XXIX Le feu et la terre


– Qu’est-ce que c’était ? demanda Gérald qui avait assisté à la scène sans comprendre.

Une autre détonation se fit entendre et un deuxième prêtre dégringola des murailles en se tenant le ventre.

– Là ! s’exclama Yorwan en montrant du doigt l’amas de rochers depuis lequel Urien de Troïl avait harangué la Confrérie quelques jours auparavant.

Le canon de leurs armes appuyé sur les pierres, ajustant posément leur tir, des Hommes des Sables avaient pris les prêtres pour cible…

Les trois Sorciers coururent les rejoindre. Personne n’avait encore vu d’armes à feu dans le Monde Incertain et les longs fusils à un coup que les hommes, drapés dans d’épais tissus bleu nuit, blanc crème et rouge sang, arboraient, provoquaient chez les brigands et les paysans de l’Ouest un étonnement considérable.

– Gérald ! s’écria Ambre avec un sourire, en allant à sa rencontre.

– Ambre ? s’exclama Gérald en l’apercevant. Tu as donc réussi !

– Oui, confirma la jeune fille, surexcitée. En arrivant au bord du Désert Vorace, on a allumé un grand feu avec Thomas, pour attirer l’attention des Hommes des Sables. Ils sont venus, mais ça a été long ! Après, il a fallu retrouver l’ami de Guillemot, Kyle, et lui raconter notre histoire. Puis Kyle a dû réunir les trois clans de son peuple et les convaincre de nous apporter leur aide. Ensuite il a fallu rentrer ! Tout cela a pris du temps ! Trop de temps ! C’est pourquoi on arrive seulement maintenant. Et puis…

– Ton ami, Thomas, va bien ? s’enquit soudain Qadwan. Il est avec toi ?

– Oui, hum… il… il est là ! Il va bien.

– Thomas ? appela Qadwan, que l’hésitation d’Ambre avait rendu inquiet. Où te caches-tu ?

– Je ne me cache pas, grommela Thomas.

Au même instant, il quitta l’abri des rochers, suivi par Romaric, Gontrand, Bertram, Coralie, Agathe, Toti et un garçon de leur âge, au regard bleu, aux cheveux noirs et à la peau hâlée par le soleil.

– Non ! s’exclama Gérald en apercevant la petite bande au complet. Bertram, est-ce que je ne t’avais pas demandé de… ?

– J’ai essayé ! se défendit-il. Mais ils sont plus têtus que des mules !

– Il nous fallait des guides pour nous conduire jusqu’à vous, intervint le garçon aux cheveux noirs.

Il se présenta :

– Je m’appelle Kyle, et je suis le fils des chefs des trois Tribus du Désert !

– Kyle, bienvenue à toi et aux valeureux Hommes des Sables, répondit Yorwan à la place de Gérald. On peut dire que ces armes avec lesquelles les Hommes des Sables tirent, quoiqu’inhabituelles, sont providentielles !

– Mon peuple les possède depuis toujours, enfin, depuis qu’il s’est retrouvé bloqué dans le Désert Vorace, commença-t-il à expliquer. Elles viennent sûrement d’un autre monde, où nous avons dû les acquérir lorsque nous vivions en nomades en dehors du Monde Incertain. Les fils héritent de l’arme de leur père depuis des générations. Nous en prenons grand soin, car ces fusils nous protègent des brigands et des hôtes de Yâdigâr, autant que la peur du Désert !

– Ce qui m’étonne, avoua Gérald, c’est que les balles des fusils ne soient pas, comme nous, repoussées par la vague magique…

– Je pense qu’elles sont trop rapides pour la magie déployée par les prêtres, répondit Yorwan après un temps de réflexion. L’important, c’est qu’elles les éliminent ! Moins il y aura de prêtres, moins le sortilège sera puissant… Retournons auprès des Korrigans et tenons-nous prêts à forcer le passage.

Gérald acquiesça. Avant de se mettre en route, Yorwan se tourna vers les jeunes gens, fronça les sourcils, et prit un air sévère.

– Je vous interdis formellement de quitter ces rochers ! Si je vois un seul d’entre vous désobéir à mon ordre, je vous promets une punition qui marquera à jamais le restant de vos jours ! J’espère que je me suis bien fait comprendre…

Pendant ce temps, Kushumaï, ses Chasseurs et les guerriers des steppes subissaient l’assaut des Orks descendus des remparts.

La jeune femme dégaina son épée et la pointa d’un geste assuré vers les monstres qui chargeaient. Les Chasseurs se rassemblèrent autour d’elle, prêts à la défendre au prix de leur vie. Les guerriers, de leur côté, se dispersèrent pour avoir une plus grande amplitude de mouvements.

– Les premiers arrivés dans les Steppes de Lumière attendent les autres ! lança presque joyeusement Tofann à ses compagnons.

Un Ork bondit sur lui en brandissant une massue maculée de sang. Le géant empoigna à deux mains sa formidable épée, et para facilement l’assaut. Puis, se baissant et tournoyant sur lui-même, il le frappa ensuite au ventre avant de se redresser pour lui fendre le crâne. Il évita agilement l’attaque d’un autre monstre derrière lui, lui décocha un coup de pied qui le plia en deux puis, en grognant sous l’effort, lui fit sauter la tête d’un puissant mouvement de lame. La bande d’étoffe huileuse qui maintenait les cheveux gris et raides de l’Ork s’envola, en même temps que sa tête roulait au sol.

– J’ai toujours dit que les Orks étaient moins dangereux qu’ils en avaient l’air ! lança Tofann qui semblait s’amuser.

Ce n’était pas l’avis des Chasseurs, qui avaient le plus grand mal à contenir les monstres dont la force redoutable avait déjà tué trois des leurs. Heureusement rompus aux techniques de combat en groupe, les Chasseurs avaient constitué une ligne de défense composée des porteurs de lance, qui tenaient tant bien que mal les Orks furibonds à distance.

– Si tes Sorciers ne viennent pas rapidement à bout des prêtres, prévint l’un des Chasseurs, nous allons être submergés.

– Je sais, répondit Kushumaï, en reprenant son souffle. Où en sont les guerriers du Nord ?

– Ils ont l’air de donner du fil à retordre à nos assaillants ! répondit un Chasseur, admiratif.

La Chasseresse se félicita de leur présence. C’étaient de remarquables combattants. A cent, s’ils le voulaient, ils pourraient conquérir le Monde Incertain. Heureusement, ils étaient d’un tempérament solitaire, et le regard qu’ils portaient sur la vie était essentiellement poétique…

Des lueurs d’effroi traversaient les petits yeux cruels des Orks qui affrontaient les robustes guerriers. Nombre d’entre eux gisaient au sol, alors que les géants du Nord étaient encore tous debout.

– Et hop, fends-y la tripai-lleu, et hop ! crève-lui les yeuuuux ! se mit à chanter Tofann de sa voix puissante.

Il renversa un Ork et planta son épée dans la poitrine d’un autre.

– Et hop, vid’le de son sa-ang, et hop ! brise-lui les deeeents ! continuèrent en chœur ses compagnons en tranchant des membres et en broyant des crânes.

Ils étaient tous si absorbés par la bataille qui se livrait à l’intérieur des murs que personne ne remarqua les prêtres qui s’effondraient sur les remparts.

Les Hommes des Sables tiraient méthodiquement, en prenant leur temps, et chacun des coups touchait sa cible. Les prêtres perchés sur les hauts murs de la ville échangeaient des regards affolés. Mais sous peine de briser le sort qui maintenait l’armée des Collines à distance de la cité, il leur était interdit de bouger ! Aussi voyaient-ils en blêmissant leurs condisciples tomber les uns après les autres.

– Maintenant, notre magie devrait passer, déclara Yorwan d’un air satisfait en comptant les silhouettes blanches sur les remparts. Allez, on essaie encore !

Mais Kor Hosik s’interposa :

– Les Sages Korrigans dire que vous laissiez faire magie de la terre. Vague blanche pas faire le poids, maintenant !

Yorwan, Gérald et Qadwan hésitèrent, et finalement acceptèrent pour ne pas froisser leurs alliés. Après tout, il serait toujours temps de faire appel à la magie des étoiles, si celle de leurs amis se révélait insuffisante !

Les vieux Korrigans recommencèrent à danser, en fredonnant un sort en korrigani, sous l’œil intrigué et attentif des Sorciers.

Stann ! Os de la terre,

Puissance du dense et de l’éternité,

Par le pouvoir du phare éthéré,

Et du dragon de pierre,

Fais-toi mer déchaînée contre mer déchaînée !

Roule et renverse les barrières !

La magie rouge suinta du pourtour du cercle tracé sur le sol.

Elle se rassembla pour former à son tour une vague, une vague énorme qui s’élança en direction de celle qui protégeait la cité. Affaiblie par la disparition de nombreux prêtres, la vague d’énergie blanche se dressa malgré tout devant la magie korrigane. Mais quand la lame des Oghams la heurta avec une explosion de tonnerre, elle se brisa et se dispersa pitoyablement.

– A l’attaque ! hurla l’Archer en se précipitant vers Yénibohor.

Les brigands lui emboîtèrent le pas.

– A l’attaque ! cria à son tour le Luthier pour appeler les hommes de l’Ouest au combat.

– On y va ? demanda Yorwan à ses compagnons.

– On y va ! répondirent d’une seule voix Gérald et Qadwan.

Depuis le rocher où Gérald les avait consignés, Romaric, Gontrand, Ambre, Coralie, Agathe, Thomas, Bertram, Toti et Kyle les virent s’élancer à l’assaut de Yénibohor. Même les Korrigans se joignirent au groupe. Malgré leur petite taille, ils couraient plus vite que les autres. Bientôt les Hommes des Sables se mêlèrent à leur tour aux brigands…

Les neuf jeunes gens se regardèrent.

– On reste sagement là ? demanda Gontrand d’un ton sarcastique.

– Tu rêves ! répondit Kyle.

– Yorwan a dit qu’il ne voulait pas voir un seul d’entre nous quitter le rocher, rappela Romaric. Mais… si on part tous ensemble, hein ? On ne désobéit pas vraiment !

– C’est vrai, Romaric a raison ! applaudit Coralie.

Curieusement, Bertram ne tenta pas de les raisonner. Il semblait même encore plus impatient que les autres.

– Qu’est-ce qu’on attend, alors ? lança-t-il.

– Le dernier arrivé dans la ville est une poule mouillée ! cria Ambre.

Ils se précipitèrent en courant vers les hautes murailles, et en poussant des hurlements de sauvages.

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