2 LE JARDIN À SAINTE-ADRESSE

Où le héros achète une bouteille de Coca-Cola


Pourquoi donc Claude Monet, Auguste Renoir et leurs amis se retrouvaient-ils sous de hautes falaises aux environs du Havre? Les historiens d'art prétendent que la lumière spéciale des côtes de la Manche, avec ses nuances de gris, ses éclairages flous, correspondait idéalement aux recherches impressionnistes. Mais surtout, la proximité de Paris, en pleine effervescence artistique, donnait à cette région un attrait nouveau. Depuis l'essor des chemins de fer, la Normandie était devenue le jardin de la capitale. On y construisait des hôtels, des villas, des casinos. Les trains de Saint-Lazare arrivaient directement sur les quais du Havre d'où les grands voiliers partaient pour l'Amérique. Monet, qui avait passé sa jeunesse ici même avant d'étudier la peinture à Paris, entraînait ses confrères à la découverte des éclairages maritimes. Une de ses toiles représentant le port sous la brume – Impression, soleil levant - allait donner son nom à l'impressionnisme.

David ferma les yeux puis les rouvrit et admira la composition du tableau reproduit devant lui en poster grandeur nature: un mètre trente de largeur pour un mètre de hauteur. Le reste de sa chambre ressemblait à une brocante pleine de livres et de bibelots. Seul ce mur, éclairé par un projecteur, semblait protégé de toute invasion pour mettre en valeur une photographie sous verre du Jardin à Sainte-Adresse, peint par Monet en 1867. Au centre de la pièce, un épais fauteuil de velours mité permettait au jeune homme d'admirer longuement «son» tableau: une terrasse fleurie surplombant la mer, comme le pont arrière d'un bateau. Le vent soufflait sur ce paysage brossé de couleurs vives, loin des règles académiques de composition. Monet le qualifiait de «tableau chinois». À cette pensée, un sourire de satisfaction traversa le visage de David – capable de disserter longuement sur chaque détail de la toile et sur les personnages qu'elle représentait: le père de Claude Monet assis sur une chaise en osier ou ce couple de jeunes amoureux sous l'ombrelle. Il aurait pu donner une conférence sur la vie quotidienne à Sainte-Adresse, petite station balnéaire des environs du Havre, à la fin du xixe siècle. Cherchant sur Internet, il avait même déniché – dans le Colorado – un ancien annuaire de cette commune, comportant un plan des rues, des photos de chaque villa, une liste des propriétaires. Il avait lu (en français et en anglais) d'innombrables ouvrages et correspondances signés Guy de Maupassant, Alphonse Karr, Maurice Leblanc, pour se faire de la Normandie au siècle passé une idée plus précise que celle de New York où il vivait.

David n'avait rien d'un vieil érudit. Enfoncé dans son fauteuil, il exprimait la fraîcheur de ses vingt-deux ans, avec son col grand ouvert (une chemise de coton acquise dans une brocante de la Première Avenue et portant les initiales C.M., comme Claude Monet). Son pantalon de flanelle grise rappelait celui du jeune homme sur le tableau. Sa chevelure brune, tombant en boucles le long de son visage, aurait pu lui donner une allure de faux artiste, mais la barbe piquetait à peine ses joues. Aussi lui pardonnait-on d'avoir décidé, sans rien savoir, que l'Europe d'hier était supérieure à l'Amérique d'aujourd'hui.

A New York même, il préférait les gratte-ciel 1930, les kiosques en bois de Central Park, les salons ornés de trophées de chasse en Afrique où se retrouvaient les diplômés des grandes écoles, les clubs de jazz de Harlem qui n'existaient plus. David vivait dans cette nostalgie éveillée, ponctuée de morceaux de vie moderne: une sortie avec des amis dans un bar techno, une heure à surfer sur un site erotique, le passage d'un yuppie en rollers, derrière sa fenêtre de l'avenue B.

– David!

Une voix féminine avait crié son nom dans la pièce voisine. Le garçon soupira. Levant son corps mince, il s'avança vers la porte entrouverte:

– J'arrive.

Le décor du couloir contrastait avec celui de la chambre. Sur le papier peint orange, des dizaines de tapisseries encadrées représentaient des scènes de contes de fées, brodées sur des canevas achetés dans des magazines: Bambi s'éveillant dans la forêt, Cendrillon et son carrosse enchanté. Dans le salon, le son d'un téléviseur diffusait à tue-tête La tyrolienne des nains. David s'immobilisa sur le seuil et prononça doucement:

– Je suis là.

Au milieu de la pièce, une femme était affalée sur un canapé de Skaï noir. Tombant sur le côté, sa main droite tenait une cigarette à moitié consumée. Elle semblait suivre intensément l'arrivée de Grincheux dans la maison de Blanche-Neige; mais son autre main tendit une télécommande pour interrompre la projection. Deux yeux brillants se tournèrent vers le jeune homme:

– Mon chéri, je n'ai plus de Coca. Je me sens fatiguée. Veux-tu descendre chercher quelques bouteilles?

– J'y cours, chère maman!

Sur l'écran, Grincheux attendait en position de «pause». La femme aux traits tirés regarda plus intensément son fils:

– Chère maman, c'est un peu ringard! Pourquoi ne m'appelles-tu pas par mon prénom? Rosemary, ce serait plus sympa!

– Vous avez raison, chère maman, prononça David en s'inclinant.

Il traversa le vestibule, ouvrit la porte, descendit l'escalier et sortit sur le trottoir délabré de l'avenue B. Il longea un jardin entouré de grillage, passa sous un échafaudage où il salua le petit dealer portoricain. À l'angle de la 7e Rue, il entra dans l'épicerie coréenne, acheta trois bouteilles de Coca light et retourna chez lui. Il posait délicatement ses souliers vernis sur la chaussée défoncée et laissait flotter au vent sa chevelure bouclée de fils de l'impressionnisme…


Il était brun


David ignorait tout de son véritable père, sinon que celui-ci était français et qu'il avait rencontré sa mère en 1977.

Issue d'une petite ville du Massachusetts, elle s'était installée à New York trois ans plus tôt et préparait un diplôme de psychologie à Columbia University. Le dimanche, elle aimait faire un tour au Muséum d'histoire naturelle. Dans la pénombre de ia galerie africaine, des décors reconstituaient la vie des bêtes sauvages. Derrière chaque vitre, Rosemary admirait les paysages reproduits sur des toiles peintes. Au premier plan, les animaux naturalisés semblaient soigner leurs petits dans un tapis de broussailles. La pénombre forestière était minutieusement reconstituée par des jeux d'éclairage.

Mieux qu'au cinéma, le diorama restituait la plénitude de la nature avec ses horizons, ses vols d'oiseaux dans le lointain. Depuis un moment, Rosemary contemplait un gorille dressé dans un paysage de forêts et de volcans enneigés. Une voix, à côté d'elle, bredouilla dans un mauvais anglais:

– Quel savoir-faire! Et le temps nécessaire pour fabriquer chaque décor! On se croirait vraiment dans la forêt vierge…

Rosemary se tourna vers un garçon aux cheveux longs, négligemment élégant dans sa veste noire et son pantalon de velours rouge. Elle murmura:

– Tout de même, je préfère les animaux en liberté. Penser qu'on les a tués pour ça!

– On leur a peut-être évité une mort plus cruelle I

Il sourit.

– Pardon pour mon accent, je suis français. Tu es new-yorkaise?

– Non, enfin… depuis peu. En psycho à Columbia.

– Moi, j'arrive de Paris. J'ai décidé de faire le tour du monde. Et je commence par New York, la ville qui me faisait rêver I

Un quart d'heure plus tard, ils prenaient un verre à la cafétéria du musée. Rosemary invita le Français à une soirée chez d'autres étudiants. Il plut à tout le monde, avec ses vingt ans et son air déjeune bourgeois affranchi. Ils burent des bières, fumèrent des joints, écoutèrent des disques tard dans la nuit. Le lendemain matin, Rosemary et son globe-trotter se réveillaient dans le même lit. Ils passèrent encore la journée ensemble puis se séparèrent sans façon. Le Français devait rejoindre des amis à Montréal. Il promit de repasser par New York et nota l'adresse de Rosemary.

Au moment de faire l'amour, la jeune femme avait marqué une hésitation. Elle militait pour la liberté sexuelle, mais elle supportait mal la pilule et avait arrêté depuis plusieurs semaines. La marijuana affaiblit sa résistance. Apprenant un mois plus tard qu'elle était enceinte, Rosemary pensa d'abord à l'avortement, mais ce droit (pour lequel elle avait manifesté) se traduisait chez elle par une violente angoisse liée à la chirurgie et au ventre. Elle préféra croire qu'elle voulait cet enfant. Dans une rêverie flower power, elle imagina un petit ange libre aux cheveux blonds. Ses études s'achevaient. Elle avait l'âge de se débrouiller et décida de garder le bébé.

Le Français ne repassa pas à New York. Trois mois plus tard, Rosemary reçut une carte postale de Thaïlande. Il poursuivait son tour du monde et donnait quelques nouvelles, très insouciantes. Puis plus rien. Elle croyait se souvenir qu'il s'appelait Christian ou Christophe, ou Jean-Christophe, mais elle n'était certaine que de son surnom: «Mes copains m'appellent Chris», avait-il dit.

David naquit au printemps 1978. Il était brun. À la fin de l'année, sa mère décrochait son premier poste dans un cabinet de psychologie d'entreprise. Elle se mit en ménage avec un compositeur d'avant-garde plus âgé qu'elle, demeurant dans l'East Village – quartier alors dangereux et peu fréquenté, sinon par quelques vieux Ukrainiens et des familles portoricaines. Les jours de vent, le petit David regardait par la fenêtre les morceaux de carton voler dans la rue et les homeless abrités sous les entrées d'immeuble.

Dans les écoles du quartier, les classes à majorité hispanophone ressemblaient à des cours d'alphabétisation. David apprit davantage du compagnon de sa mère, qu'il confondait avec son géniteur – d'autant plus que Charles avait vécu dix ans à Paris. Il enseigna à David la langue française. Rosemary l'encourageait: malgré une vive rancœur à l'égard du «Frenchie» désinvolte, elle jugeait nécessaire l'identification du fils à l'image du père. Sous cette influence, le petit garçon développa un goût aigu pour tout ce qui venait de là-bas.

Il avait quatorze ans quand Charles mourut d'un cancer. Après une dépression, Rosemary commença à se passionner pour Walt Disney, développant un système personnel de thérapie par le conte de fées. Inscrit dans une école convenable de Greenwich Village, David accomplissait des progrès rapides – tout en assurant ses revenus avec un copain du quartier qui lui fournissait de l'herbe, revendue plus cher aux élèves de son lycée.

East Village devenait à la mode. Le dimanche matin, des cadres gays couraient autour de Tompkins Square Park. L'adolescent préférait traîner dans les brocantes, à la recherche de bibelots 1900. À la bibliothèque, il empruntait des livres sur Paris et se passionnait pour la Belle Epoque. Au Metropolitan Muséum, il tomba en arrêt devant le Jardin à Sainte-Adresse de Claude Monet. Cette mer joyeuse, ces drapeaux frémissants dans le ciel répandaient leur fraîcheur dans le musée. David s'imagina que les deux amoureux appuyés sur la balustrade étaient peut-être ses lointains ancêtres. Pour la première fois, il eut envie de partir là-bas.

Faute d'argent, il se contenta de l'Alliance française, située sur la 60e Rue, entre Park et Madison. Plusieurs fois par semaine, débarquant par le métro sous le gratte-ciel bleu du Citicorp, il s'enfonçait dans le dédale de Midtown. Un drapeau tricolore surplombait l'entrée de l'immeuble. Lors de sa première visite, une hôtesse canadienne lui remit un guide, proposant des cours, des films, des expositions, des spectacles et autres activités du French Institute. David respirait cette bonne odeur artistique. Il traînait dans l'établissement, s'égarait dans les étages, fumait une cigarette à la cafétéria où des bourgeoises américaines baragouinaient avec des immigrés haïtiens. Il participait aux conversations, rêvait de Paris, idolâtrait l'esprit français, avant de se réfugier dans la bibliothèque, parmi les rangées de livres et les tables studieuses.

Peu à peu, sa rêverie tourna à l'idée fixe. L'Amérique lui semblait vulgaire. Il supposait bien que l'Europe avait changé, mais – en attendant de s'y rendre lui-même – il préférait entretenir l'idée d'une société plus raffinée. Sa mère étant fauchée, il finit par interrompre ses études et s'enferma, toujours davantage, dans son monde imaginaire, n écoutait des disques de Mistinguett, se passionnait pour Hemingway et les Américains de Paris. Faute de s'offrir le grand voyage, il s'inventait un voyage à domicile. Certains jours, il sortait dans la rue avec une canne et un chapeau, répondait en français aux questions de ses compatriotes et passait, dans son quartier, pour un doux dingue.


Comme une poupée Barbie


David dînait avec sa mère. Il portait un costume élimé, elle un pull en grosse laine orange. Elle buvait du Coca. Il dégustait du bordeaux. Elle lui demandait pourquoi il vivait comme un petit vieux. Il disait ne pas comprendre de quoi elle parlait. Allumant une cigarette, elle marmonna que la France était ringarde, qu'il y avait bien plus de vitalité chez les latinos ou les Asiatiques. David sortit son fume-cigarette en affirmant que les Américains raffinés avaient toujours préféré l'Europe. Persuadée qu'il avait un problème psy à régler avec son père, elle finit par dire:

– Mais je comprends très bien que tu veuilles partir là-bas.

Persuadé de n'avoir aucun problème psychologique, David affirma qu'il voulait connaître la France dans le cadre de ses réflexions sur la civilisation.

Rosemary soupira. Son fils soupira. Ne sachant plus que dire, elle tendit sa télécommande vers l'écran où la chaîne Pride diffusait son show Obesity. Sur des gradins rosé bonbon s'alignaient une vingtaine d'énormes femmes, victimes de l'abondance. Chacune portait un pantalon de survêtement et un tee-shirt indiquant sa surcharge pondérale: certaines affichaient +20, d'autres +100. Au micro, une adolescente expliquait sa passion de la crème glacée; des larmes coulaient sur son visage bouffi par la graisse. L'animateur, d'une minceur obscène (finement musclé, il portait seulement un short et un débardeur), la regardait dans les yeux. Ils finirent par tomber en pleurs dans les bras l'un de l'autre. Puis le speaker expliqua à cette femme que ses parents l'aimaient, que ses frères et sœurs l'aimaient, que l'humanité débordait d'amour pour elle. À ces mots, les vingt obèses se levèrent et commencèrent à danser. Elles soulevaient péniblement leurs cuisses jambonneuses pour marquer le rythme à deux temps. Les mains boudinées tenaient des ballons de baudruche représentant des cœurs.

David se dirigea vers le couloir en disant:

– Bonsoir, chère maman.

– Bye, David!

Arrivé dans sa chambre, il commença par régler le spot qui éclairait le Jardin à Sainte-Adresse; puis il posa sur son vieux pick-up une musique de Debussy dont les harmonies envahirent la pièce avec un craquement de feu de bois. D'après sa théorie, l'ancien surpassait toujours le neuf: le son du 78 tours l'emportait sur celui du 33 tours qui, lui-même, écrasait celui du CD. Ce qui n'empêchait pas David de rester des heures devant son ordinateur. Il enfonça une touche, l'écran s'illumina et une mélodie électronique signala l'arrivée d'un nouveau message: ophelie@boheme.net. Un sourire illumina son visage. Après un double clic, David lut à mi-voix le texte qui apparaissait sur l'écran:

«Ami d'Amérique,

J'ai joué ce soir. Paris me fête!

Mais vous manquez à ma gloire.

Votre Ophélie.»

Après s'être frotté les mains, le jeune homme attrapa sous son bureau une bouteille de cognac. Il se servit un verre puis relut les quatre lignes. Quelques mois plus tôt, sur un moteur de recherche, il avait découvert la page consacrée à cette Ophélie, une actrice française qui se qualifiait elle-même d'«héritière de la Belle Epoque». Dans son journal télématique, elle racontait chaque mois les nuits de Paris, les théâtres et les cabarets où elle déclamait les poètes. En photo, sa chevelure noire et sa peau mate poudrée de blanc rappelaient les égéries des écrivains 1900.

David avait envoyé timidement un e-mail. Deux jours plus tard, il recevait une réponse signée Ophélie Bohème. Félicitant le jeune homme pour sa culture française, elle se réjouissait de cet écho new-yorkais. Au moment où l'esprit parisien déclinait, l'Amérique allait sauver la France une nouvelle fois! Ils nouèrent une correspondance. Ophélie disparaissait parfois pendant des semaines, avant de répondre, épuisée par ses spectacles mais fidèle à l'ami d'East Village. Elle comptait se rendre prochainement à New York. David assurait qu'il viendrait à Paris dès que possible.

Tout en avalant quelques rasades de cognac, il tapa fébrilement sa réponse sur le clavier:

«Chère Ophélie, l'heure approche. Je brûle de vous voir sur les planches. Le temps de régler quelques affaires et j'accours!»

Il avait conscience du ton démodé des tournures. Mais cette sophistication s'opposait, dans son esprit, à l'expression directe prônée par Rosemary qui aurait préféré entendre: «Salut chérie!» David supposait que les Français s'accordaient encore certaines manières et cultivaient l'idéal du savoir-vivre. Ayant envoyé son message, il se resservit un cognac. Soudain, il ferma les yeux en soupirant:

– Partir! Mais avec quel argent? Je ne vais pas débarquer à Paris comme un clochard!

Les Préludes de Debussy s'étaient arrêtés. David but une nouvelle rasade d'alcool qui, mêlée au vin rouge, accentua sa mélancolie et le fit sangloter. Reniflant, il contempla encore ce jardin d'autre fois. Il était né un siècle trop tard… Soudain, dans l'ivresse le flou des larmes, il lui sembla entrevoir une forme suspendue dans l'air, entre le tableau et lui-même. Une silhouette vaporeuse scintillait au milieu de la pièce. Il secoua la tête, cligna des yeux.

La chose flottait toujours devant lui, plus précise. On aurait dit un corps de femme; un petit corps svelte, comme une poupée Barbie coiffée d'un chapeau pointu. Tenant dans sa main droite une baguette étoilée, elle observait fixement David qui avala une autre lampée pour chasser l'hallucination. Mais la fée, toujours suspendue, lui souriait. Elle releva un peu sa robe et tendit une jambe de strip-teaseuse, comme pour attirer l'attention du garçon, puis il entendit une voix douce qui prononçait:

– Ne pleure pas, mon enfant. Il sursauta:

– C'est à moi que vous parlez?

– Oui, je te parle, David. Ne pleure pas. Je suis la fée Jennifer.

Trop ivre pour faire preuve de raison, il recommença à renifler et à gémir:

– Je pleure parce que ma vie est idiote! Je vis à New York et je rêve de Paris. Je voudrais partir là-bas. Mais je n'ai rien, pas un dollar!

– Il y a sûrement une solution, répondit la voix.

Jennifer semblait préoccupée. Tendant l'autre jambe vers David, elle releva sa robe jusqu'à la cuisse. Son visage était tout rouge. Elle resta ainsi quelques secondes, avant de se raviser, l'air un peu gênée. Elle reprit:

– Tu pourrais faire un petit job, non?

– Arrête, j'ai l'impression d'entendre ma mère.

A ce mot, Jennifer pointa des seins avantageux. Comme David ne réagissait toujours pas, elle sembla réfléchir et demanda:

– As-tu pensé à la Loterie?

– La quoi?

– La Loterie nationale! Le supertirage de samedi prochain. Je vois quelque chose pour toi…

Il regardait toujours en direction de la fée qui devenait plus floue. Il appela:

– Hé!

Une voix lointaine répéta:

– La Loterie, David… Supertirage de samedi prochain…

L'image se brouilla et la vision s'évanouit. David n'avait plus, devant lui, que son verre de cognac vide. Il articula mollement:

– Je suis bourré!

Puis il s'affala en titubant sur son lit.

Le lendemain matin, rongé par le mal de tête, il repensa à ses hallucinations de poivrot. Un peu honteux, il finit tout de même par acheter un billet de loterie et suivit à la télévision le tirage en direct. Voyant sortir ses quatre premiers numéros, il éprouva une violente émotion, persuadé d'avoir gagné un million… Mais les deux autres numéros ne figuraient pas sur sa grille. Il en avait quatre tout de même. Quinze jours plus tard, il accepta de se faire photographier, pour empocher un chèque de 9 783 dollars et 70 cents.


Où David prend la mer


Réfléchissant à l'organisation du voyage, David rejetait d'emblée la banalité du jumbo-jet destiné au tourisme de masse. Une théorie sur la supériorité de la lenteur le persuadait qu'il valait mieux gagner Paris en huit jours qu'en huit heures. L'esprit hanté par des images de paquebots, il désirait connaître le glissement progressif du vrai voyage.

Encore fallait-il trouver une place sur un bateau. Les hôtels flottants reliant l'Amérique au Vieux Continent avaient disparu vingt-cinq ans plus tôt, livrés aux ferrailleurs avec les souvenirs de la French Line. Unique rescapé, le Queen Elizabeth ne naviguait pas à cette saison. David finit par trouver une cabine sur un porte-conteneurs, de New York au Havre. Il régla les formalités dans une agence et connut sa première désillusion: l'embarquement n'aurait pas lieu à Manhattan; il fallait se rendre vingt kilomètres plus loin, sur les quais de Newark, juste à côté des pistes de l'aéroport.

Le jour venu, David embrassa sa mère puis il descendit avec sa valise avenue B où l'attendait une limousine. Sous son lourd manteau d'hiver, le jeune homme portait un costume clair. Il était

coiffé d'un panama. Le véhicule suivit Houston Street. Le soleil déclinant projetait sa lumière dorée sur les murs de brique. Le vent froid de mars soulevait des lambeaux de plastique accrochés aux grilles des brocantes. Au croisement de Broadway, des vapeurs de chauffage urbain jaillissaient de la chaussée. Des corps marchaient, se croisaient, s'agitaient, sandwiches à la main. Leurs gobelets fumants répandaient partout cette odeur de café qui indisposa une dernière fois David. Quel manque d'élégance dans cette agitation fonctionnelle, sous ces entassements d'immeubles poussant au hasard. Plongeant sans regret dans le Holland Tunnel, il partait à la recherche d'une harmonie plus élevée.

Tout en l'instruisant sur la vie quotidienne au Chili, le chauffeur franchissait d'immenses ponts de fer suspendus, dominant les marais et les zones industrielles du New Jersey. Il finit par arriver devant le building de la compagnie maritime où le rendez-vous était fixé. Quand le jeune homme entra dans le bâtiment, tirant sa valise à roulettes, l'hôtesse d'accueil à gros seins, lèvres tartinées de rouge, observa avec étonnement ce touriste archaïque. Dix minutes plus tard, une voiture de service conduisait David vers le quai. Suivant une chaussée balisée, comme dans les aéroports, le chauffeur franchit plusieurs portails métalliques; il traversa un terre-plein couvert de milliers de conteneurs identiques. Enfin, le véhicule freina devant la coque rutilante du New Panama, une immense baignoire d'acier sur laquelle s'empilaient d'autres boîtes en fer, pleines de marchandises mystérieuses.

Au cours des nuits précédentes, David avait fait plusieurs fois le même cauchemar: il dérivait sur l'Atlantique à bord d'un rafiot délabré. L'équipage très alcoolisé lui jetait des regards salaces, avec la.complicité d'officiers corrompus. Torturé et violé par cette bande de sadiques en rut, il était finalement jeté en pâture aux requins. Lorsqu'il pénétra dans le New Panama, il eut plutôt l'impression de découvrir une entreprise de pointe, au personnel réduit et aux normes hygiéniques très strictes. Un homme de service lui fit visiter le bâtiment et le présenta au capitaine – occupé par l'installation du nouvel ordinateur chargé de gérer les mouvements du navire. La traversée devait durer six jours. Les déjeuners se déroulaient au carré des officiers. Pour les autres repas, des plateaux seraient servis en cabine. C'était tout.

Le seul frisson légendaire se résuma à une vue lointaine sur la pointe de Manhattan, au moment où le navire quittait Newark pour rejoindre l'océan. Le temps resta maussade pendant le voyage: des heures de roulis, d'épouvantables nausées, une attente infinie sur le pont où l'on souffre un peu moins qu'en cabine, le défilé crispant des nuages, la mer glauque et ces creux de vagues puants qui vous aspirent… Accroché au bastingage, David levait les yeux vers le ciel, guettant avec envie le passage d'un avion chargé de touristes.


Où sont les kakatoès?


La tempête cessa durant la cinquième nuit. Grimpant l'escalier au petit matin, David sentit un équilibre plus stable. Lorsqu'il émergea sur le pont, des nuages se déchiraient sous le bleu du ciel. Des oiseaux passaient en criant… Tournant la tête, le voyageur aperçut la côte française, longée par le navire depuis quelques heures. Plongeant comme un fou dans sa cabine, il ramassa plusieurs cartes terrestres et maritimes. Il se regarda dans la glace, arrangea ses cheveux comme s'il se préparait pour un rendez-vous important. Il accrocha une paire de jumelles à son cou puis regagna la passerelle, décidé à ne rien perdre de cette arrivée sur la terre promise.

À quelques milles s'étirait une falaise qui s'affaissait dans des vallées, des petits ports et de longues plages. Pointant ses jumelles, David reconnut l'architecture caractéristique des palaces et des casinos d'autrefois. Il déplia des feuilles de papier jauni pour identifier les bourgades normandes, confondues dans son esprit avec tant de références artistiques: Houlgate, ville de peintres à l'embouchure de la Dives, Cabourg et son Grand Hôtel où séjournait Marcel Proust. Le bateau glissait doucement sur l'eau. Pointant de nouveau ses jumelles, il crut reconnaître Deauville, station de plaisirs des Années folles; mais une accumulation de constructions non répertoriées le fit hésiter. Les anciennes demeures semblaient gangrenées par des paquets de lotissements; des marinas s'avançaient partout sur la mer. Peu après, le navire bifurquait à bâbord et s'engageait dans le chenal du Havre.

Passant d'une joie à l'autre, David se tourna vers la ville où avait grandi Monet, dans l'enchantement du ciel et de la mer. Mais il aperçut une vaste cité grise, posée sur cette côte comme un jeu de construction en béton armé. Des tours géométriques se dressaient dans le lointain, comme une réplique de Manhattan en modèle réduit. Un clocher d'église évoquait la silhouette de l'Empire State Building. Seules quelques villas juchées sur la colline, au-dessus de la plage, rappelaient qu'une autre ville avait existé.

Au loin, des torchères projetaient dans le ciel une fumée pétrolifère. David se rappela qu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'aviation anglo-américaine avait rasé Le Havre pour en expulser l'Allemand; mais il n'imaginait pas de si grands désastres qui se précisèrent encore à l'entrée du port. S'enfonçant entre deux grandes digues, le navire longea plusieurs bassins sans bateaux. Sur les quais abandonnés, on distinguait encore l'ancien débarcadère des paquebots où s'accrochaient des lettres rouillées: «le havre». Puis le New Panama continua vers des bassins plus lointains, surplombés d'élévateurs automatiques, le long de terre-pleins couverts de milliers de conteneurs identiques.

Les formalités de débarquement achevées, une fourgonnette déposait David devant un building administratif, à la limite du port et de la ville. Le premier bâtiment qu'il remarqua, sur le trottoir d'en face, était une station-service de la British Petroleum. Posant sa valise sur le trottoir, le jeune homme leva son chapeau et salua l'Europe. Puis il franchit le pont et s'enfonça sur un boulevard vers le cœur du Havre.

Les rues s'organisaient selon un plan rectiligne. Levant les yeux vers ces rangées de murs gris, David avait l'impression d'entrer dans un petit New York déserté par ses habitants. Les édifices proprets se succédaient. L'élan des tours plafonnait au dixième étage; au rez-de-chaussée, des vitrines d'agences bancaires alternaient avec les compagnies d'assurances. Des claviers numérotés contrôlaient l'accès des portes. David tenait, dans sa main droite, un ancien guide de la côte normande:


Le Havre n'a point de monuments remarquables; mais il offre le sublime spectacle de la nier, la prodigieuse activité d'un grand port, le mouvement d'une ville affairée dont les relations s'étendent à tout l'univers. C'est Paris devenu subitement port de mer, où les rues retentissent du chant moqueur des perroquets; où sur les trottoirs s'étagent des volières de perruches, d'aras, de kakatoès au brillant plumage. Sans cesse sillonnés par des promeneurs de toutes les nationalités sous la houppelande – hélas uniforme – du voyageur, on y entend, comme sur nos boulevards parisiens, parler toutes les langues…


Où étaient passés les kakatoès? Sur le trottoir, une petite fille observait le chapeau de David avec étonnement. Il esquissa un sourire et prononça: «Bonjour!» Soudain, une femme attrapa le bras de l'enfant. Furieuse, elle dévisagea l'Américain, le traita de salaud, enferma la fillette dans sa voiture et démarra en trombe.

Après avoir franchi plusieurs blocs de béton, il arriva enfin sur une place publique plantée d'arbres où subsistait un vieil immeuble bourgeois – comme un vestige du siècle passé. Une piste de pétanque, la vitrine d'une boulangerie et celle d'une boucherie complétaient cette place de province typiquement française. Retrouvant sa bonne humeur, le voyageur marcha vers l'étalage couvert de viande rouge et de saucisson de pays. Derrière sa vitrine, le boucher ressemblait à un homme d'autrefois, énorme dans sa blouse tachée de sang. Des touffes de poils sortaient de son nez. Il brandissait un couteau et causait à une petite vieille, son cabas sous le bras. Satisfait, David lut attentivement l'inscription peinte sur la devanture du magasin:


Pour des produits plus authentiques

faites confiance aux boucheries

Comme autrefois


Songeur, il reprit son chemin à travers la ville.


Où il est question de cuisine rapide


Les immeubles devenaient plus grands, les avenues plus larges. En un instant, les trottoirs se recouvrirent d'une multitude de passants. Tenant des sacs en plastique, les corps s'agitaient d'un magasin à l'autre: des blonds, des bruns, des Blancs, des Noirs, des métis, des Maghrébins, des Asiatiques… David songea avec émotion au cosmopolitisme des grands ports. Mais outre que ces marins ne portaient ni chemises rayées ni bonnets à pompons, ils parlaient tous français et se déplaçaient en famille, comme de simples habitants occupés à faire leurs emplettes. Révisant son histoire, le touriste se demanda si cette population diverse ne constituait pas plutôt une suite du colonialisme. Avec satisfaction, il observa que les communautés semblaient vivre en bonne harmonie.

Tirant toujours sa valise, il commença à déambuler dans la foule, curieux de découvrir la société française: son art de vivre, de se nourrir, de s'habiller, de se cultiver. Il nota que beaucoup de passants s'engouffraient dans un supermarché Rap. Vingt mètres plus loin, des familles se ruaient sur les chaussures de sport Like, avant de se rafraîchir chez le glacier Ice and Fast. Ces marques familières des trottoirs new-yorkais semblaient exercer une irrésistible attraction sur les consommateurs qui subissaient, dans les magasins, une sorte de nettoyage et ressortaient déguisés en adolescents de Brooklyn: casquettes de base-bail à l'envers, pantalons de joggeurs, chaussures de tennis dénouées, bombers qui leur donnaient des carrures de cultu-ristes.

David réfléchit un instant: on aurait dit que ces vêtements n'étaient pas seulement des vêtements. Sur une tête française, la casquette de base-bail semblait vouloir signifier autre chose - exactement comme le chapeau de David exprimait sa préférence pour le monde d'avant-guerre. Les casquettes havraises exprimaient une préférence pour l'Amérique des téléfilms. C'était l'Europe.

Comme son regard traînait encore à la ronde, il remarqua un groupe rassemblé sur le trottoir. Des voix s'élevaient, amplifiées en plein air par une sono. David s'approcha. Les badauds s'agglutinaient devant une estrade entre deux boutiques de restauration rapide. Le bâtiment de gauche, orné d'un drapeau yankee, portait l'enseigne Mackburger. La boutique de droite, ornée d'un drapeau français, portait l'enseigne Grignotin.

Assis derrière une table au milieu de l'estrade, deux hommes parlaient dans des micros, sous le logo de la radio FCN: Fun Culture Normandie. Séparant les protagonistes, une animatrice brune à cheveux courts arbitrait le débat. David perçut d'abord quelques bribes de phrases. L'homme de gauche criait: «Vos propos sont passéistes!» Celui de droite rétorquait: «Vous êtes l'ennemi du cochon français!» Le premier reprenait: «Votre conception de la restauration rapide est réactionnaire, elle refuse la concurrence et le juste prix!» L'autre le coupait: «Mais non, c'est vous qui voulez éradiquer la concurrence en contrôlant le marché!»

L'animatrice arbora un large sourire pour résumer:

– Après une pause publicitaire, nous reprendrons ce débat entre Anthony Dubuc, gérant du magasin Mackburger-Maréchal Foch, et Charly Robert, gérant du Grignotin-Palais de Justice. Un débat consacré, je le rappelle, à: «Quel avenir pour la fast-cuisine française?» N'hésitez pas à poser toutes vos questions en direct par téléphone…

Un morceau de musique rythmée répéta une centaine de fois «Love me, loveyou», puis l'émission reprit sur un ton apaisé. A gauche, Anthony Dubuc, costume cravate, expliquait que Mackburger assurait des milliers d'emplois en France et participait, avec ses sous-traitants, à la lutte contre le chômage. Charly Robert, en pull à col roulé, répliquait qu'avec son fast-food à base de baguette et de porc français, il participait à la défense de la tradition agroalimentaire nationale. Il s'emballa dans une série d'invectives contre l'Amérique «menaçante pour notre exception culinaire - que la France devrait protéger par un appareil juridique»! Le ton monta de plus belle:

– Vous niez le marché! Vous êtes un négationniste!

– Vous combattez le droit à la différence!

Le public silencieux suivait attentivement les arguments. Affublé d'une casquette des Chicago Bulls, un adolescent arabe soufflait à son voisin:

– C'est vrai, les Américains ils se prennent pour les maîtres du monde!

S'immisçant dans leur conversation, David demanda timidement:

– Vous êtes pour Grignotin ou pour Mackburger?

Le garçon réfléchit un instant, puis son regard s'accrocha au chapeau du nouveau venu. Le toisant de haut en bas, il prononça:

– T'es bizarre, toi!

Comprenant que son accoutrement paraissait ridicule, David tenta de se justifier:

– En fait, j'arrive de New York, pour visiter la France…

Aussitôt, il s'interrompit, réalisant qu'il venait de se dénoncer, en plein débat public sur l'impérialisme américain. Mais déjà, l'autre tapait sur l'épaule de son camarade en criant:

– Hé! Kamel, regarde ce zouave, il vient d'Amérique!

David bafouilla:

– En fait, je suis à moitié français. Kamel le dévisageait de ses yeux brillants:

– L'Amérique! Le Bronx, Los Angeles, Planet Hollywood, Sharon Stone, Bruce Willis, Sylvester

Stallone…

Il semblait prononcer des mots magiques, tandis que David cherchait à se justifier:

– Personnellement, je désapprouve l'Amérique. C'est un pays violent, sans charme, et j'ai toujours rêvé de vivre en France.

– Vivre en France, laisse béton! soupira Kamel.

Son copain semblait plus sensible aux arguments de David:

– Il a raison, l'Amérique, elle veut écraser les pauvres!

Kamel l'interrompit:

– Ouais, mais qui fait la meilleure musique? Le meilleur cinéma? Les plus belles bagnoles? Les plus belles fringues?

Sur scène, Anthony Dubuc défendait le «métissage culinaire» et Charly Robert la «fierté du sandwich français». David prit un air grave devant ses premiers interlocuteurs:

– En fait, je voudrais vous demander un service. J'ai quelque chose d'important à régler… Euh… Connaissez-vous l'endroit où habitait Claude Monet…?

Kamel l'interrompit:

– Claude Monet, bien sûr que je connais. Ligne de bus numéro trois. C'est presque au bout, ça s'appelle «Claude Monet». Tu descends là, tu peux pas te tromper.

David n'en revenait pas. Sous l'apparence fruste de teenagers affublés de casquettes américaines se cachaient deux experts, capables de lui indiquer l'emplacement où Claude Monet avait peint ses fameux tableaux. C'était cela, la France, pays de culture. Enthousiaste, il remercia les jeunes gens. Puis, sous leurs regards intrigués, il tira sa valise derrière lui et s'éloigna du débat où Anthony Dubuc s'échauffait, tandis que Charly Robert lui coupait le sifflet;

– Fasciste!

– Ultracapitaliste!

– Antiféministe!

– Génocidiste…


Où David s'égare dans Monet


Le bus numéro trois gravit une longue côte qui dominait la ville et le port. David contempla les faubourgs noyés de fumées, les zones industrielles perdues dans l'estuaire de la Seine. Puis le véhicule traversa des quartiers monotones de pavillons et dejardinets. Des passagers montaient, d'autres descendaient et l'Américain observait un changement dans la population du véhicule. La race blanche, dominante dans le centre-ville, faisait progressivement place aux gens de couleur, regroupés dans certains quartiers, exactement comme en Amérique. Le long d'une avenue sans fin, les carrés pavillonnaires se raréfiaient tandis qu'apparaissait un nouvel horizon de barres et de tours.

Cherchant à chaque tournant le paysage balnéaire du Jardin à Sainte-Adresse, David s'étonna d'arriver dans cette banlieue sinistre. Il suivait pourtant le nom des stations inscrites dans l'autobus et s'approchait de l'arrêt «Claude-Monet». Le bus tourna à gauche et s'enfonça entre deux rangées d'immeubles en brique délabrés, séparés par des terrains vagues. Seul le linge accroché aux fenêtres témoignait d'une présence humaine. Le bus stoppa, tandis que David interrogeait le chauffeur:

– Est-ce bien le quartier où Claude Monet…

– Claude-Monet, oui! interrompit l'autre, tandis que le jeune homme descendait avec sa valise.

Le trottoir était désert. Déjà le véhicule s'éloignait. Une certaine habitude new-yorkaise des quartiers dangereux incita l'Américain à rester près de la chaussée, où le passage de voitures assure une certaine sécurité. Regrettant de ne pas avoir posé ses bagages à l'hôtel, il avança le long d'une pelouse jonchée de détritus. Au carrefour suivant, la référence au père de l'impressionnisme se précisa. Un panneau fléché couvert de tags indiquait: Tour des Nymphéas… David s'indigna. Avait-on construit ces ignobles cages à lapins à l'emplacement du jardin enchanté? Quelques mètres plus loin, un autre panneau indiquait: Cathédrale-de-Rouen. David leva les yeux vers la bâtisse de quinze étages où s'accrochaient des antennes paraboliques.

À l'entrée d'un parking, il put enfin étudier le plan général de la ZUP Monet. L'intention des urbanistes apparaissait clairement sur le schéma. Les barres, les tours, les pelouses dessinaient dans l'espace trois grandes lettres qui formaient, ensemble, le mot: art. David se trouvait présentement au milieu de l'Art, entre le parking Grand-Canal-de-Venise et la barre Impressionnisme. Mais nulle part il n'était question du Jardin à Sainte-Adresse. Indécis, le voyageur restait planté au milieu du paysage suburbain, lorsqu'il vit s'approcher une vieille femme noire qui marchait d'un bon pas, tenant contre elle un sac à main. Elle avançait, tête baissée. Au moment de la croiser, David se racla la gorge pour lancer distinctement:

– Pardonnez-moi, madame…

La femme s'arrêta et releva son chignon gris. Son visage était extraordinairement ridé, comme une géographie de creux et de boursouflures. David poursuivit:

– En fait, je suppose que je me suis égaré.

Il s'interrompit, gêné, car la petite vieille le regardait de ses yeux perçants. Soudain, un sourire éclaira son visage:

– Ne me dis pas qui tu es, je te reconnais! Une dingue, songea David. Espérant quand

même obtenir des informations, il précisa:

– Je suis américain. Je ne connais pas cette ville, mais… je cherche le quartier de Sainte-Adresse, où Claude Monet peignait ses tableaux.

– Je sais que tu viens d'Amérique, mon garçon. Elle le fixait toujours, puis elle ajouta:

– Et je sais que tu es un fils de Dieu, comme je suis une Fille de Dieu. Et nous cherchons tous deux la lumière, dans ce quartier pourri.

Elle se mit à rire. David écoutait sa prédication en regardant les façades désespérantes du quartier Monet Désignant les immeubles, la femme poursuivit:

– Les gens d'ici sont malheureux, car on va bientôt détruire la barre Impressionnisme où beaucoup ont vécu. Trop de drogue, trop de misère; mais c'est une douleur pour ceux qui ont grandi là. Aux Témoins de Dieu, nous essayons de les aider… Tu connais les Témoins de Dieu?

Au loin, trois jeunes traversaient l'avenue en courant. L'inquiétude rampait. David sentait qu'il n'avait rien à faire par là. Il insista:

– S'il vous plaît, pouvez-vous m'indiquer où se trouve ce jardin, à Sainte-Adresse, où vivait le peintre Claude Monet?

La vieille le regarda gravement:

– Je vais te donner un conseil: Ne cherche pas ici! Ne demande rien à personne! Pour nous, Monet, c'est un quartier, rien de plus! Mais comme je connais bien cette ville (j'ai même travaillé dans des maisons bourgeoises!), je vais pouvoir te renseigner…

David l'implorait du regard.

– Sainte-Adresse se trouve à l'autre extrémité de la ligne 3. Ici, tu es à la ZUP Claude-Monet. Mais si tu regardes attentivement le plan, tu verras une station qui s'appelle: Sainte-Adresse – Panorama Monet… Là, tu descendras et tu arriveras près du but.

Un autobus approchait. David, soulagé, remercia la vieille qui lui remit un tract des Témoins de Dieu puis s'éloigna sous les fenêtres chargées de linge, tandis qu'il dressait la main vers le véhicule.


Le père de l'impressionnisme


Quarante minutes plus tard, David arrivait à Sainte-Adresse. La population du véhicule était maintenant exclusivement blanche. Sur les avenues boisées se succédaient jardins, immeubles résidentiels et villas de la Belle Époque. Pour la première fois depuis son départ, David entrevoyait le monde enchanté qu'il étudiait, à distance, depuis l'âge de quinze ans. L'autobus déboucha sur un rond-point lumineux dominant la mer qui scintillait entre les toits: Sainte-Adresse -Panorama Monet.

Il descendit sur le trottoir. En face de l'arrêt de bus, deux grilles s'ouvraient sur un parc dominé par une maison à tourelles. Admirant l'armature en fer forgé du jardin d'hiver, David songea que la demeure appartenait probablement à une comtesse dont les arrière-grands-parents avaient connu personnellement Monet. Il s'imagina prenant le thé, jouant au billard, ou poussant les jeunes filles sur une balançoire. Mais une inscription, sur la grille, précisait qu'il s'agissait de la résidence

Grand Large, divisée en trente appartements standing.

Cent mètres plus loin, un escalier dévalait vers la mer. Prenant sa valise par la poignée, David descendit les marches et, soudain, un vaste paysage s'ouvrit devant lui. L'escalier débouchait sur une promenade qui dominait la baie du Havre. Instantanément, l'Américain se crut transporté au pays enchanté des impressionnistes. Un peu plus bas, ricochant contre les galets, les flots se balançaient dans un bleu-vert enchanteur. De petits nuages.blancs passaient dans le ciel. Au large, des bateaux se succédaient dans le chenal du port et il suffisait de remplacer les porte-conteneurs par des paquebots, les planches à voile par des barques de pêcheurs pour retrouver le paysage d'autrefois. David reconnut même, émergeant de la ville, un clocher d'église parfaitement visible dans un autre tableau de Monet représentant la plage du Havre.

Quelques demeures anciennes surplombaient la promenade. David se demanda laquelle abritait le fameux jardin de Sainte-Adresse. Il se remit en marche, afin de trouver l'emplacement exact du tableau. Il croisa quelques promeneurs, plusieurs femmes en jogging accompagnées de grands chiens. Plus loin, un ponton en bois s'avançait au-dessus des flots, juste en face du Windsurf, bar moderne où des jeunes gens sirotaient des boissons en écoutant de la musique rythmée. Marchant encore, David remarqua une silhouette arrêtée au milieu de la promenade: un peintre du dimanche.

Emmitouflé dans un ciré vert malgré le beau temps, l'homme tenait un pinceau dans une main, une palette dans l'autre, et semblait réfléchir en regardant la mer. David s'approcha. Il vit le peintre esquisser un geste, lever sa brosse puis se tourner rapidement vers la toile posée sur un chevalet. Le jeune homme observait son allure étrange: cette longue barbe blanche, ce chapeau de pêcheur, ce ciré incongru sous le soleil radieux. L'image éveillait un vague souvenir dans la mémoire de l'Américain – comme s'il avait déjà rencontré le même personnage. Il observait à distance, essayant de se rappeler. Indifférent, le peintre continuait son va-et-vient entre le paysage maritime et la toile. Soudain, concentrant son attention sur cette barbe, David eut un étourdissement. Il ferma les yeux puis les ouvrit de nouveau, sûr de lui. Car l'individu qui se tenait devant lui était – à l'évidence – claude monet en personne.

Aussitôt, tout s'éclaira. Non seulement Claude Monet se trouvait sur la promenade, mais il s'agissait précisément de Monet tel que l'avait peint Renoir dans un tableau où l'on voit le vieux peintre à barbe blanche affublé d'un ciré et d'un chapeau de pêcheur. David se souvenait parfaitement de ce portrait: Monet peint par Renoir se tenait devant lui, en chair et en os, dans la baie du Havre où l'on aperçoit aussi des raffineries et des immeubles en béton armé.

Reprenant son sang-froid, le jeune homme s'approcha du peintre pour le toucher, mais avant même qu'il ne prononce un mot, le père de l'impressionnisme s'adressait à lui solennellement:

– Bonjour, je m'appelle Claude Monet. J'aime la lumière de cette plage et j'essaie de la traduire dans une peinture révolutionnaire que mes ennemis, pour se moquer, appellent «impressionnisme»… À Paris, on me méprise car je n'ai pas d'argent pour vivre. Si quelqu'un voulait bien m'acheter ce tableau, pour quelques centaines de francs. Peut-être qu'il en vaudra mille fois plus un jour…

David resta muet, tandis que l'autre éclatait de rire en ajoutant:

– Je ne plaisante pas!

À ces mots, il tira sur sa barbe postiche, tenue par un élastique. Puis il reprit, l'air furieux:

– Car je suis peintre tout de même! Et j'ai choisi cet endroit pour rappeler aux gens que la peinture ne s'arrête pas à Claude Monet!

Il pointait le doigt vers un panneau surplombant la promenade. Obnubilé par son interlocuteur, David n'avait rien vu. Au-dessus de lui se dressait une immense reproduction agrandie du Jardin à Sainte-Adresse, couverte de Plexiglas. Un souvenir du tableau subsistait dans cette copie délavée par le soleil. Sous la reproduction, un texte informait les passants:


À cet emplacement

se trouvait la villa

où Claude Monet peignit en 1867

son fameux

Jardin à Sainte-Adresse


– Vous comprenez? reprit le jeune artiste qui avait replacé sa barbe de travers. C'est un bon endroit pour présenter mon travail. J'espère obtenir une subvention pour ce concept: «Monet d'hier et Monet d'aujourd'hui»… Qu'en pensez-vous?

David le regarda avec sympathie, heureux d'avoir atteint le premier but de son voyage. Mais le peintre tendait vers lui son pinceau tout noir en poursuivant:

– Je peins le même paysage que Monet, mais dans une version plus dérangeante. Imaginez Monet après la guerre, Monet après le totalitarisme. Que verrait-il, Monet, dans ce paysage hanté par toutes les souffrances du siècle? Il ne verrait rien, Monet. Il verrait le noir, la fin, le néant. Regardez plutôt.

Prononçant ces mots, il saisit son œuvre et tourna vers David une toile entièrement noire, en criant:

– Le Jardin à Sainte-Adresse noir sur fond noir! C'est fort, non?

Cherchant un mot aimable, David finit par prononcer:

– Intéressant!

Et l'autre jubilait en répétant:

– C'est intéressant, n'est-ce pas, intéressant?

Le jeune Américain écoutait à peine. Il récapitulait le déroulement de cette journée bizarre, dans ce pays tout vibrant de culture où il n'avait encore rien vu de vraiment beau, à l'exception des nuages sur la mer et des souvenirs qui guidaient ses pas.

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