et pas à moi ? Luc possédait-il une monnaie d’échange ? Ou un moyen de pression sur le gendarme ?

— Que vous a-t-il dit d’autre ?

— Des choses délirantes. Il était, comment dire... exalté.

— Dans quel sens ?

— Si je peux me permettre, vous m’avez l’air plutôt nerveux mais votre ami, lui, frôlait la pathologie. Il prétendait que Manon était une miraculée. Et du diable, encore ! Comme une autre jeune fille, en Sicile.

— Qu’en pensez-vous ?

Beltreïn laissa fuser un rire sec :

— Je ne veux pas entendre ça. J’ai consacré mon existence à une méthode unique de réanimation. J’ai mis tout mon talent, toutes mes connaissances dans ces recherches. Ce n’est pas pour qu’on attribue mes résultats à des superstitions ou des soi-disant miracles !

— Luc vous a parlé des expériences de mort imminente ?

— Bien sûr. Selon lui, le diable avait communiqué avec Manon durant son coma.

— En tant que scientifique, que pensez-vous de cette hypothèse ?

— Absurde. On ne peut nier l’existence des NDE. Mais il n’y a rien de surnaturel ni de mystique dans ces expériences. Un banal phénomène biochimique. Une sorte d’éblouissement cérébral.

— Expliquez-moi.

— Les NDE ne sont provoquées que par l’asphyxie progressive du cerveau. Au seuil de la mort, le cerveau n’est plus irrigué. Il se produit alors une libération massive d’un neuromédiateur, le glutamate. On suppose que le cerveau, en réaction à cette saturation, libère une autre substance qui provoque le « flash ».

— Quelle substance ?

— Nous n’en savons rien. Mais des chercheurs suivent cette piste. Nous aurons, un jour ou l’autre, la réponse. Dans tous les cas, il ne s’agit pas d’une visite métaphysique. Ni de Dieu, ni du diable, ni d’aucun esprit frappeur !

La version de Beltreïn était rassurante. Mais je ne pouvais pas non plus y souscrire totalement. Toutes les révélations mystiques auraient pu être décrites de la même manière, en termes de sécrétions et de fusions chimiques. Cela n’enlevait rien à leur réalité ni à leur grandeur. Le médecin conclut :

— Luc Soubeyras m’avait prévenu que, lorsque vous viendriez, des choses graves seraient survenues. Que s’est-il passé ?

Encore une confirmation : Luc avait tout prémédité. Lorsqu’il avait visité Beltreïn, il savait déjà qu’il mettrait fin à ses jours. Ou craignait-il seulement d’être éliminé par ceux qui avaient essayé de me tuer ?

— Luc Soubeyras a tenté de se suicider.

— Il s’en est sorti ?

— C’est incroyable mais il a été sauvé par votre méthode. Il s’est noyé près de Chartres. Les urgentistes l’ont transféré dans un hôpital qui possédait une machine de transfusion sanguine. Ils ont appliqué votre technique. Actuellement, il est dans le coma.

Beltreïn ôta ses lunettes. Il se massa les paupières et je ne pus voir ses yeux. Lorsqu’il laissa tomber sa main, ses montures étaient déjà revenues en place. Il murmura d’une voix rêveuse :

— Extraordinaire, en effet... Il était tellement passionné par l’histoire de Manon. Il a donc été sauvé de la même façon. C’est une boucle fantastique pour votre affaire, non ?

Je me levai à mon tour, sans répondre. Je passai aux vérifications d’usage :

— Est-ce que le nom d’Agostina Gedda vous dit quelque chose ?

— Non.

— Raïmo Rihiimäki ?

— Non. Qui sont-ils ? Des suspects ?

— Il est trop tôt pour vous répondre. Les crimes se succèdent. Les coupables aussi. Mais une autre vérité se cache derrière cette série.

— Vous pensez que Luc avait découvert cette vérité ?

— J’en suis sûr.

— Ce serait la raison de son suicide ?

— Je n’ai plus aucun doute non plus à ce sujet.

— Et vous suivez la même route ?

— N’ayez crainte. Je ne suis pas un kamikaze.

J’ouvris la porte. Beltreïn me rejoignit sur le seuil. Il m’arrivait à l’épaule mais il était deux fois plus large que moi :

— Si vous retrouvez Manon, faites-moi signe.

— Je vous le promets.

— Promettez-moi autre chose. Prenez des gants avec elle. C’est une jeune femme très... vulnérable.

— Je vous le jure.

— J’insiste. Son enfance l’a marquée à jamais.

Sa prévenance commençait à m’irriter. Je répondis sèchement :

— Je vous l’ai dit : je connais son dossier.

— Vous ne savez pas tout.

— Quoi ?

— Je dois vous révéler une chose que je n’ai dite à personne. Même pas à sa mère.

Je lâchai la poignée et revins dans le bureau, tentant toujours d’attraper le regard du médecin, au-dessus de son masque d’écaille. Impossible.

— Lorsque Manon a intégré mon service, nous avons procédé à une auscultation détaillée.

— Et alors ?

— Elle n’était plus vierge.

Mon sang se figea. Les anneaux du serpent se multipliaient encore une fois. Une nouvelle idée s’empara de moi. J’imaginais maintenant Cazeviel et Moraz dans la peau de terribles corrupteurs. C’étaient eux, et eux seuls, qui avaient débauché Manon. « Le diable sur son dos » n’était autre que ces deux salopards. Ils l’avaient influencée. Ils lui avaient donné des objets sataniques. Et ils l’avaient violée.

— Merci de votre confiance, fis-je d’une voix blanche.

En traversant les jardins zen, glacés de lumière, je me laissai aller à une autre spéculation. Si Sylvie Simonis avait connu ce fait à propos de sa fille, elle aurait soupçonné un autre coupable.

Satan en personne.

80

FOUILLER L’APPARTEMENT de Manon Simonis : cette recherche ne m’apporterait rien, j’en étais persuadé, mais je devais boucler cette piste. Auparavant, je devais régler un autre détail. Outre Sarrazin, une personne m’avait menti. Quelqu’un qui avait toujours connu la vérité sur Manon et qui m’avait laissé avancer dans la nuit : Marilyne, la missionnaire de Notre-Dame-de-Bienfaisance. J’entendais encore sa voix :

« Sylvie a été pardonnée. J’ai la preuve de ce que j’avance, vous comprenez ? »

Marilyne savait tout. Elle avait accompagné Sylvie Simonis dans sa rédemption, durant sa retraite à Bienfaisance. Je composai son numéro. Au bout de trois sonneries, son timbre nasillard claqua :

— Allô ? Qui est à l’appareil ?

Je revis les yeux d’huître et la pèlerine noire :

— Mathieu Durey.

— Que voulez-vous ?

— Rétablir une situation. Je n’aime pas rester sur un mensonge.

— Je vous ai tout dit. Sylvie Simonis a séjourné à la fondation trois mois. La mort de sa petite fille...

— Nous savons vous et moi que Manon n’est pas morte.

Il y eut un silence. La respiration de la femme résonnait dans mon cellulaire. Elle reprit, d’une voix fatiguée :

— C’est un miracle, vous comprenez ?

— Cela n’enlève rien au crime de Sylvie.

— Je ne suis pas là pour juger. Elle m’a tout raconté. À l’époque, elle était en lutte contre des forces... terribles.

— Je connais l’histoire, moi aussi. Sa version de l’histoire.

— Manon était possédée. Le geste même de Sylvie a été provoqué, indirectement, par le démon. Dieu les a sauvées toutes les deux !

— Quand Manon s’est réveillée, comment était-elle ?

— Transfigurée. Elle ne manifestait plus aucun signe satanique. Mais il fallait rester sur ses gardes. Vous vous souvenez du livre de Job ? Satan dit : « J’ai fait le tour de la terre et je l’ai parcourue tout entière. » Le diable est toujours là. Il rôde.

Maintenant, la question essentielle :

— Où est Manon aujourd’hui ?

— Elle vit à Lausanne.

— Non. Je veux dire : actuellement.

— Elle n’est plus là-bas ?

Elle ne simulait pas l’ignorance. Nouvelle impasse. Je changeai de voie :

— Manon, vous l’avez bien connue ?

— Je l’ai vue quelquefois, à Lausanne. Elle refusait de traverser la frontière.

— Se rendait-elle parfois dans un autre lieu ? Une maison de campagne ? Chez des amis ?

— Manon ne voyageait pas. Manon avait peur de tout.

— Elle n’avait pas un fiancé ?

— Je n’en sais rien.

Je marquai un temps, anticipant la violence de ma dernière question :

— Pensez-vous qu’elle ait pu tuer sa mère ?

— Le coupable, vous le connaissez. C’est Satan. Il est revenu se venger.

— À travers Manon ?

— Je ne sais pas. Je ne veux rien savoir. À vous de trouver. À vous d’anéantir la Bête, au fond des âmes.

— Je vous rappellerai.

Je tournai la clé de contact et cherchai la direction du centre-ville, où se trouvait le pied-à-terre de Manon. Au bout de quelques minutes, mon portable vibra. Je consultai l’écran. La ligne privée de Luc. Je n’eus pas le temps de dire « allô ».

— Il faut que je te voie. C’est urgent.

La voix de Laure, précipitée. Je crus que le pire était survenu.

— Qu’est-ce qui se passe ? Luc n’est pas... ?

— Non. Son état est toujours stationnaire. Mais je veux te montrer quelque chose.

— Dis-moi.

— Pas au téléphone. Je dois te voir. Où tu es ?

— Je ne suis pas à Paris.

— À quelle heure peux-tu être chez moi ?

Le ton n’appelait aucune esquive. Je réfléchis. Manon n’avait laissé aucun indice derrière elle. La fouille de son appartement n’allait rien donner. Je consultai ma montre : 14 h 40.

— Je peux être chez toi en fin de journée.

— Je t’attends.

Sous le ciel nébuleux, je filai à la gare centrale et déposai ma voiture de location. Un TGV partait pour Paris à 15 h 20. J’achetai mon billet et me réfugiai en première. Je redoutais ce voyage. Mes obsessions allaient encore m’assaillir. Je me rencognai dans mon siège et me concentrai sur les explications de Beltreïn. Oui, le retour à la vie de Manon était un miracle, mais son sauveur n’avait rien de divin ni de maléfique. Il portait des lunettes opaques et des Stan Smith.

À force de ruminer cette pensée, je finis par m’endormir. Quand je me réveillai, nous n’étions plus qu’à une demi-heure de Paris. Mes angoisses ressurgirent aussitôt. La pensée de Manon me déchira le ventre. Ange ou démon ? Je ne pouvais rester sur cette question. Par tous les moyens, je devais la retrouver.


Gare de Lyon, 19 heures.

Je filai dans une agence de location et choisis une Audi A3, pour ne pas être dépaysé. Direction : rue Changarnier, près de la porte de Vincennes.

Il faisait moins froid qu’à Lausanne mais une averse violente battait le bitume.

Quand Laure m’ouvrit, j’éprouvai un choc. En huit jours, elle avait perdu plusieurs kilos. Tout son corps semblait brûlé, réduit sous une peau de cendre.

— Je viens de coucher les petites. Entre.

Boiseries claires, bibelots, livres : tout était en place. L’odeur de cire et de désinfectant aussi. Je m’installai sur le canapé. Laure avait préparé du café. Elle le servit en quelques gestes saccadés. Le temps que je prenne ma tasse, elle avait disparu. À son retour, elle tenait une grosse enveloppe kraft qui paraissait contenir des objets. Elle la posa sur la table basse puis s’assit en face de moi.

— J’ai décidé de vendre la maison de Vernay.

— Je peux fumer ? demandai-je.

— Non. (Elle posa ses mains à plat sur la table basse.) Écoute-moi. Hier, je suis retournée là-bas. Faire du rangement. Il y a longtemps que je voulais le faire, mais je n’avais pas le courage d’affronter la maison, tu comprends ?

— Tu es sûre que je ne peux pas fumer ?

Elle me foudroya du regard.

— J’ai retourné toute la baraque, du grenier au garage. Dans le grenier, voilà ce que j’ai trouvé.

Elle saisit l’enveloppe et la renversa. Des objets roulèrent : une croix inversée, un calice souillé de sang, des hosties croûtées de matières brunes et blanchâtres, des bougies, des figurines noires, rappelant les démons d’Asie Mineure. Un chapelet d’accessoires sataniques. Je m’interrogeai à voix haute :

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Tu le sais très bien.

Je pris, du bout des doigts, les hosties. Les matières qui les maculaient devaient être de la merde et du sperme. Quant aux bougies, une tradition satanique voulait qu’on en concocte avec de la graisse humaine pour les célébrations sacrilèges.

— Luc effectuait des recherches sur le diable, fis-je d’une voix mal assurée. Ces trucs doivent être des pièces à...

— Arrête. J’ai trouvé des traces de sang dans le grenier. Et aussi des traces d’autre chose. Luc pratiquait des cérémonies. Il se branlait sur ces hosties. Il se sodomisait avec ce crucifix ! Il invoquait le diable ! Dans notre maison !

— Luc enquêtait sur des satanistes et...

Laure frappa la table de ses deux paumes :

— Luc pratiquait le satanisme depuis des mois.

Je restai sans voix. C’était absurde. Luc ne pouvait avoir versé dans de telles turpitudes. Voulait-il vérifier quelque chose ? Était-il sous influence ? Peut-être un nouveau pas vers les raisons de son suicide... Peu inspiré, je demandai :

— Que veux-tu que je fasse ?

— Prends ces merdes et disparais.

Elle avait parlé avec hargne et épuisement. Je repoussai, de l’avant-bras, les objets dans l’enveloppe. J’éprouvais une véritable répulsion à les toucher. La voix de Laure trancha :

— Tout ça, c’était écrit. Et c’est aussi de ta faute.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Votre religion. Vos grands discours. Vous vous êtes toujours crus au-dessus des autres. Au-dessus de la vie.

Je fermai l’enveloppe sans répondre. Elle continua, laissant aller ses larmes :

— Et ce sale boulot de flic... Il a toujours été une excuse. Cette fois, il faut accepter la vérité. Luc a perdu les pédales. Pour de bon. (Elle secoua la tête, riant presque entre ses larmes.) Le satanisme...

— Luc était un vrai chrétien, tu ne peux pas revenir là-dessus. Jamais il n’aurait basculé dans des pratiques pareilles.

Elle eut un mauvais sourire, entre deux sanglots :

— Fais un effort, Mathieu. La théorie des deux extrêmes, tu n’en as jamais entendu parler ?

Je distinguais des petits vaisseaux éclatés dans le blanc de ses yeux. Son nez coulait mais elle ne songeait pas à l’essuyer.

— À force d’excès, les contraires se rejoignent. À force d’être mystique, Luc est devenu satanique. Le principe est connu, non ? (Elle renifla.) Toutes les religions ont un versant extrême, qui finit par renverser leurs valeurs fondamentales.

Son discours m’étonnait. Je ne la voyais pas réfléchir sur les confins du mysticisme. Pourtant, elle avait raison. Moi-même j’avais étudié cette inversion des pôles dans la religion catholique. Les pages magnifiques de Huysmans à propos de Gilles de Rais, compagnon de Jeanne d’Arc, mystique passionné, devenu tueur en série. Huysmans analysait comment, à une certaine altitude, seul l’excès compte, et comment, dans ce vertige, on peut traverser le miroir.

— Donne-moi du temps, tentai-je encore. Je vais trouver une explication...

— Non, dit-elle en se levant. Je ne veux plus entendre parler d’enquête. Et je ne veux plus que tu viennes à l’hôpital. Si, par bonheur, Luc se réveille, il ne sera plus jamais question ni de votre foi malsaine, ni de son boulot de flic !

Je me levai à mon tour, l’enveloppe sous le bras, et me dirigeai vers la porte :

— Tu ne m’as pas dit comment il allait.

— Pas de changement.

Elle marqua un temps, sur le seuil. Ses yeux étaient à nouveau secs. C’était maintenant la colère qui la consumait des pieds à la tête.

— Selon les médecins, ça peut durer des années. Ou finir demain. (Elle essuya ses mains sur sa jupe.) Voilà comment je vis !

Je me creusai les méninges pour trouver une phrase réconfortante. En vain. Je balbutiai quelques paroles d’adieu et disparus dans l’escalier.

Je m’arrêtai devant ma voiture, sous la pluie. Une feuille de papier était pliée sous l’un des essuie-glaces. Je lançai un regard autour de moi : la rue était déserte. Je saisis le document.


« Rendez-vous à la Mission Catholique Polonaise,

263 bis, rue Saint-Honoré. À 22 heures. »


Je relus plusieurs fois la phrase, l’intégrant lentement. Un rendez-vous dans une église polonaise. Un piège ? Je scrutai l’écriture manuscrite : des pleins, des déliés réguliers, un graphisme sûr et apaisé. Rien à voir avec les « Je t’attendais » et « Toi et moi seulement » de mon diable.

Il était plus de 20 heures. J’empochai la feuille et montai en voiture. Une demi-heure plus tard, j’étais dans mon appartement. Je n’y avais pas mis les pieds depuis une semaine mais je n’éprouvai pas le moindre sentiment de réconfort. La même question me travaillait toujours. Qui avait écrit ce mot ? Je songeai à Cazeviel, à Moraz. Un troisième meurtrier ?

Une fois douché et rasé, j’endossai un costume. Nouant ma cravate, une idée me saisit. Une idée venue de nulle part, mais qui prit aussitôt la force d’une évidence.

Manon Simonis en personne m’avait donné ce rendez-vous.

Elle m’avait repéré, suivi, peut-être en Suisse, peut-être ailleurs. Maintenant, elle voulait me rencontrer. Cette idée, ne reposant sur rien, s’épanouit d’un coup dans mon esprit. Et me procura une étrange chaleur. Malgré le cauchemar qui s’approfondissait, malgré les cadavres qui s’amoncelaient et les soupçons qui pesaient sur la jeune fille, j’étais impatient, et heureux, de la rencontrer.

Je saisis mon arme. Je vérifiai que la chambre du magasin était vide — en position de voyage — et que le cran de sûreté était mis. Je fixai l’étui de ceinture sur ma gauche, la crosse tournée vers la droite, comme d’habitude, puis rabattis les pans de ma veste. J’éteignis les lampes, observant la rue brillante par la fenêtre, flattée par les luminaires.

Une Camel, un nuage contre la vitre. Je n’étais plus qu’impatience.

Rencontrer Manon Simonis, 22 ans, survivante des Limbes.

81

LA RUE SAINT-HONORÉ, au niveau du 263, accumulait les boutiques de luxe et les travaux d’aménagement de la chaussée. Dans ce bric-à-brac, l’église polonaise jouait des coudes pour s’imposer, à l’angle de la rue Cambon.

Je me garai sur un passage piéton puis courus entre les flaques frémissantes. L’averse avait repris de plus belle. J’enjambai les marches qui menaient au seuil de l’église et m’ébrouai. L’édifice était sombre et sale. Tout autour, les vitrines de luxe, scintillantes, colorées, semblaient lui lancer un regard réprobateur, l’enfoncer plus encore dans sa crasse. Son porche ressemblait à un péristyle brûlé, fermé de colonnes bancales. La pluie s’accumulait entre ses dalles mal équarries.

Malgré l’heure, il régnait ici une certaine activité. Des hommes patibulaires grognaient en polonais, mains dans les poches, bonnets enfoncés jusqu’aux yeux — sans doute des polacks illégaux, en quête d’un boulot au noir. Une religieuse, dont le voile crémeux flottait dans l’obscurité, épinglait soigneusement des petites annonces à l’intérieur d’une vitrine.

Je poussai la porte en bois.

Franchis le premier sas et fis pivoter la porte suivante.

L’église était ronde. Et noire. La nef et le chœur formaient un grand ovale, où descendaient très bas des lustres — couronnes de fer forgé qui soutenaient des lampes de verre teinté, diffusant une lumière anémique, couleur d’ambre. Je dus battre plusieurs fois des paupières pour apprivoiser les ténèbres. Des bancs occupaient l’espace, en rangs obliques, jusqu’au maître-autel, qui se résumait à une marche surplombée par une croix massive, quelques cierges et un grand tableau indéchiffrable. À droite, au fond de l’abside, la veilleuse rouge du Saint-Sacrement vacillait. Tout semblait vague, indistinct, suspendu dans l’ombre où circulaient des odeurs d’encens et de fleurs pourries.

J’effleurai l’eau du bénitier, me signai et fis quelques pas. À la faveur des lustres, j’aperçus les tableaux sur les murs. Les saints, les anges, les martyrs n’avaient pas de visage mais les cadres de vieil or, allumés par les cierges, semblaient se consumer à feux doux. Très haut, sous la coupole, des vitraux brillaient faiblement. La pluie battait les verres et les plombs, distillant un sentiment d’humidité écrasant.

Personne en vue.

Pas un fidèle sur les bancs, pas un pèlerin au pied de l’autel. Et surtout, pas de Manon. Je consultai ma montre : 22 heures. À quoi pouvait-elle ressembler ? Je me souvenais des portraits de la petite fille. Très blonde, cils et sourcils invisibles. Avait-elle toujours cette apparence d’enfant albinos ? Je n’imaginais rien. Mais une sourde excitation palpitait au fond de mes veines.

Sur ma gauche, un craquement de bois.

On venait de bouger, au premier rang. Je discernai des cheveux gris, des épaules trapues — et un col blanc. Un prêtre. Je m’approchai. Et m’arrêtai aussitôt, frappé par la perfection du tableau.

L’homme était à genoux, carrure parallèle aux angles des bancs, nuque argentée, inclinée comme pour recevoir une épée de sacrement. Je ne contemplais pas seulement un religieux en prière mais, j’en étais certain, un combattant. Un de ces prêtres-soldats polonais, lointains héritiers des ordres militaires des croisades. Un dur, un pur, venu de temps immémoriaux.

Il se leva et, après avoir effectué un signe de croix, rejoignit l’allée centrale. Dans la lumière parcimonieuse, je découvris son visage et reculai de surprise. Je connaissais cet homme.

C’était le prêtre en civil, aperçu à la messe de Luc.

L’homme à qui Doudou avait donné le plumier de bois noir.

L’homme qui s’était signé à l’envers.

J’esquissai un pas pour me dissimuler mais il m’avait déjà repéré. Sans hésiter, il s’avança vers moi. Son visage aux mâchoires solides coïncidait avec ses épaules d’athlète, engoncées dans la veste noire.

— Vous êtes venu.

La voix était nette, cléricale. Sans trace d’accent.

— C’est vous qui m’avez donné rendez-vous ? demandai-je stupidement.

— Qui d’autre ?

J’étais d’une lenteur effrayante :

— Qui êtes-vous ?

— Andrzej Zamorski, nonce apostolique du Vatican. Détaché dans plusieurs pays, dont la France et la Pologne. Un destin curieux que le mien : ambassadeur étranger dans mon propre pays.

À la deuxième écoute, un accent très léger affleurait. Si léger qu’on ne pouvait dire si cette inflexion provenait de sa langue maternelle ou de toutes celles qu’il avait parlées depuis. Je désignai la nef autour de nous :

— Pourquoi cette rencontre ? Pourquoi ici ?

Le prélat sourit. J’avais maintenant dans l’œil chaque détail de son visage. Des traits musclés, affûtés encore par la brosse argentée des tempes. Des pupilles claires, d’un bleu de glace. Le nez ne collait pas avec le reste : fin, droit, presque féminin, incongru dans ce visage d’instructeur commando.

— En réalité, nous ne nous sommes jamais quittés.

— Vous me suivez ?

— Inutile. Nous marchons sur la même route.

— Au stade où j’en suis, je n’ai plus de patience pour les devinettes.

L’homme pivota puis effectua une brève génuflexion. Il désigna une porte latérale, au contour éclairé.

— Suivez-moi.

82

TAPISSÉE DE BOIS CLAIR, la sacristie évoquait un sauna suédois. Le lieu sentait le pin et l’encens. L’analogie s’arrêtait là : il faisait ici un froid de canard.

— Donnez-moi votre imperméable. Nous allons le faire sécher.

Je m’exécutai docilement.

— Thé, café ?

Zamorski avait posé mon trench sur un maigre radiateur électrique. Il tenait déjà un Thermos, qu’il dévissa d’un geste rapide.

— Café, s’il vous plaît.

— Je n’ai que du Nescafé.

— Pas de problème.

Il versa une cuillerée de poudre dans un gobelet plastique, puis fit couler l’eau brûlante.

— Sucre ? Je refusai de la tête et saisis avec précaution le gobelet qu’il me tendait.

— Je peux fumer ?

— Bien sûr.

Le Polonais posa un cendrier à côté de moi. Ces politesses, ces manières courtoises entre deux inconnus, sur fond de meurtres et de possession, étaient surréalistes.

J’allumai ma Camel, m’installant sur une chaise. J’en étais encore à digérer ma déception — pas de Manon, pas de femme secrète sous les vitraux. Mais cette nouvelle rencontre allait être fertile, je le sentais.

L’homme retourna un autre siège puis s’assit à califourchon, croisant ses bras sur le dossier — ses manchettes noires étincelaient. Son attitude sentait la mise en scène, la décontraction étudiée.

— Vous savez ce qui m’intéresse, n’est-ce pas ?

— Non.

— Alors, vous êtes moins avancé que je ne le pensais.

— À vous de m’aider. Qui êtes-vous ? Que cherchez-vous ?

— Les initiales « K.U.K » vous disent-elles quelque chose ?

— Pas précisément.

— Un foyer d’intellectuels catholiques, créé à Cracovie, après la Seconde Guerre mondiale. Jean-Paul II, quand il s’appelait encore Karol Wojtyla, appartenait à ce club. À l’époque de Solidarnosc, ses membres ont contribué à changer la donne. Au moins autant que Walesa et sa bande.

— Vous êtes de ce groupe ?

— Je dirige une branche spécifique, qui s’est créée dans les années soixante. Une branche... opérationnelle.

— Vous m’avez dit que vous étiez nonce pour le Vatican.

— J’occupe aussi des fonctions diplomatiques. Des fonctions qui me permettent de voyager et d’enrichir, disons, mon réseau.

Je devinai la suite. Un nouveau front religieux qui se préoccupait des Sans-Lumière et de leurs crimes. Mais sans doute d’une manière beaucoup plus musclée que van Dieterling le théoricien. Des flics ecclésiastiques.

— C’est mon dossier qui vous intéresse ?

— Nous suivons votre enquête avec intérêt, oui. Pour un policier habitué à des affaires terre à terre, vous avez fait preuve d’une grande ouverture d’esprit.

— Je suis catholique.

— Justement. Vous auriez pu avoir les préjugés de votre âge. Ne jurer que par la psychiatrie et réduire les cas de possession aux seules maladies mentales. Cette attitude soi-disant moderne néglige le fond du problème. L’ennemi est là. Violent, omniprésent, intemporel. En matière de diable, il n’y a pas de modernité, d’évolution. La Bête est à l’origine, et elle sera là, à la fin, croyez-moi. Nous tentons seulement de la faire reculer.

Des mots, des images défilaient dans mon esprit : les prédictions de Saint-Jean et son Apocalypse, l’enfer grouillant qui s’ouvrait pour le Jugement dernier, des exorcistes au chevet d’enfants possédés, luttant, mano a mano, contre les démons, au Brésil, en Afrique... J’étais plongé malgré moi au cœur d’une croisade souterraine. Je rétorquai, d’un ton qui se voulait décontracté :

— On ne peut pas dire que vous m’ayez beaucoup aidé.

— Il y a des chemins qu’on doit parcourir seul. Chaque pas est une partie du but.

— Cela aurait pu sauver des vies.

— Ne croyez pas ça. Nous avions de l’avance sur vous, c’est vrai. Mais pas sur « lui ». Il est impossible de prédire où et quand il frappera.

Je commençais à en avoir marre d’entendre parler du diable comme d’un personnage réel et omnipotent. Je remis la balle au centre :

— Si vous connaissez mes informations, qu’est-ce qui vous intéresse ?

— D’abord, nous ne savons pas, exactement, où vous en êtes. Ensuite, vous avez avancé sur des territoires qui ne nous sont pas accessibles.

Van Dieterling et ses archives. Les deux groupes devaient être rivaux. Zamorski ne savait rien, ou presque, d’Agostina Gedda. J’allais peut-être avoir l’opportunité de « vendre » deux fois mon dossier d’enquête et de travailler pour deux entités, comme le Serviteur de deux maîtres de Goldoni. Le Polonais confirma, feignant un ton désolé :

— La synergie dans nos rangs est loin d’être ce qu’elle devrait. Surtout en matière de démonologie. Les Italiens du Vatican pensent avoir la mainmise sur ce domaine et refusent de coopérer. Je n’avais aucune peine à imaginer les deux factions se tirant la bourre. Van Dieterling tenait son spécimen — Agostina. Zamorski devait posséder ses propres dossiers.

— Si vous voulez mes éléments, fis-je, proposez-moi une monnaie d’échange.

Le prêtre se leva. Son regard d’acier disait : « Attention où vous marchez. » Mais il prononça d’un ton calme :

— Vous avez une chance inouïe d’être encore en vie, Mathieu — et sain d’esprit. Sans le savoir, vous évoluez dans une véritable guerre.

— Vous voulez dire une « guerre interne », entre différents groupes religieux ?

— Non. Nos rivalités ne constituent qu’un épiphénomène. Je vous parle d’un vrai conflit, qui oppose l’Église à une secte sataniste puissante. Je vous parle d’un danger imminent, qui nous menace tous. Nous, les soldats de Dieu, mais aussi tous les chrétiens de la planète.

Je n’étais plus sûr de suivre :

— Les Sans-Lumière ?

Zamorski esquissa quelques pas, mains dans le dos :

— Non. Les Sans-Lumière sont plutôt l’enjeu de la bataille.

— Je ne comprends pas.

Le nonce s’approcha d’un vieux paper-board bancal, derrière des pupitres soutenant des partitions. Il attrapa un feutre :

— Connaissez-vous ce signe ?

Il traça un cercle, le barra d’un trait horizontal dans sa partie inférieure, puis dessina quelques maillons. Le tatouage de Cazeviel et l’ornement de la chevalière de Moraz. Ce symbole désignait donc une secte satanique.

— Je l’ai déjà vu deux fois.

— Où ?

— Tatoué sur le torse d’un homme. Gravé sur la bague d’un autre.

— Tous les deux morts, d’après mes informations.

— Si vous avez les réponses, pourquoi poser les questions ? Zamorski sourit puis capuchonna son feutre :

— Patrick Cazeviel. Richard Moraz. Le premier est mort dans l’escalier du Vatican, le 31 octobre. Le second près de la maison du Dr Bucholz, aux environs de Lourdes, le lendemain. Vous les avez tués tous les deux. Si vous voulez qu’on passe un accord, vous devez jouer franc jeu avec moi.

— Qui a parlé d’accord ? Il tapota sur le tableau :

— Vous ne voulez pas savoir ce que ce dessin signifie ?

— En cherchant, je trouverai par moi-même.

— Bien sûr. Mais nous pouvons vous faire gagner du temps. L’ecclésiastique arpentait la pièce, d’une démarche posée, patiente. J’en avais déjà marre de ces circonvolutions :

— Comment s’appelle la secte ?

— Les Asservis. Ils se considèrent comme les esclaves du Démon. D’où leur symbole : le collier de fer. On les appelle aussi les Scribes. Les sectes sataniques sont ma spécialité. Mon vrai travail est de traquer ces groupes à travers le monde. Or, de tous ceux que j’ai croisés ou étudiés, les Asservis constituent le plus violent, le plus dangereux. Et de loin.

— Quel est leur culte ?

Zamorski eut un geste large, qui annonçait une digression :

— Dans la plupart des sectes sataniques, le diable n’est qu’un prétexte pour s’adonner à la dépravation, à la drogue, à différentes activités plus ou moins illicites. Parfois, ces pratiques vont plus loin et nourrissent les pages des faits divers. Meurtres, sacrifices, incitations au suicide... Mais je dirais qu’au fond, ces clans ne sont pas dangereux et se limitent le plus souvent à profaner des cimetières. Une simple variation de la délinquance. Il n’y a pas de transcendance ni d’enjeu supérieur dans tout ça. Et quand ces dépravés tentent d’entrer en contact avec leur « maître », c’est dans le cadre de cérémonies plutôt ridicules.

— Je suppose que les Asservis n’appartiennent pas à cette catégorie.

— Pas du tout. Les Asservis sont de véritables satanistes, qui vivent pour et par le mal. Ils mènent une vie ascétique, exigeante, implacable. Assassins, bourreaux, violeurs : ils pratiquent le mal à froid, dans l’ordre et la rigueur. Ils sont l’équivalent de nos moines. Puissants, nombreux — et invisibles. Pas question pour eux de forniquer sous un autel d’église ou d’embrasser le cul d’un bouc. Ce sont de vrais criminels, qui visent la transcendance par le mal et la destruction. Leur communion, c’est le meurtre, la souffrance, la dépravation. De plus, ils sont terriblement unis. Un projet secret les fédère.

J’allumai une nouvelle cigarette, histoire de nourrir notre petit enfer intime.

— Qui est...

— Recueillir les commandements du diable. Quand ils ne tuent pas, les Asservis traquent la parole de Satan.

Zamorski reprit son souffle. Il faisait toujours les cent pas. Plus que jamais, son allure martiale rappelait un général en campagne. Il continua :

— Voyez-vous, le dogme satanique souffre d’une lacune fondamentale : il n’a pas de livre sacré. Pas l’ombre d’un texte. Dans l’histoire du satanisme, vous trouverez une foule de bibles noires, de volumes de démonologie, de grimoires, de témoignages. Mais jamais un ouvrage qui prétend transcrire la parole du démon, au sens consacré du terme. Contrairement à ce qu’on raconte, le diable n’est pas bavard.

En un éclair, je revis le prêtre de Lourdes, en soutane élimée. « Ils n’ont pas de livre, vous comprenez ? » Le fanatique parlait des Asservis. Je demandai :

— Où se trouve cette parole ? Où est-elle écrite ?

Un reflet matois passa dans ses yeux :

— Vous me posez la question ? (Il ouvrit les mains.) Mais nous parlons du sujet même de votre enquête !

J’aurais dû y penser. Les Sans-Lumière. Les seuls êtres au monde à avoir eu un contact réel, durant leur coma, avec le démon.

— Les Asservis recherchent les Sans-Lumière ?

— C’est le sens de leur quête. Pour eux, ces miraculés sont dépositaires d’une parole unique. Une parole qu’ils doivent consigner dans leur livre. C’est pour cela qu’on les appelle aussi les « Scribes ». Ils écrivent sous la dictée du diable.

— Je suppose qu’ils cherchent en priorité à déchiffrer le Serment des Limbes ?

Zamorski approuva :

— Leur projet se résume à cet objectif : décrypter le Serment. Les mots qui permettent d’atteindre le Malin et de pactiser avec lui.

— Cazeviel et Moraz appartenaient à cette secte ?

— De longue date.

— Vous voulez dire : avant la noyade de Manon ?

— Bien sûr. Ce sont eux qui ont corrompu la petite fille. Ils l’ont conditionnée, lui ont soufflé les actes sataniques qu’elle commettait à l’époque. Nous ne savons pas ce qu’ils cherchaient à faire au juste. Sans doute former une espèce de créature malsaine, qui aurait attiré l’attention de Satan en personne.

— Quand ont-ils appris que Manon était vivante ?

— Au moment de la mort de Sylvie Simonis.

— Savez-vous comment ils l’ont appris ?

— Par Stéphane Sarrazin.

Le nom du gendarme me péta à la gueule :

— Pourquoi lui ? Pourquoi les aurait-il prévenus ?

Le nonce réprima un sourire :

— Parce qu’il était leur complice. Stéphane Sarrazin, quand il s’appelait encore Thomas Longhini, était un Asservi, lui aussi. Il faisait équipe avec les deux autres pour corrompre la petite fille.

Encore une vérité manquée. J’avais toujours senti la complicité des trois hommes, sans pouvoir la prouver. Le fameux axiome des 30 %... Moraz, Cazeviel, Longhini avaient, à eux trois, et indirectement, provoqué la mort de Manon. Mais j’étais encore sceptique :

— En 1988, repris-je, Thomas Longhini avait treize ans. Il était écolier. Moraz était horloger. Cazeviel casseur. Comment auraient-ils pu se connaître ?

— Vous n’avez pas suffisamment creusé leur passé. Richard Moraz n’était pas seulement horloger. Il était collectionneur, et même receleur. C’est ainsi qu’il a connu Cazeviel, qui lui revendait des objets volés.

— Et Thomas ?

— Thomas était un pervers. Un vicieux. Ce qui l’excitait, c’était de pénétrer la nuit chez les gens. De les observer. Ou de leur subtiliser des bibelots. C’est par cette voie qu’il a rencontré Moraz. Il lui vendait des pièces dérobées.

Moraz, Cazeviel, Longhini : trois oiseaux de nuit, associés sur fond de vol et d’intrusion nocturne. Ils s’étaient découvert ensuite une autre aspiration commune : le culte du diable.

J’imaginais la suite. Thomas Longhini, au fil des mois, avait dû s’attacher à Manon et ne plus vouloir la dévoyer. Il avait pris peur. Il avait parlé à ses parents puis au psychiatre, Ali Azoun, sans pouvoir avouer la vérité complète. Il procédait par allusions mais l’essentiel était là. Longhini voulait stopper l’envoûtement de Manon. Ce qui avait commencé comme un jeu pervers — la corruption de l’enfant — devenait dangereux. Manon agissait réellement comme une possédée. Et sa mère, perdant tout contrôle, était prête à la détruire.

— Si je comprends bien, enchaînai-je, les trois complices ont découvert cet été seulement que Manon était vivante. Ils ont alors pensé qu’elle pouvait être une Sans-Lumière. Une créature que le démon avait sauvée jadis. Donc, un être qui les intéressait au plus haut point.

— Exactement. Sauf qu’entre-temps, Manon a disparu. Soit elle a senti la menace de ces fanatiques, soit elle craignait l’assassin de sa mère. Je notai au passage : Zamorski n’envisageait pas la culpabilité de Manon. Ce fait me soulagea, d’une manière obscure, inexplicable. Je ne voulais déjà plus que Manon soit coupable...

Pour le reste, mes propres données cadraient avec ces éléments. Le trio cherchait Manon, comme moi. Moraz et Cazeviel avaient décidé de m’éliminer pour m’empêcher de la trouver avant eux. Longhini, alias Sarrazin, au contraire, avait décidé de s’associer avec moi. Pourquoi ? Prévoyait-il de me tuer ensuite, lorsque j’aurais rempli ma mission ? Ou comptait-il sur moi pour débusquer d’autres Sans-Lumière ?

Je revins au point primordial. Zamorski savait-il où Manon se cachait ? La question me brûlait les lèvres mais je voulais d’abord sonder ce partenaire éventuel :

— Pourquoi vous me racontez tout ça ?

— Je vous l’ai dit : vos informations m’intéressent.

— Vous avez l’air d’en savoir beaucoup plus que moi.

— Sur l’enquête Simonis. Mais il y a d’autres versants dans ce dossier.

— Agostina Gedda ?

— Par exemple. Nous savons que vous l’avez interrogée, à Malaspina. Nous voulons une transcription de ce témoignage.

— Van Dieterling ne coopère donc pas avec vous ?

— Nous possédons des vues différentes sur le problème, je vous le répète. Il vous a reçu à la curie romaine. Il détient, au sein de la bibliothèque apostolique du Vatican, des archives de la plus haute importance. Des documents que vous avez consultés.

Le cardinal ne m’avait rien laissé mais je décidai d’y aller au bluff :

— Je possède, c’est vrai, des textes qui pourraient enrichir vos dossiers. Mais vous ? Qu’avez-vous pour moi ? La révélation des Asservis n’est pas suffisante. Tôt ou tard, j’aurais découvert leur existence.

— C’était la partie gratuite de notre deal. De quoi vous convaincre que nous ne brassons pas du vide.

— Vous disposez d’une autre monnaie d’échange ?

— Une monnaie irrésistible.

— Quoi ?

— Manon Simonis.

— Vous savez où elle se trouve ?

— En vérité, nous la gardons sous notre protection.

Le coup me bloqua le souffle, mais je parvins à prononcer :

— Où ?

Zamorski attrapa mon imperméable et me le lança :

— Vous n’avez pas peur en avion ?

83

AU CŒUR de la nuit, l’aéroport du Bourget ressemblait à ce qu’il était désormais : un musée à ciel ouvert. Un Louvre de l’aéronautique, dont les sculptures étaient des Mirage, des Bœing, des fusées Ariane. On devinait, dans l’obscurité pluvieuse, les avions sous les bâches, les hangars aux machines volantes, les fuselages brillants et les ailes frappées de cocardes...

La Mercedes noire d’Andrzej Zamorski glissait dans l’allée détrempée. J’admirai, encore une fois, le luxe de l’habitacle : vitres fumées, sièges en cuir, plafond capitonné, portières ornées de bois de rose.

— Mon petit pays a des ressources, commenta l’émissaire du Vatican. On m’accorde les moyens nécessaires lorsqu’on m’envoie en terre hostile.

— La France est une terre hostile ?

— Je n’étais que de passage. Venez. Nous sommes arrivés.

La voiture stoppa devant un bâtiment au rez-de-chaussée éclairé. J’attrapai mon sac dans le coffre — Zamorski avait accepté de passer à mon domicile pour me permettre de prendre quelques affaires, et surtout mon fameux dossier.

Dans la salle, deux pilotes relisaient leur plan de vol, des stewards aux allures de gardes du corps nous proposaient Champagne, café et amuse-gueules. À une heure du matin, ils s’efforçaient d’avoir l’air frais comme des fleurs.

Un Falcon 50EX manœuvrait sur le tarmac désert, piquant la nuit de ses lumières. Debout devant les vitres, je réfléchissais. Un prélat capable d’affréter un jet privé en pleine nuit : Zamorski n’était décidément pas un religieux ordinaire. Mais je ne m’étonnais plus de rien. Je me laissais porter par les événements, bercer, même, par une sensation d’irréalité, observant les lueurs se refléter sur la piste détrempée.

— Venez. Le pilote s’impatiente.

— Il n’y a pas de contrôle des douanes ?

— Passeport diplomatique, mon cher.

— Où allons-nous ?

— Je vous expliquerai en vol.

Malgré moi, je me rebellai :

— Je ne mettrai pas un pied à bord sans savoir où nous partons.

Le Polonais saisit mon sac :

— Nous partons pour Cracovie. Manon y est cachée. Dans un monastère. Un lieu très sûr.

Je suivis l’ecclésiastique sur le tarmac. Son costume noir scintillait autant que le bitume humide. Scrutant son poing serré sur l’anse de mon sac, je me dis qu’une arme automatique dans cette main n’aurait pas fait tache. Par association, je songeai au Glock que je portais à ma ceinture. Ce départ clandestin avait un avantage : personne ne m’avait fouillé.

La cabine du Falcon abritait six sièges en cuir, accoudoirs et tablettes en acajou verni. Les plafonniers, minuscules, brillaient comme des pépites dorées. Des corbeilles de fruits nous attendaient, aux côtés de bouteilles de Champagne millésimées, enfouies dans des seaux à glace. Six places, six privilèges au-dessus des nuages.

— Installez-vous où vous voulez.

Je choisis le premier siège sur ma gauche. Les deux prêtres qui nous accompagnaient depuis l’église polonaise s’assirent derrière moi. Deux colosses, qui n’avaient de religieux que le col romain et n’avaient toujours pas dit un mot. Zamorski se plaça en face de moi puis boucla sa ceinture. Le déclic fut comme un signal : les moteurs vrombirent aussitôt.

L’appareil prit son envol, toujours dans la même atmosphère de songe et de fluidité. Je contemplai par le hublot les premières brassées de nuages. Le ciel, entre ces nuées d’argent, étincelait d’un bleu sombre. Un miroir sans contour ni limite, que nous traversions en toute facilité. Ce n’était plus la nuit : c’était l’envers du monde.

— Vous buvez quelque chose ?

Zamorski plongeait déjà la main dans la glace pilée. Je refusai d’un geste. J’avais surtout envie d’une cigarette. Mon hôte me devina encore une fois :

— Vous pouvez fumer. C’est un des avantages de ces vols privés : nous sommes chez nous.

J’allumai une Camel, sentant ma méfiance revenir face à tant d’égards. Qui était au juste ce prélat, caché derrière ses manières policées ? Quelles étaient ses intentions ? Où m’emmenait-il exactement ? Je fonçais peut-être dans un piège, dont l’appât s’appelait Manon. Après une longue bouffée, j’ordonnai :

— Parlez-moi de Manon.

— Que voulez-vous savoir ?

— Comment avez-vous connu son cas ?

— Le plus simplement du monde. Par le curé de sa paroisse, le père Mariotte. Après la tentative d’assassinat, en 1988, il s’est confié au prêtre exorciste de Besançon. L’information est remontée jusqu’à moi. Nos réseaux sont très structurés.

— À l’époque, vous saviez que Manon était vivante ?

— Une brève enquête nous l’a appris, oui. À partir de là, nous avons toujours gardé un œil sur elle.

— Vous pensiez qu’elle était possédée ?

— Il y avait, disons, une forte présomption.

— Pourquoi ?

— Nous avons recueilli plusieurs témoignages sur son attitude, avant l’assassinat. Il y avait aussi les suspects de l’affaire : Cazeviel, Moraz, Longhini. Ils étaient déjà sur nos listes. Cette affaire baignait dans le satanisme.

— Ensuite ?

Zamorski eut un haussement d’épaules :

— La petite a grandi, sans histoire ni déviance. Pas le moindre signe d’emprise démoniaque.

— Elle a été suivie par des psychologues.

— Rien à voir avec le diable. Elle était simplement traumatisée par toute cette histoire. Ce qui est plutôt compréhensible.

Je n’avais plus le temps pour les précautions de langage :

— Pensez-vous qu’elle a tué sa mère ?

— Non.

— Pourquoi cette certitude ?

— Elle réside dans notre monastère depuis trois mois. Elle est innocente. Aucune femme ne pourrait simuler à ce point. C’est une vraie... source de lumière.

Agostina Gedda aussi avait été une source de lumière. Pour devenir finalement un monstre. Mais j’avais envie de croire Zamorski.

— Elle n’a donc pas vécu, selon vous, une expérience négative pendant son coma ?

— Manon ne conserve aucun souvenir de cette parenthèse. En tout état de cause, quoi qu’elle ait vécu durant sa plongée, cela n’influence pas sa personnalité d’aujourd’hui.

J’approuvai de la tête mais songeai aux avertissements qu’on m’avait assenés à Catane, à propos d’Agostina. Aux mises en garde de van Dieterling. Aux instructions du Rituel Romain : « Innombrables sont les artifices et les fourberies du diable pour tromper les hommes... » Qui pouvait-on croire dans un tel contexte ?

Je passai aux généralités :

— Pensez-vous, en votre âme et conscience, que les Sans-Lumière existent ? Je veux parler de meurtriers agissant sous une emprise démoniaque.

— L’expérience négative existe. Et elle peut être traumatisante.

— Au point de transformer celui qui la subit en être agressif, en assassin ?

— Dans certains cas, oui.

— Mais croyez-vous que le diable soit au fond de tout ça ? Je veux dire : une véritable entité négative ? Un agent corrupteur ?

Zamorski sourit. Les lumières de la cabine avaient baissé. Les fauteuils en cuir brillaient doucement sous les plafonniers. De temps à autre, les feux au bout des ailes, déchirant les nuages, venaient éclairer nos profils à travers les hublots.

— Nous étudions ces phénomènes depuis des années. Attendez d’être à Cracovie, vous comprendrez mieux notre position.

— Revenons aux cas spécifiques alors. Agostina Gedda est-elle une véritable possédée ?

— Selon van Dieterling, il n’y a aucun doute. Et d’après ce que je sais, tout concorde.

— Raïmo Rihiimäki : cela vous dit quelque chose ?

— Bien sûr.

— Un Sans-Lumière ?

— Il y a eu expérience négative, c’est certain. Raïmo s’est confié à un psychiatre. Il a raconté sa vision. Cette épreuve l’a transformé en machine à tuer.

— Agostina et Raïmo sont donc les auteurs des meurtres dont on les accuse ?

— Mathieu, vous brûlez les étapes. Encore une fois, attendez d’être à Cracovie. Nous...

— Ces miraculés sont-ils des assassins, oui ou non ? Ont-ils été capables d’utiliser des acides, d’injecter des insectes, de placer du lichen dans la cage thoracique de leur victime, d’agir exactement de la même façon, à des milliers de kilomètres de distance ?

Zamorski tenait une coupe de Champagne perlée de gouttes. Il but une gorgée puis admit :

— Au fil des années, notre groupe s’est fait une opinion.

— Laquelle ?

— À côté de l’expérience négative, il pourrait exister un autre facteur. Une circonstance particulière.

— Je vous écoute.

— Un être extérieur, qui contacterait et aiderait ces tueurs... « révélés ».

Zamorski exprimait l’hypothèse que j’envisageais depuis le départ, sans l’avoir jamais approfondie. Un complice des Sans-Lumière. Un, inspirateur, en chair et en os. Celui qui avait gravé dans l’écorce : « JE PROTÈGE LES SANS-LUMIÈRE »...

— Un homme les aiderait à tuer de cette façon ?

— Les y inciterait, en tout cas.

— Un homme qui se prendrait pour le diable ?

— Qui penserait agir au nom du diable, oui.

— Vous avez des preuves qui étayent cette hypothèse ?

— Seulement des convergences. Le mode opératoire, d’abord. Jamais, auparavant, les Sans-Lumière n’ont appliqué cette méthode. On peut imaginer qu’un homme, une présence cachée, leur dicte maintenant cette technique.

Van Dieterling parlait de « mutation », de prophétie à déchiffrer, à travers la répétition de ces meurtres rituels. Mon instinct de flic me faisait pencher pour la version Zamorski, plus tangible : l’intervention d’un tiers, un associé de l’ombre.

Il continuait :

— Ensuite, la multiplication des cas. Au cours des siècles, les Sans-Lumière sont très rares. Or, d’un coup, nous avons trois exemples en quatre années : 1999, 2000, 2002... Et sans doute y en a-t-il d’autres. Pourquoi cette accélération ? Un homme a peut-être favorisé cette série. Un criminel qui ne serait pas le tueur à proprement parler mais l’inspirateur de ces traumatisés. Une sorte d’émissaire du démon, qui les pousserait à passer à l’acte.

Mes suppositions, flottant jusqu’ici dans le vide, trouvaient un écho concret auprès du nonce. Ce vol de nuit me chauffait le cœur, à la manière d’un feu de joie. Il était temps d’éclaircir les énigmes qui le concernaient directement :

— Il y a quinze jours, je vous ai vu à la chapelle Sainte-Bernadette. Une messe était célébrée en l’honneur d’un flic dans le coma.

— Luc Soubeyras. Je le connais bien. Il menait la même enquête que vous. Ou plutôt, pour être juste, vous menez la même que lui.

— Il a tenté de se suicider. Savez-vous pourquoi ?

— Luc était trop exalté. À bout de nerfs. Cette enquête a eu sa peau.

— C’est tout ?

— Dans cette affaire, il faut être prêt à franchir certaines limites. À visiter certains confins. Mais surtout être capable d’en revenir ! Luc, malgré sa passion, n’était pas assez fort.

Je ne répondis pas. Je songeai aux objets satanistes découverts par Laure. Luc avait-il passé une ligne rouge ? Je revins à Zamorski, et à sa conversation avec Doudou, dans la chapelle. J’évoquai le coffret qui était passé entre leurs mains. Le plumier de bois sombre.

— Le dossier d’enquête de Luc, fit le Polonais. Entièrement numérisé sur des clés USB. Luc m’avait averti. En cas de problème, son adjoint me remettrait ses documents. D’une certaine façon, nous étions partenaires.

— Selon Doudou, votre mot de passe était : « J’ai trouvé la gorge. » Quel est le sens de cette phrase ?

— Luc était obsédé par les NDE. Le gouffre, le puits, la gorge...

— C’est aussi ce qu’il a dit à sa femme avant de se suicider. Pourquoi à votre avis ?

— Pour la même raison. Luc ne vivait que pour ce tunnel. C’était son idée fixe. Or, cette porte, cette fameuse « gorge », lui restait inaccessible. Au fond, je crois que son suicide est un aveu d’échec.

Zamorski se trompait. Luc ne s’était pas suicidé par simple désespoir. D’ailleurs, il n’avait pas échoué mais au contraire, il était allé plus loin que moi, j’en étais sûr. Trop loin ?

— À la messe de Sainte-Bernadette, je vous ai vu vous signer à l’envers.

— Simple précaution, sourit-il. Ce signe de croix inversé visait à me protéger des éléments sataniques du coffret. Soigner le mal par le mal, vous comprenez ?

— Non.

— Ce n’est pas grave. Un détail.

Il se pencha vers le hublot puis regarda sa montre :

— Nous allons arriver. Je sentis mes tympans se comprimer. L’avion amorçait son atterrissage. Je ne lâchai pas le nonce :

— À l’église polonaise, vous m’avez dit que votre spécialité était les Asservis. Comment s’insèrent-ils dans l’affaire des Sans-Lumière ?

— Je vous l’ai déjà dit : ils les cherchent, ils les traquent.

— Et vous tentez de vous placer entre ces deux fronts ?

— En suivant les Sans-Lumière, nous croisons le chemin des Asservis, oui.

— Quels sont leurs rapports avec les Sans-Lumière ? Ils les vénèrent ?

— D’une certaine façon. Ils les considèrent comme des élus. Mais leur priorité est de leur arracher une confession. Pour cela, ils n’hésitent pas à les enlever. À les droguer, à les torturer. Leur obsession est la parole du diable. Tous les moyens sont bons pour décrypter cette voix.

— Lorsque vous dites que les Asservis constituent une des sectes les plus dangereuses, concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ?

Zamorski leva les sourcils, en signe d’évidence :

— Vous en avez eu une démonstration, avec Moraz et Cazeviel. Les Asservis sont armés, entraînés. Ils tuent, violent, détruisent. Ils respirent le mal comme nous respirons l’air qui nous entoure. Le vice est leur biosystème naturel. Ils s’automutilent, se défigurent aussi. Sadisme et masochisme sont les deux faces de leur mode d’existence.

— Comment possédez-vous ces éléments sur une secte aussi secrète ?

— Nous avons des témoignages.

— Des repentis ?

— Chez eux, il n’y a pas de repentis. Seulement des survivants.

Je jetai un coup d’œil aux nuages moirés derrière les hublots. Mes tympans craquaient encore.

— Y a-t-il des Asservis là où nous allons ? Je veux dire : à Cracovie ?

— Malheureusement, oui. Le phénomène est récent. Des faits divers se multiplient dans notre ville, révélateurs de leur présence.

Des clochards torturés, démembrés, brûlés vifs. Des animaux mutilés, sacrifiés. Ce sillage de sang est leur marque.

— Savent-ils que Manon est à Cracovie ?

— Ils sont là pour elle, Mathieu. Malgré nos précautions, ils l’ont localisée.

— Ils sont donc convaincus qu’elle est une Sans-Lumière ? Zamorski observait les lumières qui scintillaient sous l’aile du Falcon :

— Nous arrivons.

— Répondez-moi : pour les Asservis, Manon est une Sans-Lumière ?

Son regard se posa sur moi, plus dur qu’une sonde plantée dans le permafrost :

— Ils pensent qu’elle est l’Antéchrist en personne. Qu’elle est revenue des ténèbres pour clamer la prophétie du diable.

84

CRACOVIE, sculptée dans les ténèbres. Ses murs étaient fissurés, ses routes crevassées — des écharpes de brouillard s’effilochaient sur ses tours et ses clochers. Tout semblait prêt pour une « Walpurgisnacht ». Il ne manquait plus que les loups et les sorcières. Je voguais dans une nouvelle limousine comme dans un bateau fantôme. Toujours prisonnier de cette étrange sensation de confortable détachement.

La voiture stoppa au pied d’un grand bâtiment sombre, bordé par un jardin public, près d’une zone piétonnière aux ruelles étroites. Des prêtres nous attendaient. Ils prirent nos bagages, ouvrirent des portes. Leurs cols blancs s’animaient dans la nuit comme des feux follets. Je suivis le mouvement.

À l’intérieur, je distinguai un patio aux jardins taillés, des galeries de colonnes, des voûtes noires. On emprunta un escalier extérieur, sur la droite — les galoches des prêtres produisaient un raffut de guerre. Impossible de ne pas penser à une forteresse militaire accueillant des renforts nocturnes.

On m’ouvrit une cellule. Murs de granit, décorés d’un crucifix. Un lit, un bureau et une table de chevet aussi noirs que les murs. Dans un coin, derrière un paravent de jute, une minuscule salle d’eau donnait froid dans le dos.

Mes guides me laissèrent seul. Je me brossai les dents, évitant mon reflet dans le miroir, puis m’enfonçai dans les draps humides. Avant que mon corps ne se réchauffe, je dormais sans rêve ni conscience.

Quand je me réveillai, une ligne de lumière traversait la chambre, chargée de particules immobiles. Je remontai à sa source : une petite fenêtre à meneaux verticaux, éclaboussée de soleil. Les deux battants de verre, incrustés de bulles translucides, amplifiaient cette clarté comme une loupe.

Je regardai ma montre : 11 heures du matin.

Je bondis hors du lit et restai figé par le froid de la pièce. Tout me revint. Le rendez-vous de Zamorski. Le voyage en jet privé. L’arrivée dans cette citadelle noire, quelque part en ville inconnue.

Je plongeai la tête sous l’eau glacée, endossai des vêtements propres puis sortis. Un couloir, aux larges lattes de parquet. Des tableaux sombres, aux reflets mordorés, des saints tourmentés, taillés dans du bois, des vierges hallucinées, polies dans du marbre. Je marchai jusqu’à une haute porte au cadre sculpté. Des anges déployaient leurs ailes, des martyrs, traversés de flèches ou portant leur tête sous le bras, bénissaient leurs bourreaux. Je songeai à la Porte de l’Enfer de Rodin.

Je tournai la poignée et me retrouvai dehors.

Quatre bâtiments fermaient le patio, partagé en pelouses régulières et bosquets coupés. Du solide. Un bastion de foi, qui avait dû tenir tête aux bombardements nazis et aux assauts socialistes. Chaque bloc de deux étages était ajouré en une série d’arcades aux balustrades pleines. Je me trouvais dans la partie du fond, au premier étage. Je remontai la galerie jusqu’à un escalier. Des lanternes et des barres de fer ponctuaient chaque voûte.

Tout était désert. Pas la moindre soutane en vue. J’avais à peine foulé les graviers de la cour que les cloches se mirent à sonner. Je souris et inspirai la lumière blanche et froide. Je voulais me remplir de cet instant si pur, qui tenait du prodige.

Les jardins évoquaient la Renaissance : des buissons élagués formaient carrés et rectangles, des cyprès se groupaient au centre, autour d’une place circulaire. Des bancs longeaient les galeries et, au fond des voûtes, des fenêtres à vitraux luisaient de reflets détourés. Je traversai la cour. Un brouhaha assourdi me parvint. Je bifurquai et poussai une nouvelle porte.

Le réfectoire était baigné de clarté, sillonné de longues tables. Des brocs d’eau étincelaient, des plats d’inox fumaient comme des locomotives. Attablés par groupes de huit, des prêtres mangeaient et buvaient. Leurs uniformes impeccables, austérité blanche et noire, contrastaient avec leurs éclats de rire et les bruits de ripaille. Il régnait ici une atmosphère débonnaire, de jeunesse et de bonne chère. On disait que les prêtres polonais, durant la guerre froide, avaient été les seuls à bien manger — grâce à leur potager.

Un bras se leva dans l’assistance. Zamorski, installé à une table solitaire, Je me faufilai parmi les groupes et le rejoignis. Les autres ne me prêtaient aucune attention.

— Bien dormi ?

Le Polonais me désigna le siège devant lui. Je m’assis, regrettant déjà de n’avoir pas grillé une cigarette dans les jardins. Maintenant, il était trop tard. Je baissai les yeux sur le déjeuner. La table, dressée pour deux, était recouverte d’une nappe damassée, sur laquelle brillaient verres de cristal et couverts d’argent. Je me passai la main sur le visage :

— Je suis désolé, dis-je, confus. Je n’ai pas vu l’heure...

— Je viens de me lever, moi aussi. Nous avons raté la messe. Sers-toi.

Le tutoiement, ce matin, sonnait juste. Je ne savais pas quoi choisir. C’était un menu slave. Poissons marinés, disposés en fines lamelles, caviar agglutiné en cônes, pain noir et pain blanc, assortis de malossols, et une multitude de fruits rouges : mûres, airelles, framboises. Je me demandais où les prêtres avaient pu dénicher de tels fruits en cette saison.

— Vodka ? Ou il est trop tôt ?

— Café, plutôt.

Le nonce eut un geste. Un prêtre sortit de l’ombre et me servit avec une discrétion de fantôme.

— Où sommes-nous ?

— Au couvent Scholastyka, dans la vieille ville. Le fief des bénédictines.

— Des bénédictines ?

Zamorski se pencha. Son nez pincé brillait au soleil :

— C’est l’heure de la sexte, dit-il sur un ton de confidence. Pendant que les sœurs prient dans la chapelle, nous en profitons pour déjeuner.

— Vous partagez le monastère ?

Il ouvrit un œuf à la coque d’un coup de cuillère :

— Une stricte cohabitation. Nous ne pouvons pratiquer aucune activité ensemble.

— Ce n’est pas très... orthodoxe.

Il creusa le blanc de la coquille qu’il tenait entre deux doigts :

— Justement. Qui chercherait des religieux, surtout de notre genre, dans un couvent de bénédictines ?

— Quel est votre genre ?

— Mange. Ce qui ne tue pas engraisse, comme on dit chez nous.

— Quel est votre genre ?

Le nonce soupira :

— Tu es décidément un janséniste. Tu ne sais pas profiter de la vie.

Il vida son œuf en quelques cuillerées puis recula sa chaise :

— Prends ta tasse. Tu mangeras plus tard.

Je préférai boire mon café d’un trait. La brûlure explosa au fond de ma gorge. Le temps que j’encaisse la sensation, Zamorski franchissait déjà le seuil de la salle.

Dans la galerie, les rais du soleil et les ombres des piliers formaient un tableau en blanc et noir. Le froid, mystérieusement, aiguisait cette bichromie. Le prélat tourna sous un porche et emprunta un escalier qui paraissait descendre directement vers le Moyen Âge.

— Nous avons installé nos bureaux au sous-sol.

Un tunnel s’ouvrit, éclairé de manière uniforme, sans qu’aucune source de lumière soit visible. Les murs de pierre étaient patinés par les siècles. Pourtant, l’atmosphère de modernité et de technologie était plus forte. Quand Zamorski plaça son index sur une plaque d’analyse biométrique, je n’eus plus de doute. J’avais eu une vue de surface de la forteresse. J’allais découvrir son cœur.

Une paroi d’acier s’ouvrit sur une grande pièce aux plafonds voûtés, qui ressemblait à une salle de rédaction de journal. Des écrans d’ordinateurs scintillaient ; des imprimantes bourdonnaient au pied des colonnes ; téléphones, fax, téléscripteurs sonnaient et vibraient partout. Des prêtres s’agitaient, en bras de chemise. Je songeai à une annexe de L’Osservatore romano, l’organe officiel de la Cité Pontificale, mais il flottait ici une ambiance militaire, un goût de Secret Défense.

— La salle de surveillance ! confirma Zamorski.

— Surveillance de quoi ?

— De notre monde. L’univers catholique ne cesse d’être menacé, agressé. Nous veillons, nous voyons, nous réagissons.

Le prélat s’engagea dans l’allée centrale. On pouvait sentir la chaleur des ordinateurs et le souffle des systèmes de ventilation. Des hommes en col blanc parlaient au téléphone, en arabe. Zamorski expliqua :

— Notre foi est confrontée à des ennemis de toutes sortes. Il n’est pas toujours possible de régler les problèmes avec la prière ou la diplomatie.

— S’il vous plaît : parlez plus clairement.

— Par exemple, ces prêtres sont en contact permanent avec les troupes rebelles du Soudan. Des animistes, qui sont aussi, j’espère, un peu chrétiens. Nous leur donnons un coup de main. Et pas seulement en sacs de riz. (Il dressa son index vers le plafond.) Faire reculer l’islam : rien d’autre ne compte !

— Cela me paraît un point de vue simpliste.

— Nous sommes en guerre. Et la guerre est un point de vue simpliste sur le monde.

Le nonce s’exprimait sans acrimonie, avec bonne humeur. La lutte dont il parlait allait de soi. C’était dans l’ordre naturel des choses. Sur notre droite, quatre prêtres s’exprimaient en espagnol :

— Ceux-là travaillent sur les territoires d’Amérique du Sud, où la situation est complexe. Là-bas, nous ne pouvons entrer en conflit avec ceux qui détiennent le pouvoir, celui de la drogue, des armes, de la corruption. Il nous faut négocier, temporiser, et parfois même nous allier avec les pires voyous. Ad Majorent Dei Gloriam !

Il s’approcha d’un autre groupe, qui lisait des journaux en langue slave :

— Un plus sale boulot encore, en Croatie. Protéger des tortionnaires, des bourreaux, des exécuteurs. Ils sont chrétiens et ils nous ont appelés. Le Seigneur n’a jamais refusé son aide, n’est-ce pas ?

Des coupures de presse me revenaient en mémoire. Les juges du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie soupçonnaient le Vatican et l’Eglise Croate de cacher des généraux accusés de crimes contre l’humanité dans des monastères franciscains. Ainsi, tout était vrai. Zamorski temporisa :

— Ne fais pas cette tête. Après tout, nous faisons tous les deux le même boulot, chacun à notre mesure. Tu n’es pas le seul à te salir les mains.

— Qui vous a dit que j’avais les mains sales ?

— Ton ami Luc m’a expliqué votre petite théorie sur le métier de flic.

— Ce n’est qu’une théorie.

— Eh bien, j’adhère à ce point de vue. Il faut bien que certains exécutent les basses besognes pour que les autres — tous les autres — puissent vivre l’âme pure.

— Je peux fumer ?

— Sortons alors.

Nous nous installâmes sous les voûtes noires, à quelques jets de pierre des jardins. Odeurs de résine, de feuilles humides, de cailloux chauffés par le soleil. Je tirai sur ma Camel et expirai la fumée avec jouissance. La première clope du jour... Une renaissance chaque fois intacte.

— Hier, repris-je, vous m’avez parlé du K.U.K. Vous m’avez dit que vous apparteniez à une branche spéciale. Quel est son nom ?

— Pas de nom. Le meilleur moyen de garder un secret, c’est qu’il n’y ait pas de secret. Nous sommes des moines-chevaliers, les héritiers des milites Christi, qui protégeaient la Terre Sainte, mais nous n’avons pas d’ordre établi.

Des images, encore une fois. Des couvents-forteresses, dans l’Espagne de la Reconquista, au XIIe siècle, des châteaux dressés dans les déserts de Palestine, remplis de croisés suivant une règle monastique. Le cloître où je me trouvais appartenait à cette lignée.

— Vous vous chargez donc aussi des problèmes de satanisme ?

— Nos ennemis sont multiples, Mathieu, mais le principal, le plus dangereux, le plus... permanent, est celui qui a réussi à nous faire croire qu’il n’existait plus.

Je ne relevai pas. La sempiternelle citation de Charles Baudelaire, tirée du « Spleen de Paris » : « La plus belle ruse du Diable est de faire croire qu’il n’existe pas. » Mais Zamorski déclama un autre texte :

« Le mal n’est plus seulement une déficience, il est le fait d’un être vivant, spirituel, perverti et pervertisseur. Terrible, mystérieuse et redoutable réalité. » Sais-tu qui a écrit cela ?

— Paul VI, dans son audience générale du 15 novembre 1972. Le passage a fait beaucoup de bruit, à l’époque.

— Exactement. Le Vatican prenait déjà le diable au sérieux mais avec l’avènement de Jean-Paul II, notre position s’est encore renforcée. Tu sais que Karol Wojtyla a pratiqué lui-même des exorcismes ? (Il eut un bref sourire.) Tout ce que tu as vu en bas est financé par lui. Et la majeure partie de nos crédits sont consacrés à la lutte contre le diable. Car en somme, c’est le combat central. L’œil du cyclone.

Je me plaçai sur le seuil de la galerie, dos au soleil. Zamorski s’était assis sur un angle de pierre, taché de lichen. Depuis que je visitais ce bunker, une question me taraudait :

— Luc Soubeyras est venu ici ?

— Une fois.

— Le lieu a dû lui plaire.

— Luc était un vrai soldat. Mais je te le répète : il manquait de rigueur, de discipline. Il croyait trop au démon pour le combattre efficacement. Je songeai aux objets sataniques découverts par Laure. Le prélat poursuivit :

— Pour lutter contre Satan, il faut savoir le garder à distance. Ne jamais le croire, ne jamais l’écouter. C’est un paradoxe, mais pour l’affronter, dans toute sa réalité, il faut le traiter comme une chimère, un mirage.

J’écrasai ma cigarette contre la pierre, puis fourrai le mégot dans ma poche. Zamorski se tenait droit contre une colonne. Sa carrure, son col blanc, sa brosse grise : tout en lui distillait une netteté, une puissance de guerrier. On éprouvait à son contact une secrète fascination. Et un étrange sentiment de sécurité. Je demandai :

— Et vous, vous croyez au diable ? Je veux dire : à sa réalité physique et spirituelle ?

Il éclata de rire :

— Pour te répondre, il me faudrait la journée. Et peut-être même la nuit prochaine. Tu as lu Le Salaire de la peur ?

— Il y a longtemps.

— Tu te souviens de la citation en exergue ?

— Non.

— Georges Arnaud écrit en substance : « L’exactitude géographique n’est jamais qu’un leurre : le Guatemala par exemple, n’existe pas. Je le sais : j’y ai vécu. » Je pourrais te répondre la même chose sur le diable. « Le Malin n’existe pas. Je le sais : cela fait quarante ans que je lutte contre lui. »

— Vous jouez avec les mots.

Zamorski se leva et libéra ses poumons en un long souffle, marquant ainsi sa lassitude :

— La réalité du démon est partout, Mathieu... Dans toutes ces sectes, où les pires valeurs sont incarnées par des hommes et des femmes corrompus. Dans les asiles psychiatriques, où des schizophrènes sont persuadés d’être possédés. Mais surtout en chacun de nous, à chaque détour de l’âme, quand le désir, la volonté, l’inconscient, choisit l’abîme. Ne peut-on pas en déduire qu’une force magnétique réelle, une sorte de trou noir immanent, aspire nos esprits ?

— Vous croyez donc à une figure maléfique qui préexisterait au monde ? Une puissance incréée, transcendante, qui serait la source du mal dans l’univers ?

Zamorski eut un sourire discret, furtif, comme tourné vers lui-même. Il fit quelques pas et revint vers moi :

— Je crois surtout qu’on a beaucoup de pain sur la planche. Viens. (Il regarda sa montre.) Ton rendez-vous approche.

— Quel rendez-vous ?

— À 17 heures, Manon t’attendra ici même, dans les jardins. Sur le banc que tu vois là-bas.

85

LE JOUR TOMBAIT plus tôt en Pologne. Ou bien un orage couvait. Ou bien ma perception de la lumière n’était plus la même. Quand je revins dans les jardins du cloître, à l’heure dite, il me semblait que les arbres, les buissons, les vitraux sombraient déjà dans l’obscurité. Seuls, des reflets de mercure persistaient entre les feuilles des cyprès, les branches de buis, les personnages aux contours de plomb des fenêtres.

J’avançai dans la cour. Soudain, je distinguai une tache blanche, au pied d’une colonne soutenant un Saint-Stanislas. Je repérai la chevelure claire, qui semblait faire écho à l’angle gris du banc. Impossible de ne pas penser à l’opéra de Massenet Manon, que j’avais tant écouté durant mes études — cette phrase, lorsque l’héroïne rencontre pour la première fois le chevalier Des Grieux : « Quelqu’un ! Vite, à mon banc de pierre... »

Trois pas encore, et l’émotion me traversa comme une balle dans le torse.

Elle était là. Manon Simonis.

Le fantôme que je côtoyais depuis des jours sans savoir qu’il existait, vraiment. Elle était adossée au pilier, la tête penchée sur un livre. Je n’avais pas réussi à imaginer à quoi elle pouvait ressembler aujourd’hui, gardant en mémoire la petite fille aux sourcils blancs, mais en aucun cas, je n’aurais jamais pu envisager la silhouette qui se dessinait devant moi.

Manon était toujours blonde, plutôt châtain clair, mais sa stature n’avait plus rien à voir avec l’enfant chétive des photos. Elle était devenue une femme ronde, athlétique, aux épaules qui se posaient là. Sous un pull blanc à grosses torsades, ses formes étaient massives — et ses mains, à la distance où je me tenais, me paraissaient énormes.

J’avançai encore et discernai son profil. Alors seulement, je retrouvai les traits parfaits de l’enfant de Sartuis. Le nez à lui seul était un modèle de proportions. Droit, doux, il était surplombé par de longs yeux baissés. Manon lisait. Son expression était comme pointilleuse, rehaussée par un sourcil circonspect, sous ses cheveux coiffés en deux versants hippies.

Je toussai. Elle leva la tête et me sourit. Quelque chose de plus fort encore survint. Ce fut si violent qu’il me parut qu’on m’éjectait de moi-même. Un éblouissement. Mais ce n’était déjà plus moi qui l’éprouvais. J’étais devenu une conscience extérieure, un reflet évadé de moi-même, mesurant l’ampleur du phénomène exercé sur mon double. En même temps, une voix me soufflait : « Tu étais prêt pour cela. Toute ton enquête était écrite pour cette rencontre, cette commotion. »

— Vous êtes le flic français ?

Elle souriait et ses lèvres laissaient filtrer un léger reflet d’incisives. Manon s’écarta pour me laisser une place sur le banc. Ce mouvement fit saillir ses formes opulentes. La gamine anémique évoquait maintenant les pin-up blanches et roses des calendriers Playboy. Elle brandit son livre à la couverture jaunie :

— Ils ont ici quelques bouquins en français. Que des trucs religieux. Je les connais par cœur.

Elle énuméra des titres mais je ne les entendais pas. Tous mes sens étaient occultés par le choc de la rencontre. Comme lorsqu’une détonation vous assourdit les tympans, ou qu’une forte lumière vous aveugle. Je fis un effort pour revenir au moment présent.

— Vous savez pourquoi je suis là ? demandai-je.

— Andrzej m’a expliqué. Vous êtes venu m’interroger.

— Vous n’avez pas l’air étonnée par ma visite.

— Je me cache depuis trois mois. Je m’attendais bien à ce qu’on me retrouve. La police adore m’interroger.

Que savait-elle au juste des récents développements de l’enquête ? Etait-elle au courant du suicide de Luc ? De la mort de Stéphane Sarrazin ? Non. Qui aurait pu l’informer ici, entre ces murs austères ? Certainement pas Zamorski. Je m’assis à mon tour. Un goût de papier dans la bouche, je repris :

— Je ne suis pas enquêteur. Pas au sens où vous l’entendez. Je n’ai aucun rôle officiel.

— Qu’est-ce que vous faites là alors ?

— Je suis un ami de Luc. Luc Soubeyras.

Elle secoua la nuque par petits à-coups. Son sourire était enfoui sous ses mèches très lisses. Dans le clair-obscur, elle rappelait les photos de David Hamilton ou les images du « flower power » des Seventies. Colliers de graines et fleurs dans les cheveux. J’étais trop jeune pour avoir connu cette époque — mais je l’avais toujours imaginée comme une période bénie. Une ère d’idéalisme, de révolte, d’explosion musicale. Devant moi, se tenait une de ces fées de jadis.

— Comment va-t-il ? demanda-t-elle distraitement.

— Très bien, mentis-je. Il a été muté. C’est moi qui reprends l’enquête, en douce.

— Alors, vous avez fait le voyage pour rien.

— Pourquoi ?

— Je ne peux rien vous dire. Je ne suis qu’une mademoiselle « non-non ».

Elle pencha la tête de côté et énuméra, sur un ton mécanique :

— Vous rappelez-vous ce qui est arrivé, le 12 novembre 88 ? Non. Savez-vous qui a tenté de vous noyer dans le puits ? Non. Avez-vous des souvenirs du coma qui a suivi ? Non. Avez-vous des soupçons sur le meurtre de votre mère ? Non. Je pourrais continuer comme ça longtemps... À toutes les questions, je n’ai qu’une seule réponse.

Je fermai les yeux et respirai l’odeur de sève et de feuilles qui devenait plus intense. L’humidité s’était invitée avec l’ombre. C’était bien un orage qui couvait mais dans une version plus froide, plus oppressante que dans le Jura. Une version polonaise. Pour la première fois depuis une éternité, je n’avais pas envie de fumer. Je remarquai la couverture du livre : La Porte étroite d’André Gide.

— Ça vous plaît ? demandai-je, à court de sujet.

Elle eut une moue d’indécision. Ses lèvres charnues me firent penser, comme une fine allusion, aux aréoles de ses seins. Comment étaient-elles ? Tendres et roses comme cette bouche ? Une force se levait en moi, lentement. Pas un désir aigu, tordu, honteux, comme celui que j’avais éprouvé auprès de la directrice de Malaspina. Mais une envie pleine, épanouie, détachée de toute pensée.

J’insistai, me concentrant sur le livre :

— Vous n’aimez pas cette histoire ?

— Je la trouve... petite.

— Vous n’êtes pas d’accord avec la quête de la jeune femme ?

— Pour moi, la religion, c’est une fenêtre grande ouverte. Certainement pas un truc étriqué comme dans ce roman.

Adolescent, j’avais lu vingt fois le bouquin de Gide. Le destin d’une jeune femme qui préférait Dieu à son fiancé, l’amour spirituel à toute relation charnelle. Aujourd’hui, je n’en avais aucun souvenir, à l’exception de deux adolescents qui s’exprimaient comme des pierres tombales.

Je hasardai un commentaire :

— Gide parlait du sacrifice de soi qu’exige la communion avec le Seigneur. Cette difficulté même est une porte, un passage, un filtre. Au bout, il y a la pureté qui...

Elle chassa ma réflexion d’un geste désinvolte. J’imaginai encore une fois ses rondeurs sous le pull, les veinules bleues à travers sa peau blanche. Une chaleur ne cessait de monter en moi. Irrépressible et familière. J’étais en érection.

— Quel sacrifice ? demanda-t-elle d’une voix plus ferme. Il faudrait s’autodétruire pour atteindre Dieu ? C’est le contraire qui est vrai ! On doit être soi, s’écouter pour trouver le salut. C’est ça, le message du Christ : le Seigneur est en nous !

— Vous êtes catholique ?

— Si je ne l’étais pas, je le serais devenue. Y a rien d’autre à foutre ici !

Elle feuilleta machinalement ses pages. Son expression devint grave. Je compris que la première Manon n’était que l’antichambre d’une autre, plus profonde. Maintenant, son visage était dur, tendu, sombre. La jeune fille abritait, comme un secret, un second personnage : grave, sévère, angoissé, d’une beauté nocturne.

Je pris conscience qu’elle parlait toujours :

— Pardon ? Excusez-moi, j’ai du mal à me concentrer...

Elle eut un rire rauque, presque masculin. La lumière revint aussitôt. Ses petites incisives brillaient entre ses lèvres, aussi vives qu’un fragment de neige éternelle :

— On peut se tutoyer, non ? Je disais que j’ai pas souvent de visites, ici.

— Vous... tu t’ennuies ?

— Je m’emmerde carrément, tu veux dire.

Nos répliques paraissaient réglées comme dans un film, sauf qu’elles n’avaient aucune logique, aucune cohérence : on avait mélangé les pages du script.

— Avant, reprit Manon, j’étais étudiante en biologie. J’avais des amis, des examens, des cafés où j’aimais traîner. J’étais guérie de mes peurs anciennes, de mon état d’alerte perpétuel...

Elle avait replié une jambe sous sa cuisse, et tirait sur les franges de son jean :

— Et puis, il y a eu l’été dernier. Ma mère a disparu. Je me suis retrouvée seule face aux flics, menacée par je ne sais quoi, je ne sais qui. Le cauchemar est revenu d’un coup. Andrzej est apparu et il m’a convaincue de venir me réfugier ici. Il est très persuasif. Aujourd’hui, je ne sais plus où j’en suis. Mais au moins, je me sens en sécurité.

La pluie. Une nouvelle fraîcheur se mit à tournoyer dans la galerie. Je conservai le silence. Mon expression devait être sinistre. Manon eut un nouveau rire et me caressa la joue :

— J’espère bien que tu vas rester ! On s’emmerdera à deux !

Le contact de ses doigts m’électrisa. Mon désir disparut au profit d’une sensation plus vaste, plus universelle. Une ivresse qui ressemblait déjà à l’engourdissement de l’amour. J’étais pris au piège. Où était la Manon que j’avais imaginée ? La petite possédée qui avait traversé la mort ? La femme soupçonnée de meurtre, de pacte avec le diable, de propagation funeste ?

— C’est l’heure de Radio Vatican ! s’écria-t-elle en regardant sa montre. C’est la seule distraction, ici. On n’a même pas la télé. Tu le crois, ça ?

Elle se leva. La pluie s’engouffrait dans la galerie avec une liesse bruyante, déposant des gouttelettes sur nos visages :

— Viens. Après, on se fera un petit bortsch !

86

CETTE NUIT-LÀ, dans ma chambre monacale, j’affrontai mon ennemi le plus intime. Le désert de ma vie sentimentale.

Dans ce domaine, j’avais connu deux périodes distinctes. Le premier âge avait été celui de l’amour de Dieu. Sans faille ni corruption. Jusqu’au séminaire de Rome, il n’avait pas été question pour moi d’aventures féminines. Je n’en éprouvais aucune souffrance, aucun manque : mon cœur était pris. Pourquoi craquer une allumette dans une église remplie de cierges ?

L’illusion tenait. Parfois, bien sûr, des pulsions venaient torturer ma conscience, des silex déchirer mon bas-ventre. J’entrais alors dans un cycle épuisant de masturbations, de prières, de pénitences. Une chambre de torture bien personnelle...

Tout avait changé en Afrique.

La terre, le sang, la chair m’attendaient là-bas. À la veille du génocide rwandais, j’avais franchi la ligne, au fond d’une cabane de tôle ondulée. Je ne m’en souvenais pas. Ou comme on se souvient d’une collision en voiture. Un choc, un bouleversement interne qui annulait toute circonstance extérieure. Je n’avais pas éprouvé la moindre jouissance, le moindre sentiment. Mais j’en avais retiré une certitude : cette femme, éclat de peau, éclat de rire, m’avait sauvé la vie.

J’avais ressenti pour elle une sourde reconnaissance, au nom de cette déflagration, de cette libération survenue en moi. Sans cette rencontre, à terme, je serais devenu fou. Pourtant, ce matin-là, j’avais pris la fuite sans un adieu. J’étais parti comme un voleur, les dents serrées, à travers la ville. Et dans les rues de Kigali, la radio des Mille Collines déversait toujours ses appels à la haine...

Je m’étais réfugié dans une église à Butamwa, au sud de Kigali, et j’avais prié sans dormir durant trois jours, implorant le pardon du ciel, tout en sachant que je ne pouvais rien effacer et que, d’une certaine façon, j’allais maintenant mieux prier, mieux aimer Dieu.

Désormais, j’étais libre. J’avais enfin accepté ma nature : incapable de résister à la chair, à sa violence. Ce n’était pas un problème extérieur — la tentation — mais intérieur : je ne possédais pas ce verrou, cette capacité à dépasser mon propre désir. Enfin, j’étais sincère avec moi-même et j’accédais, d’une manière contradictoire, à une plus grande pureté d’âme. J’en étais là de mes réflexions quand, dans mon repaire, les premiers réfugiés arrivèrent.

On était le 9 avril.

L’avion du président Juvénal Habyarimana venait d’être abattu.

Tout de suite, j’avais songé à la femme — je l’avais quittée sans un regard, sans un baiser. Or, elle était tutsi. J’étais reparti à Kigali, la cherchant dans les églises, les écoles, les bâtiments administratifs. Je n’avais qu’une pensée : elle m’avait sauvé la vie et je n’étais pas là pour lui éviter la mort.

J’avais poursuivi mes recherches jour et nuit, m’enfonçant peu à peu parmi les cadavres. Le long des routes, dans les fossés, près des barrages, puis dans les charniers, où les morts s’entassaient, sanglants, débraillés, obscènes. Je plongeais mon regard, soulevais les têtes, les boubous. Mes mains puaient la mort. Mon corps puait la mort — et l’amour en moi, l’amour physique, me semblait être à l’image de ces victimes en décomposition. Un cadavre au fond de moi. Jamais je n’avais retrouvé la femme.

Les semaines suivantes, j’avais dérivé. Les massacres, les fosses ouvertes, les autodafés. Dans cet enfer, j’avais encore cherché l’amour. J’avais eu d’autres maîtresses, dans les camps humanitaires de Kibuye, à la frontière du Zaïre. Je ne cessais de penser à la disparue de Kigali. Le remords, le dégoût me submergeaient. Pourtant, parmi les miasmes de choléra et de pourriture, alors que les pelleteuses ensevelissaient les corps par milliers, je continuais à faire l’amour, au hasard, trouvant des partenaires sous les tentes aveugles, gagnant une nuit, une heure, contre le néant et la culpabilité. J’étais dans un état second et, comme tous les autres, submergé par l’effroi, la panique, le désespoir.

Ma crise de paralysie conclut cette frénésie sexuelle. Retour sanitaire en France. Transfert au Centre Hospitalier Sainte-Anne, à Paris. Là, le désir mourut avec la dépression — et les médicaments. Enfin, j’étais anesthésié. La bête était assommée.

Calme plat durant des années.

Plus la moindre attirance pour les femmes.

Puis mon orgueil chrétien était revenu à la surface. De nouveau, je jurai un amour exclusif à Dieu. Pas question de partager mon cœur, ni mon corps qui n’étaient destinés qu’au Seigneur. Je m’enfonçai dans une nouvelle impasse :

Je n’avais plus la force d’être prêtre.

Je n’avais pas le courage d’être un homme.

Mon métier de flic vint à mon secours. Capitaine à la BRP, les « mœurs », je commençai à croiser les seuls êtres qui pouvaient m’aider : les prostituées. L’amour sans amour : telle était ma voie. Soulager mon corps sans engager l’esprit. C’était la solution tordue que j’avais trouvée.

J’avais gardé le goût de la peau noire — le sceau de la première fois. Je multipliai les rencontres au Keur Samba et au Ruby’s. Je m’orientai aussi vers les réseaux cachés des agences de rencontres franco-asiatiques. Viets, Chinoises, Thaïes...

L’exotisme, les langues inconnues jouaient le rôle de filtres, de barrages supplémentaires. Impossible de tomber amoureux d’une femme dont on comprenait à peine le prénom. Je me livrais ainsi à mes fantasmes, exigeant l’humiliation, la possession, la domination de mes partenaires, les réduisant à de simples objets sexuels, glissant mon cœur dans une espèce de gangue protectrice abjecte. Vous aurez mon corps, pas mon âme !

L’illusion ne dura pas longtemps. J’avais renoncé à l’amour mais lui n’avait pas renoncé à moi. Lorsque je retrouvais ma lucidité, après une sordide séance de sexe, une tristesse de plus en plus aiguë m’oppressait. Cette nuit, j’avais encore manqué quelque chose. Et ce « quelque chose » me restait en travers de la gorge.

J’étais peut-être protégé par ma foi, par l’exotisme, par la chair elle-même, mais le manque était là, toujours plus profond, plus amer. Pire. Mes simulacres étaient sacrilèges. Je piétinais l’amour et, vicié, moqué, profané, l’amour me revenait en pleine gueule, sous la forme d’une blessure implacable...


22 heures.

Après la séance radio à la bibliothèque, je m’étais réfugié dans ma cellule, manquant le dîner et la prière du soir. À trente-cinq ans, j’éprouvais déjà une peur viscérale face à Manon qui, en deux sourires, m’avait mis au taquet. Menaçant à elle seule de faire s’effondrer toute ma stratégie de blindage, fragile et illusoire.

Je me décidai à reprendre mon enquête.

Toujours en trench, frissonnant, je m’installai au petit bureau où, seule concession aux temps modernes, un PC était installé. Sur Internet, je me connectai aux journaux qui m’intéressaient. En une de La République des Pyrénées, puis en page 4, on développait un article sur la découverte de deux corps près de Mirel, aux environs de Lourdes. On présentait le Dr Pierre Bucholz, figure majeure de la cité mariale, puis on évoquait le profil du « tueur » : Richard Moraz, ressortissant suisse, 53 ans, horloger. L’article énumérait ensuite les énigmes de l’affaire, notamment l’identité de l’assassin du tireur — qui avait tué Moraz ? — ainsi que le mobile du meurtre de Bucholz : pourquoi un artisan helvétique, à mille kilomètres de chez lui, avait-il visé un médecin à la retraite, spécialiste des miracles ?

Je passai au Courrier du Jura, qui consacrait un long article à Stéphane Sarrazin, capitaine de gendarmerie, retrouvé assassiné dans sa salle de bains. Aucune mention n’était faite de l’inscription au-dessus de la baignoire. Aucune allusion aux mutilations. Précaution des gendarmes ou du procureur ? Un capitaine du Service de Recherche de Besançon avait été délégué : Bernard Brugen. Le magistrat instructeur aussi était nommé : Corine Magnan, la juge de l’affaire Simonis.

L’article ne se perdait pas en conjectures : ce crime était tout simplement inexplicable. Aucun mobile, aucun témoin, aucun suspect. Le journaliste dressait aussi un portrait de Sarrazin : officier modèle, aux états de service de surdoué. Je prenais note : on n’avait pas encore découvert la véritable identité du gendarme, alias Thomas Longhini, impliqué dans l’enquête Simonis de 1988.

Cela n’allait pas tarder. J’imaginais la réaction en chaîne. De Sarrazin, on remonterait à l’affaire Simonis mère. Puis au dossier de Simonis fille. De là à découvrir que Manon était toujours vivante, il n’y avait qu’un pas. Combien de temps avant que les médias ne soulèvent ce couvercle ? Avant que les gendarmes de Besançon ne se remettent en quête de Manon ?

J’attrapai mon cellulaire. Le réseau passait. J’écoutai mes messages. Rien, à l’exception de ma mère qui me remerciait du « contact » spirituel que je lui avais donné. Elle se sentait beaucoup plus « en phase avec elle-même » depuis qu’elle parlait avec le père Stéphane.

Je souris. Ces nouvelles me semblaient provenir d’une autre planète mais une visite auprès du prêtre ne m’aurait pas fait de mal non plus.

Sinon, aucune nouvelle de Foucault, de Malaspey, de Svendsen.

J’allais encore devoir secouer le cocotier.

Je composai le numéro de Foucault. Au son de ma voix, mon adjoint hurla :

— Putain, Mat, t’es où ?

— En Pologne. Je n’ai pas le temps de t’expliquer.

— Dumayet nous prend la tête et...

— Je vais l’appeler.

— T’as déjà dit ça une fois. C’est la merde ici.

— Tu n’as laissé aucun message : tu n’as pas avancé ?

— Tout le Jura est en ébullition. Un gendarme a été tué hier et...

— Je suis au courant.

— C’est lié à ton affaire ?

— C’est mon affaire.

— J’aimerais bien savoir de quoi il s’agit au juste.

— C’est tout ? Rien de neuf ?

— Svendsen a appelé. Il n’arrive pas à te joindre. Les gus du Jardin des Plantes ont confirmé les infos de Mathias Plinkh. Le scarabée peut provenir de plusieurs pays : Congo, Bénin, Gabon... On a fait le tour des sites d’élevage, dans le Jura. Pour que dalle.

J’avais un mal fou à suivre ses paroles. Ces pistes anciennes me paraissaient être à des années-lumière de mon présent. Je redoublai de concentration.

— On a gratté le milieu des collectionneurs, continuait le flic. Impossible de tracer leurs échanges. Ils s’envoient des œufs par la poste. Sans compter les mecs qui reviennent d’Afrique avec des spécimens dans le revers du pantalon. Ton scarabée peut avoir débarqué n’importe où, et de n’importe quelle façon. J’étais de nouveau sur la juste longueur d’onde :

— Et le lichen, Svendsen a du nouveau ?

— Les botanistes ont identifié la famille. Une essence africaine. Un truc qui pousse à l’intérieur des grands arbres tropicaux, sous l’écorce, au moment de leur décomposition. Il paraît qu’on peut aussi en trouver dans certaines grottes, en Europe, si le taux de chaleur et d’humidité est suffisant. Mais selon les spécialistes, ce lichen est surtout fréquent en Afrique centrale.

— Dans les mêmes pays que le scarabée ?

— Pratiquement, ouais. Gabon. Congo. Centrafrique.

Gabon. On m’en avait déjà parlé une fois, au cours de l’enquête, mais je ne me souvenais ni quand, ni où, ni comment. De toute façon, c’était insuffisant pour considérer ce pays comme un élément récurrent. Mais le postulat d’un suspect qui avait séjourné en Afrique centrale tournait dans ma tête. Je dis :

— Essaie de voir s’il y a une communauté gabonaise, ou même centrafricaine, dans les départements du Jura. Cherche aussi s’il n’y a pas d’anciens « expats » dans ces régions.

— Ça va être coton.

— Utilise les réseaux administratifs. L’état civil. Les flics. L’ANPE... Vois aussi sur le Net, en confrontant ces mots-clés.

Foucault n’eut pas le temps de répondre. Je changeai de cap, l’esprit de nouveau connecté :

— Raïmo Rihiimäki ? T’as reçu le dossier ?

— Toujours pas. Mais j’ai reparlé aux flics de Tallinn. L’histoire est gore. Rihiimäki a commis au moins cinq meurtres connus, dont celui d’une femme et de sa môme, sept ans, dans un village du nord. Sans compter deux viols, trois casses, etc. Un genre de fou errant, à la Roberto Succo. Il n’a pas été abattu à bout portant comme j’avais cru comprendre. Il a été coincé par les flics d’un bled, un nom imprononçable, et battu à mort. Hémorragies des fonds d’yeux, fracture du crâne, multiples traumatismes, tu vois le genre... Les flics se sont défoulés. Le mec avait terrifié le pays pendant un mois.

— Et son coma ?

— Quoi, son coma ?

— Celui qu’il a subi après sa noyade.

— Mat, personne n’a fait de lien entre ce truc et ses crimes. Il n’y a que toi pour...

— Tu crois que tu pourrais récupérer son dossier médical ?

— En estonien ? Bonne chance, camarade !

— Tu peux le récupérer ou non ?

— Je vais voir. Avec un peu de bol, il sera rédigé en russe !

Je ne pris pas la peine de rire :

— Tiens-moi au courant.

— Où ?

— Mon portable. Je capte.

— Et toi ? Si tu m’en disais un peu plus ?

À moi de donner quelques biscuits à Foucault :

— Le meurtre du gendarme, dans le Jura. Son nom, c’est Stéphane Sarrazin. Mais c’est un nom d’emprunt. En réalité, il s’appelle Thomas Longhini.

— Le môme qu’on cherchait ?

— Lui-même. Devenu gendarme, et sataniste à ses heures. Son meurtre est lié à mon affaire.

— De quelle façon ?

— Je ne sais pas encore. Appelle le SRPJ de Besançon et demande-leur s’ils ont des renseignements sur les relevés scientifiques chez Sarrazin. Il y avait une inscription sanglante sur les lieux.

— Tu y étais ?

— C’est moi qui ai découvert le corps.

— On peut pas te laisser cinq minutes.

— Ecoute-moi. Vérifie s’ils ont analysé l’inscription. S’il n’y avait pas des empreintes ou d’autres indices. Mais tu n’approches pas les gendarmes, compris ? Ils ne doivent pas savoir qu’on s’intéresse à ce coup. Encore moins la juge, une femme du nom de Corine Magnan.

— Rien d’autre, mon général ?

— Si. Contacte les Renseignements Généraux, leur groupe spécialisé dans les sectes. Vérifie s’ils ont un dossier sur un groupe satanique. Des mecs qui se font appeler les Asservis. Ou parfois les Scribes.

Silence. Foucault prenait des notes. En guise de conclusion, je dis :

— Avance sur tout ça. Je vais bientôt rentrer. Je te donnerai les détails à mon retour.

Je raccrochai. Ces coups de sonde ne menaient à rien mais j’étais de nouveau sur les rails. Et je nourrissais toujours l’espoir d’un croisement entre ces données. Un point d’intersection qui indiquerait non pas un nom, mais au moins une direction.

J’appelai Svendsen. Malgré l’heure tardive, son « allô » était vif. Dès qu’il reconnut ma voix, il piqua une gueulante :

— Qu’est-ce que tu fous ? Il n’y a pas moyen de te joindre ! Tu n’as même plus de messagerie !

— Je suis en Pologne.

— En Pologne ?

— Laisse tomber. J’ai besoin que tu fasses un truc pour moi.

— J’ai pas mal de nouveau.

— Je sais. Je raccroche d’avec Foucault.

Le Suédois émit un grognement, déçu de ne pas livrer lui-même ses trouvailles.

— Il y a eu un meurtre, à Besançon, enchaînai-je. Un gendarme.

— J’ai lu ça. Dans Le Monde d’hier soir.

Le meurtre avait donc retenu l’attention des quotidiens nationaux. C’était un signe. L’affaire Simonis allait exploser. Mon équipe devait désormais éviter non seulement les gendarmes mais aussi les médias, le poursuivis :

— Il va y avoir une autopsie. Je voudrais que tu appelles Guillaume Valleret, le légiste de l’hôpital Jean-Minjoz, à Besançon.

— Connais pas.

— Si. Souviens-toi : je t’avais demandé des infos sur lui.

— Le dépressif ?

— Lui-même. Demande-lui des précisions sur le corps.

— Pourquoi il me répondrait ?

— Il m’a déjà parlé, à propos de Sylvie Simonis.

— C’est la même affaire ?

— Le même tueur, à mon avis. Il joue avec la dégénérescence des corps. Vois avec Valleret s’il n’y pas eu un travail de ce type sur le gendarme.

— Le corps est déjà décomposé ?

L’odeur dans les narines, les mouches autour de moi, la céramique tachée de sang.

— Pas au même point que Sylvie Simonis mais le meurtrier a accéléré le processus.

— Tu as vu le cadavre ?

— Appelle Valleret. Interroge-le. Rappelle-moi.

— Ce tueur, c’est le mec que tu cherches depuis le début ?

Sur les carreaux de la salle de bains : « toi et moi seulement. » Sur le bois du confessionnal : « je t’attendais. » C’était plutôt lui qui me cherchait. Je m’arrachai à mes pensées et conclus :

— Vois avec le légiste. C’est toi qui dois obtenir des réponses.

— Je l’appelle à la première heure.

Je coupai mon portable. Allongé, j’observais les murs qui m’entouraient. Noirs, épais, indestructibles. Les mêmes murs qui protégeaient Manon...

Tout de suite, elle revint au centre de mes pensées. Auréolée de pensées frémissantes, de fébrilité adolescente... « Non », fis-je en secouant la tête. J’avais parlé à voix haute. Je devais me concentrer sur l’enquête et rien d’autre. Interroger Manon Simonis. Sonder sa mémoire et quitter la Pologne. Avant de perdre toute objectivité à son sujet.

87

Mercredi 6 novembre.

Depuis deux jours, je déambulais dans Cracovie, toute la journée, prenant soin d’éviter Manon. Pas moyen d’affronter la princesse. J’avais contracté une maladie et me débattais encore, refusant de sombrer dans mon propre sentiment. On pouvait dire les choses autrement : j’étais déjà terrorisé à l’idée de ne pas lui plaire, de subir un échec...

J’en oubliais mon affaire, gaspillant ces journées à errer dans la ville, n’écoutant même pas mes messages. Ce matin pourtant, au réveil, j’avais décidé de m’y remettre. Je me levai et allumai mon cellulaire. J’écoutai ma boîte vocale. Foucault. Svendsen. Plusieurs fois, de plus en plus impatients. Je les rappelai aussi sec. Répondeurs. Il était 7 heures du matin.

Je m’habillai sans me doucher — trop froid — et allumai le PC. Mes e-mails. Toujours pas le dossier anglais de Raïmo Rihiimäki. Ni d’autre message notable. Je me connectai à mes journaux habituels. République des Pyrénées. Courrier du Jura. Est républicain. Les nouveaux articles sur les meurtres de Bucholz et de Sarrazin s’éteignaient à petit feu. Des coquilles vides. Je revins au présent. Une idée me travaillait en sourdine, depuis cette nuit. Fureter un peu au sein du couvent-monastère, dont les activités me paraissaient de plus en plus obscures, malgré la visite guidée de Zamorski.

J’avais tenté de retourner dans le quartier général souterrain. Impossible. Capteurs biométriques, caméras, cellules photoélectriques. La zone était surprotégée, plus fermée qu’un centre militaire. D’autres pièces, au rez-de-chaussée, offraient aussi leur part de mystère. La veille, j’avais tracé un plan rapide du cloître. Les bâtiments, autour de la cour centrale, se divisaient en deux « L » dévolus aux deux ordres : les Bénédictines au nord-est, les prêtres au sud-ouest. Chaque zone possédait sa chapelle, aucune aire commune, à l’exception du réfectoire, où hommes et femmes prenaient leurs repas en alternance. Je me concentrai sur la partie sud-ouest. J’avais grisé au crayon les parties déjà visitées. Au rez-de-chaussée, les bureaux administratifs. Ensuite, une bibliothèque. Des séminaristes y préparaient leur thèse sur des épisodes de l’histoire religieuse de la Pologne. Puis la chapelle et un espace de détente. Cela me laissait deux salles inconnues, à la jonction du L. Je pariai pour le bureau personnel de Zamorski et une salle de réunion secrète...

J’enfilai ma veste et me décidai pour un tour matinal. Les Bénédictines priaient — office de l’Angélus — et les prêtres prenaient leur petit déjeuner. L’heure idéale. Je remontai la promenade et descendis. Le jour se levait avec peine. À l’angle des deux galeries, je m’arrêtai face à la porte qui correspondait à la plus grande pièce — a priori, la salle secrète. Je sortis mon passe. Fraîcheur de la pierre. Odeur du buis et des cyprès. Le froid isolait chaque sensation. Je glissai la première clé et me rendis compte que la porte n’était même pas fermée.

Une nouvelle chapelle.

Plus longue, plus étroite, plus mystérieuse.

Des fenêtres étrécies révélaient le bleu de l’aube. Des rangées de chaises, surmontées de pupitres aux couvercles fermés, se succédaient jusqu’au chœur. Pas d’autel, pas de croix. Seulement une rosace au vitrail blanc au fond, qui paraissait froissé comme du papier d’argent. Je fis quelques pas. Ce qui frappait ici, c’était la qualité exceptionnelle du silence et la pureté du froid. Mes yeux s’habituaient à la pénombre. Je discernais maintenant des couleurs. Les colonnes étaient blanches, le sol en terre cuite, d’un ocre doux, l’enduit des murs vert pastel. Il n’y avait rien pour moi dans ce lieu mais une force me poussait à y rester.

Soudain, la lumière jaillit.

— Le blanc, le rouge et le vert. Les couleurs du prince Jabelowski, le fondateur du monastère.

Je me retournai. Zamorski se tenait sur le seuil de la salle, la main encore posée sur le commutateur. Je feignis la décontraction :

— Où sommes-nous ?

— Dans une bibliothèque.

— Je ne vois pas les livres.

Zamorski avança dans l’allée centrale et souleva le couvercle d’un pupitre. Des reliures de cuir y brillaient comme des lingots d’or griffé. Il saisit un ouvrage. Un cliquetis retentit : l’exemplaire était enchaîné. Une tige de fer noir courait le long du bois, où les anneaux s’enfilaient. J’avais entendu parler de ce genre de bibliothèques, datant de la Renaissance. Des lieux où les livres étaient prisonniers.

— La salle date du xve siècle, confirma le nonce. Elle est restée en l’état, malgré les guerres, les invasions, le nazisme, le communisme. Un lieu symbolique, qui nous intéresse au plus haut point.

— Vous voulez en faire un musée ? demandai-je sur un ton ironique.

Il lâcha le lourd in-folio, produisant un bruit lugubre.

— Ce lieu est emblématique de notre lutte, Mathieu. Dans les années 1450, après la guerre hussite qui avait détruit de nombreux sites religieux, le prince Jabelowski a fait construire ce cloître. Il avait un projet. Fonder une congrégation nouvelle, après avoir subi une expérience mentale, disons, particulière...

— Vous voulez dire...

— Un Sans-Lumière, oui. Après une chute de cheval, Jabelowski était tombé dans le coma. Quand il s’est réveillé, il a prétendu avoir vu le diable. Il devait être convaincant : de nombreux moines l’ont suivi et ont retourné leur robe. Leur monastère avait pour vocation de recueillir la parole du Malin. En ce sens, on peut considérer Jabelowski comme le fondateur de la secte des Asservis.

Tout était dans tout : un Sans-Lumière avait initié l’ordre des Asservis. Aujourd’hui, ces derniers pourchassaient les Sans-Lumière... Zamorski se tenait à plusieurs mètres de moi. Le froid de la nef se dressait entre nous.

— Si ce monastère est maudit, pourquoi vous y êtes-vous installés ?

— Le goût du paradoxe, sans doute.

— Arrêtez de jouer avec moi. Aux yeux des Asservis, Scholastyka doit avoir une importance unique, non ?

— C’est leur basilique Saint-Pierre, tu veux dire ! Jabelowski est soi-disant enterré sous les structures du bâtiment.

— Ils ne cherchent pas à l’acquérir ? À le visiter ?

Zamorski se fendit d’un sourire éloquent. Je compris enfin :

— Vous avez transformé ce lieu en bunker parce que vous attendez leur visite.

— On peut supposer qu’ils tentent un jour de pénétrer ici, oui.

— Vous espérez cette tentative. Ce monastère est un piège. Un piège dans lequel vous avez placé un appât : Manon.

Le Polonais éclata de rire :

— Tu te crois où ? À Fort Alamo ?

Il avait beau feindre l’amusement, je savais que j’avais vu juste. Les prêtres souhaitaient attirer les satanistes dans ce bastion. Une bataille du Moyen Âge se préparait. Je fis quelques pas dans sa direction. Nous étions maintenant face à face.

— Les Asservis ont bien d’autres activités, souffla-t-il. Nous cherchons surtout à entraver leur course.

— Quelle course ?

— La course au mal. Aveugle, effrénée.

Il souleva un nouveau pupitre — il n’abritait plus des incunables enchaînés mais des classeurs à spirale métallique. Il ouvrit l’un d’eux sur une photographie plastifiée :

— Tu connais la citation : « Il n’y a pas d’idées, il n’y a que des actions. »

Il me tendit le classeur. Le visage d’un cadavre, bouche ouverte, un crochet vissé dans la langue. Je songeai aux Apocalypses, écrits apocryphes décrivant l’enfer : « Certains de ceux qui étaient là étaient suspendus par la langue. »

Le Polonais tourna la page, faisant claquer la feuille. Un tronc humain, dont les quatre membres étaient dispersés sur une décharge publique. Nouveau claquement. Un corps d’enfant, minuscule, desséché comme une momie, tailladé, prisonnier d’un carcan. Puis un cheval aux yeux arrachés et aux parties génitales tranchées. La bête paraissait flotter sur une immense flaque noire.

Je relevai les yeux, à peine secoué. J’étais anesthésié contre l’horreur :

— Ce genre de faits relève plutôt de la police, non ?

— Bien sûr. Nous ne sommes que des sentinelles. Des observateurs. Nous guettons ces crimes. Nous en notons les lieux, leurs convergences sur la carte de l’Europe. D’après ce que nous savons, les Asservis se cantonnent aux frontières du Vieux Continent. Nous n’avons rien observé aux Etats-Unis, par exemple.

— Que faites-vous, concrètement ?

— Nous surveillons. Nous repérons les foyers. Dans le meilleur des cas, nous anticipons et avertissons les autorités. Mais alors, on ne nous prête qu’une oreille distraite. Les polices se moquent de guérir. Encore plus de prévenir.

— Comment pouvez-vous les repérer avant qu’ils n’agissent ?

— Les Asservis ont un talon d’Achille. Une faiblesse qui nous permet de les localiser. Ils se droguent.

— Quel genre de drogues ?

— Une substance spécifique. Les Asservis ne se contentent pas de traquer la parole du diable. Ils tentent eux-mêmes le voyage.

— Je ne comprends pas.

— Le voyage dans l’au-delà. La mort temporaire. Ils se plongent volontairement dans le coma, pour tenter d’approcher le démon.

— Il existe des drogues capables de provoquer de tels états ?

— Une seule : l’iboga. Une plante africaine, très puissante, et très dangereuse, qu’on utilise pour certaines cérémonies. Son nom exact est la « Tabernanthe iboga ». Elle contient de l’ibogaïne, un stimulant psychédélique qui permet de recréer l’expérience de mort imminente. On l’appelle aussi la « cocaïne africaine ».

— Je peux imaginer une drogue provoquant une NDE, mais comment être sûr que cette expérience soit négative ?

Zamorski sourit :

— J’aime discuter avec toi, Mathieu. Ta vivacité nous fait gagner du temps. Tu as raison. Il existe une drogue plus spécifique encore, qui garantit un résultat négatif. « L’iboga noir », la bien nommée. Une variété très rare de la plante. Pas un produit qu’on trouve facilement, crois-moi. Les Asservis sont toujours à la recherche de cette substance. Nous-mêmes sommes sur le marché. Nous guettons les trafiquants et, à travers eux, nos satanistes.

Une étincelle, au fond de mon cerveau. Comme une allumette qu’on craque. Cette piste africaine, inattendue, entrait en résonance avec d’autres éléments de mon enquête... Précisément, avec un dossier que j’avais abandonné depuis longtemps. Massine Larfaoui. Dealer de drogue. Lié au milieu africain. Abattu par un tueur professionnel une nuit de septembre 2002.

Se pouvait-il que ce premier dossier appartienne aussi à l’affaire ? Mais je devais d’abord comprendre le principe du voyage.

— Ce « trip », demandai-je, est réellement équivalent à l’expérience des Sans-Lumière ?

— Non, bien sûr. Rien ne peut remplacer la mort. La porte du néant. Mais les Asservis tentent tout de même de s’en approcher, au risque de perdre la raison ou même la vie. L’iboga noir est un produit excessivement dangereux.

— Comment la drogue fonctionne-t-elle ? Je veux dire : sur le cerveau ?

— Je ne suis pas un spécialiste. L’ibogaïne est un alcaloïde qui bloque certains récepteurs des neurones. En ce sens, il provoque des sensations proches de celles vécues en situation d’asphyxie. Mais encore une fois, cette transe artificielle n’a rien à voir avec une véritable NDE négative. Pour voir le diable, il faut risquer sa peau. Voyager dans la mort.

— D’où vient exactement la plante ?

— Du Gabon, comme l’iboga ordinaire. Là-bas, l’iboga est au cœur du culte initiatique le plus populaire : le bwiti fang.

Le Gabon, lieu d’origine du scarabée et du lichen. Un nouvel éclair me traversa. Je savais maintenant quand j’avais déjà entendu parler du Gabon. Le clandé de Saint-Denis. Le danseur en transe. Le visage hilare de Claude, défoncé jusqu’aux yeux : « Il a pris un produit local. Un truc de chez lui. » L’homme avait ingéré de l’iboga.

Aucun doute, les fils se connectaient. La première enquête sur Larfaoui. Le milieu africain et ses drogues spécifiques. Les Asservis en quête du produit...

Je jouai cartes sur table :

— Luc Soubeyras enquêtait aussi sur le meurtre d’un brasseur.

— Massine Larfaoui. Nous sommes au courant.

— Larfaoui avait-il un lien avec l’iboga noir ?

— Et comment. Il était le fournisseur officiel de la plante. Le pourvoyeur des Asservis. Nous l’avions à l’œil, crois-moi.

— Savez-vous qui l’a tué ?

— Non. Une autre énigme. Peut-être un Asservi. Peut-être un client en manque. Il est toujours dangereux d’avoir de telles fréquentations.

— Larfaoui n’a pas été tué par un amateur. Il a été éliminé par un professionnel.

Zamorski eut un geste évasif :

— Nous sommes dans une impasse à ce sujet. Luc n’avait pas non plus avancé sur cette piste. Et d’ailleurs, rien ne dit que le meurtre soit lié à l’iboga.

Zamorski n’énonçait pas une autre possibilité — qu’un membre de sa propre brigade ait éliminé le dealer, pour une raison ou une autre. Après tout, Gina, la prostituée témoin du meurtre, avait parlé d’un prêtre... Une nouvelle fois, je visualisai le nonce un automatique à la main. L’image sonnait de plus en plus juste.

Je résumai :

— Tout cela n’est donc qu’une piste annexe. Les Asservis se concentrent avant tout sur les Sans-Lumière, correct ?

— Correct. À leurs yeux, rien ne peut remplacer la confession de celui ou celle qui a « vu » le diable.

— Quelqu’un comme Manon ?

Les yeux d’acier de Zamorski se posèrent sur moi. Il murmura :

— On ne sait toujours pas si Manon a réellement vécu une expérience négative.

— Pour le savoir, il faudrait qu’elle retrouve la mémoire.

— Ou qu’elle joue franc jeu.

— Vous pensez qu’elle ment ? Qu’elle simule l’amnésie ?

— À toi de me le dire. Tu étais censé l’interroger.

Sa voix avait changé. L’autorité filtrait sous les mots. C’était la confirmation d’un soupçon que j’éprouvais depuis mon arrivée : Zamorski se moquait de mon dossier. Il ne m’avait « importé » en Pologne que pour tirer les vers du nez à Manon. Gagner une confiance qu’il n’avait jamais su conquérir.

— À quoi joues-tu avec Manon ? demanda-t-il, soudain irrité. Voilà deux jours que tu l’évites.

— Vous me faites suivre ?

— Il n’y a pas de secret dans ce cloître. Je répète ma question : à quoi joues-tu ? (Il cria soudain.) La clé de l’enquête se trouve au fond de sa mémoire !

Je reculai et fixai la rosace qui surplombait le chœur. Le jour gris faisait vibrer ses pétales d’argent :

— Ne vous en faites pas. J’ai ma stratégie.

88

EN FAIT DE STRATÉGIE, je n’avais toujours pas vaincu ma peur.

Et aucun changement n’était en vue. Je fonçai dans ma cellule et vérifiai mon portable.

Deux messages. Foucault, Svendsen.

J’appelai mon adjoint.

— Où en es-tu ? attaquai-je aussi sec.

— Le Jura ne donne rien. Les gendarmes piétinent sur l’affaire Sarrazin. Les scarabées restent bien cachés. Et les Gabonais se bousculent pas au portillon. Dans toute la Franche-Comté, j’en ai trouvé sept. Tous inoffensifs.

— Les expats ?

— Difficiles à repérer. On y bosse.

— Tu as trouvé des infos sur les Asservis ?

— Rien. Personne ne connaît. Si c’est une secte, c’est le groupe le plus secret de... Je coupai Foucault, lui ordonnant d’abandonner cette voie. Autant m’en tenir aux données de Zamorski, spécialiste toutes catégories.

En revanche, je demandai :

— Tu as toujours le dossier Larfaoui sous le coude ?

— L’affaire des Stups ?

— Ouais. Il y a peut-être un lien avec notre histoire.

— « Notre » ? J’ai pas l’impression que tu partages beaucoup, pour l’instant.

— Attends mon retour. Reprends le profil du bonhomme, versant dealer. Essaie de voir avec les Stups s’ils connaissent ses fournisseurs, ses habitudes de livraison, ses clients réguliers. Remonte aussi ses derniers appels avant sa mort. Ses comptes. La totale. Et vois s’il a un remplaçant sur le marché. Fais-toi aider par Meyer et Malaspey.

— On cherche quoi ?

— Un réseau spécifique. Un truc qui tourne autour d’une drogue africaine : l’iboga.

— Elle vient du Gabon ?

— On ne peut rien te cacher. Ce pays joue un rôle, c’est clair. Mais je ne sais pas encore à quel point. Rappelle-moi ce soir.

Je raccrochai et contactai Svendsen.

— Y a du nouveau, dit le Suédois d’une voix excitée. Et du lourd. T’avais raison. Le corps de Sarrazin a été travaillé.

— Je t’écoute.

— Les viscères du mec étaient nécrosés. Sérieusement décomposés. Comme s’il était mort au moins un mois auparavant. Alors que ses épaules étaient à peine atteintes de rigor mortis.

— Tu as une explication ?

— Une seule. Le tueur lui a fait boire de l’acide. Il a attendu que les entrailles pourrissent, à l’intérieur de l’abdomen. Puis il lui a ouvert le ventre, de bas en haut.

Le meurtrier de Sarrazin avait donc joué aussi avec la mort. Était-il l’assassin de Sylvie Simonis ? Un Sans-Lumière ? Ou l’inspirateur des miraculés ?

Je revis l’écorce gravée, sous les aiguilles de pin : je protège les sans-lumière. Une seule certitude, et pas des moindres : ce n’était pas Manon qui avait tué Sarrazin. À cette date, elle était déjà en exil à Scholastyka.

Svendsen continuait :

— Le salaud a opéré à vif. Il a patiemment déroulé les entrailles de sa victime dans la baignoire, alors que le gars était encore vivant — et conscient.

La glace familière dans mes veines. Je me souvenais que le gendarme ne portait pas de marques de liens.

— Sarrazin n’a pas été ligoté.

— Non. Mais les analyses toxicologiques révèlent la trace de puissantes substances paralysantes. Il ne pouvait pas bouger, alors que l’autre le charcutait.

Je revis la scène de crime. Le corps recroquevillé, en position de fœtus. La baignoire remplie de viscères. Les mouches, vrombissantes, dans l’air empuanti.

— Et les insectes ?

— On a trouvé des œufs de mouches Sarcophagidae et Piophilidae qui n’ont rien à foutre là. Je veux dire : quelques heures après la mort. C’est le même délire que pour ta bonne femme, Mat. Aucun doute là-dessus.

— Je te remercie. Ils t’ont envoyé le rapport ?

— Valleret me le maile. Plutôt sympa.

— Étudie chaque détail. C’est très important.

— Et si tu m’en disais un peu plus ?

— Plus tard. Tous ces faits dessinent une méthode. (J’hésitai puis continuai, précisant ma propre pensée à voix haute.) Une sorte de... supra méthode qu’un homme développe à travers d’autres tueurs...

— Comprends rien, fit Svendsen, mais ça a l’air passionnant.

— Dès que je serai à Paris, je t’expliquerai tout.

— C’est le deal, vieux.

Je me plongeai à nouveau dans mon dossier, tentant de trouver, encore une fois, des faits implicites, des convergences entre toutes ces données.

Les cloches sonnaient onze heures dans le monastère quand je levai les yeux de mes notes. Je n’avais pas vu le temps passer. L’heure du déjeuner des bénédictines. Le juste moment pour m’éclipser — aucun risque de croiser Manon, qui partageait le repas des sœurs. J’enfilai plusieurs pulls les uns sur les autres, puis endossai mon manteau.

Je marchais au pas de course sous les arcades quand une voix m’interpella :

— Salut.

Manon était assise au pied d’une colonne, emmitouflée dans une parka matelassée. Une écharpe et un bonnet complétaient la panoplie. Je déglutis péniblement — mon gosier, d’un coup, à sec.

— Et si tu m’expliquais ?

— Expliquer quoi ?

— Où tu disparais toute la journée, depuis que t’es arrivé.

Je m’approchai. Son visage frémissait dans les tons roses. Le froid avait cristallisé son sang, buée légère sous ses joues.

— Je te dois des comptes ?

Elle leva les deux paumes en l’air comme si mon agressivité était une arme pointée sur elle :

— Non, mais ne te fais pas d’illusions. Personne n’est libre de ses mouvements ici.

— C’est ce que tu crois. C’est ce qui t’arrange.

Elle se décolla de la colonne et s’étira. Sa nuque était à elle seule une grâce — une revanche pour toutes les épaules ployées, toute les silhouettes épaisses de l’univers.

Elle demanda en souriant :

— Tu peux développer ?

Je me tenais planté devant elle, jambes écartées, corps tendu. La caricature du flic jouant les gros bras. Mais j’avais toujours la gorge sèche et dus m’y reprendre à deux fois pour prononcer :

— Cette situation te convient. Rester ici, planquée dans ce couvent. Alors qu’une enquête est en cours en France, sur le meurtre de ta mère.

— Tu veux dire que j’ai fui les flics ?

— Tu as peut-être fui la vérité.

— Je n’ai pas l’impression que la vérité soit en vue. Je ne pourrais rien faire de plus là-bas.

— Tu ne veux donc pas savoir qui a tué ta mère ?

— Tu t’en occupes, non ?

Plus ses réponses sonnaient juste, plus l’irritation montait en moi. Son sourire persistait. Je la trouvai laide. Deux plis d’amertume barraient ses joues, la faisant paraître plus dure, plus âgée.

— Tu es décidément une petite étudiante stupide.

— Charmant.

— Tu n’as aucune conscience de ce qui se passe réellement !

— Grâce à toi. Tu ne m’as pas dit le quart de ce que tu sais.

— Pour ton bien ! Nous sommes tous en train de te protéger ! (Je frappai mon front.) Tu n’as rien dans la tête ou quoi ?

Elle ne souriait plus. Ses joues avaient viré au rouge. Elle se leva et ouvrit la bouche pour me répondre sur le même ton. Mais soudain, elle se ravisa et demanda, d’une voix douce :

— Tu ne serais pas en train de me draguer, là ?

Je restai subjugué par la question. Il y eut un silence, puis j’éclatai de rire :

— C’est plutôt réussi, non ?

— Pas mal.


Cracovie — « Krakow » — constituait un monde en soi, avec ses teintes, ses lumières, ses effets de matière. Un univers aussi cohérent et spécifique que celui d’un grand peintre. Tons compassés de Gauguin, clairs-obscurs de Rembrandt... Un monde aux couleurs de terre, de boue, de brique, où les feuilles mortes semblaient répondre aux toitures sanguines et aux murs noircis de crasse.

Manon avait glissé son bras sous le mien. Nous marchions au pas de course, sans parler. Sur la grand-place du Marché, on ralentit sous la Sukiennice, la halle aux draps aux arcades jaunes et rouges, pure Renaissance. Vol de pigeons, rafales de froid. Une espèce d’intense suspens, de tension enflammée, planait dans l’air.

À la dérobée, j’observai le profil de Manon. Sous l’anse des cheveux, le nez exquis, parfait, partageait une complicité mystérieuse avec l’enfance. Et aussi avec le règne marin. Petit galet poli par des siècles de ressac. Et toujours ce sourcil haut, en position d’étonnement, qui semblait interroger le monde, le placer face à ses vérités. La réalité en avait trop dit ou pas assez...

On reprit notre cadence. Je ne prêtais plus attention aux repères que j’avais notés les jours précédents. Nous suivions au hasard des rues, des avenues, des allées. On aurait pu nous agresser ici à n’importe quel moment — mais je n’étais pas inquiet : Manon n’avait pu sortir du monastère qu’à la condition expresse qu’un ou plusieurs anges gardiens nous suivent à bonne distance. Je ne les cherchais pas mais je savais qu’ils étaient là, veillant sur nous. Col romain, muscles tendus.

Nous parlions maintenant, aussi vite que nous marchions. Comme pour rattraper le temps perdu, ces jours manqués par ma faute. Cette agitation ne rimait à rien, car le temps ne passait plus. C’en était fini pour nous de la succession des minutes. L’impression exacte était que le même instant se répétait, toujours plus fort, toujours plus dense. Comme lorsqu’une particule frôle la vitesse de la lumière et se met à enfler, à gagner en énergie, sans pouvoir jamais franchir cette frontière. Nous étions parvenus à ce point extrême. L’excitation ne cessait de monter en nous, de s’amplifier, sans que nous puissions franchir une sorte de ligne de bonheur indicible.

Manon me mitraillait de questions :

— Tu aimes les romans policiers ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Les mots ne font jamais le poids face à la réalité.

— Et les jeux vidéo ?

Mon seul contact avec cette activité avait été un stock de logiciels volés, retrouvé chez un homosexuel assassiné. En suivant cette filière, on avait pu remonter jusqu’à son complice, qui était aussi son amant et son meurtrier. J’inventai une réponse que j’espérais amusante :

— Tu fumes des joints ?

Quelles que soient les questions de Manon, je tentais d’être drôle, léger, complice. J’essayais de m’arracher à ma gravité naturelle. Mes efforts étaient vains, je le savais. Je n’étais pas doué pour l’insouciance. Mais Manon était enjouée pour deux, et cette promenade semblait la ravir au-delà de ma présence — et de tout ce que je pourrais dire.

Nos pas s’arrêtèrent au sommet d’une colline, près du château du Wawel. Nous nous tenions face à la Vistule, fleuve sombre, immobile, englué dans sa propre masse. On avait le sentiment de découvrir d’un coup la matière première dans laquelle toute la ville avait été coulée, sculptée, travaillée.

La nuit tombait. Instant étrange, angoissant, que connaissent toutes les villes, au moment où l’ombre apparaît, alors que les réverbères n’ont pas encore pris le relais. Heure mystérieuse où la vraie nuit reprend ses droits, effaçant des siècles de civilisation.

Au-delà du fleuve, la cité s’enfonçait dans les ténèbres. Les tonalités des murs prenaient un reflet bleuté, s’assourdissant en un gris violacé. Les chaussées, les trottoirs glissaient dans les mauves, alors que les plaques de glace s’allumaient encore, aux derniers feux du soleil, lueurs rosâtres.

— On rentre ? demanda Manon.

Sans répondre, je la regardai. Le jour s’éteignait dans ses yeux, alors que la pénombre, par contraste, la rendait plus pâle. Elle frissonnait dans son anorak perlé de gouttelettes. Nous étions assis sur un banc. Comme je ne bougeais pas, elle me prit la main, à la manière d’une petite fille qui attire le monde à elle — le façonne à son désir.

— Viens.

Je résistai.

Je songeais à Manon Simonis, assassinée par sa mère parce qu’elle était possédée. À la petite fille violée, qui tuait des animaux et proférait des obscénités. À l’enfant morte qui avait ressuscité, grâce à Dieu ou au diable. Toute l’enquête de Sartuis me remontait à la gorge. Alors, sans même comprendre ce que je faisais, j’attirai Manon à moi et l’embrassai avec passion.

89

TAVERNE MORDORÉE, banquettes de Skaï, lustres de verre coloré. Des Tsiganes jouaient frénétiquement du violon et du cymbalum sur une estrade. C’était le seul refuge qu’on avait trouvé, dans les ruelles du soir. Malgré le raffut, la fumée, les relents de graisse et d’alcool, nous nous sentions légers, et seuls au monde. Tête-à-tête exclusif, secret, subjugué.

À travers chaque remarque, à travers la manière même dont elle était formulée, je percevais une entente, une complicité unique entre nous. Manon me volait les mots de la bouche. Elle avait une façon bien à elle de relever le menton, de hausser la voix pour prendre la parole et prononcer, pile à cette seconde, ce que j’allais dire. Cette fusion nous propulsait dans un bonheur inconscient, surpassant notre différence d’âge, celle de nos destins, et le fait que nous venions de nous connaître.

Les heures filèrent. Les plats passèrent. Nos yeux pleuraient dans la vapeur. J’allumai une Camel au dessert, histoire d’en rajouter, et l’interrogeai, enfin, sur son passé.

Elle se raidit aussitôt :

— Tu essaies de me cuisiner ?

— Non, fis-je en exhalant une bouffée qui rejoignit les brumes du plafond. Juste savoir si tu as quelqu’un dans ta vie.

Elle sourit et s’étira dans cette posture qui lui était singulière. Elle parut se souvenir que désormais, la méfiance, la résistance n’avaient plus cours entre nous. Alors elle parla. Sans dévier ni éluder. Elle raconta son enfance traumatisée, ses années de pensionnat, hantées par la menace d’un assassin, les visites étranges de sa mère, qui ne cessait de prier. Puis son adolescence à Lausanne, ses études au lycée et à la fac, où elle s’était fortifiée. Elle avait alors un réseau d’amis et de lieux « sûrs » et s’appuyait toujours sur ses repères familiaux : sa mère, qui n’avait manqué aucun week-end depuis sa « renaissance », ses grands-parents paternels, installés à Vevey, et aussi le docteur Moritz Beltreïn, son sauveur, qui était devenu une sorte de parrain bienveillant.

Dix-huit ans.

Elle avait commencé à voyager, à laisser sa porte déverrouillée, à ne plus se retourner sans cesse, pour voir si elle était suivie. Une existence nouvelle avait débuté. Jusqu’à la mort de sa mère. D’un coup, tout s’était effondré. La paix, la confiance, l’espoir. Les terreurs anciennes étaient revenues, plus fortes encore. Ce meurtre démontrait que tout était vrai. Un danger pesait sur sa famille. Un danger qui l’avait frappée, elle, en 1988. Et qui avait ravi sa mère, en 2002.

Lorsque Zamorski lui avait proposé de partir en Pologne, en attendant que le tueur soit arrêté, elle avait accepté. Sans la moindre hésitation. Elle comptait maintenant les jours, attendant le dénouement de son propre mystère.

Tout cela, je le savais, ou je l’avais deviné. En revanche, ce qu’elle ignorait — parce qu’elle ne s’en souvenait plus — c’était qu’elle avait été corrompue par des pervers puis assassinée par sa propre mère. Ce n’était pas moi qui la renseignerais. Ni ce soir, ni demain. Je souris, hébété par la vodka, constatant que je n’avais toujours pas l’information qui m’intéressait.

— As-tu quelqu’un, oui ou non, à Lausanne ?

Elle éclata de rire. Les effluves de graillon, la chaleur, la voix de la chanteuse, tout cela n’existait pas pour elle. Et pour moi non plus. J’étais comme au fond de la mer, assourdi par la pression, mais distinguant certains bruits avec une acuité extraordinaire. Comme lorsqu’on perçoit, en pleine plongée, des cliquetis aigus ou des résonances graves portés par l’eau.

— J’ai eu une histoire, dit-elle. Un de mes profs à la fac. Un homme marié. Quelque chose qui n’a été qu’une longue galère, traversée de quelques flashes heureux. Moi-même, je n’étais pas claire.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Elle hésita puis reprit d’une voix grave :

— Au fond, ce que j’aimais, c’était ce secret, cette douleur. Et la honte. Cette espèce de... dégradation. Comme quand on picole, tu vois ? On savoure chaque gorgée et en même temps, on sait qu’on est en train de se détruire, de tomber un peu plus bas à chaque verre.

Joignant le geste à la parole, elle vida sa vodka d’un trait et continua :

— Je crois... Enfin, ce goût de mort, d’interdit, me rappelait ma propre vie. Ma familiarité avec le néant, le secret. (Elle posa sa main sur la mienne.) Je suis pas sûre de pouvoir vivre une histoire limpide, mon ange. (Elle rit à nouveau, avec légèreté, mais sans gaieté.) Je suis faite pour le trash ! J’ai des goûts de zombie.

Si elle cherchait un mort vivant, j’étais son homme. Moi-même, depuis le Rwanda, j’appartenais à la mort. Toujours cette greffe qui n’avait pas pris mais qui était là, au fond de moi, parasitant chaque instant de mon existence... Les crissements du fer, la voix grésillante des radios, les corps rebondissant sous mes roues, comme des battements de cœur. Et la femme que je n’avais pas su sauver...

Je remplis nos verres et trinquai, rassuré. Cet épisode n’altérait pas la pureté de Manon. Elle avait beau dire, rien n’entachait son innocence. Même si cette innocence provenait d’une enfance maléfique et d’un fait divers atroce. Même si son seul souvenir amoureux était une aventure adultère.

Je sentais chez elle une exigence, une rigueur que je reconnaissais. Une forme de transparence qui n’avait rien à voir avec la virginité mais qui tirait au contraire sa force des épreuves, des souillures. Une aspiration, un appel spirituel, qui s’élevait au-dessus des abîmes, et puisait sa beauté dans le combat.

Elle dit tout à coup, attrapant son manteau :

— On y va, non ?

On marcha dans le brouillard, planant au-dessus de nos propres corps. Toute la ville paraissait instable, irréelle. Immeubles, monuments, chaussées flottaient dans les brumes, comme une immense navette spatiale, décollant dans un nuage de fumée. Je n’avais aucune idée de l’heure. Peut-être minuit. Peut-être plus tard. Mais je n’étais pas assez soûl pour oublier le danger, toujours présent. Les Asservis, qui rôdaient dans la ville à la recherche de Manon... Je ne cessais de me retourner, de scruter les impasses, les porches. J’avais emporté mon Glock ce soir, mais ma vigilance en avait pris un sérieux coup. Je priais pour que les cerbères de Zamorski soient toujours sur nos traces — et qu’ils aient moins bu que moi.

Le chemin n’en finissait pas. Le repère était le Planty, le grand parc qui ceinture la vieille ville. Une fois les jardins trouvés, il n’y avait plus qu’à les suivre et se laisser glisser vers le centre.

Sous le porche de Scholastyka, Manon attrapa la cloche. Un homme sans visage ni col romain nous ouvrit. Nous l’accueillîmes d’un éclat de rire, vacillant sur nos jambes en coton.

Nous marchâmes dans la galerie, en silence. Je ne riais plus. Je voyais approcher l’intersection des deux « L » avec angoisse. Le moment de se séparer, le moment de dire quelque chose... Je me triturais l’esprit pour trouver une formule, un geste, qui ne serait pas une action, mais une invitation.

La porte fut là alors que je me creusais encore la tête. Manon vivait dans la partie des bénédictines. J’allais balbutier quelques mots quand Manon posa ses doigts sur ma nuque. Sa langue glissa dans ma bouche et épela d’autres mots — ceux que je n’aurais jamais trouvés. Je reculai contre le mur. Je sentis la pierre froide, contre mon dos, alors que Manon pressait toujours mes lèvres à m’étouffer.

Je me dégageai de l’étreinte, tout en me tenant encore à elle. Il fallait que je me reprenne, sous peine de tomber dans les vapes. Manon m’observait dans l’ombre. Elle avait pris dix ans. Son émotion avait gravé ses traits, les avait transformés en rides de force. Ses yeux étaient devenus aussi noirs que des quartz volcaniques. Des panaches de vapeur s’échappaient de ses lèvres haletantes.

Je la sentais entre mes mains, ivre, décoiffée, volontaire, et je devinais une sorte d’effort de son visage pour ne pas disparaître, ne pas s’effacer dans la nuit. Cette fois, je pris les devants et plongeai de nouveau vers sa bouche.

Mais elle m’arrêta, murmurant :

— Non. Viens.

90

D’ABORD, le froid de sa chambre. Puis la porte, qui se referme dans son dos quand je l’embrasse, la poussant de mes lèvres contre le bois. Je lui ôte son manteau, elle arrache le mien. Nos gestes sont maladroits, entravés. Nos bouches sont rivées l’une à l’autre. Et toujours, l’immensité glacée nous entoure...

Nous tombons sur le lit. Je lui retire son pull. Sa respiration vrille mon oreille. Dans la pénombre, sa peau se dévoile, son soutien-gorge jaillit et j’ai physiquement mal — mon désir est un éclatement, une fissure. Son visage, plein de nuit, ne m’a jamais semblé aussi pur, aussi angélique, alors que son corps réveille en moi un empire, un monde enfoui que j’ai toujours récusé. Je chute, et je me nourris, intensément, de cette chute.

Nous sommes encore gênés par nos vêtements — empêtrés dans les manches, les boutons. Bientôt, elle se résume aux figures géométriques de ses sous-vêtements. Blanches, aiguës, implacables. Des pointes qui me blessent et m’attirent, me coupent et me fascinent. Je suis déjà prêt à exploser, au sens organique : jet de sang et de fibres.

Je tombe sur le dos. Au-dessus de moi, ses seins se dévoilent : lourds, tendres, adorables. Des miracles de gravité qui s’affranchissent, créent leur propre chaleur. Leur frémissement me viole au plus profond de moi. Je me redresse. Elle me plaque à nouveau les épaules, plonge entre mes bras. Je perds définitivement tout contrôle. Plus rien n’a de sens. Excepté le fait que nous nous tenons l’un à l’autre, apeurés, affolés par le désir qui nous soulève.

Elle me frôle, me guide, me manipule. C’est comme si elle m’arrachait d’autres vêtements : les strates qui m’ont constitué durant tant d’années, les décisions qui m’ont forgé, les mensonges qui m’ont rassuré. La minute est si intense qu’elle concentre dans sa violence la dilatation des parcelles de temps déjà vécues, des années encore à vivre.

Je deviens fléchissement, faiblesse, langueur face à cet unique objet d’attraction — seins gonflés, si blancs, si libres, percés d’aréoles noires qui tremblent, effleurant mon visage. Mi-brûlant, mi-glacé, je remonte la main, cherchant ce contact.

Mais l’heure n’est plus aux caresses. Manon, accroupie sur mon ventre, cale ses mains sous ma nuque. Je ne comprends pas ce qui se passe. C’est la leçon de vie la plus violente de mon existence. Elle se cramponne à mon cou, penchée sur moi, et commence une quête étrange, obstinée, à coups de hanches.

Elle cherche son plaisir, l’approche, le perd, l’affleure encore. Un travail d’amour, à la fois brutal et délicat, précis et barbare, dont je suis exclu. Je m’adapte à son roulis et sens monter en moi la même recherche, le même entêtement. Nous nous accordons, solitaires dans notre effort pour voler ce que l’autre détient pour nous.

Tout s’accélère. Nos lèvres s’écrasent, nos doigts s’accrochent. Le point culminant est là, à portée de souffle, quelque part sous nos ventres. Chair contre chair, nous tanguons, nous cherchons, nous sondons. Elle se tient toujours à califourchon sur moi, talons plantés dans les draps, ignorant toute pudeur, toute retenue — et je sais que c’est la seule voie, le seul moyen d’atteindre le but. Rien ne compte plus que cette torsion volcanique, le frottement affolé de nos abîmes, les silex de nos sexes...

Soudain, elle se cambre et hurle. C’est moi alors qui l’attrape par les cheveux et la ramène à moi. Un tour encore, un millimètre, et je serai heureux. Ses seins reviennent, en force, en tourments, en vertiges. D’un coup, l’étincelle jaillit des pierres. La brûlure se concentre, remonte en moi. La jouissance passe dans mes membres comme un courant électrique, sans source ni limite. Une fraction de seconde encore. Je repousse son torse et la dévore des yeux pour la dernière fois : bras relevés, seins déployés, ventre tendu, papier de riz, pubis noir...

La chaleur éclate dans mon sexe.

À cette seconde, tout s’absout en moi.

L’instant d’après, je suis de nouveau moi. La transe est déjà loin. Mais je me sens neuf, pur, nettoyé. Je sombre dans le désespoir. La honte. La lucidité. Je pense au mensonge de mes quinze dernières années. L’amour exclusif à Dieu. La compassion dédiée aux autres. Le sexe réservé aux « petites camarades » exotiques. Bricolage illusoire... Mon désir d’homme mal étouffé dans mon amour de chrétien. J’en veux presque à Manon, de tant de vérités, de tant d’évidences, crachées à ma face, à mon corps, en quelques caresses. Puis je flotte sur une onde de chaleur. Je suis de nouveau heureux.

— Ça va ?

Sa voix éraillée portait la marque d’un soulagement, d’une bienveillance. Sans répondre, je tâtonnai mes frusques à la recherche d’une cigarette. Camel. Zippo. Bouffée. Je tombai à la renverse, en travers du lit. Manon posa son index sur mon visage, suivant la ligne du front, du nez. Plusieurs minutes passèrent ainsi. Le frigo de la chambre était devenu un four. De la buée couvrait les vitres. Je vidai mon paquet de dopes sur la table de chevet pour en faire un cendrier.

— On va jouer à un jeu, chuchota-t-elle. Dis-moi ce que tu préfères chez moi...

Je ne répondis pas. J’avais subi un flash. Un shoot d’héroïne pure. Je ne sentais plus en moi qu’un immense engourdissement, une courbature infinie.

— Allez, gronda-t-elle. Dis-moi ce que tu aimes chez moi...

Je me redressai sur un coude et la contemplai. Ce n’était pas seulement son corps qui était nu devant moi, mais tout son être. La nuit arrache les masques, et aussi les visages. Il ne reste que les voix. Et l’âme. Finis les tics, les conventions sociales, les mensonges ordinaires qui nous travestissent.

J’aurais pu lui dire que ce n’était pas l’amant qui était bouleversé à cet instant, mais le chrétien face à cette mise à nu. Nous étions comme après une confession. Délivrés de toute faute, nettoyés de tout faux-semblant. Tel était le paradoxe : sortant du péché de chair, jamais nous n’avions été aussi innocents.

Voilà ce que j’aurais pu lui murmurer... Au lieu de ça, je bafouillai quelques banalités sur ses yeux, ses lèvres, ses mains. Des mots si usés qu’ils en avaient perdu toute signification. Elle rit à voix basse :

— T’es nul, mais c’est pas grave.

Elle se mit sur le ventre puis planta son menton entre ses mains :

— Je vais te dire, moi, ce que j’aime en toi...

Sa voix était chargée de reconnaissance, non pas pour moi mais pour la vie, ses surprises, ses bonheurs. Son souffle révélait qu’elle avait toujours cru dans ces promesses et que cette nuit venait de lui donner raison.

— J’aime tes boucles, commença-t-elle, en tournant son doigt dans mes cheveux. Elles ont toujours l’air humides, comme des petits souvenirs de pluie. (Elle passa son index sous mes yeux.) J’aime tes cernes, qui ressemblent aux ombres de tes pensées. Ton visage, qui traîne en longueur. Tes poignets, tes clavicules, tes hanches, qui font mal, et en même temps si souples, si doux, si cool...

Elle touchait chaque partie, comme pour s’assurer que tout était en ordre :

— J’aime ton corps, Mathieu. Je veux dire : sa vie, son mouvement. Cette façon que tu as d’exprimer tes sentiments à travers tes gestes. Comment tu hausses brusquement une épaule, en signe d’incertitude. Comment tu baisses ton menton sur deux doigts, pour donner un appui à tes paroles. Comment tu t’assois, effondré, prêt à t’endormir, et en même temps trépignant, tendu à te rompre. J’aime comment tu allumes tes clopes avec ton gros briquet : la cigarette, au bout de tes doigts si fins... On dirait que tout s’enflamme : la main, le bras, le visage...

Elle continua, tout en frôlant mes tempes :

— J’aime tous ces déclics, ces ruptures, ces frémissements. On dirait que tu as toujours du mal à trouver ta place dans ce monde. Tu y entres chaque fois par effraction, au dernier moment, trop vite, trop brutalement. Sans jamais être sûr de ton coup... Le prends pas mal, Mathieu, mais il y a aussi un truc féminin en toi. C’est pour ça, je crois, que tu m’as fait autant jouir ce soir. Tu connaissais, d’instinct, mes petits secrets, mes points sensibles... Pour toi, c’était un terrain familier, qui s’est peu à peu révélé, sous tes doigts...

Elle éclata de rire, en me prenant la main et en la lissant :

— Fais pas cette tête ! Ce sont des compliments !

Elle prit un ton de confidence :

— Je sens aussi une distance, un respect, presque une frayeur vis-à-vis de moi, qui me procure un plaisir... irrésistible. Tu es un mâle, Mathieu : aucun doute là-dessus. Mais tu as une complexité qui me colle des frissons, des pieds à la tête. Tu réunis tant de contraires ! Chaud, froid, solide, instable, volontaire, timide, masculin, féminin...

Le froid revenait. J’avais du mal à me convaincre que l’étranger qu’elle décrivait était moi. Elle passa son bras autour de mon cou et m’embrassa :

— Mais surtout, il y a au fond de toi un noyau qui te ronge et qui te donne une réalité, une présence que je n’ai jamais rencontrée chez aucun autre.

— Même pas chez Luc ?

La question m’avait échappé. Elle se redressa :

— Pourquoi tu me parles de Luc ?

— Je ne sais pas. Tu l’as bien connu, non ? Il est venu ici ?

— Il est resté plusieurs jours. Il ne te ressemblait pas. Beaucoup moins solide.

— Moins solide, Luc ?

— Il avait l’air déterminé, comme ça, mais il n’y avait aucun point fort en lui, aucune fondation. Il était en chute libre. Alors que toi, tu es arc-bouté, cramponné à je ne sais quel fil...

— Il s’est passé quelque chose entre vous ?

Nouveau rire :

— Tu as de ces idées ! Il n’y avait pas de place chez lui pour l’amour. Pas cet amour-là en tout cas.

— Ce n’est pas ce que je te demande. Toi, tu as éprouvé quelque chose pour Luc ?

Elle m’ébouriffa les cheveux :

— T’es jaloux ? (Elle nicha sa tête au creux de mon épaule.) Non. Je n’aurais jamais eu cette idée. Luc était sur une autre planète. Il disait qu’il m’aimait mais cela sonnait creux.

— Il disait ça ?

— Il n’arrêtait pas. Des déclarations sauvages. Mais je n’y croyais pas.

Une lumière explosa dans mon esprit. Une possibilité qui ne m’avait jamais effleuré. Un suicide d’amour. Luc s’était épris de Manon. Et c’était la raison de son suicide ! Il s’était foutu en l’air parce qu’une jeune fille insouciante lui avait dit « non ». Luc avait aimé Manon, avec toute sa passion de fanatique, et elle l’avait repoussé d’un rire, le jetant aux enfers.

— Comment peux-tu être si sûre de toi ? dis-je d’un ton sec. Luc t’aimait peut-être à la folie.

— Pourquoi tu en parles au passé ?

Je ne répondis pas. Je venais de commettre une erreur. Celle qu’on attend du suspect, au cœur de la nuit, durant sa garde à vue. Manon me considéra gravement :

— Qu’est-ce qui se passe ? Tu m’as dit que Luc avait été muté.

— Je t’ai menti.

— Il lui est arrivé quelque chose ?

— Il s’est suicidé. Il y a deux semaines. Il s’en est sorti mais il est dans le coma.

Manon se mit à genoux, face à moi.

— Comment ? Comment il s’est suicidé ?

Je donnai les détails. La noyade, la ceinture de pierres, le sauvetage, l’utilisation de la machine de transfusion. Comme dans sa propre histoire.

Le silence s’imposa. Puis Manon se leva, nue, et contempla la nuit par la fenêtre, le front appuyé contre la vitre. Elle me tournait le dos quand elle murmura, d’une voix consternée :

— Tu es le flic le plus con que j’aie jamais rencontré.

Agostina Gedda m’avait déjà dit cela une fois. J’allais finir par m’en convaincre... Mais quelque chose ne collait pas dans cette réflexion. Je m’attendais à une engueulade — pour ne pas avoir dit la vérité. Pas à ce ton de déception. Je répliquai :

— J’aurais dû t’en parler plus tôt, je sais, mais...

— Luc ne s’est pas suicidé. (Elle se retourna et vint vers moi, le regard furieux.) Putain, comment t’as pas compris ça ?

— Quoi ?

— Il ne s’est pas suicidé. Il a recréé, point par point, ma noyade !

Je ne saisis pas ce qu’elle voulait dire. Toujours debout, elle m’agrippa les cheveux, à deux mains, avec violence :

— Tu piges pas ? Il s’est volontairement plongé dans le coma pour voir ce que j’ai soi-disant vu, moi, à l’époque ! Il a essayé de provoquer une Expérience de Mort Imminente, en espérant qu’elle serait négative !

Je ne dis rien, attentif au bruit que faisaient les éléments en s’assemblant dans ma tête. En quelques secondes, tout se mit en place. Et je sus que Manon avait raison. Elle hurla, penchée sur moi :

— Et tu prétends le connaître ? Qu’il est ton meilleur ami ? Merde, tu es passé complètement à côté ! Luc est un fanatique. Il était prêt à tout pour obtenir des réponses à ses questions. Il a poursuivi son enquête dans l’au-delà ! Il s’est tué pour voir lui-même le diable !

Chaque mot, un éclat de lave.

Chaque pensée, un pieu dans le cœur.

Je ne pouvais plus parler — et d’ailleurs, il n’y avait rien à dire. Manon, en une fraction de seconde, avait deviné ce que j’avais ignoré depuis deux semaines. « J’ai trouvé la gorge », avait dit Luc à Laure. Cela signifiait qu’il avait trouvé le passage, le moyen d’entrer en contact avec le démon. Provoquer son propre coma pour rejoindre les limbes !

Luc était parti à la rencontre du diable, au fond de l’inconscient humain.

91

DEHORS, la pluie avait repris. J’observais, à travers la lucarne, les filaments de lune qui s’écoulaient, épousant les impuretés du verre, contournant les bulles, glissant comme du sucre filé. Nouvelle cigarette. Je marchais mentalement au bord du vide mais à chaque pensée nouvelle, la terre se consolidait sous mes pas.

Les éléments se mettaient en place.

Luc avait tout organisé, tout combiné pour plonger dans le coma. Il avait reproduit chaque circonstance de la noyade de Manon — non pas pour couler, mais pour survivre. Il s’était lesté en calculant son poids, afin de s’immerger au plus vite et d’être aussitôt enveloppé de froid. Il avait ouvert la porte de l’écluse pour être emporté contre les rochers et y rester coincé. Encore le froid. Mais il avait pris soin de plonger cinq minutes avant l’arrivée du jardinier. Juste le temps nécessaire pour mourir.

Il y avait un autre détail dans son plan. Le médecin de Chartres m’avait précisé que, par chance, le SAMU était dans la région à ce moment. Un appel sans suite avait fait venir les urgentistes. Cet appel venait de Luc lui-même. Pour être emmené au plus vite à l’hôpital. Et pas n’importe lequel : l’Hôtel-Dieu de Chartres, qui abritait une machine « by-pass » capable de réchauffer son sang et lui sauver la vie.

Exactement comme Manon, en 1988.

D’autres détails, encore.

Luc n’avait aucune assurance de subir une Expérience de Mort Imminente. Encore moins négative. Mais en admettant qu’il parvienne à traverser la mort, il voulait la traverser par l’étage inférieur, l’angoisse, les ténèbres. Voilà pourquoi il avait pris soin d’invoquer le diable. Voilà pourquoi Laure avait retrouvé ces objets de culte satanique à Vernay. Luc s’était livré à des incantations juste avant de se noyer, donnant rendez-vous au diable au fond des Limbes !

Pourtant, malgré sa détermination, il devait aussi crever d’angoisse. Il avait voulu se parer d’une arme. Même symbolique. Ainsi s’expliquait la médaille de Saint-Michel dans son poing serré. Luc ne craignait pas d’aller en enfer, il avait choisi cette destination. Mais il espérait en sortir sans blessure, sans dommage spirituel, grâce à l’effigie de l’Archange. Cela semblait dérisoire, mais je ne pouvais plus juger le projet hors norme de Luc.

Le rouquin avait pris un risque inouï. Physique bien sûr, mais aussi psychique. Ce qui était possible pour une petite fille ne l’était plus pour un adulte. Selon Moritz Beltreïn, Manon s’en était sortie sans séquelle grâce à son âge et la mobilité géographique de son cerveau. Luc s’en tirerait-il indemne, à trente-cinq ans ? Se réveillerait-il même un jour ?

Son fanatisme était sidérant. Mais c’était la cohérence de son destin qui me stupéfiait plus encore. Il avait toujours voulu voir le diable — prouver son existence à la face du monde. Toute son existence avait convergé vers ce pari, cette expérience : la plongée volontaire dans les abysses. Et sa remontée, preuves en main.

Nouvelle clope.

5 heures du matin.

Manon avait fini par s’endormir. Malgré sa colère contre moi. Malgré son désespoir au sujet de Luc. Malgré son anxiété croissante, à propos d’elle-même.

Car Luc, du fond de sa chambre d’hôpital, avait remis le feu aux poudres. Si un homme était capable d’un tel sacrifice, cela ne démontrait-il pas qu’il y avait une réalité à découvrir ? Que Manon elle-même avait vu quelque chose au fond de la « gorge » ?

J’attendais 6 heures du matin pour appeler Laure. L’heure des perquises. Vieux réflexe de flic. Quatre jours que je n’avais pas appelé. Maintenant, j’éprouvais un besoin irrépressible de m’informer. Aucune raison que la situation ait évolué mais le coma de Luc avait changé de nature. Il fallait que je parle à Laure, aux médecins, aux experts...

J’observai le cadran de ma montre, regardant passer chaque minute.

6 heures, enfin.

Au bout de cinq sonneries, une voix ensommeillée retentit.

— Laure ? Mathieu.

— Où tu es ? grommela-t-elle. Ça fait trois jours qu’on t’appelle.

— Désolé. Problème de portable. Je suis à l’étranger. Je...

— Mat..., fit-elle dans un souffle. C’est incroyable... Il s’est réveillé !

Je mis une seconde à assimiler la nouvelle. Ni Foucault ni Svendsen n’étaient au courant. Sinon, ils m’en auraient parlé. Tout se précipitait. Mais au lieu de me réjouir de cette rémission, j’éprouvais déjà un obscur pressentiment, prévoyant le pire. Des lésions irréversibles. Luc réduit à l’état de légume.

Je demandai, d’une voix sans timbre :

— Comment va-t-il ?

— Parfaitement.

— Il n’a pas de séquelles ?

— Pas de séquelles, non.

Le ton impliquait une réticence.

— Quel est le problème ?

— Il dit... Enfin, il a vu quelque chose. Durant son coma.

Je pouvais sentir la glace sous ma chair brûler mes nerfs et figer mes membres. Je connaissais la suite mais je risquai :

— Quoi ?

— Viens. Il veut t’en parler lui-même.

— Je serai là ce soir.

Je raccrochai et réveillai Manon en douceur. Je lui expliquai la situation. Comme moi, elle n’eut pas le temps de se réjouir. Une autre menace pesait déjà : la présence du diable, au fond de l’esprit de Luc. S’il pensait avoir vu l’enfer, il en tirerait la certitude que Manon avait vu la même chose en 1988. D’un coup, elle deviendrait une Sans-Lumière.

La suspecte numéro un dans l’assassinat de sa mère.

Manon alluma la lampe et attrapa ses vêtements. Je notai un détail : des traces de piqûres sur ses bras.

— Qu’est-ce que c’est que ces marques ?

— Rien.

Elle enfila sa culotte, son soutien-gorge. Je lui saisis le bras et regardai mieux.

— Ce sont les toubibs, dit-elle en se dégageant. Ils me font des prises de sang.

— Il y a des médecins ici ?

— Non. Ils viennent d’ailleurs. Ils m’auscultent tous les jours.

— Ils t’ont fait d’autres analyses ?

— Je suis allée à l’hosto, plusieurs fois, dit-elle en passant son tee-shirt.

— Tu as subi des examens ?

— Des biopsies, des scanners. Je n’ai pas trop compris. (Elle sourit.) Ils veulent que je sois en superforme...

Toujours prévoir le pire, pour éviter les mauvaises surprises. Ce que je pressentais depuis mon arrivée se confirmait dans les grandes largeurs. Zamorski m’avait menti. Lui et sa clique ne protégeaient pas Manon : ils l’étudiaient comme un vulgaire cobaye. Persuadés qu’elle était possédée jusqu’à la racine des cheveux. Une créature maléfique, physiquement différente des autres êtres humains.

Envie de vomir. Le nonce, avec ses airs entendus et ses tirades de vieux guerrier, m’avait roulé dans la farine. Il était exactement comme van Dieterling. Il croyait aux Sans-Lumière et à la présence du démon au fond de l’âme humaine. Il était certain que Manon était une Sine Luce. Peut-être même l’Antéchrist en personne !

J’attrapai le téléphone fixe qui reposait sur la table de nuit. Je dévissai le combiné et trouvai un micro. Je soulevai la lampe de chevet et la retournai : un nouveau mouchard. Je faillis éclater de rire : on nageait en pleine caricature. J’orientai la veilleuse vers le plafond. Sans difficulté, je discernai l’œil d’une caméra infrarouge dans un angle. Je songeai à la nuit d’amour que nous venions de passer sous le regard attentif des prêtres. De rage, je balançai la lampe par terre.

— Qu’est-ce que tu fous ?

Impossible de répondre. Ma salive restait bloquée dans ma gorge. J’enfilai ma chemise, mon pantalon, mon pull. Le temps de chausser mes Sebago et j’étais dehors, dans la galerie. Je filai jusqu’à ma propre cellule.

Dans la cour, la pluie frappait, frappait, rebondissant sur les dalles, la toiture, les angles de pierre. Même ces trombes ne pourraient laver la merde qui régnait ici.

Dans ma chambre, j’attrapai mon .45 et sortis de nouveau. Je devinais où était le bureau du nonce — une chance non négligeable qu’il travaille déjà à cette heure.

Descendant un étage, je perçus à travers le fracas de l’averse la rumeur d’une agitation, dans l’aile opposée. Les bénédictines, bon pied, bon œil, déjà levées pour l’Angélus...

J’entrai sans frapper. Zamorski était assis à son bureau, visage penché sur son ordinateur, lunettes sur le nez. Autour de lui, sur des étagères, des reliquaires se déployaient : coffres d’argent frappé et vasques de cuivre.

— Qu’est-ce que vous trafiquez avec Manon ?

Le nonce ôta ses lunettes, lentement, sans marquer la moindre surprise.

— Nous la protégeons.

— Avec des scanners, des micros ?

— Nous la protégeons contre elle-même.

Je fermai la porte d’un coup de talon et avançai d’un pas.

— Vous avez toujours pensé qu’elle était possédée.

— La question se pose, disons, raisonnablement.

— Vous en avez fait un rat de laboratoire !

— Manon est un cas unique.

Le flegme de Zamorski était sans faille.

— Assieds-toi. J’ai encore des choses à t’expliquer.

Je ne bougeai pas. Le nonce prit un ton las, soigneusement calculé :

— Nous sommes obligés de maintenir cette... veille physiologique.

J’éclatai d’un rire dur :

— Qu’est-ce que vous cherchez ? Un « 666 » tatoué ?

— Tu fais semblant de ne pas comprendre. Manon est la marque du diable. Chaque battement de son cœur est un acte du démon. Chaque seconde de sa vie est un don de Satan. Dans le monde de Dieu, Manon devrait être morte ! Elle est une aberration, selon les lois de Notre Seigneur.

Les paroles de Bucholz, à propos d’Agostina : « la preuve physique de l’existence du diable ». Zamorski confirma :

— Manon est une miraculée du diable. Elle est entrée en contact avec lui durant son coma. Elle a été sauvée par lui et a reçu ses ordres.

— Vous pensez donc qu’elle a tué sa mère ?

— Aucun doute. Sans l’aide de personne.

— Putain, fis-je en riant presque. Vous parliez d’un inspirateur, d’un homme de l’ombre !

— Pour ne pas t’effrayer. Mais il n’y a qu’un inspirateur : le diable lui-même.

J’éprouvai un immense épuisement. Je m’effondrai sur le siège face au bureau, mon arme entre les jambes. Je laissai échapper :

— Je connais le dossier à fond. Manon n’a pas les aptitudes pour commettre un tel crime. Le tueur est un chimiste. Un entomologiste. Un botaniste. Déjà, Agostina n’avait pas le profil — et malgré ses aveux, sa culpabilité ne tient pas. Mais Manon, c’est encore plus absurde !

Le sourire du Polonais revint. Un sourire à bouffer de la merde. Je serrai mon poing sur la crosse du Glock. Ce seul contact me soulageait les nerfs.

Le nonce se leva, contourna son bureau et prit un ton compatissant :

— Tu ne connais pas ton dossier si bien que ça. Biologie, chimie, entomologie, botanique : ce sont précisément les options de Manon, à la faculté de Lausanne. À croire qu’elle a suivi une formation en vue de son meurtre.

Des faits nouveaux, qui pouvaient m’intéresser en tant que flic. Mais la lassitude m’écrasait au point de ramollir mon cerveau. J’écoutais maintenant le prélat à travers une gangue de coton. Il en rajouta sur le mode réconfortant :

— Nous n’avons aucune certitude. Mais nous devons la surveiller.

— Vous croyez donc au diable ? À sa réalité... physique ?

— Bien sûr. C’est l’antiforce, Mathieu. Le versant négatif de l’univers. Tu penses être un catholique moderne mais tu as des préjugés du siècle dernier. Le siècle des sciences ! Tu crois qu’on peut résoudre ces problèmes avec un psychiatre ou une camisole chimique. Tu ne vois que la surface. Souviens-toi de Paul VI : « Le mal n’est plus seulement une déficience, il est le fait d’un être vivant, spirituel, perverti et pervertisseur. » Oui, Mathieu, le diable existe. Il a accordé la vie à Manon. La vie que Dieu lui avait ôtée.

— Mais pourquoi ces recherches physiques ? Ces analyses, ces prélèvements ?

— Si le diable est bien ce que la foi nous enseigne — une infection —, alors Manon porte la trace de la maladie. Elle est tout entière infectée.

— Qu’est-ce que vous cherchez ? ricanai-je encore. Un vaccin ?

Il posa sa main sur mon épaule :

— Ne plaisante pas. Manon, Agostina, Raïmo sont à la convergence de deux mondes : le physique et le spirituel. Un esprit est venu au secours de leur corps. Et leur corps porte maintenant la marque de cet esprit. L’esprit noir de la Bête. Manon abrite une cellule souche du Mal !

Je me levai : j’en avais assez entendu. Je me dirigeai vers la porte :

— Vous vous êtes trompé de siècle, Zamorski. Vous auriez fait un malheur sous l’Inquisition.

Avec une rapidité surprenante, le nonce me contourna et se planta devant moi :

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Nous partons. Manon et moi. Nous rentrons en France. Et n’essayez pas de nous retenir.

— Manon sait quelque chose, dit le Polonais en blêmissant. Elle doit nous le dire !

— Elle ne sait rien. Elle ne se souvient de rien.

— Le message est au fond d’elle-même.

— Quel message ?

— Le Serment des Limbes.

— Vous en êtes donc là ? Vous cherchez la même chose que les Asservis ?

— Le pacte existe. (Sa voix montait.) Nous devons en connaître le contenu. Par tous les moyens !

— C’est pour ça que vous m’avez fait venir ?

Un sourire. Le nonce recouvrait son sang-froid :

— Manon n’a jamais eu confiance en nous. Nous avons pensé qu’un jeune homme venu de France... (Il s’arrêta.) Et nous avons eu raison. Après cette nuit...

Je rougis malgré moi. J’imaginais les prêtres en soutane, se rinçant l’œil face aux écrans de surveillance. Je tournai la poignée :

— Manon me fait confiance, c’est vrai. Mais j’utiliserai cette confiance pour la sortir de vos griffes !

— Si tu franchis ce seuil, je ne pourrai plus rien pour toi.

— Je suis assez grand pour me débrouiller seul.

— Tu ne sais rien. Tu n’imagines pas le danger qui vous attend dehors.

— Nous avons passé la journée et la nuit en ville. Il ne nous est rien arrivé.

Zamorski retourna à son bureau et saisit un journal polonais — l’édition de la veille de la Gazeta Wyborcza. En une, la photo d’un cadavre, dans une mare de sang, sur un trottoir.

— Je ne lis pas le polonais.

— « Nouveau meurtre rituel à Cracovie ». Le cinquième clochard tué en moins d’un mois. Dévoré par des chiens. Un pentagramme était dessiné avec ses viscères, sur le trottoir. Sans compter deux corps d’enfants trisomiques, retrouvés en amont de la Vistule, la semaine dernière. L’autopsie a révélé qu’on les avait forcés à se violer l’un l’autre.

— C’est censé me terrifier ?

— Ils sont là, Mathieu. Ils sont venus chercher Manon. Ce sont peut-être des clochards, dehors. Ou des prêtres priant dans l’église voisine. Ils sont partout. Ils attendent leur heure.

— Je vais tenter ma chance. Notre chance.

— Ils n’ont rien à voir avec les assassins que tu poursuis d’habitude. Ce sont des soldats, tu comprends ? Les héritiers de siècles d’abominations. La version moderne des démons qui accompagnent Satan, sur les façades des cathédrales.

J’ouvris ma paume sur mon automatique :

— Moi aussi, j’ai des arguments modernes.

— Je t’en conjure : ne sors pas d’ici.

— Je rentre à Paris. Avec Manon. Et ne vous avisez pas de nous en empêcher. Je pourrais filer à mon ambassade et parler d’enlèvement, de séquestration, d’abus de pouvoir. Je vais reprendre mon enquête. C’est bien ce que vous vouliez, non ?

— Et elle ?

— Elle vivra chez moi.

Zamorski hocha lentement la tête.

— Tu es dans de beaux draps, Mathieu... Contre le diable, tu avais tout prévu. Sauf l’amour.

J’ouvris la porte en lui lançant un regard dur :

— Je ne vous laisserai pas l’utiliser. Vous en avez fait un sujet de recherche. Un appât pour les Asservis. Peut-être même pour le démon lui-même... Dans votre logique, vous espérez que Satan se réveillera à l’intérieur de son corps. Vous êtes prêt à tout pour provoquer cette venue. J’ai connu des flics dans votre genre. Des flics capables du pire, au nom du meilleur. Des flics qui se croyaient au-dessus des lois. Et d’une certaine manière, au-dessus de Dieu.

— Ne blasphème pas.

— Je vais continuer mon boulot, Zamorski. À ma façon. Sans mensonge ni manipulation.

Le nonce s’écarta, de mauvaise grâce :

— Si je m’en tenais à ces principes, je me contenterais de prier pour toi et Manon. Mais nous allons vous protéger, malgré vous.

— Je n’ai besoin de personne.

— En temps de paix, peut-être. Mais la guerre a commencé.

92

MIDI.

Et le jour ne s’était toujours pas levé.

Une brume épaisse écrasait la ville. Les rues n’existaient plus. Les immeubles ressemblaient à des masses minérales — des montagnes qui auraient dépassé des nuages, comme dans un tableau chinois. Quelques branches basses brillaient d’humidité mais leurs contours se perdaient dans la vapeur nacrée. Tout était désert. Cracovie s’était vidée. Seules quelques voitures glissaient dans le brouillard, phares allumés, puis s’évanouissaient comme des vaisseaux fantômes.

Je n’avais pas prévu ça. Nous quittions une oppression pour une autre. Le portail de Scholastyka se ferma lourdement derrière nous.

Je pris la main de Manon et avançai sur le trottoir. Elle avait préparé un sac léger, pas plus épais que le mien. Regard à gauche, puis à droite. On ne voyait pas à trois mètres. J’esquissai quelques pas hésitants. Le monde n’avait pas seulement disparu : les vapeurs nous submergeaient pour nous effacer à notre tour...

Je crus me souvenir. En descendant à gauche et en attrapant la rue Sienna, on croiserait l’avenue Sw. Gertrudy. Même dans cette nuée blanche, on pourrait alors héler un taxi. Nos pas résonnaient sur le trottoir. L’humidité leur donnait une sorte de brillance sonore ; un claquement trempé qui montait dans l’air moiré.

Nous avancions en silence. Comme si le moindre mot pouvait libérer notre peur. Maintenant, les immeubles paraissaient s’être désancrés. Ils avançaient avec nous, déchirant lentement les crêtes d’argent à la manière de brise-glaces. Une voiture passa. Nous eûmes juste le temps d’effectuer un pas de côté. Sans le savoir, nous marchions sur la chaussée. Le véhicule nous dépassa, au ralenti. J’entendis ses essuie-glaces marquer la cadence, tchac-tchac-tchac..., puis s’évanouir.

Nous reprîmes notre chemin. Le voile de gaze s’ouvrait avec réticence et se refermait aussitôt sur nos pas. Je n’étais déjà plus sûr de suivre la rue Sienna. Impossible de lire la moindre plaque. Notre seul repère était la ligne des réverbères. Quelques lumières brûlaient aussi aux fenêtres, perçant l’opacité des étages. J’imaginais les foyers chauds, affairés, où se préparait le repas du midi. Cette image renforçait, par contraste, notre solitude.

Je creusai ma mémoire. Nous allions dépasser la rue Mikokajska, sur notre gauche, qui formait un grand virage. J’espérais discerner une série de luminaires qui tourneraient, nous confirmant qu’on était sur la bonne voie. Mais rien ne se passait — et d’ailleurs, on ne pouvait pas voir plus de deux lampadaires à la fois...

Soudain, je n’en discernai plus du tout. Avions-nous quitté la rue ? Le brouillard changea de nature. Plus épais, plus froid. Une odeur de terre mouillée, de pourriture figée s’élevait du sol. Bon sang. Nous n’étions plus dans la rue Sienna. Nous n’y avions peut-être jamais été... Je cherchai encore à me souvenir, dessinant mentalement une carte du quartier.

Alors, je compris.

Le Planty.

Le parc qui ceinture la vieille ville de Cracovie.

Dès le départ, j’avais pris la mauvaise direction. J’étais parti tout droit, tournant le dos au monastère. En guise de confirmation, du gravier crissa sous mes pieds. Des arbres apparurent, dessinant des lignes fantomatiques, suspendues, sans racines. Des bras, des têtes noires saillaient aussi — les sculptures des jardins. J’eus envie de hurler. Nous étions seuls, perdus, totalement vulnérables.

— Qu’est-ce qui se passe ?

La voix de Manon, tout près de mon oreille. Pas le cran de lui mentir.

— On est dans le Planty. Le parc.

— Mais où exactement ?

— Je ne sais pas. En le traversant, on pourra rejoindre l’avenue Sw. Gertrudy.

— Mais si on ne sait pas où on est ?

Je serrai ses doigts sans répondre. De nouvelles lanternes flottaient dans l’air. Une allée. Je m’efforçai d’avoir un pas plus sûr, pour réconforter Manon qui tremblait dans son anorak.

Sensation de nager plutôt que de marcher... Je n’arrêtais pas de tendre le cou, de plisser des yeux, sans résultat. Par réaction, mon ouïe paraissait plus aiguë. Il me semblait percevoir la condensation des gouttes, le long des branches, le cliquetis de la glace, sur les statues, et même, plus profondément, le craquement de la terre gelée, sourdant sous nos pieds.

Tout à coup, un autre bruit, beaucoup plus présent.

Un raclement sur les cailloux. Je m’immobilisai et posai la main sur les lèvres de Manon. Le frottement stoppa. Je tentai encore l’expérience. Deux pas puis un arrêt. Le bruit se reproduisit et s’acheva aussitôt. C’était un écho, mais beaucoup trop proche à mon goût...

Je dégainai mon .45. Il n’y avait que deux possibilités. Les hommes de Zamorski ou les Asservis. Tout doucement, je levai le cran de sûreté du Glock, pariant mentalement pour les Satanistes. Ils guettaient les entrées et les sorties de « leur » monastère et ils venaient de décrocher le gros lot : Manon, la proie qu’ils espéraient depuis des semaines, sans protection, accompagnée seulement d’un étranger, se fourvoyant dans un parc noyé de brume.

Mon arme tremblait au creux de ma paume. Je ne trouvais plus en moi le sang-froid qui m’avait jusqu’ici sauvé des pires situations. Peut-être la fatigue. Ou la présence de Manon. Ou cette ville étrangère et invisible... Mes pensées devinrent chaotiques. Tirer à l’aveuglette, en direction des pas ? Je n’étais même pas sûr de leur provenance. Viser les réverbères afin de fermer complètement la nuit ? Absurde. Nous perdrions ainsi notre seule chance de nous orienter.

Le grattement reprit. Ils s’approchaient. J’imaginais des créatures surnaturelles aux yeux ardents. Des pupilles de soufre, capables de voir dans la brume. Je partis dans la direction qui me semblait la plus opposée aux pas. Mais déjà, je n’étais plus sûr de rien. Suivions-nous toujours l’allée ? Un luminaire flottait au loin — inaccessible.

J’accélérai, ne cherchant plus à me servir de mes yeux mais uniquement de ma main tendue. Sensation de pierre froide. Métal d’une balustrade. Je n’avais aucun souvenir d’un garde-fou dans ce parc. Je l’attrapai et le suivis avec fébrilité. Le réverbère me paraissait toujours aussi loin.

La rampe de fer s’arrêta. Je m’arrêtai avec elle. La seconde suivante, je perçus les pas des autres — beaucoup plus près. Je me tournai, comme si j’avais pu voir quoi que ce soit. Mais le monde était toujours noyé de fumée. Pourtant, tout à coup, une faille s’ouvrit dans la brume — et je vis, en effet.

Des ombres avançaient, côte à côte.

Des ombres sans visage, qui faisaient corps avec le brouillard.

Mon cœur flancha. Il y eut un moment, très court, où tout me parut perdu. La panique m’avait vaincu. Même physiquement, je n’avais plus aucune consistance. À cette seconde précise, nos attaquants auraient pu gagner mais ils furent trop lents.

Déjà, je m’étais ressaisi, dressant un plan d’attaque. Aucune raison de penser qu’ils voyaient mieux que nous. Ils se repéraient simplement au bruit de nos pas. Le seul avantage qu’ils pouvaient avoir était le nombre — et une meilleure connaissance des jardins. Mais notre handicap — le manque de visibilité — était aussi le leur.

Je devais les priver de leur seul repère : les sons. J’empoignai Manon et bondis sur le côté. Au bout de trois enjambées, je sentis les feuilles d’un buisson puis un terrain différent — gazon ou humus. Une surface tendre, absorbant les bruits.

Une autre idée, tout de suite. Profiter du silence et avancer vers nos ennemis. Ils pouvaient imaginer qu’on allait se planquer sur les bas-côtés ou derrière un arbre. Mais pas qu’on marcherait à leur rencontre !

Je remontai la pelouse, utilisant ma main libre comme une sonde, frôlant les taillis, palpant les troncs d’arbre. Les pas, à nouveau. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres, sur notre gauche. J’avançai encore. Ma main trouva un flanc d’écorce. J’attirai Manon à moi, la plaçant entre le fût et mon corps. Elle s’arrêta de bouger, de respirer, et je sentis ses cheveux glacés me frôler le visage. Les cheveux d’une morte.

Alors, il se passa quelque chose.

Les lambeaux de brume s’ouvrirent et révélèrent clairement nos ennemis. Durant une seconde, qui me parut une éternité, je pus les observer. Ils portaient des manteaux de cuir noir tout droit sortis de la Wehrmacht. De leurs manches, jaillissaient des crochets, des lames, des aiguilles. Des armes blanches comme greffées à même leurs chairs.

Ils évoquaient des blessés de guerre, qui auraient franchi une autre dimension. Des infirmes devenus à leur tour des machines à tuer. J’imaginai des membres amputés, des mains tronquées, remplacées par des dispositifs menaçants, prêts à couper, écorcher, arracher...

Ils composaient une sarabande, un carnaval d’épouvante. Un homme portait un masque à gaz, un autre celui des médecins du XVIIe siècle qui soignaient les pestiférés — long bec noir surmonté de deux trous. Un troisième marchait visage découvert, défiguré. Sa chair, blanche comme de la porcelaine de chiotte, portait des lacérations. Je sus, sans le moindre doute, qu’il s’était fait lui-même ces mutilations. Vivre pour et par le mal. La souffrance, infligée aux autres et à soi-même.

Les dents de Manon se mirent à claquer si fort que je lui plaquai la main sur la bouche. J’abandonnai toute stratégie. Fuir. N’importe où, à l’opposé de ce cauchemar. Je quittai notre planque, risquai un coup d’œil circulaire puis saisis la main de Manon. Elle me retint et me frôla la joue. Je me retournai pour la réconforter d’un regard mais ce n’était pas elle qui m’avait touché.

À sa place, un tueur serrait mes doigts et me caressait lentement le visage avec un croc de métal, comme pour en éprouver la tendresse.

La fraction de seconde explosa en mille détails superposés. Je vis tout. Ses cheveux longs. Ses cicatrices. L’appareil respiratoire qui lui traversait la face, là où un trou remplaçait le nez. Je vis son bras se lever. Au bout, le crochet relié à un dispositif de câbles.

La griffe siffla dans la vapeur. Je m’engloutis dans le nuage pour esquiver le coup. Une douleur me traversa, partant de l’épaule pour exploser sous mes côtes. Je lâchai mon automatique. Un goût de fer inonda ma bouche.

La lame s’éleva de nouveau, me rata et s’enfouit dans les feuillages. Sans comprendre ce que je faisais — je n’étais plus qu’irradiation de douleur —, je fonçai sur le crochet et l’écrasai avec mon épaule blessée, entraînant le tueur dans ma chute. Niant le sang et la brûlure qui fusaient de mon corps, j’attrapai à deux mains son poignet, plaçai mon genou dessus et retournai l’os en un craquement abject.

Je reculai aussitôt, rampant sur le dos. Le tueur se tourna vers moi. Son manteau s’était ouvert. Dessous, il était torse nu. La peau de sa poitrine était si fine, si abrasée, qu’elle en était translucide. Je distinguai nettement son cœur battant à travers sa peau de poisson. Je plongeai dans le taillis et trouvai la lame propulsée, avec son mécanisme. Je l’attrapai à pleines mains et, m’entaillant la paume au passage, pivotai. Le monstre revenait déjà à l’attaque, brandissant de sa main gauche un autre crochet.

Il se jeta sur moi. Je balançai un coup de pied dans ses jambes. Il trébucha. Levant mon arme, je visai le cœur qui palpitait et fermai les yeux. Le fer s’enfouit dans la chair. Je sentis l’organe s’ouvrir. Le sang se déverser sur moi. J’ouvris les paupières pour découvrir la figure de la créature, à quelques centimètres de mon visage, masque arraché. Trous et crevasses grognaient de partout à la fois. De la buée pigmentée de sang s’ajoutait aux fragments de brouillard. Je me mordis les lèvres pour ne pas hurler et roulai sur le côté.

Le monstre se recroquevilla, tressautant dans son agonie. Sur un coude, je découvris Manon, blottie contre un arbre, les yeux hors de la tête. Je me précipitai vers elle, la serrai de toutes mes forces, sentant la douleur m’envahir en une arborescence de feu. À travers le sang qui cognait mes tempes, j’entendis tout à coup le raclement de gravier qui s’éloignait. Les Asservis n’avaient rien vu, rien entendu. Ils continuaient leur marche !

Mon Glock, par terre. Je palpai la pelouse jusqu’à sentir sa crosse. Je fourrai l’arme dans ma poche et jetai un regard circulaire. Personne. Nous avions gagné. Mais je n’eus pas le temps de savourer cette victoire. De nouveaux pas retentissaient sur les cailloux. J’aperçus, feux follets incertains, des cols blancs qui tranchaient le brouillard.

Des prêtres.

Les hommes de Zamorski, qui nous cherchaient à travers le parc.

À la même seconde, un pinceau lumineux nous balaya les pieds. Les phares d’une voiture. Nous n’étions donc qu’à quelques mètres d’une artère. Une vraie avenue avec de vrais véhicules !

J’attrapai Manon par le bras et traversai les buissons qui nous séparaient du monde humain et ordinaire. Les feuilles se refermèrent sur nous alors que j’imaginais le combat qui allait suivre dans le Planty.

Satanistes contre Soldats de Dieu.

L’apocalypse selon Zamorski.

93

VIVRE avec ses morts.

J’avais beau me répéter les paroles de Zamorski : « Vous évoluez dans une véritable guerre », la consolation était mince. Qui m’absoudrait pour tout ce sang versé ? Quand finirait le massacre ?

Nous nous tenions dans le « salon VIP » de l’aéroport de Cracovie. Un titre ronflant pour un espace plutôt lugubre. Lumières anémiques, sièges déglingués, tarmac lézardé à travers les vitres sales... Pourtant, ce décor était réconfortant. Tout aurait été réconfortant après ce que nous venions de vivre.

Un vol pour Francfort décollait aux environs de 15 heures. Une connexion était possible pour Paris — arrivée à Charles-de-Gaulle à 19 heures. Lorsque l’hôtesse m’avait donné ces précisions, j’avais failli l’embrasser. Ses paroles avaient une tout autre signification : nous allions réussir à fuir !

Blottie dans mes bras, Manon demeurait prostrée. Elle était encore trempée de brouillard, comme moi. Cette humidité, qui refusait de nous quitter, matérialisait notre détresse. Je fermai les yeux et sombrai dans un étrange réconfort, sentant encore les effets de l’anesthésique dans mes veines.

Sur la route, en taxi, nous avions trouvé un médecin. Il avait soigné mon épaule. La lame m’avait entaillé jusqu’à buter contre la clavicule, mais sans la briser ni couper aucun muscle. Après une piqûre antitétanique — j’avais parlé d’une machine agricole sur laquelle j’étais tombé —, le docteur avait fermé la plaie avec des points de suture puis enserré mon torse dans un pansement aussi solide qu’un plâtre. Selon lui, il n’y avait aucune complication à craindre. Un seul mot d’ordre : repos absolu. J’avais acquiescé, songeant à Paris et à la nouvelle donne.

L’autre source de paix était cette conviction : le problème des Asservis était réglé. Ils pourraient toujours nous suivre. Leur chance était passée. Manon était désormais sous ma protection. Et bientôt sur mon territoire. À Paris, elle serait surveillée 24 heures sur 24 par mes hommes, des flics aguerris capables d’affronter des cinglés aux prothèses meurtrières — et même, pourquoi pas, de les foutre en taule.

Mes pensées dérivèrent pour s’arrêter, encore et toujours, sur Luc. Son plan. Son machiavélisme. Sa folie. J’avais été, sans le savoir, un pion dans son jeu. Le flic digne de confiance qui accumulerait les preuves et retracerait son histoire. Il savait que je n’admettrais pas son suicide, que je reprendrais son enquête et que je suivrais, pas à pas, le chemin qui l’avait mené au sacrifice. J’étais son apôtre, son Saint-Matthieu, rédigeant l’évangile de son combat contre le diable.

Mon analyse avait changé sur certains détails. Ainsi, la médaille de Saint-Michel Archange. Je m’étais trompé. Luc ne l’avait pas utilisée pour se protéger mais uniquement pour me mettre sur la voie du démon. Il voulait que je trouve la gorge et que je saisisse, aussi vite que possible, l’enjeu de sa traversée. Luc n’avait pas mené une enquête comme les autres : il avait affronté l’ange des ténèbres !

La seule question qui importait maintenant était : que rapportait-il de son coma ? Revenait-il sans le moindre souvenir ou avait-il vécu au contraire une expérience décisive ? J’avais déjà la réponse. Laure : « Il a vu quelque chose. »

— Monsieur, votre vol est annoncé.

Nous suivîmes l’hôtesse, le pas mal assuré, jusqu’à la salle de départ. Passeport, carte d’embarquement. Nous effectuions chaque geste avec la vivacité d’un boxeur K.O. Jusqu’à nous écrouler sur nos sièges, dans la cabine. Le temps que l’hôtesse explique les consignes de sécurité, nous dormions profondément. Deux routards qui n’auraient pas vu un hôtel depuis des semaines.

À Francfort, nous jouâmes de nouveau les fantômes en transit. Cette fois, le salon First Class était flambant neuf, rempli d’hommes d’affaires plongés dans leur Herald Tribune. Je dédaignai leurs regards obliques, méfiants, à notre égard. J’installai Manon dans un fauteuil et partis chercher des vivres. Coca, café, amuse-gueules. On ne toucha pas à la nourriture, ni au café. Pour l’heure, nous carburions seulement au Coca, histoire de nous purifier les tripes de l’horreur accumulée.

Quelques heures plus tard, on survolait les lumières de Paris. Je me penchai vers le hublot et retrouvai la nuit, le froid — et le voile de pollution de la capitale. Même à travers la vitre, je pressentais qu’il ne s’agissait plus du même froid qu’à Cracovie. En Pologne, c’était une morsure permanente, une pétrification qui sublimait chaque détail — en révélait l’essence. À Paris, c’était une couche morne, boueuse, indifférente. Un limon qui emportait les rues et les heures dans la même grisaille. Pourtant, j’étais heureux de retrouver cette monotonie. Cet ennui chronique, c’était mon écosystème naturel.


19 heures, un vendredi.

Autoroute saturée. Pluie battante. J’ouvris la fenêtre du taxi et respirai à bloc. Odeurs de ciment mouillé, gaz d’échappement, bruit froissé des flaques. Et les conducteurs figés, à l’intérieur de leur bagnole, comme autant d’arrêts sur image.

Quand la voiture parvint enfin rue Debelleyme, je fus pris d’une angoisse de jeune marié. Comment Manon allait-elle réagir à cette vie nouvelle ? À mon appartement ? Elle n’avait jamais mis les pieds à Paris.

Je lui fis les honneurs de mon fameux escalier à ciel ouvert. Elle l’accueillit avec un sourire poli, distrait. Elle était toujours en état de choc. La violence de Cracovie avait réveillé la petite fille terrifiée de jadis. Moi-même, j’étais toujours commotionné. Pourtant, sous la peur et l’atrocité, j’éprouvais une autre sensation. Une fébrilité, une excitation sans objet, associée à une étrange torpeur. L’amour ?

Manon s’assit dans le canapé du salon. Je lui proposai du thé, elle refusa. De l’alcool : non. Pétrifiée, elle gardait sa veste matelassée.

Le plus dur restait à faire — lui expliquer que je devais repartir aussi sec à l’Hôtel-Dieu. Sa réaction ne me surprit pas :

— Je viens avec toi.

C’était la première fois depuis Cracovie qu’elle articulait plus de trois mots d’affilée.

— Impossible, la raisonnai-je. Je dois prendre des dispositions à Paris. Te protéger.

— Je ne sais même pas où je suis.

Je fus pris soudain d’une immense pitié, dans le sens littéral du terme. Communion, empathie totale avec sa peine. Sa tristesse était ma tristesse. Son désarroi le mien. Je m’agenouillai face à elle et lui pris les mains :

— Tu dois me faire confiance.

Elle sourit. Une chaleur m’inonda. Une sorte d’hémorragie, à la fois sourde et délicieuse. Une déliquescence, au fond de moi, au goût mortifère et sucré. Je murmurai :

— Laisse-moi te protéger. Laisse-moi te...

Je ne pus achever ma phrase. Elle avait saisi mon visage et porté ma bouche à ses lèvres. Toute ma volonté fondit. La chaleur se libéra à travers tout mon corps. Mes forces vitales m’abandonnaient et c’était la sensation la plus suave que j’aie jamais connue...

Deux heures plus tard, je roulais vers l’Hôtel-Dieu. Souvenirs encore vifs sous ma peau. Manon. Ses mains sur mon corps. Le rythme de mon sang. Nos derniers instants. Elle touchait en moi des points inconnus, des surfaces insoupçonnées. Acupuncture légère et inédite de l’amour...

On avait transféré Luc Soubeyras dans un autre service.

Plus question de limbes, de lueurs glauques, de blouses en papier. Dans un grand couloir blanc, des baies vitrées s’ouvraient sur des chambres spacieuses. À l’intérieur, les patients étaient encore affublés de tubes et de capteurs, mais sous la lumière crue des néons.

Marchant dans le couloir, je revins enfin au temps présent. J’allais retrouver Luc, vivant et conscient. Quand je l’aperçus derrière la vitre, je faillis crier. Il avait toujours des tubes dans le nez, des électrodes sur le cou et les tempes, et il avait encore maigri. Mais ses yeux étaient ouverts.

Je me précipitai. Dans un élan d’enthousiasme, je lui saisis les deux mains :

— Mon vieux, je suis si...

— Je l’ai vu.

Je m’arrêtai. Sa voix n’était qu’un souffle. Il murmura encore :

— Je l’ai vu, Mathieu. J’ai vu le diable.

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