V LUC

94

— MAINTENANT, fermez les yeux.

Luc était assis, torse nu, dans un fauteuil incliné. Une centaine d’électrodes criblaient son crâne rasé, surveillant le rythme de ses ondes cérébrales. Des patches constellaient sa poitrine, mesurant ses battements cardiaques, sa tension musculaire, la réponse galvanique de sa peau — « GSR » en anglais, m’avait-on précisé : « Galvanic Skin Response », c’est-à-dire les microcourants électriques émis par son épiderme.

— Vous vous décontractez. Vous prenez conscience, lentement, de tout votre corps.

Son biceps gauche était équipé d’un brassard captant sa pression artérielle. Une pince à infrarouge autour d’un de ses doigts évaluait sa réponse à la saturation d’oxygène. Ces instruments devaient non seulement saisir ses évolutions physiologiques durant l’expérience mais aussi parer au danger : Luc sortait du coma et son état général restait précaire.

— Vos membres se détendent. Vos muscles se relâchent. Il n’y a plus aucune tension en vous.

Quelques jours après ma visite, Luc avait exigé de revivre son voyage psychique sous hypnose — et devant témoins. Gagner une nouvelle fois, par la mémoire, « l’autre rive » et que chaque détail soit consigné par écrit.

Eric Thuillier, le neurologue qui le soignait à l’Hôtel-Dieu, avait refusé : trop risqué. Mais Luc avait insisté et un psychiatre du nom de Pascal Zucca, chef de service à l’hôpital de Villejuif, avait donné un avis favorable. Selon lui, la séance pouvait même être salutaire : une telle catharsis permettrait à Luc de dépasser son traumatisme. Thuillier avait capitulé. À la condition expresse que tout se déroule à l’Hôtel-Dieu, dans son service et sous sa surveillance.

— Maintenant, vos mains, vos pieds s’alourdissent...

Nous étions le jeudi 14 novembre. Dans la cabine de contrôle, j’observais à travers la vitre mon meilleur ami, blanc comme un linge, perdu parmi ses patches et ses câbles. Une aberration de plus...

Il était installé au centre d’une salle vide, aux lambris de métal poli, tapissée de dalles d’insonorisation et de linoléum clair. À sa gauche, une table à roulettes supportait ampoules, seringues, et un défibrillateur électrique. Face à lui, Pascal Zucca, blouse blanche et larges épaules, nous tournait le dos. Voûté sur sa chaise, il ressemblait à un entraîneur de boxe, soufflant ses derniers conseils à son champion. Plusieurs caméras filmaient la scène.

Je me tournai vers mes voisins, formant un rang immobile dans la cabine. La juge Corine Magnan s’était transportée de Besançon, sur sa propre commission rogatoire. À ses côtés, Eric Thuillier observait les écrans de contrôle. Plus loin encore, un psychiatre, dont je n’avais pas compris le nom, avait été saisi par la magistrate en tant qu’expert. Expert de quoi ? Cette séance était une mascarade.

Derrière ces trois-là, se tenait Levain-Pahut, commissaire divisionnaire des Stups, venu vérifier qu’on ne torturait pas un de ses meilleurs hommes. Assis dans l’ombre, le greffier de Magnan prenait des notes manuscrites, alors que des infirmières s’affairaient auprès d’écrans de contrôle et de claviers d’ordinateurs.

Mais le meilleur, c’était, à l’extrême droite, l’invité spécial de Luc. Il s’était présenté : père Katz, prêtre exorciste de l’Archevêché de Paris, représentant de l’Église Catholique, Apostolique et Romaine. L’homme en noir était cramponné à un petit livre rouge, le Rituel romain. Je ne pouvais croire que Luc soit parvenu à tous nous réunir autour de son délire.

— Vos pieds s’enfoncent dans le sol. Vos doigts s’engourdissent...

J’aurais voulu éclater de rire — mais on n’en était plus là. La présence de Magnan et de son greffier démontrait que la magistrate bouddhiste prenait au sérieux ce témoignage. L’affaire Simonis avait hérité de la seule juge d’instruction à tendances ésotériques. La seule qui pouvait apporter le moindre crédit aux hallucinations de Luc Soubeyras...

Je m’étais renseigné : jamais en France un témoignage sous hypnose n’avait été retenu. Selon la loi française, un témoin doit toujours s’exprimer sous « consentement libre et éclairé » — ce qui exclut tout recours à une méthode de suggestion ou un quelconque sérum de vérité. Pourtant, Corine Magnan était là — et son scribe n’en perdait pas une miette.

Zucca murmura — sa voix était transmise dans la cabine par des enceintes invisibles :

— Vous ressentez ce poids partout à l’intérieur de votre corps... Il atteint chacun de vos membres, chacun de vos muscles...

Luc paraissait se tasser dans son fauteuil, plus vulnérable que jamais. Sa peau tachetée de rouille était presque transparente — on croyait voir palpiter ses organes. Je songeai au monstre du Planty avec son cœur apparent, et chassai aussitôt cette image.

— Le poids devient lumière... Une lumière qui inonde votre esprit et votre corps... Vous n’éprouvez plus rien d’autre... Le poids, la lumière vous emplissent complètement...

Luc respirait avec lenteur, les yeux fermés. Il paraissait apaisé.

— La lumière est bleue. Vous la voyez ?

— Oui.

— La lumière bleue est un écran, sur lequel vous laissez venir des images, des souvenirs... Tant que ma voix sera là, les images se dérouleront. Vous êtes d’accord ?

— Oui.

Le psychiatre laissa passer quelques secondes puis reprit :

— Voyez-vous des images ?

Luc ne répondit pas. Le psychiatre se tourna vers la vitre et effectua un signe interrogatif à l’attention de Thuillier, qui s’adressa à son tour aux infirmières. Puis le neurologue chuchota dans un micro incrusté dans la console — Zucca portait une oreillette :

— On est bon.

Le psychiatre approuva, visage baissé, puis releva le menton :

— Luc, les images sont-elles là ? Luc hocha la tête, lentement.

— Vous allez suivre ma voix et décrire ces images. D’accord ? Nouveau « oui » de la nuque.

— Que voyez-vous ?

— De l’eau.

— De l’eau ?

Dans la cabine, il y eut des regards interloqués, puis chacun comprit. La rivière.

Le voyage commençait.

95

— SOYEZ PLUS PRÉCIS.

— Je suis au bord de la rivière.

— Que faites-vous ?

— J’avance. Le poids est là.

— Quel poids ?

— Le poids des pierres. À ma ceinture. J’entre dans l’eau.

Je ressentais chaque sensation. Le froid devenait une sonde au fond de mes os. Mais c’était le fanatisme de Luc qui me clouait vraiment la moelle. Je le revoyais au fond de sa bagnole, en décembre 2000, après mon flag manqué des Lilas, citant Saint-Jean de la Croix : « Je meurs de ne pas mourir. » Luc n’avait vécu que pour cette enquête. L’ultime sacrifice. Son rendez-vous avec le diable.

— Quelles sont vos sensations ?

— Pas de sensation.

— Comment ça ?

— Le froid annule tout.

— Continuez.

— Mon corps se dissout dans la rivière. Je suis en train de mourir.

— Suivez ma voix, Luc. Décrivez la scène.

Après un bref silence, Luc murmura :

— Je... je ne sens plus rien.

— Parlez plus fort.

— La rivière vient à moi. Elle frôle ma bouche. Je...

Luc se mordit les lèvres, comme pour empêcher l’eau de pénétrer sa gorge. Nouveau silence. Dans la cabine, la tension montait. Chacun de nous s’immergeait avec lui.

— Luc, vous êtes avec nous ?

Silence.

— Luc ?

Il ne bougeait plus. Sous les fils, ses traits s’approfondissaient, se pétrifiaient comme du plâtre. Zucca s’adressa à Thuillier, via son oreillette :

— On est à combien ?

Le neurologue lança un coup d’œil au Physioguard qui lançait ses bips, à la manière d’un sonar sous-marin :

— 38. Si son rythme cardiaque ne repart pas, on arrête tout.

Zucca effectua une nouvelle tentative :

— Luc, répondez-moi !

Thuillier se pencha vers le micro de la console :

— On est à 32. On arrête. On... Merde !

Le neurologue se précipita vers la porte et passa dans la salle. Tous les regards se tournèrent vers l’écran de contrôle — l’onde n’était plus qu’une ligne plate, diffusant un sifflement continu. Luc avait vécu mentalement sa mort — au point de mourir une nouvelle fois.

Les infirmières étaient déjà sur les talons de Thuillier. Tous s’affairaient près de la table roulante. Le neurologue ordonna, inclinant le fauteuil :

— Adrénaline. 200 milligrammes.

Debout, Zucca était penché sur Luc. Il répétait :

— Répondez-moi, Luc. Suivez ma voix !

Dans la cabine, l’électrocardiogramme sifflait comme une bouilloire. Les froissements des blouses nous parvenaient, amplifiés par les micros. Nous nous agitions nous-mêmes, ne sachant que faire. Zucca hurla :

— LUC ! RÉPONDEZ-MOI !

Thuillier l’écarta d’un coup d’épaule :

— Pousse-toi. Bon Dieu, il part ! L’injection, vite !

Une infirmière plaça dans la main du médecin la seringue puis ils plaquèrent le torse de Luc, qui semblait aussi dur qu’une souche de bois. Une autre femme brandissait les ventouses du défibrillateur — les soupirs sifflaient, se mêlant à la stridence du Physioguard. Thuillier jurait dans son col :

— Putain de Dieu... Il est en train de nous claquer dans les doigts.

Zucca était encore penché sur Luc, agrippant ses poignets :

— LUC ! RÉPONDEZ-MOI !

— Je suis là.

Tous se figèrent. Zucca, arc-bouté sur le corps ; Thuillier, seringue en l’air ; les infirmières, gestes suspendus. Dans la cabine, le bip de l’électrocardiogramme avait repris un rythme en pointillés, très lent. L’hypnotiseur haleta :

— Luc, vous... vous m’entendez ?

Il ne répondit pas tout de suite. Sa tête avait basculé en arrière, invisible. On devinait ses yeux fermés, ses cils roux — le bas du visage, minéralisé. Il ne restait plus qu’une empreinte de Luc. Le véritable être humain était ailleurs. Une voix creuse dit :

— Je vous entends.

Zucca fit signe à Thuillier de retourner dans la cabine. Le neurologue recula, à contrecœur. Les infirmières posèrent le matériel en silence et l’imitèrent. Chacun reprit sa place dans la cabine. Le cercle de l’hypnose était de nouveau formé.

Le psychiatre redressa en douceur le dossier de Luc et s’assit de nouveau.

— Où êtes-vous, Luc ? Où êtes-vous... Maintenant ?

— J’ai quitté mon corps.

Le timbre était lointain, sinistre. Zucca ne reprit pas la parole. Il regroupait sans doute ses idées — et tirait les mêmes conclusions que nous. L’expérience de mort imminente commençait.

— Que voyez-vous ?

— Je me vois, moi. Au fond de l’eau. Je dérive vers un rocher.

— Quelles sont vos sensations ? Je veux dire : les sensations de celui qui est hors de votre corps ?

— Je flotte. Je suis en apesanteur. Je vois une lumière.

— Décrivez-la.

— Blanche. Large. Immense.

Un soulagement se répandit dans la cabine. La lumière : signe d’une hallucination « classique ». On allait échapper au cauchemar.

Mais Luc se redressa :

— Elle disparaît... Je... (Il reprit, à voix basse :) Ce n’est plus qu’un point... Une tête d’épingle... Au bout d’un tunnel... Je crois que c’est moi qui m’éloigne, à toute vitesse... Je...

Luc émit une espèce de râle. Sa voix grinça :

— Je m’éloigne... Tout est noir... Je... Non, attendez...

Il déglutit, avec difficulté. Tournant le visage de droite à gauche, il cherchait sa respiration, par brèves bouffées, douloureuses.

— La lumière revient... Elle est rouge...

— Regardez mieux... Décrivez cette lumière.

— Elle est sourde... incertaine... Elle vit.

— Comment ça ?

— Elle clignote...

— Comme un phare, un signal ?

— Non... Elle bat... Comme un cœur...

Le silence dans la cabine, toujours plus profond. Notre fascination saturait la pièce. Une pression accumulée, capable de faire exploser la vitre. Je baissai les yeux sur la lumière rubis autour du doigt de Luc. Elle matérialisait le fanal dont il parlait.

— Elle m’appelle... La lumière m’appelle...

— Que faites-vous ?

— Je vais vers elle. Je flotte dans un couloir.

— Le couloir. Décrivez-le-moi.

— Ses parois sont vivantes.

— C’est-à-dire ?

Luc eut un rire sarcastique, puis se cambra comme s’il souffrait d’une douleur au dos :

— Les murs... Ils sont composés de visages... Des visages tapis dans l’ombre, prêts à bondir... Ils souffrent...

— Vous entendez leurs cris ?

— Non. Ils gémissent... Ils ont mal... Ils n’ont pas de bouche. Des blessures à la place...

Je songeai aux vers de Dante : la « vallée d’abîme douloureuse », qui « accueille un fracas de plaintes infinies... ». Je songeai aux témoignages du Vatican. Luc avait atteint son but — vivre une NDE infernale. Il était devenu un Sans-Lumière.

— Voyez-vous toujours la lumière rouge ? insistait Zucca.

— Elle se rapproche.

— Et maintenant ?

Luc ne répondit pas. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il paraissait descendre en lui-même, traverser des couches intérieures, physiques et mentales...

— Luc, que voyez-vous ?

J’eus l’impression qu’une odeur se répandait dans la cabine. Une odeur acre, médicamenteuse, mêlée de camphre et d’excréments. Je la reconnus aussitôt : l’odeur d’Agostina, à Malaspina. Luc éclata de rire. Le psychiatre monta le ton :

— Que voyez-vous ?

Luc tendit la main, comme s’il cherchait à toucher quelque chose. Sa voix s’amenuisa, filet à peine perceptible :

— La lumière rouge... C’est une paroi. Du givre... Ou de la lave... Je ne sais pas. Des formes s’agitent derrière...

— Quelles formes ?

— Elles vont et viennent, tout près de la plaque. On dirait... On dirait qu’elles nagent... dans une eau glacée. En même temps, je le sens, c’est brûlant là-dessous, comme dans un cratère...

Une croûte glaciaire qui aurait préservé la douleur pure. Un magma rougeoyant, abritant l’agonie des âmes. Le « cratère » de Luc se présentait comme une porte ouverte sur un monde foisonnant, infini, intemporel. L’enfer ?

— Décrivez-moi ce que vous voyez. Même s’il s’agit de fragments. De détails.

— Je vois... un visage... Il brûle. Je sens sa chaleur, je...

— Décrivez le visage, Luc. Concentrez-vous !

— Je ne peux pas. Je sens la chaleur et le froid. Je...

— Suivez ma voix et fixez ce que vous voyez...

Luc se tordait dans son fauteuil. Les câbles autour de son crâne vibraient. Sa figure était ravagée de tics, de sursauts de terreur.

— Suivez ma voix, Luc !

— Des yeux... des yeux injectés derrière le givre... (Luc était au bord des larmes.) Le visage... Il est blessé... Je vois du sang... des lèvres arrachées... des pommettes tailladées... Je...

— Continuez. Suivez toujours ma voix.

Sa tête tomba, inerte, sur son torse.

— Luc ?

Il avait les yeux ouverts. Des larmes coulaient sur ses joues. En même temps, il souriait. Il ne paraissait plus souffrir, ni même avoir peur. Ses traits étaient épanouis. Il ressemblait aux portraits des saints de la Renaissance, auréolés de lumière céleste.

— Que se passe-t-il ?

Le sourire se tordit, malfaisant :

— Il est là.

Quelque chose d’inexprimable s’insinua dans la pièce. L’odeur de pourriture me parut s’intensifier. Je regardai les autres. Corine Magnan tremblait. Levain-Pahut se frottait la nuque. Katz l’exorciste manipulait son Rituel romain, prêt à l’ouvrir.

— Luc, qui est là ? De qui parlez-vous ?

— Pas de question de ce genre.

La voix de Luc avait encore changé. Une espèce de grondement autoritaire. Le psychiatre ne se laissa pas intimider :

— Décrivez-moi celui que vous voyez.

Luc ricana, menton baissé. Ses yeux fixaient Zucca, par en dessous, les pupilles chargées de haine :

— J’ai dit : pas de question de ce genre.

Zucca se pencha encore. Le vrai combat commençait :

— Vous n’avez pas le choix, Luc. Suivez ma voix et décrivez-moi celui qui est derrière la plaque de givre. Ou de lave.

Luc se renfrogna. Son visage était maintenant hideux, froid, mauvais. Une expression malveillante était incrustée dans ses traits.

— Il n’y a plus de givre, souffla-t-il.

— Quoi d’autre ?

— Le couloir. Seulement le couloir. Noir. Nu.

— Y a-t-il quelque chose à l’intérieur ?

— Un homme.

— Comment est-il ?

Luc chuchota avec douceur :

— C’est un vieillard.

Zucca lança un coup d’œil vers la vitre. Son visage trahissait l’étonnement. Nous-mêmes, on ne comprenait plus rien. Chacun s’attendait à une image consacrée du diable : cornes, bouc, queue fourchue...

— Comment est-il habillé ?

— En noir. Il porte un costume noir. Il se confond avec l’obscurité. À part les filaments.

— Des filaments ?

— Ils brillent. Au-dessus de sa tête. Il a des cheveux phosphorescents, électriques.

Le malaise s’intensifiait dans la cabine. L’odeur excrémentielle était de plus en plus prégnante, portée par un courant épais, glacé.

— Décrivez son visage.

— Sa peau est blanche. Livide. C’est un albinos.

— Ses traits : à quoi ressemblent-ils ?

— Un rictus. Son visage n’est qu’un rictus. Ses lèvres... Elles s’écartent sur ses gencives. Des gencives blanches. Sa chair ne connaît pas la lumière.

Luc parlait maintenant d’un ton mécanique. Il livrait un rapport froid et neutre.

— Ses yeux. Comment sont ses yeux ?

— Glacés. Cruels. Bordés de sang, ou de braise, je ne sais pas.

— Que fait-il ? Il est immobile ?

Luc grimaça. Son expression était comme l’ombre portée de l’homme du couloir. Le reflet de l’intrus au fond de son esprit.

— Il danse... Il danse dans le noir. Et ses cheveux brillent au-dessus de sa tête...

— Ses mains ? Vous voyez ses mains ?

— Crochues. Recroquevillées sur son ventre. Elles ressemblent à son rictus, à sa bouche tordue. Tout est atrophié chez lui. (Luc sourit.) Mais il danse... Oui, il danse en silence... Et c’est le Mal qui s’agite... Dans le sang universel...

— Vous parle-t-il ?

Luc ne répondit pas. Corps arqué, cou dressé, il paraissait tendre l’oreille. Il n’écoutait pas Zucca mais le vieillard au fond de la gorge.

— Que vous dit-il ? Répétez ce qu’il vous dit.

Luc murmura quelques mots, inintelligibles. Zucca éleva la voix :

— Répétez. C’est un ordre !

Luc releva la tête, comme sous l’effet d’une violente douleur. Son visage n’était plus qu’une convulsion. Sa voix craqua :

— Dina hou be’ovadâna. (Il hurla :) DINA HOU BE’OVADÂNA !

Dans la cabine, tout se fixa. La puanteur. Le froid. Plus personne ne bougeait. Chacun pouvait sentir, je le savais, une présence, quelque chose.

— Qu’est-ce que ça signifie ? tenta encore Zucca. Cette phrase : qu’est-ce que ça veut dire ?

Luc partit d’un fou rire, feutré, rentré, à son strict usage personnel. Puis sa tête retomba, sans connaissance. L’hypnotiseur l’appela encore. Aucune réponse. La séance était finie — la « vision » de Luc s’était refermée sur ces mots incompréhensibles.

Zucca toucha son oreillette :

— Il s’est évanoui. On retire le matos et on le transfère en salle de réveil.

Sans un mot, Thuillier et les infirmières passèrent dans la salle. Les autres demeuraient encore immobiles. Il me parut que l’odeur et le froid reculaient. Une rumeur les remplaçait. On échangeait quelques mots, pour se rassurer, partager une certaine chaleur. Et surtout revenir, en urgence, à la réalité.

Sous les voix, je perçus un murmure diffus. Je tournai la tête. Le père Katz, les yeux fixes, les mains serrées sur son Rituel, marmonnait : «... Deus et Pater Domini nostri Jesu Christi invoco nomen sanctum tuum et elementiam tuam supplex exposco... »

À petits gestes, il balançait de l’eau sur la console et les machines de la cabine.

De l’eau bénite, à tous les coups.

Le prêtre exorciste faisait le ménage après le passage du diable.

96

— RIDICULE.

— Je te raconte simplement ce qui s’est passé. Vous êtes des bouffons. Manon paraissait enrhumée — sa voix était nasale. Je venais de lui raconter la scène de l’Hôtel-Dieu. Elle était assise en tailleur, pieds nus, sur le lit. Elle avait parfaitement rangé la chambre. La couette n’était même pas froissée. En quelques jours, Manon avait trouvé ses marques dans mon appartement et ne cessait de l’astiquer.

— Là-bas, ils avaient l’air très sérieux.

— J’ai passé ma vie entourée de fous. Ma mère et ses prières, Beltreïn et ses machines... Et voilà que vous, les flics, vous êtes encore pires !

Elle m’associait volontairement aux agresseurs. Je laissai glisser. Manon oscillait sur le lit, les mains crispées sur ses jambes repliées. Le demi-jour m’offrait des fragments de son visage, puis les reprenait aussitôt : courbe de la joue, bandeau du front, regard noir. Dehors, une pluie sombre tombait sans bruit.

— De toute façon, reprit-elle, le délire de Luc ne prouve pas que j’ai vécu la même chose.

— Pas du tout. Mais le meurtre de ta mère nous ramène toujours à cette expérience négative. Le tueur a peut-être agi sous l’influence d’un traumatisme psychique de ce genre et...

— Moi ?

Je ne répondis pas. Du pied, j’écartai un carton du mur, le plaçai en face de Manon et m’assis dessus.

— La juge envisagera toutes les possibilités, repris-je d’un ton rassurant. Elle a l’air sensible à ce genre de...

— Vous êtes tous dingues.

— Elle n’a rien, tu comprends ? Pas le moindre indice, ni le moindre mobile...

— Alors, il vous reste la petite orpheline.

— Tu n’as pas à t’inquiéter. Magnan t’a déjà interrogée. Sarrazin a rédigé un procès-verbal. Tout le monde est convaincu de ta bonne foi.

Elle hocha la tête, sans conviction. Ses cheveux étaient parfaitement séparés en deux rivières lisses. Une illustration de conte.

— Et Luc, pourquoi fait-il tout ça ?

— Il veut aller jusqu’au bout de son enquête. Il est certain que le meurtre de ta mère appartient au cycle des Sans-Lumière.

— Et il croit que j’appartiens à cette bande de tarés. Il croit que je suis l’assassin.

Ce n’était pas une question. Elle ajouta :

— Finalement, pour convaincre tout le monde, il faudrait que je tente le même truc, non ? Que je fouille mes propres souvenirs sous hypnose ?

— Il est trop tôt pour envisager une telle démarche.

Une seconde trop tard, je compris que Manon m’avait tendu un piège. Elle voulait seulement savoir si j’avais déjà pensé à cette possibilité ou si, au contraire, l’idée me ferait bondir. J’étais tombé dans le panneau, l’évoquant sans broncher.

— Allez vous faire foutre, murmura-t-elle. Jamais je ne me prêterai à vos délires.

Elle se laissa tomber en arrière, sur le lit, puis se couvrit le visage d’un oreiller. Dans son mouvement, son pull s’était relevé, laissant apparaître son nombril. Je frissonnai. Même au cœur de cette tension, mon désir affluait, plein, neuf, omniprésent. Mais il n’était plus question de ça entre nous. J’étais devenu un ennemi parmi d’autres.

Elle se redressa tout à coup et écarta l’oreiller. Son regard ruisselait de larmes :

— VA TE FAIRE FOUTRE !


Direction le 36.

Dans ma nouvelle voiture de location, je rassemblai mes idées. Depuis mon retour à Paris, j’avais gratté sur la formation universitaire de Manon et son absence d’alibi pour le meurtre. Zamorski disait vrai. Personne ne l’avait vue durant la période présumée du meurtre — soit près d’une semaine. J’avais questionné par téléphone le flic helvétique qui l’avait interrogée avant sa confrontation avec Magnan. Manon avait été découverte dans son appartement le 29 juin, deux jours après la découverte du corps. Elle avait été incapable de préciser son emploi du temps durant les derniers jours.

Quant à sa formation universitaire, le Polonais avait encore raison. J’avais obtenu, par fax, son cursus complet. Un mastère en « biologie, évolution et conservation » à quoi s’ajoutaient trois certificats d’études complémentaires en toxicologie, botanique et entomologie. Elle avait également une licence en sciences pharmaceutiques. Cela ne prouvait rien, sauf que Manon avait les compétences pour torturer un corps humain comme l’avait été celui de sa mère...

Corine Magnan devait savoir tout cela, mais il n’existait aucune preuve directe contre Manon. La magistrate avait dû abandonner cette piste. Elle devait même s’apprêter à classer l’affaire. Mais maintenant, l’intervention de Luc rallumait tous les doutes. Manon avait-elle vu « quelque chose » lors de sa NDE, en 1988 ? Cette expérience ancienne l’avait-elle transformée, comme Agostina ? Avait-elle provoqué une schizophrénie qui pouvait cacher une seconde personnalité — violente, cruelle, vengeresse ?

Je pénétrai dans mon bureau et déposai le tas de paperasses que j’avais récupéré dans mon casier. Sur mon répondeur, plusieurs messages, dont deux de Nathalie Dumayet. Elle voulait des nouvelles de la séance de ce matin. Depuis mon retour, la commissaire me faisait la gueule. Elle n’avait pas apprécié ma disparition ni les explications laconiques que je lui avais servies à mon retour.

Je ressortis aussitôt du bureau.

Autant me débarrasser tout de suite de cette corvée.

En quelques mots, je résumai l’expérience du matin. Pour conclure, je lui suggérai d’appeler Levain-Pahut pour un complément d’informations. Je reculais déjà vers la sortie quand elle me proposa un thé. Je refusai.

— Fermez la porte.

Elle avait dit cela en souriant, mais d’un ton sans appel.

— Asseyez-vous.

Je m’installai sur le siège face à elle. Elle me lança son fameux regard clair :

— Qu’est-ce que vous pensez de tout ça, vous ?

— C’est l’affaire des psychiatres. Il faut qu’on sache s’il peut s’en tirer sans séquelles et...

— Il s’agit justement de ces séquelles. Pensez-vous que Luc va sortir indemne de cette expérience ?

Geste vague de ma part. À mon retour, je ne lui avais livré que les grandes lignes de mon enquête. Les dossiers Simonis, Gedda, Rihiimäki, réduits à leurs points communs. J’avais évoqué des meurtres sataniques mais pas les Sans-Lumière ni les Asservis. Pourtant, elle reprit :

— Je ne crois pas au diable. Encore moins que vous, puisque je ne crois même pas en Dieu. Mais on peut imaginer qu’une telle hallucination transforme celui qui la vit et le pousse à commettre un crime... singulier.

Je ne répondis pas.

— Je ne fais qu’énoncer vos propres conclusions.

— Je ne vous ai pas donné de conclusions.

— Implicites. Vous avez mis au jour trois meurtres, aux quatre coins de l’Europe, dont la méthode est identique. Dans deux cas au moins, nous connaissons les meurtriers. Des sujets qui ont chacun vécu une NDE négative. C’est bien ça, non ?

Une pause. Elle continua :

— Or, Luc est aujourd’hui dans ce cas. En pleine... mutation.

— Rien ne dit qu’il va se transformer.

— Il est bien parti, il me semble.

— Votre analyse se situe au premier degré.

— Vous avez une autre hypothèse ?

— Il est trop tôt pour que j’en parle.

— Trop tôt ? Je pense plutôt qu’il est un peu tard. Il y a d’autres affaires sur le feu ici. Vous devez vous remettre au boulot.

— Vous m’aviez dit...

— Rien du tout. Je vous ai déjà accordé une semaine de vacances. Vous avez disparu dix jours et vous ne vous êtes pas vraiment remis au boulot depuis votre retour. Vous vouliez trouver la raison du suicide de Luc. Nous savons ce qu’il en est aujourd’hui. Le dossier est clos.

Je montai au filet :

— Donnez-moi encore quelques jours. Je...

— Comment va votre protégée ?

— Ma protégée ?

— Manon Simonis. Suspecte numéro un dans le meurtre de sa mère.

— Vous ne connaissez pas le dossier, dis-je en me raidissant. Manon n’est pas suspecte. Il n’y a pas de preuve, pas de mobile.

— Et si elle avait vécu une expérience négative, comme votre Italienne ou votre Estonien ? Dans cette histoire, le mobile se limite à un traumatisme psychique.

Je conservai le silence.

— Je ne cherche pas à l’enfoncer, Mathieu. Je veux simplement vous prévenir. Corine Magnan a saisi les flics de la première DPJ. Ils m’ont téléphoné. Elle s’apprête à interroger une nouvelle fois Manon Simonis.

— Pour quel motif ?

— L’aventure de Luc a semé le trouble.

— Pourquoi répondrait-elle autre chose que la première fois ?

— Demandez-le à Magnan.

— Ils comptent la mettre sous hypnose ? Lui injecter un produit ?

— Je n’en sais rien, je vous le répète. Mais la juge a parlé d’une expertise psychiatrique.

Je me mordis les lèvres. Dumayet ajouta :

— Méfiez-vous d’elle, Mathieu.

— Vous savez autre chose ?

— Elle a contacté le parquet de Colmar. Elle veut récupérer le dossier David Oberdorf.

— Qui est-ce ?

— Un type qui a tué un prêtre, en décembre 96. Une affaire de possession.

Je me levai et marchai vers la porte :

— C’est absurde. Cette juge est cinglée.

— Mathieu, attendez.

Je stoppai sur le seuil :

— J’ai tout de même une bonne nouvelle. Condenceau, le gars de l’IGS, a bouclé le dossier Soubeyras.

— Quelle est sa conclusion ?

— Tentative de suicide. Ça simplifie l’affaire, non ? Luc s’en sortira avec quelques rendez-vous chez le psy.

— Et Doudou et les autres ?

— Rien n’a été retenu contre eux. Levain-Pahut balaiera devant sa porte.

Je tournais la poignée quand Dumayet dit encore :

— À ce propos, vous aviez gratté sur l’assassinat de Massine Larfaoui, non ?

— Et alors ?

— Vous n’avez rien découvert ?

— Rien de plus que Luc et ses hommes.

— Vraiment ?

Soit Dumayet avait ses sources, soit elle lisait dans ma tête. Je ne lui avais pas parlé de l’iboga ni du rôle de cette drogue dans l’affaire. Je concédai :

— Il y a peut-être un lien avec l’affaire Simonis. Enfin, avec la série de meurtres.

— Quel lien ?

— J’ai besoin de temps.

— Magnan va agir, d’une façon ou d’une autre. Remplissez les vides de votre dossier avant qu’elle ne le fasse elle-même. Avec les silences de votre petite chérie.

97

13 heures.

Je verrouillai mon cagibi. Je voulais maintenant régler un point qui me taraudait depuis ce matin. Je composai le numéro direct du préfet Rutherford, à la Cité Vaticane. Malgré le jour gris, je n’avais pas allumé mon bureau.

Une minute plus tard, je parlais au responsable de la bibliothèque. Il ne semblait pas disposé à me passer le cardinal van Dieterling. Je dus évoquer des « révélations capitales » pour que, enfin, ma communication prenne le chemin du bureau de son Éminence.

— Que voulez-vous, Mathieu ?

La voix rauque du Flamand. Pas de préambule, pas de formule de courtoisie. Je préférais cela :

— Je poursuis mon enquête, Éminence. J’ai un renseignement à vous demander.

— Vous ne deviez pas d’abord me communiquer des informations ?

Depuis ma visite au Vatican, je ne lui avais donné aucun signe de vie. Le cardinal enchaîna :

— À moins que vous n’ayez changé de camp ? Que vous n’ayez fait alliance avec d’autres ?

Allusion transparente à mon séjour en Pologne.

— Je ne fais alliance avec personne, répondis-je d’un ton ferme. Je trace ma route, c’est tout. Quand je connaîtrai la vérité, je la livrerai à tous.

— Qu’avez-vous appris ?

— Donnez-moi encore quelques jours.

— Pourquoi vous ferais-je confiance, une nouvelle fois ?

— Éminence, je me permets d’insister. Je suis près d’une découverte capitale. Un nouveau cas de Sans-Lumière est au cœur de mon enquête.

— Son nom ?

— Quelques jours.

Le cardinal eut un roulement de gorge — une sorte de rire :

— Je vous accorde encore ma confiance, Mathieu. Pourquoi, je ne sais pas. Que voulez-vous savoir ?

— Vous avez interrogé Agostina Gedda sur son Expérience de Mort Imminente ?

— Bien entendu. Mes spécialistes ont eu plusieurs entretiens avec elle.

— Vous a-t-elle parlé de celui qu’elle a vu, au fond du « couloir » ?

Je perçus une hésitation.

— Que voulez-vous savoir ? Allez droit au but.

— À quoi ressemblait le visiteur d’Agostina ?

— Elle a parlé d’un jeune homme pâle, très grand. Selon elle, il flottait dans le tunnel. À la manière d’un ange. (Il répéta avec une nuance de consternation :) « Un ange » : ce sont ses propres termes.

— Elle n’a pas parlé d’un vieillard ?

— Non.

— Elle n’a pas évoqué des cheveux électriques, luminescents ?

— Pas du tout. C’est la description que vous a donnée votre Sans-Lumière ?

J’éludai la question :

— Cet ange, il ne présentait aucun aspect terrifiant ? Aucun détail maléfique ?

— C’était un monstre, vous voulez dire. Selon Agostina, il n’avait pas de paupières et portait un écarteur dentaire. Sa bouche était ouverte sur des dents aiguës, coupantes comme des rasoirs. Il y avait aussi autre chose, je me souviens... Il arborait une espèce de faux sexe, énorme, en aluminium... Ou un monstrueux étui pénien, ce n’était pas clair. Vous avez rencontré Agostina : vous connaissez les désirs malsains qui l’habitent.

— C’est tout ? Pas d’autres détails horribles ?

— Ça ne vous suffit pas ? Sa description était très précise. En soi, c’est déjà un fait nouveau.

— Un fait nouveau ?

— Rappelez-vous : jusqu’à maintenant, les Sans-Lumière étaient incapables de décrire leur démon. Aujourd’hui, leurs souvenirs sont très précis. Cela fait partie de la mutation.

Toujours sa théorie de l’évolution. Les Sans-Lumière avaient un profil nouveau, caractérisé par le rituel des acides et des insectes. Mais aussi un souvenir plus précis de leur NDE. Je réfléchis à voix haute :

— À votre avis, pourquoi ces possédés voient-ils tous un diable différent ? Une créature qui n’a rien à voir avec l’image convenue du démon, cornes et queue de bouc ?

« Je m’appelle Légion, parce que nous sommes plusieurs. » Satan aime revêtir des apparences variées. Mais c’est toujours la même puissance à l’œuvre.

— Chaque Sans-Lumière voit un être distinct, presque... personnel.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce « visiteur » pourrait être inspiré par un acteur de leur passé. Une sorte de construction psychique, fondée sur leurs souvenirs.

— Nous y avons pensé. Nous avons cherché dans l’histoire d’Agostina. Pas l’ombre d’un ange au teint pâle. Aucune trace d’écarteur ni de dents de vampire. À quoi riment ces questions, Mathieu ? Vous êtes un policier. Vous êtes censé enquêter sur le terrain.

— Nous y sommes en plein, Éminence. Je vous rappelle très vite.

Je cherchai dans mes notes. Foucault m’avait laissé les coordonnées du psychiatre de Raïmo Rihiimäki : Juha Valtonen. L’homme qui l’avait interrogé à son réveil du coma. Je composai les dix chiffres, incluant l’indicatif du pays. Le numéro était celui d’un téléphone mobile — où qu’il soit, je cueillerais le médecin.

Le timbre retentit. Neigeait-il déjà à Tallinn ? Je ne savais rien de ce pays, sinon qu’il était le plus septentrional des pays Baltes. J’imaginais des côtes grises, des rochers noirs, une mer sombre et glacée.

Hallo ?

Je me présentai en anglais. L’homme enchaîna dans la même langue, sans problème. Il avait déjà parlé à Foucault. Il était au courant de notre enquête et disposé à m’aider. La connexion était claire, cristalline, comme astiquée par le vent du large. Tout de suite, j’orientai mes questions sur la NDE de Raïmo.

— Il avait quelques souvenirs, confirma le psychiatre.

— Vous a-t-il décrit son visiteur ?

— Raïmo parlait d’un enfant.

— Un enfant ?

— Un adolescent, plutôt. Un personnage assez jeune, rondouillard, qui flottait dans le noir.

— Vous a-t-il décrit son visage ?

— Je me souviens, oui. Un visage écrasé. Ou écorché. Raïmo parlait de chairs pendantes. Un museau de bouledogue sanglant...

Nouvelle scène d’horreur. Mais rien à voir avec le vieillard de Luc, ni l’ange d’Agostina. À chaque Sans-Lumière, un démon spécifique. Je suivis mon idée :

— Pensez-vous que cette créature ait pu lui être inspirée par un proche ?

— De quelle manière ?

— Un personnage de son passé, qui aurait ressurgi, déformé par la vision ?

— Non, j’ai enquêté sur son histoire, son entourage. Personne, que je sache, ne ressemblait à une telle créature autour de lui. D’ailleurs, qui pourrait se rappeler un tel cauchemar ?

Ma piste psychanalytique était une impasse. Valtonen enchaîna :

— Vous avez d’autres témoignages de ce genre ?

— Quelques-uns, oui.

— Ça m’intéresserait de les lire. Existent-ils en version anglaise ?

— Oui, mais nous travaillons dans l’urgence. Dès que j’aurai plus de temps, je vous enverrai toute la documentation. Promis.

— Merci. J’ai une dernière question.

— Dites.

— Vos autres témoins, sont-ils tous devenus des meurtriers ?

Je songeai à Luc. Et, malgré moi, à Manon. Je répondis d’un ton sec :

— Pas tous, non.

— Tant mieux. Sinon, ça s’apparenterait à une épidémie de rage. Je raccrochai en le remerciant encore.


14 heures.

Il était temps d’aller à la pêche.

De remonter l’enquête qui m’avait précédé et de boucler tous ses chapitres. Il était temps d’interroger Luc.

98

LUC SÉJOURNAIT désormais au Centre Hospitalier Spécialisé Paul-Guiraud, à Villejuif. Le terme « spécialisé » était un euphémisme pour désigner un asile de fous. Luc avait lui-même signé son ordre d’internement en « hospitalisation libre » : il pouvait donc sortir quand il voulait.

15 heures. Je parvins à l’institut alors que le jour reculait déjà. Une vaste enceinte noire, coupant droit dans une banlieue pavillonnaire. Pascal Zucca, le psychiatre-hypnotiseur, m’avait expliqué où je pouvais trouver Luc. Je franchis le portail, tournai à gauche et longeai l’allée ponctuée de bâtiments à deux étages. Chaque pavillon ressemblait à un hangar d’avion — murs beiges et toit bombé.

Je trouvai le pavillon 21. À l’accueil, une assistante saisit son trousseau de clés puis me guida dans le bâtiment. Un espace tout en longueur, coupé de portes à hublot, qui rappelait l’intérieur d’un sous-marin. Il fallait traverser chaque pièce pour atteindre la suivante : réfectoire, salle de télévision, atelier d’ergothérapie... Tout était fait à neuf : murs jaunes, portes rouges, plafonds blancs, abritant des rampes d’éclairage. Nous marchions sans bruit sur le linoléum couleur ardoise.

Sur chaque seuil, la femme jouait d’une clé. Je croisai des patients qui contrastaient avec l’architecture moderne des lieux. Ils n’avaient pas été, eux, remis à neuf. La plupart me fixaient, bouche bée. Visages sans expression et regards vides.

Un homme avait la figure tirée d’un côté, comme par un hameçon. Un autre, plié en deux, m’observait avec un œil torve, planté en haut du front, alors que l’autre était baissé vers le sol. J’avançai en évitant de regarder ces patients. Les plus terrifiants étaient ceux que rien ne distinguait. Des personnages gris, éteints, dont l’abcès semblait enfoui à l’intérieur d’eux-mêmes. Invisible.

L’un d’eux m’adressa un signe de la main, au-dessus de petits pliages en papier. La femme glissa un commentaire, ouvrant une nouvelle porte.

— Un dentiste. Il est là depuis six mois. Il passe ses journées à plier ces feuilles. On l’appelle « Origami ». Il a tué sa femme et ses trois enfants.

Dans le nouveau couloir, je finis par remarquer :

— Je ne vois pas de sonnette d’alarme. Il n’y a pas de système de ce genre ?

La femme brandit son trousseau :

— Il suffit de toucher avec une clé n’importe quel objet métallique de l’espace pour déclencher l’alerte.

Nous étions parvenus dans le quartier des chambres. Je comptai six hublots, s’ouvrant sur autant de cellules, avant que l’assistante stoppe devant une porte :

— C’est ici.

Elle manipula encore une fois son trousseau.

— Il est enfermé ?

— C’est lui qui l’a demandé.

Je pénétrai dans la chambre. L’assistante referma la porte et la verrouilla. Luc était là, entouré de quatre murs blancs et nus. Cinq mètres carrés de sol clair, une fenêtre sur les jardins, un lit au cordeau. Rien ne distinguait cette pièce d’une autre chambre d’hôpital. Je remarquai seulement qu’il n’y avait pas de poignée au châssis de la fenêtre.

Luc, laine polaire et pantalon de survêtement bleu ciel, était en train d’écrire, sur une tablette coincée dans l’angle, à droite.

— Tu bosses ? demandai-je d’un ton chaleureux.

Il se retourna de trois quarts, sans se lever. Sa grande carcasse était tout entière voûtée sur son stylo-plume. Son crâne rasé ressemblait à un astre sec, perdu parmi des vents solaires.

— Je consigne tout par écrit, souffla-t-il. C’est important.

J’attrapai l’unique fauteuil et m’assis à un mètre de lui. L’ombre du soir entrait dans la pièce en une lente inondation.

— Comment tu te sens ?

— Crevé, vidé.

— Ils te donnent des médicaments ?

Il me gratifia d’un sourire si mince qu’on aurait pu voir à travers.

— Quelques-uns, oui.

Il revissa lentement le couvercle de son stylo. Machinalement, je tapotai mes poches. Luc déchiffra mon geste et dit :

— Tu peux fumer, mais ouvre la fenêtre. Ils m’ont filé un truc pour la crémone.

Il me lança une tige carrée qui s’insérait dans le mécanisme et permettait d’ouvrir les battants. Après avoir pincé une Camel entre mes lèvres, je lui tendis mon paquet. Il fit « non » de la tête :

— Je n’y ai pas touché depuis mon réveil.

— Bravo, dis-je sans en penser un mot.

Je fis claquer mon Zippo. J’inhalai la fumée à pleins poumons, rejetant la tête en arrière, puis expirai la bouffée brûlante, à contre-courant de l’air glacé. Il murmura dans mon dos :

— Merci, Mat.

— De quoi ?

— Ce que tu as fait. Pour Laure, pour moi, l’enquête.

— C’est bien ce que tu attendais, non ?

Il eut un rire bref :

— C’est vrai. J’étais certain que tu n’accepterais pas l’idée de mon suicide. Je pouvais crever tranquille... Tu expliquerais la vérité à tout le monde.

— Ça n’aurait pas été plus simple de me donner un dossier complet, comme à Zamorski ?

— Non. Tu devais mener l’enquête toi-même. Sinon, tu n’aurais cru à rien. Personne n’y aurait cru.

— Je ne suis toujours pas sûr d’y croire.

— Tu y viendras.

Je me tournai vers lui et m’adossai à la fenêtre :

— Luc, je suis venu faire le point avec toi. J’ai besoin de mettre toutes les pièces en place.

— Tu as déjà fait le boulot.

— Je veux connaître ton propre chemin. À nous deux, on peut y voir plus clair.

Il referma son cahier avec précaution puis me résuma son histoire. Il ne dit rien que je n’avais déjà deviné. Tout avait commencé en juin dernier, avec le meurtre de Sylvie Simonis. Luc surveillait cette région, réputée pour ses activités sataniques. Il avait mené l’enquête — exactement la même que moi, sauf qu’il s’était associé avec Sarrazin dès le départ. Peu à peu, il avait découvert la piste des Sans-Lumière, Agostina Gedda, puis celle de Zamorski et de Manon...

— Et Massine Larfaoui ?

— La cerise sur le gâteau. Le coup est tombé en septembre, alors que j’étais déjà plongé dans l’affaire. Je connaissais les Asservis. Je connaissais l’iboga. Je n’ai pas eu de mal à recoller les morceaux.

— Tu sais qui l’a tué ?

— Non. C’est une des énigmes du dossier.

— Et l’unital6 ?

Il eut un sourire qui refusa de s’épanouir :

— De simples escrocs. Rien d’intéressant.

— Pourquoi les avoir contactés juste avant ta disparition ?

— Un de mes petits cailloux blancs. À ton intention. C’est tout.

— Comme la médaille de Saint-Michel ?

— Entre autres, oui.

Je ne savais pas si je devais éprouver de la compassion pour mon ami ou simplement de la colère. Je demandai :

— Et la piste des Asservis, où en étais-tu ?

— Les Asservis n’ont pas d’intérêt. Des satanistes, seulement plus cruels que d’autres. C’est tout. Le seul élément important de ce côté était l’iboga.

— Dans quel sens ?

— Il y avait là quelque chose à tenter.

— Tu veux dire...

— Que j’ai fait ce voyage, oui. Plusieurs fois. Sous une forme adaptée, l’injection. Je me suis fait aider par des pharmacologues.

Je me souvenais maintenant des mystérieuses traces de piqûres sur les bras de Luc. Il avait tenté cette expérience plusieurs semaines avant d’effectuer le grand saut.

— Et alors ? demandai-je d’une voix neutre.

— Rien. J’ai surtout été malade. Mais je n’ai pas vu ce que j’attendais.

— Où as-tu trouvé la plante ?

— Chez Larfaoui. Il gardait un stock d’iboga noir chez lui. Son meurtrier n’y a pas touché.

La question restait donc intacte : pourquoi le tueur n’avait-il pas fouillé le pavillon du Kabyle ? Ne cherchait-il pas la drogue ? N’avait-il aucun lien avec les Asservis ? Ou avait-il été dérangé par la présence de la prostituée ?

Luc reprit, sur un ton rêveur :

— L’iboga n’a eu qu’une vertu. Précipiter ma décision. J’ai compris que, pour voir le diable, il fallait, réellement, risquer sa peau. Le démon n’aime pas les demi-sel, Mat. Il veut qu’on crève. Il veut décider, seul, du sauvetage et de sa propre apparition.

Je ne relevai pas ces propos d’illuminé :

— Pourquoi avoir pris tant de risques ?

— C’était la seule solution. L’expérience négative est la clé de voûte de l’enquête. La source noire qui donne naissance aux meurtriers. Les Sans-Lumière.

— Tu penses donc que Manon est une Sans-Lumière ?

— Aucun doute.

— Tu crois qu’elle s’est vengée de son assassin, sa mère ?

— Je ne le crois pas. Je le sais, c’est tout.

Luc planta ses yeux dans les miens :

— Écoute-moi, Mat. Je ne me répéterai pas. J’ai plongé dans les ténèbres par amour pour Manon. J’ai visité les Enfers comme Orphée. J’ai risqué ma peau. Et mon âme. Tout ça, je l’ai fait pour elle. Et contrairement à ce que tu pourrais croire, j’ai prié pour ne rien trouver au fond du gouffre. Pour l’innocenter. Mais c’est le pire qui est survenu. J’ai vu le diable et je connais maintenant la vérité. Manon a vécu ce que j’ai vécu et c’est une meurtrière.

Je balançai mon mégot par la fenêtre. Je ne voulais pas entrer dans ce conflit.

— Tu es donc, toi aussi, un Sans-Lumière ?

— En devenir.

— Tu as invoqué le diable avec trois bibelots, tu as plongé dans l’eau glacée, et voilà, c’est tout ?

— Je n’ai pas à te convaincre.

— As-tu entendu le Serment des Limbes ?

— Je ne peux pas répondre à cette question.

J’élevai la voix, malgré moi :

— De qui vas-tu te venger ? De toi-même ? Ou tu penses simplement attaquer une série de meurtres gratuits ?

— Je comprends tes doutes. Tu m’as accompagné jusqu’à un certain point. Je n’espérais pas que tu irais au-delà.

Il reprit son souffle puis désigna son cahier :

— Tant que je le peux, j’écris. Je consigne tous les détails de mon évolution. Bientôt, il n’y aura plus rien à faire. Je serai passé de l’autre côté. Il ne faudra plus m’écouter, plus me croire. Il faudra simplement... m’enfermer.

J’avais ma dose pour aujourd’hui. Je lui pressai l’épaule :

— Tu dois te reposer. Je reviendrai demain.

Il saisit mon bras :

— Attends. Je veux te dire autre chose. Tu ne t’es jamais demandé pourquoi j’étais obsédé par le diable ?

— Chaque matin. Depuis que je te connais.

— Tout vient de mon enfance.

Je soupirai. Qu’est-ce qu’il allait encore me sortir ? J’espérais tout à coup qu’il évoquerait un vieillard croisé durant ses jeunes années. Un vieillard qui ressemblerait à sa vision, mais il dit :

— Tu te souviens de mon père ?

Je revis la photo dans son bureau : Nicolas Soubeyras, le conquérant des abîmes, portant combinaison et lampe frontale. Sans attendre de répondre, il ajouta :

— Le pire salopard que j’aie jamais connu.

— Je croyais que tu l’admirais.

— À onze ans, on admire toujours son père. Même quand c’est une ordure.

J’attendais la suite.

— Un salopard, qui frappait ma mère, qui nous infligeait une discipline de fer, obsédé par ses records, ses performances. À cette époque, je souffrais d’une lésion du nerf trijumeau. Une affection très rare chez les enfants, qui provoque une douleur atroce. Mon père me cachait mes analgésiques, mes anti-inflammatoires, histoire de m’aguerrir. Tu vois le genre ?

Ce que je ne voyais pas, c’était le rapport entre cette nouvelle histoire et la hantise du diable. Luc avait-il fini par prendre son père pour un démon ? Il continua :

— Tu sais comment il est mort ?

— Il s’est tué dans une expédition de spéléologie, non ?

— Le gouffre de Genderer, dans les Pyrénées, en avril 1978. Pas loin de Saint-Michel-de-Sèze. Il est descendu à moins mille mètres de profondeur. Son objectif était de rester soixante jours sous la terre, sans repère temporel ni contact avec la surface, afin d’étudier sa propre horloge interne. Il n’est jamais remonté. Un éboulement l’a enseveli dans une grotte. Il est mort asphyxié, bloqué dans une salle par les quartiers de roche.

Je conservai le silence. Toujours pas de rapport avec Satan.

— Près du corps, les sauveteurs ont découvert un carnet d’esquisses. Quand j’ai vu ces dessins, Mat, j’ai su que ma vie ne serait plus jamais la même.

— Que représentaient-ils ?

— Les ténèbres.

— Comprends pas.

— Emprisonné dans la grotte, mon père avait dessiné chaque jour le décor qui l’entourait, à la lueur de sa lampe. Les stalactites, les contours de la cavité, les poches d’ombre.

— C’était toujours le même dessin ?

— Justement, non. Au fil des jours, les roches se transformaient. Les stalactites se déformaient. Elles devenaient des griffes qui s’approchaient pour l’emporter.

J’imaginai : Nicolas Soubeyras, emmuré vivant, agonisant, frappé de visions. S’obstinant à dessiner à la lueur déclinante de sa lampe, il avait vu son environnement changer peu à peu. Le dernier effroi avant le ticket de sortie.

Luc souffla, d’une voix qui semblait provenir du gouffre lui-même :

— Sur les derniers croquis, la voûte s’était transformée en ailes de chauve-souris, les stalactites en nervures noires. Le fond d’ombre révélait son visage.

— Quel visage ?

— Celui que mon père a vu, avant de mourir.

La frousse me prit. Luc chuchota, jouant nerveusement avec le capuchon de son stylo :

— Le diable. Mon père a vu Satan, avant de cracher son dernier souffle. L’ange des ténèbres, jailli du fond de la terre pour l’emporter. Jamais je n’oublierai ce visage. Ce carnet de croquis a été ma bible noire...

Luc m’avait toujours raconté qu’il avait vu Dieu, miroitant à flanc de falaises, lors d’une randonnée avec son père. Je comprenais qu’il avait aussi vu le diable, dessiné par Nicolas Soubeyras, à l’intérieur de ces mêmes montagnes.

— Il faut que tu te reposes.

— Ne me parle pas comme à un malade ! Je ne suis pas fou. Pas encore. Je vais te dire une dernière chose. J’ai rappelé Corine Magnan. Je veux la revoir.

— Qu’est-ce que tu vas lui dire ?

— Elle doit m’observer. Ma transformation est la pièce maîtresse du dossier. Il faut m’étudier, analyser ma métamorphose, pour discerner la vraie personnalité de Manon.

Je tressaillis. Il continua :

— Elle est possédée, Mat. Je le sais, parce que je suis du même côté qu’elle. Elle ne cesse de mentir, de séduire, de manipuler, au nom du mal. Comme moi, bientôt...

J’étais debout, trench-coat à la main — et réalisais enfin la situation. Le schisme était consommé : c’était désormais lui ou Manon.

Je lui serrai l’épaule, encore une fois, et murmurai entre mes dents :

— Tu n’es pas près de sortir d’ici.

99

— LE PROFESSEUR ZUCCA est là ?

Je voulais profiter de ma présence à l’institut pour interroger le psychiatre. La secrétaire me répondit d’un sourire :

— C’est l’heure de son jogging.

— Il est déjà parti ?

— Non, il court dans le parc. Ici même.

Je quittai le hall jaune et rouge puis contournai le pavillon 21. Il faisait presque nuit. Je m’installai sur les marches de l’entrée latérale, qui donnait sur l’allée du campus. Zucca devait effectuer plusieurs fois le tour des blocs : j’étais certain de le croiser ici avant qu’il n’ait fini son entraînement.

Je saisis une Camel et la tapotai sur ma marche. J’appelai Corine Magnan sur son portable. Répondeur. Je laissai un message, lui demandant de me contacter au plus vite. Je composai ensuite le numéro du cellulaire de Manon. L’accueil fut moins hostile que je ne le redoutais. Je la réveillais. Depuis notre arrivée à Paris, Manon était frappée de véritables crises d’endormissement. Son sommeil était lourd, profond, avec quelque chose de léthargique. La télévision ronronnait derrière elle. Je lui promis de rentrer pour le dîner. Elle raccrocha sur un « j’t’embrasse » terne, qui ne signifiait rien.

J’allumai ma cigarette et m’efforçai au calme, prenant la mesure du paysage qui s’éteignait devant moi. Des surfaces de gazon pelé, des feuilles mortes, des bosquets de charmilles. Pas une âme sur la voie, personne sur les terrains de sport qui faisaient face aux pavillons, pas même l’ombre d’une voiture. Je songeai à Manon prisonnière de mon appartement depuis près d’une semaine : où allions-nous tous les deux ?

Au bout de quelques minutes, Zucca apparut, courant à petites foulées. Il était vêtu des pieds à la tête en K-way. Je me levai et balançai ma cigarette. Quand le psychiatre me repéra, il trottina vers moi, bouche entrouverte, comme un chien de chasse haletant. Il avait le teint enflammé par l’effort.

— Vous êtes venu voir votre pote ? demanda-t-il entre deux souffles.

— Je voulais aussi vous parler.

D’un signe de tête, il désigna la Camel que je venais de jeter par terre :

— Vous en avez une pour moi ?

— Vous courez et vous fumez ?

— Je suis un cumulard.

Il piqua une cigarette dans mon paquet. Il ne cessait d’effectuer des petits pas stationnaires. Il se pencha sur mon briquet. Ses traits portaient des plaques rouges qui semblaient le protéger de toute expression. Un visage blindé, doté de pare-feux brûlants. Il grimaça en inhalant sa première bouffée.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Votre avis sur Luc. Sur son état psychique. Cela va-t-il empirer ?

— Trop tôt pour le dire.

— Écoutez. Luc Soubeyras est mon meilleur ami et...

Il me stoppa d’un geste :

— On va faire simple. Vous m’épargnez la litanie sentimentale et, de mon côté, j’évite le bla-bla scientifique. On gagnera du temps tous les deux. Je suis sûr que vous avez en tête des questions précises. Des petites théories personnelles...

Il reprit le chemin bitumé, sans cesser de courir sur place. Ce matin, il m’avait fait penser à un entraîneur de boxe. Ce soir, il ressemblait au boxeur lui-même.

— Je ne crois pas à l’expérience négative de Luc, commençai-je. Je pense qu’il est victime de ses convictions. Il s’est volontairement plongé dans le néant pour « voir » le démon. Maintenant, il est persuadé d’avoir réussi. Mais il est peut-être simplement emporté par son... imagination.

— Je ne suis pas d’accord.

Zucca regarda sa Camel rougeoyante dans le vent et poursuivit :

— Nous avons surveillé pas mal de paramètres physiques et psychiques durant la séance. Des paramètres qui s’apparentent aux techniques de détection de mensonge. Luc Soubeyras ne mentait pas. Il se souvenait. Les machines ont été claires.

— Il était peut-être sincère. Il a cru vivre ces...

— Non. Les électrodes nous ont permis de détailler les ondes émises par son cerveau. Ce serait un peu compliqué à vous expliquer mais Luc était en train de se souvenir. Aucun doute là-dessus. Sans compter que la technique de l’hypnose est fiable. On ne peut pas jouer avec elle. Luc a laissé parler sa mémoire. Il revivait une NDE.

Je pensais trouver ici un allié — c’était raté. Je pris une nouvelle clope :

— Il aurait donc vu le diable ?

— Il a vu l’étrange bonhomme, le vieillard, en tout cas.

— D’un point de vue psychiatrique, comment expliquez-vous une telle vision ?

Le médecin s’arrêta, les sourcils froncés.

— Ces informations ont vraiment une importance pour votre enquête ? Vous ne vous occupez pas plutôt de faits concrets, de pièces à conviction ?

— Dans cette affaire, il n’y a plus de distinguo entre le concret et le mental, le réel et le transcendant. Je veux comprendre ce qui s’est passé dans la tête de Luc.

Zucca reprit une marche normale. Sa respiration ralentissait :

— D’un point de vue psychique, les NDE sont banales.

— Les négatives sont beaucoup plus rares.

— Exact. Mais qu’elles soient positives ou négatives, nous en connaissons le processus.

Je me souvenais des commentaires techniques de Beltreïn. Zucca répéta à peu près la même chose : surchauffe des neurones et sécrétions chimiques. En réalité, je ne m’intéressais pas à l’explication « mécanique » de la manifestation.

— Mais les visions en elles-mêmes ? insistai-je. Comment expliquez-vous ces... fantasmes ? Pourquoi, durant l’expérience négative, voit-on toujours un... démon ?

— La surchauffe dont je vous parle favorise peut-être l’émergence d’images appartenant à notre inconscient collectif. Des figures culturelles ancestrales, profondes.

— Justement. Il y a un problème. La créature aperçue par les sujets devrait répondre à un archétype. Avoir, par exemple, l’allure traditionnelle du diable. Des cornes, un bouc, une queue fourchue...

— Je suis d’accord.

— Or, ce n’est pas le cas. Nous l’avons constaté ce matin. Et d’après mes renseignements, chaque survivant « voit » un personnage différent. Chaque rescapé rencontre son propre diable. Comment expliquez-vous cette singularité ?

— Je ne l’explique pas. Et c’est ce qui me glace le sang.

— Pourquoi ?

— Tout se passe comme si Luc Soubeyras s’était souvenu d’une chose qui lui est réellement arrivée. Pas un mirage, pas une illusion stéréotypée, mais une vraie rencontre. Avec une créature unique, une incarnation du mal, que personne d’autre n’aurait pu imaginer et qui l’a cueilli au fond des limbes.

C’était le moment de soumettre ma théorie psychanalytique :

— J’avais imaginé une explication pour ces « rencontres ».

— Dites-moi, sourit-il. Je suis sûr que vous êtes là pour ça.

— Le sujet donne peut-être à son visiteur le visage ou l’apparence d’un être qui appartient à son passé. Un personnage qu’il déteste ou qu’il craint.

— Continuez.

— Cet intrus ne serait qu’un souvenir recyclé. La déformation d’un proche qui lui aurait fait du mal ou qui l’aurait terrifié durant l’enfance. La NDE susciterait l’émergence d’une construction individuelle, mi-souvenir, mi-hallucination.

Zucca acquiesçait, mais d’une manière ironique.

— Vous pensez à la figure du père, non ?

— Oui. Mais je me suis déjà renseigné pour les cas que je connais : ni le père, ni même un membre de l’entourage des témoins ne ressemble à leur « diable ».

— Vous avez une autre clope ?

La flamme de mon Zippo virevolta dans la nuit. Zucca cracha une nouvelle bouffée, respecta une pause, puis avoua :

— Je pense que la vérité est plus simple. Plus simple et plus terrifiante.

Avec sa cigarette, il indiqua le pavillon 21 — nous avions fait le tour des bâtiments.

— Dans une certaine mesure, je suis d’accord avec vous. L’allure du diable dans ces visions est liée au passé des sujets. Il y a quelque chose d’enfoui, de secret, qui ressort, c’est évident. C’est une représentation individuelle du mal. Une mise en scène intime d’un personnage du passé. Mais je ne suis pas d’accord avec vous sur la nature du metteur en scène.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Pour vous, tout cela ne serait qu’une production de l’inconscient. Une illusion de la psyché, une boucle fermée. Pour moi, un agent extérieur intervient.

Je frissonnai. Le froid, la nuit — et ma peur.

— Vous croyez à une intervention... surnaturelle ?

— Oui.

— Plutôt inattendu de la part d’un psychiatre.

— Un psychiatre n’est pas un ingénieur qui résume le fonctionnement cérébral par des sécrétions chimiques ou un ensemble de structures mentales. Notre cerveau est un poste récepteur. Une sorte de radio. Il capte des signaux.

J’étais venu chercher un soutien rationnel. J’avais décidément fait fausse route. Il continua, changeant de ton :

— Mon idée, c’est que la surchauffe des neurones réactive une perception primitive. Ouvre une porte, si vous voulez, sur une réalité parallèle. Pour faire court, je dirais : sur l’au-delà.

Je me sentais de moins en moins à l’aise. Moi aussi, bien sûr, je croyais à cette porte. C’était une des clés de la foi chrétienne. L’extase de Saint-Paul, sur le chemin de Damas, les apparitions de Saint-François d’Assise, les visions de sainte Thérèse d’Avila n’étaient rien d’autre que des éclats transcendants jaillis par cette ouverture.

Zucca continua :

— Luc s’est approché de la fin, non ? Pourquoi ne pas imaginer que son cerveau ait été en position « d’hyper réceptivité » et qu’il ait entrevu l’autre rive ?

Les mots firent leur chemin dans mon cerveau et prirent tout leur sens. J’étais en train d’entrevoir une vérité pire que toutes les autres. Je répliquai :

— Si je vous suis, il y aurait donc un démon qui nous attendrait de l’autre côté de la vie ? Ou plutôt, des personnages détestés de notre existence terrestre qui nous guetteraient dans la mort pour nous faire souffrir... éternellement ?

— C’est ce que laisse penser la séance de ce matin, oui.

— Vous savez de quoi vous êtes en train de parler ?

Il me dévisagea froidement, toujours planqué derrière ses plaques rouges :

— Bien sûr.

— Vous êtes en train de parler de l’enfer.

— Depuis le départ, personne ne parle d’autre chose.

100

LA NEF DES FOUS.


Je naviguais à bord d’un vaisseau de cinglés et il n’y avait plus moyen de descendre. De la juge bouddhiste au psychiatre visionnaire, en passant par le flic possédé. Je me sentais seul parmi ce cercle de déments, désespérément cramponné à la raison comme à un bastingage en pleine tempête.

Pourtant, la tentation du surnaturel était de plus en plus pressante. Zucca avait raison. En un sens, c’était la solution la plus simple. Un vieillard aux cheveux luminescents. Un ange aux crocs agressifs. Un enfant aux chairs sanglantes. Oui, face à de telles créatures, il y avait de quoi plonger. Le diable et son armée constituaient l’explication la plus plausible.

Mais je résistais encore. Je devais trouver une clé rationnelle à ce chaos. Je filais droit vers le centre de Paris, sirène hurlante, les mains crispées sur le volant. Aux abords de Notre-Dame, rive gauche, je tournais sur le pont Saint-Michel en direction du quai des Orfèvres, quand il me vint une autre idée. Ce matin, le père Katz, le prêtre exorciste, m’avait donné sa carte. Son bureau, au centre diocésain parisien d’exorcisme, était à cinquante mètres, rue Gît-le-Cœur.

Nouveau coup de volant.

Je continuai sur la rive gauche, vers cette adresse.

Je revoyais le petit homme noir balancer en douce ses giclées d’eau bénite.

Autant en finir aujourd’hui avec la liste des allumés.

— Le diable, c’est l’adversaire, répéta le père Katz, l’index dressé vers le plafond. L’obstacle. « Satan » provient de la racine hébraïque « stn » : « l’opposant », « celui qui fait obstacle ». Qu’on a ensuite traduit par le grec « diabolos », du verbe « diaballein » : « faire obstacle »...

Je hochai la tête, poliment, contemplant la cellule de l’exorciste. Étroite, tout en longueur, elle s’ouvrait à son extrémité sur une fenêtre en demi-lune, qui parachevait la ressemblance avec une cabine de galion de pirates. Pourtant, on était bien chez un soldat de Dieu. Rien ne manquait ici : les vieux livres ésotériques, la paperasse jaunie, la croix au mur et, au-dessus du bureau, le petit tableau représentant une Descente de Croix.

Katz continuait son cours magistral :

— On ne le dit pas assez, mais le diable est quasiment inexistant dans l’Ancien Testament. Il est absent parce que Dieu, Yahvé, n’est pas encore totalement bon ! Il assume le mal qu’il fait. Il n’a pas besoin d’un responsable pour ses basses besognes. Souvenez-vous d’Isaïe : « Dieu fait le bien, Il crée aussi le mal... » C’est dans le Nouveau Testament que Satan apparaît. Il y est même omniprésent. Pas moins de 188 citations ! Cette fois, Dieu est parfait et il faut bien trouver un coupable pour le mal qui règne sur terre. Il y a une autre raison. On dirait aujourd’hui : un problème de casting. Si le fils de Dieu est descendu sur terre, ce n’est pas pour affronter du menu fretin. Il lui faut un adversaire de son calibre. Un être surnaturel, puissant, déviant, qui tente d’imposer sa loi. Ce sera le Prince des Ténèbres. Jésus était un exorciste, ne l’oublions pas ! Au fil des pages des évangiles, il ne cesse d’extraire les mauvais esprits du corps des possédés qu’il rencontre...

Je n’apprenais rien mais ce discours d’introduction était le prix à payer pour les réponses plus précises que j’espérais. Dans tous les cas, installé dans un fauteuil de cuir râpé, je révisais mon jugement sur le petit père. Ce matin, il m’avait paru exalté, obsédé, dangereux. Ce soir, il était souriant et débonnaire. Un passionné qui parlait à Satan comme Don Camillo parlait à Jésus.

Le vieil homme se résumait à son nez, énorme. Tous ses traits s’y groupaient à sa base comme un village autour d’un clocher. C’était une courbe busquée, partant d’un coup du front haut pour fendre le visage gris, jusqu’à s’enrouler au-dessus des lèvres sèches.

Il était temps d’entrer dans le vif du sujet :

— Mais vous, fis-je en le désignant du doigt, qu’avez-vous pensé de la séance de ce matin ?

Il me regarda en silence, sourire en coin. Ses iris pétillaient, éclairant sa figure.

— Nous avons eu droit à un flagrant délit. Un flagrant délit d’existence !

— Du diable ?

Il se voûta au-dessus de son bureau :

— On pense aujourd’hui que Lucifer n’a jamais existé. Dans un monde où Dieu survit à peine, le démon est réduit au rôle de superstition. Un cliché d’un autre âge. Quant aux cas de possession, ils relèveraient tous de l’aliénation mentale.

— Il s’agit plutôt d’un progrès, non ?

— Non. On a jeté le bébé avec l’eau du bain. Ce n’est pas parce que l’hystérie existe que le diable n’existe plus. Ce n’est pas parce que nos sociétés industrialisées ont enterré cette peur ancestrale que son objet a disparu. En vérité, beaucoup de religieux pensent que l’Antéchrist, au XXe siècle, a triomphé. Il a réussi à nous faire oublier sa présence. Il s’est insinué dans les rouages de nos sociétés. Il est partout, c’est-à-dire nulle part. Dilué, intégré, invisible. Il progresse sans bruit ni visage mais n’a jamais été aussi puissant !

Katz semblait subjugué par son propre discours. Je revins à mon sujet :

— L’expérience de Luc a donc été une sorte de fenêtre sur un être réel ?

— Une fenêtre sur cour, ricana-t-il. Oui. Le diable, le vrai, nous est apparu ce matin. Un être mauvais, hostile, cruel, un maître de l’apostasie qui s’active au fond de chaque esprit. « La bête immonde tapie au fond de nos entrailles. » Luc Soubeyras, en mourant, l’a approchée. Il l’a vue et écoutée. Il est maintenant imprégné par cette présence. Possédé, au sens fort du terme.

— Mais que pensez-vous de la créature qui lui est apparue ? Ce vieillard aux cheveux luminescents ? Pourquoi cette apparence ?

— Le diable est mensonge, mirage, illusion. Il multiplie les visages pour mieux nous confondre. Nous ne devons pas nous arrêter à ce que nos yeux voient, à ce que nos oreilles entendent. Saint Paul nous exhorte : « Revêtez l’armure de Dieu, afin d’être capables de résister aux ruses du démon » !

Pas moyen de stopper ce puits de citations. Je pris mon élan et posai la seule question, au fond, qui m’importait à ce moment :

— À la fin de la séance, quand Luc a hurlé, c’était de l’araméen, non ?

Katz sourit encore. Un sourire qui irradiait de jeunesse :

— Bien sûr. De l’araméen biblique. L’araméen des manuscrits de la mer Morte. La langue de Satan, quand il s’est adressé à Jésus, dans le désert. Son utilisation par votre ami pourrait être considérée comme un symptôme officiel de possession, dans la mesure où il ne connaissait pas ce langage...

— Il le connaissait. Luc Soubeyras a suivi un cursus à l’Institut Catholique de Paris. Il a travaillé sur plusieurs langues anciennes.

— Dans ce cas, nous sommes bien dans le pire des cas. Une possession invisible, sans symptôme, sans signe extérieur, absolument... intégrée !

— Vous avez compris ce que cela voulait dire ?

— « Dina hou be’ovadâna ». La traduction littérale serait : « La loi est dans nos actes. »

— « La loi est ce que nous faisons », ça pourrait convenir ?

— Oui. Mais il n’existe pas de temps présent en araméen. Ce serait, disons, un présent universel.

La phrase d’Agostina. La phrase du Serment des Limbes, la loi est ce que nous faisons. La liberté totale du mal, érigée en loi. Pourquoi Luc répétait-il ces mots ? Comment les connaissait-il ? Les avait-il vraiment entendus au fond du néant ? Chaque élément renforçait la logique de l’impossible.

— Dernière question, fis-je en me concentrant sur mes paroles, vous aviez parlé à Luc avant l’expérience de ce matin ?

— Il m’avait appelé, oui.

— Vous a-t-il demandé à être exorcisé ?

Il fit un geste de dénégation :

— Non. Au contraire.

— Au contraire ?

— Il semblait, comment dire, satisfait de son état. Il s’observe lui-même, voyez-vous. Il est le théâtre d’une expérience. Le sujet de sa propre damnation. Lux aeterna luceat eis, Domine !

101

DANS LA RUE, je vérifiai mon portable. Pas de message. Merde. Je retrouvai ma bagnole et décidai de rentrer directement chez moi. En route, je ne pouvais pas passer une vitesse sans la faire craquer. Je pilais pour freiner et calais pour démarrer. Chaque fois que je tournais le volant, ma douleur à l’épaule se réveillait. Il était temps que je me repose — une vraie nuit.

À la maison, nouvelle déception. Manon dormait encore. Je laissai tomber flingue et holster et me dirigeai vers la cuisine. Elle avait préparé un repas selon mes goûts. Pousses de bambou, haricots verts, huile de soja, riz blanc et graines de sésame. Un thermos de thé était rempli. Je contemplai le service et les couverts, soigneusement disposés sur le comptoir : le bol en bois de jujubier, les baguettes de laque, les coupelles, la tasse... Malgré moi, je vis derrière ces attentions délicates un sens caché. Toujours le même : « Va te faire foutre. »

J’attaquai mon repas debout, sans le moindre appétit. Mes idées sombres ne reculaient pas. Toute la journée, j’avais évolué parmi les dingues, mais je ne valais pas mieux qu’eux. Pourquoi avoir perdu douze heures au nom d’hypothèses foireuses ? Avoir passé tout ce temps sur les visions de Luc, simple mirage psychique ? J’aurais dû au contraire me concentrer sur l’enquête concrète : trouver l’assassin de Sylvie Simonis, puisque c’était la seule question importante.

Celle qui pouvait innocenter Manon.

Depuis mon retour, je n’avais pas avancé d’un pas dans ce sens. J’étais incapable de guider mes hommes vers des pistes constructives. Le Jura n’avait rien donné. Le Gabon non plus. Et pendant ce temps, de nouvelles affaires tombaient à la BC... Les gars de mon équipe revenaient aux dossiers en cours. Dumayet avait raison : j’étais hors sujet.

Je stoppai mon simulacre de dîner, plaçai la nourriture dans le réfrigérateur et glissai assiettes, bols et baguettes dans le lave-vaisselle. Je pris la bouteille de vodka au fond du congélateur et en remplis ma tasse. Je m’enfilai une rasade. Brûlure de chaudière. J’emportai la bouteille et m’écroulai sur le canapé.

Je n’avais pas allumé. Je restai dans la pénombre, observant les poutres noires du plafond. Je percevais, derrière les vitres, la rumeur de la pluie et de la circulation. Trouver des nouvelles voies d’enquête. Abandonner les visions de Luc et la soi-disant existence du diable. Dégoter des solutions pour avancer dans le Jura, sur les insectes, le lichen, les acides... Je devais circonscrire mon investigation. Après tout, je tenais une coupable en Italie. Un autre en Estonie. Il fallait me concentrer sur celui de Sartuis. Quand je tiendrais ma série de meurtriers, il serait toujours temps de faire de la métaphysique.

Je portai ma tasse à mes lèvres et m’arrêtai net. Une idée venait de me traverser l’esprit. Depuis longtemps — depuis que j’avais découvert l’existence des Sans-Lumière —, je soupçonnais un homme de l’ombre, une espèce de « coach » qui aidait et soutenait ces « visionnaires ». Au fond de moi, je n’avais jamais cru à la culpabilité complète d’Agostina, pas plus qu’à celle de Raïmo. Ni l’un ni l’autre n’avaient les compétences pour mener à bien le sacrifice aux insectes.

Mais je n’étais pas allé assez loin dans mon raisonnement.

Un homme caché, oui, mais pas seulement.

Un véritable tueur.

Un meurtrier qui assassinait à la place des Sans-Lumière et qui parvenait, d’une manière ou d’une autre, à les convaincre de leur culpabilité.

Van Dieterling avait évoqué un « supra meurtrier ».

Zamorski un « inspirateur ».

Mais ils parlaient chaque fois du diable en personne.

La vérité était différente : un homme, un simple mortel, tuait, dans l’ombre des Sans-Lumière. Un dément qui repérait les cas de survivants à travers l’Europe et les vengeait. L’inscription sur l’écorce, à Bienfaisance, ne disait-elle pas : « je protège les sans-lumière » ?

Je ne devais pas chercher un coupable pour l’affaire Sylvie Simonis.

Mais un assassin pour les trois affaires — et sans doute d’autres encore !

Un meurtrier qui vivait dans le Jura, j’en étais certain, et qui rayonnait dans toute l’Europe. Non seulement un manipulateur d’acides et un éleveur d’insectes, mais aussi un homme capable de pénétrer dans le cerveau des Sans-Lumière pour leur faire croire qu’ils avaient tué à sa place...

Nouveau déclic en moi. Et si cet homme créait, tout simplement, chaque Sans-Lumière ? S’il parvenait à pénétrer dans leur inconscient et à leur imprimer ces visions négatives ?

Non pas un démon, mais un démiurge.

Un homme qui tirait les ficelles des trois meurtres.

Un homme orchestrait les visions qui semblaient les précéder.

Je trouvai un nom à mon « super-suspect ».

Le Visiteur des Limbes.

Oui, il fallait ramener tout ce théâtre maléfique sur terre. Le vieillard luminescent, l’ange carnassier, l’enfant écorché : ces visions composaient le visage d’un seul homme. Un fou qui se grimait, se déguisait et triturait les consciences. Un assassin qui torturait les corps et multipliait les marques du diable. Un dément qui se prenait pour Satan et fabriquait ses propres Sans-Lumière !

Nouvelle rasade de vodka.

Nouvelles réflexions brûlantes.

Comment faisait-il pour suggérer aux miraculés leurs visions ? Comment leur apparaissait-il ? Aucune réponse. Pourtant, je laissai se diluer en moi — onde chaleureuse, bienveillante — ma nouvelle certitude.

Le Visiteur des Limbes.

Un tel salopard existait et j’allais mettre la main dessus.

C’était lui qui m’avait écrit « je t’attendais » puis « toi et moi seulement ». Ce diable attendait son Saint-Michel Archange pour le grand duel !

Je me servis un nouveau verre à la santé de mon concept.

La vibration de mon portable me fit sursauter.

Je pensai à Corine Magnan. C’était Svendsen.

— J’ai peut-être du nouveau.

— Sur quoi ?

— Les morsures.

J’avais vidé la moitié de la bouteille de vodka et j’avais encore la tête emplie de théories : je ne voyais pas de quoi mon légiste parlait. Au bout de quelques secondes, enfin, je compris. Des siècles que personne ne m’avait parlé de cet aspect spécifique des meurtres : les marques de dents. Par ma faute : j’avais toujours écarté cet indice, de peur de découvrir des preuves physiques de l’existence de Pazuzu, le diable à tête de chauve-souris.

Le légiste continua :

— Je sais peut-être comment il fait.

— Tu es à la Râpée ?

— Où veux-tu que je sois ?

— J’arrive.

Je me levai avec difficulté, replaçai la bouteille au congélateur puis attrapai mon imper et fixai mon holster à ma ceinture. Je contemplai la porte de la chambre. Je rédigeai un mot, expliquant que je devais partir « pour l’enquête », et le posai sur la table basse du salon. Je m’éclipsai sans un bruit.

Je traversai la rue et frappai à la fenêtre des gars en planque devant chez moi. Depuis notre arrivée à Paris, j’avais réquisitionné une équipe pour surveiller mon immeuble et les déplacements de Manon. La vitre s’abaissa. Odeurs de MacDo et de café froid.

— Je suis de retour dans une heure ou deux. Ouvrez l’œil.

Un flic au teint de papier mâché acquiesça, sans même user sa salive.

Je filai vers ma voiture. Machinalement, je levai les yeux vers mes fenêtres. Soudain, il me parut distinguer une forme, agile, rapide, qui bondissait derrière les rideaux de la chambre. J’observai les plis de toile en fronçant les sourcils. Manon s’était-elle réveillée ou était-ce un reflet ? Le passage de phares ?

J’attendis une bonne minute. Rien ne se passa. Je me remis en route, n’étant même plus sûr de ce que j’avais aperçu.


22 heures.

Circulation fluide, chaussée brillante. J’allumai une cigarette. Le goût de vodka s’évaporait, ma lucidité revenait. Cette sortie imprévue avait des airs de fête.

Pourtant, quand je pénétrai dans la morgue, le malaise me tomba dessus aussi sec. Svendsen m’attendait avec deux machettes posées devant lui, sur une table d’autopsie. Le Rwanda me remonta dans la gorge. Une brûlure acide, chargée de vodka et de terreur. Je m’appuyai contre une table roulante.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Ma voix était altérée. Le Suédois sourit :

— Ta solution. Démonstration.

Il attrapa un pot de glu industrielle puis en badigeonna une des lames. Ensuite, il attrapa une poignée de morceaux de verre qu’il répandit sur la colle. Enfin, il écrasa la deuxième machette sur l’ensemble, comme une tranche de pain sur le jambon d’un sandwich.

— Et voilà.

— Voilà quoi ?

Il entoura les deux manches de ruban adhésif jusqu’à les souder en une seule garde. Puis il se tourna vers une forme sous un drap. Sans hésiter, il dénuda le buste d’un vieil homme aux traits bouffis. Il leva son arme et l’abattit violemment sur le torse. J’étais sidéré. Svendsen était parfois incontrôlable.

Avec effort, il extirpa les crocs de verre de la chair puis ordonna :

— Approche.

Je ne bougeai pas.

— Approche, je te dis. T’en fais pas. Ce corps est ici depuis une semaine. Un SDF. Personne ne viendra se plaindre du préjudice.

À contrecœur, je fis un pas et observai la blessure. Elle simulait parfaitement des traces de morsures. Du moins : de « mes » morsures. Hyène ou fauve, déchaîné contre le cadavre de Sylvie Simonis.

— Tu as compris ?

Il brandissait avec fierté son double râtelier. Autour de nous, les murs d’acier brillaient faiblement sous les rampes d’éclairage.

— Et encore, reprit-il, si j’avais eu le temps de trouver de vraies dents de fauve, l’illusion aurait été parfaite.

La crête d’éclats de verre étincelait dans la lumière argentée. Le Rwanda s’effaça au profit d’autres horreurs. La double lame qui s’abat sur Sylvie Simonis. Les bruits mats des coups. Le ahan ! du tueur, à court de souffle. Les chairs de Sylvie meurtries, déchiquetées.

— D’où t’est venue cette idée ?

— Un règlement de comptes entre Blacks, à République. La forme des mutilations m’a incité à passer quelques coups de fil. Des toubibs, qui s’étaient farci les conflits récents. Rwanda, Sierra Leone, Soudan...

— Personne n’utilisait cette technique au Rwanda.

Il releva la tête :

— C’est vrai : tu connais. En fait, je te parle de la Sierra Leone. Je me suis renseigné. Les années quatre-vingt-dix. Les milices de Foday Sankoh. Certains groupes usaient de cette méthode pour faire croire aux populations qu’ils s’étaient adjoint l’aide des animaux de la forêt. T’es allé dans ces coins-là, je te fais pas un dessin.

J’ignorais tout de la Sierra Leone mais je me souvenais que les hommes de ces milices s’affublaient de masques effrayants. Images célèbres : des soldats bardés de cartouchières, brandissant des fusils automatiques, arborant des faciès et des postiches abominables.

J’observai encore la double machette de Svendsen. Cette arme abjecte me réconfortait. Elle donnait corps à mes hypothèses pragmatiques.

Un seul et même tueur.

En Estonie, en Italie, en France, utilisant chaque fois ce « machin » bricolé.

C’était aussi un nouveau signe en direction de l’Afrique. Mon visiteur avait vécu là-bas. Il avait fait ses armes sur le continent noir. Il avait traversé des conflits, étudié les insectes, la botanique de ces pays.

Un homme bien réel se rapprochait.

Et Pazuzu sortait du cadre.

Je félicitai Svendsen et partis au pas de course. Plus que jamais, je devais reprendre l’enquête sur des bases concrètes. Le Visiteur s’était donné beaucoup de mal pour ressembler au diable et faire croire à une existence supraréelle. Mais chaque détail de sa technique se dévoilait et j’allais remonter le cauchemar jusqu’à sa source.

102

JE CONSULTAI ma messagerie. Corine Magnan m’avait appelé. Enfin. Je composai son numéro dans la cour de la morgue, sous une fine bruine.

— Je vous ai rappelé assez tard, commença-t-elle, excusez-moi. Mes journées à Paris n’en finissent plus. Que puis-je faire pour vous ? Pas grand-chose, j’en ai peur. Je n’ai même pas le droit de vous parler.

Le ton était donné. Je hissai le drapeau blanc :

— Je voulais vous proposer mon aide.

— Durey, je vous en prie : restez en dehors de tout ça. J’ai déjà fermé les yeux sur votre intervention dans le Jura. Je vous rappelle que vous n’avez aucune légitimité dans cette affaire !

La voix était sèche mais je sentais que cette attitude était une défense. Seule à Paris, sans soutien ni connaissances, entourée par les cerbères de la lre DPJ, Corine Magnan montrait les griffes pour mieux s’affirmer.

— O.K., fis-je sur un ton conciliant. Alors dites-moi seulement ce que vous faisiez ce matin, à l’hôpital. Vous instruisez le dossier du meurtre de Sylvie Simonis : quel rapport avec les délires de Luc ?

Il y eut un bref silence. Magnan faisait le tri parmi ses informations. Ce qu’elle pouvait me révéler ou non. Elle finit par dire :

— L’expérience de Soubeyras apporte un éclairage transversal à mon enquête.

— Vous croyez donc à ces histoires de visions, de possession ?

— Peu importe ce que je crois. Ce qui m’intéresse, c’est l’influence de ces traumatismes sur les protagonistes de mon affaire.

— Soyez claire. Quels protagonistes ?

— Mon suspect principal est Manon Simonis. Cette jeune femme aurait pu connaître la même expérience que Luc Soubeyras. En 1988, lors de son coma.

— Manon n’a aucun souvenir de ce genre.

— Cela n’exclut pas qu’elle ait vécu une NDE négative.

— En admettant qu’elle l’ait vécue et que cette expérience l’ait transformée en meurtrière, ce qui est déjà dur à avaler, quel serait son mobile ?

— La vengeance.

Je continuai à jouer l’imbécile :

— De quoi ?

— Durey, arrêtez ce jeu. Vous savez comme moi que c’est sa mère qui a tenté de la tuer, en 1988. Manon pourrait s’en souvenir, malgré ce qu’elle dit.

Picotements glacés sur le visage. Corine Magnan en savait beaucoup plus long sur le dossier que je ne le pensais. J’enchaînai, sur un ton sceptique :

— Laissez-moi résumer. Manon aurait vécu une NDE négative lors de sa noyade. Cette épreuve l’aurait lentement transformée en monstre vengeur, qui aurait attendu quatorze ans pour frapper ?

— C’est une hypothèse.

— Et votre seul indice, c’est l’état de choc de Luc Soubeyras ?

— Et son évolution, oui.

— Il faut des preuves concrètes pour arrêter les gens.

— C’est pourquoi, pour l’instant, je n’arrête personne.

— Vous voulez interroger à nouveau Manon ?

— Je veux l’entendre avant de rentrer à Besançon, oui.

— Elle ne le supportera pas.

— Elle n’est pas en sucre. (Sa voix s’était encore radoucie.) Durey, dans cette histoire, vous êtes juge et partie. Et vous m’avez l’air à cran. Si vous voulez vraiment aider Manon, sortez du cercle. Vous ne pouvez qu’envenimer les choses.

Ma colère revint, dans les graves :

— Comment pouvez-vous tirer quoi que ce soit du témoignage d’un homme qui sort tout juste du coma ? Je connais Luc depuis vingt ans. Il n’est pas dans son état normal.

— Vous faites semblant de ne pas comprendre. C’est justement cet état qui m’intéresse. L’influence psychique d’une NDE infernale. Je dois découvrir si un tel traumatisme peut réellement pousser au crime. Et si Manon, lors de sa mort temporaire, a vécu une aventure similaire...

La situation était de plus en plus claire. Mon meilleur ami comme preuve à charge contre la femme que j’aimais. Un vrai dilemme cornélien. Corine Magnan ajouta, comme pour m’achever :

— Je sais beaucoup plus de choses que vous ne croyez. Agostina Gedda. Raïmo Rihiimäki. Ce ne serait pas la première fois qu’une vision infernale précède un meurtre de ce type.

— Qui vous a parlé de ces cas ?

— Luc Soubeyras n’a pas seulement témoigné, il m’a donné son dossier d’enquête.

Je vacillai sur la berge. J’aurais dû penser à tout ça. Je balbutiai :

— Son travail n’est qu’un tissu de suppositions sans fondement. Vous n’avez rien contre Manon !

— Alors, vous n’avez pas à vous inquiéter, cingla-t-elle d’une voix ironique. Commandant, il est tard. Ne m’appelez plus.

Je hurlai pour de bon, jouant ma dernière carte :

— Un témoignage sous hypnose n’est juridiquement pas recevable ! Que faites-vous du « consentement libre et éclairé » du témoin ? En matière pénale, la preuve doit être libre !

— Je vois que vous avez fait du droit, c’est bien, dit-elle, sarcastique. Mais qui vous parle de témoignage ? J’ai enregistré l’audition de Luc Soubeyras dans le cadre d’une expertise psychiatrique. Luc est un témoin volontaire. Je dois d’abord vérifier son état mental. Dans ce contexte, l’hypnose ne pose pas de problème. Renseignez-vous : il y a eu des précédents.

Magnan triomphait. Je répliquai, sans conviction :

— Votre instruction est un château de cartes.

— Bonsoir, commandant.

La tonalité résonna dans ma main. Je regardai stupidement mon portable. J’avais perdu cette manche et j’étais sûr que Magnan ne m’avait pas tout dit. Je composai un autre numéro. Foucault.

À minuit trente, sa voix était claire.

— Je finis à peine ma journée, rit-il.

— Sur quoi tu bosses ?

— Une histoire à L’Isle-Adam. Un noyé. Le genre qui n’a pas d’eau dans les poumons. Et toi, qu’est-ce que tu fous ? Depuis une semaine, tu...

— Une partie de pêche, ça te branche ?

— Quel genre ?

— Pas au téléphone. Tu es à la boîte ?

— Je partais chez moi.

— Rejoins-moi au square Jean-XXIII.

Je bondis dans ma voiture et traversai le pont d’Austerlitz. Les quais en direction de Notre-Dame — le square jouxtait la cathédrale. Je me garai près de l’église Saint-Julien-le-Pauvre, rive gauche, puis franchis de nouveau la Seine, à pied, incognito, sur le pont de l’Archevêché.

J’enjambai les grilles. Foucault était déjà là, assis sur le dossier d’un banc. Sa tignasse bouclée se détachait sur le mur gris de la cathédrale, au fond des jardins.

— C’est quoi, ricana-t-il, un complot ?

— Un service.

— Je t’écoute.

— Une magistrate de Besançon, actuellement à Paris.

— Celle de ton affaire ?

— Corine Magnan, oui.

— Où elle s’est installée ?

— À toi de me le dire. Je l’ai croisée ce matin. Elle a saisi les mecs de la lre DPJ mais je ne suis pas sûr qu’elle soit dans leurs locaux.

— Je la loge, O.K. Et qu’est-ce que je fais ?

— Je veux savoir ce qu’elle a sur la fille de Sylvie Simonis, Manon.

— Celle qui vit chez toi ?

Les nouvelles allaient vite. Par mesure de discrétion, j’avais tapé dans la BAC — la Brigade Anti-Criminalité — pour enrôler mon équipe de surveillance. Mais il n’y a pas de secret dans la police. J’ignorai la question et continuai :

— Il me faut son dossier.

— Rien que ça ? Elle doit le garder avec elle. Jour et nuit.

— Sauf s’il pèse une tonne.

— S’il pèse une tonne, je ne pourrai pas le sortir. Ni le copier.

— Tu te démerdes. Tu scannes les passages qui concernent Manon. Je veux savoir ce qu’elle a contre elle.

D’un bond, Foucault toucha le sol.

— Je tape tout de suite. Je te rappelle demain matin.

— Non. Dès que tu auras du nouveau.

— Sans faute.

Je lui pressai le bras :

— J’apprécie.

Je le regardai disparaître sous les saules pleureurs du square, alors que le vent et les odeurs d’asphalte humide revenaient m’envelopper. Je grelottais et pourtant, je percevais dans ces sensations une familiarité chaleureuse. Paris était là, se rappelant à mon bon souvenir.

Je m’assis à mon tour sur le banc. La pluie était devenue une bruine très fine, presque imperceptible, qui vaporisait la nuit. Je repris mes réflexions là où je les avais laissées deux heures auparavant. L’hypothèse d’un seul tueur, capable à la fois de décomposer un corps vivant et de s’immiscer dans les consciences. Le Visiteur des Limbes...

Les questions ne manquaient pas. Comment faisait-il pour imprégner les esprits ? Était-il parvenu à recréer une Expérience de Mort Imminente ? Dans ce cas, pourquoi ses victimes étaient-elles persuadées d’avoir vécu ce « voyage » juste avant ou après leur période d’inconscience ? Avait-il réussi aussi à semer la confusion dans leurs souvenirs ?

Dans tous les cas, il fallait gratter du côté technique de cette hallucination — les produits chimiques, les drogues, ou les méthodes de suggestion, qui permettraient d’induire de tels mirages.

Soudain, j’eus une nouvelle révélation.

Une seule substance, je le savais, pouvait créer de telles hallucinations. L’iboga noir. Grâce à elle, le Visiteur créait peut-être ses propres limbes pour « apparaître » aux miraculés. Il les projetait aux confins de la mort puis surgissait devant eux, en chair et en os, se mêlant à leur transe.

Une nouvelle boucle dans mon enquête.

L’iboga, la plante par laquelle l’affaire avait commencé pour moi...

Enfin une connexion directe entre le meurtre de Massine Larfaoui, dealer d’iboga, et les meurtres de Sylvie Simonis, d’Arturas Rihiimäki, de Salvatore Gedda... Le Visiteur des Limbes achetait peut-être l’iboga noir à Larfaoui. De là à imaginer qu’il était aussi l’assassin du Kabyle, il n’y avait qu’un pas.

Je me levai et inspirai profondément.

Il fallait que je me replonge dans le dossier Larfaoui.

Que je creuse la piste de l’iboga.

Mais d’abord, vérifier si mon hypothèse tenait debout « médicalement ».

103

UN NOM ME VINT tout de suite à l’esprit : Éric Thuillier. Le neurologue qui s’occupait de Luc depuis son transfert à l’Hôtel-Dieu.

Je regardai ma montre — 1 h 30. Je composai le numéro de l’hôpital, et demandai à parler au Dr Éric Thuillier. Une chance sur dix pour qu’il soit de garde cette nuit.

Il était bien là, mais on ne pouvait pas me le passer : un problème l’avait appelé dans les chambres. Je raccrochai sans laisser de message : je marchais déjà en direction de l’Hôtel-Dieu, situé à cinquante mètres.

Service de Réanimation, le retour.

Je stoppai face au couloir, derrière les portes vitrées. Lueurs verdâtres, reflets d’aquarium. Odeurs de goudron et de désinfectant. Je me contentai d’observer le décor étouffant derrière, guettant le neurologue qui allait sortir d’une des cellules.

Une ombre apparut dans le corridor. Je reconnus mon fantôme, malgré la blouse, le masque et les chaussons. Thuillier avait à peine franchi les portes que je le saluai. Il baissa son masque et ne parut pas surpris de me voir. À cette heure, et dans ce service, rien n’était surprenant. Il ôta sa blouse, debout dans le hall.

— Une urgence ? demanda-t-il, en roulant en boule ses vêtements de papier.

— Pour moi, oui.

Il lança le ballot dans la poubelle vissée au mur.

— Je voulais simplement vous parler d’une de mes théories.

Il sourit :

— Et ça ne pouvait pas attendre demain ?

Je souris en retour. Je retrouvais le premier de la classe que j’avais rencontré au début de mon enquête. Col Oxford et petites lunettes, pantalon de velours côtelé trop court.

— On peut fumer, ici ?

— Non, fit Thuillier. Mais j’en veux bien une.

Je lui tendis mon paquet. Le neurologue siffla avec admiration :

— Des sans-filtre ? Vous les achetez en contrebande ou quoi ? (Il piqua une cigarette.) Je ne savais même pas qu’on pouvait encore en trouver.

J’en pris une à mon tour. En tant que flic, je connaissais l’importance des entrées en matière. Une audition se réglait souvent dès la première minute. Cette nuit, le charme opérait. Nous étions sur la même longueur d’onde. Thuillier désigna une porte entrouverte, dans mon dos :

— Allons par là.

Je lui emboîtai le pas. On se retrouva dans une salle sans fenêtre, ni mobilier. Un rebut du bâtiment, ou simplement la pièce réservée aux fumeurs.

Thuillier s’installa sur l’unique banc qui traînait et sortit de sa poche une boîte en fer de bonbons des Vosges — le kit du parfait accro au tabac.

— Alors, cette théorie ?

— Je voudrais vous parler de l’expérience de Luc Soubeyras. Celle qu’il nous a racontée ce matin.

— Flippant. Et pourtant j’en ai vu, croyez-moi.

J’approuvai d’un signe de tête et commençai :

— Une question chronologique, d’abord. Luc a raconté son voyage psychique comme s’il l’avait vécu au moment de sa noyade. Pensez-vous qu’il ait pu au contraire la vivre lors de son réveil ?

— Peut-être. Il pourrait confondre les deux périodes : perte de conscience et réanimation. C’est fréquent. Ce sont des régions confuses, marquées par un trou noir.

— Aurait-il même pu éprouver cette hallucination dans les jours qui ont suivi, lorsque son esprit était encore... brumeux ?

— Je ne vous suis pas très bien.

Je m’approchai et plaçai toute ma force de persuasion dans mes mots :

— Je me demande si sa NDE n’a pas été provoquée par un tiers.

— Comment ça ?

— J’imagine qu’on lui a « injecté » une sorte... d’illusion mentale.

— De quelle façon ?

— Dites-moi déjà si c’est envisageable.

Le neurologue inhala une bouffée blonde, prenant le temps de réfléchir. Il paraissait amusé :

— On peut toujours droguer quelqu’un. Ou utiliser une technique de suggestion. Zucca, ce matin, en a donné un bon exemple. Il tenait, véritablement, l’esprit de Luc dans sa main.

— De plus, la conscience d’un homme qui sort du coma est particulièrement influençable, non ?

— Bien sûr. Durant plusieurs jours, le réanimé ne fait aucun distinguo entre rêve et réalité. Et sa mémoire est imprécise. C’est le potage complet.

— Luc était donc une proie facile pour une telle manipulation ?

— Je voudrais être sûr de comprendre. Un intrus serait entré dans sa chambre et lui aurait administré je ne sais quel cocktail hallucinogène ?

— C’est ça.

Thuillier eut une moue sceptique :

— D’un point de vue pratique, ça me paraît difficile. Notre service est un vrai blockhaus, surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Personne ne peut approcher un patient sans signer un formulaire ni croiser une infirmière.

— Personne, à l’exception des médecins.

— Vous êtes sérieux, là ?

— Je réfléchis à voix haute.

Le neurologue écrasa sa cigarette dans sa petite boîte :

— Admettons. Mais quel serait le but de la manœuvre ? Droguer ou hypnotiser un type qui sort du coma, c’est un peu comme pousser un accidenté de la route, à peine remis de ses blessures, dans un précipice. Il faudrait vraiment être sadique.

— Mais en théorie, c’est possible.

Il me lança un regard en coin :

— Vous avez juste des soupçons ou déjà des indices ?

— Je pense que mon homme aurait pu utiliser une plante africaine. L’iboga.

— Vous y allez fort. L’iboga est un puissant psychotrope. Votre docteur Mabuse aurait fait prendre cette substance à Luc, dès son réveil, pour lui faire croire qu’il avait subi une NDE ?

— C’est possible ou non ?

— Je ne pense pas, non. L’iboga a des effets violents. Des vomissements, des convulsions. Luc se souviendrait de ces dommages indirects. Il y a aussi le problème de l’ingestion. Ce truc s’ingère plutôt sous forme de breuvage et...

— On m’a parlé d’une préparation injectable.

— Pour concocter un tel truc, il faut être un spécialiste. Isoler le principe actif. Traiter la molécule. Par ailleurs, l’iboga est une plante dangereuse, un vrai poison. On ne compte plus ses victimes en Afrique.

Je levai la main :

— La question ne se pose pas en ces termes. Le suspect que j’imagine est de toute façon un tueur psychopathe. Un homme qui se prend pour le diable et agit sans la moindre considération morale.

— Vous commencez à me filer les jetons.

— Continuons à imaginer l’opération. Est-il possible d’associer l’iboga à d’autres produits anesthésiants ?

— Si on a affaire à un expert, oui.

Un chimiste. Un botaniste. Un entomologiste. Et maintenant un pharmacologue ou un anesthésiste. Et aussi : un médecin capable de pénétrer dans le service de réanimation de l’Hôtel-Dieu. Mon profil se resserrait de plusieurs tours.

Je continuai :

— Vous êtes donc d’accord avec mon hypothèse ?

— Ça me paraît tiré par les cheveux Et excessivement compliqué. Il faudrait mélanger plusieurs produits : un pour engourdir le patient, un autre pour prévenir les effets indirects de l’iboga, puis l’iboga lui-même, dilué dans un composé...

— Et aussi quelque chose pour faciliter le pouvoir de suggestion.

— Comment ça ?

— Durant l’opération, mon manipulateur apparaît au survivant, grimé, déguisé, à la manière d’un diable. Il se mêle à la transe, si vous voulez. Il s’intègre lui-même à l’hallucination, lors du rituel biochimique.

— Comme le vieillard dont a parlé Luc ?

— Exactement. Au moment de l’expérience, quand le sujet a l’impression de sortir de son corps et qu’il aperçoit le tunnel, alors mon tueur surgit, maquillé, déguisé...

— Mais si votre sujet est inconscient ?

— Il ne le serait pas tout à fait. C’est une question de dosage des produits, non ? Mon apprenti sorcier provoque peut-être un état de semi — conscience...

Thuillier rit nerveusement :

— Vous ne croyez pas que vous chargez la mule, non ? Pourquoi organiser un tel bordel ?

— Je pense avoir affaire à un criminel de génie, un meurtrier qui joue avec la pathologie des victimes. Un homme qui crée son propre univers maléfique, loin de l’espèce humaine. Une sorte de tueur métaphysique.

— Luc Soubeyras aurait été drogué à son réveil ?

— C’est ce que je suppose.

— Dans mon service ?

— Je comprends que l’idée puisse vous choquer. D’ailleurs, je n’ai pas l’ombre d’une preuve, ni même un indice. Sauf la présence de l’iboga, à la périphérie de mon enquête.

Thuillier paraissait réfléchir.

— Vous avez une autre clope ? demanda-t-il enfin.

Je lui lançai mon paquet froissé puis en attrapai une à mon tour. La salle commençait à ressembler à un hammam. À travers le premier nuage bleuté, il murmura :

— Vous évoluez dans un monde plutôt... terrifiant.

— C’est le monde de celui que je cherche. Pas le mien.

Pendant quelques secondes, nous expulsâmes nos bouffées en silence. Ce fut moi qui repris — mes idées s’ordonnaient :

— Si j’ai raison, cela signifie que mon visiteur s’est introduit sous un prétexte quelconque dans votre service. Ou bien alors, il fait partie des spécialistes qui ont soigné Luc. Pourrais-je avoir la liste des médecins qui l’ont approché ?

— Aucun problème. Mais croyez-moi, je connais les toubibs qui...

— En tout état de cause, mon homme a été informé du réveil de Luc. Qui était au courant ?

Thuillier se passa la main dans les cheveux :

— Il faudrait dresser une liste. Les docteurs, mais aussi le réseau des infirmières, les pharmacologues, les administrateurs... Pas mal de monde, en fait. Sans compter le Net. La nouvelle a pu être annoncée de plusieurs manières. Ne serait-ce que dans le cadre d’une commande de médicaments spécifiques.

Je notai déjà mentalement ces différentes voies. Thuillier releva la tête :

— Si j’ai bien compris, Luc ne serait qu’une victime parmi d’autres ?

— Je soupçonne une série, oui.

— Votre bonhomme serait chaque fois au chevet du réanimé ?

— Pas toujours, non. Je crois qu’il a aussi conditionné des rescapés bien après leur réveil. Il profite de la fragilité de leur esprit. Lorsque le sujet subit cette hallucination, des années plus tard, il pense naturellement se remémorer une NDE survenue au moment de son coma. Comme si un voile se levait d’un coup sur sa mémoire.

Tout en énonçant mes suppositions, je sentais mon cœur qui s’accélérait. J’avais le sentiment que mon sang foutait le camp. Sous mes mots, sous mes réflexions, le Visiteur des Limbes prenait corps.

Un créateur de Sans-Lumière.

Un diable incarné sur terre, fabriquant son armée avec patience.

Le neurologue se leva et me donna une claque amicale sur l’épaule :

— Venez, on va prendre un café. Votre m’avez l’air sous pression. Je vais vous écrire ma liste. Et vous donner aussi de la doc sur l’iboga. Un de mes étudiants a travaillé là-dessus, l’année dernière. Il y a toujours des amateurs pour ces histoires psychédéliques !

104

LE VENDREDI SOIR, la rue Myrrha tenait ses promesses. Bars déglingués, conciliabules sur les trottoirs, junkies rasant les murs, putes anglophones frigorifiées sous les porches — et patrouilles de flics régulières. La pluie brouillait la nuit mais jamais je n’avais vu aussi clair. Je tenais mon fil rouge. L’iboga. Comme les Asservis, mon Visiteur avait besoin de cette plante.

Retour à la case départ.

Chez Foxy la sorcière.

La cage d’escalier brillait de mille feux minuscules. Par les trous colmatés, les portes fissurées, les failles des parquets, chaque appartement scintillait — ampoules crues, lampes à gaz, chandelles, formant une féerie de misère. Je grimpai dans cette spirale, affrontant déjà les odeurs de manioc, d’huile frite et d’urine.

Le malabar à l’étage de Foxy me reconnut. Il s’effaça, me laissant plonger dans le squat avant de m’emboîter le pas. Traversant le dédale des pièces, j’aperçus les filles qui se préparaient — à genoux sur leurs nattes, comme pour la prière, s’observant dans de petits miroirs ou se faisant les ongles avec un soin d’artiste.

Nouveau cerbère, le visage mangé d’ombre. Mon compagnon lui fit signe et je pus passer. Je soulevai le rideau de toile. Les bibelots racornis, les coffres, les bouteilles, les fumées lentes : chaque détail était au rendez-vous. Un monde rampant et magique, sur lequel planaient des pattes de bestioles, des bouquets de plantes, des chapelets de coquillages...

Foxy était seule. Assise sur le sol, boubou déployé, elle manipulait des morceaux de ruches d’abeilles qu’elle craquait comme des galettes. Elle gloussa avant que je ne m’approche :

Honey, tu as retrouvé mon chemin, dit-elle en anglais.

— Beaucoup de chemins mènent à toi, Foxy.

— Qu’est-ce que tu veux, mon prince ?

— Toujours la même chose. Des informations sur Massine Larfaoui.

— De la vieille histoire.

— Tu ne m’as pas tout dit, l’autre fois. Tu ne m’as pas parlé de l’iboga noir.

Elle brisa les alvéoles, le miel coula entre ses doigts. Je posai un genou à terre :

— Je me fous de ton trafic, Foxy. Tu vends ce que tu veux, à qui tu veux.

— Je ne vends pas d’iboga noir. C’est une plante sacrée. Dangereuse pour l’esprit. Tu trouveras personne pour t’en vendre.

Elle ne mentait pas : l’iboga noir était sans doute tabou. Pourtant, le produit avait circulé à Paris. Zamorski me l’avait certifié et je faisais confiance à ses sources.

— Larfaoui s’en procurait. Comment faisait-il ?

— Il y a eu embrouille. Je veux pas parler de ça.

— Ça restera entre nous.

Elle lâcha ses nids dorés et saisit ma main. Ses doigts poissaient. Elle murmura, d’un ton nonchalant :

— Tu te souviens de notre accord ?

J’acquiesçai. Ses cicatrices brillaient à la lueur des bougies. Elle fit claquer sa langue rose :

— C’est à cause de mes filles.

— Tes filles ?

Elle hocha la tête, mimant une gamine désolée :

— Larfaoui leur demandait d’en trouver.

— Chez toi ?

— Je te répète que je touche pas à ça ! Et cette racine pousse pas dans mon pays. Elles avaient d’autres contacts.

— Des Gabonais ?

— D’autres filles, ouais, qui connaissaient un marabout. Des histoires de négresses.

— Quand as-tu découvert le trafic ?

— Juste avant la mort de Larfaoui.

— Comment ?

— Le vendeur de bière, il est venu me voir. Il avait besoin de maman.

— Pourquoi ?

— Il cherchait de l’iboga noir. Il pensait que je pouvais l’aider. Il se trompait.

— Pourquoi te demander à toi ? Il t’a parlé du trafic de tes filles ?

— Larfaoui m’a tout balancé. Il était à cran. Il lui fallait la plante. Pour un client... spécial.

Mon sang grésilla au fond de mes veines. À tort ou à raison, je sentais que je me rapprochais du Visiteur des Limbes.

— Sur ce client, qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Rien. Sauf qu’il en voulait toujours plus. Et le Kabyle avait peur.

— C’était quand, exactement ?

— Je te dis : deux ou trois semaines avant sa mort.

— Larfaoui, il avait l’air de craindre pour sa vie ?

Elle leva vers moi ses grands yeux lents. Elle avait abandonné mes mains et repris son manège avec ses alvéoles. J’insistai :

— Réponds-moi. Tu penses que ce client aurait pu buter Larfaoui ?

— Tout ce que je peux dire, c’est que ceux qui cherchent l’iboga noir sont dangereux. Des possédés. Des satanistes. Et Larfaoui n’a pas trouvé la plante. De ça, j’en suis sûre...

Foxy se trompait. Sur la scène de crime, Luc avait trouvé un stock d’iboga noir. J’imaginai un autre scénario : le Visiteur des Limbes et le tueur du samedi ne faisaient qu’un. Larfaoui avait honoré la commande mais, pour une raison inconnue, le Visiteur l’avait tué et n’avait pas cherché l’iboga.

— Larfaoui, fis-je, il n’a pas parlé de son client à tes filles ? Il n’a pas dit quelque chose qui me permettrait de l’identifier ?

Elle fit couler un liquide visqueux dans la vasque — du sang vermeil, maintenu à température, puis elle saisit un pilon de bronze. Elle répondit de sa voix sépulcrale :

— Larfaoui a parlé aux filles, oui. Il crevait de trouille. Il disait que l’homme était... différent.

— Différent dans quel sens ?

Sa tête dodelina sur son long cou noir. Cette conversation l’irritait — ou l’inquiétait :

— D’après Larfaoui, il poursuivait un but.

— Quel but ?

Honey : n’insiste pas. C’est pas bon d’évoquer tout ça.

— La première fois, tu m’as dit que le tueur de Larfaoui était un prêtre. Tu penses qu’il pourrait être ce client ?

— Laisse-moi. Je dois préparer des protections pour mes filles...

Je ruisselais de sueur. Les fumées d’encens me piquaient les yeux. Tout paraissait rouge, comme si mes yeux injectés teintaient ma propre vision. À travers cet écran, le Visiteur des Limbes se matérialisait. Je l’imaginais, sans visage, achetant l’iboga noir pour concocter ses cocktails chimiques, les injections qu’il pratiquait sur les futurs Sans-Lumière.

Je me relevai. Foxy pilonnait toujours, lentement, les yeux baissés sur sa vasque : tac-tac-tac... Elle murmura :

— Il garde un œil sur nous. Il nous traque.

— Qui ?

— Celui qui a tué ma fille. Celui qui a tué Larfaoui.

Ma gorge brûlait, comme si j’avais fumé un joint d’encens. Je rétorquai :

— C’est moi qui le traque.

La sorcière ricana. Je montai le ton — ma voix n’était plus qu’un grincement :

— Ne me sous-estime pas. Personne n’a encore gagné la partie !

— Tu sais pas qui tu as en face. (Elle prit une expression de pitié moqueuse.) Honey, t’as rien compris à cette histoire !

105

4 heures du matin.

Coup de fil. La voix de Foucault :

— J’ai logé ta comique. Rue des Trois-Fontanots, à Nanterre. L’adresse d’une importante annexe du ministère de l’Intérieur, abritant plusieurs Offices centraux.

— Tu y vas, là ?

— J’en viens. C’est plié.

— Tu as ce que je t’ai demandé ?

— Tout le dossier scanné, mon petit père. La partie qui concerne Manon.

— Où tu es ?

— J’arrive chez moi. J’aimerais dormir quelques heures, si ça ne te dérange pas.

Foucault habitait le quinzième arrondissement, derrière le quartier de Beaugrenelle.

— Je suis à République, dis-je en tournant la clé de contact. En bas de chez toi dans dix minutes ?

— Je t’attends.

Je filai sur les quais de la rive gauche. La pluie avait cessé. Une atmosphère d’aube, lointaine encore, planait sur le Paris miroitant. Personne dans les rues ni dans le monde conscient. J’aimais cette sensation. Celle du cambrioleur, seul et libre. Du casseur qui vit à rebours des autres hommes, sur l’axe de l’espace et celui du temps.

Je dépassai Beaugrenelle et tournai à gauche, avenue Emile-Zola, jusqu’à croiser la rue du Théâtre. Je repérai la Daewoo de Foucault, phares éteints. Dès qu’il m’aperçut, il jaillit dehors et me rejoignit dans ma voiture.

À peine assis, il me lança une clé USB.

— Il y a tout. J’ai shooté les PV d’audition et je les ai compressés.

— C’est compatible avec Macintosh ?

— Aucun problème. Je t’ai joint un plug-in de transcription.

Je regardai le rectangle argenté, au creux de ma paume :

— Pour accéder au bureau de Magnan, comment t’as fait ?

— J’ai montré ma carte. Aller au plus simple, toujours : c’est toi qui m’as appris ça. Le planton dormait à moitié. Je lui ai dit qu’on était en pleine garde à vue et qu’on avait besoin d’un dossier. Je lui ai même montré le trousseau de chez moi en lui affirmant que le juge m’avait filé les clés de son bureau.

J’aurais dû le féliciter, mais ce n’était pas prévu dans nos accords. Il enchaîna :

— J’ai jeté un œil aux auditions. Ils n’ont rien contre elle.

— Merci.

Foucault ouvrit la portière. Je l’arrêtai :

— Je veux vous voir demain matin, toi, Meyer, Malaspey. 9 heures.

— À la boîte ?

— À l’Apsara.

— Conseil de guerre ? demanda-t-il en souriant.

Je lui répondis d’un clin d’œil :

— Dis-le aux autres.

Il acquiesça et referma la portière. Je traversai la Seine et empruntai la voie express en sens inverse. Dix minutes plus tard, j’étais rue de Turenne. Epuisé, hagard — mais impatient de lire les éléments de Magnan.

Je me rangeai sur les clous, au coin de ma rue. Je composais le code de mon porche quand j’aperçus la voiture de mes BAC. Un sixième sens m’avertit qu’ils roupillaient — la masse de la bagnole, les vitres embuées. Une espèce d’inertie indéfinissable. Je frappai au carreau. L’homme fit un bond à l’intérieur, se cognant au plafonnier.

— C’est comme ça que vous surveillez l’immeuble ?

— Désolé, je...

Je n’attendis pas ses explications. Je montai mon escalier quatre à quatre, pris soudain d’une angoisse. Je déverrouillai la porte, traversai le salon. Je passai dans la chambre, retenant mon souffle : Manon était là, endormie.

Je m’adossai au chambranle et me détendis. Je contemplai sa silhouette, suggérée par la couette. De nouveau, cet état étrange, confus, qui ne me quittait pas depuis la Pologne. Mi-excitation, mi-engourdissement. Une fébrilité au bout des membres, qui m’électrisait et m’anesthésiait à la fois.

Je revins vers le vestibule, ôtai mon imper et posai mon arme. La pluie furieuse frappait le toit, les vitres, les murs — tout l’espace était plongé dans une immersion crépitante, cadencée.

Je m’installai derrière mon bureau et glissai la clé USB dans mon Mac. L’icône du dossier apparut. J’intégrai le programme donné par Foucault puis ouvris les pages de la magistrate.

Foucault avait dit vrai : Corine Magnan n’avait rien.

Ni contre Manon, ni contre qui que ce soit.

Je lus. L’audition de Manon, recueillie à Lausanne, deux jours après la découverte du corps de sa mère, le 29 juin 2002. D’autres témoignages, collectés par la juge dans la ville suisse. Le recteur de l’université de Lausanne. Les voisins de Manon, les commerçants de son quartier... Il y avait bien un trou dans l’emploi du temps de Manon mais l’absence d’alibi n’a jamais fait un coupable. Quant à sa formation universitaire, ce n’était qu’une présomption de plus.

Je fermai mon ordinateur, rasséréné. Même si la rouquine s’amusait encore à interroger Manon à Paris, elle n’obtiendrait rien de plus qu’à Lausanne. Et le témoignage de Luc ne changerait pas la donne.


5 h 30 du matin.

Je m’étirai et me levai, en direction de la salle de bains. À cet instant, un bruissement s’échappa de la chambre. Je m’approchai et souris. À travers le clapotis de l’averse, Manon parlait dans son sommeil. Un chuchotement léger, un babil de princesse endormie...

Je tendis encore l’oreille et d’un coup, un étau d’acier crispa mon cœur.

Manon ne parlait pas français.

Elle parlait latin.

Je dus m’accrocher au châssis pour ne pas hurler.

Le murmure me vrillait le crâne :

Lex est quod facimus... lex est quod facimus... lex est quod facimus... lex est quod facimus...

Manon répétait la litanie du Serment des Limbes.

Comme Agostina.

Comme Luc.

Comme tous les Sans-Lumière !

Mon édifice s’écroulait encore une fois. Mes théories, mes hypothèses, mes tentatives pour innocenter Manon — et inventer, coûte que coûte, un autre tueur.

Dos au mur, je me laissai tomber sur le cul. La tête entre les bras, je me mis à chialer comme un môme. Le désespoir me submergeait. Luc avait raison. Manon avait bien subi une NDE négative. Elle abritait ce souvenir maléfique au fond d’elle, comme un noyau d’infection. De là à conclure qu’elle avait tué sa mère...

Je me redressai. Non. C’était trop facile. Je pouvais encore défendre ma théorie. Si Manon avait été conditionnée par le Visiteur des Limbes, des fragments de l’expérience pouvaient lui échapper dans son sommeil : cela ne prouvait pas sa culpabilité. C’était lui, le démiurge, le tueur de l’ombre, qui avait sacrifié Sylvie Simonis et endoctriné Manon à son insu !

Je me relevai et essuyai mes yeux.

Identifier le Visiteur.

Le seul moyen de sauver Manon.

D’elle-même et des autres.

106

8 h 30, vendredi 15 novembre.

Pas fermé l’œil de la nuit.

Manon s’était levée à 7 heures. Je lui avais préparé un petit déjeuner — croissants et pains au chocolat, achetés chez le boulanger — puis j’avais passé une demi-heure à la rassurer sur la tournure des événements. Manon n’était pas convaincue. Sans compter qu’elle devenait claustrophobe dans mon appartement. Je l’avais embrassée, sans une allusion à ses paroles de la nuit, et lui avais promis de repasser à l’heure du déjeuner.

J’étais maintenant rue Dante, sur la rive gauche, juste en face de la cathédrale Notre-Dame. À quelques mètres du square de la veille. Je me garai en double file, devant mon adresse.

L’Apsara est un salon de thé, mi-indien, mi-indonésien. J’y donnais rendez-vous à mes flics quand une réunion secrète s’imposait — personne n’aurait eu l’idée de chercher des gars de la Crime dans un lieu où on ne pouvait boire que du thé parfumé au gingembre et du lassi à la mangue.

Le salon était fermé. C’était une tolérance de la part du patron de nous recevoir si tôt. La décoration évoquait l’intérieur d’une feuille de palme : tentures émeraude, nappes Véronèse, serviettes en papier vert d’eau. Tout le mobilier était en osier.

La planque parfaite.

Seul problème : il était interdit d’y fumer.

J’étais le premier. Je fermai mon portable et commandai un thé noir. Sirotant mon Keemun, je ressassai ma stratégie d’urgence. Il était temps de mettre au parfum mes hommes, dans le détail. J’avais déjà perdu un temps inouï — une semaine, jour pour jour, depuis mon retour de Pologne. Il fallait maintenant leur expliquer toute l’affaire et leur assigner des missions précises pour les deux jours à venir. Ce n’était pas possible qu’on ne décroche pas un indice, un seul, sur le Visiteur des Limbes !

Foucault, Meyer et Malaspey arrivèrent, fragilisant le décor par leur seule présence. À voir leurs carrures, manches de cuir et revers de parka, on craignait pour les sculptures de porcelaine et autres délicats bibelots du restaurant.

Dès qu’ils furent assis, j’attaquai mon exposé.

Chapitre un : le meurtre de Massine Larfaoui. Chapitre deux : l’affaire Sylvie Simonis, dans le Jura. Chapitre trois : les autres meurtres selon le même rituel, puis je parlai des « Near Death Expériences », des Sans-Lumière... Je leur livrai, clés en main, l’étage métaphysique de l’affaire : l’expérience négative, l’intervention du diable, le Serment des Limbes.

Mes gars ouvraient des yeux ronds.

Enfin, j’exposai mon hypothèse rationnelle. Un homme, et un seul, derrière le cauchemar. Un dément qui se prenait pour Satan, créant ses propres Sans-Lumière et les vengeant à coups d’acides et d’insectes.

Je laissai reposer les informations dans les esprits, puis repris :

— En résumé, je cherche un tueur unique. Et je suis certain que le mec vit dans le Jura. C’est lui qui a dessoudé Sylvie Simonis, Salvatore, le mari d’Agostina Gedda, et le père de Raïmo Rihiimäki. C’est lui qui conditionne les miraculés, leur inculquant des souvenirs sataniques. Plus ça va, plus je pense qu’il s’agit d’un médecin, disposant de solides connaissances dans d’autres domaines : chimie, botanique, entomologie, anesthésie. À mon avis, il a vécu en Afrique centrale. Il a le moyen de connaître les cas spectaculaires de réanimés et de se retrouver à leur chevet. Et il peut se glisser incognito dans un hôpital.

Après un temps, je lâchai un autre scoop :

— Je pense que c’est lui aussi qui a manipulé la mémoire de Luc, à son réveil du coma.

Nouveau silence. Personne n’avait touché à sa tasse de terre cuite. C’était l’affaire la plus dingue que chacun de nous ait jamais croisée. Enfin, Foucault prit la parole, se trémoussant sur son siège :

— Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— On reprend l’enquête à zéro, en se concentrant sur les faits concrets.

— J’ai ratissé ta vallée, Mat. Tes histoires de scarabée et de...

— Il faut recommencer. Le mec est là, j’en suis certain. (Je me tournai vers Meyer.) Toi, tu grattes à nouveau sur les insectes, le lichen, les Africains du Jura. Foucault t’expliquera. J’ai la conviction qu’un fait, un nom, sortira en croisant ces données. Ce n’est pas possible autrement.

Je passai à Malaspey :

— Toi, tu suis la filière Larfaoui. Tu te concentres sur la drogue africaine, l’iboga noir, très difficile à trouver. Un produit que le Kabyle vendait à quelques initiés. J’ai un dossier là-dessus, que je t’ai apporté. Essaie de voir s’il existe d’autres réseaux pour se procurer la défonce. Mon tueur en cherche, j’en suis sûr, pour ses expériences. Il va contacter d’autres dealers.

Malaspey prenait des notes, pipe aux dents. Je pouvais lui faire confiance : il avait passé plusieurs années aux Stups. Foucault intervint :

— Et moi ?

— Selon ma théorie, le tueur localise les cas de réanimations à travers l’Europe. Il possède donc un moyen de les identifier. C’est notre piste la plus sérieuse. D’une façon ou d’une autre, il repère les survivants. On doit découvrir comment il fait.

— Concrètement, je contacte qui ?

— Les associations qui recensent les cas de NDE ou simplement les expériences de décorporation. L’IANDS par exemple : l’International Association for Near Death Studies.

— C’est américain ?

— Il y a un bureau aux USA, mais aussi en France et dans plusieurs pays d’Europe. Tu interroges chaque branche. Ils se souviendront peut-être d’un mec intéressé par les expériences négatives. Ou simplement d’un personnage suspect. Comme tu es à l’aise avec les langues étrangères, tu n’auras pas de problème.

Foucault tira la gueule. Je continuai :

— Élargis ta recherche à tous les rescapés spectaculaires, même s’ils n’ont pas eu de visions. Après tout, si j’ai raison, mon tueur se charge de leur imprimer le cerveau. Il doit exister des associations s’occupant des rescapés du coma.

J’allumai une Camel — tant pis pour l’atmosphère épurée du salon.

— De mon côté, fis-je, je récupère les dossiers médicaux de Raïmo Rihiimäki, d’Agostina Gedda, de Manon Simonis. Un nom commun à ces trois dossiers va peut-être sortir. Un médecin, un expert, un spécialiste.

Meyer risqua :

— Mat, c’est bien beau de partir comme ça, avec sa bite et son couteau. Mais on a d’autres affaires au feu.

— Vous arrêtez tout.

— Et Dumayet ? demanda Foucault.

— Je m’en charge. Cette enquête est notre priorité absolue. Je vous veux tous les trois au taquet.

Point d’orgue. J’éclatai de rire. Je fis signe au serveur :

— Passons aux choses sérieuses. Ils doivent bien planquer une bouteille ici !

107

UNE BOMBE m’attendait dehors.

Un message de Manon, laissé à 9 h 10.

— Où t’es ? Ils m’arrêtent, Mat ! Ils me mettent en garde à vue ! Je sais pas où je vais. Viens me chercher !

La communication finissait sur un souffle bref, haletant — celui d’un animal apeuré. Magnan avait donc agi plus vite que prévu. Et opté pour le pire : la garde à vue. Vingt-quatre heures d’incubateur, renouvelables une fois, avec fouille à corps et confiscation de tout objet personnel. Qui allait l’interroger ? Je songeai aux gars de la lre DPJ — les plus durs de tous.

Je rappelai Manon. Répondeur. Je composai le numéro de la magistrate. Répondeur aussi. Putain de merde. Je passai deux autres coups de fil et obtins confirmation que l’audition se déroulait rue des Trois-Fontanots, à Nanterre.

Je branchai ma sirène, plaquai mon gyrophare sur mon toit et pris la direction de la Défense. À fond. Les révolutions de lumière saturaient mon habitacle d’un bleu polaire. Sans lever le pied de l’accélérateur, je me dis que, malgré tout, je ne devais pas oublier mon enquête. Je m’arrachai aux images de Manon en larmes, perdue, et revins à l’autre priorité : les dossiers des miraculés.

J’appelai Valtonen, le psychiatre de Raïmo Rihiimäki. Je lui expliquai l’urgence en hurlant — m’envoyer le plus vite possible le dossier médical de Raïmo, comprenant les noms de tous les médecins et spécialistes qui l’avaient approché.

Valtonen les avait déjà numérisés. Il pouvait me les mailer immédiatement mais attention : il n’avait pas retrouvé la version anglaise. Tout était rédigé en estonien. Pas de problème : je cherchais un nom, pas un commentaire scientifique.

Toujours dans le fracas de la sirène, je contactai le Bureau des Constatations médicales à Lourdes, afin d’obtenir les noms des experts qui avaient entériné le miracle d’Agostina Gedda. On m’expliqua que ces documents étaient actuellement sous scellés, pour cause d’enquête criminelle. Pierre Bucholz, le médecin qui avait suivi Agostina, venait d’être assassiné.

Je raccrochai sans m’expliquer ni donner mon nom. Merde de merde de merde. Je songeai à van Dieterling : lui aussi possédait le dossier. Mais c’était encore lui demander une faveur et je ne voulais plus négocier avec l’homme en pourpre.

Restait le diocèse de Catane. J’appelai Mgr Corsi. Je coupai ma sirène et parlai à deux prêtres avant d’avoir l’archevêque en ligne. Il se souvenait de moi et ne voyait pas de difficulté à m’envoyer le rapport d’expertise du Saint-Siège. Mais il voulait me poster des photocopies, ce qui impliquait un délai d’une semaine minimum. Conservant mon sang-froid, j’expliquai l’urgence de mon enquête et obtins qu’un de ses diacres me faxe le dossier dans la matinée. Je me confondis en remerciements.

Dans la foulée, je composai le numéro de l’hôpital universitaire de Lausanne. Je devais aussi me procurer les documents sur le sauvetage et le traitement de Manon Simonis. Le Dr Moritz Beltreïn était en séminaire et ne rentrait que le soir. Or, lui seul savait où se trouvait le dossier. Voulais-je laisser un message ?

Je demandai à parler à la stagiaire que j’avais croisée la première fois — je me souvenais de son nom : Julie Deleuze. Elle ne travaillait que le week-end et ne commençait sa permanence que le vendredi soir, dans quelques heures. Je raccrochai, me jurant de rappeler en fin d’après-midi.

Porte Maillot.

Je fis mes comptes. J’obtiendrais les dossiers de Raïmo et d’Agostina aujourd’hui. Par ailleurs, Éric Thuillier allait me faire porter la liste de tous ceux qui avaient approché Luc Soubeyras depuis son réveil. Il ne me manquerait plus que le bilan de Manon pour comparer toutes ces données et voir si un nom ressortait.

J’évitai le tunnel en direction de Saint-Germain-en-Laye et empruntai le boulevard circulaire, qui me conduisit directement à la sortie « Nanterre-Parc », la voie la plus rapide pour gagner le quartier général de la flicaille à Nanterre.

Des gardes en uniforme m’interdirent l’accès aux bureaux. Je n’avais pas rendez-vous et ne possédais aucune convocation. J’avais moins de chance que Foucault, qui était entré la veille ici comme dans un moulin. Je demandai qu’on prévienne Corine Magnan de ma présence.

Cinq minutes plus tard, la juge aux cheveux roux apparut. Ses joues n’étaient plus couleur de rouille, mais de flammes. Elle ne me dit même pas bonjour.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? lança-t-elle en franchissant le portique antimétal.

Le ton bouillait de colère. La sonnerie du système fit écho à ses paroles, ajoutant à l’agression de la voix.

— Je veux parler à Manon.

Elle eut un rire forcé, qui s’arrêta net. Je fis un pas vers elle :

— Vous prétendez m’en empêcher ?

— Je ne prétends rien, dit-elle. Vous ne pouvez pas la voir : vous le savez bien.

— Je suis commandant à la Criminelle !

— Calmez-vous.

J’avais hurlé dans l’espace rempli de flics. Tous les regards tombèrent sur moi. Je me passai la main sur le visage, moite de sueur. Mes doigts tremblaient. Magnan me prit par le bras et proposa, un cran plus bas :

— Venez. Allons dans un bureau.

Le barrage de sécurité puis, sur la droite, un couloir ponctué de portes. Salle de réunion. Table blanche, sièges en rangs, murs beiges. Un terrain neutre.

— Vous connaissez la loi aussi bien que moi, dit-elle en fermant la porte. Ne vous couvrez pas de ridicule.

— Vous n’avez rien contre elle !

— Je veux simplement l’interroger. Je n’étais pas certaine qu’elle accepte de venir sans mesure coercitive.

— Témoigner sur quoi, bon sang ?

— Sa propre expérience. Je veux fouiller encore ses souvenirs.

Je marchai le long des sièges sans m’asseoir, à vif.

— Elle ne se rappelle rien. Elle l’a dit et répété. Putain, vous êtes bouchée ou quoi ?

— Calmez-vous. Il faut que je sois sûre qu’elle n’a pas vécu d’expérience similaire à celle de Luc, vous comprenez ? Il y a du nouveau.

— Du nouveau ?

— J’ai vu Luc Soubeyras hier soir. Son état empire.

Je blêmis :

— Qu’est-ce qui s’est passé encore ?

— Une sorte de crise. Il a voulu me parler, en urgence.

— Comment était-il ?

— Allez le voir. Je ne peux pas décrire ce que j’ai vu.

Je frappai la table des deux mains :

— Vous appelez ça du nouveau ? Un homme en plein délire ?

— Ce délire même est un fait. Luc prétend que Manon Simonis a subi le même traumatisme. Il dit qu’elle est, disons, sous l’emprise de cette expérience ancienne. Un choc qui pourrait avoir libéré en elle des instincts meurtriers.

— Et vous croyez à ces conneries ?

— J’ai un cadavre sur le dos, Mathieu. Je veux interroger Manon.

— Vous pensez qu’elle est folle ?

— Je dois m’assurer qu’elle est tout à fait... maîtresse d’elle-même.

Je compris une autre vérité. Je levai les yeux vers le plafond :

— Il y a un psychiatre là-haut ?

— J’ai saisi un expert, oui. Manon le verra, après que je l’aurai auditionnée.

Je m’écroulai sur un siège :

— Elle ne tiendra pas le coup. Putain, vous ne vous rendez pas compte...

Corine Magnan s’approcha. Sa main effleurait la table de réunion, au-dessus de la rangée de chaises :

— Nous travaillons en douceur. Je ne peux exclure qu’une clé de l’affaire se trouve dans cette zone noire de son esprit.

Je ne répondis pas. Je songeai aux paroles prononcées par Manon en latin, quelques heures auparavant. « Lex est quod facimus... » Moi-même, je n’étais sûr de rien.

Corine Magnan s’assit en face de moi :

— Je vais vous faire une confidence, Mathieu. Dans cette affaire, j’avance sans biscuit. Et je crée le mouvement en marchant. Je ne dois négliger aucune hypothèse.

— Manon possédée : ce n’est pas une hypothèse, c’est n’importe quoi.

— Toute l’affaire Simonis est hors norme. La méthode du meurtre. La personnalité de Sylvie, une fanatique de Dieu, soupçonnée d’infanticide. Sa fille, victime d’un assassinat, traversant la mort et ne se souvenant de rien. Le fait que le meurtre qui nous occupe soit la copie conforme d’autres assassinats, tout aussi sophistiqués. Et maintenant Luc Soubeyras qui se plonge volontairement dans le coma jusqu’à perdre la raison !

— Il est si mal en point ?

— Allez le voir.

J’observai son visage de près — ces éclaboussures de son qui me rappelaient Luc. Cette peau laiteuse, sèche, minérale, qui abritait une espèce de douceur neutre, et aussi un mystère. Magnan n’était pas si antipathique — seulement perdue dans son dossier. Je changeai de ton :

— L’interrogatoire : combien de temps ça va durer ?

— Quelques heures. Pas plus. Ensuite, elle verra le psychiatre. En fin d’après-midi, elle sera libre.

— Vous n’allez pas utiliser l’hypnose ou je ne sais quoi ?

— Le dossier est suffisamment bizarre. N’en rajoutons pas.

Je me levai et me dirigeai vers la porte, les épaules basses. La magistrate me guida jusqu’au hall. Là, elle se tourna et me serra le bras amicalement :

— Dès que nous avons fini, je vous appelle.

Lorsque je poussai les portes vitrées du dehors, un trait de lumière me transperça le cœur. J’abandonnais celle que j’aimais. Et je ne savais même pas qui elle était au juste.

Aussitôt, ma résolution vint me serrer la gorge.

Je devais faire vite.

Trouver, coûte que coûte, le Visiteur des Limbes.

Mais d’abord, j’avais une petite visite à effectuer.

Midi quinze.

Je me donnais une heure, pas une seconde de plus, pour ce détour.

108

— NOUS AVONS EU un problème.

— Quel problème ?

— Luc est maintenant en HO. Hospitalisation d’Office. Il est devenu dangereux.

— Pour qui ?

— Pour lui-même. Pour les autres. Nous le gardons en cellule d’isolement.

Pascal Zucca n’était plus rouge, mais blanc. Et très loin de la décontraction de notre rencontre de la veille. Une tension couvait sous son expression figée. Je répétai :

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Luc a eu une crise. Très violente.

— Il a frappé quelqu’un ?

— Pas quelqu’un. Il a détruit du matériel sanitaire. Il a arraché un lavabo.

— Un lavabo ?

— Nous avons l’habitude de ce genre de prouesses.

Il sortit une cigarette de sa poche — une Marlboro Light. Je fis claquer mon Zippo. Après une bouffée, il murmura :

— Je ne m’attendais pas à une progression aussi... rapide.

— Il ne peut y avoir simulation ?

— Si c’en est une, c’est bien imité.

— Je peux le voir ?

— Bien sûr.

— Pourquoi : « bien sûr » ?

— Parce que c’est lui qui veut vous voir. C’est pour ça qu’il a tout pété dans sa cellule. Il a d’abord parlé à la magistrate puis il a exigé que vous veniez. Je n’ai pas voulu céder à son nouveau chantage. Résultat, il a tout cassé.

Nous reprîmes le chemin aux hublots, sans un mot. Zucca marchait d’une manière mécanique, qui n’avait rien à voir avec le coureur délié de la veille. Il me fit pénétrer dans une salle de consultation. Un bureau, un lit, des armoires à pharmacie. Zucca releva le store d’une fenêtre intérieure qui s’ouvrait sur une autre pièce.

— Il est là.

Je plongeai mon regard entre les lamelles. Luc était nu, assis par terre, enveloppé dans une couverture blanche et épaisse qui rappelait un kimono de judo. Dans la cellule, il n’y avait rien. Pas de mobilier. Pas de fenêtre. Pas de poignée de porte. Les murs, les plafonds, le sol étaient blancs, et n’offraient aucune prise.

— Pour l’instant, il est calme, commenta Zucca. Il est sous Haldol, un antipsychotique qui lui permet, a priori, de séparer la réalité de son délire. Nous lui avons injecté aussi un sédatif. Les chiffres ne vous diraient rien, mais nous en sommes arrivés à des doses impressionnantes. Je ne comprends pas. Une telle dégradation, en si peu de temps...

J’observai mon meilleur ami à travers la vitre. Il était prostré sous sa couverture, immobile. Sa peau glabre, son crâne rasé, son visage absent, dans cet espace absolument vide. On aurait dit une performance d’art contemporain. Une œuvre nihiliste.

— Il pourra me comprendre ?

— Je pense, oui. Il n’a pas desserré les dents depuis ce matin. Je vais vous ouvrir.

Nous sortîmes de la salle. Alors qu’il glissait la clé dans la porte, je demandai :

— Il est vraiment dangereux ?

— Plus maintenant. De toute façon, votre présence va l’apaiser.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas contacté plus tôt ?

— On vous a laissé un message à votre bureau, cette nuit. Je n’avais pas votre portable. Et Luc ne parvenait pas à s’en souvenir.

Il saisit la poignée et se tourna vers moi :

— Vous vous rappelez notre conversation d’hier ? Sur ce qu’a vu Luc au fond de son inconscience ?

— Je ne suis pas près de l’oublier. Vous avez parlé de l’enfer.

— Ces images le hantent aujourd’hui. Le vieillard. Les murs de visages. Les gémissements du couloir. Luc est terrifié. La force dont il a fait preuve cette nuit s’explique par cette terreur. Littéralement, elle le dépasse.

— C’était donc une crise de panique ?

— Pas seulement. Il est agressif, cruel, ordurier. Je ne vous fais pas un dessin.

— Vous voulez dire qu’il ressemble à un... possédé ?

— À une autre époque, il était bon pour le bûcher.

— Vous pensez que son état va empirer ?

— On parle déjà de l’interner à Henri-Colin. Notre unité pour malades difficiles. Mais pour moi, il est trop tôt. Tout peut encore s’arranger.

Je pénétrai dans la chambre alors que la porte se refermait. Chaque détail me frappa comme une gifle. La blancheur de la lumière, intégrée au plafond. Le seau rouge, posé dans un coin, pour les besoins naturels. Le matelas sur lequel Luc était assis, qui ressemblait à un tapis de gymnase.

— Ça va ? demandai-je d’un ton décontracté.

— Au poil.

Il partit d’un bref ricanement, puis s’enfouit sous la couverture, comme s’il avait froid. En réalité, la chaleur était suffocante. Je desserrai ma cravate :

— Tu voulais me voir ?

Luc eut un spasme, tête baissée. Sa jambe apparut entre deux plis de toile. Il la gratta avec violence. Je répétai, posant un genou au sol :

— Pourquoi voulais-tu me voir ? Je peux t’aider ?

Il leva les yeux. Sous ses sourcils roux, ses pupilles avaient un éclat jaunâtre, fiévreux.

— Je veux que tu me rendes un service.

— Dis-moi.

— Tu te souviens de la parabole de l’arrestation du Christ ?

Il se mit à déclamer, les yeux au plafond :


« Puis, s’adressant aux princes des prêtres, aux capitaines des gardes du Temple, et aux sénateurs qui étaient venus pour le prendre, il leur dit : « Quoique je fusse tous les jours avec vous dans le temple, vous ne m’avez point arrêté ; mais c’est ici votre heure, et la puissance des ténèbres." »


— Je ne comprends pas.

— C’est l’heure des ténèbres, Mat. Le mal a triomphé. Il n’y aura pas de retour en arrière.

— De quoi tu parles ?

— De moi.

Il frissonna. Le froid semblait l’avoir gagné, contaminé jusqu’aux os. Un matériau constituant de son être.

— Je me suis sacrifié, Mat. Je suis mort à moi-même, comme quand j’ai pris les armes, à Vukovar, mais cette fois, il n’y aura pas de rachat, pas de résurrection. Satan est le grand vainqueur. Il est en train de m’envahir. Je perds tout contrôle.

Je tentai de sourire mais rien ne vint. Luc était un martyr absolu. Il avait non seulement sacrifié sa vie, mais aussi son âme. Il ne connaîtrait pas de salut au ciel, puisque son martyre consistait justement à avoir renoncé à ce salut.

Un rire déchiqueta sa bouche :

— Au fond, je me sens libéré. Je ne ressens plus cette éternelle contrainte du bien. J’ai lâché la barre et je me sens dériver...

— Tu ne dois pas te laisser aller.

— Tu n’as rien compris, Mat. Je suis un Sans-Lumière. Tout ce que je peux faire, c’est témoigner. (Il posa son index sur sa tempe.) Décrire ce qui se passe ici, dans ma tête.

Il s’arrêta une seconde, voûté, attentif, comme s’il considérait l’intérieur de son esprit au microscope :

— Il y a encore une part en moi qui mesure ma chute. Une part effrayée. Mais l’autre partie, de plus en plus grande, jouit de cette libération. C’est comme une poche d’encre qui se répand dans mon cerveau. (Il ricana.) Je suis infiltré, Mat. Infiltré chez les damnés. Dans peu de temps, je serai perdu pour la cause...

Je sentis monter l’irritation en moi. Toute ma démarche était à l’opposé de ce discours, de cette position. Je voulais tirer cette enquête vers le rationnel, le concret, et Luc se roulait dans les diableries.

— Tu as parlé d’un service, dis-je avec impatience. Qu’est-ce que c’est ?

— Protège ma famille.

— De qui ?

— De moi. Dans un jour ou deux, je répandrai la violence et la terreur. Et je commencerai par mes proches.

Je posai ma main sur son épaule :

— Luc, tu es soigné ici. Il n’y a rien à craindre. Tu...

— Ta gueule. Tu ne sais rien. Bientôt, ce n’est pas cette chambre d’isolement qui pourra m’empêcher d’agir. Bientôt, vous me ferez tous de nouveau confiance. En apparence, j’aurai retrouvé ma santé mentale. Mais c’est alors que je serai vraiment dangereux...

Je soupirai :

— Concrètement, que veux-tu que je fasse ?

— Mets des gars devant chez moi. Protège Laure. Protège les petites.

— C’est absurde.

Il me lança un regard aigu, comme s’il voulait entrer dans ma tête.

— Je ne suis pas la seule menace, Mat.

— Qui d’autre ?

— Manon. Elle va vouloir se venger.

C’était le délire de trop. Je me relevai :

— Il faut que tu te soignes.

— Écoute-moi !

Un bref instant, il fut défiguré par la haine. Un bref instant, je crus au règne de Satan.

— Tu crois qu’elle va me pardonner d’avoir témoigné contre elle ? Tu ne la connais pas. Tu ne sais rien de son esprit. Tu ne sais rien de Celui qui l’habite. Dès qu’elle le pourra, elle agira. Elle détruira ce que j’ai de plus cher. Son air d’innocence est un masque. Elle est saturée par le diable. Et lui ne peut me pardonner. Je suis en train de trahir leur secret, tu piges ? Il va vouloir arrêter ça. Et se venger sur les miens !

— Tu délires complètement.

— Fais-le. Au nom de notre amitié.

Je reculai d’un pas. Je savais que Zucca nous observait à travers le store. Il allait revenir m’ouvrir la porte. J’avais prévu d’interroger Luc sur ses souvenirs d’après son réveil. Je voulais savoir s’il ne se rappelait pas un médecin en particulier, qui serait revenu plusieurs fois auprès de lui. Un possible Visiteur des Limbes.

Mais je renonçai à toute question.

Haldol ou non, Luc ne faisait plus aucun distinguo entre la réalité et son délire.

La porte se déverrouilla dans mon dos. Luc se dressa sur son matelas :

— Envoie des mecs. Je t’en prie. Tu peux faire ça, non ?

— Aucun problème. Compte sur moi.

109

RETOUR À LA BOÎTE.

Mes dossiers étaient arrivés, par fax et par mail.

Le rapport de la commission internationale d’experts à propos d’Agostina Gedda.

Le dossier médical et psychiatrique de Raïmo Rihiimäki. La liste de tous ceux qui avaient approché Luc à l’Hôtel-Dieu. Gardant mon manteau, j’imprimai les deux derniers documents, reçus par mail, et commençai ma lecture du fax affichant la liste des experts qui avaient attesté le miracle d’Agostina. Le fameux Comité Médical International :


— Prof. Andréas Schmidt

Universität zu Köln

Albertus-Magnus-Platz

50923 KÖLN — DEUTSCHLAND


— Dr ssa Maria Spinelli

Policlinico Universitario

Viale A. Doria — 95125 catania-italia


— Dr. Giovanni Ponteviaggio

Ospedale dei bambini G. di Cristina piazza Porta Montalto — 8 90134 PALERMO-ITALIA


— Prof. Chris Hartley

King’s College London

Strand, London WC2R 2LS — ENGLAND, UNITED KINGDOM


— Dr. Martin Gens

Centre Hospitalier Psychiatrique de Liège

Site du Petit Bourgogne

Rue Professeur-Mahaim 84

4000 liège — Belgique


— Prof. Moritz Beltreïn

Centre Hospitalier Universitaire Vaudois

Rue du Bugnon 46

1011 LAUSANNE — SUISSE


— Mgr. Filippo de Luca

Caritas Diocesana di Livorno

Via del seminario, 59

57 122 LIVORNO — ITALIA


— Pierre Bucholz

Bureau des Constatations Médicales

Les Sanctuaires 1, avenue Monseigneur-Théas

65108 lourdes cedex — France


Un nom me sauta au visage : Moritz Beltreïn. Que foutait-il sur cette liste ? En tant que spécialiste international du coma, il n’était pas si étonnant que la Curie romaine l’ait sollicité pour étudier le cas d’Agostina mais je me souvenais lui avoir soumis le nom de la miraculée de Catane : il avait prétendu ne pas la connaître. Pourquoi avait-il menti ?

Je pris les feuilles concernant Raïmo Rihiimäki, fraîchement imprimées. J’attrapai un feutre surligneur et relevai, au fil du texte estonien, les noms propres. Je passai sur chacun d’eux un trait de couleur — ce n’étaient que des noms d’origine balte, qui ne me disaient rien.

À la fin du rapport, je tombai sur un passage rédigé en anglais. Un bilan signé par un expert étranger, venu en renfort pour constater la rémission de Raïmo.

Je faillis hurler.

La signature indiquait : Moritz Beltreïn !

Les lignes se brouillèrent devant mes yeux. Le Suisse pouvait-il être le Visiteur des Limbes ? Ou du moins avoir un lien avec la série des meurtres ? Ce professeur terre à terre, qui m’avait ri au nez quand je lui avais parlé de miracle et de diable ?

J’attrapai dans l’imprimante la liste d’Eric Thuillier — les médecins, spécialistes et infirmières qui avaient approché Luc Soubeyras depuis son réveil. Une trentaine de noms au total.

Je suivis la liste des patronymes de mon Stabilo. En haut de la deuxième page, quatre syllabes m’arrachèrent un gémissement : Moritz Beltreïn. Présent dans le service de réanimation de l’Hôtel-Dieu les 5, 7 et 8 novembre !

Présent dès le premier jour d’éveil de Luc Soubeyras.

Mes pensées battaient au rythme de mon cœur.

Saccades et cataractes.

Moritz Beltreïn en Visiteur des Limbes.

Le bonhomme indéchiffrable. Le sosie d’Elton John. Le créateur des Sans-Lumière, vraiment ? Le manipulateur qui se glissait dans l’inconscient des rescapés et tuait selon un rituel démoniaque ?

Je décrochai mon téléphone et appelai Thuillier. J’attaquai aussi sec :

— Je voulais vous parler d’un médecin suisse. Moritz Beltreïn.

— Oui. Et alors ?

— Vous le connaissez ?

— Bien sûr. Une sommité.

— Je vois sur votre liste qu’il est venu à l’Hôtel-Dieu, quand Luc s’est réveillé.

— Un hasard. Il était de passage à Paris. Il a interviewé Luc pour un bouquin qu’il écrit sur le coma. Ou un article, je ne sais plus.

— Que pensez-vous de lui ?

— Un génie. À lui seul, il a révolutionné les techniques de réanimation. Pas un fait ne se passe dans ce domaine sans qu’il soit au courant.

Alternance de fouets brûlants et glacés sur mon visage. Beltreïn cadrait parfaitement avec le profil du Visiteur. Il était informé des cas de réanimation les plus spectaculaires à travers le monde. Il disposait d’un solide réseau international. Son regard était tourné en permanence vers ces confins inexprimables de l’esprit. Le coma. La mort. Le réveil. Un homme qui, derrière ses allures de médecin cartésien, devait être fasciné par les limbes de l’inconscience...

— Savez-vous s’il a vu plusieurs fois Luc ?

— Pourquoi ces questions ?

— Essayez de vous souvenir.

— Il est venu plusieurs fois, oui. Il est ami avec le directeur de notre service. Je vous répète qu’il prépare un livre.

Un spécialiste de la réanimation. Un expert en anesthésie. Un médecin qui pouvait jouer avec les frontières de l’esprit humain. D’un coup, je le visualisai : debout dans la chambre, injectant à Luc un composé à base d’iboga, puis réapparaissant, grimé, luminescent, dansant dans l’obscurité...

Le diable albinos du couloir.

— La première fois, fis-je à court de souffle, vous m’avez parlé de traces d’injection sur les bras de Luc.

— Et alors ?

— Ces derniers jours, en avez-vous remarqué de plus récentes ?

Thuillier comprit enfin où je voulais en venir :

— Vous pensez que Beltreïn est votre docteur Mabuse ?

— Y avait-il des traces toutes fraîches ou non ?

— Impossible à dire. Un réanimé est une vraie passoire. Les perfusions, les traitements, les...

— Merci, docteur.

— Attendez. Je connais Beltreïn depuis longtemps et...

— Je vous rappelle.

Je raccrochai sans reculer sur mes soupçons. D’une façon ou d’une autre, Beltreïn était lié aux Sans-Lumière. Je regardai ma montre : 14 h 40. Et toujours aucune nouvelle de Manon.

Dans l’ébullition de mon crâne, un plan se faisait jour. Prendre le premier TGV pour Lausanne afin d’interroger Beltreïn à son retour de séminaire. Mieux encore : fouiller son appartement avant son arrivée.

Peut-être une manière stupide de brûler huit heures de la journée.

Peut-être au contraire l’ultime chapitre de mon enquête.

J’appelai Foucault et lui demandai de réceptionner Manon à sa sortie de garde à vue et de rester auprès d’elle. Je savais qu’il saurait gagner sa confiance. Il n’avait pas raccroché que je composais déjà le numéro de la gare de Lyon.

110

TGV, EN PREMIÈRE.

Long fuselage de confort, plongeant dans les forêts, les plaines, les collines. Front collé à la vitre, je songe à une scie monstrueuse qui découpe le paysage, l’ouvre comme un ventre plein. Dans ma chair, le bourdonnement du vent, le glissement sourd des rails — qui renforcent encore l’impression de coffre, de bunker lancé à pleine vitesse.

Autour de moi, des hommes en cravate, les yeux rivés sur leur ordinateur, le visage penché sur leur cellulaire. Conversations téléphoniques. Toujours le même ton grave, entendu, raisonneur, les mêmes sujets commerciaux, le même matérialisme acharné. Tout cela capté à travers mon propre cauchemar...

Qui pourrait croire que je roule vers un tueur sauvage ?

Moritz Beltreïn en Visiteur des Limbes.

Pour la centième fois, je pèse le pour et le contre.

Pour. Sa présence auprès des quatre suspects de l’affaire. Son mensonge à propos d’Agostina et de Raïmo, lors de notre première rencontre. Sa connaissance du coma, de la réanimation, de la pharmacologie. Et son lieu d’existence, non loin des vallées du Jura, une région qui m’est toujours apparue comme le berceau du tueur...

Contre. Spécialiste mondial de la réanimation, Beltreïn peut avoir croisé la route des rescapés pour raisons professionnelles. Son signalement physique : comment le petit homme à grosses lunettes pourrait-il être devenu un ange filiforme, un vieillard luminescent, un enfant aux chairs arrachées ?

Encore une fois, je me prends à douter. Après tout, même mon postulat de départ, mon Visiteur des Limbes, ne repose sur rien. Tout ça n’est peut-être qu’un mirage... Un délire personnel...

Je plonge la main dans mon cartable et extirpe la documentation sur Beltreïn que j’ai imprimée avant de partir. Une biographie complète, bricolée avec des fragments trouvés sur le site Internet de l’hôpital universitaire de Lausanne et des articles glanés dans les quotidiens suisses.

Né en 1952, dans le canton de Lucerne. Études à Zurich. Faculté de médecine, chirurgie cardio-vasculaire, jusqu’en 1969. Puis Harvard (PBBH), de 1970 à 1972. Ensuite, la France, où il intègre l’équipe de chirurgie de l’hôpital de Bordeaux (1973-1978). Retour en Suisse enfin, à l’Hôpital Universitaire de Lausanne, où il devient chef du service de Chirurgie cardio-vasculaire en 1981.

Je passe sur les distinctions à rallonge, les conférences et séminaires à travers le monde. Parmi les articles, je cherche une ombre, une faille entre les lignes. Rien. Pas la moindre croyance ésotérique. Pas le moindre problème dans les établissements où il a travaillé. Pas le moindre soupçon, la moindre tache, dans aucun domaine.

Célibataire, sans enfant, l’homme est entièrement dévoué à son métier. Un chercheur de génie, une fierté nationale, qui sauve des vies comme d’autres vont pointer à l’usine.

Je contemple les photographies des articles. Visage rond, frange basse, carreaux épais. Une tête de caniche chevelu, avec quelque chose d’opaque, d’abstrait, de dissimulé. Le Visiteur des Limbes ?

Impossible de faire pencher la balance.

Ni dans un sens, ni dans un autre.


Lausanne.

À la première agence de location de voitures, je choisis une classe E, histoire de me fondre parmi les berlines suisses. Je consulte ma boîte vocale avant de démarrer. Pas de message. Aucune nouvelle de Manon, ni de mes hommes.

Je démarre en ravalant ma rage.

Si Corine Magnan la garde cette nuit, j’irai moi-même la chercher.

Je prends la route du CHUV, sillonnant les pentes et les avenues surplombées par les câbles de tramway. L’annexe des Champs-Pierres apparaît. Ses façades blanches, ses jardins zen, ses globes lunaires et ses petits pins.

Je monte au service cardio-vasculaire et surprends mon étudiante, fidèle à son poste. Avec sa boîte de Tic-Tac.

— Salut ! s’exclame-t-elle. Vous m’aviez promis de ne pas revenir.

— Comme quoi, dis-je bêtement. Je dois absolument voir le Dr Beltreïn.

— Vous venez de le manquer. Il est passé et reparti aussi sec.

— Vous avez son adresse personnelle ?

Elle se lève, hissant un délicieux sourire au sommet de sa silhouette :

— Mieux que ça. Il n’est pas rentré à son appartement de Lausanne. Il est parti dans son chalet. À Riederalp.

Je sors de ma poche le plan de l’agence de location et l’ouvre sur le comptoir :

— Où est-ce ?

La jeune femme remarque que mes mains tremblent mais s’abstient de tout commentaire. Elle pose son index sur la carte :

— Ici, après Bulle.

J’attrape un stylo et entoure le nom du village.

— Une fois là-bas, comment je trouve le chalet ?

— Facile, dit-elle en prenant mon stylo et traçant la route. Vous continuez en direction de Spiez. À Wessenburg, vous montez sur la gauche. Villa Parcossola : c’est indiqué, sur le versant du mont Gantrish. Parcossola, c’est le nom de l’architecte qui a dessiné la baraque. C’est connu dans la région.

Elle me paraît bien au courant. Un bref instant, je me demande si elle ne fricote pas avec Beltreïn le week-end... La fraîcheur de son haleine au Tic-Tac aiguise mes sens.

— Vous reviendrez encore ?

La balance oscille toujours sous mon crâne.

Beltreïn en prédateur : pour ou contre ?

— Cette fois, il y a vraiment peu de chances.

— Vous avez déjà dit ça la dernière fois.

— C’est vrai. Inch’Allah !

Je repars au pas de course.

Suée glacée, souffle court.

Je longe de nouveau le lac et retrouve le paysage de mon premier périple. Les lumières lointaines, sur les versants des collines, scintillent avec douceur, comme des braises éparpillées.

À Vevey, je bifurque vers Bulle, prenant l’autoroute E27, puis quitte la voie rapide et monte vers les sommets, en direction de Spiez. Je pense à ma traversée du col du Simplon : plusieurs siècles semblent avoir passé depuis la course des tunnels.

Wessenburg.

Julie Deleuze a dit vrai : la direction de la Villa Parcossola est indiquée. Je quitte la chaussée brillante pour une route enneigée. L’humeur du paysage change comme celle d’un visage. Des sapins, de plus en plus serrés, de plus en plus noirs. Des congères mates, bleutées, faisant écho aux nuages couleur d’inox, au-dessus des bois.

Un panneau apparaît, désignant un chemin de gravier pâle. Une veine blanche dans le corps sombre de la forêt. Je me glisse sous les conifères. Je croise une centrale électrique. Bloc gris émergeant des buissons et renforçant, mystérieusement, la solitude des lieux.

Au détour d’un virage, les arbres s’ouvrent et révèlent la villa.

Structurée en plusieurs terrasses de béton, elle enjambe une cascade, la laissant filer entre ses fondations. J’éteins mes phares et attends que la demeure se précise sous la clarté de la lune. Elle rappelle une construction célèbre de Frank Lloyd Wright, la « Falling-water », conçue sur le même principe. En suspens au-dessus des eaux.

Je stoppe à une cinquantaine de mètres de l’aire de stationnement. Aucune voiture sur le parking. J’attrape ma torche électrique, des gants de latex et me jette dehors.

Je marche vers la résidence, restant dans les ornières d’ombre. Le vacarme du torrent couvre mes pas sur les graviers.

J’englobe maintenant la villa d’un seul regard. Chaque niveau, bordé d’un balcon de ciment, s’avance de plus en plus loin au-dessus du torrent, défiant les lois de la physique. La maison, massive à l’arrière, fait contrepoids. Tout est éteint. À gauche, deux tours carrées, en briques, encadrent un hall vitré étroit. Les flots d’argent et les sapins noirs se reflètent sur le verre, donnant l’illusion d’avoir pénétré la demeure.

J’avance encore et remarque un détail. Les baies vitrées ne sont pas éteintes, mais obturées par des volets roulants. Beltreïn est-il derrière ? Je plonge sous les terrasses et emprunte une coursive surplombant le torrent. Le souffle des eaux emplit tout l’espace et me fouette le visage.

Je passe sous le corps du bâtiment. Au bout de la passerelle, un escalier bétonné conduit au rez-de-chaussée, vers une pelouse argentée. J’avance et me retourne. La façade principale de la résidence est là. Avec son portail, sa sonnette, sa caméra vidéo. Le gravier brille sous la lune. On dirait un décor.

Je reviens aussitôt près de l’édifice, longe le mur vers la gauche jusqu’à l’angle, en quête d’une porte de service — ou même d’une lucarne à fracasser. J’aperçois un autre escalier, qui passe encore sous les fondations. Mû par un instinct, je l’emprunte et découvre, à mi-chemin, une porte de fer.

L’accès au sous-sol ou à un garage.

Fourmillement dans mon sang. Je dégaine mon Glock et fais sauter le cran de sûreté. Mon manteau me colle à la peau, trempé et glacé à la fois. D’un geste réflexe, je palpe le X d’acier qui barre la porte. Impossible de forcer une telle paroi. J’actionne la poignée à tout hasard. La porte pivote sur ses gonds. C’est ouvert.

Tout simplement ouvert !

Je fais monter une balle dans mon canon et me glisse dans l’ombre.

111

UN COULOIR.

Absolument noir.

J’avance dans les ténèbres, toute pensée arrêtée, laissant derrière moi la porte entrouverte sur le bruit du torrent. Tout de suite, je sais que je ne suis pas dans un simple lieu de débarras, garage ou hangar. Je suis dans l’antichambre d’un sanctuaire. Un lieu de béton et de silence, où on dissimule les pires secrets.

Mes yeux s’adaptent à l’obscurité. Une autre porte, au fond du boyau. À chaque pas, mon cœur descend plus bas sous mes côtes. Une chaleur vient à ma rencontre. Une moiteur qui n’a rien à voir avec la saison ni le froid du dehors. Il y a aussi l’odeur, que je reconnais sur-le-champ.

La chair crue.

La viande faisandée.

Enfin, j’y suis. Dans l’antre du Visiteur des Limbes. J’avance encore. Plus un bruit, à l’exception d’un bourdonnement provenant d’une chaudière ou d’un système de ventilation. La chaleur augmente. La porte, face à moi. Le cauchemar m’attend de l’autre côté. Cette évidence — cri silencieux dans ma tête — m’anesthésie d’un coup. La main sur la poignée, je suis très calme, comme détaché de la réalité.

La porte s’ouvre sans résistance. Tout est trop facile. Loin, très loin dans mon esprit, une sonnette d’alarme résonne : cette fluidité sent le piège, l’étau qui va se refermer sur moi. Beltreïn est là — et m’attend. « TOI ET MOI SEULEMENT. »

La pièce est plongée dans l’ombre. J’attrape la lampe dans ma poche et l’allume. Je m’attendais à un vivier d’insectes, une serre remplie de lichen. C’est un simple laboratoire de photographie numérique. Boîtiers, objectifs, scanners, imprimantes.

Je m’approche d’une planche posée sur des tréteaux : des tirages y sont accumulés en désordre. Je pose ma torche, rengaine mon arme, enfile des gants de latex. Je reprends ma Streamlight et l’oriente vers les clichés. Des retrouvailles. Le visage déformé de Sylvie Simonis. Son corps rongé par les vers et les mouches. Sauf que sur ces images, la femme vit encore...

Maîtrisant mes tremblements, je passe aux autres photos. Un homme en décomposition, dont le visage se résume à une bouche hurlante. Salvatore Gedda. D’autres tirages encore. Un vieillard agonisant, verdâtre, dont les chairs craquent sous la pression des gaz. Sans doute le père de Raïmo.

D’autres visages, d’autres corps. Autant de confirmations. Depuis des années, aux quatre coins de l’Europe, Beltreïn frappe, guidé par sa spécialité, conditionnant des réanimés, torturant, décomposant, assassinant des victimes décrétées coupables, vengeant les Sans-Lumière au nom du diable.

Je voudrais que ce moment soit historique.

Que le monde entier sache.

Vendredi 15 novembre 2002, 20 heures, le commandant Mathieu Durey identifie, sur le versant du mont Gantrish, l’un des tueurs en série les plus retors du siècle naissant.

Mais non.

Personne ne sait que je suis ici.

Personne ne soupçonne même l’existence de ce tueur unique.

Je lève les yeux. Devant moi, une autre porte, peinte en noir. La suite de l’enfer. Je contourne la table. L’odeur de chair morte, de plus en plus présente. Un film de sueur colle mes vêtements à ma peau. Mes couilles, rentrées dans le bas-ventre. Mes poumons, écrasés, pas plus gros que des poings. Et toujours cette pensée d’alerte, dans mon cerveau : Beltreïn n’est pas loin.

C’est une porte coupe-feu, aux joints calfeutrés. J’inspire une goulée d’air et rentre, sans difficulté. Aucun doute : j’avance dans un piège. Mais il est trop tard pour reculer. Je suis hypnotisé, aspiré par l’imminence de la vérité, du dénouement final.

L’odeur de viande pourrie monte ici en tempête. Je ne respire plus que par la bouche. C’est une immense pièce rectangulaire, faiblement éclairée, dont les deux murs latéraux sont tapissés de cages voilées de gaze — exactement comme chez Plinkh. Le plafond et la partie supérieure des murs sont recouverts de papier kraft, abritant de la laine de verre. La chaleur est suffocante, pleine des effluves de chair en décomposition. De gros humidificateurs trônent aux quatre coins du sol.

Sur le mur du fond, les photographies affichées viennent de la collection de la salle précédente. Je m’approche. Visages rongés, chairs grouillantes, plaies purulentes. Mais aussi des images découpées dans des manuels de médecine légale, des livres d’anatomie. Des gravures, des planches d’insectes prédateurs, détaillées à la plume. Tout est exactement comme chez Plinkh. En version barbare et criminelle.

Au centre de la pièce, une paillasse supporte des bocaux, des aquariums, tous recouverts de tissus ou de sacs-poubelle. Je n’ose imaginer ce qu’il y a là-dessous — la nourriture des légions de Beltreïn.

Je me concentre sur mon rôle de flic. Je suis le commandant Durey. Je suis en mission et je dois procéder à une fouille en règle. Il ne peut rien m’arriver.

Je soulève les chiffons et contemple l’intérieur des récipients de verre. Un pénis arraché, des yeux, en suspens dans le formaldéhyde. Un cœur, un foie, brun marron, à peine visibles dans un liquide fibreux.

Ces restes humains ne sont pas ceux de victimes, je le sais. Le toubib est aussi un détrousseur de cadavres. Un violeur de sépultures. Grâce à ses fonctions officielles, il a accès aux listes des décès, non seulement dans son hôpital, mais partout à Lausanne et dans sa région. Déterre-t-il lui-même les corps pour en nourrir ses armées ? Je songe aux familles suisses qui viennent se recueillir sur des tombes vides.

— Je pourrais leur donner des charognes animales, mais ce n’est pas l’esprit du lieu.

Je me retourne. Moritz Beltreïn se tient à l’entrée. Il porte une blouse sale, ouverte sur sa laine polaire, les deux mains glissées dans les poches de son jean. Toujours l’air d’un thésard en Stan Smith. Sa tête est plus que jamais comique, avec sa frange de caniche et ses grosses lunettes.

J’ordonne, braquant mon Glock :

— Sortez lentement vos mains de vos poches.

Il s’exécute, avec nonchalance. Je crie tout à coup :

— Pourquoi ? (Je lance un regard exorbité autour de moi.) Pourquoi tout ça ? Ces morts ? Ces tortures ? Ces insectes ?

— Tu as mené une enquête unique, Mathieu. La seule qui concerne le sujet primordial.

— Le diable ?

— La mort. Au fond, les flics, les juges, les avocats ne parlent jamais du fait principal, du thème essentiel : les morts. Que pensent-ils des meurtres dont ils ont été victimes ? Que feraient-ils s’ils pouvaient se venger ?

Ses lunettes embuées reflètent les cages vertes — impossible de voir ses yeux. Il est passé au tutoiement : après tout, nous sommes des ennemis intimes.

— Pour la première fois, reprend-il, grâce au Maître, les morts ont la parole. Une seconde chance. Je les aide à revenir et à se venger de la cruauté des vivants.

J’ai envie de hurler. Beltreïn parle encore comme si les Sans-Lumière exécutaient leurs propres crimes. Pas question de me laisser embobiner. Je reprends mon souffle et articule, plus calmement :

— C’est vous qui avez tué Sylvie Simonis, Salvatore Gedda, Arturas Rihiimäki. Et bien d’autres !

— Tu n’as rien compris, Mathieu. Je n’ai tué personne. (Il ouvre les mains, prenant un air modeste.) Je ne suis qu’un pourvoyeur. Un intercesseur, si tu veux. Je ne fais que fournir les... matières premières.

Je n’en crois pas mes oreilles. J’ai enfin trouvé le tueur, le cinglé, le Visiteur des Limbes — et le taré me sert encore un baratin sur la culpabilité des Sans-Lumière.

— Je sais tout, dis-je, entre mes dents serrées. Vos intrusions dans l’esprit des réanimés. Votre méthode pour recréer une NDE. L’utilisation de la suggestion, de l’iboga, et de je ne sais quelles substances encore. Vous avez conditionné ces gens. Vous leur avez fait croire qu’ils avaient vu le diable. Vous avez truqué leurs souvenirs. Vous les avez persuadés de leur culpabilité. Mais c’est vous, et personne d’autre, qui torturez et tuez. Vous fabriquez des Sans-Lumière. Vous organisez leur vengeance. Vous répandez le mal et la mort !

— Je suis déçu, Mathieu. Tu es parvenu jusqu’à moi et pourtant, une grande part de la vérité t’échappe encore. Parce que tu refuses, même aujourd’hui, l’évidence. La puissance de Satan. Lui seul les a sauvés et ils se sont ensuite vengés. Un jour, un livre sera écrit, à propos des Sans-Lumière.

C’est moi qui suis déçu. Je n’obtiendrai aucun discours rationnel de la part de ce meurtrier. Beltreïn est prisonnier de sa folie. Bon pour l’asile et l’acquittement. Je songe aux corps convulsés de souffrance, au cadavre castré de Sarrazin, à la folie sans retour de Luc — et je lève le chien de mon arme.

— C’est terminé, Beltreïn. Je suis la fin de l’histoire.

— Rien n’est terminé, Mathieu. La chaîne va continuer. Avec ou sans moi.

Une vibration me passe sous la chair. Mon portable. Je reste paralysé. Le médecin sourit :

— Réponds. Je suis sûr que cet appel va t’intéresser.

Sa voix confiante m’effraie. Ce coup de téléphone paraît avoir sa place dans un plan mûri de longue date. Je songe à Manon. Tâtant ma poche, je trouve mon cellulaire. Foucault :

— Où t’es ?

— En Suisse.

— En Suisse, mais qu’est-ce que tu fous ?

La voix de mon adjoint ne cadre pas. Il est arrivé quelque chose.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Le flic ne répond pas. Son souffle, dans le combiné. Comme s’il retenait des sanglots. Je ne quitte pas Beltreïn des yeux, toujours en joue.

— Qu’est-ce qui se passe, merde ?

— Laure est morte, putain. Laure et ses deux filles.

La pièce chavire. D’un coup, le sang quitte entièrement mon corps. Beltreïn me sourit toujours sous sa frange et ses lunettes. Je m’appuie contre la paillasse et touche un bocal. Je retire vivement mes doigts.

— Qu’est-ce... qu’est-ce que tu racontes ?

— Egorgées. Toutes les trois. Je suis chez elles. Tout le monde est là.

— Quand ça s’est passé ?

— D’après les premières constates, il y a une heure.

Mes yeux s’emplissent de larmes. Ma vision devient trouble. Je ne comprends plus rien. Mais une évidence palpite déjà au fond de mon esprit : l’auteur du massacre ne peut pas être Beltreïn. Je trouve la force de demander :

— Vous êtes sûrs ?

— Certains. Les corps sont encore chauds.

Aucun suspect pour ce nouveau carnage. Aucune explication pour cette ultime horreur. Puis, comme un poison, la voix de Luc : « Manon. Elle va vouloir se venger. » Soudain, je me souviens. Luc m’a demandé de protéger sa famille et je n’ai pas bougé un doigt. Je n’ai même jamais repensé à sa requête. Ma voix tremble :

— Où est Manon ?

— Dans la nature. Elle a été libérée il y a cinq heures.

— Putain, je t’avais dit de...

— Tu ne piges pas : quand tu m’as appelé, elle était déjà sortie.

— Et tu ne sais pas où elle est ?

— Personne ne le sait. Tous les flics la cherchent.

— Pourquoi ?

— Mat, t’es à la ramasse. Pendant sa garde à vue, Manon est devenue folle. Hystérique. Elle a juré qu’elle se vengerait de Luc. Qu’elle détruirait sa famille. On a déjà trouvé ses empreintes partout dans l’appart.

— QUOI ?

— Bon Dieu, réveille-toi ! C’est elle qui les a tuées ! Toutes les trois. C’est un monstre ! Un putain de monstre en liberté !

Longue chute libre au fond de moi. Et toujours Beltreïn et son sourire. Sa silhouette trapue à travers mes larmes. Une spirale m’emporte, m’aspire. Le Mal est un défaut de lumière. Ce défaut m’absorbe maintenant, tel un gigantesque trou noir...

Je perds conscience. Une fraction de seconde. Et me reprends aussitôt. Beltreïn n’est plus là. Par réflexe, j’empoche mon cellulaire et braque mon arme. Derrière moi, la voix retentit :

— Convaincu, maintenant ?

Volte-face. Beltreïn se tient devant le mur du fond, entre les photos d’horreur. Dans sa main, un automatique énorme : un Colt .44.

Ce n’est pas si grave.

Plus rien n’est grave désormais.

Nous allons mourir ensemble.

— Manon les as tuées, n’est-ce pas ? demande-t-il d’une voix suave. Elle s’est vengée. J’attendais un appel de ce genre.

— C’est impossible. Elle était en garde en vue...

— Non. Et tu le sais. Il est temps que tu regardes la vérité en face.

Je ne trouve rien à répondre. Ma faculté de penser, bloquée.

Détruite.

— Elle est Sa créature, enchaîne-t-il. Plus rien n’arrêtera sa marche. Elle est libre. Intensément libre. « La loi est ce que nous faisons. »

J’émets une sorte de râle, à mi-chemin entre rire et sanglot.

— Que lui avez-vous fait ? Que lui avez-vous injecté ?

Son sourire s’étire sous ses verres, frauduleux, malveillant.

— Je ne lui ai rien fait du tout. Je ne lui ai même pas sauvé la vie.

— Et votre machine ?

— Tu es rivé à ta logique, Mathieu. Tu n’as jamais vu plus loin que ta raison. Manon a été sauvée par le diable. Si on t’avait dit qu’elle avait été sauvée par Dieu, tu aurais fermé les yeux et récité un Notre Père.

Je voudrais hurler « non ! » mais rien ne sort de ma gorge. Je prends enfin conscience de notre fin imminente — arme contre arme, nous allons nous entre-tuer. Mon détachement recule déjà : je ne dois pas mourir. L’enquête n’est pas finie. Je dois arracher Manon à ce cauchemar. Prouver son innocence. Je dois me réveiller et neutraliser le salopard.

— Tu cherches un assassin terrestre, poursuit-il. Tu as toujours refusé les enjeux de ton enquête. Ton seul ennemi est notre Maître. Il est là, enfoui en nous. Peu importe qui a tué ou qui est tué. Ce qui compte, c’est Sa puissance à l’œuvre, qui révèle les rouages secrets de l’univers. Les Sans-Lumière sont des phares, Mathieu. Je ne fais que les aider. Je les attends à la sortie de la gorge. Même eux ne m’intéressent pas. Ce qui m’intéresse, c’est la lumière noire qui scintille au fond de leur âme. Satan derrière leurs actes !

Je n’écoute plus son délire. Si Beltreïn était en Suisse, qui a tué Laure et ses filles ? L’histoire n’est pas terminée. L’enquête n’est pas close...

— Et n’oublie jamais cette vérité, Mathieu : Manon Simonis est la pire de la lignée.

— Je ne veux pas entendre ça ! dis-je en avançant. C’est toi le seul assassin de cette affaire ! C’est toi qui les as tués. Tous !

En guise de réponse, il lève son bras et presse la détente. Je suis sur lui. Mon épaule détourne son tir. Un bocal éclate dans mon dos. Des organes tombent à mes pieds alors que je fais feu à mon tour. Beltreïn m’a déjà saisi le poignet en poussant un hurlement aigu. Ma balle se perd dans les cages. Je coince ma crosse sous sa gorge, bloquant son bras armé de mon épaule droite. La douleur de ma blessure se réveille. On bute contre la paillasse. Des bocaux roulent à terre. Nous pataugeons dans le formol et les chairs mortes. Beltreïn s’écarte du comptoir. Je m’accroche à lui, lui interdisant tout recul pour tirer. Nous pivotons ensemble jusqu’à rebondir contre les cages puis de nouveau contre l’angle de faïence.

Beltreïn glisse à terre. Je tombe avec lui. Splash visqueux dans le formol, les organes, les tessons. Il fait feu à deux reprises, à l’oblique, visant ma gorge. Manqué. Une pluie de verre, de chairs, de liquide froid s’abat sur nous. Je pousse un cri au contact des fragments humains qui poissent ma nuque mais ne lâche pas prise — Beltreïn ne cesse de glapir. Nouvelles détonations. Je ne sais même plus qui tire. Nous sommes entremêlés, à battre des bras, des jambes, barbotant dans la flaque immonde.

Je bascule sur le dos. Beltreïn se rue sur moi, toutes dents dehors — ses grosses lunettes sont de travers, tachées de franges brunes. Je le propulse en arrière. Une cage s’effondre entre nous. À travers la gaze et les mouches, Beltreïn ajuste son calibre.

Je groupe mes jambes et les détends de toutes mes forces dans les débris de la cage. Le dément appuie sur la détente — le châssis de bois dévie sa main, la balle se perd encore une fois. Beltreïn écarte les fragments, parmi les insectes bourdonnants. Je roule sous la paillasse. Des centaines de vers rampent sur mes mains, glissent dans mes manches.

Le souffle rauque de Beltreïn, tout proche. Grognant, riant, il se penche pour me repérer. Sous la table, je ne vois plus que ses jambes. J’ai perdu mon arme. J’aperçois un tesson de bouteille. Je l’attrape et le plante dans le mollet du tueur, jusqu’à buter contre son os. Le monstre pousse un hurlement aigu. J’abandonne le fragment dans ses chairs et me glisse de l’autre côté du comptoir.

Les cris de Beltreïn emplissent la salle. J’ai perdu tout sens de l’orientation. Je ne vois rien, à l’exception de la gaze, des organes, des vers. Mon adversaire, hurlant toujours, fait le tour de la paillasse en traînant sa jambe ensanglantée. Je roule à nouveau dessous et tente une sortie de l’autre côté. Je me relève, m’appuyant sur les carreaux. Beltreïn est à quelques mètres. Il ne me cherche plus. Il se débat parmi les insectes, agitant son flingue comme un chasse-mouches.

Je traverse le nuage bourdonnant, contourne la table et empoigne sa grosse tête. Je la fracasse plusieurs fois contre l’angle du comptoir. Ses lunettes tombent. Les mouches s’enfouissent aussitôt sous ses paupières mais s’acharnent aussi sur moi. Je ne vois plus rien. J’ai seulement cette tête entre mes mains et les couinements du salopard qui résonnent sous ma peau, vibrant jusqu’au bout de mes terminaisons nerveuses.

Le dément se débat toujours. Nous chutons encore. Il est sur moi, traits ensanglantés, tapissés d’insectes. Je ne sais par quel prodige, il tient toujours son arme. Je trouve à tâtons une baguette de bois arrachée, provenant d’une des cages. Je ferme les yeux, assailli de mouches, dresse mon bras et palpe sa figure. Je cherche le point sensible de sa tempe, là où l’os conserve une tendresse de nouveau-né. Je plante la baguette dans ce point exact et l’enfonce jusqu’à ce que le bois pète entre mes doigts. Je recule et ouvre les paupières. Les mouches m’abandonnent déjà. Elles sont rivées à la cervelle rosâtre de Beltreïn qui jaillit de son crâne percé, formant une sorte de tumeur vivante.

112

JE DÉVALAI LA PENTE, trébuchant et me relevant plusieurs fois. Sans me retourner. Je ne voulais plus voir le bunker — le tombeau du démon. Rengainant mon Glock que j’avais récupéré, je parvins à ma voiture. Je sentais les assauts glacés du vent, collant mes vêtements trempés de formol et de sang. Ces à-coups étaient comme les plaques d’acier qu’on utilise en radiographie, si froides qu’elles brûlent la chair. J’aimais ce contact. Il balayait les mouches, les vers, les particules d’organes. Les empreintes du fou sur ma peau.

Derrière mon volant, je marmonnai des prières, me balançant d’avant en arrière, façon sourates, tentant l’impossible : pardonner à Beltreïn. Je psalmodiai, les yeux fermés, le corps tendu, mais le cœur n’y était pas. Plus la moindre compassion chrétienne dans mon esprit. Ni pour lui, ni pour moi.

Je démarrai. L’idée des empreintes de pneus me fit penser à celles que j’aurais pu laisser à l’intérieur de la villa — je regardai mes mains. J’avais gardé mes gants de latex. Je les arrachai et les fourrai dans ma poche, avec soulagement.

Je fonçai pied au plancher, dévalant les lacets qui me ramenaient à la vallée. Mes phares. J’avais oublié d’allumer mes phares. Quand les lumières jaillirent, j’eus l’impression que les sapins s’écartaient, effrayés par mon passage. Malgré mon état de déliquescence, une pensée ne me lâchait pas. La dernière avant l’épilogue.

Un meurtrier courait toujours.

Celui de Laure et des enfants.

Rien n’était fini.

Aussitôt, je songeai à une autre urgence : Manon. Lui mettre la main dessus avant les flics. Trouver une explication — ses empreintes sur la scène de crime — et la placer hors de tout soupçon.

J’empruntai un sentier et roulai dans la forêt. Je sortis de la voiture, plongeai mon visage dans les feuilles, les épines, le frottant jusqu’à le faire saigner. J’enlevai mon manteau, le secouai, le battis. J’arrachai ma chemise, la retournai, chassai les derniers vers entre les plis détrempés. Enfin, la peau rougie par le froid, secoué de spasmes, je tombai à genoux et attendis que le vent me lave de la mort et de mes péchés. Je priai pour que la tempête purifie mon âme...

Hébétude. Abolition du temps. Je gelais sur place, torse nu, sans que la moindre sensation vienne à mon secours. Puis, lentement, une image se dessina dans mon esprit. Camille et Amandine, au réveil, chemises de pilou, visages ensommeillés, doudou à la main, se versant des corn flakes dans un bol. J’éclatai en sanglots, face contre terre.

Combien de temps s’écoula ainsi ? Impossible à savoir. Je me relevai avec effort. Claquant des dents, je me traînai à l’intérieur de la voiture. Mis le contact et réglai le chauffage à fond. Au bout d’une éternité, alors que la chaleur me ramenait à moi-même, j’appelai Foucault.

— C’est moi, râlai-je. Vous avez retrouvé Manon ?

— Non.

— T’es passé chez moi ?

— Elle n’y est pas. Y a des flics partout. Putain. Tout ce qui porte un uniforme à Paris la cherche !

L’idée me fit mal. Manon perdue dans la ville, s’incrustant dans les ombres des porches, s’insinuant dans la foule du vendredi soir. Pourquoi ne m’appelait-elle pas ? L’air chaud saturait l’habitacle mais je grelottais toujours.

— Et Luc ?

— Va falloir ajouter des barreaux à sa cellule quand il saura.

— Qui va le lui dire ?

— Je ne sais pas. Les toubibs. Ou Levain-Pahut.

J’étais soulagé à l’idée de ne pas avoir à le faire. Je songeai encore une fois aux deux petites filles. Deux grâces avaient disparu de la Terre. Je reconnaissais maintenant mon désespoir. Son visage particulier.

Celui du Rwanda.

Le désespoir de l’absence de Dieu.

— Et toi, reprit Foucault, où t’en es ?

— Il y a un autre mort.

— En Suisse ?

— Je te file l’adresse. Préviens les flics de Lausanne.

— Qui c’est ?

— Moritz Beltreïn. Un toubib.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Tu notes ?

Je lui dictai les coordonnées de la villa Parcossola et précisai :

— Appelle d’une cabine. Incognito.

L’image du médecin dévoré par les mouches reflua dans ma mémoire.

— Et dis-leur de se magner s’ils veulent retrouver quelque chose du cadavre.

— Pourquoi ?

— Ils verront par eux-mêmes.

— Tu rentres quand ?

— Cette nuit, en voiture. Foucault : tu dois trouver Manon avant les autres.

Il souffla, trahissant l’épuisement et la résignation :

— Si je la loge, je la livre.

— Non. Tu la gardes jusqu’à mon retour ! On l’amènera ensemble au juge.

Foucault marmonna un salut. Je repris ma route vers Lausanne. Le calme revenait dans mes veines. Un calme proche du néant. Un état post-traumatique. Je me concentrai sur les lumières de l’autoroute. Ce seul effort suffisait à emplir ma conscience. Aux alentours de Vevey, mon cellulaire sonna.

— C’est moi.

Mon cœur se décrocha dans ma poitrine. La voix de Manon.

— Où tu es ?

— Chez maman.

— Où ?

— Chez maman, à Sartuis.

Je cherchai une logique à ses paroles. Je n’en trouvai pas et m’accrochai à un détail pratique :

— Tu as pris le train ?

— Gare de l’Est.

— À quelle heure ?

— Je sais pas. Quand je suis sortie du bureau du juge.

— Tu es allée directement à la gare ?

— Oui.

— Tu n’es pas allée chez Luc ?

— Non. Pourquoi ?

Je songeai à ses empreintes dans l’appartement de la rue Changarnier.

— Tu n’y es jamais allée ?

— Mais non !

Une évidence sous ses réponses : elle ignorait tout des meurtres. Calcul rapide. Il était 22 heures. Il fallait au moins cinq heures pour atteindre Besançon et une heure de plus pour rejoindre Sartuis. Manon avait été libérée aux environs de 15 heures, avant que j’appelle Foucault pour qu’il la récupère. Cela signifiait qu’elle avait aussitôt pris le train et qu’elle venait d’arriver à Sartuis. Ce timing lui fournissait un alibi indiscutable pour le massacre de la famille Soubeyras. Une onde de chaleur se diffusa dans mon corps.

— Quelqu’un t’a vue ? demandai-je.

— Non.

— De Besançon à Sartuis : comment tu as voyagé ?

— En taxi.

Ce chauffeur pourrait témoigner qu’il l’avait prise à Besançon. À l’heure même du crime de Paris ! Dès cette nuit, se mettre en quête du conducteur. Puis expliquer la présence des empreintes de Manon sur la scène de crime. Une machination.

Mais d’abord, la sauver.

— Pourquoi tu es allée là-bas ?

— J’avais peur. Ils m’ont cuisinée des heures, Mat.

— Pourquoi tu ne m’as pas appelé ?

— J’ai cru que t’étais dans le coup. Je voulais pas retourner chez toi. Et pas non plus chez moi, à Lausanne.

Manon parlait à toute vitesse, comme une petite fille chuchotant sous ses draps, au cœur de la nuit. Ma voix avait retrouvé vigueur quand je dis :

— Tu ne bouges pas. J’arrive.

113

DEUX HEURES PLUS TARD, je franchissais la frontière à Vallorbe. L’E23 jusqu’à Pontarlier puis la direction de Morteau, le long du Doubs. Une heure encore et j’étais en vue de Sartuis. Au fond de toute cette souffrance, une lueur palpitait : j’allais retrouver Manon et la mettre à l’abri.

Alors que je descendais vers la vallée, j’aperçus en contrebas un fourgon de la gendarmerie qui filait vers le quartier résidentiel de Sartuis, gyrophare allumé, mais sans sirène. J’attrapai mon portable.

— Foucault ?

— Elle est introuvable, Mat.

— T’as aucune piste ?

— Non.

— Et les autres ?

— Rien. On pense qu’elle est repartie dans le Jura.

— Pourquoi ?

— C’est une idée de Luc.

— Luc ?

— Corine Magnan lui a annoncé la nouvelle. Il a encaissé sans un mot. De plus en plus dingue. Il a simplement dit que c’était Manon qui les avait tuées et qu’il fallait chercher à Sartuis. Il a dit qu’elle retournerait à la source. Dans la maison de sa mère.

Luc était un véritable voyant. Je raccrochai et accélérai encore. Le gyrophare bleu des gendarmes éclaboussait les versants des montagnes. Arriver avant eux. Sauver Manon. J’enfonçai encore la pédale d’accélérateur.

À l’entrée de la ville, je braquai à gauche. Je me souvenais d’une route, le long de la voie ferrée, sans carrefour ni feu rouge. J’enclenchai la quatrième et dépassai les cent trente kilomètres-heure. Mes phares semblaient arracher les arbres du bord de la route.

Quatre minutes plus tard, je traversais le quartier friqué de Sartuis. Les lumières du fourgon sillonnaient la plaine. Mais derrière moi. Je les avais devancés. Je ne disposais maintenant que de deux minutes pour retrouver Manon.

Je repérai la maison pyramidale. Son pignon de crépi blanc, sa grande baie vitrée. Pas de lumière. Je pilai derrière la maison et appelai Manon sur son portable.

— Je suis arrivé. Où tu es ?

— Dans le garage.

Je courus jusqu’au box qui jouxtait la maison. L’éclair bleu du véhicule des gendarmes s’amplifiait toujours, semblant éclairer toute la vallée. Je frappai à la porte pivotante. Lentement, trop lentement, la paroi s’ouvrit.

Chaque seconde m’arrachait un fragment de chair.

Manon apparut dans le noir. Visage clair, brouillé par la buée des lèvres. Elle murmura :

— Je sais pas pourquoi je suis venue ici. Cette baraque me fout la trouille. Je...

— Viens.

Manon sortit sur le seuil. Elle avait les gestes courts et craintifs qu’ont les rescapés des catastrophes. Les éclairs du fourgon la pétrifièrent.

— C’est qui ? La police ?

— Magne-toi, je te dis.

— Ils savent que je suis ici ?

— Il y a du nouveau.

— Quoi ?

Les gendarmes n’étaient plus qu’à quelques centaines de mètres. Je soufflai :

— Laure, la femme de Luc. Elle a été tuée. Avec ses deux filles.

Manon émit un gémissement. Ses yeux s’allumèrent en direction du fourgon :

— Ils pensent que c’est moi qui ai fait ça ?

Sans répondre, je pris sa main et fis un pas vers la voiture. Elle résista. Je me tournai pour hurler :

— Viens, merde !

Trop tard. Le fourgon jaillit au détour de l’allée. J’attirai Manon, ouvris la portière et la poussai dans la voiture, côté conducteur. Je lui fourrai mes clés dans la main. Pas question qu’elle passe encore une nuit entourée d’uniformes. Elle se cacherait jusqu’à demain, le temps de retrouver le chauffeur de taxi et de la disculper.

— Pars sans moi. Roule.

— Et toi ?

— Je reste ici. Je gagne du temps.

— Non, je...

Je serrai ses doigts sur mes clés :

— Fonce vers la Suisse. Tu m’appelles dès que tu as franchi la frontière.

Elle démarra, à contrecœur. Je criai :

— Fonce ! Et appelle-moi.

Elle me regarda à travers la vitre, comme si elle voulait graver dans sa mémoire les moindres détails de mon visage. Les éclairs stroboscopiques du fourgon jetaient déjà des ombres inquiètes sur ses traits. La seconde suivante, elle avait enclenché la marche arrière et faisait ronfler le moteur.

Je me retournai et avançai sur la route. Le fourgon stoppa. Des gendarmes bondirent sur la chaussée et coururent vers moi, arme au poing. L’un d’eux hurla :

— Qu’est-ce que vous faites là ?

J’esquissai un geste pour sortir mes papiers.

— On ne bouge plus !

J’avais déjà attrapé ma carte. Je la brandis dans le faisceau de leurs phares :

— Je suis de la police.

Les hommes ralentirent le pas alors qu’un officier, emmitouflé dans un anorak noir, prenait la tête du cortège.

— Ton nom ?

— Mathieu Durey, Brigade Criminelle de Paris.

Le chef saisit ma carte de flic :

— Qu’est-ce que tu fous là ?

— Je travaille sur une enquête. Je...

— À huit cents bornes de chez toi ?

— Je vais vous expliquer.

— Vaudrait mieux, ouais. (Il fourra mon document dans sa poche puis lança un regard, par-dessus mon épaule, vers la porte du garage ouverte.) Parce que tout ça ressemble à une violation de domicile.

Il s’adressa à ses hommes :

— Fouillez la baraque, vous autres ! (Il revint vers moi.) Où est ta bagnole ?

— J’ai eu une panne sur la route. Je suis venu à pied.

L’officier m’observait en silence. Le manteau trempé de formol, le visage sanglant, le col ouvert. Le gendarme respirait avec lenteur. Je ne voyais pas ses traits, à contre-jour des phares. Son col de fourrure synthétique scintillait dans la nuit.

— T’es pas clair, mon vieux, finit-il par marmonner. Va falloir tout nous raconter, et en détail.

— Aucun problème.

Un gendarme accourut derrière lui.

— Elle est pas là, capitaine.

Le gradé recula d’un pas, comme pour mieux me jauger. Il demanda à l’autre, sans me quitter des yeux :

— Le garage ?

— Rien à signaler, mon capitaine.

Il frappa dans ses mains, avec entrain.

— Bon. On repart à la gendarmerie. Et on emmène monsieur. Il a plein de choses à nous raconter. Des choses qui concernent Manon Simonis.

Il tourna les talons et se dirigea vers un break bleu marine que je n’avais pas remarqué. Il ouvrit la portière passager et se pencha à l’intérieur. Il cracha dans une radio :

— Brugen ici. On rentre... Non, elle est pas là. (Il me jeta un nouveau coup d’œil.) Mais quelque chose me dit qu’elle est plus très loin...

Brugen. Je me souvenais de ce nom. Le capitaine de gendarmerie qui avait repris les dossiers de Sarrazin et qui dirigeait l’enquête sur son meurtre. Je ne savais pas si c’était une bonne ou une mauvaise nouvelle.

Deux gendarmes me guidèrent vers le fourgon. Je n’avais pas droit à la voiture. Ils ouvrirent la double porte arrière. L’odeur de tabac froid et de métal graisseux m’assaillit. J’entendais la voix de l’officier, parlant à la radio :

— Je veux un barrage sur tous les axes routiers. Besançon, Pontarlier, la frontière... Vous arrêtez chaque véhicule. C’est ça... Et n’oubliez pas : elle est peut-être armée !

Combien de chances pour Manon d’échapper à ce dispositif ? Je priai pour qu’elle soit déjà près de la frontière. Elle m’appellerait alors, dormirait quelques heures, à l’abri dans la voiture, et je serais à ses côtés à son réveil, avec toutes les solutions.

114

QU’EST-CE QUE tu foutais chez Sylvie Simonis ?

Le tutoiement, première marque d’humiliation.

— Je mène une enquête.

— Quelle enquête ?

— Le meurtre de Sylvie Simonis est lié à d’autres affaires sur lesquelles je travaille, à Paris.

— Tu me prends pour un con ? Tu crois que je connais pas le dossier ?

— Alors, vous savez de quoi je parle.

Je m’en tenais au vouvoiement. Je connaissais les règles : mépris pour lui, déférence pour moi. Le bureau de Brugen était étroit et froid. Des murs en contreplaqué, un mobilier en fer, des relents de vieux mégots. C’était presque comique de se retrouver de l’autre côté de la table. Je demandai, sans illusion :

— Je peux fumer ?

— Non.

Il sortit une cigarette pour lui-même. Une Gitane sans filtre. Il l’alluma sans se presser, inhala une bouffée puis la recracha dans mon visage. Pour mes débuts dans la peau d’un suspect, j’avais droit à une vraie caricature.

— Dans tous les cas, reprit-il, cette affaire ne te concerne pas. Mais je sais qui tu es. La juge Magnan m’a appelé tout à l’heure. Elle m’a parlé de toi et de tes relations avec Manon Simonis...

Le capitaine Brugen bavait aux commissures des lèvres. Sa cigarette s’y collait comme un coquillage sur un rocher. Il n’avait pas quitté sa parka au col de fourrure.

— Jusqu’ici, Sarrazin a couvert tes magouilles. Je me demande bien pourquoi.

— Il avait confiance en moi.

— Ça lui a pas porté chance, apparemment.

Je songeai à Manon. Mon portable ne sonnait pas. Elle aurait déjà dû avoir atteint Le Locle, dans le canton de Neuchâtel. Je me penchai sur le bureau et changeai de ton, utilisant mon sempiternel argument :

— Cette affaire est complexe. La présence d’un flic supplémentaire ne peut pas faire de mal. Je connais le dossier mieux que...

Le gendarme éclata de rire :

— Depuis que t’es dans notre région, t’as pas arrêté de foutre la merde. Les morts s’accumulent et t’as pas eu le moindre résultat.

Je songeai à Moritz Beltreïn. Les flics helvétiques devaient être maintenant à la Villa Parcossola. Mais il n’y avait aucune raison pour qu’ils préviennent les gendarmes français. Brugen poursuivit :

— T’es plus protégé, mon vieux. On va pas se laisser emmerder par un flic de Paris.

— C’est à Paris que l’enquête se poursuit.

— Où est Manon Simonis ?

— Je n’en sais rien.

— Que faisais-tu dans la maison de sa mère ?

— Je vous le répète : je poursuis mon enquête.

— Qu’est-ce que tu cherchais ?

Je ne répondis pas. Il continua :

— T’es entré par effraction dans la maison d’une victime. T’es très loin de ta juridiction et t’as aucune autorité, à aucun niveau que ce soit. Sans compter ton allure qui laisse franchement à désirer. On pourrait se lancer dans l’analyse de tes vêtements. Je suis sûr qu’on aurait des sacrées surprises. T’es mal barré, mon gars. (Il fit balancer son siège jusqu’à s’appuyer contre le mur, les bras croisés : un numéro très au point.) Pourtant, je peux passer l’éponge si tu me dis ce que tu cherchais chez Sylvie Simonis.

Je changeai de tactique. Après tout, peu importait ce qui m’arrivait ici. À condition que Manon soit en lieu sûr, c’est-à-dire en Suisse.

— Je ne peux rien dire, fis-je d’un ton désolé. Appelez mon commissaire divisionnaire, Nathalie Dumayet, à la Brigade Criminelle. Nous...

— Je vais surtout te foutre en cellule.

— Ne faites pas ça.

Il détacha une particule de tabac de sa lèvre puis aspira une nouvelle bouffée :

— Pourquoi pas ?

N’y tenant plus, je sortis mon cellulaire, vérifiant son écran. Pas de message.

— Tu attends un appel ?

Le ton sardonique me vrilla les nerfs. Brugen se balança à nouveau et s’accouda au bureau. Je pouvais sentir son haleine : pas le moindre soupçon d’alcool. Par ce froid polaire, c’était presque un exploit.

— Où est ta voiture ?

— Je vous ai expliqué. Je suis tombé en panne.

— Où ?

— Sur la route.

— D’où tu venais ?

— De Besançon.

— Mes hommes ont cherché : ils n’ont pas trouvé de bagnole.

— Je ne sais pas.

— Et ces taches sur ton manteau ?

— Je suis tombé sur la route.

— Dans une flaque de formol ? (Il ricana.) Tu pues la morgue, mon vieux. Tu...

La sonnerie du téléphone fixe l’interrompit. Brugen parut se souvenir de sa cigarette. Il l’écrasa lentement dans un cendrier en aluminium qui traînait puis décrocha, sans se presser.

— Ouais ?

D’un coup, son sourire disparut. Son teint rougeâtre vira au rose pâle. Quelques secondes passèrent. L’expression du gendarme ne cessait de se pétrifier. Il grommela :

— Où, exactement ?

Le sang quittait les milliers de vaisseaux de son visage. Une ombre voilait maintenant ses yeux. Il conclut dans un souffle :

— Je vous rejoins là-bas.

Il raccrocha, fixa un instant la surface du bureau, puis attrapa mon regard :

— Une mauvaise nouvelle.

Une sourde appréhension m’étreignit le cœur. Il murmura, baissant les paupières :

— Manon Simonis est morte.

Le gendarme ouvrit les bras pour exprimer sa surprise et son impuissance puis il me tendit son paquet de cigarettes. Je captais ses mouvements au ralenti. L’instant semblait décomposé.

Puis les mots m’atteignirent enfin. Un craquement survint dans ma boîte crânienne. Un caillot de néant s’ouvrit en moi. En un éclat de seconde, j’étais devenu un fossile. Un mort calcifié.

— Elle a voulu forcer un barrage, sur la D437, aux environs de Morteau. Mes hommes ont tiré. Sa bagnole est allée s’écraser contre un mélèze. Sa tête a frappé le tableau de bord. Je... Enfin... (Il ouvrit encore les mains.) Tout est fini, quoi... On va...

Je n’entendis pas la suite. Je venais de m’évanouir.

115

SAINT THOMAS D’AQUIN écrit : « Dieu est bien connu quand il est connu comme inconnu. » La prière est d’autant plus fervente que Dieu est loin, obscur, inaccessible. Le croyant ne prie pas pour comprendre le Seigneur. Il prie pour se fondre dans Son mystère, Sa grandeur. Peu importe que le seuil de souffrance soit dépassé, que le sentiment d’abandon soit écrasant. Au contraire, moins on saisit les voies du Seigneur, mieux on Le prie. Cette incompréhension même est une passerelle vers Son mystère. Une manière de se résoudre dans Son énigme. D’y brûler sa révolte, son orgueil, sa volonté. Même au Rwanda, alors que les raclements de machettes et les sifflets hurlaient au-dehors, je priais avec intensité. Sans espoir. Comme aujourd’hui...

Depuis l’aube du samedi, j’avais retrouvé la mémoire des mots.

La mémoire de la foi.

En vérité, ce credo était une attitude de surface. Une tentative pour m’abrutir, pour retourner, justement, à une incompréhension, une humilité que j’avais perdues.

En vérité, je n’étais plus un chrétien, ni même un être humain. Je n’étais plus qu’un hurlement. Une plaie béante, qui ne trouverait jamais moyen de cicatriser. Une existence atrophiée, qui s’infectait, pourrissait chaque jour davantage. Sous ma prière, sous les mots, il y avait la gangrène.

Manon.

J’avais beau me dire que la vraie vie commençait pour elle — l’éternité — et que je la retrouverais quand mon heure sonnerait, je ne pouvais admettre ce qu’on m’avait volé. Notre chance sur la Terre. Lorsque j’imaginais les années heureuses que nous aurions pu vivre, j’éprouvais la sensation physique qu’on m’avait arraché cette grâce. Comme un organe, un muscle, un morceau de chair, prélevé sans anesthésie.

La plaie avait ses variantes. Parfois, je songeais aux petites filles — Camille et Amandine. Ou à Laure, que je n’avais jamais respectée et qui maintenant venait me torturer jusqu’au bout de mes nuits blanches.

À l’aube du samedi, les gendarmes m’avaient libéré. J’avais encore dû mentir — prétendre que Manon m’avait volé ma voiture de location. J’éprouvais un remords supplémentaire à la trahir mais je devais fournir aux gendarmes une explication présentable.

En fait, ils ne demandaient plus qu’à me libérer. « Vanitas vanitatum et omnia vanitas... » Les gendarmes ne connaissaient ni l’Ecclésiaste ni Bossuet mais ils pouvaient sentir la totale vanité de leur interrogatoire, de leur enquête, de leur autorité.

À 8 heures du matin, j’étais libre.

Le même jour, je m’étais rendu à la morgue de l’hôpital Jean-Minjoz pour identifier le corps. Je ne conservais aucun souvenir de cette dernière rencontre. J’avais seulement assimilé deux faits pratiques, très loin, au fond de ma conscience. C’était moi qui m’occuperais des obsèques de Manon. Ce qui signifiait que je manquerais celles de la famille de Luc.

Avant de quitter la chambre froide, j’avais demandé à Guillaume Valleret, le médecin légiste de l’hôpital, de me prescrire une bonne dose d’anxiolytiques et d’antidépresseurs. Il ne se fit pas prier. Nous étions faits pour nous entendre. Un médecin des morts soignant un zombie.

J’avais ensuite cherché refuge à Notre-Dame-de-Bienfaisance, l’ermitage de Marilyne Rosarias. Lieu idéal pour m’effondrer, pleurer mes défunts parmi d’autres chrétiens en deuil, plonger dans la méditation et la prière.

Durant ma retraite, je n’avais lu aucun journal. Je ne m’étais soucié ni de l’enquête sur la mort de Beltreïn, ni de ce qu’on avait pu raconter pour conclure — tenter de conclure — l’affaire Simonis. J’avais simplement suivi, via Foucault, l’évolution du dossier Soubeyras. L’auteur du massacre était introuvable. Ce qui n’avait rien d’étonnant.

Tout cela, je le captais à travers les brumes chimiques de mon esprit et les litanies de mes prières. J’étais devenu une coquille vide, comme on en voit blanchir sur les grèves. Un autre que moi-même avait pris les commandes. Une sorte de pilote automatique, fervent, religieux, recueilli, et je le laissais faire, impuissant.

Un matin de dévotion, pourtant, une évidence me frappa. Je devais choisir un ordre monastique. Quitter ce monde de péché et de blasphème, qui m’avait vaincu. Vivre dans la pénitence, l’humilité, la soumission, au rythme des offices. Retourner à la solitude et à la connaissance la plus intime de mon âme pour renouer avec Dieu. Saint Augustin, encore et toujours : « Ne t’en va pas au-dehors ; rentre en toi-même. »

À partir de ce moment, ce fut la seule idée qui me tint debout.

L’enterrement de Manon eut lieu à Sartuis, le mardi 19 novembre, dans un cimetière désert. Quelques journalistes étaient là et c’était tout. Chopard, le vieux reporter, faisait de la figuration. Le père Mariotte avait accepté de bénir le cercueil et de prononcer une oraison funèbre — il devait bien ça à Manon.

Marilyne Rosarias m’avait accompagné. Quand la sépulture fut scellée, elle murmura :

— Rien n’est fini.

Je tournai la tête, sans réagir. Mon cerveau fonctionnait en première.

— Le diable est toujours vivant, continua-t-elle.

— Comprends pas.

— Bien sûr que si. Ce carnage, ce gâchis, c’est son œuvre. Ne le laisse pas triompher.

Sa voix m’atteignait à peine. Toute ma pensée était oblitérée par Manon. Un destin marqué par une étoile noire. Et quelques souvenirs, pour moi aussi sinistres qu’une poignée d’osselets dans ma main. Elle poursuivit, en désignant la tombe :

— Lutte pour elle. Que le démon ne puisse pas emporter sa mémoire. Prouve qu’elle était ailleurs et que lui seul a tué les enfants. Trouve-le. Anéantis-le.

Sans attendre de réponse, elle fit volte-face. Les lignes coupantes de sa pèlerine fendirent l’air gris. Je la regardai s’éloigner. Elle venait de prononcer tout haut ce qu’une petite voix ne cessait de me murmurer, malgré mes vœux monastiques.

La moisson de terreur n’était pas achevée.

Avant d’abdiquer, je devais agir.

Je ne pouvais laisser le dernier mot au diable.

Il me restait à le trouver et à l’affronter.

116

Vendredi 22 novembre. Retour à Paris.

La ville arborait déjà ses parures de Noël. Guirlandes, boules, étoiles : ultime affront à mes propres ténèbres. Ces lumières, ces scintillements, qui peinaient à vaincre le jour terne, ressemblaient à une galaxie miteuse dans un ciel de cendres. Je conduisais maintenant une Saab — une nouvelle voiture de location.

En route pour Villejuif, je m’arrêtai d’abord porte Dorée. Je voulais me recueillir sur les tombes de Laure et des petites filles, enterrées au cimetière sud de Saint-Mandé.

Je trouvai sans difficulté la sépulture de granit, surmontée d’une stèle plus claire. Trois portraits étaient disposés en triangle, soulignés par ces mots :


« Ne pleure pas sur les morts. Ils ne sont plus que des cages dont les oiseaux sont partis. »


Je reconnus la citation. Musluh al-Dîn Saadi, poète persan du XIIIe siècle. Pourquoi un auteur profane ? Pourquoi aucun signe catholique ? Qui avait choisi cette phrase ? Luc était-il en état de décider quoi que ce soit ?

Je m’agenouillai et priai. J’étais hagard, dans un état second, ne comprenant même plus ce que signifiaient ces portraits sur la pierre, mais je murmurai les mots :


« De toi Seigneur,

De toi vient notre espoir

Quand nos jours sont obscurcis

Et que notre existence est déchirée... »


Je repris la route de Villejuif. Luc Soubeyras. Depuis le carnage, je ne lui avais pas parlé directement. Je lui avais seulement laissé deux messages à l’hôpital, restés sans réponse. Plus que sa détresse, je redoutais sa colère, sa folie.

À 11 heures du matin, je retrouvai le mur aveugle de l’institut Paul-Guiraud, les terrains de sport, les pavillons en forme de hangars aériens. Je m’arrêtai au pavillon 21, craignant que Luc ait déjà été transféré à Henri-Colin, l’unité pour malades difficiles. Mais non. Il était de nouveau installé dans une chambre standard du pavillon, en Hospitalisation Libre. En réalité, il n’avait passé que quelques heures en « HO ».

— Je suis désolé de n’avoir pas été là à l’enterrement.

— Tu n’étais pas là ?

Luc paraissait sincèrement étonné. En jogging bleu clair, il était allongé sur son lit, dans une attitude de décontraction. Il paraissait plongé dans ses pensées, manipulant quelques brins de corde, sans doute piqués à l’atelier d’ergothérapie.

— J’ai dû m’occuper des funérailles de Manon.

— Bien sûr.

Il ne quittait pas des yeux son bricolage de nœuds. Il parlait avec douceur, mais aussi une autre nuance : distance, ironie. J’avais préparé un discours — une tirade chrétienne sur le sens caché des événements — mais il valait mieux m’abstenir. Je n’avais pas protégé sa famille. Je n’avais prêté aucune attention à sa requête. Je risquai :

— Luc, je suis désolé. J’aurais dû réagir plus vite. J’aurais dû placer des hommes, je...

— Ne parlons plus de ça.

Il se redressa et s’assit sur le bord du lit, en soupirant. Incapable de me contenir, j’en vins directement à mon obsession :

— Ce n’est pas elle, Luc. Elle n’était pas à Paris quand Laure et les petites ont été tuées.

Il tourna la tête et me regarda, sans me voir. Ses pupilles dorées n’étaient pas mortes, pourtant. Elles frémissaient, sous les brefs cillements.

Face à son silence, j’ajoutai, presque agressif :

— Ce n’est pas elle et ce n’est pas de ma faute !

Luc s’allongea à nouveau et ferma les yeux :

— Laisse-moi. Je dois me reposer.

Je lançai un coup d’œil autour de moi — la cellule blanche, le lit, la tablette. Pas de cahier noir. Pas de livre. Pas de télévision. Je demandai, d’une manière absurde :

— Tu... tu n’as besoin de rien ?

— Je dois me reposer. Avant d’accomplir ma mission.

— Quelle mission ?

Luc rouvrit les paupières et conserva le regard fixe. Ses cils semblaient saupoudrés de sucre de canne.

Un sourire fendit le bas de son visage :

— Te tuer.

117

DE RETOUR à mon bureau du 36, je verrouillai ma porte et regroupai mon dossier d’enquête. Tout ce que j’avais collecté depuis le 21 octobre dernier, depuis mes notes sur le meurtre de Larfaoui jusqu’aux renseignements imprimés concernant Moritz Beltreïn, en passant par les articles de Chopard, le rapport d’autopsie de Valleret, les notes prises au Vatican, les articles et les photos de Catane, le bilan de Callacciura, les dossiers médicaux des Sans-Lumière, les rapports de Foucault, de Svendsen...

Il y avait une clé cachée parmi ces documents.

Le venin noir de l’histoire n’était pas totalement extrait.


13 heures.

Je me jurai de ne pas sortir de là avant d’avoir trouvé un signe, un élément, qui me donne un début de piste pour expliquer comment la famille de Luc avait pu être massacrée alors que le tueur de l’affaire, Moritz Beltreïn, se trouvait à mille kilomètres du lieu du crime.

Avant de prendre le train, à Besançon, j’étais passé voir Corine Magnan. Elle était rentrée dans son fief deux jours après la mort de Manon. Elle avait aussitôt traversé la frontière pour auditionner les équipes fédérales chargées des constatations dans la villa de Moritz Beltreïn. Le meurtre de Sylvie Simonis était une affaire sortie. Le coupable était identifié. Toutes les preuves avaient été retrouvées chez lui : les photographies, les insectes, le lichen, un stock d’iboga...

La magistrate avait exposé ces éléments lors d’une conférence de presse, à Besançon, le mardi 19 novembre. Je n’y étais pas allé mais elle m’avait résumé ses conclusions. Moritz Beltreïn, spécialiste de la réanimation, avait vengé ses « pupilles », en tuant les responsables de leur plongée dans le coma. Parallèlement, il avait conditionné ces survivants grâce à un arsenal chimique et les avait persuadés qu’ils avaient eux-mêmes tué ses victimes. Le dément avait aussi éliminé Stéphane Sarrazin, qui menaçait de découvrir sa culpabilité.

Corine Magnan n’avait pas évoqué les Sans-Lumière. Elle n’utilisait jamais ce nom. Elle éludait même toute dimension métaphysique dans l’enquête — les miracles du diable, l’évolution maléfique des « soldats » de Beltreïn, leur possession... Finalement, la bouddhiste s’en était tenue à une version cartésienne des faits.

Lors de notre entrevue, elle ne m’avait pas non plus parlé des Asservis. Pour une raison très simple : elle ignorait l’existence de cette secte. À cet égard, les disparitions de Cazeviel et de Moraz demeuraient extérieures à son dossier d’instruction. Deux victimes reléguées aux oubliettes, en marge d’une affaire mal bouclée.

Car une question demeurait : qui avait tué Moritz Beltreïn ?

Magnan n’avait pas de réponse. Du moins officielle. L’état du cadavre, à moitié dévoré par les insectes, n’avait pas permis de détailler les circonstances exactes de sa mort. Pourtant, la juge me semblait avoir une idée sur l’identité du coupable... Mais j’avais compris, d’une manière implicite, que je ne serais jamais inquiété. En réalité, une seule personne pouvait établir un lien entre ce cadavre et moi : Julie Deleuze, l’assistante de Beltreïn. Et à l’évidence, mademoiselle Tic-Tac n’avait pas parlé.

Restait une autre énigme.

Qui avait assassiné Laure Soubeyras et ses deux filles ?

Magnan ne se préoccupait pas de ce mystère, du moins sur le plan professionnel. L’affaire ne la concernait plus : le dossier était instruit par un magistrat parisien. J’avais contacté ce dernier, lorsque j’étais encore en retraite à Bienfaisance. Je lui avais donné les coordonnées du chauffeur de taxi que j’avais identifié — celui qui avait conduit Manon à Sartuis aux environs de 20 heures, le 15 novembre. Ainsi, c’était officiel : Manon Simonis était innocente.

Nous nous étions quittés, Magnan et moi, sur un long silence, sachant tous deux qu’un élément majeur nous avait échappé. Sans doute même l’épicentre de toute l’affaire. Un tueur courait toujours, dans l’ombre de Moritz Beltreïn. C’était peut-être une illusion mais j’avais senti qu’elle me passait, tacitement, le relais.

À moi de le trouver.

À moi de le juger, d’une façon ou d’une autre.

Maintenant, j’étais devant mon propre dossier, qui offrait lui aussi une vraie cohérence. Mais cette cohérence était une illusion. Il y avait, entre ces pages, ces lignes, ces clichés, un secret — une entrée cachée.

Je repris la chronologie, ordonnant chaque document. Je notai tout, traçai des diagrammes, reliai chaque fait, chaque date, chaque lieu.

Puis je commençai à lister les détails qui ne collaient pas.

À 16 heures, je tenais ma série d’anomalies.

Les grains de sable qui grippaient toute la machine.

Premier grain de sable : le meurtre de Massine Larfaoui.

Dans ma théorie, c’était Moritz Beltreïn, le client mystérieux, qui avait tué le Kabyle après un affrontement dont j’ignorais l’objet. Peut-être que Larfaoui faisait chanter Beltreïn, pensant qu’il utilisait l’iboga noir sur ses patients. Peut-être même avait-il découvert ses activités meurtrières... On pouvait imaginer un mobile de ce genre mais les questions restaient nombreuses. Pourquoi Gina, la prostituée, avait-elle pris l’assassin pour un prêtre ? Elle avait parlé d’un grand type, « tout en longueur »... Rien à voir, physiquement, avec Beltreïn.

La méthode du meurtre posait aussi problème. Le Suisse était un assassin, usant de techniques singulières, mais il aurait été incapable de trafiquer une arme automatique de combat — il n’avait aucune formation militaire. Et d’ailleurs, on n’avait retrouvé chez lui aucun matériel de ce genre.

Deuxième grain de sable : les apparitions psychiques.

Toujours selon ma théorie, Beltreïn droguait ses victimes puis se présentait à eux sous des déguisements distincts — ses rôles de « démon ». Mais, même grimé, même au cœur d’une transe, comment le médecin trapu avait-il pu se faire passer pour un vieillard luminescent, un ange très grand, ou un enfant défiguré ?

Troisième grain de sable : la mobilité du tueur.

J’avais noté la date et le lieu de chaque meurtre — non seulement ceux des « décomposés », mais aussi ceux de Larfaoui et de Sarrazin. D’Arturas Rihiimäki, en 1999, jusqu’à l’élimination du capitaine de gendarmerie, cela faisait beaucoup d’assassinats pour un seul homme. Sans compter qu’il y avait eu d’autres victimes — les photos chez Beltreïn l’attestaient. Tous ces voyages, ces préparatifs, étaient-ils compatibles avec les responsabilités du professeur ? Cela frôlait le don d’ubiquité.

Quatrième grain de sable : la concentration des faits.

Que je sache, les crimes du Visiteur des Limbes avaient commencé en 1999. Beltreïn avait donc attaqué son activité criminelle à l’âge de quarante-sept ans. Pourquoi si tard ? Un tueur en série révèle toujours sa nature meurtrière entre vingt-cinq et trente ans. Jamais à l’aube de ses cinquante ans. Beltreïn avait-il eu une activité criminelle qu’on ignorait depuis les années quatre-vingt ? Ou n’était-il pas seul à agir ?

Cinquième grain de sable : Beltreïn n’avait pas avoué.

Alors qu’il s’apprêtait à m’exécuter, le médecin avait encore prétendu n’être qu’un « pourvoyeur », un « intercesseur ». Il avait laissé entendre qu’il ne faisait qu’aider les Sans-Lumière dans leur vengeance. Il mentait. Ni Agostina ni Raïmo n’auraient été capables de sacrifier leurs victimes de cette façon. Quant à Manon, je savais qu’elle n’avait pas tué sa mère. Si ce n’était pas Beltreïn ni les miraculés, qui ?

L’idée d’un complice prenait corps. Plus qu’un complice : le véritable assassin. Beltreïn n’était peut-être en effet qu’un comparse. Il aidait, soutenait, pourvoyait celui qui se grimait en ange ou en vieillard. Celui qui torturait ses victimes durant des jours entiers. Celui qui avait la trentaine à la fin des années quatre-vingt-dix...


18 heures.

La nuit était tombée. J’avais seulement allumé ma lampe de bureau, diffusant une lumière rasante sur mes notes, mes rapports, mes photos. J’étais complètement immergé dans ma réflexion. Je sentais, viscéralement, l’imminence d’une découverte capitale, obtenue à la seule force de ma concentration.

Je songeai à un ultime grain de sable et décrochai mon téléphone.

— Svendsen ? Mathieu.

— Où t’étais ? Tu avais encore disparu.

— Je suis rentré ce matin.

— Personne n’a compris ton absence à l’enterrement de...

— J’ai mes raisons. Je ne t’appelle pas pour ça.

— Je t’écoute.

— C’est toi qui as fait les autopsies de Laure et des petites ?

— Non. J’ai refusé. Ces mômes ont joué sur mes genoux, tu comprends ?

Je ne reconnaissais plus mon Svendsen. Ce n’était pas le style du bonhomme. Mais quels que soient ses états d’âme, il fallait qu’il m’aide sur ce coup.

— L’affaire n’est pas terminée, dis-je d’une voix ferme. Est-ce que tu pourrais...

— La réponse est non.

— Écoute. Quelque chose déconne dans tout ça.

— Non.

— Je te comprends. Mais le type qui a tué les petites est en liberté. Je ne peux pas accepter ça. Et toi non plus.

Bref silence. Le Suédois demanda :

— Qu’est-ce que tu cherches exactement ?

— D’après ce que je sais, elles ont été égorgées. Si ces meurtres appartiennent à la même histoire, comme le dit Luc, il doit y avoir autre chose. Un symbole satanique. Ou un jeu avec la décomposition des corps.

— Tu penses aussi qu’il y a un lien avec les autres ?

— Je pense qu’il s’agit du même tueur.

— Et Beltreïn ?

— Beltreïn n’était peut-être pas le meurtrier aux insectes. Ou bien il n’agissait pas seul. Il élevait les bestioles, préparait les produits, pour un autre coupable. Celui qui a égorgé la petite famille et qui a dû laisser sa signature.

Nouveau silence. Svendsen réfléchissait. Je profitai de l’avantage.

— Si j’ai raison, si le meurtrier des Soubeyras est aussi celui du rituel des insectes, alors il a dû placer un secret dans leurs corps. Un jeu sur la chronologie. Un pourrissement accéléré. Quelque chose qui signe son style.

— Non. Quand on les a retrouvés, les corps étaient encore chauds. Elles baignaient dans leur sang. Je n’ai rien entendu à propos d’un fait qui...

— Vérifie. Le légiste a peut-être manqué un détail.

— Les corps sont enterrés depuis des jours. Si tu penses à une exhumation, tu...

— Un coup d’œil aux rapports, c’est tout ce que je te demande. Étudie-les du point de vue de la décomposition. Les chiffres, les analyses, le moindre élément sur l’état des cadavres lors de leur découverte. Vérifie s’il n’y a pas un signe qui pourrait appartenir à l’univers tordu des autres meurtres.

Un dernier intervalle s’écoula. Enfin, le Suédois concéda :

— Je te rappelle.

J’allai chercher un café à la machine, longeant les murs pour éviter toute rencontre avec les collègues. Retour au dossier. Un autre chapitre à disséquer — le profil de Moritz Beltreïn. Sa vie, ses passions, ses rencontres. Je l’avais déjà fait, en profondeur, mais je cherchais maintenant autre chose. Un personnage récurrent dans son entourage. Un homme de l’ombre.

Je plongeai encore une fois dans sa biographie. L’homme avait passé sa vie à réanimer les morts. Il avait inventé une machine d’exception pour les tirer du néant. Il s’était toujours tenu sur ces confins, tendant la main à ceux qui pouvaient être repêchés. Il avait sauvé des dizaines de vies, prodigué le bien pendant trente années, dispensé son savoir aux États-Unis, en France, en Suisse. Une existence sans tache.

Je traquai pourtant, jusqu’à m’en brûler les yeux, un nom qui reviendrait, une zone d’ombre, un événement singulier. Quelque chose, n’importe quoi, qui puisse expliquer sa psychose ou désigner un partenaire criminel. Chaque mot semblait battre au plus profond des minuscules vaisseaux de mon cerveau.

Mais je ne trouvai rien.

Pourtant, je le sentais, quelque chose passait entre ces lignes. Un détail, une faille, qui courait sous mes yeux et que je ne parvenais pas à identifier.


20 heures.

Nouveau café. Les couloirs de la Crime étaient maintenant déserts. Ici comme partout ailleurs, le vendredi soir, on rentrait chez soi plus tôt.

Retour au bureau.

Je repris, une troisième fois, les données par le début. Étudiai en détail les circonstances du premier sauvetage de Beltreïn, en 1983. Lus l’article incompréhensible, rédigé en anglais, que le médecin avait publié, deux années plus tard, dans la revue scientifique Nature. Je me farcis la liste des conférences que le spécialiste avait données, pays après pays.

Une heure passa encore.

Je ne trouvais rien.

J’allumai une nouvelle Camel, me massai les paupières et repartis pour un tour.

Les dates. Les noms. Les lieux.

Et soudain, je sus.

Dans chaque biographie, on citait la première utilisation de la machine « by-pass » : une jeune femme, noyée dans le lac Léman, en 1983. Or, un souvenir me revenait maintenant. Lors de notre rencontre à l’hôpital, Beltreïn m’avait dit, afin de démontrer sa longue expérience, qu’il avait tenté cette opération, une première fois, en 1978, « sur un petit garçon mort d’asphyxie ».


1978.

Pourquoi les articles ne mentionnaient-ils jamais cette intervention ? Pourquoi ces hagiographies faisaient-elles toujours démarrer les débuts du toubib en 1983 ? Pourquoi Beltreïn avait-il lui-même occulté, dans ses interviews, son curriculum vitae, cette expérience ? Et pourquoi, s’il avait quelque chose à cacher, m’en avait-il parlé ?

Je me connectai sur Internet et accédai aux archives de la Tribune de Genève. Les mots-clés pour l’année 1978 : « Beltreïn », « sauvetage », « asphyxie ». Aucun résultat. Je tentai la même expérience avec L’Illustré suisse, Le Temps, Le Matin. Que dalle. Aucune trace d’une opération spectaculaire. Merde.

Un autre souvenir, à mon secours. 1978 était la dernière année que Beltreïn avait passée en France, à Bordeaux. J’effectuai la même recherche dans les archives de Sud-Ouest.

L’article me péta à la gueule : sauvetage miraculeux par un médecin suisse. On y racontait en détail comment Moritz Beltreïn avait utilisé, pour la première fois, la machine de transfusion sanguine pour réanimer un petit garçon mort d’anoxie.

Du feu dans les veines.

L’enfant avait été récupéré au fond du gouffre de Genderer, dans les Pyrénées. Il avait été transféré en hélicoptère au CHU de Bordeaux, où Beltreïn avait proposé sa méthode. Déjà, les lignes dansaient devant mes yeux. Je ne comprenais plus rien.

Parce qu’un nom éclaboussait tous les autres mots en ondes de terreur.

Le nom de l’enfant réanimé.

Le dernier auquel je me serais attendu.

Luc Soubeyras.

Je secouai la tête, en murmurant : « Non, impossible », mais lus en détail. En avril 1978, Moritz Beltreïn avait arraché Luc, alors âgé de onze ans, aux griffes de la mort. La coïncidence était trop dingue. Les routes des deux personnages — Luc et Beltreïn — s’étaient croisées, vingt-quatre ans avant que tout commence !

Je me forçai à relire l’article à froid, tenant à distance les multiples implications de cette découverte. À la base, un fait que j’ignorais : Luc était avec son père lorsque le spéléologue était descendu dans le gouffre de Genderer, en 1978. Sans doute Nicolas Soubeyras avait-il voulu initier son fils aux sensations de cette discipline. Et encore une fois, le mettre à l’épreuve.

Mais la plongée dans les abîmes avait mal tourné.

Un éboulement avait bloqué l’issue par laquelle le père et le fils étaient descendus. Les pierres avaient tué Nicolas Soubeyras sur le coup. Luc avait survécu mais il avait été lentement asphyxié par les gaz de décomposition du cadavre de son père. Quand les deux corps avaient été découverts, l’enfant venait de mourir. Beltreïn, à l’hôpital de Bordeaux, avait alors tenté, pour la première fois, d’utiliser, de manière inversée, la machine de refroidissement. Il avait réussi à ramener l’enfant à la vie — un enfant dont le cœur avait cessé de battre durant au moins deux heures. Le plus beau sauvetage de Beltreïn : le premier, celui qu’il dissimulait au fond de sa biographie.

Et maintenant, les déductions.

Lors de cet accident, Luc avait vécu une NDE négative. À onze ans, il avait vu le diable. Sa « révélation » mystique n’était pas celle qu’il m’avait toujours racontée, sur les falaises des Pyrénées, quand la lumière avait dessiné le visage de Dieu. Elle avait eu lieu au fond d’un gouffre, alors que les ténèbres l’enserraient et que son père pourrissait à ses côtés.

Luc était un Sans-Lumière.

Le seul véritable possédé de l’affaire.

Les faits, à reprendre à rebours.

Luc Soubeyras n’avait donc pas rencontré Satan quelques semaines auparavant, lorsqu’il s’était immergé dans la rivière. Tout cela était feint, calculé, truqué. Sa noyade, sa vision, son réveil maléfique : des mensonges. Lors de sa séance d’hypnose, Luc n’avait raconté que ses souvenirs d’enfant, qui dataient de Genderer !

Depuis cette première expérience, Luc tirait les ficelles. L’enfant maudit était devenu le mentor de Beltreïn. C’était lui qui avait tout monté, tout inventé. « Je ne suis qu’un pourvoyeur, un intercesseur » : Beltreïn avait dit vrai. Depuis le début, il était au service d’un enfant diabolique — celui que j’avais rencontré trois ans plus tard à Saint-Michel-de-Sèze et qui n’avait jamais caché sa passion pour le diable, prétendant qu’il fallait connaître l’ennemi pour mieux l’affronter.

Mais Luc n’avait qu’un ennemi : Dieu lui-même.

C’était Luc, et Luc seul, qui tuait ses victimes selon le rituel organique. Lui, et lui seul, qui créait des Sans-Lumière et leur apparaissait, derrière des masques, après leur avoir injecté de l’iboga noir. Marqué à jamais par le double traumatisme de la caverne et du coma, il n’avait plus cessé de former des hommes et des femmes à son image — des Sans-Lumière. Il avait tué en reproduisant les tourments qu’il avait affrontés au fond de la grotte — les chemins de la décomposition. Luc se prenait pour le Prince des Ténèbres, ou pour un de ses émissaires, et c’était un démon obsédé par la putréfaction, la dégénérescence de la mort.

Mais pourquoi avoir inventé cette noyade ? Cette deuxième NDE négative ? Pourquoi m’avoir placé, moi, sur ses traces ? Pour révéler au grand jour ses manœuvres ? Pour me provoquer ? Piétiner Dieu sous mes yeux ? toi et moi seulement...

J’entrevoyais le mobile de Luc. Son goût de la théâtralité, de la représentation. S’il était un émissaire de Satan, alors il fallait que les mortels découvrent son règne, l’ampleur de sa force de nuisance. Il avait besoin d’un témoin, d’un relais pour son œuvre. Pourquoi pas un catholique, un ami, qu’il n’avait jamais cessé de pervertir ? Un cœur innocent, naïf, qui deviendrait malgré lui son scribe, son apôtre ?

J’attrapai mon téléphone fixe pour joindre l’hôpital de Villejuif. Au même instant, mon portable sonna. Je décrochai.

— Svendsen. Tu avais raison. Il y a une anomalie. Dans l’état des corps.

Un ulcère fulgurant, au fond de mes entrailles.

— Parle.

— Les conclusions du premier toubib sont fausses. Les victimes ne sont pas mortes au moment où on l’a cru.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Les organes internes sont dilatés. Les vaisseaux ont éclaté. Et certaines lésions des tissus pourraient être liées à l’apparition de cristaux de glace.

— Ce qui signifie ?

— C’est complètement dingue.

— Accouche, merde !

— Les corps ont été congelés.

Un grand bruit blanc sous mon crâne. Svendsen continua :

— Congelés puis réchauffés. Laure et les petites ont été tuées plus tôt qu’on ne pense.

— Quand ?

— Difficile à dire. La congélation a tout brouillé. Mais je dirais qu’elles ont été refroidies durant au moins vingt-quatre heures.

— Elles ont donc été tuées à la même heure, le jeudi ?

— À peu près, oui.

Je fis mes comptes. Le jeudi 14 novembre, en fin d’après-midi, Manon était chez moi. Je lui avais téléphoné plusieurs fois et deux flics la surveillaient en permanence. En aucun cas, elle n’avait pu se rendre rue Changarnier — pas plus qu’elle n’aurait pu congeler les corps puis les replacer dans l’appartement, le lendemain. Je demandai dans un souffle :

— T’es sûr de ton coup ?

— Il faudrait exhumer les dépouilles. Procéder à d’autres analyses. Sur la base de mes calculs, on peut tenter d’en parler au juge et...

Je n’écoutais plus. Mes pensées gravitaient autour d’un autre gouffre.

Un autre suspect pour les meurtres.

Luc lui-même !

Le jeudi 14 novembre, il n’était pas encore en cellule d’isolement. Cela signifiait qu’il avait pu partir à Paris pour massacrer sa propre famille, congeler les corps, d’une manière qui restait à découvrir. Ensuite, il était revenu à l’hôpital, avait simulé sa crise et avait été enfermé — seulement quelques heures, je le savais.

Dès l’après-midi du vendredi, il avait été libéré. Il était alors discrètement retourné rue Changarnier, il avait disposé les corps, puis était rentré encore une fois au bercail. La chaleur de l’appartement avait achevé le processus. Les cadavres étaient « morts » une deuxième fois, alors que Luc dînait avec ses amis les fous à Villejuif.

Je remerciai, ou crus remercier Svendsen, puis raccrochai.

Luc s’était fabriqué un alibi parfait. Et plus encore. Grâce à cette méthode, il était resté cohérent avec son propre sillage de violence. Encore une fois, il avait joué avec la chronologie de la mort !

Quelle était la prochaine étape de son plan ?

Me tuer, comme il m’en avait averti ?

118

J’APPELAI L’HÔPITAL Paul-Guiraud et demandai à parler à Zucca. Je devais vérifier l’emploi du temps de Luc, du jeudi au vendredi. Le psychiatre confirma mes hypothèses. Son patient était sorti de cellule d’isolement le vendredi, à 16 heures. On lui avait donné des sédatifs puis on l’avait replacé dans une chambre standard afin qu’il dorme jusqu’au lendemain.

Bien sûr, Luc n’avait pas avalé les drogues. Il était reparti à son domicile pour achever sa mise en scène. L’aller et retour dans le douzième arrondissement ne lui avaient pas demandé trois heures.

Restait la question centrale : comment avait-il fait pour les congeler ?

Plus tard.

Je réalisai que Zucca me parlait encore.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je demandais : pourquoi ces questions ?

— Où est Luc actuellement ? Toujours dans sa chambre ?

— Non. Il est sorti aujourd’hui. À midi.

— Vous l’avez laissé filer ?

— On n’est pas dans une prison, mon vieux ! Il a signé sa feuille de sortie. Et voilà.

— Vous a-t-il dit où il allait ?

— Non. J’ai juste eu le temps de lui serrer la main. À mon avis, il est parti se recueillir sur les tombes de sa famille.

Je n’arrivais pas à accepter la situation. Un dossier en trompe-l’œil. Des erreurs accumulées. Mon coupable en liberté. Je montai le ton :

— Comment avez-vous pu le laisser partir ? Vous m’aviez dit que son état empirait !

— Depuis qu’on s’est parlé, Luc s’est calmé. Sa cohérence mentale est revenue. L’Haldol a eu un effet très positif, semble-t-il, je...

Mes propres pensées couvraient ses paroles. Luc n’avait jamais été fou. Du moins pas de cette façon-là. Et il n’avait jamais pris la moindre pilule.

Une idée me traversa :

— Pour chaque patient, vous vous renseignez sur son passé psychiatrique, non ?

— On essaie, oui.

— Vous avez effectué une recherche pour Luc ?

— C’est drôle que vous me demandiez ça. Je viens de recevoir le rapport d’un hôpital, datant de 1978. Le Centre Hospitalier des Pyrénées, près de Pau.

— Que dit ce rapport ?

— Luc Soubeyras a eu un accident, en avril 1978. Coma. Etat de choc. Il conservait des séquelles de cette expérience.

— Quel genre ?

— Des troubles mentaux. Le rapport n’est pas explicite. (Zucca prit un ton songeur.) Étrange, non ? Luc a donc déjà vécu toute cette histoire une première fois...

Étrange : le mot était faible. Luc avait tout écrit, tout organisé, tout agencé, pour un « bis » d’apocalypse.

Zucca ajouta :

— En un sens, ça change mon diagnostic. Nous assistons aujourd’hui à une sorte de... récidive. Il se pourrait que Luc soit plus dangereux que je ne l’aie cru.

Je faillis éclater de rire.

— Ça se pourrait, oui.

Gyrophare sur le toit, pleins phares, sirène à fond. Les sensations, en staccato. Peur. Excitation. Nausée. Je fonçai rue Changarnier, espérant surprendre Luc dans son appartement en train de préparer son dernier acte.

Je ne mis que sept minutes pour rejoindre le cours de Vincennes. J’éteignis mes feux d’alerte, me faufilai sur le boulevard Soult, jusqu’à atteindre, à gauche, la rue du domicile. Les immeubles de briques se refermèrent sur moi comme un étau de sang figé.

Le code du premier portail me vint sous les doigts. Cour de ciment, fontaines circulaires, pelouses. Nouveau code, pour l’immeuble, puis ascenseur grillagé. Je dégainai mon .45 et fis monter une balle dans le canon. À mesure que les étages défilaient, je sentais une encre noire, un goudron s’écouler en moi, jusqu’à me boucher veines et artères.

Couloir, pénombre. Je n’allume pas. La porte est barrée d’un ruban de non-franchissement. Personne ne semble être entré ici depuis la visite de la police scientifique.

Une oreille contre la porte. Pas un bruit.

J’arrache le ruban jaune. Une poussée vers le haut, une poussée vers le bas. Pas de verrou, à l’exception de la serrure centrale, même pas fermée. Trousseau de passes, direct, dans ma main. La troisième lame est la bonne. J’actionne le crochet de la main gauche, mon Glock dans la droite. Déclic. Je pénètre dans l’appartement.

Tous mes signaux sont au rouge.

Le mobilier bon marché, le parquet flottant, les bibelots mochards. Tout est faux ici. Luc Soubeyras a fait semblant de vivre ici, comme il a fait semblant d’être flic, d’être chrétien, d’être mon ami.

Le salon : rien à signaler. Je m’oriente vers le bureau. Inconsciemment, j’évite la chambre de Laure, où les trois corps ont été retrouvés. Les tiroirs sont vides. Les armoires, qui abritaient les dossiers marqués de la lettre « D », aussi. À la lueur des réverbères, les façades de briques se reflètent dans les vitres. Tout l’espace est rembruni. J’éprouve un pur délire olfactif. Je sens flotter ici l’odeur cuivrée de l’hémoglobine.

Retour dans le couloir.

Je bloque ma respiration et pénètre dans la chambre du crime. Parquet noir, meubles blancs. Lit nu, sans drap ni couverture, comme en suspens, dans la pénombre. Et, sur la droite, lézardant le mur, les traces de sang. Les trois corps, d’abord assis contre le mur, puis glissant sur le sol... La tremblote. J’imagine Laure et ses filles, serrées les unes contre les autres, saturées de peur. J’interroge à voix haute :

— Luc, pourquoi ? POURQUOI ?

En guise de réponse, une lueur prend corps, sur ma gauche, alors que mes yeux s’adaptent à la demi-obscurité. Je me tourne et mes tremblements se transforment en sursauts glacés.

Sur le mur opposé, derrière le lit, une phrase, en lichen fluorescent :


LÀ OÙ TOUT À COMMENCÉ.


D’un coup, je saisis deux vérités.

La première, c’est que Luc n’a pas cessé de me pister, tout au long de mon enquête. Cette écriture tordue, frénétique, c’est celle du confessionnal, celle de l’arbre de Bienfaisance, celle de la salle de bains de Sarrazin. Luc est le tueur — le seul, l’unique.

Par quel prodige, dans le coma, a-t-il pu m’écrire ?

Agissait-il par le bras de Beltreïn ?

L’autre vérité est plus brève, plus fulgurante.

Luc me donne rendez-vous, LÀ OÙ TOUT À COMMENCÉ...

Saint-Michel-de-Sèze.

L’internat où nous nous sommes connus.

Où nous avons uni notre passion pour Dieu.

En réalité, là où s’est initié notre duel.

Dieu contre le Diable.

119

BOULEVARD PÉRIPHÉRIQUE. Pied au plancher.

Je peux rejoindre Pau en six ou sept heures.

Arriver au pensionnat aux environs de 3 heures du matin.

Autoroute A6, puis A10, direction Bordeaux.

Je déclenche mon cruiser mental, réglé sur 200 kilomètres-heure. La route est déserte, gouffre noir percé par les seuls marquages au sol, avalés, engloutis par ma propre vitesse.

J’enchaîne clope sur clope, repoussant toute pensée. Je file vers l’ultime affrontement — et c’est tout. Pourtant, des visions jaillissent aux marges de mon esprit. Les marques de sang sur le mur de la chambre, dessinant les silhouettes des victimes. Le corps de Manon, fracassé parmi les tôles de ma propre voiture. Sarrazin, dans sa baignoire emplie de viscères. Ces fantômes flottent avec moi dans la voiture — mes seuls compagnons.


23 heures.

La fatigue me tombe dessus. J’allume la radio, pour fixer mon attention. France Info. Plus un mot sur le triple meurtre de la rue Changarnier. Étrange sentiment, vertige. Je suis le seul au monde à posséder la clé de l’énigme.


Minuit.

J’ouvre ma fenêtre pour me gifler le visage. Rien à faire. Mes paupières tombent d’elles-mêmes, mes membres s’ankylosent. Le sommeil, avec son poids d’étoile morte, fond sur moi.

Je braque sur une aire de parking.

Coupe le contact et sombre aussitôt.

À mon réveil, l’horloge du tableau de bord indique : 2 :45. J’ai dormi près de trois heures. Je démarre et trouve une station-service. Le plein. Un café. J’ai couvert six cents bornes en quatre heures. Je suis à proximité de Bordeaux. Après le pont d’Arcins, il me restera deux cents kilomètres avant Pau. À l’aube, je serai à Saint-Michel-de-Sèze.

Luc m’attend-il vraiment là-bas ? Un éclair, et je nous revois, quatorze ans, au pied des statues des apôtres. Les meilleurs amis du monde, unis par la foi et la passion... Je balance mon gobelet dans la poubelle — le café a un goût de vomi — et repars.

J’avale les derniers deux cents kilomètres à moindre vitesse, les yeux écarquillés. Aux environs de 6 heures, la sortie de Pau se détache sur la droite. J’emprunte d’abord la direction de Tarbes, sur l’A64— E80, puis la D940 vers Lourdes, plein sud.

Soudain, je reconnais la route.

Quinze kilomètres encore et la colline familière jaillit. Rien n’a changé. L’avancée claire du monastère, au sommet. Son clocher en forme de crayon de bois. Les bâtiments modernes, disséminés sur le versant. Si le rendez-vous est ici, je devine où, précisément.

Je gravis le lacet, longe le campus et stoppe sur l’aire de stationnement de l’abbaye. Je m’achemine à pied vers le portail du mur d’enclos. Plusieurs centaines de mètres plus bas, au pied de la colline, l’internat dort. Atmosphère lunaire. Je ne sens pas le froid. Je suis si froid moi-même que le vent glacé ne peut rien contre moi.

J’escalade la grille et remonte le chemin de cailloux jusqu’au cloître. Je ne prends aucune précaution. Nouveau mur. Aucun problème : je connais le chemin. Je marche sur la droite jusqu’à trouver la première meurtrière, située à un mètre cinquante du sol. Je m’y glisse de profil et bascule de l’autre côté, sur la pelouse constellée de givre.

Cette fois, je reste à couvert, dans l’ombre du mur. Pendant plus de cinq minutes, j’observe le monastère. Pas le moindre frémissement. Je me mets en marche. Je sens crisser l’herbe gelée sous mes pas. Les panaches de buée qui s’exhalent de mes lèvres. Mes battements de cœur, concentration de vie isolée sur cette colline, entre ciel et terre.

Est-il là, lui aussi ?

Sommes-nous deux à retenir notre souffle ?

À l’angle du cloître, je m’arrête. Je dégaine à nouveau mon arme. Pas un bruit, pas un mouvement. Je traverse la galerie et accède au patio intérieur. Un carré d’herbe bleue, nappé de silence. De part et d’autre, les arches du cloître, enténébrées. Et, droit devant, les statues. Saint Matthieu avec sa hachette ; Saint-Jacques le Majeur, tenant son bâton de pèlerin ; Saint-Jean, portant son calice...

Ces saints étaient nos modèles. Nous voulions devenir des pèlerins, des apôtres, des soldats. Seul, ce vœu n’a pas été trahi. À notre façon, nous sommes devenus des combattants. Non pas des alliés, comme je l’avais cru, mais des adversaires.

Le froid commence à m’engourdir. Je me donne encore cinq minutes pour voir si l’ennemi est là. Au bout de deux, mes sensations s’amenuisent. Je ne tremble plus. Le froid m’enveloppe, à la manière d’une anesthésie.

Je dois bouger, sous peine de geler, comme au col du Simplon. Je m’engage sous la voûte. Je ne suis pas vraiment sur mes gardes — je sais que Luc voudra me parler avant de me tuer. Ce discours, cette explication, c’est l’épilogue obligé. La conclusion logique de sa machination. La vraie victoire du Mal sur le Bien, quand Satan achève sa proie par la parole.

Quatre minutes.

Je me suis trompé. Luc n’est pas là. Mon bras retombe, mon index se pose le long du pontet de mon arme. L’impasse. Luc a disparu et je n’ai plus la moindre piste. Je n’ai pas su comprendre son message.

Alors, je réalise mon erreur. LÀ OÙ TOUT À COMMENCÉ.

L’histoire n’a pas débuté ici, dans ce monastère, mais bien avant. La réelle source de la légende de Luc est son accident. Il ne m’a pas donné rendez-vous dans le berceau de notre amitié-rivalité, mais à la naissance de son expérience fondatrice.

Dans le gouffre de Genderer.

Là où il a reçu la révélation du diable.

120

D’APRÈS L’ARTICLE sur le sauvetage de Luc, le gouffre se situe à trente kilomètres au sud de Lourdes, dans le parc national des Pyrénées occidentales. Je contourne la cité mariale et file sur la N21. Argelès-Gazost. Pierrefitte-Nestalas. Les montagnes surgissent, plus denses que l’obscurité elle-même. Cauterets. Dans le centre-ville, un panneau indique la direction de Genderer. La route monte. Gagner en altitude pour mieux plonger dans les abîmes.

Cinq kilomètres plus tard, je parviens en vue du lac de Gaube. Une départementale, sur la droite, s’enfouit sous des arbres nus. Je rétrograde pour monter encore. Après un tournant, et quelques échappées sur des maisons isolées, il ne reste plus rien, sinon une flèche : Genderer.

La chaussée s’arrête net sur un parking.

Je verrouille ma voiture et me dirige vers le bâtiment d’entrée. Une série d’arches d’acier futuristes, intégrées dans la haute falaise. Le froid a changé de nature. C’est une morsure sèche, implacable, un nouveau cran sur l’échelle de la dureté. Les bourrasques font claquer mon manteau. Je me visualise comme un ange rédempteur, en marche vers la dernière bataille.

Sous les voûtes, des devantures : billetterie, boutique de souvenirs, bar-restaurant. Fermées par une seule grille. Pourtant, près du guichet de vente, j’aperçois une lumière sous une porte. Et aussi, en tendant l’oreille, la rumeur d’une radio matinale. Je secoue la grille jusqu’à produire un raffut d’enfer.

Un homme apparaît. Hirsute, mal rasé, ébahi — le même modèle que le gardien de la mairie de Sartuis.

— Ça va pas, non ?

Je lui fourre ma carte sous le nez, à travers les mailles de fer. Il s’approche, son haleine pue le café.

— Qu’est-ce vous voulez ?

— Descendre.

— À c’t’heure-ci ?

— Ouvrez.

En râlant, le type actionne un système avec le pied. La grille s’élève. Je passe en dessous et me redresse face à lui. Sa barbe luit comme de la paille de fer.

— Prenez une lampe et emmenez-moi en bas.

— Vous avez un papier, un mandat, quelque chose ?

Je le pousse devant moi :

— Fringuez-vous. Et n’oubliez pas la torche.

Le gars pivote et repart d’une démarche de crabe. Je le suis pour vérifier qu’il n’appelle pas les gendarmes ou je ne sais qui. Il disparaît dans sa loge et revient avec un phare à main, doté d’une bretelle d’épaule. Vêtu d’un ciré de pluie kaki, il m’en tend un autre :

— Ça doit être vot’taille. En bas, c’est plutôt humide.

J’enfile le poncho : il me va comme un suaire.

— J’ai allumé en bas. Y a l’électricité. C’est tous les jours Noël !

Il me contourne et emprunte le couloir qui s’enfonce dans la grotte. Au bout, les croisillons noirs d’une nouvelle grille. Un monte-charge, comme ceux des mineurs de jadis. Mon guide manipule son trousseau et déverrouille le rideau de fer monté sur glissière.

— Par ici, la visite.

Je pénètre dans la cabine. Mon groom me suit et referme la grille. Il manipule le tableau de bord, à l’aide d’une autre clé. Déjà, un souffle d’humidité s’exhale, trahissant le gouffre sous nos pieds. La plate-forme tangue puis fléchit. Nous chutons dans un mouvement fluide, souple, détaché. Passé les premiers mètres, lissée par une paroi de métal, la roche défile devant nous. J’ai le sentiment de plonger non seulement dans les profondeurs de la terre, mais aussi dans des couches oubliées du temps — les âges glaciaires du monde.

Le gardien débite son discours de vieux briscard :

— On descend à vingt kilomètres-heure. À ce rythme, on aura atteint en trois minutes une profondeur de mille mètres et...

Je n’écoute pas. Mon corps me renseigne. Mes poumons se vident, mes tympans craquent. La pression. La croûte rocheuse file toujours, noire, suintante, à une vitesse vertigineuse. Mon guide renchérit :

— Surtout, tendez pas la main. On a eu des accidents. La puissance d’aspiration...

— Cette nuit, vous n’avez rien entendu ?

— Comme quoi ?

— Un intrus. Un visiteur.

Il ouvre des yeux ronds. La plate-forme a atteint le point le plus rapide de la chute. J’éprouve une sorte d’ivresse. Nous filons en apesanteur. Enfin, l’engin ralentit, dans un raclement de câbles. Mon corps se tasse. Mes entrailles remontent au fond de ma gorge puis se replacent, avec un relent de nausée. L’homme ouvre :

— Moins mille mètres. Tout l’monde descend...

Sur le seuil, je vacille. Un poids mystérieux oblitère le battement de ma circulation sanguine. Devant moi, un carrefour se déploie en plusieurs galeries. Des néons sont plantés à même la roche. Une des ouvertures porte un panneau « sens de la visite ». Je réalise que je ne connais pas le lieu exact du rendez-vous. LÀ OÙ TOUT À COMMENCÉ. Je demande :

— Nicolas Soubeyras, ça vous dit quelque chose ?

— Qui ?

— Nicolas Soubeyras. Un spéléologue. Mort dans ce gouffre, en 1978.

— Je bossais déjà ici, grimace l’homme. On évite d’en parler. C’est pas d’la bonne publicité.

— Vous savez où ça s’est passé ?

Il frappe le sol du talon :

— Droit en dessous. Dans la salle de bal. À moins cinq cents mètres encore.

— C’est accessible ?

— Non. C’est réservé aux professionnels.

— Il y a un accès ?

Il secoue la tête :

— À partir d’ici, il y a un parcours fléché, qui descend à moins deux cents mètres. À mi-chemin, y a un escalier, pour le personnel, qui plonge encore cent mètres plus bas. Mais après ça, c’est de la spéléo pure. Faut passer par des siphons, des cheminées. Un vrai bordel.

— J’ai des chances d’y parvenir ?

— Vous avez des notions de spéléologie ?

— Aucune.

— Alors, oubliez. Même les pros ont du mal. Un gars comme vous, au premier siphon, vous y restez.

Deux possibilités. Soit je me suis trompé et je renoncerai au premier obstacle. Soit Luc m’attend au fond, et il aura équipé le passage d’une manière ou d’une autre. Je prends conscience de deux sensations simultanées : l’humidité intense et le bruit de la ventilation artificielle.

— Indiquez-moi le chemin.

— Quoi ?

— Pour descendre vers la salle de bal.

Le gardien soupire :

— Au bout de la galerie, prenez l’escalier et suivez les panneaux. C’est éclairé. Ensuite, ouvrez l’œil. Y aura une porte de fer, sur la gauche. Le passage que je vous ai dit. Si vous êtes toujours d’attaque, passez de l’autre côté. Là, allumez les lampes avec le commutateur. Faites gaffe : assez rapidement, y a un puits.

— Je peux y descendre ?

— Pas facile. Des échelons sont fixés dans la roche, genre via ferrata. Au fond, vous trouverez une grande salle puis un premier siphon, où la flotte tombe de partout. Après, y a un autre puits, très étroit, qui s’ouvre sur une deuxième salle. Je suis même pas sûr : j’y suis jamais allé. Si par miracle vous êtes toujours en vie, vous devrez renoncer tout de même. À cause du lichen.

— Quel lichen ?

— Une variété qui émet un gaz toxique. Un truc luminescent. C’est ce genre de mousses qui empoisonnaient les égyptologues et...

— Je connais. Ensuite ?

— Y a pas d’ensuite. Vous arriverez pas jusque-là.

— Admettons que j’y sois.

— Eh ben vous serez plus très loin. À l’époque, l’éboulement avait poussé Soubeyras et son môme dans une chambre close. C’est là qu’ils sont morts. Depuis, on a creusé un passage pour accéder à la salle de bal — c’est superbe, j’ai vu des photos.

Sous mon poncho, mon corps est secoué de décharges. Terreur ou impatience : je ne sais pas. Le lichen est l’indice. Le dernier élément qui boucle le cercle. Luc m’attend dans cette salle, juste après l’antichambre de sa première mort.

— Vous avez parlé d’une porte en fer. Elle est fermée à clé ?

— Y a intérêt.

— La clé.

Le bonhomme hésite. De mauvaise grâce, il sort son trousseau et détache un passe. Je l’attrape, ainsi que le phare à main puis repousse le guide dans la cabine du monte-charge. Il tente de protester :

— J’peux pas vous laisser faire ça. Vous êtes pas couvert par les assurances !

— Je suis jamais couvert, dis-je en rabattant la grille. Si je ne suis pas de retour dans deux heures, appelez ce numéro.

Je griffonne les coordonnées de Foucault sur un des reçus d’autoroute et le glisse entre les treillis.

— Dites-lui que Durey a des problèmes. Durey : compris ?

L’homme ne cesse de dodeliner de la tête.

— Si jamais vous arrivez au siphon, attention au lichen. Soit vous passez en moins de dix minutes, soit vous y restez.

— Je m’en souviendrai.

— Vous êtes sûr de votre coup ?

— Attendez-moi là-haut.

Il hésite encore puis, enfin, se résout à actionner son tableau de bord :

— J’vous renvoie l’ascenseur. Bonne chance !

La cabine disparaît dans un tremblement de ferraille. Le vide s’abat sur moi, infiltré par le bruit de la ventilation et le clapotis des gouttes. Je tourne les talons, la lampe à l’épaule, et me mets en marche.

À cinquante mètres, un escalier à pic. Plusieurs centaines de marches, pratiquement à la verticale. Je m’accroche à la rampe. Des coulées brillent sur les murs, le plafond scintille de flaques, l’humidité est partout, pénétrante, gorgeant l’air comme une éponge.

En bas, nouveau panneau : « sens de la visite ». Le rythme régulier des néons, fixés en hauteur, évoque un tunnel de métro. Au bout de cent mètres, je repère la porte, sur la gauche. Je fais jouer ma clé et cherche le commutateur. Une série d’ampoules, reliées entre elles par un seul câble, s’allument faiblement. De plus en plus lugubre : le boyau est noir, légèrement en pente. Je repousse mes appréhensions et avance, sans voir vraiment où je mets les pieds. Mes épaules accrochent les lampions, qui oscillent sur mon passage.

Soudain, la pente se casse à angle droit. Le puits. J’allume ma lampe et aperçois les échelons de fer sur la paroi opposée. Je teste du talon les premiers barreaux, éteins ma torche, la glisse en bandoulière puis attaque ma nouvelle plongée à reculons.

Une centaine de barreaux plus tard, je touche la terre ferme. Je ne vois rien mais l’air frais me renseigne : je me trouve dans un grand espace. « La première salle ». J’attrape mon phare et l’allume à nouveau. Je me tiens sur une coursive. À mes pieds, une caverne immense. Une vallée circulaire, qui rappelle un amphithéâtre romain.

Les plis dans la roche décrivent des myriades d’ornements. Des pics s’élèvent, des pointes s’abaissent, formant franges, piliers, dentelles. D’une manière absurde, mon esprit récite une vieille leçon de Sèze. « Stalactites : concrétions calcaires qui se forment à la voûte d’une grotte par l’évaporation de gouttes d’eau » ; « stalagmites : concrétions qui s’élèvent en colonnes du sol... »

Je me déplace sur la gauche, dos à la muraille, maintenant ma lampe devant moi, sans l’abaisser pour ne pas éclairer le vide.

Une autre galerie. J’avance, voûté, parfois presque accroupi. Des éboulis roulent sous mes semelles. Mes chevilles se tordent sur des arêtes, s’enfoncent dans des flaques. Mon champ de visibilité se limite au rayon de ma lampe. Des bruits de ruissellement me confirment que je suis sur la bonne voie — le guide a parlé d’un siphon...

Enfin, devant moi, le torrent. J’hésite un instant puis replace ma lampe sur mon épaule, cale mes pieds sur les côtés du boyau, juste au-dessus de l’eau. Nouvelle descente. L’eau est partout. L’eau est le sang de la grotte. Ses galeries sont ses veines, ses artères. Et je suis au cœur de cette circulation.

Enfin, une surface plate. Coup de torche : un sas de roches noires. Des blocs jonchent le sol, des stalactites lèchent les murs : aucune issue. Quelques pas encore. Soudain, une bouche. Le deuxième puits dont a parlé le gardien. Mais cette fois, aucun échelon, aucune prise. Sans matériel, impossible de descendre.

À ce moment, j’aperçois un scintillement. Un mousqueton. Je dirige mon faisceau et découvre un harnais, relié à une corde. La confirmation. Luc m’a préparé la route. Il est là, tout près, m’attendant pour l’ultime affrontement.

Je me harnache, m’empêtrant dans mes vêtements mouillés. Je n’ai aucune expérience en alpinisme, mais je trouve au fond de ma peur quelques parcelles d’esprit pratique. Une fois attaché, je me laisse aller, dos au vide. D’abord, rien ne se passe. Je reste suspendu, tournant sur moi-même, les deux mains serrées sur la corde. Puis celle-ci se met à coulisser, m’emportant lentement dans l’obscurité. Je ne réfléchis plus. Je plane, les yeux fermés. Je suis en train de plonger, physiquement, dans l’enfer de Luc.

Mes pieds retrouvent la terre ferme. Je m’extrais du harnais, braque ma torche. La deuxième salle. Même arc de cercle, mêmes stalactites. Mais le halo de ma lampe verdit. D’un geste, je l’éteins. La lueur verdâtre demeure. Une odeur phosphorée me pique les narines. Le lichen. Partout autour de moi.

Des semaines d’analyses, de recherches, de conjectures pour saisir l’origine de cette mousse. Maintenant, elle est là. Je suis à la source du mystère, comme les égyptologues le furent au fond du tombeau de Toutankhamon et y laissèrent leur peau.

Quelques mètres encore. Je n’ai pas rallumé mon phare. La nuit change de nature. Je discerne maintenant un halo rougeâtre. Je songe aux visions des Sans-Lumière. Le givre incandescent. Le phare palpitant... Le diable va-t-il m’apparaître ?

La lueur provient d’une des galeries. Toujours sans allumer, j’avance à l’intérieur, à quatre pattes. Mes paumes m’envoient un nouveau signal : la pierre est chaude. Une lignite ou je ne sais quel minéral, conservant le souvenir du magma immémorial. J’ai l’impression d’approcher du cœur incandescent de la Terre.

Une nouvelle niche.

Une cavité circulaire, de quelques mètres carrés, très basse.

On a dressé ici un autel, ponctué de lampes-tempête.

Mais ce n’est pas la mise en scène qui me fascine.

Ce sont les dessins sur les murs.

Des pictogrammes serrés, comme jaillis de la Préhistoire.

Je devine que je me trouve devant les esquisses dont m’a parlé Luc — les figures que Nicolas Soubeyras a soi-disant tracées avant de mourir. Je sais maintenant que ces œuvres sont celles de Luc lui-même. Elles n’ont jamais été dessinées sur un cahier mais sur les parois du caveau. Les croquis d’un Luc âgé de onze ans, mort de peur, emmuré vivant, en train d’étouffer près du cadavre de son père.

Je m’approche. Les motifs rappellent ceux de Lascaux ou de Cosquer. L’enfant a utilisé des feutres, dont il a écrasé la pointe. Des rouges, des ocres, quelques noirs. Les couleurs des premiers artistes de l’histoire humaine.

La fresque répète toujours la même scène. Une silhouette, limitée à quelques traits, une sorte de Y. Un enfant. À ses côtés, une autre figure, allongée. Le père. Au-dessus, une coupole les surplombe, hérissée de stalactites. Les tableaux répètent la même scène : l’enfant, le père, la voûte.

Le seul élément qui change est la forme des stalactites qui, peu à peu, s’allongent, se distordent, se transforment en griffes. Sur les dernières variations, les serres de pierre forment un visage, les traits d’un vieillard, soulignés de blanc et de rouge. Avant même de sombrer dans le coma, Luc a donc vu le Prince des Ténèbres venu l’enlever...

Une voix derrière moi :

— C’est ici que nous sommes morts, mon père et moi.

121

JE ME RETOURNE. Luc est là, vêtu d’une combinaison bleue de spéléologue. La même que celle de son père, sur le portrait triomphant de son bureau. Assis sur le sol, cerné par les lampes-tempête. Il n’est pas armé. Notre combat se situe au-delà des armes, du sang, de la violence.

Notre combat est eschatologique.

Nous sommes tous les deux déjà morts.

Morts et enterrés.

— Que penses-tu de ma fresque ? demande-t-il. La passion selon Saint-Luc !

La voix est ambiguë. Sarcastique, désespérée. Je retrouve l’adolescent contradictoire de Saint-Michel-de-Sèze. Fragile et dominateur, fiévreux et désabusé.

— J’espère que tu as compris où nous sommes. Un jour, on parlera de cette grotte comme on parle du jardin milanais pour Saint-Augustin ou de Notre-Dame pour Claudel. Le théâtre d’une conversion. En fait, l’antichambre du mystère. Cette niche n’a été qu’un préambule aux vraies ténèbres. (Il pointe un index sur sa tempe.) Celles du coma, là où « Il » est venu me chercher.

Luc contemple la fresque quelques secondes, rêveur, dans mon dos. Il reprend :

— Il faut d’abord que tu imagines ma terreur quand je suis descendu ici (Il a un bref ricanement.) J’étais claustrophobe. Mon père le savait et il m’a tout de même emmené dans ce gouffre. Pour que je devienne un homme ! Tu t’imagines mon angoisse, ma détresse ? J’en étais malade. Pourtant, la véritable épreuve a commencé après l’éboulement. Quand j’ai compris que j’étais emmuré avec le cadavre de mon père.

Il n’y a plus aucun bruit. Ni clapotis, ni ruissellement. Un nouvel écosystème, où règne une chaleur doucereuse, une sécheresse étrange.

— Viens, dit-il en se levant. On peut accéder à la grande salle.

Je lui emboîte le pas, penché sous la voûte. Nous pénétrons dans une grotte immense. La salle de bal. Sur une coursive naturelle, des lampes s’échelonnent encore et éclairent les lieux. Des colonnes gigantesques jaillissent des ténèbres pour soutenir la voûte. Des groupes de stalactites descendent, simulant des lustres de cristal. Les parois sont noires, plissées, charbonneuses. J’ai le sentiment d’admirer une cathédrale maudite, parfaitement appropriée au culte de Luc.

Nous avançons sur la passerelle. En contrebas, sur des avancées rocheuses, des objets trahissent une présence humaine. Une tente, un sac à dos, un réchaud. Tout est installé pour un séjour spéléologique. Luc doit revenir ici de temps en temps, à la source.

— Installe-toi. La vue d’ici est prodigieuse.

Je m’assois sur le parapet, évitant de regarder le vide sous mes pieds.

— Tu sens la chaleur ? La lignite, Mat. L’haleine de la Terre. Crois-moi, ici, le corps de mon père n’a pas mis longtemps à pourrir. Ces chairs gonflées, crevées... Elles ne m’ont plus jamais quitté. Quand ma lampe s’est éteinte, je suis resté avec les odeurs, les gaz, la mort. J’ai sombré avec soulagement. C’est là, au fond de l’inconscience, que l’initiation a eu lieu.

— Qu’est-ce que tu as vu ?

— Tu commences à avoir ta petite idée, non ?

— C’est ce que tu as raconté sous hypnose ?

— Je me suis inspiré de mes vrais souvenirs, oui.

— Ce vieillard, ces cheveux luminescents, pourquoi ?

— Nous sommes arrivés au bout du chemin, Mat, et tu n’as toujours rien compris.

— Réponds à ma question. Qui est ce vieillard ?

— Il n’y a pas de réponse. Il faut s’incliner devant un mystère. Songe à ta propre foi. Pourrais-tu la décrire en termes rationnels ? Pourrais-tu l’expliquer ? Et pourtant, tu n’as jamais douté de l’existence de Dieu.

— Et le Serment des Limbes ?

Luc sourit.

— Intraduisible. Ni en mots ni même en pensées. Tu imagines sans doute un pacte, un marché, toutes ces conneries à la Faust. Mais le Serment des Limbes est une expérience indicible. Une puissance qui t’emplit au point de devenir ton seul élan vital. Quand Satan m’a sauvé, il n’a pas sauvé celui que j’étais. Il a donné naissance à un être nouveau.

Je joue l’ironie :

— Tu n’es donc qu’un Sans-Lumière parmi d’autres ?

— Beaucoup plus que cela, et tu le sais. Un messager. Un émissaire. Je me glisse dans les consciences et diffuse Sa parole. Je crée mes propres possédés. J’organise ma légion !

Les questions se précipitent sur mes lèvres. Il me faut toute l’histoire. Mais c’est Luc qui demande, d’un ton amusé :

— Tu te souviens de Kurzef ?

— Notre prof d’histoire ?

— Il disait : « On livre les premières batailles pour sa patrie ou la liberté. Les dernières pour la légende. » C’est notre dernière bataille,

Mat. Celle de notre légende noire. Quand tu sauras la vérité, tu comprendras que je t’ai créé. Je suis ta seule raison d’exister.

— Raconte-moi tout. Et laisse-moi seul juge.

Luc laisse aller sa tête en arrière.

D’un ton détaché, presque absent, il déroule son odyssée.


Avril 1978.

Quand l’enfant se réveille du coma, Moritz Beltreïn est auprès de lui, bouleversé. Luc, âgé de onze ans, revenu à la vie après une mort clinique, est sa victoire. Son vaccin contre la rage, sa pénicilline, sa trithérapie. La prouesse qui l’inscrira dans les manuels d’histoire de la médecine.

Pendant deux années, Beltreïn installe Luc dans sa maison, à Lausanne, tout en versant une indemnité à la mère ivrogne. Il l’inscrit à l’école, le nourrit, l’élève. Mais surtout, il l’interroge.

Il veut savoir ce que l’enfant a vu sur l’autre rive.

Depuis des années, Beltreïn cache son jeu. Célibataire, sans vie personnelle ni autre passion que son métier, il passe pour le savant parfait, dévoué à ses travaux. En réalité, c’est un maniaque, un pervers, obsédé par le mal et sa transcendance. Il pense que l’expérience du coma est une Camera oscura où se révèlent les images venues d’un autre monde, positif et négatif. Beltreïn est hanté par le versant noir de l’au-delà. Il veut découvrir les forces du mal de la conscience humaine. Il veut être un pionnier sur les terres de Satan.

Mais Luc ne se souvient de rien. En revanche, ses actes parlent pour lui. Tortures sur des animaux. Sexualité morbide. Goût de la solitude. Luc est un tueur en puissance. Un abcès prêt à crever. Beltreïn suit cette transformation avec avidité et la nourrit — c’est l’ombre portée des ténèbres, la force noire revenue sur terre pour le renseigner.

Un jour, enfin, Luc se souvient. Le tunnel. La lumière rouge. Le givre brûlant. Le vieillard albinos. Beltreïn prend des notes. Enregistre le gamin. L’étudie sous toutes les coutures.

Luc est son cobaye.

Mais aussi son conteur, son navigateur, son Homère.

Et bientôt, son maître.

À douze ans, Luc tue le chien de Beltreïn, par jeu, par provocation. Le médecin n’a plus de doute : l’enfant est bien un messager du diable. Il lui jure allégeance. Il est prêt à suivre ses ordres, qui ne sont que les volontés de « là-bas ».


1981.

Beltreïn décide d’adopter officiellement Luc — sa mère vient d’être internée pour alcoolisme chronique. Puis il se ravise : il devine que l’enfant aura besoin d’une couverture discrète, anonyme. Il faudra le protéger contre les lois, la justice, le pauvre système des humains.

Luc est un monstre.

Un envoyé du diable.

Beltreïn sera son ombre, son apôtre, son protecteur.

Il inscrit le jeune garçon à Saint-Michel-de-Sèze.

Luc découvre l’éducation catholique. Il s’infiltre chez l’ennemi et il aime ça. C’est à ce moment qu’il rencontre un jeune croyant naïf et idéaliste — moi. « Tu es devenu mon sujet d’observation, souligne Luc. Mon sujet d’expériences. »

Le mal progresse en lui. Les meurtres d’animaux ne suffisent plus : il doit passer au sacrifice humain. Dès qu’il le peut, il s’enfuit de Saint-Michel et rôde dans les villages voisins, en quête de victimes. Un jour, il rencontre Cécilia Bloch, neuf ans. Il l’attire dans une forêt et la brûle vivante en la pulvérisant avec un aérosol enflammé.

Cécilia Bloch.

La petite qui m’a tant obsédé.

Le crime qui hante mes nuits depuis vingt ans. Luc Soubeyras est donc l’auteur du meurtre fondateur. Mensonge absolu de mon destin. Je me sens emporté par un torrent de boue et perds le fil de son discours. Je dois faire un effort surhumain pour me concentrer à nouveau sur sa voix.

Cette nuit-là, après l’autodafé, Luc disparaît. Le recteur du collège prévient Beltreïn. Fou d’angoisse, le médecin fait le voyage et ratisse les forêts avoisinantes : il connaît le goût de Luc pour les lieux sauvages, les ténèbres, la solitude. Il ne le trouve pas. Il plonge finalement dans le gouffre de Genderer et découvre l’enfant, prostré dans la grotte aux dessins. Affamé, perdu, Luc avoue son crime mais il est trop tard pour faire le ménage. Le corps est découvert. Par chance, Luc n’est pas soupçonné. Mais qui pourrait soupçonner un enfant d’un tel meurtre ?

Les années passent. Luc multiplie les assassinats. Chaque fois, Beltreïn s’occupe du corps, nettoyant la scène de crime. Luc est à la fois son maître et sa créature.

Pour l’enfant, chaque crime est un rituel de passage.

Un nouvel anneau du serpent, avant la mue complète.


1986.

Luc s’installe à Paris. Il a dix-huit ans. Il tue encore, de manière sporadique. Sans cohérence ni fil rouge. Il n’a pas encore saisi la logique interne de son destin.

Pour son anniversaire, Beltreïn lui fait une terrible révélation. Luc n’est pas seul dans son cas. Le médecin suisse lui parle des Sans-Lumière, sur lesquels il a effectué des recherches. Luc comprend qu’il a une « famille ». Il devine aussi qu’il a hérité d’une mission plus profonde.

Pas seulement faire le mal, mais l’engendrer, le multiplier...

Créer d’autres Sans-Lumière.

Devenir un pôle de lumière négative.


1988.

Beltreïn, chef de service au CHUV de Lausanne, sauve une autre enfant : Manon Simonis. Dès le lendemain, sa mère, bouleversée, lui révèle que l’enfant était possédée. Beltreïn la raisonne mais se dit que Manon est peut-être, elle aussi, une Sans-Lumière. Il convainc Sylvie de ne pas dévoiler sa survie. Il installe Manon dans un pensionnat suisse sous un nom d’emprunt et tente de reproduire l’histoire de Luc.

Mais la petite ne montre aucun signe de possession, aucune trace de pulsions négatives. Beltreïn refuse l’idée qu’il se soit trompé. Manon revient d’entre les morts. Elle est marquée par le diable. Il doit être patient : la pulsion maléfique se révélera plus tard.

Alors, il scellera les fiançailles du Mal : Luc et Manon.

Pendant ce temps, Luc poursuit son apprentissage.


1991.

Le Soudan d’abord puis, surtout, Vukovar.

Dans la ville assiégée, la violence est partout. Femmes enceintes brûlées vives, nouveau-nés arrachés des ventres au couteau, enfants aux yeux crevés. Une litanie d’horreurs dans laquelle Luc exulte. Il participe à ces orgies de sang. Il est pris d’une ivresse, d’une allégresse sans limites. Satan est bien le Maître du monde !

Luc retourne en Afrique. Quelques mois au Liberia, après l’assassinat de Samuel K. Doe. Il y contracte un goût nouveau : le déguisement. Il se mêle aux tueurs affublés de masques. Il arbore lui-même des trognes de grand-mère ou de zombie quand il tue, viole, pille...

« Je m’appelle Légion, parce que nous sommes plusieurs. »


1992.

Nouvelle métamorphose. Luc devient flic. Il sème la terreur, la corruption, la violence, en toute impunité. Parfois, il mène l’enquête sur ses propres crimes. D’autres fois, il traque des concurrents — des tueurs. S’ils sont médiocres, il les arrête. S’ils possèdent quelque vice particulier, une originalité, il les laisse courir. C’est une période faste. Luc tire les ficelles. Il saborde le système judiciaire de l’intérieur. Il est aux premières loges pour truquer, voler, tuer, et miner la société humaine.

Il est à la fois l’esprit du Malin et son instrument.

Luc prend soin aussi de se marier, puis d’avoir deux enfants. Un nouveau masque. Infaillible. Qui suspecterait un honnête père de famille, flic intègre, catholique pratiquant ?

Mais Luc n’a pas oublié son projet : créer ses propres Sans-Lumière.

Au milieu des années quatre-vingt-dix, Beltreïn entend parler de l’iboga noir. Il connaît déjà les substances chimiques qui peuvent reproduire des états proches de la mort, mais il n’a jamais étudié les propriétés de la plante africaine. Beltreïn se renseigne à Paris. Il plonge dans le milieu africain. Il rencontre Massine Larfaoui qui lui procure la plante psychoactive.

Sans hésiter, Luc s’injecte le poison et n’en retire qu’une déception. L’iboga noir est une imposture. Rien à voir avec ce qu’il a connu, lui, au fond de la caverne. Pourtant, la racine peut lui permettre de « préparer » ses Sans-Lumière, moyennant quelques aménagements.


Avril 1999.

Beltreïn est appelé au chevet d’un miraculé en Estonie : Raïmo Rihiimäki. Le cas est parfait. Un jeune musicien gothique nourri de rock satanique, défoncé jusqu’aux yeux. Son père soûlard a tenté de le tuer, à bord de son bateau de pêche.

Luc rejoint Beltreïn à Tallinn. Raïmo est encore à l’hôpital. Dès la première nuit, Beltreïn lui injecte le produit africain, associé à d’autres substances psychotropes. L’Estonien commence son voyage. Il quitte son corps, voit le couloir, les ténèbres rougeoyantes, mais conserve une semi-conscience.

Luc apparaît alors dans la chambre, à genoux, déguisé en petit garçon. Il s’est confectionné un mufle raclé, tailladé, dégoulinant de sang. Raïmo est horrifié, mais aussi subjugué. Luc lui parle. Raïmo boit ses paroles. Le Serment des Limbes selon Luc Soubeyras...

À sa sortie de l’hôpital, le musicien est convaincu d’agir au nom du diable. Il doit désormais semer le mal et la destruction. Parallèlement, Luc et Beltreïn s’occupent du père de Raïmo. Luc a mis au point un protocole. Hanté par la décomposition des corps, il pourrit volontairement l’organisme de sa victime. Secondé par son parrain, il lui injecte des acides, des insectes, jouissant de contempler la dégénérescence à l’œuvre, à la lumière du lichen dont il lui enduit l’abdomen. Il dégrade ses chairs au point de les déchirer. Il les taillade à coups de dents de fauve. Il coupe la langue au vieil homme.

Luc est à la fois Satan, Belzébuth, Lucifer.

Il a enfin trouvé sa méthode.

Le modus operandi qui le fait jouir jusqu’au vertige.


Avril 2000.

Beltreïn suggère d’autres cas à Luc, dont celui d’Agostina. Les apparitions se multiplient, les meurtres s’affinent. Luc répand son sillage de terreur et de pourriture sur la Terre. Il est Pazuzu, celui qui infeste la Terre...

Il est temps de s’unir à sa « fiancée ».


2002.

Pour honorer l’événement, Luc et Beltreïn décident d’abord de venger Manon. Luc procède au sacrifice dans une grange du Jura. Le martyre de Sylvie dure une semaine. Puis il apparaît à Manon déguisé en écorché vif. Rien ne fonctionne comme prévu. Malgré les injections, malgré les mises en scène de Luc, la jeune femme ne conserve jamais de souvenir de ses « visites ».

Manon n’est décidément pas douée pour le diable.

Elle ne sera jamais une Sans-Lumière.

Dans cette résistance, Luc voit un signe. Il est temps d’achever le premier cycle de son œuvre. Temps d’éliminer Manon. Temps aussi de se débarrasser de sa première peau — celle du flic bourgeois, marié et père de deux enfants. Luc décide de tuer sa famille et de faire endosser ces meurtres à Manon. Il décide aussi de révéler à son « apôtre », son double inversé, la grandeur de son règne...

— Tu as toujours été mon Saint-Michel, murmure Luc. Moi, ange du Mal, je devais me trouver un archange du Bien.

— Je ne t’ai servi à rien.

— Tu te trompes. Le mal n’existe vraiment, dans toute sa grandeur, que lorsqu’il triomphe du bien. Je voulais que tu sois confronté à la réalité du diable — à son intelligence. Tu as été parfait. Tu as suivi, pas à pas, mon plan, et mesuré l’étendue de ma force. J’ai été ton apocalypse et tu as été ma victoire sur Dieu.

Les révélations de Luc ne font que confirmer mes certitudes. Luc Soubeyras et Moritz Beltreïn, deux déments lancés sur la grand-route de la violence, prisonniers de leurs propres fantasmes.

Mais il y a encore des détails qui me taraudent.

Quelle que soit l’issue de ces confessions, je dois tout mettre en ordre.

— Ce suicide, dis-je, c’était risqué, non ?

— Sauf que je ne me suis pas suicidé. À Vernay, Beltreïn était avec moi. Il m’a injecté du Penthotal pour me plonger dans un coma artificiel. Ensuite, à l’Hôtel-Dieu, il était présent pour régler chacune de mes injections. Et c’est lui qui m’a réveillé le moment venu.

C’est tellement évident que je m’en veux, rétrospectivement, de ne pas y avoir pensé. Un spécialiste comme Beltreïn pouvait tout simuler, tout organiser. Un faux suicide et un coma réversible.

— Comment savais-tu qu’il était temps pour toi de te réveiller ?

— C’est toi qui as donné le signal. Le jour où tu as sonné à la porte de Beltreïn. Cela signifiait que tu avais compris que Manon était vivante. Tu avais presque couvert tout le chemin. Je pouvais renaître pour jouer le dernier acte. Simuler ma possession et orienter les soupçons sur Manon pour le meurtre de sa mère. Elle était des nôtres. Elle était coupable ! Je savais que Manon finirait par être placée en garde à vue. Qu’elle hurlerait sa haine envers moi. Je n’avais plus qu’à éliminer ma famille puis lui coller le triple meurtre sur le dos. L’affaire se bouclait d’elle-même.

— Pour réfrigérer les corps, comment as-tu fait ?

— Tu es un bon flic, Mat. Je savais que tu comprendrais ça aussi. Il y a un grand congélateur, dans ma cave. Il a fallu déplacer les corps, c’est tout. J’ai pensé à recueillir aussi leur sang et à le congeler, pour la perfection de la mise en scène. Mais ce dont je suis fier : ce sont les empreintes. Beltreïn avait préparé un moule adhésif des sillons digitaux de Manon. Je n’ai eu qu’à les appliquer un peu partout. C’était déjà la technique que j’avais utilisée sur le chantier abandonné, pour Agostina.

— Tu n’appartiens pas au monde des hommes.

— C’est toute la leçon de ton enquête, Mat. Tu commences seulement à mesurer les forces en présence ! Je n’appartiens pas à votre logique pitoyable ! (D’un coup, il se calme et poursuit.) La technique de réfrigération fonctionnait à deux vitesses. Elle m’offrait un alibi mais elle était aussi une signature. Satan respecte toujours ses propres règles. Comme lorsque Beltreïn a tué Sarrazin. Il fallait trafiquer son corps, dérégler sa chronologie naturelle.

À ce moment, je remarque le détail fatal. Luc tient maintenant un pistolet automatique. Nous revenons à des forces beaucoup plus banales. Je n’ai aucune chance de dégainer avant qu’il ne presse la détente. Quand je saurai tout, quand j’aurai contemplé toute la grandeur de son « œuvre », Luc m’abattra.

Une dernière question — moins pour gagner du temps que pour faire place nette :

— Larfaoui ?

— Un dommage collatéral. Beltreïn lui achetait de plus en plus d’iboga. Ces commandes ont intrigué le Kabyle. Il a suivi Beltreïn jusqu’à Lausanne et l’a identifié en tant que médecin. Il a cru qu’il utilisait l’iboga noir pour des expériences interdites sur ses patients. Il a voulu le faire chanter. Il se trompait bien sûr mais on ne pouvait pas laisser un tel fouinard en circulation. J’ai dû l’éliminer, sans fioriture.

— La nuit de son exécution, Larfaoui n’était pas seul. Il y avait une prostituée. Elle t’a aperçu. Elle a toujours parlé d’un prêtre.

— J’aimais cette idée : revêtir le col romain pour faire couler le sang. J’ai dû l’abattre un peu plus tard.

Luc lève le chien de son arme. Une dernière tentative :

— Si je suis ton témoin, pourquoi me tuer ? Je ne pourrai jamais propager ta parole.

— Quand l’image est parfaite dans le miroir, il est temps de briser le miroir.

— Mais personne ne connaîtra jamais ton histoire !

— Notre échiquier est d’une autre dimension, Mat. Tu es le représentant de Dieu. Je suis celui du diable. Ce sont nos seuls spectateurs.

— Que vas-tu faire... après ?

— Je vais continuer. Voyager dans les esprits, multiplier les possédés... D’autres identités m’attendent, d’autres méthodes. Le seul voyage important est celui des limbes.

Luc se lève et ajuste son tir. Alors seulement, je remarque qu’il tient mon .45. Quand me l’a-t-il subtilisé ? Il place le canon sur ma tempe : Mathieu Durey, suicidé avec son arme de service. Après le fiasco de mon enquête, la mort de Manon et le massacre de la famille Soubeyras, quoi de plus normal ?

— Adios, Saint-Michel.

La détonation me traverse de part en part. Une violente douleur, puis le néant. Mais rien ne vient. Pas de sang. Pas d’odeur de cordite. Le Glock, à quelques centimètres de mon visage, ne fume pas. Je tourne la tête, les tympans bourdonnants.

L’archange noir vacille, lâchant mon automatique, au bord de la coursive. Avant que je puisse esquisser un geste, Luc tend son bras vers moi, avec une stupéfaction incrédule, puis bascule en arrière, dans l’abîme.

Sa chute révèle une silhouette pleine et noire, à quelques mètres de là.

Même à contre-jour, je reconnais mon sauveur.

Zamorski, le nonce justicier de Cracovie.

Col romain et costume sombre, prêt pour une extrême-onction.

Ma première intuition a toujours été la bonne.

Le 9 millimètres fumant entre ses doigts lui va comme un gant.

122

LE SOL, le ciel, les montagnes.

Une ligne de lumière à l’orient, au-dessus des crêtes.

Elle s’élevait à la manière d’une auréole, rose sombre. Sur le parking, deux Mercedes noires étaient stationnées, surveillées par une poignée de prêtres. Ils attendaient leur maître — leur général.

Je me retournai. Zamorski marchait sur mes pas. Son visage carré se détachait dans le clair-obscur. Nez étroit, coupe argentée, traits immuables. Impossible de soupçonner qu’il venait de tuer un homme, à mille mètres sous terre. Tout juste portait-il des traces de salpêtre sur les épaules.

Je parvins à demander :

— Comment m’avez-vous retrouvé ?

— On ne vous a jamais perdus, ni toi, ni Manon. Nous devions vous protéger.

— Pas toujours efficace.

— À qui la faute ? Tu n’as pas tenu compte de mes avertissements. Tout ça aurait pu être évité.

— Je n’en suis pas sûr, répondis-je. Et vous non plus.

Le Polonais détourna les yeux. Dans son dos, la bouche noire de la grotte sous les arches d’acier. Je songeai à Luc Soubeyras. Naufragé du silence et des ténèbres. Nous n’avions même pas évoqué la possibilité de récupérer son corps, ni prononcé une prière à sa mémoire. Nous étions simplement remontés sans un mot, pressés d’en finir, et plus encore d’en sortir.

— Les Asservis, vous en êtes où ?

— Un groupe a été détruit, grâce à toi, dans le Jura. Et une autre faction, à Cracovie. Grâce à toi aussi, en partie. Mais d’autres foyers existent. En France. En Allemagne. En Italie. Nous suivons l’iboga noir. C’est notre fil. Comme on disait, du temps de Solidarnosc : « D’abord continuer, ensuite commencer. »

Je levai les yeux. La ligne de clarté formait un halo violet, flaque d’essence diluée dans l’estuaire de l’aube. Je fermai les paupières, savourant le vent glacé sur mon visage. Je sentais monter en moi une sensation diffuse de vie, d’être intense — et en même temps, à la surface de ma peau, une vibration légère, exaltée, électrique.

— Je suis déçu, souffla Zamorski. L’affaire se résumait donc à la folie d’un seul homme. Un imposteur qui jouait au démon. Pas l’ombre d’une présence surnaturelle, d’une force supérieure dans cette histoire. Nous n’avons pas approché, même de loin, le véritable adversaire.

J’ouvris les yeux. Dans la lumière naissante, le Polonais accusait son âge.

— Vous oubliez le principal. L’inspirateur de Luc.

— Beltreïn ?

Le contresens révélait la fatigue du nonce :

— Beltreïn n’était qu’un pion. Je parle de Satan. Celui que Luc a vu au fond de la gorge. Le vieillard luminescent.

— Tu y crois donc ?

— S’il y a eu un seul véritable Sans-Lumière dans cette affaire, c’est Luc. Il n’a rien inventé. Ses actes n’étaient que les ordres d’une entité supérieure. Nous n’avons pas rencontré le diable mais son ombre portée, à travers Luc.

Zamorski me frappa dans le dos :

— Bravo. Je n’aurais pas dit mieux. Tu es mûr pour notre groupe ! J’ai entendu dire que tu souhaitais rejoindre un ordre religieux. Pourquoi pas le nôtre ?

Je désignai les soldats en costume noir, parmi les longues ombres de l’aurore :

— Chercher Dieu, c’est chercher la paix, Andrzej. Pas la guerre.

— Le combat est au fond de toi, dit-il en pressant mon épaule. Et nous sommes les derniers chevaliers de la foi.

J’avançai sur le parvis, sans répondre. Au-dessus des montagnes, la courbe de lumière prenait de l’ampleur. Lente déchirure ocrée dans une moire bleu sombre. Le disque solaire n’allait pas tarder à crever la voûte céleste.

Zamorski insista :

— Réfléchis bien. Ta nature est la lutte. Pas la contemplation ni la solitude.

— Vous avez raison, murmurai-je.

— Tu vas nous rejoindre ?

— Non.

Je sentais contre ma hanche la crosse de mon .45 que j’avais récupéré.

Sensation dure, réconfortante, comme un assentiment.

— Quoi d’autre ?

Je souris :

— Continuer. Simplement continuer.

Pour être fort, il faut toujours écouter les conseils de ses ennemis. J’allais suivre la seule suggestion valable de Luc — celle du temps des Lilas : « On doit mourir encore une fois, Mat. Tuer le chrétien en nous pour devenir flics. »

Oui, j’allais encore arpenter les rues, combattre le mal, me salir les mains.

Jusqu’au bout.

Mathieu Durey, commandant de la Crime, sans illusions ni compassion.

Revenu de sa troisième mort.

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