5 OPHÉLIE

Si ça ne vous plaît pas, changez de voiture!


Dans le hall de la gare du Havre, David consulta l'horaire des trains pour Paris: prochain départ dans quinze minutes. Il voulut acheter un billet mais tous les guichets étaient fermés, à l'exception d'un seul derrière lequel s'étirait une longue file d'attente. David prit son tour. Chaque voyageur demandait indifféremment un billet Le Havre-Paris. Chaque fois, le guichetier consultait longuement son ordinateur, proposait plusieurs tarifs, enregistrait des données, confirmait des informations, attendait que le système se débloque et que l'imprimante veuille bien délivrer le reçu… Deux minutes avant le départ du train, l'Américain récupéra enfin le ticket et se précipita vers le quai.

Habitué aux tortillards américains, il apprécia la rapidité du train. Le wagon confortable filait dans la campagne normande. De grosses vaches brunes à taches blanches broutaient sous les pommiers; les campagnes fleuries des méandres de la Seine correspondaient exactement à l'idée qu'on se fait d'un paysage français. Pourtant, quelque chose de plus banal se dégageait des villes où le train passait. Cela commençait toujours par un paquet de maisons identiques, séparées par des allées goudronnées. Puis les lotissements faisaient place à des zones commerciales entourées de parkings où se regroupaient diverses activités humaines surplombées d'enseignes (David releva les marques d'Informatix, Meublenkit, Gymnastic). Enfin le train ralentissait jusqu'à la gare située dans un quartier historique résidu de ville ancienne coincé au milieu de l'agglomération. D'une cité à l'autre, l'étendue des zones intermédiaires débordait sur la campagne. Puis le train replongeait dans les prés bordés de peupliers; un joli château, une portion d'autoroute.

David rêvassait lorsqu'une sonnerie métallique retentit dans la voiture. Il sursauta, reconnaissant le thème de «L'hymne à la joie». Une voix d'homme hurla:

– ALLÔ? OUI C'EST MOI! JE T'ENTENDS MAL PARCE QUE JE SUIS DANS LE TRAIN…

Dressant la tête au-dessus du siège, le jeune homme aperçut une sorte de bœuf quadragénaire décoré d'une cravate à fleurs, appuyant contre son énorme tête un minuscule téléphone portable:

– OUI, ÇA VA. MON TRAIN ARRIVE VERS CINQ HEURES COMME PRÉVU. JE SERAI À LA MAISON À SEPT HEURES COMME PRÉVU…

D'autres passagers semblaient légèrement apeurés par l'autorité de cette voix qui s'épanchait. David jeta vers le monsieur un regard désapprobateur. Sans réagir, l'autre poursuivait:

– MAINTENANT, ON APPROCHE DE MANTES. J'APERÇOIS LES CHEMINÉES DE LA CENTRALE THERMIQUE. ON N'A PAS DE RETARD… SINON, ÇA VA?

Les voyageurs attendaient une accalmie pour replonger dans leur lecture. Prenant l'initiative, David éleva la voix avec un léger accent:

– Vous avez oublié de dire que le contrôleur vient de passer et qu'il a contrôlé votre billet!

Le gros homme s'interrompit, troublé. Un instant il se demanda si David était sérieux. Puis, comprenant que l'autre se moquait, il chercha une phrase et s'écria:

– SI ÇA NE VOUS PLAÎT PAS, CHANGEZ DE VOITURE!

L'Américain se demanda s'il existait des wagons spéciaux. Les autres voyageurs, pourtant, semblaient le soutenir en silence. Écumant de rage, l'homme tourna encore son cou de bovin étranglé par sa cravate fleurie. Brandissant son portable, il lança à David:

– MOI, JE TRAVAILLE, MONSIEUR!

Et comme pour appuyer ses dires, il reprit sa conversation en hurlant dans l'appareil:

– JE SUIS SORTI DU BUREAU À DIX-HUIT HEURES COMME D'HABITUDE…

Replié sur son siège, David s'efforçait d'écouter cette conversation comme une musique traditionnelle de la France contemporaine, faisant écho au défilé des banlieues. Paris approchait. Le train franchit plusieurs fois le fleuve. Avec émotion, David aperçut au loin la butte Montmartre, puis il plongea dans un large fossé où se resserraient les voies ferrées. Collé à la vitre, le voyageur aperçut enfin, au-dessus des voies, un authentique paysage parisien avec ses immeubles à six étages et ses toits de zinc: la ville des impressionnistes, préservée comme un noyau intact au cœur de l'agglomération.

Saisi par l'émotion, il suivit les voyageurs vers le hall des «pas perdus». Sous l'immense dôme métallique où gloussaient des pigeons se croisaient Parisiens, banlieusards, étrangers, clochards, vagabonds… Fendant la foule, un groupe de militaires en treillis, armés de mitraillettes, traînait à l'affût d'invisibles terroristes. Porté par le flux des corps, David finit par déboucher sur le parvis de la gare et s'arrêta pour respirer. Paris se tenait là, devant lui. Paris dont l'allure générale semblait intacte avec ses façades grises, ses brasseries au rez-de-chaussée, ses entrées de métro, ses autobus et ses taxis, glissant tant bien que mal dans la circulation trop dense.

Deux détails imprévus attirèrent toutefois l'attention du nouveau venu. D'abord, juste devant lui, plantée au pied de Saint-Lazare, une grande sculpture moderne constituée d'horloges ramollies et tordues se dressait comme un défi à la précision des chemins de fer. Avec exactitude, les trains déversaient chaque matin des milliers de tra-

vailleurs sur cette place où l'œuvre d'art rappelait à chacun la futilité des horaires. C'était subtil. Après avoir jeté un coup d'œil circulaire sur le quartier, David remarqua également la profusion de magasins ornés de croix vertes clignotantes. Un devant, un à gauche, un à droite. Des clients entraient et sortaient de ces commerces prospères. Ajustant son regard, il finit par discerner le mot «Pharmacie».


Où David fait la connaissance de Marcel


David n'avait aucun rendez-vous à Paris. Juste un nom inscrit sur son carnet de voyage: Ophélie.

Il aurait pu suivre l'itinéraire touristique, visiter les musées, boire des verres de vin blanc au Quartier latin, mais il n'arrivait pas comme un visiteur ordinaire. Guidé par son amour de l'esprit français, il rêvait d'atteindre le cœur vivant de cette ville, d'y retrouver le sillage des peintres et des poètes. Pour cela, Ophélie apparaissait comme l'intermédiaire idéale. Dès leur premier contact par e-mail, il avait adoré cette Parisienne habituée des lieux où se perpétue la vie d'artiste.

Avant même de songer à se loger, David se dirigea donc vers une cabine téléphonique; il tira la porte et voulut insérer une pièce de monnaie dans l'appareil, mais le téléphone marchait avec une carte spéciale. Il en acheta une au kiosque voisin, retourna vers la cabine et composa le numéro d'Ophélie. À la deuxième sonnerie, le répondeur se déclencha. David entendit quelques accords de piano, puis une femme récitant ce quatrain inspiré de Verlaine:

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches.

Et puis ce répondeur qui enregistre tout.

Ne l'envahissez pas d'une voix qui s'épanche

Et qu'à mes deux oreilles le message soit doux.

Découvrant la voix d'Ophélie (il ne connaissait que sa photo, sur l'écran d'ordinateur), il goûta son timbre suave, sa belle articulation. À son tour il prononça:

– Chère Ophélie, votre serviteur américain vient de poser le pied à Paris…

A peine achevait-il que des grésillements parasitèrent la ligne, comme les bruits d'une porte qu'on déverrouille. Soudain, une voix vivante se superposa à l'enregistrement dans un effet Larsen. Ophélie intervenait en direct:

– David? L'ami des poètes? Je répétais justement Une saison en enfer que je présenterai le mois prochain sur la chaîne Cyberplanète… Mais qu'importé. Où êtes-vous?

– Devant la gare Saint-Lazare, mon train arrive du Havre où j'ai débarqué hier par bateau…

– Vous savez voyager! Vous me changez de tous ces goujats. Je passe vous chercher, nous irons boire une tasse de thé. Une demi-heure de patience 1

– Je vous attends devant la gare. Je porte un costume blanc, un canotier et une valise!

– Le temps de sortir Marcel, et je suis à vous. Que voulait-elle dire par «sortir Marcel»? David

supposa qu'il s'agissait d'un chien. Trente minutes passèrent. Un flot de corps s'écoulait entre la gare et le métro. Cœur battant, le jeune homme épiait les visages, espérant reconnaître son égérie. Mais il ne voyait que des femmes en jogging aux chevelures frisottées de starlettes américaines. Rien qui ressemble à l'idée qu'il se faisait d'Ophélie. Dix minutes s'écoulèrent encore, quand deux coups de klaxon retentirent. Il se retourna. En bordure de la gare, derrière un feu rouge, s'étirait une file d'automobiles. À nouveau, il entendit ce klaxon nerveux, accompagné d'appels de phares émanant d'une minuscule voiture – modèle anglais des années soixante-dix. La portière s'entrouvrit et David vit apparaître une petite femme couverte d'une longue cape noire, qui agitait la main dans sa direction.

Il fit un signe. Le feu était passé au vert et l'auto d'Ophélie bloquait toute la rue. Les avertisseurs couinaient derrière elle. Tirant sa valise à roulettes, David courut vers la voiture. Une jambe sur la chaussée, la jeune femme criait pour le rassurer:

– Aucune importance, ce sont tous des malotrus! Heureusement, Marcel et moi nous ne nous laissons pas impressionner!

Le feu repassa au rouge. Profitant de ce répit, David s'immobilisa devant Ophélie. Petite, le teint mat, la chevelure noire, elle ressemblait aux jeunes Espagnoles qu'il croisait parfois dans son quartier à New York. Femme de trente ans plutôt boulotte, mais l'allure décidée, elle avait les yeux sombres, les joues rondes et les lèvres rehaussées par une teinture carmin. Sous sa grande cape noire de Zorro, elle portait un blue-jean et un corsage blanc. Désignant le capot de sa voiture, elle annonça:

– Je vous présente Marcel.

Ils s'engouffrèrent côte à côte, tandis qu'Ophé-lie précisait:

– Marcel m'accompagne partout: c'est bien plus qu'une bagnole. Il conduit mes aventures – exactement comme Proust conduit mes pensées! Et maintenant, David, à nous deux Paris!

Un parfum ambré flottait à l'intérieur de Marcel. David roulait dans Paris, près de la reine de la bohème qui parlait seule, tout en freinant et en accélérant brusquement.

– Quel jour de chance! Ce matin, coup de fil de l'association ADQD (Artistes en difficulté dans les quartiers difficiles) qui m'invite à réciter Claudel dans une cité de la banlieue nord (une initiative du ministère de la Solidarité contre la délinquance). Et maintenant vous voilà, David; vous qui demain m'ouvrirez les portes de l'Amérique, comme aujourd'hui je vous ouvre celles de Paris!

Le jeune homme se laissait glisser dans les rues, découvrant chaque façade d'immeuble, chaque devanture de boutique avec gourmandise. Ophélie l'observait, très satisfaite: «Vous voici dans la ville des artistes.» Les marronniers étaient en fleur. L'Américain reconnut l'église de la Made leine à sa forme de temple grec, puis l'obélisque de la Concorde. Ophélie continuait: «La capitale de l'esprit et de la beauté, il n'y a pas si longtemps.» Elle tourna sur sa droite, freina devant la façade sculptée d'un grand hôtel. Ouvrant la portière, elle tendit ses clés à un voiturier en livrée. Puis elle entraîna David vers l'entrée près de laquelle se serraient des dizaines de photographes armés de téléobjectifs. Il fallut jouer des coudes pour franchir le marais médiatique. Les reporters échangeaient des phrases nerveuses.

– Vous êtes sûr qu'il est là?

– Oui, on l'a vu entrer. D'ailleurs, on contrôle toutes les issues.

Bousculée par un cameraman, Ophélie cria:

– Laissez-nous passer, bande de goujats!

Des regards se braquèrent sur elle.

Poussant la porte à tambour, Ophélie et David accédèrent enfin au hall rutilant de boiseries dorées. Mais un vigile s'interposa pour leur indiquer que l'hôtel était entièrement réservé par une star de passage à Paris. Ophélie rétorqua que le patron était un de ses admirateurs, qu'elle avait bien le droit de prendre une tasse de thé. Le vigile la pria d'attendre un instant; il se dirigea vers le concierge qui hocha négativement la tête.

– Désolé madame. Une autre fois peut-être.

– Des mythomanes! soupira Ophélie, tout en entraînant David vers la sortie.

Les photographes les regardaient en ricanant Plus loin, quelques groupies attendaient la vedette. Vexée, Ophélie se redressa dans sa cape et fendit la foule avec un large sourire, en agitant la main vers les flashs lumineux, tandis que les badauds se demandaient:

– C'est qui?

– Peut-être une amie de Michael…


Présentation de David au Flore


Ophélie pilait nerveusement dans les embouteillages en accusant «ces goujats du Grillon». Elle se promettait d'enguirlander le patron. Où allait-elle loger David, à présent? Le jeune homme assura qu'il cherchait un hôtel modeste. Ophélie le contredit:

– Ne soyez pas cabotin. Vous autres, Américains, vous exigez des établissements confortables!

Dans un regain de bonne humeur, elle tourna vers David son visage potelé. S'abandonnant à sa rondeur naturelle de femme bien nourrie, elle ressemblait vraiment à une Andalouse, mais ensuite son front se plissait dans une expression dramatique et elle reprenait son air de diva tourmentée. Sur un ton comploteur, elle susurra:

– Ça vous dirait, un hôtel de rien, à Saint-Ger-main-des-Prés?

– Exactement mon rêve, soupira David.

– La rive droite est vulgaire! Je vous ai montré les paillettes, les jeux du cirque. Nous allons découvrir le Paris des esthètes.

David sourit comme un enfant auquel on promet un cadeau. Un quart d'heure plus tard, ils entraient au café de Flore.

Un sentiment de familiarité saisit immédiatement le jeune homme dans cette salle enfumée où se serrait une foule bruyante autour des tables carrées. À la bibliothèque de l'Alliance française, sur la 60e Rue, il avait compulsé des albums de photos: le Paris des années cinquante, les existentialistes à Saint-Germain. Plein de dévotion, il posa le derrière sur une banquette en moleskine rouge. Ophélie jubilait:

– Nous voici au carrefour des lettres I Puis elle chuchota à son oreille:

– Tout se décide ici.

L'apprenti bohème hocha la tête. Le sentiment de familiarité se trouvait renforcé par la présence de nombreux touristes américains, aux tables avoi-sinantes. Baigné dans un mélange de français et d'anglais, David admirait la caissière à son comptoir, les serveurs en tablier, les étudiants plongés dans leurs livres et les artistes dans leur carnets, comme autant d'images du vrai Paris. Soudain, Ophélie lui décocha un coup de coude et désigna l'homme qui venait d'entrer:

– C'est Jean Royaume.

Taille haute et menton dressé, l'homme avait une longue chevelure dégarnie. Son visage artificiellement bronzé et son manteau à col de fourrure lui donnaient un genre de coiffeur enrichi. Sortant un stylo de son sac, Ophélie inscrivit nerveusement sur la nappe: Éditions Graphomane.

Elle souligna deux fois ce nom – comme un signe important – et précisa à l'oreille du néophyte:

– Un pouvoir énorme dans les jurys. Il choisit les livres dont on parlera demain. C'est lui qui a publié J'ai envie de jouir…

David écarquilla les yeux. Ophélie s'impatientait:

J'ai envie de jouir, vous connaissez! Ce roman sans ponctuation, ce truc très marginal dont tous les magazines ont parlé…

Nerveuse, elle suivait du regard le visage de Jean Royaume. Attablé juste en face d'eux, il venait de casser un œuf dur et cherchait le petit voile transparent qui permet d'ôter la coquille sans abîmer l'œuf.

David posa une autre question:

– Est-ce qu'on rencontre aussi des peintres?

Elle ne répondait plus. Toute son attention semblait aspirée par le visage de Royaume qui finit par se tourner pour demander le sel au serveur. Au moment précis où ses yeux croisaient ceux d'Ophélie, la jeune femme s'épanouit dans un

sourire. L'éditeur la regarda, circonspect. Elle

agita discrètement la main pour le saluer. Avec une moue d'indifférence, Jean Royaume baissa de nouveau les yeux vers son œuf dur qu'il saupoudra de sel, puis il croqua.

– Un goujat! soupira Ophélie.

Stimulée par cet échec, elle redressa la tête au-dessus de sa cape noire. Jetant son regard vers l'Américain, elle annonça:

– Mais la poésie va parler.

Elle se leva, passa devant la table, s'arrêta théâtralement au milieu de l'allée. Et soudain, dressant la main vers le plafond, elle lança à la cantonade, avec l'accent des acteurs d'avant-guerre:

– Messieurs, mesdames, je me présente: Ophélie Bohème. Je vais vous dire un poème de monsieur Arthur Rimbaud…

Elle plongea les mains dans les poches de son jean puis commença à siffloter dans l'allée du Flore, mimant la rêverie d'un jeune homme sur le chemin:


Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…


Les conversations s'étaient interrompues. Des touristes bienveillants contemplaient l'artiste parisienne. Agacée, une étudiante française releva le nez de son livre. Jean Royaume sortit rapidement, tandis qu' Ophélie déclamait, en insistant sur certains mots, avec des ralentis et des accélérations:


J'allais sous le ciel, Muse!


La poétesse n'eut pas le temps d'aller plus loin. Le maître d'hôtel approchait Tout en adressant des sourires aux clients, il prit Ophélie par la taille et parla à mi-voix, courtoisement mais fermement:

– Mademoiselle, je vous ai déjà demandé de ne pas dire de poèmes ici. Il faut respecter la tranquillité de notre clientèle.

– Ne me touchez pas! hurla Ophélie.

Tout en ramassant ses affaires, elle prit David par la main, l'entraîna sans payer vers la sortie et se retourna une dernière fois vers l'assistance, en lançant:

– Ce monsieur est venu de New York pour m'écouter I

Les touristes applaudissaient, cherchaient de la monnaie dans leurs poches, tandis que l'étudiante replongeait dans sa lecture. Sur le trottoir, Ophélie sembla soulagée. Se tournant vers David, elle demanda:

– C'était beau, non? Vous avez vu l'enthousiasme du public. Et ces Français minables qui veulent me casser!

Malgré sa petite taille, la cape noire lui donnait un air de superwoman. Son expression devint plus sérieuse pour expliquer:

– Je pense que j'ai retrouvé la diction authentique de Rimbaud. Une technique personnelle qui fait appel à la linguistique, à la psychanalyse laca-

nienne… Mais arrêtons de parler de moi!

Elle se tut un instant, sortit un tube de rouge à lèvres, retrouva sa rondeur de petite Espagnole et poursuivit:

– J'ai tout un programme pour vous!

En fin d'après-midi, David emménageait dans un hôtel du quartier. Au moment de le quitter, Ophélie prit sa main, la serra fortement et le regarda d'un œil langoureux, en prononçant:

– Je vous retrouverai chaque jour à quinze heures. Ne m'en demandez pas plus… Ma vie ne m'appartient pas.

Dans un silence, elle se dirigea vers la sortie puis disparut dans sa cape noire.


Exploration de la rive gauche


Chaque jour, David se réveillait vers sept heures. Il entrouvrait l'œil, regardait par la fenêtre les volets d'un immeuble dans le soleil du matin. Heureux d'être à Paris, il se rendormait en poussant des gémissements de plaisir. Un quart d'heure plus tard, il se levait plein d'entrain, enfilait un pantalon et une chemise, puis il descendait au café le plus proche où il commandait un grand crème et un croissant

Il aurait aimé se faire servir – à la française – son café au lait au lit, avec beurre et confiture, mais l'hôtel n'assurait plus de service en chambre et proposait son «breakfast international», dans une salle à manger vert pomme ornée de meubles en osier. Ces premières conversations de la journée, ces tranches de salami, ces sourires, ces œufs brouillés, ces jus d'orange, cette musique puisée évoquaient trop fâcheusement un séminaire d'entreprise au Texas. C'est pourquoi David préférait se rendre dans un bistrot parisien pour avaler son café sur le zinc, en lisant les nouvelles du jour.

La ville, en s'éveillant, semblait revivre les étapes de son histoire: le silence du petit jour; le pas des marcheurs résonnant sur les trottoirs; les gens ouvrant leurs boutiques; l'éveil d'un décor urbain où l'on pouvait s'égarer, respirer, rêver… Quand David ressortait du bistrot, une demi-heure plus tard, le charme était passé. Une ahurissante quantité d'automobiles piétinaient dans les rues étroites; des sirènes hurlantes tentaient de franchir les embouteillages; des marteaux piqueurs piquaient. Partout, des chantiers bloquaient la circulation, dans le but de la rendre plus fluide: creusement de parkings souterrains, aménagement des carrefours. David finit par s'adapter à cet air irrespirable qui lui donnait, au fil de la journée, une sensation progressive de lourdeur et de fatigue.

Après le petit déjeuner, il s'aventurait dans les rues, les jardins, les places publiques. Au début, son regard était enchanté par l'harmonieuse proportion des édifices, la subtile diversité de ces murs chargés d'histoire. Partout des plaques de marbres rappelaient l'existence de personnages célèbres. Devant les vitrines d'antiquaires et les galeries d'art, des ouvriers plantaient dans le sol des panneaux d'information indiquant tous les sites importants du quartier: musées, squares, services municipaux… L'histoire finit alors par lui sembler envahissante. La ville où David voulait se perdre s'apparentait plutôt à un itinéraire balisé, conduisant vers des points répertoriés – telle l'organisation des supermarchés où le hasard vous conduit d'un rayon à l'autre, selon l'ordre décidé par la direction.

Ophélie retrouvait David dans le hall de l'hôtel en début d'après-midi. Elle arrivait toujours en retard, essoufflée, bouleversée par une tragédie plus ou' moins vraisemblable: une panne de Marcel, le coup de téléphone d'un jeune poète sur le point de se suicider. David qui attendait depuis une heure commençait à s'impatienter. Mais lorsqu'elle entrait, très pâle sous sa cape noire, elle semblait si épuisée qu'il commençait par la réconforter. À mots couverts, elle lui parlait de son protecteur: un riche Italien, fou de jalousie, qui lui offrait une vie luxueuse mais se comportait en tyran:

– Si vous me croisez au bras de cet homme, faites semblant de ne pas me connaître. Il vous tuerait.

Malgré la jalousie de son amant, Ophélie acceptait de se promener avec David. Les cimetières étaient ses jardins préférés. Ils arpentaient les allées et les divisions en récitant les œuvres des écrivains enterrés sous leurs pieds. Sélectionnée pour Jeu du Million - sur la chaîne Cyberplanète -, Ophélie rodait un numéro de pantomime et de poésie. Juchée sur le caveau de Baudelaire, elle préparait son passage à la télévision en récitant Les Fleurs du Mal Ses bras s'agitaient bizarrement, mais le mépris du ridicule donnait à son jeu une certaine ferveur. Assis entre deux pots de chrysanthèmes, David l'observait, donnait son avis. Puis elle venait le rejoindre et retrouvait son air de bonne espagnole en concluant:

– J'ai faim. Emmenez-moi manger quelque chose.

Tout en marchant vers un bistrot, elle répétait à son ami:

– Je sais qu'ils vont m'adorer à New York. Ça vous ferait plaisir d'être mon agent pour l'Amérique?

Ils prenaient une glace au Luxembourg. David s'installait sur un banc devant les canards, ou sur une chaise près des vergers, à l'ombre de la rue d'Assas. Il remarquait que le charme parisien renvoyait, presque toujours, au siècle précédent, le reste semblant surajouté et d'une nature différente. Les boulevards et les jardins portaient tous la même signature ancienne, mais les têtes et les corps vivaient dans une autre époque. Chaque matin, les habitants du monde moderne revenaient dans ce décor qui exerçait sur eux sa présence invisible. À New York, toutes les périodes se chevauchaient dans un élan incohérent. À Paris, les corps contemporains faisaient l'effet d'intrus entre les vieux murs. Les accumulations d'automobiles évoquaient une armée de rats jetés dans le château fort où elle avait pris le pouvoir sans détruire la structure de la ville mais en la rognant, en l'adaptant pour favoriser la circulation et le stationnement.

La rêverie d'Ophélie appartenait à la Belle Epo que, mais son énergie bouillonnait, elle aussi, au rythme nouveau, ce qui produisait un curieux mélange, lorsque les deux amis buvaient un verre à une terrasse, évoquant le temps perdu où les gens s'écrivaient de longues lettres. Soudain, Ophélie sortait de son sac un téléphone portable en expliquant: «Il faut que j'interroge mon répondeur.» Elle appuyait sur des touches, écoutait sans rien dire, souriait, faisait la gueule, notait des numéros sur une feuille de papier.


Le patron est un copain


Marcel sortait rarement à cause des embouteillages. Mais le soir, de temps à autre, la petite auto klaxonnait devant l'hôtel pour conduire les deux amis dans une brasserie de Montparnasse.

À chaque coin de table, une plaque de cuivre gravée indiquait le nom du client qui s'asseyait à la même place, un siècle plus tôt: Picasso, Ravel, Apollinaire. Ophélie se précipitait vers la chaise de Verlaine, comme si cet emplacement lui revenait de droit. À la table voisine, de vieux poètes roumains regardaient les clients passer en compulsant leurs carnets de notes. Ils commandaient un café, restaient une heure devant leur tasse vide. Les touristes cherchaient dans leurs regards éteints le souvenir des poètes maudits. Régulièrement, le serveur contraignait les Roumains à prendre un autre café, car ils bloquaient les places et limitaient le chiffre d'affaires.

Face à cette compagnie, Ophélie Bohème exerçait une supériorité de diva. Elle présentait David comme un riche Américain. Dès la première visite, elle affirma en roucoulant:

– Nous sommes invités. Le patron m'adore. Deux heures plus tard, comme ils quittaient leur

table, un garçon rattrapait David par l'épaule en prononçant:

– Monsieur, vous n'avez pas payé!

Horriblement gêné, il s'était tourné vers Ophélie qui fronçait les sourcils puis s'arc-boutait, poings sur les hanches. Tandis que l'Américain sortait sa carte de crédit, elle fulminait:

– Normalement ici, je ne paie jamais. Où est le patron?

David paya.

La veille de son passage au Jeu du Million, elle voulut entraîner de nouveau David, en affirmant:

– Ce soir, vous êtes mon invité.

Elle avait revêtu une espèce d'anorak et des lunettes noires qui «faisaient fureur à Venise, l'an dernier». Elle engloutit sa douzaine d'huîtres puis redressa la tête en affirmant avec une soudaine nervosité:

– Moi, je n'accepterai jamais de coucher pour mon art!

David la sentait surexcitée. Ophélie beurra une tranche de pain de seigle tout en ajoutant:

– Vous avez remarqué ces Américains au Flore, leurs yeux brillants de bonheur? Je suis sûre de faire un triomphe à New York I

– Vous savez, ils n'ont pas meilleur goût qu'à Paris.

– Arrêtez de toujours me décourager. Pourquoi ne vous occupez-vous pas de ma carrière américaine?

Pour accompagner la viande, elle commanda un grand cru de Bordeaux. Le jeune homme contemplait le précieux liquide au fond du verre. Il prononça, mélancolique:

– J'ai quitté l'Amérique, ce n'est pas pour y retourner.

Puis, comme pour se justifier:

– Je n'ai pas connu mon père, mais il était français. Je suis donc à moitié français…

Cette phrase lui avait échappé. Jamais David n'avait songé à rechercher les traces de son père. Mais ce détail psychologique éveilla un vif intérêt chez Ophélie:

– Vous n'avez donc aucune idée de son nom? David raconta la rencontre de sa mère avec un

Français, en pleine libération sexuelle.

– Il se trouve probablement quelque part dans ce pays. Peut-être ici, à une table voisine. Je ne sais rien de lui et il ignore mon existence.

Il disait ces phrases sur un ton détaché. Mais Ophélie avait retiré ses lunettes et dardait ses yeux brillants de bonheur. Elle huma le bouquet du bordeaux avant de l'avaler. Après un silence, elle posa sa main sur celle de David en prononçant:

– Je ne voudrais pas vous donner de fausse joie… mais j'ai peut-être une idée, pour vous aider.

– M'aider à quoi? Oubliez cela.

– Non, laissez-moi réfléchir. Je vous en reparlerai demain.

Elle remit ses lunettes noires, tandis qu'arrivait le baba au rhum. Enfonçant sa fourchette, elle reprit sur le ton nerveux du début:

– Cent producteurs veulent coucher avec moi. Jamais je ne marcherai.

Mais la seconde d'après, elle parut lasse:

– Il est temps de regagner ma tour d'ivoire.

Ophélie désignait ainsi l'atelier mis à sa disposition par l'Italien jaloux. Tout en ramassant ses affaires, elle précisa:

– Demain après midi, j'ai ce grand tournage pour Cyberplanète. Voulez-vous m'accompagner au studio d'enregistrement? Voici l'adresse.

Elle griffonna quelques mots sur un morceau de papier, puis conclut:

– Je file, bonne nuit.

David prit son manteau. Au moment de franchir la porte, il sentit une main qui le retenait:

– Monsieur, vous n'avez pas réglé!

Le maître d'hôtel paraissait furieux. Penaud, David paya les mille trois cents francs, sous les regards narquois des poètes maudits. Il regagna Saint-Germain à pied, en essayant de se raisonner, pourquoi Ophélie le regardait-elle obstinément comme un riche Américain? Ne perdait-il pas ses journées avec une mythomane? Blessé, il longeait les grilles du jardin du Luxembourg en se rappelant leurs promenades. Évidemment, elle n'accomplissait pas la carrière dont elle se vantait, mais il admirait cette obstination. Évidemment, la din-guerie d'Ophélie était coûteuse, mais, après tout, les cocottes françaises ruinaient déjà les messieurs, dans les romans de Flaubert ou de Zola. Une reine de la bohème se devait d'être un peu folle et bien entretenue.


Où il est strictement interdit de fumer


Le studio de tournage se situait en banlieue nord. Descendu à la station de métro, David – en costume beige – passa sous une bretelle d'autoroute, longea des entrepôts d'accessoires informatiques. Il entra dans une cour, entre deux hangars en parpaings couverts de peinture blanche: à gauche, le studio A et, à droite, le studio B. Au fond, un hall vitré donnait sur les bureaux. Une jeune standardiste officiait à l'accueil, vêtue d'un petit bout de robe. David précisa qu'il attendait une amie. La pin-up l'invita à s'asseoir sur un fauteuil en plastique du salon d'attente.

Surgissant du couloir de gauche, des hommes pressés en costume cravate traversaient hâtivement le hall puis disparaissaient dans le couloir de droite. Ils croisaient des individus mal rasés, en jeans, qui passaient du couloir de droite au couloir de gauche. Quelques-uns se retournaient et lançaient un cri derrière eux:

– Téléphone tout de suite au directeur des programmes!

Ophélie arriva une demi-heure en retard, dans sa cape noire, coiffée d'un turban qui lui donnait un air de princesse hindoue. Elle avait couvert son visage de poudre et soupira:

– Je n'en peux plus! Des coups de téléphone, des propositions. Tout se déclenche en même temps I

Déboulant du couloir de droite, un homme cravaté criait derrière lui:

– Appelez-moi cette putain de régie publicitaire.

Du couloir de gauche arrivait un gros type en tee-shirt, fouillant du doigt à l'intérieur de son nez. Le jeune cadre s'arrêta devant lui:

– François. Tu as été génial. Quelle chance de bosser pour un type comme toi.

L'autre répondit d'un grognement. Ophélie le regarda fixement et murmura:

– Pauvre François! I! fait comme s'il ne me reconnaissait pas. L'ingratitude…

Soudain ragaillardie, elle se dirigea vers la standardiste:

– Le producteur du Jeu du Million nous attend. Je suis Ophélie Bohème. Il m'a invitée à son émission.

La jeune fille redressa ses épaules nues: – Les candidats, c'est pas ici. Vous êtes dans les bureaux de la production.

– Mais puisque je vous dit que le producteur m'attend.

– Le producteur, il est en voyage. Pour les candidats, c'est dans la cour, studio A.

Elle replongea dans ses mots fléchés, tandis qu'Ophélie levait les yeux au ciel.

Un terrible spectacle les attendait dans la cour, derrière la porte du studio. À l'entrée du bâtiment, dans un espace improvisé entre les piles de projecteurs, une trentaine de personnes patientaient, assises sur des chaises d'école. Sportifs en survêtement, employés, lycéens, retraités, mères de famille accompagnées d'enfants, ils représentaient un échantillonnage peu flatteur de la société; quelques-uns mangeaient des sandwichs en attendant leur tour. Lorsque David et Ophélie entrèrent, des regards hostiles se tournèrent vers ces deux candidats supplémentaires au Jeu du Million, Mais un grand jeune homme, portant un tee-shirt de la société de production, s'approchait, tendait la main et lançait:

– Salut! Je m'appelle Swann. Vous êtes présélectionnés? Mme de Lara va vous recevoir pour un entretien. Il faut attendre un peu. Une petite heure. Il y a un distributeur de boissons, là-bas.

Tournant vers David sa tête enturbannée, Ophé-lie balbutia:

– Il doit y avoir une erreur.

Une porte s'ouvrit au fond du hall, laissant apparaître une grosse femme couperosée, en jogging fluo, qui se précipita en hurlant vers son époux:

– Je suis prise!

Son triomphe fut interrompu par l'annonce diffusée sur une enceinte:

– Mesdames et messieurs les candidats sont informés qu'il est strictement interdit de fumer. Des toilettes sont à leur disposition au sous-sol.

Ophélie tentait de négocier:

– Mais enfin, mon cher Swann, je suis une amie de Mme de Lara. Je ne vais pas attendre avec ces gens…

Le garçon s'indigna:

– Qu'est-ce qu'ils ont de moins bien que vous, ces gens?

Toute négociation fut inutile. Ophélie devait attendre comme les autres. Plusieurs écrans diffusaient des extraits du Jeu du Million. Coiffé d'un béret basque, le présentateur vedette se moquait des candidats qui riaient à ses moqueries. L'éclairage ingrat faisait ressortir les difformités de leurs corps, tandis que l'animateur était toujours filmé dans un halo favorable. Pour s'approcher du million, il fallait transporter des seaux d'eau sur un toboggan, puis répondre à une question sur la nationalité de Louis XIV: français, anglais ou chinois? Un gagnant empochait finalement le magot.

Tout en affichant sa dignité outragée, Ophélie voulut d'abord séduire les autres postulants. Assise au milieu de l'espace attente, elle entreprit de raconter sa carrière en long et en large, avec beaucoup de conviction dans l'invraisemblable. Une demi-heure plus tard, au milieu des secrétaires, des ingénieurs et des étudiants, elle récitait Ma bohème de Rimbaud en agitant les bras. Des applaudissements et des rires fusaient dans la salle. Un gendarme guadeloupéen applaudissait cette cinglée des deux mains, tandis qu'une retraitée levait vers le ciel des yeux pâmés.

Après deux heures d'attente, Swann convoqua enfin Ophélie, suivie par David, dans le bureau de Mme de Lara.

La responsable du casting se tenait derrière une table. Son café fumait. Elle dressa vers la candidate un visage las, cheveux très courts, peau vërolée. Ses yeux professionnels dévisageaient les jeunes gens comme deux suspects, priés de justifier leur candidature. Le turban d'Ophélie fut noté d'emblée par un mauvais point – trop singulier pour une émission fondée sur l'identification du téléspectateur. Mais l'actrice décida d'ouvrir la conversation sur le mode complice:

– Vous vous rappelez cette soirée dingue? Deux yeux étonnés s'éveillèrent sur le visage

fripé de Mme de Lara. Ophélie éclata de rire:

– Allons, ne faites pas l'idiote. Cannes… le Majestic, vous étiez hyperbranchée dans le cinéma, à l'époque!

– Qu'est-ce qu'elle raconte? marmonna la productrice en avalant une gorgée de café.

Ophélie poursuivait:

– Il faudra que je vous parle de mon grand projet: une relecture radicale de Claudel. Mais venons-en à nos moutons: je pense qu'une chaîne généraliste peut développer une approche nouvelle de la poésie. Alors voilà mon idée. Au lieu de porter des seaux d'eau, comme les autres candidats, j'apparaîtrai à l'écran habillée en Rimbaud. Je dirai Une saison en enfer et l'applaudimètre parlera.

La femme eut une moue de dégoût;

– Et votre ami, dans ce projet? Ophélie prit une voix plus grave:

– Je vous présente mon producteur américain, qui arrive de New York. Là-bas, c'est l'homme à la mode. Mais ici, en France, il a quelque chose à vous demander…

David se tourna, surpris.

– David ne connaît pas son père, mais nous savons qu'il est français. À la recherche de son identité, il vit depuis deux mois à l'hôtel Bonaparte. Je pense que si David participait à votre émission Sans famille, il aurait de grandes chances de retrouver ce père tant aimé.

– Intéressant, émouvant! approuva Mme de Lara.

Tandis que les deux femmes négociaient, le jeune homme sentit monter une vive irritation. Tournée vers lui, Ophélie résumait le scénario:

– Ce n'est rien, vous verrez. Vous arrivez sur le plateau, vous racontez votre histoire. Des témoins téléphonent. Ainsi, peu à peu, on remonte la piste.

La productrice devenait plus conciliante:

– On organise plusieurs face-à-face avec vos pères, vrais ou faux. Et, pour finir, une rencontre en direct avec le vrai. Vous avez un style, un physique… Ce serait magnifique.

Furieux, David interpella Ophélie avec un regain d'accent américain:

– Vous êtes complètement folle. J'aime la France des poètes. Je ne cherche pas mon père. Et je n'ai pas l'intention de participer à des émissions débiles!

– Mais, David, la télévision a besoin de poètes, et les poètes ont besoin de la télévision. Je le prouve chaque jour.

– Vous dites n'importe quoi. Ne comptez pas sur moi pour cette mascarade.

Désolée, Ophélie écarquillait les yeux devant la responsable:

– On en reparlera… En attendant, que pensez-vous de mon projet Rimbaud?

– C'est pas pour nous, grommela la productrice. On fait du populaire, de l'Audimat. David ce serait mieux. Mais commencez par vous mettre d'accord.

Rouge de colère, David quitta le studio derrière Ophélie. Sur le trottoir, il éclata:

– Vous vous moquez de moi. Vous me manipuiez selon vos intérêts. Quand je pense que vous osez parler de la bohème.

S'énervant à son tour, Ophélie lui coupa la parole:

– Vous m'avez fait rater mon casting, avec votre air idiot. Je cherche à vous rendre service, et vous faites tout pour briser ma carrière!

– Votre carrière. Quelle carrière? Je suis votre seul admirateur!

– Ah, ah, ah! Vous ne connaissez pas mes groupies! Et vous ne risquez pas de les connaître, avec vos manières. Pourquoi ne faites-vous rien pour moi, à New York?

– Mais que voulez-vous que je fasse à New York?

– Pourquoi êtes-vous si radin, avec votre fortune?

– Vous délirez! Si c'est la télé qui vous intéresse. Je ne veux plus vous voir!

– Moi non plus, je ne veux plus vous voir!


Le riche Italien


David rentra seul à l'hôtel, fâché. À trop rêver de la France disparue, il était devenu l'esclave d'une dingue. Il était temps de découvrir un Paris moins factice.

À peine arrivait-il dans sa chambre d'hôtel que le téléphone sonnait. Stéphanie de Lara, directrice

de casting, se permettait de l'appeler – non pour cette émission sur les Sans famille, mais pour un magazine culturel consacré au regard des Américains sur la France. Elle avait apprécié son style, son léger accent et elle lui proposait de participer. H faillit raccrocher puis se ravisa. L'occasion se présentait de nouvelles rencontres. Il allait réfléchir. La femme ajouta:

– Mais surtout, je vous en prie: venez sans cette folle.

Le jeune Américain passa la soirée à errer dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. À une terrasse de café, il engagea la conversation avec un groupe de jeunes révolutionnaires bourgeois, enfants d'anciens jeunes révolutionnaires bourgeois. Tard dans la nuit, ayant déjà beaucoup bu, il bavarda avec une cinéphile allemande aux yeux bleus. Au petit matin, il sortait de chez Castel en compagnie d'un nommé Edouard qui improvisa une corrida automobile au milieu du boulevard Saint-Germain, avant de le laisser devant son hôtel.

En fin de matinée, on frappa à sa porte. David entrouvrit l'œil puis le referma, accablé par la migraine. On frappait plus fort et il répondit d'une voix faible:

– Entrez.

Il vit alors apparaître un curieux personnage qui s'avança dans la lumière matinale: un homme de taille moyenne, avec une grosse tête et un corps osseux dans des vêtements trop larges pour lui. La quarantaine, il avait le teint cireux mais sa peau était couverte de traces dorées, comme des paillettes. Pendant quelques secondes, il considéra David au fond du lit. Puis il prononça d'une voix sinistre:

– Faut arrêter d'embêter Vanessa!

Tout à son mal de crâne, l'Américain commença à bredouiller:

– Quelle Vanessa? Excusez-moi, je ne connais pas de Vanessa. Et je ne sais pas ce que vous faites dans ma chambre…

– Vous voyez très bien ce que je veux dire. Après tout, si Ophélie s'appelait Vanessa…

David s'inquiéta. Ce vengeur sinistre était-il le riche Italien jaloux dont Ophélie lui avait parlé? H avait plutôt l'air d'un pauvre Français. David articula faiblement:

– Je vous assure, je ne lui ai rien faitl L'autre restait imperturbable:

– Faut arrêter de l'embêter, de lui monter la tête avec sa carrière. Laissez-la tranquille. Je ne vous le répéterai pas.

David n'avait pas l'habitude des menaces. Le type claqua la porte, tandis que l'apprenti Parisien prenait cet avertissement comme une raison supplémentaire d'oublier son égérie.


Où David connaît le succès


La prestation télévisée de David – en jeune Américain découvrant la France moderne – fut un franc succès. On l'invita sur d'autres plateaux. Un magazine publia sa photo et il devint la coqueluche des soirées. Des cartes se tendaient, des rendez-vous s'offraient. La rumeur se répandait: David réalisait un reportage sur la France contemporaine pour un grand journal new-yorkais. Chacun voulait en être. Les gens critiquaient l'Amérique, mais ils ne pensaient qu'à elle. Il but beaucoup de Champagne, fréquenta les boîtes de nuit. Mais, après quelques semaines, il s'aperçut qu'il vivait à Paris comme vivent les gens branchés à New York ou ailleurs. Sauf que là-bas, son cas n'aurait intéressé personne. Ici, le fait d'être américain et d'aimer la France lui valait une faveur extraordinaire.

La maison de production qui l'avait sollicité appartenait à un groupe de communication, également propriétaire du magazine qui publia sa première interview. Conseiller littéraire de la maison Graphomane (filiale du même conglomérat), l'éditeur Jean Royaume invita l'Américain à déjeuner pour discuter d'un contrat. À la Brasserie Lipp, il lui présenta le patron du groupe – lui-même employé d'un empire agroalimentaire qui développait de nouvelles activités dans la presse, l'édition et l'Internet. Sortant de table un peu éméché, David se demandait jusqu'où remontait cette pyramide infinie dans laquelle cohabitaient hommes d'affaires, artistes, hommes politiques, publicitaires.

Il traîna un instant place Saint-Germain-des-Prés. Sous le soleil de mai, des statues vivantes posaient pour les touristes. Un faux automate du XVIIIe siècle se déplaçait par mouvements saccadés. Une fille enduite de peinture verte brandissait le flambeau de la statue de la Liberté. Un peu plus loin, la momie de Toutankhamon se dressait dans son sarcophage. Un masque doré et une couronne recouvraient à moitié son visage, mais on devinait la peau du menton qui palpitait légèrement et les gouttes de sueur suintant sous les oreilles. Le pharaon restait immobile devant un panier où l'on déposait la monnaie. Seuls les cils clignotaient et David avait l'impression que Toutankhamon le regardait fixement. La statue paraissait furieuse, pleine de haine pour ces badauds qui défilaient toute la journée. Il préféra rentrer à l'hôtel pour faire la sieste.

En fin d'après-midi, il prit son bain avant le cocktail d'une agence de mannequins. Plongé dans l'eau chaude, il se demandait pourquoi il perdait son temps à rencontrer des gens modernes qui rêvaient de vivre comme des Américains – lui qui était venu ici pour vivre comme un Français. Pourquoi il s'épuisait à connaître ce qu'il n'avait jamais voulu connaître chez lui. Il regrettait ses premiers jours à Paris, quand il se levait au petit matin, lisait son journal au bistrot, avant de partir à la découverte d'un quartier, puis de retrouver sa poétesse sur la tombe de Baudelaire.

Ophélie elle aussi fréquentait certaines soirées du show-biz. Toujours décidée à rencontrer les producteurs qui allaient relancer sa carrière, elle s'immisçait dans les réceptions. Mais sitôt qu'elle approchait, cape sur le dos, sourire décidé, les producteurs s'enfuyaient dans la pièce voisine. Elle était la terreur des cocktails, déboulant pour vendre une prestation proustienne en prime time, un projet d'installation poétique sur un parking. Abandonnée de tous au milieu de l'assemblée, Ophélie scrutait les nouveaux arrivants sur lesquels elle allait jeter son dévolu. Des groupes se formaient. Elle se glissait dans les interstices, lançait des phrases.

Un soir, elle tomba nez à nez avec David qui parlait à son futur éditeur, Jean Royaume. Les deux anciens amis se dévisagèrent. David aurait voulu parler, mais il entrevoyait de nouvelles complications. Ophélie ne voulait pas rendre les armes et elle détourna le regard. Dans un remords, David s'adressa à Royaume en disant:

– J'aimerais vous présenter une amie. L'éditeur tira David par l'épaule en grommelant:

– Je vous en prie, pas cette folle I

Tout en s'éloignant, Ophélie prononça distinctement:

– L'ingratitude et la goujaterie font bon ménage!

Dix minutes plus tard, les trois protagonistes se retrouvaient face à face dans un autre salon. La jeune femme lança à l'éditeur:

– Savez-vous que c'est moi qui ai lancé David. Vous le récupérez, espèce de charognard!

Royaume s'enfuit vers le vestiaire. Deux jours plus tard, David recevait une lettre désagréable d'Ophélie qui lui reprochait son infidélité; sa carrière à New York restait au point mort; malgré ses relations et sa fortune, l'Américain n'avait pas bougé le petit doigt pour elle. Elle joignait à son courrier un paquet de photos dont il pourrait faire bon usage en la présentant à des producteurs – s'il voulait se faire pardonner sa grossièreté. David distribua les photos. Chaque fois, la réponse était identique:

– Non, pas elle! On la connaît!

Et l'Américain répliquait silencieusement:

– Goujat!


Moi, je travaille avec mes pulsions


Début juin, David reçut une invitation pour la Soirée des Créateuses, parrainée par un magazine culturel branché.

«La XXIe siècle sera féminine», indiquait une formule en tête du bristol. Suivaient les noms de cinéastes, de sculpteuses et de plusieurs écrivaines distinguées lors de la dernière saison littéraire: Françoise F. (Je m'ennuie dans ma cuisine), Emmanuelle de P. (Moi émoi), Jeanne G. (J'ai envie de jouir). Un texte joint au carton expliquait pour quelles raisons les organisateuses – dans un jeu délibérément ironique – avaient préféré le mot créateuse à celui de créatrice, chargé d'une forme de machisme linguistique et politique.

Soutenue par le ministère de la Culture, la soirée se déroulait au Temple national du livre. La façade peinte de l'immeuble représentait une immense page blanche sur laquelle s'entremêlaient des signatures de grands écrivains français. Dans le hall d'entrée, une inscription sur le mur interpellait le visiteur: «Et si la démocratie, c'était le livre?» Une fresque artistique représentait des livres en tous genres: livres d'histoire, de poésie, de mathématiques, de politique, d'informatique, de théâtre, d'art, de botanique, de bandes dessinées, de cuisine et mille autres bouquins qui se donnaient la main dans un cortège bariolé. Des présentoirs offraient des plaquettes d'information: guide des prix littéraires, guide des festivals du livre, guide des concours de la nouvelle, guide des bourses d'aide aux romanciers de moins de trente ans, guide des caisses sociales pour auteurs de plus de soixante ans.

Dans le salon d'honneur, les créateuses buvaient un verre en recevant leurs invités. À force de fréquenter les soirées mondaines, David avait adopté un style vestimentaire plus détendu. Vêtu seulement d'un pantalon clair et d'un tee-shirt, il virevoltait avec sa coupe, posait des questions, souriait aux invités qui l'avaient vu à la télé. Une jolie femme aux cheveux ras lui avoua que ses étonne-ments sur la France l'avaient bien fait rire. Deux vidéastes bruyantes – connues pour leurs travaux sur la déglingue moderne – se déplaçaient d'un groupe à l'autre avec une minicaméra. Elles avaient les cheveux teints et portaient des blousons de cuir déchirés. Une juriste pâle réfléchissait à une forme de répression spécialement adaptée au crime sexiste. Ses interlocuteurs masculins l'approuvaient.

Pour le dîner, David était placé à droite d'une critique d'art, vêtue de noir. Comme il l'interrogeait sur les derniers courants de la création contemporaine, elle le dévisagea, l'air ahuri. Puis, sans rien dire, elle se tourna de l'autre côté. À sa gauche, une grosse fille de vingt-cinq ans, plutôt sympathique, portant une veste d'homme, attirait l'attention des convives en raison du scandale provoqué par son roman: J'ai envie de jouir. Depuis qu'un député gâteux – dépourvu de toute influence – avait déclaré dans un journal de province qu'on devrait interdire ce genre d'obscénités, la presse s'était déchaînée dans une violente campagne contre la censure. Jeanne G. se considérait comme un symbole de la liberté artistique menacée. Elle affirmait:

– Moi, je travaille avec mes pulsions. J'ai des tonnes de choses à dégueuler quand j'écris.

Tout en servant à boire, David écoutait attentivement et se promettait de lire le roman sans attendre. Jeanne poursuivait:

– Les bourges, y me font chier avec leur art de classe. Je veux montrer qu'une meuf aujourd'hui, elle a envie de se taper des mecs, de les baiser, de les jeter. Je suis pour une littérature hyperprovocante, avec du cul, avec une langue trash…

Elle progressait dans sa démonstration, quand des bruits retentirent à l'entrée du salon. Personne n'y prêta d'abord attention, puis l'agitation s'intensifia. Une voix criait:

– Laissez-moi passer, espèce de goujat!

Les têtes se tournèrent et David reconnut la silhouette d'Ophélie, coiffée d'un chapeau haut de forme et vêtue d'une queue-de-pie, comme un personnage de foire déboulant avec sa volonté d'être là. L'attachée de presse, harnachée d'un sac à dos, l'empêchait d'entrer:

– Je vous ai dit au téléphone que vous n'étiez pas invitée.

Ayant capté l'attention de toute l'assemblée, Ophélie profita de sa supériorité pour lancer avec emphase:

– Bon appétit, mesdames!

Les invités se regardèrent dans les yeux, sans comprendre. Ophélie qui tenait la parole s'empressa d'enchaîner:

– Salut à vous, mesdames! Je suis une diseuse de bonne aventure. Ophélie Bohème, amie des poètes et de vous aussi, créateuses, qui voudrez bien me prêter quelques minutes d'attention. Je suis actrice, diseuse, poète, et j'étudie toutes les propositions.

L'attachée de presse restait perplexe, guettant les réactions. Après quelques secondes de silence, une voix fusa de la table:

– Laissez-la parler.

– Merci chère amie. Je vais donc vous dire un poème de Verlaine pour lequel j'ai accompli plusieurs années de recherche, afin de retrouver la gestique originale.

Prononçant ces mots, elle dressa une main vers le ciel. Plusieurs convives échangèrent des sourires. Comment cette fille était-elle entrée? À gauche de David, la critique d'art, mutique, semblait uniquement intéressée par son assiette. Concentrée, Ophélie commença d'une voix chevrotante, presque pianissimo:

Écoutez la chanson bien douce

qui ne pleure que pour vous plaire.

Les yeux clos, elle dessinait les phrases avec ses doigts. Progressant en crescendo, elle sanglota puis déclama les vers suivants. Un rire incompressible gagnait les tables, mais elle tenait bon et bravait les sarcasmes:

Accueillez la voix qui persiste

Dans son naïf épithalame…

Fasciné par ce culot, David espérait une salve d'applaudissements. Il n'entendit que des murmures agacés:

– Ça suffit! Ringarde 1

– Du Rimbaud, pas du Verlaine!

L'auteuse de J'ai envie de jouir expliquait à mi-voix:

– Faut pas déconner, quand même. On n'est plus au temps de la poésie bourge, des alexandrins. Si t'inventes pas tes mots, ton crachat, mieux vaut fermer ta gueule…

Les yeux toujours fixés au fond de son assiette où la nourriture refroidissait, la critique d'art laissa échapper un gloussement moqueur. Ophélie continuait:

Allez, rien n'est meilleur à l'âme

Que défaire une âme moins triste…

À la fin du poème, les conversations avaient repris, couvrant complètement la diseuse qui prononça le dernier vers puis s'écria:

– Quand je pense que ça prétend représenter la culture française!

À côté d'elle, la petite attachée de presse à sac à dos hurlait:

– Mademoiselle, ça suffit, vous avez eu ce que vous voulez, alors, fichez-nous la paix.

Enfin, la critique d'art, silencieuse depuis le début du repas, se dressa toute rouge et hurla:

– C'est quoi, la poésie?

Puis elle retomba sur sa chaise, tandis que la moitié de l'assemblée applaudissait.

David souffrait. Dressée avec Verlaine contre l'assemblée du dîner officiel, Ophélie avait quelque chose d'héroïque. Elle se retourna vers la porte en concluant:

– Je vous abandonne à votre misère, raclures de la création!

L'Américain se leva à son tour. Laissant sa serviette sur la table, il traversa le hall et sortit sur le trottoir. Quelques mètres plus loin, Ophélie, coiffée de son chapeau haut de forme, marchait dans la nuit d'un pas décidé. Il appela:

– Ophélie!

Elle marqua un temps d'arrêt, sans se retourner. David courut, doubla la jeune femme et, soudain, il constata qu'elle pleurait. Avalant un sanglot, elle lui lança:

– Prétentieux, méprisants, vous êtes tous les mêmes!

Les yeux rouges avaient gonflé, au milieu de sa bouille de petite Espagnole. David assurait:

– Mais non, c'est vous que j'aime, Ophélie… Elle hochait la tête en signe de dénégation. Il

poursuivait:

– Vous aviez raison, ce sont tous des goujats. Dans un nouveau sanglot, Ophélie hoqueta;

– D'ailleurs, si vous me poursuivez pour ma gloire ou pour mon argent, vous vous trompez, je n'ai rien!

D'autres aveux suivirent avec la même candeur:

– Je n'ai pas d'atelier mais un F2 en banlieue. Je ne suis pas protégée par un riche Italien mais je suis mariée avec un saltimbanque. Je ne suis pas aristocrate, mes parents sont des concierges portugais et je m'appelle Vanessa. Mais Rimbaud me guide et je suivrai ma voie, sans renoncer.

David avait pris son bras et s'efforçait de la réconforter. Elle se retourna vers lui et prononça, très grande dame:

– Vous êtes pardonné… Mais dites-moi, David, pourquoi mes affaires marchent-elles si mal, en ce moment?

Il resta silencieux, puis prononça:

– Vous êtes trop bien.

Ils marchaient silencieusement Elle décida:

– On va passer chercher José, il a fini sa journée. Vous verrez, il est gentil.

Ils arrivaient place Saint-Germain-des-Prés. Sous les lampadaires, près du porche de l'église, David reconnut la statue de Toutankhamon qui l'avait si méchamment fixé l'autre jour. Le roi égyptien restait dressé dans son urne funéraire. Mais, comme Ophélie marchait dans sa direction, les traits du visage se détendirent. Puis Toutankhamon, cerclé d'or, sortit du sarcophage et se mit en mouvement vers la jeune femme en prononçant:

– Bonsoir ma chérie. Ça me fait plaisir de te voir, je commençais à en avoir assez.

Il retira sa coiffe, se frotta le visage avec un chiffon, et David, sous le maquillage doré, reconnut l'homme qui était venu dans sa chambre d'hôtel.

– J'ai fait dans les trois cents francs. Tu as passé une bonne journée, mon trésor? demanda-t-il avec dévotion.

– J'ai investi la soirée des créateuses. Tu aurais vu leurs tronches. David était là: comme un chevalier servant!

Toutankhamon regarda l'Américain avec suspicion; puis il adopta un sourire confiant, comme s'il acceptait la recommandation de sa femme:

– Désolé pour l'autre jour, mais je n'admets pas qu'on fasse souffrir ma petite Vanessa.

Déjà la poétesse interrompait le pharaon:

– Pas de Vanessa, mon ami. Nous sommes en public 1

– Pardonnez-moi, Ophélie! Puis à David:

– Vous venez boire un verre avec nous?


La Cour des Miracles


Ils marchèrent côte à côte, sous les arbres du boulevard Saint-Germain. Le mari d'Ophélie portait une valise contenant son attirail égyptien. Ophélie, en queue-de-pie, tenait son bras tout en soliloquant:

– Quand je prends la parole, il y a toujours trois abrutis pour siffler. Mais les autres restent babas. Ils m'adorent…

Descendant par les petites rues vers la Seine, ils arrivaient sur les quais, devant un café tabac aux vitres sales éclairées d'une lueur jaunâtre. Après le travail, Vanessa et son mari allaient souvent boire un verre à la Cour des Miracles. En terrasse, quelques touristes mangeaient des croque-monsieur. A l'intérieur de la salle, entre le bar et les jeux électroniques, se serraient des ouvriers immigrés, des chauffeurs de taxi, des étudiants, des paumés. D'autres clients se succédaient à la caisse avec leurs tickets de Loto. Dans les vitrines s'accrochaient des statues de Jeanne d'Arc, des portraits de Louis XVI, des drapeaux chouans.

Ophélie et son mari se dirigèrent vers une table en faux marbre, dans un recoin tranquille. Deux amis les attendaient en tenues médiévales: Frédéric moulé dans un justaucorps couvert de losanges; Marie-Laure transpirant sous une robe de gen'te dame et un chapeau pointu. Ils avaient l'air fatigué, fumaient des cigarettes. Toutankhamon fit les présentations. Ses collègues chantaient l'histoire de Paris, une vingtaine de fois par jour, sur un bateau-mouche. Ils avaient monté ce spectacle après des années laborieuses dans le théâtre amateur et envisageaient de créer leur boîte d'animation culturelle. Frédéric trouvait la société injuste. Il déplorait le manque de débouchés pour les acteurs. À quarante ans, Marie-Laure et lui commençaient à s'en sortir, mais beaucoup galé-raient. Cette société allait exploser un jour ou l'autre. Pas assez de lieux pour s'exprimer. Pas assez d'argent. Dans ces conditions, il ne voyait rien de honteux à travailler pour le tourisme.

Son bavardage s'éternisait. Dehors, la nuit était presque tombée. Autour du bar, des clients levaient la tête pour suivre sur un écran les tirages de Rapido (toutes les cinq minutes). Après la deuxième bière, Toutankhamon se tourna vers sa femme et lui suggéra de chanter quelque chose. Frédéric continuait à parler de la situation sociale des comédiens tandis qu'Ophélie se levait, suivie par le regard amoureux de son mari. S'avançant près du bar, elle prit la parole pour annoncer sa prestation sous le regard résigné du patron. Puis elle entonna une vieille chanson populaire:

Tel qu'il est

Il me plaît

Il me fait de l'effet

Et je l'ai-ai-me…

Trois touristes allemands battaient des mains en mesure. Un groupe de Pakistanais, nettoyeurs dans le métro, reprit le refrain en chœur. Un grand Black coiffé d'un bonnet imitait des accompagnements de cuivres. Un voyou nerveux à casquette de base-bail osa lancer un sifflement. Ophélie jeta un regard sombre et s'approcha de lui en queue-de-pie, les mains sur les hanches pour chanter à tue-tête dans ses oreilles. Il n'osa pas insister. Les clients manifestaient leur satisfaction et l'artiste entama un tour de piste pour ramasser la monnaie. Sous un déluge d'applaudissements, elle regagna la table, cinquante francs en main:

– Vous voyez, dès que je prends la parole! David la félicita:

– En fait, vous êtes douée pour le comique…

Sa phrase était maladroite. Ophélie l'interrompit:

– Je suis une artiste complète, monsieur, pas une amuseuse. Mon art est d'abord poésie, tragédie, mélancolie. C'est ça qu'il faut leur expliquer à New York.

Entendant ces mots, José s'impatienta. Il regarda Vanessa et murmura:

– Tu es fatiguée, ma chérie, il faut rentrer. Elle le dévisagea, interrogative, avant de convenir:

– Oui, tu as raison, allons nous reposer. Laissant David seul à la Cour des Miracles, les

quatre saltimbanques quittèrent la table. Chargés de costumes et de matériel, ils rentrèrent dormir chez eux et reprendre des forces pour la journée du lendemain.

Загрузка...