XXV Inquiétudes


La décision fut prise par Kushumaï d’installer les bases arrière de la contre-attaque à partir des Collines Grises, mieux situées et plus faciles à défendre que le Bois des Pendus.

La Chasseresse, au grand soulagement de Gérald qui se sentait mal à l’aise dans la peau d’un chef, avait d’autorité pris la direction des opérations. Dès qu’ils avaient su qui était cette femme, les guerriers des steppes lui avaient manifesté un respect immédiat, mêlé à une sorte de crainte. Quant à Romaric, Gontrand, Coralie et Agathe, malgré leur ressentiment à l’égard de ces adultes ingrats, ils avaient d’abord observé la jeune femme à la peau d’ours avec curiosité puis, après que Qadwan leur eut révélé son identité, avec admiration.

– Cette femme, avait confié le vieux Sorcier, est le chef de l’Ours, une société secrète à laquelle le Seigneur Sha appartient aussi. Une société liée au Livre des Étoiles, chargée de protéger les Trois Mondes des mauvais usages que l’on pourrait en faire…

Bien entendu, Agathe et Coralie avaient aussitôt fait remarquer à leurs amis, non sans une pointe de malice, que cette organisation si importante était dirigée par une femme…

Leur curiosité avait ensuite été attirée par le mystérieux homme au manteau rouge, ce Seigneur Sha qui s’appelait aussi Yorwan, et dont Guillemot leur avait juste dit quelques mots. Mais ils n’obtinrent de lui que des sourires distants.

En réalité, Yorwan était préoccupé par la prise de Yénibohor, et il exposa à Kushumaï son plan d’attaque.

– Attendons d’abord de voir quels renforts mes hommes vont nous ramener ! objecta la jeune femme.

– Tu as l’air soucieuse, toi aussi, remarqua Yorwan. Tu penses que nous ne serons pas assez nombreux pour prendre d’assaut cette maudite cité ?

– Tu le sais, Seigneur Sha, répondit Kushumaï en fronçant les sourcils : la Société de l’Ours a toujours rêvé de mettre un terme aux agissements et aux intrigues des gens de Yénibohor ! Et pourquoi crois-tu que nous ne l’avons pas fait ? Parce qu’ils sont puissants, très puissants ! Leur richesse leur a toujours permis de s’acheter les services de l’ignoble Thunku et de ses Orks. Et puis il y a les prêtres, et leur mystérieux Grand Maître qui semble redoutable…

– Mais nous-mêmes ne sommes pas sans atouts, dit Yorwan. Nous avons avec nous la sympathie de l’ensemble du Monde Incertain, exaspéré par la terreur que font régner les prêtres ! Notre armée sera nombreuse, il n’y a aucun doute à avoir.

– Peut-être, reconnut Kushumaï. Mais fera-t-elle le poids ? N’oublie pas que les deux cents Chevaliers d’Ys n’ont pas tenu bien longtemps face aux Orks de Thunku ! Et ils comptent pourtant parmi les meilleurs combattants des Trois Mondes !

– Ils ont foncé tête baissée dans un piège, sans avoir pris la peine de réfléchir à un plan d’attaque, soupira le Sorcier au manteau rouge. Cette fois, ce sera différent.

– Bon, à supposer que nous parvenions à tenir tête aux mercenaires présents dans la cité, comment combattrons-nous le pouvoir des prêtres ? Il n’y aura que toi, Gérald et moi, peut-être le vieux Qadwan s’il se rétablit d’ici là, pour nous y opposer ! Je ne mets pas en doute la qualité de ta magie, Seigneur Sha, ni celle de Gérald, mais même conjugués, nos pouvoirs ne pèseront pas lourd devant ceux des prêtres !

– C’est donc cela qui t’inquiète, comprit soudain Yorwan : la faiblesse de nos moyens magiques…

Le chef de l’Ours ne répondit pas, et se contenta d’acquiescer d’un signe de tête.

Ils installèrent le campement définitif dans un vallon abrité, à proximité d’une hauteur d’où ils pouvaient observer la plaine, la mer et plus loin, la ville de Yénibohor. Les guerriers des steppes, semblables à de grands fauves, se dispersèrent alentour pour monter une garde discrète et efficace.

Les quatre jeunes gens laissèrent Kushumaï et les trois Sorciers discuter de leurs chances de succès, et s’assirent un peu à l’écart.

– Je me demande ce que peut faire ma sœur. Pourquoi est-ce qu’elle n’est pas déjà là ?

– Coralie… la route est longue jusqu’au Désert Vorace, essaya encore de la rassurer Romaric. Laisse-lui le temps de revenir !

– Romaric a raison, dit Gontrand. C’est plutôt Bertram qui devrait nous inquiéter ! Vous avez compris, vous, où il était parti ?

– Non, et moi aussi je suis inquiète, avoua Agathe. Bertram avait ce sourire idiot qui précède les catastrophes dont il a seul le secret…

– On n’aurait jamais dû le laisser partir, dit Coralie.

– Bah… faisons-lui confiance, proposa Romaric. Il nous a assez prouvé qu’il était capable du pire comme du meilleur !

– Espérons que cette fois-ci, ce sera le meilleur ! s’exclama Gontrand avec un soupir.

Un nuage de poussière dans la plaine annonça l’arrivée d’une troupe importante. Tout le monde fut aussitôt sur le qui-vive.

– Ça vient de l’ouest, dit Gérald avec les mains en visière pour ne pas être aveuglé par le soleil.

– Non, du sud, rectifia Qadwan.

En réalité, deux troupes avançaient en direction des Collines Grises.

– Est-ce que ce sont les hommes de Yénibohor ? s’inquiéta Gérald.

– Yénibohor est à l’est, répondit Kushumaï. Non, je pense que ce sont les renforts ameutés par l’Ours. Le Seigneur Sha les a mentalement prévenus du changement de notre lieu de rendez-vous.

Effectivement, les troupes qui se rapprochaient, bien qu’hétéroclites, ne rassemblaient ni Orks ni prêtres, mais bien des hommes en armes, équipés d’épées et de lances, d’arcs, de haches, de faux et de bâtons…

– Combien sont-ils ? s’étonna Qadwan.

– Difficile à dire… Peut-être mille, lui répondit Yorwan.

Kushumaï s’avança à la rencontre des premiers groupes d’hommes armés. Ceux-ci la saluèrent avec respect.

– Mais…, s’exclama Gontrand en remarquant un individu parmi la foule. Je le connais, le grand blond, au milieu des hommes roux ! C’est le luthier qui m’a vendu une cithare, un jour, dans un village de l’Ouest !

Il s’approcha de l’homme. Celui-ci ne le reconnut pas tout de suite. Mais, lorsque Gontrand se présenta, il lui serra la main avec chaleur.

– Alors comme ça, vous êtes membre de l’Ours ? lui demanda Gontrand.

– N’oublie pas ce que j’ai dit un jour, dans mon magasin, à un garçon déguisé en Petit Homme de Virdu : chacun a le droit d’avoir ses secrets !

Ils rirent au souvenir de leur rencontre.

D’autres surprises de ce genre attendaient les jeunes gens d’Ys. Entre les vaillants paysans de l’Ouest, et les hommes en armure qui portaient au sommet de leur casque un crâne d’animal sauvage, et dont on disait qu’il s’agissait de la garde personnelle de Kushumaï, une centaine de brigands, aux visages souvent amochés et rudes, distribuaient de franches poignées de main à leurs compagnons de fortune. Gontrand reconnut le jeune brigand, l’Archer, qui avait affronté Tofann, lors de l’embuscade que ses compères et lui leur avaient tendue, sur la route de Yâdigâr. Le géant avait épargné son valeureux adversaire en se contentant de le blesser. Les retrouvailles entre Tofann et l’Archer furent d’ailleurs amicales, le premier se souvenant du courage du brigand, et le second de la générosité du guerrier qui lui avait laissé la vie sauve.

Au côté de l’Archer se tenait un garçon qui les regardait avec des yeux ronds, comme si le ciel venait de lui tomber sur la tête…

– Toti ! lança joyeusement Coralie qui avait reconnu le jeune page, prisonnier en même temps qu’eux dans les geôles de Thunku, à Yâdigâr.

Ils se précipitèrent vers leur ami, totalement incrédule, et l’entraînèrent à l’écart. Tandis que s’achevait l’arrivée des hommes de l’Ours dans les collines, ils se racontèrent leurs aventures respectives. Ils apprirent ainsi que Toti était le frère de l’Archer, et que tous deux, l’un parmi les brigands et l’autre dans le palais de Thunku, servaient d’informateurs à la Société de l’Ours. Quant à Toti, qui trembla et applaudit au récit des exploits de Guillemot dans le palais du Commandant Thunku, dont l’effondrement était resté un mystère, il n’en finissait pas de se réjouir de retrouver ainsi ses amis. Seule l’absence de l’Apprenti Sorcier et d’Ambre faisait une ombre au tableau.

– Oh ! bon sang, si vous saviez combien je suis content ! J’avais vraiment peur de me retrouver tout seul au milieu des brutes et des soldats, comme la dernière fois, dans les prisons du palais !

– Rassure-toi, répondit amicalement Romaric, nous sommes là et nous sommes ensemble. Et je te promets qu’on ne s’ennuiera pas plus ces jours-ci qu’on ne s’est ennuyés à Yâdigâr !

A l’approche de la nuit, un millier d’hommes bien décidés à vaincre les armées de Yénibohor installèrent leur campement dans les Collines Grises. Il ne manquait plus que Bertram, Ambre et Thomas…

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