XVII Un abattement de courte durée


– C’est affreux ! gémit Coralie en se réfugiant contre l’épaule de Romaric, qui tenta de la réconforter maladroitement.

– Est-ce que Qadehar… ? osa à peine Ambre en posant sur Gontrand un regard anxieux.

– Et mon oncle ? renchérit Romaric, la voix tremblante. Et Urien ?

– Nous sommes trop loin, répondit Gontrand qui avait pris place sur un rocher d’où il avait une meilleure vue. Il est impossible de dire qui s’en est sorti…

Les jeunes gens d’Ys, depuis les collines où ils avaient trouvé refuge, avaient assisté, non pas à la bataille qui s’était déroulée derrière les murailles – quoique les clameurs montant de la ville les eussent vite renseignés sur l’âpreté des combats -, mais à l’épisode du toit et à la défaite de la Confrérie…

– Ce n’était pas des prêtres qui attendaient nos amis dans ce coupe-gorge, n’est-ce pas ? demanda Agathe.

– Non, reconnut Gontrand. Il s’agissait d’Orks. Probablement des mercenaires appelés en renfort par les prêtres, comme cela se pratique couramment dans le Monde Incertain.

– Qui aurait cru, dit Thomas songeur, que la Confrérie puisse perdre une bataille ?

– Les Orks étaient bien plus nombreux, hasarda Romaric.

– Et puis, ajouta Bertram, les prêtres sont peut-être intervenus avec leurs pouvoirs…

– Orks ou prêtres, s’emporta Ambre, quelle importance maintenant que les Chevaliers sont tous morts ou prisonniers…

– Du calme, Ambre, dit Bertram. On discute, c’est tout…

– Oui, c’est tout, et c’est bien ce que je vous reproche !

– Que va-t-il se passer, maintenant ? demanda Agathe pour mettre un terme à la dispute.

– Je n’en sais rien, finit par avouer Ambre. Je n’en sais rien…

– Que fait-on ? demanda Yorwan.

Il se tenait caché avec ses deux compagnons derrière un rocher. Ils avaient eux aussi assisté à la scène du toit.

Gérald ne répondit pas. Il se tourna vers Qadwan, qui fit un geste d’impuissance.

– La seule chose vraiment raisonnable, hésita Gérald, serait de… de rentrer à Ys !

– Et d’abandonner Guillemot ? s’exclama Qadwan. Il secoua la tête, incrédule.

– C’est la seule solution qui s’offre à nous, tenta de se justifier le Sorcier en essuyant ses lunettes. Une fois à Ys, nous aviserons le Prévost qui convoquera sans doute le Grand Conseil et…

–… Et une décision sera prise dans six mois ! Non, pas question. Il sera trop tard.

– Sur le fond, tu as raison, admit Gérald. Mais dans la réalité… je ne vois pas d’autre solution que celle de retourner à Ys.

– Moi, j’en ai une, annonça alors Yorwan.

Le Seigneur Sha avait cru qu’on ignorerait son avis mais, en voyant les visages tournés vers lui, il comprit que les Sorciers étaient prêts à s’accrocher au moindre espoir…

Ils s’assirent à l’abri des regards de la cité, et Yorwan commença :

– J’appartiens depuis mon plus jeune âge à une fraternité secrète, présente dans les Trois Mondes : la Société de l’Ours. Cette société est très ancienne. Elle est née lorsque le Livre des Étoiles est arrivé à Ys. On pense que ce sont les mêmes gens qui ont apporté le Livre et qui ont créé cette société. Celle-ci a ensuite essaimé vers le Monde Certain et le Monde Incertain. Elle a pour unique objet la surveillance du Livre des Étoiles et des usages que l’on pourrait en faire… Car le vieux grimoire contient des secrets redoutables ! Nous ne sommes pas nombreux au sein de l’Ours. Mais notre influence est grande, et nos appuis sont importants. Surtout dans le Monde Incertain, où se trament depuis longtemps les principaux complots contre le Livre… Je me propose d’alerter le chef de l’Ours et de lui demander son aide. Je ne sais pas si cette aide sera suffisante pour lutter contre les puissants prêtres de Yénibohor, mais… cela ne coûte rien d’essayer !

Un silence stupéfait accueillit la proposition de Yorwan.

– C’est incroyable ! s’exclama enfin Qadwan. Je n’avais jamais entendu parler de cette Société de l’Ours ! Pourtant, d’habitude, tous les secrets transitent par Gifdu !

– Une société secrète mise en place par ceux-là mêmes qui ont apporté le Livre des Étoiles…, réfléchit à voix haute Gérald. Un pouvoir et un contre-pouvoir… Un remède, et un antidote quand le remède se transforme en poison… C’est logique et, surtout, très sage !

– Et toi, quel est ton rôle dans l’Ours ? demanda Qadwan à Yorwan en fronçant les sourcils.

– Autrefois, j’étais le correspondant secret de la société auprès de la Guilde, à Ys. Aujourd’hui, je suis les yeux et les oreilles de l’Ours dans le monde réel…

– Est-ce que… Est-ce que ton départ d’Ys avec le Livre des Étoiles a un rapport avec l’Ours ? questionna Gérald, les yeux brillants.

Le Sorcier commençait à comprendre.

– Oui, murmura Yorwan avec une pointe de tristesse dans la voix et en baissant la tête. Mais je vous raconterai cela plus tard. Le temps presse et, puisque vous êtes d’accord, il me faut contacter mes amis dans le Monde Incertain…

Pendant ce temps, dans les collines, Ambre poussait un cri de triomphe. Elle venait d’avoir une idée !

– Les Chevaliers ont lancé l’assaut contre les prêtres pour délivrer Guillemot, et ils ont échoué dans leur tentative…, déclara-t-elle.

– Comment peux-tu être si sûre que Guillemot se trouve à Yénibohor ? l’interrompit Agathe.

– Parce que si la Confrérie a investi la cité, ce n’est sûrement pas à cause de la saison des soldes ! rétorqua Ambre en haussant les épaules.

– Continue, Ambre, l’encouragea Romaric.

– L’échec des Chevaliers, donc, nous oblige à agir à notre tour.

– D’autant plus, renchérit Gontrand la mine sombre, que la précipitation de la Confrérie ne peut signifier qu’une chose : nous disposons de peu de temps pour délivrer Guillemot…

– Mais comment ? s’étonna Agathe. Comment pouvons-nous réussir là où deux cents Chevaliers ont échoué ?

Ambre lui adressa un sourire radieux.

– Nous avons des amis dans le Monde Incertain ! N’est-ce pas, compagnons ? Gontrand, je pense à Tofann, ton géant des steppes ! Coralie, à Wal et au Peuple de la Mer ! Et puis Guillemot nous a assez parlé des Hommes des Sables et de la dette qu’ils ont à son égard !

Le visage de Gontrand s’éclaira tout à coup.

– Tu voudrais qu’on retrouve ces amis-là et qu’on leur demande de l’aide ?

– Exactement ! acquiesça Ambre en croisant les bras d’un air triomphant.

– Oui, mais nous, on ne connaît personne ! intervint Thomas.

– C’est vrai, ça, confirma Bertram.

– C’est simple, répondit Ambre, bien résolue à prendre l’opération en main. Puisque le temps nous est compté, comme le dit Gontrand qui a sûrement raison, nous ne pouvons pas prospecter tous ensemble. Nous allons donc constituer des équipes. Coralie et Romaric, vous irez à la recherche de vos amis du Peuple de la Mer. Agathe partira avec Gontrand sur les traces de Tofann. Thomas, Bertram et moi, nous nous rendrons dans le Désert Vorace.

– Et si on ne trouve personne ? s’inquiéta Coralie.

– Le Monde Incertain n’est pas si grand que ça ! Et puis vous savez où chercher ! Nous allons en revanche convenir d’un jour où nous devrons nous retrouver, quel que soit le résultat de nos recherches…

La proposition d’Ambre fut une nouvelle fois soumise au vote. Elle fut acceptée à l’unanimité moins zéro voix, Bertram ne dormant plus et affichant un sourire énigmatique.

– Je n’irai pas avec toi, Ambre, annonça-t-il.

– Quoi ?

– J’ai une autre idée ! J’ai besoin d’agir seul…

– Mais enfin, explique-toi, Bertram ! le pressa la jeune fille.

– Inutile. Je vous demande simplement de me faire confiance.

Ils le regardèrent tous avec inquiétude et, malgré leurs efforts, ne parvinrent pas à le faire changer d’avis.

Le jeune Sorcier rassembla ses affaires et se hâta de partir, arguant qu’il ne devait pas tarder s’il voulait que son projet ait une chance d’aboutir.

Les Chevaliers s’étaient donc rendus un par un aux Orks de Thunku qui les attendaient au pied du temple où ils avaient tenté de se réfugier. Ils furent désarmés, rudoyés et enchaînés, avant d’être conduits dans les sous-sols de la ville et jetés dans des geôles humides.

– Tout le monde va bien ? s’enquit, une fois les Orks partis, le Commandeur à travers les barreaux de la porte de son cachot où il avait été enfermé avec une dizaine de ses hommes.

Il reçut une réponse positive de toutes les cellules, sauf du cachot jouxtant le sien.

– Valentin est mourant, annonça tristement Qadehar.

Dissimulé sous l’armure turquoise d’un Chevalier, le Sorcier n’avait pas été démasqué, pas même par Thunku lorsqu’il était passé devant lui. Il avait heureusement obtenu des Orks de pouvoir porter le majordome grièvement blessé sur ses épaules, ce qui avait ajouté à son incognito… Les prêtres de Yénibohor, des hommes maigres au crâne rasé, vêtus de blanc, avaient pourtant cherché parmi eux le Sorcier de la Guilde. Il leur avait bien semblé l’apercevoir au cours de la bataille, et ils avaient aussitôt activé des pouvoirs neutralisant la magie des étoiles. Qadehar avait abandonné son manteau de Sorcier dans une anfractuosité de la terrasse, et il ne le regrettait pas ! Les prêtres avaient finalement renoncé, déçus…

Le Commandeur fit l’appel de ses troupes : ils étaient cent vingt Chevaliers survivants, dont une quarantaine de blessés légers, sur les deux cents que comptait la compagnie avant la bataille…

– C’est la défaite la plus cuisante de la Confrérie depuis sa fondation, dit simplement le Commandeur à Ambor, qui était enfermé avec lui.

– Nous avons perdu une bataille, pas la guerre ! s’exclama le fougueux capitaine.

– Peut-être, fit un autre, dubitatif. Mais le problème, c’est que nous ne sommes plus en mesure de la mener, cette guerre !

– Quelles sont nos chances, Commandeur ? demanda une voix depuis un autre cachot.

– Elles sont minces, je ne vous le cache pas, répondit celui-ci. Mais elles existent ! Gérald et Qadwan, les deux Maîtres Sorciers, sont libres et à l’extérieur : je ne doute pas une seconde qu’ils ont déjà décidé d’un plan. A mon avis, ils ont pris la route d’Ys d’où ils ramèneront sûrement du renfort.

Même si elles comportaient beaucoup d’incertitudes, les paroles du Commandeur rassérénèrent les Chevaliers.

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