Tyrion

Le Selaesori Qhoran avait quitté Volantis depuis sept jours quand Sol émergea enfin de sa cabine, se glissant sur le pont comme une timide créature des bois sortant d’une longue hibernation.

Le crépuscule tombait et le prêtre rouge avait allumé son feu nocturne dans le grand brasero de fer à mi-longueur du navire tandis que l’équipage se rassemblait tout autour pour prier. La voix de Moqorro, comme un tambour grave, semblait résonner dans les profondeurs de son torse massif. « Nous te remercions pour ton soleil qui nous tient chaud, pria-t-il. Nous te remercions pour tes étoiles qui veillent sur nous tandis que nous traversons cette mer froide et noire. » Un vrai colosse, plus grand que ser Jorah et assez large pour en faire deux comme lui, le prêtre portait des robes écarlates brodées de flammes en satin orange aux manches, aux revers et au col. Sa peau était noire comme poix, ses cheveux blancs comme neige, les flammes tatouées sur ses joues et son front brunes et orange. Son bourdon de fer, aussi haut que lui, se couronnait d’une tête de dragon ; quand il en frappait la férule contre le pont, la gueule du dragon crachait un feu vert crépitant.

Ses gardes, cinq esclaves guerriers de la Main Ardente, donnaient le signal des répons. Ils psalmodiaient dans la langue de l’Antique Volantis, mais Tyrion avait assez entendu de prières pour en saisir la substance. Allume notre feu et protège-nous du noir, bla-bla-bla, éclaire notre route et garde-nous douillettement au chaud, la nuit est noire et pleine de terreurs, sauve-nous de tout ce qui fait peur, et bla-bla-bla derechef.

Il ne se serait pas risqué à exprimer de telles pensées à haute voix. Tyrion Lannister n’avait cure d’aucun dieu, mais sur ce navire la prudence exigeait qu’on manifestât un certain respect vis-à-vis de R’hllor le Rouge. Jorah Mormont avait libéré Tyrion de ses chaînes et de ses fers une fois le voyage véritablement entamé, et le nain ne souhaitait pas lui offrir de raison de l’en charger de nouveau.

Le Selaesori Qhoran était un lourd baquet de cinq cents tonneaux, avec une cale profonde, de hauts gaillards, d’avant comme d’arrière, et un unique mât entre les deux. Sur le gaillard d’avant se campait une figure de proue grotesque, une éminence de bois rongée par les vers avec une expression constipée et un rouleau coincé sous le bras. Son capitaine, un homme à la bouche mauvaise, aux yeux rapprochés et cupides, dur comme le silex et bedonnant, était piètre joueur de cyvosse et encore plus mauvais perdant. Sous lui servaient quatre matelots, tous affranchis, et cinquante esclaves attachés au navire, chacun portant une version grossière de la figure de proue de la cogue tatouée sur une joue. Sans-Nez, les marins aimaient à appeler Tyrion, sans souci du nombre de fois où il leur répéta qu’il s’appelait Hugor Colline.

Trois des marins et plus des trois quarts de l’équipage étaient de fervents adorateurs du Maître de la Lumière. Quant au capitaine, qui émergeait toujours pour les prières du soir sans y prendre autrement part, Tyrion en était moins certain. Mais le véritable maître du Selaesori Qhoran, du moins pour ce voyage, était Moqorro.

« Maître de la Lumière, bénissez votre esclave Moqorro, et éclairez son chemin dans les lieux obscurs de ce monde, tonna le prêtre rouge. Et défendez votre vertueux esclave Benerro. Accordez-lui le courage. Accordez-lui la sagesse. Emplissez son cœur de feu. »

Ce fut là que Tyrion aperçut Sol, en train d’observer ces singeries depuis l’abrupte échelle de coupée qui descendait du gaillard d’arrière. Elle se tenait sur un des premiers échelons, si bien que seul le sommet de son crâne paraissait. Sous sa cagoule, ses yeux brillaient, grands et blancs à la clarté du feu nocturne. Elle avait avec elle son chien, le gros dogue gris qu’elle chevauchait au cours des joutes parodiques.

« Madame », appela doucement Tyrion. À proprement parler, ce n’était pas une dame, mais il ne pouvait se résoudre à utiliser son nom ridicule, et il n’avait aucune intention de l’appeler la fille ni petite.

Elle recula, surprise. « Je… je ne vous avais pas vu.

— Ma foi, je suis petit.

— Je… je ne me sentais pas bien… » Son chien aboya.

Tu étais malade de chagrin, tu veux dire. « Si je puis aider…

— Non. » Et aussi vite que ça, elle avait disparu à nouveau, se retranchant à la cale, dans la cabine qu’elle partageait avec son chien et sa truie. Tyrion ne pouvait l’en blâmer. L’équipage du Selaesori Qhoran avait initialement paru ravi de l’arrivée de Tyrion à bord ; après tout, un nain portait bonheur. On lui avait si souvent frictionné l’occiput, et avec tant de vigueur, que c’était miracle qu’il ne fût pas chauve. Mais Sol avait affronté des réactions plus mitigées. Certes, elle était naine, mais elle était également femme, et à bord d’un navire les femmes portaient malheur. Pour chaque homme qui essayait de lui frotter le chef, trois grommelaient sous cape des imprécations sur son passage.

Et ma présence ne peut que verser du sel sur ses plaies. On a tranché la tête de son frère dans l’espoir que c’était la mienne, et pourtant me voilà, assis comme une gargouille de merde, à offrir de creuses consolations. Si j’étais à sa place, je n’aurais rien de plus à cœur que de me balancer à la mer.

Il n’éprouvait que pitié pour cette fille. Elle ne méritait pas l’horreur que Volantis lui avait infligée, non plus que son frère. La dernière fois qu’il l’avait vue, juste avant qu’ils quittent le port, les yeux de la malheureuse étaient rouges de pleurs, deux horribles cavités rougies dans un visage blême et tiré. Le temps qu’on lève la voile, elle s’était enfermée dans sa cabine avec son chien et son cochon, mais la nuit, ses pleurs étaient audibles. Hier encore, il avait entendu un des matelots dire qu’on devrait la flanquer par-dessus bord avant que ses larmes n’inondent le navire. Tyrion n’était pas entièrement convaincu qu’il plaisantait.

Lorsque les prières du soir furent achevées et que l’équipage du navire se fut de nouveau dispersé, certains retournant à leur quart, d’autres à de la nourriture, du tafia et leurs hamacs, Moqorro demeura comme chaque nuit auprès de son feu nocturne. Le prêtre rouge se reposait le jour, mais veillait durant les heures d’obscurité, pour s’occuper de ses flammes sacrées, afin que le soleil pût leur revenir à l’aube.

Tyrion s’accroupit face à lui et se réchauffa les mains contre le froid de la nuit. Quelques instants durant, Moqorro ne lui accorda aucune attention. Il fixait la danse des flammes, perdu dans une vision. Voit-il des jours à venir, comme il le prétend ? Si tel était le cas, il avait un don terrible. Au bout d’un moment, le prêtre leva les yeux pour croiser le regard du nain. « Hugor Colline, le salua-t-il, en hochant la tête. Es-tu venu prier avec moi ?

— Je me suis laissé dire que la nuit était sombre et pleine de terreurs. Que voyez-vous dans ces flammes ?

— Des dragons », répondit Moqorro dans la Langue Commune de Westeros. Il la parlait très bien, presque sans accent. Sans doute était-ce une des raisons pour lesquelles le Grand Prêtre Benerro l’avait choisi afin d’apporter à Daenerys Targaryen la foi de R’hllor. « Des dragons, anciens et nouveaux, vrais et faux, lumineux et ténébreux. Et toi. Un petit homme avec une grande ombre, montrant les dents au milieu de tout cela.

— Montrant les dents ? Un joyeux compagnon comme moi ? » Tyrion s’en sentait presque flatté. Et sans doute est-ce là son intention. Le premier idiot venu adore s’entendre dire qu’il est important. « Peut-être avez-vous vu Sol. Nous avons presque la même taille.

— Non, mon ami. »

Mon ami ? Depuis quand, je me le demande bien ? « Avez-vous vu combien cela nous prendrait pour atteindre Meereen ?

— Tu es impatient de contempler la Délivrance du Monde ? »

Oui et non. La Délivrance du Monde pourrait me trancher le col ou m’offrir en friandise à ses dragons. « Pas moi, répondit Tyrion. Pour moi, cela se borne aux olives. Bien que, je commence à le craindre, je risque de mourir de vieillesse avant d’en goûter une. Je pourrais barboter plus vite que nous ne voguons. Dites-moi, Selaesori Qhoran, c’était un triarque ou une tortue ? »

Le prêtre rouge eut un petit rire. « Ni l’un ni l’autre. Qhoran, c’est… non pas un dirigeant, mais un homme qui en sert un, et le conseille, et l’aide à conduire ses affaires. Vous autres Ouestriens, vous diriez intendant ou maître. »

La Main du Roi ? L’idée l’amusa. « Et selaesori ? »

Moqorro se tapota le nez. « Empreint d’un arôme agréable. Embaumé, vous diriez ? Fleuri ?

— Donc, Selaesori Qhoran signifie plus ou moins l’intendant qui pue ?

— L’intendant qui embaume, plutôt. »

Tyrion eut un sourire torve. « Je crois que je vais en rester à qui pue. Mais je vous remercie bien de la leçon.

— Je suis heureux de t’avoir éclairé. Peut-être un jour me laisseras-tu également t’enseigner la vérité de R’hllor.

— Un jour. » Quand je ne serai plus qu’une tête au bout d’une pique.

Les quartiers qu’il partageait avec ser Jorah ne méritaient le nom de cabine que par politesse ; ce placard humide, noir et fétide offrait à peine assez d’espace pour accrocher deux hamacs où dormir, l’un au-dessus de l’autre. Tyrion trouva Mormont étendu dans celui du bas, mollement balancé au roulis du navire. « La fille a fini par pointer le nez sur le pont, lui apprit Tyrion. Un coup d’œil dans ma direction et elle a détalé pour rentrer aussitôt en cale.

— Tu n’es pas beau à voir.

— Tout le monde ne peut avoir votre prestance. Cette fille est désemparée. Je ne serais pas surpris d’apprendre que la malheureuse cherchait à aller en douce sauter par-dessus bord et se noyer.

— La malheureuse a pour nom Sol.

— Je connais son nom. » Il le détestait. Le frère de la naine se faisait appeler Liard, alors que son nom véritable était Oppo. Liard et Sol. Les plus petites pièces, celles qui ont le moins de valeur et, pire encore, ces noms, ils les ont choisis eux-mêmes. « Peu importe son nom, elle a besoin d’un ami. »

Ser Jorah s’assit dans son hamac. « Eh bien, charge-t’en. Ou épouse-la, peu me chaut. »

Cela mit un vilain goût dans la bouche de Tyrion. « Qui se ressemble s’assemble, est-ce là votre suggestion ? Auriez-vous en tête, pour votre part, de vous trouver une ourse, ser ?

— C’est toi qui as insisté pour que nous l’amenions.

— J’ai dit qu’on ne pouvait l’abandonner à Volantis. Ça ne signifie pas que je veuille la baiser. Elle souhaite me voir mort, l’auriez-vous oublié ? Je suis la dernière personne dont elle voudrait pour ami.

— Vous êtes des nains, tous les deux.

— Oui, et son frère l’était aussi, celui qui est mort parce que des ivrognes l’ont pris pour moi.

— Tu te sens coupable, c’est ça ?

— Non. » Tyrion se hérissa. « J’ai à répondre de suffisamment de péchés ; je ne veux nulle part de celui-ci. J’aurais pu nourrir quelque rancœur envers son frère et elle pour le rôle qu’ils ont joué la nuit des noces de Joffrey, mais jamais je ne leur ai voulu de mal.

— Certes, tu es une créature inoffensive. Innocent comme l’agneau. » Ser Jorah se remit debout. « La naine est ton problème. Baise-la, bute-la ou évite-la, comme il te chante. Ce n’est rien, pour moi. » Il passa en bousculant Tyrion et sortit de la cabine.

Deux fois banni, et qui s’en étonnerait ? songea Tyrion. Moi aussi, je le bannirais si j’en avais le pouvoir. Cet homme est froid, renfrogné, rogue et sourd à tout humour. Et je ne parle que de ses qualités. Ser Jorah passait l’essentiel de ses heures de veille à arpenter le gaillard d’avant ou à s’accouder au bastingage en contemplant la mer. À la recherche de sa reine d’argent. À la recherche de Daenerys, en tentant de faire avancer le navire plus vite par la force de sa volonté. Ma foi, je pourrais me comporter de même, si Tysha m’attendait à Meereen.

La baie des Serfs pouvait-elle être l’endroit où vont les putes ? Peu probable. D’après ce qu’il en avait lu, les cités esclavagistes étaient la région où on les formait. Mormont aurait dû s’en acheter une pour lui. Une jolie petite esclave aurait pu opérer des miracles sur son humeur… En particulier si elle avait des cheveux argentés, comme la musequine qui lui trônait sur la queue, à Selhorys.

Sur le fleuve, Tyrion avait dû supporter Griff, mais au moins il y avait le mystère de l’identité réelle du capitaine pour le distraire, et la compagnie plus agréable du reste de la petite assemblée de la barge. Sur la cogue, hélas, les marins n’étaient que ce qu’ils semblaient, personne n’était particulièrement sympathique, et seul le prêtre rouge avait de l’intérêt. Lui, et peut-être Sol. Mais cette fille me déteste, et à juste titre.

La vie à bord du Selaesori Qhoran était avant tout ennuyeuse. Le moment le plus exaltant de sa journée consistait à se piquer les orteils et les doigts avec un couteau. Sur le fleuve il y avait eu des merveilles à admirer : les tortues géantes, les cités en ruine, les hommes de pierre, les septas nues. On ne savait jamais ce qui pouvait guetter au détour du prochain méandre. En mer, les jours et les nuits se ressemblaient tous. En quittant Volantis, la cogue avait commencé par naviguer en vue des côtes, si bien que Tyrion pouvait contempler le défilé des caps, regarder les nuées d’oiseaux marins prendre leur essor des falaises de pierre et de tours de guet croulantes, compter les brunes îles nues tandis qu’elles glissaient au passage. Il aperçut maintes autres embarcations, également : des esquifs de pêcheurs, de lourds navires marchands, de fières galères dont les rames fouettaient les vagues en une écume blanche. Mais dès qu’ils s’éloignèrent plus au large, il n’y eut plus que la mer et le ciel, de l’air et de l’eau. L’eau ressemblait à de l’eau. Le ciel, à du ciel. Parfois, il y avait un nuage. Trop de bleu.

Et les nuits étaient pires. Même dans des conditions optimales, Tyrion dormait mal, et ici, il en était loin. Le sommeil entraînait généralement des rêves, et dans ses rêves l’attendaient les Chagrins, et un roi de pierre portant le visage de son père. Ce qui lui laissait le piètre choix de grimper dans son hamac pour écouter Jorah Mormont ronfler au-dessous de lui, ou de rester sur le pont à contempler la mer. Par les nuits sans lune, l’eau était noire comme l’encre de mestre, d’un horizon à l’autre. Obscure, profonde et austère, belle à sa froide manière, mais quand il la scrutait trop longuement Tyrion se surprenait à songer combien il serait aisé d’enjamber le plat-bord pour se laisser choir dans ces ténèbres. Une toute petite gerbe d’eau, et la courte et lamentable histoire de sa vie serait promptement close. Mais s’il existe un enfer, et que mon père m’y attend ?

Le meilleur moment de chaque soirée était le souper. Non que la nourriture fût particulièrement goûteuse, mais elle était abondante. Ce fut donc là que le nain se rendit ensuite. La coquerie où il prenait ses repas était un espace exigu et malcommode, au plafond si bas que les plus grands passagers couraient toujours le risque de se fendre le crâne, un danger auquel les solides esclaves soldats de la Main Ardente semblaient particulièrement prédisposés. Malgré tout le plaisir que Tyrion avait à en ricaner, il en était venu à préférer dîner seul. S’asseoir à une table encombrée d’hommes qui ne partageaient pas votre langue, les écouter bavarder et plaisanter sans comprendre un traître mot, l’avait rapidement lassé. Surtout parce qu’il finissait toujours par se demander si les plaisanteries et les rires ne le visaient pas directement.

C’est aussi dans la coquerie que l’on conservait les livres du bord. Son capitaine étant un homme particulièrement féru de lecture, le navire en comptait trois – une collection de poésie nautique qui commençait mal pour ensuite empirer, un volume très feuilleté contant les aventures érotiques d’une jeune esclave dans une maison de plaisirs lysienne, et le quatrième et dernier tome de La Vie du triarque Belicho, un célèbre patriote volantain dont la succession ininterrompue de conquêtes et de triomphes s’était achevée d’assez abrupte manière quand des géants l’avaient dévoré. Tyrion les avait tous finis au troisième jour de mer. Ensuite, faute d’autres livres, il commença à les relire. L’histoire de l’esclave était la plus mal écrite, mais la plus captivante, et ce fut celle qu’il emporta ce soir-là pour le soutenir au long d’un repas de betteraves beurrées, de ragoût de poisson froid et de biscuits qu’on aurait pu utiliser pour planter des clous.

Il lisait la relation du jour où la fille et sa sœur avaient été capturées par des esclavagistes, quand Sol entra dans la coquerie. « Oh, dit-elle. Je croyais… Je ne voulais pas vous déranger, m’sire, je…

— Tu ne me déranges nullement. Tu ne vas pas tenter à nouveau de me tuer, j’espère.

— Non. » Elle détourna les yeux en rougissant.

« En ce cas, je serais ravi d’avoir de la compagnie. Il n’y en a guère à bord de ce navire. » Tyrion referma son livre. « Allons. Assieds-toi. Mange. » La jeune femme n’avait pas touché à la plupart des repas déposés devant la porte de sa cabine. Elle devait être affamée. « Le ragoût est presque comestible. Au moins, le poisson est frais.

— Non, je… Je me suis étranglée avec une arête de poisson, un jour. Je ne peux plus en manger.

— Alors, bois du vin. » Il remplit une coupe et la fit glisser vers Sol. « Avec les compliments de notre capitaine. Plus proche de la pisse que d’un La Treille auré, pour être franc, mais même la pisse a meilleur goût que le tafia noir goudron que boivent les matelots. Ça pourrait t’aider à dormir. »

La fille ne fit pas un geste pour toucher la coupe. « Merci, m’sire, mais sans façons. » Elle recula. « Je ne devrais pas vous ennuyer.

— As-tu l’intention de passer toute ta vie à fuir ? » lui lança Tyrion avant qu’elle ait pu s’éclipser par la porte.

L’apostrophe la figea. Ses joues virèrent au rose vif et il craignit qu’elle ne fondît de nouveau en larmes. Mais elle avança la lèvre avec un air de défi et riposta : « Vous aussi, vous fuyez.

— C’est vrai, confessa-t-il, mais je fuis vers un lieu, et toi, tu fuis tout court, et ça représente un monde de différence.

— Jamais nous n’aurions eu besoin fuir, sans vous. »

Il lui a fallu un certain courage pour me le dire en face. « Tu parles de Port-Réal ou de Volantis ?

— Des deux. » Des larmes brillèrent dans ses yeux. « De tout. Pourquoi ne pouviez-vous pas venir jouter avec nous, comme le roi le demandait ? Vous n’auriez pas été blessé. Qu’est-ce que cela aurait coûté à Votre Seigneurie de grimper sur notre chien et de rompre une lance pour satisfaire l’enfant ? Il s’agissait juste de s’amuser un peu. Ils auraient ri de vous, voilà tout.

— Ils auraient ri de moi », dit Tyrion. Et je les ai fait rire de Joff, à la place. Fort habile manœuvre, n’est-ce pas ?

« Mon frère dit que faire rire les gens est une bonne chose. Une noble tâche, et honorable. Mon frère dit… Il… » Les larmes churent alors, roulant le long de sa figure.

« Je suis navré pour ton frère. » Tyrion avait déjà prononcé ces mêmes mots, à Volantis, mais, plongé dans le chagrin comme elle l’était à l’époque, il doutait qu’elle l’eût entendu.

Elle entendit, cette fois-ci. « Navré. Vous êtes navré. » Sa lèvre frémissait, elle avait les joues humides, ses yeux étaient des trous bordés de rouge. « Nous avons quitté Port-Réal le soir même. Mon frère disait qu’il valait mieux, avant que quelqu’un se demande si nous avions eu un rôle dans la mort du roi et décide de nous torturer pour en avoir la confirmation. Nous sommes d’abord allés à Tyrosh. Mon frère pensait que ce serait assez loin, mais non. Nous connaissions un jongleur, là-bas. Depuis des années et des années, il jonglait chaque jour près de la fontaine du Dieu ivre. Il était vieux, si bien qu’il n’avait plus les mains aussi adroites qu’avant, et parfois il laissait tomber des balles et les poursuivait à travers la place, mais les Tyroshis riaient et lui jetaient quand même des pièces. Et puis, un matin, nous avons appris qu’on avait retrouvé son corps au temple de Trios. Trios a trois têtes, et il y a une grande statue de lui à côté des portes du temple. Le vieil homme avait été découpé en trois morceaux et enfoncé dans la triple bouche de Trios. Sauf que lorsqu’on a recousu les trois morceaux, sa tête avait disparu.

— Un présent pour ma tendre sœur. C’était encore un nain.

— Un petit homme, oui. Comme vous et Oppo. Liard. Est-ce que vous êtes navré pour le jongleur, aussi ?

— J’ignorais l’existence de ton jongleur jusqu’à cet instant… Mais oui, je regrette sa mort.

— Il est mort pour toi. Tu as son sang sur les mains. »

L’accusation porta douloureusement, si tôt après les paroles de Jorah Mormont. « Ma sœur a son sang sur les mains, ainsi que les brutes qui l’ont tué. Mes mains… » Tyrion les retourna, les inspecta, les serra en poings. « Mes mains sont gantées de sang séché, certainement. Dis que j’ai tué les miens, et tu n’auras pas tort. Régicide, j’en répondrai également. J’ai tué mères, pères, neveux, maîtresses, hommes, femmes, rois et putains. Une fois, un chanteur m’a agacé, et j’ai fait cuire cette ordure. Mais jamais je n’ai tué ni jongleur ni nain, et je ne suis pas responsable de ce qui est arrivé à ton foutu frère. »

Sol saisit la coupe qu’il lui avait remplie et la lui jeta au visage. Exactement comme ma tendre sœur. Il entendit claquer la porte de la coquerie, mais ne vit pas Sol partir. Il avait les yeux qui piquaient, et le monde était flou. Voilà qui règle la question de s’en faire une amie.

Tyrion Lannister avait peu d’expérience des autres nains. Le seigneur son père n’avait pas encouragé les rappels de la difformité de son fils, et les bateleurs dont la troupe comprenait des petites personnes avaient vite appris à rester à distance de Port-Lannis et de Castral Roc, sous peine d’encourir son déplaisir. En grandissant, Tyrion avait entendu parler d’un bouffon nain à la cour du lord dornien Poulet, d’un mestre nain exerçant sur les Doigts, et d’une naine parmi les sœurs du silence, mais jamais il n’avait ressenti le besoin de leur rendre visite. Lui vinrent aussi aux oreilles des racontars moins fiables, sur une sorcière naine qui hantait une colline sur le Conflans, et une catin naine de Port-Réal, réputée pour s’accoupler avec des chiens. C’était sa tendre sœur qui lui avait parlé de cette dernière, allant jusqu’à lui suggérer une chienne en chaleur s’il voulait tenter l’expérience. Quand il lui avait poliment demandé si elle proposait ses propres services, Cersei lui avait jeté une coupe de vin au visage. C’était du rouge, si ma mémoire est bonne, et celui-ci est doré. Tyrion s’épongea le visage à sa manche. Les yeux lui piquaient encore.

Il ne revit plus Sol jusqu’au jour de la tempête.

Ce matin-là, l’air salin était pesant, immobile, mais le ciel à l’ouest brûlait d’un rouge ardent, zébré de nuages menaçants qui flamboyaient autant que l’écarlate des Lannister. Les matelots se hâtaient de fermer les écoutilles, de tirer des drisses, de dégager le pont, d’arrimer tout ce qui ne l’était pas déjà. « Y a vent mauvais qui monte, l’avertit l’un d’eux. Sans-Nez devrait descendre sous le pont. »

Tyrion se remémora la tempête qu’il avait essuyée en traversant le détroit, cette façon qu’avait le pont de se cabrer sous ses pieds, les horribles craquements qu’avait produits le navire, le goût du vin et du vomi. « Sans-Nez va rester ici en haut. » Si les dieux le voulaient, plutôt mourir noyé qu’étouffé par ses vomissures. Et au-dessus, la toile de voile de leur cogue ondula lentement, comme la fourrure d’un grand fauve s’éveillant d’un long sommeil, puis se gonfla avec un claquement soudain qui fit tourner toutes les têtes à bord.

Les vents poussèrent la cogue devant eux, loin de son cap d’élection. Derrière eux, des nuages noirs s’empilaient les uns sur les autres contre un ciel rouge sang. Au mitan de la matinée, ils virent clignoter la foudre à l’ouest, suivie par le fracas lointain du tonnerre. La mer se fit plus mauvaise, et des vagues sombres s’élevèrent pour battre contre la coque de l’Intendant qui pue. C’est à peu près à ce moment-là que l’équipage commença à amener la voile. Tyrion traînait dans les jambes de tout le monde, à mi-longueur du navire, aussi grimpa-t-il sur le gaillard d’avant pour s’y recroqueviller, savourant la pluie froide qui lui fouettait les joues. La cogue montait et descendait, se cabrant plus follement que n’importe quelle cavale qu’il ait enfourchée, se soulevant avec chaque vague avant de dévaler les auges intermédiaires, l’ébranlant jusqu’aux os. Quand bien même, mieux valait être ici, où il pouvait voir, qu’en bas, claquemuré dans une cabine privée d’air.

Lorsque la tempête éclata, le soir était sur eux, et Tyrion Lannister était trempé jusqu’au petit linge, et cependant il se sentait enthousiaste… Et plus encore par la suite, quand il trouva Jorah Mormont soûl dans leur cabine au milieu d’une flaque de vomi.

Le nain s’attarda à la cambuse après manger, fêtant sa survie en partageant quelques lampées de tafia noir avec le coq du bord, une grande et grasse fripouille volantaine qui ne savait de la Langue Commune qu’un unique mot (putain), mais jouait au cyvosse avec férocité, en particulier quand il était ivre. Ils livrèrent trois parties ce soir-là, Tyrion remporta la première, puis perdit les deux autres. Il décida ensuite qu’il en avait assez et regagna le pont en titubant pour se nettoyer la tête du tafia et des éléphants.

Il aperçut Sol sur le gaillard d’avant, à l’endroit où il avait si souvent trouvé ser Jorah, debout près du bastingage auprès de la hideuse figure de proue à demi décomposée de la cogue, les yeux perdus sur la mer d’encre. Vue de dos, elle semblait aussi menue et vulnérable qu’un enfant.

Tyrion jugea préférable de ne pas la déranger, mais il était trop tard. Elle l’avait entendu. « Hugor Colline.

— Si tu veux. » Nous connaissons tous les deux la vérité. « Je suis désolé de t’importuner. Je vais me retirer.

— Non. » Elle avait le visage pâle et triste, mais ne paraissait pas avoir pleuré. « Moi aussi je suis navrée. Pour le vin. Ce n’est pas vous qui avez tué mon frère, ni ce pauvre vieux, à Tyrosh.

— J’ai joué un rôle, mais pas par choix.

— Il me manque tant. Mon frère. Je…

— Je comprends. » Il se surprit à penser à Jaime. Estime-toi heureuse. Ton frère est mort avant d’avoir pu te trahir.

« J’ai cru que je voulais mourir, dit-elle, mais aujourd’hui, quand la tempête a éclaté et que j’ai cru que le navire allait couler, je… je…

— Tu t’es aperçue que tu voulais vivre, finalement. » J’ai connu ça aussi. Encore un trait commun entre nous.

Elle avait les dents de travers, ce qui l’intimidait quand elle devait sourire, mais elle sourit, à présent. « Vous avez vraiment fait cuire un chanteur en ragoût ?

— Qui ça, moi ? Non. Je ne sais pas cuisiner. »

Quand Sol riait, elle ressemblait davantage à la douce jeune fille qu’elle était… dix-sept ou dix-huit ans, pas plus de dix-neuf. « Qu’a-t-il fait, ce chanteur ?

— Il a écrit une chanson sur mon compte. » Car elle était son trésor secret, sa honte et sa béatitude. Et rien ne valent donjon ni chaîne auprès d’un baiser de belle. La rapidité avec laquelle les paroles lui revinrent était étrange. Peut-être ne l’avaient-elles jamais quitté. C’est toujours si froid, des mains d’or,/Et si chaud, celles d’une femme.

« Ce devait être une très mauvaise chanson.

— Pas vraiment. Ça ne valait pas Les Pluies de Castamere, assurément, mais certaines parties étaient… comment dire ?

— Que racontait-elle ? »

Il rit. « Non. Il vaut vraiment mieux que vous ne m’entendiez pas chanter.

— Ma mère chantait pour nous, quand nous étions enfants. Pour mon frère et moi. Elle répétait toujours que la voix n’avait pas d’importance quand on aimait la chanson.

— Elle était… ?

— … une petite personne ? Non, mais notre père, si. Son propre père l’a vendu à un marchand d’esclaves quand il avait trois ans, mais il a grandi pour devenir un comédien d’un tel renom qu’il a racheté sa liberté. Il a voyagé dans toutes les Cités libres, et à Westeros aussi. À Villevieille, on l’appelait Pois-sauteur.

Évidemment. Tyrion essaya de ne pas faire de grimace.

« Il est mort, à présent, enchaîna Sol. Ma mère aussi. Oppo… Il était toute la famille qui me restait, et le voilà parti à son tour. » Elle détourna la tête et regarda la mer. « Que vais-je devenir ? Où vais-je aller ? Je ne connais aucun métier, sinon le spectacle de joute, et il faut être deux pour cela. »

Non, pensa Tyrion. Ne t’aventure pas sur cette voie, ma fille. Ne me demande pas ça. N’y pense même pas. « Trouve-toi un petit orphelin doué », suggéra-t-il.

Sol ne parut pas l’entendre. « Les tournois étaient une idée de mon père. Il a même dressé la première truie, mais il était déjà trop malade pour la monter, aussi Oppo l’a-t-il remplacé. Je montais toujours le chien. À Braavos, une fois, nous avons joué devant le Seigneur de la Mer, et il a tant ri qu’ensuite, il nous a donné à chacun un… un magnifique présent.

— C’est là que ma sœur vous a trouvés ? À Braavos ?

— Votre sœur ? » La fille parut désorientée.

« La reine Cersei. »

Sol secoua la tête. « Elle n’a jamais… C’est un homme qui est venu nous chercher, à Pentos. Osmund. Non, Oswald. Quelque chose comme ça. C’est Oppo qui l’a rencontré, pas moi. Oppo s’occupait de tous nos contrats. Mon frère savait toujours quoi faire, où nous produire ensuite.

— Nous allons à Meereen, maintenant. »

Elle lui jeta un coup d’œil perplexe. « À Qarth, vous voulez dire. Nous nous rendons à Qarth, via la Nouvelle-Ghis.

— À Meereen. Tu chevaucheras ton chien pour la reine dragon et tu repartiras avec ton poids en or. Tu ferais mieux de commencer à te gaver, de façon à être toute grassouillette lorsque tu jouteras devant Sa Grâce. »

Sol ne lui rendit pas son sourire. « Toute seule, l’unique chose que je puisse faire, c’est de chevaucher en rond. Et même si la reine devait rire, où irais-je ensuite ? Nous ne nous attardons jamais longtemps au même endroit. La première fois qu’ils nous voient, ils rient, ils rient, mais dès la quatrième ou cinquième, ils savent ce que nous allons faire avant que nous le fassions. Alors, ils cessent de rire, et nous devons aller ailleurs. Nous gagnons le plus d’argent dans les grandes villes, mais j’ai toujours préféré les petites. Dans des endroits comme ça, les gens n’ont pas d’argent, mais ils nous nourrissent à leur propre table, et les enfants nous suivent partout. »

C’est parce que, dans leurs malheureux trous perdus, ils n’ont jamais vu de nain, songea Tyrion. Ces foutus morpions suivraient une chèvre à deux têtes s’il s’en présentait une. Jusqu’à ce qu’ils se lassent de ses bêlements et l’abattent pour leur dîner. Mais il n’avait aucune envie de la faire pleurer de nouveau, et assura : « Daenerys a le cœur bon et une nature généreuse. » C’était ce que Sol avait besoin d’entendre. « Elle te trouvera une place à la cour, je n’en doute pas. Un endroit sûr, hors d’atteinte de ma sœur. »

Sol se retourna vers lui. « Et vous serez là, aussi. »

À moins que Daenerys ne décide qu’elle a besoin de sang Lannister en paiement du sang Targaryen qu’a répandu mon frère. « En effet. »

Après cela, on vit la jeune naine plus fréquemment sur le pont. Le lendemain, Tyrion la rencontra, elle et sa truie tachetée, au milieu du navire, durant l’après-midi, alors que l’air était doux et la mer calme. « Elle s’appelle Jolie », lui confia la jeune femme, timidement.

Jolie la cochonne et Sol la naine, songea-t-il. Il y a vraiment quelqu’un qui devrait répondre de beaucoup. Sol donna des glands à Tyrion, et il laissa Jolie les manger dans sa main. Ne t’imagine pas que je ne vois pas ce que tu es en train de faire, ma fille, se dit-il tandis que la grosse truie soufflait et couinait.

Bientôt, ils commencèrent à prendre leurs repas ensemble. Certains soirs, il n’y avait qu’eux deux ; à d’autres repas, ils se serraient avec les gardes de Moqorro. Les doigts, les appelait Tyrion ; après tout, n’étaient-ils pas des hommes de la Main Ardente, au nombre de cinq ? Cela fit rire Sol, un son agréable, mais un son que Tyrion n’entendait guère. La blessure de la jeune femme était trop récente, son chagrin trop profond.

Bientôt, il la fit appeler le navire l’Intendant qui pue, bien qu’elle se fâchât quelque peu contre lui chaque fois qu’il surnommait Jolie Bacon. Pour se faire pardonner, Tyrion essaya de lui enseigner le cyvosse, mais comprit rapidement que c’était une cause perdue. « Non, lui répéta-t-il une douzaine de fois, c’est le dragon qui vole, pas les éléphants. »

Ce même soir, elle prit le taureau par les cornes et lui demanda s’il voulait jouter avec elle. « Non », répondit-il. Ce n’est qu’ensuite qu’il se dit que jouter n’avait peut-être pas eu le sens de jouter. Il aurait quand même répondu non, mais avec moins de brusquerie, sans doute.

Revenu dans la cabine qu’il partageait avec Jorah Mormont, Tyrion se tourna et se retourna des heures dans son hamac, sombrant et émergeant du sommeil. Ses rêves étaient envahis de grises mains de pierre qui se tendaient vers lui hors de la brume, et d’un escalier qui s’élevait jusqu’à son père.

Finalement, il renonça et monta sur le pont respirer l’air nocturne. Le Selaesori Qhoran avait ferlé sa voile rayée pour la nuit, et ses ponts étaient pratiquement déserts. Un des matelots occupait le gaillard d’arrière et, au milieu du navire, Moqorro était assis près de son brasero, où quelques flammèches dansaient encore entre les braises.

Seules paraissaient les étoiles les plus brillantes, toutes à l’ouest. Un reflet rouge terne éclairait le ciel au nord-est, la couleur d’un hématome. Tyrion n’avait jamais vu lune plus grosse. Monstrueuse, bouffie, elle donnait l’impression d’avoir avalé le soleil et de s’éveiller prise de fièvre. Sa jumelle, flottant sur la mer devant le bateau, rougeoyait en ondoyant à chaque vague. « Quelle heure est-il ? demanda-t-il à Moqorro. Ça ne peut pas être le lever de soleil, à moins que l’est n’ait changé de place. Pourquoi le ciel est-il rouge ?

— Le ciel est toujours rouge au-dessus de Valyria, Hugor Colline. »

Un frisson glacé lui courut l’échine. « Nous en sommes près ?

— Davantage qu’il ne plaît à l’équipage, déclara Moqorro de sa voix de basse. Connaissez-vous les légendes, dans tes Royaumes du Couchant ?

— Je sais que, d’après les marins, quiconque pose les yeux sur cette côte est condamné. » Il ne croyait pas lui-même à ces histoires, pas plus que n’y avait cru son oncle. Gerion Lannister avait fait voile vers Valyria lorsque Tyrion avait dix-huit ans, déterminé à retrouver la lame ancestrale perdue de la maison Lannister et tous les autres trésors qui avaient pu survivre au Fléau. Tyrion souhaitait plus que tout les accompagner, mais le seigneur son père avait qualifié le voyage de « quête d’imbéciles » et lui avait interdit d’y prendre part.

Et peut-être n’avait-il pas tout à fait tort. Presque dix ans avaient passé depuis que le Lion éjoui avait quitté Port-Lannis, et Gerion n’était jamais revenu. Les hommes que lord Tywin avait envoyés après lui avaient suivi ses traces jusqu’à Volantis, où la moitié de son équipage avait déserté et il avait acheté des esclaves pour les remplacer. Aucun homme libre n’aurait signé de son plein gré sur un navire dont le capitaine annonçait ouvertement son intention d’aller en mer Fumeuse. « Ce sont donc les feux des Quatorze Flammes que nous voyons, réfléchis sur les nuages ?

— Quatorze, quatorze mille. Quel homme oserait aller les dénombrer ? Il n’est pas sage pour des mortels de contempler trop avant les profondeurs de ces feux, mon ami. Ce sont les feux du courroux de Dieu, et aucune flamme humaine ne peut les égaler. Nous autres, hommes, sommes de petites créatures.

— Certains plus que d’autres. » Valyria. Il était écrit que, le jour du Fléau, toutes les collines à cinq cents milles à la ronde avaient éclaté pour remplir les airs de cendres, de fumées et de feux, des embrasements si torrides que même les dragons dans les cieux avaient été engloutis et consumés. De grandes déchirures s’étaient ouvertes dans le sol, avalant les palais, les temples, des villes entières. Les lacs étaient entrés en ébullition ou s’étaient mués en acide, les montagnes avaient explosé, des fontaines ardentes avaient vomi de la roche en fusion mille pieds dans les airs, des nuées rouges avaient fait pleuvoir le verredragon et le sang noir des démons, et au nord le sol s’était crevassé, effondré sur lui-même, et une mer en fureur s’y était ruée. La plus orgueilleuse ville du monde s’était volatilisée en un instant, son fabuleux empire avait disparu en un jour, les Terres de l’Éternel Été avaient été calcinées, noyées et stérilisées.

Un empire bâti sur le sang et sur le feu. Les Valyriens ont récolté le grain qu’ils avaient semé. « Notre capitaine aurait-il l’intention de mettre la malédiction à l’épreuve ?

— Notre capitaine préférerait se trouver à cinquante lieues plus au large de cette côte maudite, mais je lui ai demandé de prendre la route la plus courte. D’autres aussi cherchent Daenerys. »

Griff, avec son jeune prince. Se pourrait-il que toutes ces histoires de Compagnie Dorée en route vers l’ouest aient été une feinte ? Tyrion envisagea de dire quelque chose, puis se ravisa. Il lui semblait que la prophétie qui guidait les prêtres rouges n’avait de place que pour un seul héros. Un second Targaryen ne servirait qu’à les perturber. « Avez-vous vu ces autres dans vos feux ? demanda-t-il avec prudence.

— Leurs ombres seulement, répondit Moqorro. Une, par-dessus tout. Une créature haute et tordue, avec un œil noir et dix longs bras, voguant sur une mer de sang. »

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