XXXIX Après la bataille


La nuit était tombée sur Yénibohor. Les gémissements des blessés montaient des campements de fortune installés par l’armée des Collines dans la ville conquise. Des hommes fouillaient les maisons dans l’espoir de trouver tables, chaises et même matelas qui amélioreraient le confort de la soirée, après cette rude bataille. On avait entassé dans la prison, pourtant vaste, les prêtres qui avaient échappé aux balles des Hommes des Sables et les Orks rescapés de l’armée de Thunku. Les morts, eux, avaient été allongés côte à côte dans l’avenue, en face de l’entrée de la ville. On entendait bien quelques éclats de rire, près des feux qui commençaient à s’allumer, mais il régnait surtout un sentiment de profonde lassitude.

Romaric, Gontrand, Bertram et Kyle, en découvrant Ambre et Coralie inanimées sur le sol du laboratoire, s’étaient immédiatement portés à leur secours. Elles avaient fini par reprendre connaissance, et Gérald, laissant Qadehar et le Seigneur Sha s’acharner sur le sortilège de fuite emprunté par l’Ombre, vint leur prodiguer quelques paroles réconfortantes. Dès que les filles purent se lever, le Sorcier les raccompagna tous les six en bas de la tour. En chemin, cédant à leur insistance, il finit par leur raconter dans le détail ce qui s’était passé. Puis il confia les jeunes gens à un Chevalier qui les conduisit dans une des maisons proches de la tour.

Ils y retrouvèrent Thomas, allongé sur une paillasse et veillé par Agathe et Toti, assis à ses côtés. Ambre, encore très faible, s’appuyait sur Bertram qui n’aurait laissé ce soin à personne d’autre. Coralie, dont le visage et la peau avaient, à son réveil et à son grand soulagement, retrouvé une apparence normale, était soutenue par Romaric. Deux Chevaliers, répondant aux noms d’Ambor et Bertolen, le visage marqué par la fatigue et l’armure percée de coups, avaient reçu l’ordre exprès du Commandeur et de Kushumaï de rester auprès d’eux et de leur manifester une attention à la fois vigilante et prévenante…

– Comment ça va, Thomas ? demanda gentiment Gontrand en s’approchant du blessé.

– Mon épaule et ma jambe me font atrocement mal, répondit le garçon d’un ton bourru. Mais il paraît que si je les sens encore, c’est bon signe !

– Ce qui est surtout bon signe, c’est que tu sois encore en état de plaisanter, grimaça Agathe qui semblait éprouvée par le rôle d’infirmière qu’elle avait dû, bien malgré elle, endosser.

– Merci, Agathe, d’être restée avec lui, dit Gontrand en posant une main sur son bras.

– C’est Toti qu’il faut remercier, pas moi : c’est lui qui s’est occupé de Thomas.

Agathe, tout en parlant, posa sa main sur celle de Gontrand, qui ne la retira pas.

– Oh, vous savez, ce n’était pas grand-chose, se défendit maladroitement Toti.

– Viens là, Toti, lui lança Kyle. Je suis fier de toi, continua-t-il en le pressant contre lui, avec un peu de rudesse parce qu’il était un garçon du Désert et qu’un garçon du Désert ne devait pas montrer ses émotions. Tu as fait honneur au Monde Incertain !

Ambor et Bertolen se tenaient à l’écart, pour ne pas gêner les retrouvailles de ces enfants qui s’étaient, chacun à sa mesure, comportés dans cette bataille comme de véritables héros.

– Et… Guillemot ? se hasarda à demander Agathe.

– Parti. Emmené par l’Ombre. Les Sorciers n’ont rien pu faire. Ils sont sur sa trace…, répondit Ambre dont le menton tremblait comme si elle allait se mettre à pleurer.

– Allons, Ambre, la réconforta Coralie, tu sais très bien qu’on a fait tout ce qui était possible ! Et toi plus encore que nous.

– Ce n’est pas vrai, hoqueta-t-elle. Moi j’étais ensorcelée, conditionnée par cette femme aux yeux verts ! J’ai fait ce qu’elle voulait que je fasse. Alors que toi, toi Coralie, personne ne t’obligeait à venir m’aider ! Tu as eu très mal, je l’ai senti. Et tu es restée, tu m’as sauvé la vie !

Elle s’effondra en pleurs contre l’épaule de sa sœur et la serra avec force. Coralie lui caressa les cheveux et se mit à pleurer, elle aussi. Personne n’osait rien dire. C’était la première fois que ses amis voyaient Ambre pleurer. Même s’ils n’avaient pas assisté à la scène, dans la tour, ils savaient que Coralie avait montré un courage dont ils n’auraient sans doute jamais été capables eux-mêmes…

Urien de Troïl fit soudain irruption dans la pièce. Il était hirsute, et avait le visage encore tout maculé de sang. Il sentait fortement la sueur. Ambor et Bertolen se levèrent et le saluèrent respectueusement. Le vieux Chevalier s’était battu comme un lion… Urien s’approcha des jeunes gens. Il tapota affectueusement la joue de Romaric, son neveu, puis demanda de sa voix grave :

– Lequel d’entre vous est Toti ?

– C’est moi…, répondit timidement le garçon.

– As-tu un frère que tout le monde surnomme l’Archer et qui commandait la troupe des brigands ?

– Oui. Pour… pourquoi ?

Urien le regarda droit dans les yeux.

– Sois fort, petit. Ton frère est mort. Tombé pendant la bataille. Au champ d’honneur.

Toti baissa la tête. Des larmes perlèrent à ses yeux. Il emboîta le pas à Urien, comme un automate, et quitta la maison. Ses amis, sauf Thomas bien sûr qui fit signe qu’il pouvait très bien rester seul, suivirent le mouvement.

Le corps de l’Archer avait été déposé devant la maison par une dizaine de brigands, à la lueur des torches. Lorsque Toti apparut sur le seuil, ils s’avancèrent tous cérémonieusement et lui serrèrent la main avec gravité. Toti resta un long moment immobile devant son frère étendu. Puis il se jeta contre lui et donna libre cours à son chagrin, en pleurant et en donnant des coups de poing sur la poitrine immobile.

– Tu m’as laissé… tout seul… Tu m’as abandonné… Je suis tout seul maintenant !

– Arrête, petit, dit Urien en le relevant. Ton frère ne reviendra pas. Il faut te montrer digne de son sacrifice.

Toti se calma peu à peu. Il détourna les yeux du corps de l’Archer, s’approcha d’Urien et lui saisit la main. Le vieux Chevalier marqua un temps de surprise.

– Pauvre Toti, murmura Romaric aux autres. On devrait lui dire quelque chose de gentil…

Un remue-ménage empêcha le petit groupe d’aller consoler le malheureux garçon. Trois hommes venaient de sortir de la tour ! L’un d’entre eux avait un enfant dans ses bras…

Lorsque Qadehar, portant Guillemot dans ses bras, suivi de Yorwan et de Gérald, qui tenait serré contre sa poitrine le grand Livre noir constellé, firent leur apparition hors de la tour, une foule nombreuse et hétéroclite se précipita aussitôt à leur rencontre. Les hommes de l’armée des Collines savaient qu’avec les Sorciers se jouait le dernier acte de cette guerre audacieuse menée contre l’Ombre… On les accueillit avec des cris de joie et des hourras, car on devinait que, s’ils étaient vivants, c’était parce que l’Ombre avait péri.

Kushumaï, qui avait repris des forces et marchait désormais sans l’aide de ses Chasseurs, fut parmi les premiers à les acclamer.

– Vous avez réussi ! dit-elle. Vous avez vaincu le Grand Mage et vous avez ramené Guillemot ! C’est magnifique !

– Nous n’avons rien fait, corrigea Gérald. Nous nous sommes contentés de débloquer le sortilège de délocalisation utilisé par Charfalaq, et de l’emprunter à notre tour. Nous avons réapparu dans la ville de Yâdigâr, dans un temple dédié au démon Bohor. Nous avons trouvé Guillemot évanoui au sommet du temple, à côté du Livre des Étoiles et d’un tas de poussière. Aucune trace du Grand Mage. J’ignore ce qui s’est passé mais, manifestement, Guillemot a triomphé seul.

Les explications du Sorcier plongèrent chacun dans l’étonnement.

– L’essentiel, s’exclama Kushumaï, est que ce maudit vieillard n’ait pas pu accomplir son rituel ! Nos deux mondes, et même le Monde Certain qui ne le saura jamais, sont à présent sauvés !

– Comment va Guillemot ? demanda le Commandeur qui s’était approché.

– Il est très faible, mais il respire normalement, répondit Qadehar.

– Guillemot !

Bousculant la foule rassemblée devant la tour de l’Ombre, Ambre, Coralie, Romaric, Gontrand, Bertram, Agathe et Kyle se précipitèrent vers Qadehar.

Ambre, à la vue de son ami sans connaissance, poussa un cri déchirant :

– Il est mort ! Oh, il est mort ! Il est mort !

– Du calme, Ambre ! s’interposa Gérald. Il est vivant, Guillemot est vivant !

Comprenant qu’on lui disait la vérité, Ambre laissa échapper un soupir de soulagement. Elle s’empressa d’aller caresser, d’une main tremblante, la joue du garçon endormi. Celui-ci remua, ouvrit péniblement les yeux, fixa quelque chose devant lui, puis les referma.

– Vous êtes sûrs qu’il va bien ? s’inquiéta Coralie.

– Oui. Il a seulement besoin de repos. De beaucoup de repos.

Ambre semblait plus calme. Elle dévisageait Guillemot avec une curieuse expression sur son visage.

– C’est curieux…, dit-elle d’un air songeur, j’avais oublié qu’il avait les yeux si verts !

Qadehar chercha le regard de Kushumaï.

– Les yeux de sa mère…, murmura-t-il. Il me semble que nous devrions avoir une petite discussion, tous les deux, ajouta-t-il en regardant la Chasseresse.

– Tous les trois, rectifia Yorwan.

Il se tourna vers Kyle. Le jeune garçon leva les yeux vers lui.

– Alors, c’est vrai ce que Gérald m’a dit ? Vous êtes… je suis…

– Je suis ton père, Kyle, et ta mère, dont tu as le si joli regard, vit au Pays d’Ys. Kushumaï t’a échangé contre Guillemot lorsque tu étais bébé, et t’a confié, si j’ai bien compris, à la gentillesse du Peuple du Désert…

– C’est exact, dit Kushumaï dont la voix se mit à trembler.

A ce moment précis, la Chasseresse n’était plus la guerrière impitoyable, ni même la froide Sorcière que chacun connaissait. L’espace d’un instant, elle apparut telle qu’elle était au plus profond de son cœur : une mère qui, pour mettre son enfant à l’abri, avait dû s’en séparer et voler l’enfant d’une autre mère !

Mais Kushumaï ne tarda pas à se reprendre :

– Chaque chose en son temps. Pour l’heure, il est urgent que Qadehar ramène Guillemot à Ys pour le confier à des médecins. Quant à moi, je dois avoir une discussion avec Ambre. J’ai des excuses à lui présenter.

Elle s’adressa ensuite à Qadehar, avec un étrange sourire aux lèvres :

– Ah… Qadehar, ce n’est pas encore la fête, mais ce moment viendra. Et quand ce temps sera là, ce sera aussi le moment de nous reconstruire ! Tiens-toi prêt…

Puis elle se tourna vers Ambre, qu’elle prit doucement par l’épaule, et l’entraîna à l’écart.

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