Schlingue

Tout d’abord, il entendit les filles, aboyant dans leur course de retour au bercail. Le tambour des sabots résonnant sur les dalles le remit debout d’un bond, dans un cliquetis de fers. Celui qu’il portait entre ses chevilles ne mesurait pas plus d’un pied de long, réduisant sa foulée à des pas chassés. On avait du mal à se déplacer rapidement ainsi, mais il fit son possible, sautant en tintant à bas de sa couchette. Ramsay Bolton était de retour et voudrait avoir son Schlingue à portée de main pour le servir.

Dehors, sous de froids cieux d’automne, les chasseurs se déversaient par les portes. Ben-les-Os ouvrait la voie, les filles hurlant et aboyant autour de lui. Derrière venaient l’Écorcheur, Alyn le Rogue et Damon Danse-pour-moi, avec son long fouet graissé, puis les Walder montant les poulains gris que leur avait offerts lady Dustin. Sa Seigneurie elle-même chevauchait Sang, un étalon rouge au caractère voisin du sien. Il riait. Cela pouvait être très bon, ou très mauvais, comme Schlingue le savait.

Les chiennes, attirées par son odeur, se jetèrent sur lui avant qu’il ait pu déterminer ce qu’il en était. Elles adoraient Schlingue ; il dormait la plupart du temps avec elles, et Ben-les-Os lui laissait parfois partager leur dîner. La meute courait sur les dalles en aboyant, lui tournant autour, en sautant pour lécher son visage crasseux, lui mordillant les jambes. Helicent lui attrapa la main gauche dans ses crocs et joua avec tant de férocité que Schlingue craignit d’y perdre deux doigts supplémentaires. Jeyne la Rouge lui sauta à la poitrine et le fit tomber. Elle était tout en muscles fins et durs, alors que Schlingue n’était que peau grise et lâche et os fragiles, un crevard aux cheveux blancs.

Le temps qu’il repoussât Jeyne la Rouge et se remît tant bien que mal à genoux, les cavaliers sautaient de selle. Ils étaient partis une vingtaine, et une vingtaine revenait ; cela signifiait que les recherches se soldaient par un échec. Mauvaise affaire. Ramsay ne goûtait point la saveur de l’échec. Il sera d’humeur à faire souffrir quelqu’un.

Dernièrement, son seigneur avait été contraint de se retenir, car Tertre-bourg était rempli d’hommes dont la maison Bolton avait besoin, et Ramsay savait se montrer prudent auprès des Dustin, Ryswell et autres nobliaux alliés. Devant eux, il s’affichait toujours courtois et souriant. Derrière les portes closes, il était bien autre.

Ramsay Bolton était vêtu ainsi qu’il convenait au sire de Corbois et à l’héritier de Fort-Terreur. Son manteau était un assemblage de peaux de loups cousues, fermé contre la froidure de l’automne par les crocs jaunis de la tête de loup sur son épaule droite. À une hanche, il portait un fauchon, avec une lame aussi épaisse et lourde qu’un couperet ; à l’autre, un long poignard et un petit couteau courbe d’écorcheur à la pointe en crochet et au fil tranchant comme celui d’un rasoir. Les trois lames s’ornaient de poignées assorties en os jauni. « Schlingue, appela Sa Seigneurie du haut de sa selle, tu pues. Je peux te sentir de l’autre côté de la cour.

— Je sais, messire, dut répondre Schlingue. Je vous en demande le pardon.

— Je t’ai apporté un présent. » Ramsay pivota, tendit le bras derrière lui, tira quelque chose de ses fontes et le lança. « Attrape ! »

Entre la chaîne, les fers et ses doigts manquants, Schlingue était plus maladroit qu’avant d’apprendre son nom. La tête heurta ses mains mutilées, rebondit sur les moignons de ses doigts et atterrit à ses pieds, dans une pluie d’asticots. Tant de sang séché l’encroûtait qu’elle en était méconnaissable.

« Je t’avais ordonné d’attraper, dit Ramsay. Ramasse. »

Schlingue essaya de soulever la tête par une oreille. Rien à faire. La chair verdie se décomposait et l’oreille se déchira entre ses doigts. Petit Walder éclata de rire et, un instant plus tard, tous les autres riaient aussi. « Oh, laisse donc, lança Ramsay. Contente-toi de t’occuper de Sang. Je l’ai mené durement, ce salaud.

— Oui, messire. J’y veillerai. » Schlingue se hâta vers le cheval, laissant aux chiennes la tête tranchée.

« Tu sens le lisier de porc, aujourd’hui, Schlingue, jugea Ramsay.

— Pour lui, c’est une amélioration », commenta Damon Danse-pour-moi, souriant tandis qu’il enroulait son fouet.

Petit Walder sauta de sa selle. « Tu pourras aussi t’occuper de mon cheval, Schlingue. Et de celui de mon petit cousin.

— Je peux m’occuper de mon propre cheval », protesta Grand Walder. Petit Walder était devenu le préféré de lord Ramsay et lui ressemblait chaque jour davantage, mais le plus petit des deux Frey était d’un autre bois et prenait rarement part aux jeux et aux cruautés de son cousin.

Schlingue ne prêta aucune attention aux écuyers. Il guida Sang jusqu’aux écuries, sautant de côté quand l’étalon essaya de lui décocher un coup de sabot. Les chasseurs entrèrent dans la grande salle, tous à l’exception de Ben-les-Os, qui maudissait les chiennes tout en cherchant à les empêcher de se disputer la tête tranchée.

Grand Walder le suivit à l’écurie, menant sa propre monture lui-même. Schlingue lui lança un regard à la dérobée tout en retirant le mors de Sang. « C’était qui ? » demanda-t-il tout bas, afin que les autres garçons d’écurie ne l’entendissent point.

« Personne. » Grand Walder enleva la selle de son cheval gris. « Un vieux que nous avons croisé sur la route, c’est tout. Il menait une pauvre bique et quatre chevreaux.

— Sa Seigneurie l’a tué pour ses chèvres ?

— Sa Seigneurie l’a tué pour l’avoir appelé lord Snow. Mais les chèvres étaient bonnes. On a trait la mère et rôti les chevreaux. »

Lord Snow. Schlingue hocha la tête, ses chaînes cliquetant tandis qu’il s’échinait à détacher les sangles de la selle de Sang. Sous quelque nom que ce soit, Ramsay n’est pas un homme à côtoyer, quand il est en fureur. Ou quand il ne l’est pas. « Avez-vous retrouvé vos cousins, messire ?

— Non. Je n’ai jamais imaginé que nous les trouverions. Ils sont morts. Lord Wyman les a fait tuer. C’est ainsi que j’aurais agi, à sa place. »

Schlingue ne dit rien. Certaines paroles étaient dangereuses à exprimer, même dans l’écurie, alors que Sa Seigneurie se trouvait dans la grande salle. Un mot de travers pouvait lui coûter encore un orteil, voire un doigt. Pas ma langue, cependant. Jamais il ne me prendra la langue. Il aime à m’entendre le supplier de m’épargner la douleur. Il aime à me le faire répéter.

Les cavaliers avaient passé seize jours à la chasse, sans autre chose à manger que du pain dur et du bœuf salé, hormis un chevreau volé par aventure, aussi lord Ramsay ordonna-t-il ce soir-là qu’un banquet fût donné pour fêter son retour à Tertre-bourg. Leur hôte, un nobliau grisonnant et manchot du nom d’Harbois Stout, savait qu’on ne pouvait le lui refuser, bien que désormais ses garde-manger dussent être proches de l’épuisement. Schlingue entendit les serviteurs de Stout marmonner que le Bâtard et ses hommes dévoraient les provisions d’hiver. « Y va mett’ la p’tite de lord Eddard dans son lit, à c’ qu’y paraît, se plaignit la cuisinière de Stout, qui n’avait pas remarqué que Schlingue écoutait, mais quand viendront les neiges, c’est nous qu’allons êt’ baisés, c’est moi qui vous le dis. »

Néanmoins, lord Ramsay avait décrété un banquet, aussi fallait-il en donner un. On avait dressé des tréteaux dans la grande salle de Stout et abattu un bœuf et, ce soir-là, alors que le soleil se couchait, les chasseurs bredouilles dévorèrent rôtis et côtelettes, pain d’orge, purée de carottes et de pois, en arrosant le tout de prodigieuses quantités de bière.

Il échut à Petit Walder de garder pleine la coupe de lord Ramsay, tandis que Grand Walder servait les autres au haut bout de la table. On avait enchaîné Schlingue à proximité des portes, afin que son fumet ne coupât point l’appétit des convives. Il mangerait ensuite, des reliefs que lord Ramsay pourrait songer à lui envoyer. Les chiennes rôdaient en toute liberté dans la grande salle, cependant, et offrirent les meilleures distractions de la soirée, lorsque Maude et Jeyne la Grise se jetèrent sur l’un des dogues de lord Stout pour lui disputer un os particulièrement garni de viande que leur avait jeté Will Courtaud. Schlingue était le seul homme dans la salle à ne pas suivre la lutte entre les trois chiens. Il gardait les yeux sur Ramsay Bolton.

Le combat ne se termina qu’à la mort du chien de leur hôte. Le vieux dogue de Stout n’avait pas la moindre chance. Il se battait à un contre deux, et les chiennes de Ramsay étaient jeunes, vigoureuses et féroces. Ben-les-Os qui avait pour les chiennes plus d’amour que leur maître avait raconté à Schlingue qu’on les avait toutes nommées d’après des paysannes que Ramsay avait traquées, violées et tuées, au temps où il était encore un bâtard et qu’il courait en compagnie du premier Schlingue. « Au moins celles qui z’y ont donné du plaisir. Celles qui chialent, qui supplient, qui courent pas, elles reviendront pas sous forme de chiennes. » La prochaine portée issue des chenils de Fort-Terreur, Schlingue n’en doutait pas, comporterait une Kyra. « Il les a également dressées à tuer les loups », avait confié Ben-les-Os. Schlingue ne commenta pas. Il savait quel genre de loups les filles avaient pour tâche de tuer, mais n’éprouvait aucune envie de regarder les chiennes se disputer son orteil tranché.

Deux serviteurs emportaient la dépouille du dogue mort et une vieille était allée chercher un balai, un fauchet et un seau pour s’occuper de la jonchée trempée de sang, quand les portes de la salle s’ouvrirent à la volée sur une bourrasque et qu’une douzaine d’hommes vêtus de maille grise et coiffés de demi-heaumes en fer s’avancèrent d’un pas résolu, bousculant de l’épaule les jeunes gardes de Stout, blêmes dans leur brigandine de cuir et leurs manteaux or et rouille. Un silence soudain saisit les convives… tous sauf lord Ramsay, qui rejeta l’os qu’il rongeait, s’essuya la lippe contre sa manche, afficha un sourire gras avec ses lèvres humides et dit : « Père. »

Le sire de Fort-Terreur parcourut d’un œil indifférent les reliefs du banquet, le chien mort, les tapisseries aux murs, Schlingue dans ses chaînes et ses fers. « Dehors », dit-il aux banqueteurs, d’une voix aussi douce qu’un murmure. « Sur-le-champ. Vous tous. »

Les hommes de lord Ramsay se reculèrent des tables, abandonnant gobelets et tranchoirs. Ben-les-Os cria pour appeler les filles, et elles trottèrent sur ses talons, certaines serrant encore des os dans leurs mâchoires. Harbois Stout s’inclina avec raideur et céda sa grande salle sans mot dire. « Libère Schlingue de ses chaînes et emmène-le avec toi », gronda Ramsay à l’adresse d’Alyn le Rogue, mais son père agita une main pâle et déclara : « Non, laisse-le. »

Même les gardes personnels de lord Roose battirent en retraite, refermant les portes derrière eux. Lorsque les échos moururent, Schlingue se retrouva seul dans la grande salle avec les deux Bolton, père et fils.

« Tu n’as pas retrouvé nos Frey manquants. » À la façon dont Roose Bolton disait cela, c’était une déclaration plutôt qu’une question.

« Nous sommes revenus à l’endroit où lord Lamproie prétend qu’ils se sont séparés, mais les chiennes n’ont pas pu relever de piste.

— Vous avez interrogé villages et redoutes ?

— Une perte de salive. Les paysans pourraient aussi bien être aveugles pour tout ce qu’ils peuvent avoir vu. » Ramsay haussa les épaules. « Est-ce important ? Quelques Frey ne feront guère défaut, en ce monde. Il n’en manque pas aux Jumeaux, si jamais nous en avions besoin d’un. »

Lord Roose rompit un petit morceau sur un quignon de pain et le mangea. « Hosteen et Aenys sont inquiets.

— Qu’ils aillent chercher eux-mêmes, si ça leur chante.

— Lord Wyman se sent coupable. À l’écouter conter les choses, il s’était particulièrement entiché de Rhaegar. »

L’ire de lord Ramsay montait. Schlingue le lisait à sa bouche, à l’inflexion de ces lippes épaisses ; à la façon dont les tendons saillaient sur son cou. « Ces imbéciles auraient dû rester avec Manderly. »

Roose Bolton haussa les épaules. « La litière de lord Wyman se déplace à l’allure d’un escargot… et, bien entendu, la santé et le tour de taille de Sa Seigneurie ne lui permettent pas de cheminer plus de quelques heures par jour, avec de fréquents arrêts pour se restaurer. Les Frey avaient hâte d’atteindre Tertre-bourg et de retrouver les leurs. Peux-tu leur reprocher d’être partis en avant ?

— Si c’est bien ce qu’ils ont fait. Croyez-vous Manderly ? »

Les yeux pâles de son père pétillèrent. « T’en ai-je donné l’impression ? Toutefois Sa Seigneurie est extrêmement perturbée.

— Point tant qu’elle en cesse de s’alimenter. Lord Verrat a dû emporter avec lui la moitié des provisions de Blancport.

— Quarante chariots de provendes. Des barils de vin et d’hypocras, des futailles de lamproies frais pêchées, un troupeau de chèvres, des caissettes de crabes et d’huîtres, une morue monstrueuse… Lord Wyman aime manger. Tu l’auras sans doute remarqué.

— J’ai surtout remarqué qu’il n’amenait aucun otage.

— Je l’ai remarqué aussi.

— Qu’avez-vous l’intention d’y faire ?

— C’est un dilemme. » Lord Roose trouva un gobelet vide, l’essuya avec la nappe et le remplit à une carafe. « Manderly n’est pas le seul à donner des banquets, apparemment.

— C’est vous qui auriez dû le donner, afin de célébrer mon retour, se plaignit Ramsay, et il aurait dû se tenir à la Tertrée, pas dans ce castel pisseux.

— Il ne me revient pas de disposer de la Tertrée et de ses cuisines, fit observer son père avec douceur. Je n’y suis qu’un invité. Le castel et la ville appartiennent à lady Dustin et elle ne peut te souffrir. »

Le visage de Ramsay s’assombrit. « Si je lui sectionne les mamelles pour en nourrir mes filles, m’en supportera-t-elle davantage ? Me souffrira-t-elle quand je l’écorcherai pour me confectionner une paire de bottes ?

— Probablement pas. Et nous paierions cher ces bottes. Elles nous coûteraient Tertre-bourg, la maison Dustin et les Ryswell. » Roose Bolton s’assit à table en face de son fils. « Barbrey Dustin est la sœur cadette de ma seconde femme, fille de Rodrik Ryswell, sœur de Roger, Rickard et de mon homonyme, Roose, cousin des autres Ryswell. Elle était amourachée de mon défunt fils et te soupçonne d’avoir joué un rôle dans sa disparition. Lady Barbrey est une femme qui sait entretenir les griefs. Félicite-t’en. Si Tertre-bourg soutient Bolton avec vigueur, c’est largement parce qu’elle tient toujours Ned Stark pour responsable de la mort de son époux.

Avec vigueur ? » Ramsay bouillait. « Elle ne cesse de me cracher dessus. Viendra le jour où j’incendierai son précieux village de bois. Qu’elle aille cracher dessus, pour voir si cela éteindra les flammes. »

Roose grimaça, comme si la bière qu’il sirotait avait soudain tourné à l’aigre. « Il y a des moments où tu me forces à me demander si tu es réellement issu de ma semence. On a traité mes ancêtres de bien des noms, mais jamais de sots. Non, tais-toi à présent, j’en ai assez entendu. Certes, à l’heure actuelle, nous paraissons forts. Nous avons des amis puissants, les Lannister et les Frey, et le soutien circonspect de la plus grande part du Nord… mais qu’imagines-tu qu’il se passera lorsque viendra à se présenter un des fils de Ned Stark ? »

Tous les fils de Ned Stark sont morts, songea Schlingue. Robb a été assassiné aux Jumeaux, et Bran et Rickon… Nous avons enduit les têtes de goudron… Sa propre tête battait. Il ne voulait songer à rien qui s’était passé avant qu’il connût son nom. Certaines choses étaient trop pénibles pour s’en souvenir, des pensées presque aussi douloureuses que le couteau d’écorcheur de Ramsay…

« Les petits louveteaux de Stark sont morts, déclara Ramsay en faisant clapoter la bière dans sa coupe, et le resteront. Qu’ils montrent leurs sales trognes, et mes filles tailleront leurs loups en pièces. Plus tôt ils apparaîtront, et plus tôt je les tuerai une deuxième fois. »

Le plus âgé des Bolton poussa un soupir. « Une deuxième fois ? Assurément, ta langue se fourvoie. Tu n’as jamais tué les fils de lord Eddard, ces deux charmants garçons que nous aimions tant. Ce fut l’œuvre de Theon Tourne-Casaque, souviens-toi. Combien de tes réticents amis conserverions-nous, à ton idée, si la vérité venait à s’ébruiter ? Rien que lady Barbrey, que tu voudrais transformer en paire de bottes… de bottes médiocres. Le cuir humain n’est pas aussi solide que le cuir de vache et ne résiste pas aussi bien. Par décret du roi, tu es désormais un Bolton. Essaie de te comporter comme tel. Des histoires courent sur ton compte, Ramsay. Je les entends partout. Les gens ont peur de toi.

— Parfait.

— Tu te trompes. Ce n’est pas parfait. Aucune histoire n’a jamais couru sur mon compte. Crois-tu que je serais assis ici, s’il en allait autrement ? Tes amusements ne regardent que toi, je ne te gourmanderai pas sur ce point, mais tu dois être plus discret. À pays paisible, peuple paisible. Telle a toujours été ma devise. Fais-la tienne.

— Est-ce pour cela que vous avez quitté lady Dustin et votre grosse truie d’épouse ? Pour accourir ici et me commander de me taire ?

— Point du tout. Il y a des nouvelles que tu dois apprendre. Lord Stannis a enfin quitté le Mur. »

Cela fit se relever à moitié Ramsay, un sourire luisant sur ses larges lèvres humides. « Est-ce qu’il fait mouvement contre Fort-Terreur ?

— Hélas, non. Arnolf ne comprend pas. Il jure qu’il a tout fait pour amorcer le piège.

— Je me demande. Griffez le Karstark et vous trouverez un Stark.

— Après le coup de griffe que le Jeune Loup a infligé à lord Rickard, cela pourrait être beaucoup moins vrai que naguère. Peu importe. Lord Stannis a pris Motte-la-Forêt aux Fer-nés pour le restituer à la maison Glover. Pire, les clans des montagnes se sont joints à lui, Wull, Norroit, Lideuil et le reste. Ses forces croissent.

— Les nôtres sont supérieures.

— À l’heure actuelle, oui.

— L’heure actuelle est le bon moment pour l’écraser. Laissez-moi marcher sur Motte.

— Après que tu seras marié. »

Ramsay abattit sa coupe et le fond de bière jaillit sur la nappe. « J’en ai assez d’attendre. Nous avons une fille, nous avons un arbre et assez de lords pour témoins. Je l’épouserai demain, je lui planterai un fils entre les cuisses et je serai en route avant que le sang de sa virginité ait séché. »

Elle priera pour ton départ, se dit Schlingue, et elle priera pour que tu ne reviennes jamais dans son lit.

« Tu lui planteras bien un fils, déclara Roose Bolton, mais pas ici. J’ai décidé que tu épouserais la drôlesse à Winterfell. »

La perspective ne sembla guère réjouir lord Ramsay. « J’ai dévasté Winterfell, l’auriez-vous oublié ?

— Non, mais il semble que c’est toi qui oublies… les Fer-nés ont dévasté Winterfell, et massacré tous ses habitants. Theon Tourne-Casaque. »

Ramsay jeta à Schlingue un regard soupçonneux. « En effet, c’est bien lui, néanmoins… un mariage dans ces ruines ?

— Même dévasté et brisé, Winterfell demeure le domaine de lady Arya. Quel meilleur endroit pour l’épouser, la prendre et établir tes prétentions ? Mais ce n’est en fait que la moitié de l’affaire. Nous serions sots d’avancer contre Stannis. Qu’il avance donc contre nous. Il est trop prudent pour venir à Tertre-bourg… mais à Winterfell, il le devra. Ses hommes des clans n’abandonneront pas la fille de leur précieux Ned à un homme tel que toi. Stannis devra faire mouvement ou les perdre… et, en commandant prudent qu’il est, il fera appel à tous ses amis et alliés, quand il se mettra en route. Il fera appel à Arnolf Karstark. »

Ramsay lécha ses lèvres gercées. « Et il sera à nous.

— Si les dieux le veulent. » Roose se remit debout. « Vous vous marierez à Winterfell. Je vais informer les lords que nous prendrons la route dans trois jours, et les inviter à nous accompagner.

— Vous êtes gouverneur du Nord. Donnez-leur-en l’ordre.

— Une invitation aboutira au même résultat. Le pouvoir a meilleure saveur quand la courtoisie lui sert de sucre. Tu devrais retenir la leçon si tu comptes régner un jour. » Le sire de Fort-Terreur jeta un coup d’œil vers Schlingue. « Oh, et détache ton animal de compagnie. Je le prends avec moi.

— Le prendre ? Pour l’amener où ? Il est à moi. Vous n’avez aucun droit sur lui. »

Cela parut amuser Roose. « Tu n’as que ce que je t’ai donné. Tu ferais bien de t’en souvenir, bâtard. Quant à ce… Schlingue… si tu ne l’as pas abîmé au-delà de toute rédemption, il peut encore nous servir. Va chercher les clés et retire-lui ces chaînes, avant que je ne regrette le jour où j’ai violé ta mère. »

Schlingue vit comment la bouche de Ramsay se tordait, la salive qui luisait entre ses lèvres. Il craignit de le voir sauter par-dessus la table, poignard en main. Mais Ramsay rougit violemment, détourna ses yeux pâles de ceux, plus pâles encore, de son père et partit chercher les clés. Mais quand il s’agenouilla pour déverrouiller les fers autour des poignets et des chevilles de Schlingue, il se pencha plus près et chuchota : « Ne lui dis rien, et retiens chaque mot qu’il prononcera. Je te récupérerai, quoi que cette garce de Dustin puisse te raconter. Qui es-tu ?

— Schlingue, messire. Votre homme. Je suis Schlingue, ça commence comme chuchoter.

— Si fait. Lorsque mon père te ramènera, je vais te trancher un autre doigt. Je te laisserai choisir lequel. »

Involontaires, des larmes commencèrent à lui couler sur les joues. « Pourquoi ? s’écria-t-il, sa voix se fêlant. Je n’ai jamais demandé à ce qu’il m’emporte loin de vous. Je ferai tout ce que vous voudrez, je servirai, j’obéirai, je… Pitié, non… »

Ramsay le gifla. « Prenez-le, lança-t-il à son père. Ce n’est même pas un homme. Son odeur m’écœure. »

La lune se levait sur les remparts en bois de Tertre-bourg quand ils sortirent. Schlingue entendait le vent balayer les plaines moutonnantes en dehors de la ville. Il y avait moins d’un mille entre la Tertrée et le modeste castel d’Harbois Stout, proche des portes de l’est. Lord Bolton lui proposa un cheval. « Tu sais monter ?

— Je… messire, je… je crois.

— Walton, aide-le à monter en selle. »

Même avec la disparition de ses fers, Schlingue se mouvait comme un vieillard. Sa chair pendait, flasque, sur ses os, et Alyn le Rogue et Ben-les-Os parlaient de ses tics. Et son odeur… Même la jument qu’on lui avait apportée fit un pas de côté quand il essaya de la monter.

Mais c’était une bête docile, et elle connaissait le chemin de la Tertrée. Lord Bolton se plaça à la hauteur de Schlingue quand ils passèrent la porte. Les gardes observèrent une distance de discrétion. « Comment veux-tu que je t’appelle ? » s’enquit le seigneur tandis qu’ils descendaient au trot les larges rues rectilignes de Tertre-bourg.

Schlingue, je suis Schlingue, ça commence comme châtiment. « Schlingue, dit-il. Ne vous déplaise, messire.

M’sire. » Les lèvres de Bolton s’écartèrent juste assez pour démasquer un quart de pouce de dentition. Cela aurait pu être un sourire.

Schlingue ne comprit pas. « Messire ? J’ai dit…

— … messire, alors que tu aurais dû prononcer m’sire. Ta langue trahit tes origines à chaque mot que tu prononces. Si tu veux ressembler à un paysan convenable, dis ça comme si tu avais de la terre dans la bouche, ou que tu étais trop idiot pour comprendre qu’il y a deux syllabes et non pas une.

— S’il plaît à mes… m’sire.

— C’est mieux. Tu pues vraiment d’horrible façon.

— Oui, m’sire. Je vous en demande pardon, m’sire.

— Pourquoi ? Ta puanteur est du fait de mon fils, et non du tien. J’en ai bien conscience. » Ils longèrent une écurie et une auberge claquemurée, avec une gerbe de blé peinte sur l’enseigne. Schlingue entendit de la musique filtrer par les fenêtres. « J’ai connu le premier Schlingue. Il puait, mais ce n’était pas faute de se laver. Jamais je n’ai connu créature plus soignée, à dire vrai. Il se baignait trois fois par jour et portait des fleurs dans ses cheveux comme une donzelle. Un jour, alors que ma seconde femme vivait encore, on l’a surpris à chaparder du parfum dans la chambre de celle-ci. Je lui ai fait donner le fouet pour cela, douze coups. Même son sang empestait étrangement. L’année suivante, il s’y risqua encore. Cette fois-ci, il but le parfum et faillit en crever. Rien n’y fit. L’odeur était une chose avec laquelle il était né. Une malédiction, disait le petit peuple. Les dieux l’avaient fait puer afin que les hommes sachent qu’il avait une âme en putréfaction. Mon vieux mestre insistait pour y voir un signe de maladie mais, en tout autre point, le garçon était fort comme un taurillon. Personne ne pouvait soutenir sa présence, aussi dormait-il avec les gorets… jusqu’au jour où la mère de Ramsay a paru à mes portes, en exigeant que je fournisse un serviteur à mon bâtard, qui grandissait sans règle ni retenue. Je lui ai donné Schlingue. Le geste se voulait bouffon, mais Ramsay et lui sont devenus inséparables. Toutefois, je m’interroge… Est-ce Ramsay qui a corrompu Schlingue, ou le contraire ? » Sa Seigneurie jeta un regard vers le nouveau Schlingue, de ses yeux aussi pâles et étranges que deux lunes blanches. « Que t’a-t-il chuchoté en te détachant ?

— Il… il a dit… » Il m’a ordonné de ne rien vous dire. Les mots lui restèrent en travers de la gorge, et il se mit à tousser et à s’étouffer.

« Respire à fond. Je sais ce qu’il t’a dit. Tu dois m’espionner et préserver ses secrets. » Bolton eut un petit rire. « Comme s’il avait des secrets. Alyn le Rogue, Luton, l’Écorcheur et le reste, d’où pense-t-il qu’ils sortent ? Croit-il réellement que ce sont ses hommes ?

— Ses hommes », reprit Schlingue en écho. Un commentaire semblait requis de sa part, mais il ne savait quoi dire.

« Mon bâtard t’a-t-il jamais raconté comment je l’avais eu ? »

Cela, oui, il le savait, à son soulagement. « Oui, mes… m’sire. Vous avez rencontré sa mère lors d’une chevauchée, et sa beauté vous a ébloui.

— Ébloui ? » Bolton s’esclaffa. « A-t-il employé ce mot-là ? Mais ce garçon a une âme de barde… Toutefois, si tu crois à cette chanson-là, tu es sans doute plus abruti que le premier Schlingue. Même cette histoire de chevauchée est fausse. Je chassais le renard sur les bords de la Larmoyante quand je suis arrivé à un moulin, et j’ai vu une jeune femme qui lavait son linge dans le courant. Le vieux meunier s’était déniché une nouvelle épouse, une fille qui n’avait pas la moitié de son âge. C’était une créature grande, souple comme un saule, très saine d’apparence. De longues jambes et de petits seins fermes, comme deux prunes mûres. Jolie, dans un genre assez commun. Au moment où j’ai posé les yeux sur elle, je l’ai voulue. Comme c’était mon dû. Les mestres te raconteront que le roi Jaehaerys a aboli le droit du seigneur sur la première nuit, afin d’apaiser sa mégère d’épouse, mais où règnent les anciens dieux, persistent les anciennes coutumes. Les Omble ont préservé la première nuit, eux aussi, même s’ils le nient. Certains clans des montagnes, également, et sur Skagos… ma foi, seuls les arbres-cœur voient jamais la moitié de tout ce qui se pratique sur Skagos.

» Ce meunier avait célébré son mariage sans ma permission ni ma connaissance. L’homme m’avait floué. Alors, je l’ai fait pendre et j’ai exercé mes droits sous l’arbre même où il se balançait. À dire le vrai, la garce valait à peine le prix de la corde. Le renard s’est échappé, qui plus est, et durant le retour à Fort-Terreur ma cavale favorite s’est mise à boiter, si bien que, l’un dans l’autre, la journée a été une déception.

» Un an plus tard, la même drôlesse a eu le front de se présenter à Fort-Terreur avec un monstre rouge et braillard dont elle a prétendu qu’il était mon engeance. J’aurais dû faire fouetter la mère et jeter le marmot dans un puits… Mais c’est vrai, le petit avait mes yeux. Elle m’a dit qu’en voyant ces prunelles, le frère de son défunt époux l’avait battue au sang et chassée du moulin. La chose m’a contrarié. Je lui ai donc octroyé le moulin et j’ai fait trancher la langue du beau-frère, afin de m’assurer qu’il n’irait pas galoper jusqu’à Winterfell avec des ragots susceptibles de troubler lord Rickard. Tous les ans, j’envoyais à la femme des nourrains, des poulets et une bourse d’étoiles, à la condition qu’elle ne révélerait jamais au gamin qui lui avait donné le jour. À pays paisible, peuple paisible, telle a toujours été ma règle.

— Une belle règle, m’sire.

— La femme m’a désobéi, pourtant. Tu vois comment est Ramsay. C’est elle qui l’a fait, elle et Schlingue, toujours à lui chuchoter à l’oreille des histoires de droits. Il aurait dû se contenter de moudre le blé. S’imagine-t-il vraiment capable de régner un jour sur le Nord ?

— Il se bat pour vous, bredouilla Schlingue. Il est fort.

— Les taureaux sont forts. Les ours. J’ai vu se battre mon bâtard. La faute ne lui incombe pas totalement. Il a eu pour tuteur Schlingue, le premier Schlingue, et Schlingue n’avait jamais été formé au maniement des armes. Ramsay est féroce, je te l’accorde, mais il manie son épée comme un boucher qui débite la viande.

— Il n’a peur de personne, m’sire.

— Il devrait. C’est la peur qui garde l’homme en vie dans ce monde de traîtrise et de cautèle. Même ici, à Tertre-bourg, les corbeaux tournoient, en attendant de se repaître de notre chair. On ne peut se fier ni aux Cerwyn ni aux Tallhart, mon gras ami lord Wyman ourdit une fourberie, et Pestagaupes… les Omble peuvent paraître simplets, mais ils ne sont pas dépourvus d’un genre de grossière rouerie. Ramsay devrait tous les craindre, comme je le fais. La prochaine fois que tu le verras, dis-lui ça.

— Lui dire… lui dire d’avoir peur ? » Schlingue se sentit pris de nausée à cette seule idée. « M’sire… je… si je faisais cela, il me…

— Je sais. » Lord Bolton soupira. « Il a le mal dans le sang. Il faudrait le saigner. Les sangsues aspirent les humeurs mauvaises, toutes les rages et les douleurs. Aucun homme ne pourrait réfléchir, avec un tel plein de colère. Et pourtant, Ramsay… Son sang vicié empoisonnerait même des sangsues, je le crains.

— Il est votre unique fils.

— À cette heure. J’en ai eu un autre, jadis. Domeric. Un garçon calme, mais fort accompli. Il a servi quatre ans comme page de lady Dustin et trois dans le Val comme écuyer de lord Rougefort. Il jouait de la haute harpe, lisait les chroniques et galopait comme le vent. Les chevaux… Cet enfant était fou de chevaux, lady Dustin vous le confirmera. Même la fille de lord Rickard n’aurait pu le distancer, et elle était à demi cavale elle-même. Selon Rougefort, il faisait montre de belle promesse, sur les lices. Un grand jouteur doit commencer par être un grand cavalier.

— Oui, m’sire. Domeric. J’ai… j’ai entendu son nom…

— Ramsay l’a tué. Une maladie de ventre, selon mestre Uthor, mais je dis poison. Dans le Val, Domeric avait apprécié la compagnie des fils Rougefort. Il voulait un frère auprès de lui, aussi a-t-il remonté la Larmoyante à la recherche de mon bâtard. Je l’avais interdit, mais Domeric était un homme fait et il croyait en savoir plus que son père. À présent, ses os gisent sous Fort-Terreur avec ceux de ses frères, morts alors qu’encore au berceau, et je reste avec Ramsay. Dites-moi, messire… si le tueur des siens est maudit, que peut faire un père quand un de ses fils tue l’autre ? »

La question l’épouvanta. Il avait un jour entendu l’Écorcheur dire que le Bâtard avait tué son frère de naissance légitime, mais il n’avait jamais osé le croire. Il pouvait se tromper. Les frères meurent parfois, ça ne signifie pas qu’on les a tués. Mes frères ont péri, sans que je les tue jamais. « Vous avez une nouvelle épouse, messire, pour vous engendrer des fils.

— Et mon bâtard, ne sera-t-il pas ravi ? Certes, lady Walda est une Frey, et paraît fertile. Je me suis étrangement attaché à ma petite épouse grassouillette. Les deux précédentes n’ont jamais émis un son au lit, mais celle-ci piaule et frémit. Je trouve ça très touchant. Si elle fait les enfants à la cadence où elle gobe les tartes, Fort-Terreur sera bientôt envahi de Bolton. Ramsay les tuera tous, bien entendu. Cela vaut mieux. Je ne vivrai pas assez longtemps pour voir de nouveaux fils atteindre l’âge d’homme, et les seigneurs enfants signent la perte d’une maison. Walda aura bien du chagrin à les voir trépasser, cependant. »

Schlingue avait la gorge sèche. Il entendait le vent secouer les ramures dénudées des ormes qui bordaient la rue. « Messire, je…

M’sire, tu te souviens ?

— M’sire. Si je puis poser une question… Pourquoi me voulez-vous ? Je ne suis d’utilité à personne, je ne suis pas même un homme, je suis brisé, et… l’odeur…

— Un bain et des vêtements frais amélioreront ton odeur.

— Un bain ? » Schlingue sentit ses tripes se nouer. « Je… je préférerais l’éviter, m’sire. Je vous en prie. J’ai des… blessures, je… et ces vêtements, lord Ramsay me les a donnés, il… il m’a dit de ne jamais les quitter, sinon sur son ordre…

— Tu portes des loques, expliqua lord Bolton avec beaucoup de patience. Des choses infâmes, déchirées, tachées, qui puent le sang et l’urine. Et légères. Tu dois avoir froid. Nous te vêtirons de laine d’agneau, douce et chaude. Peut-être d’une cape doublée de fourrure. Est-ce que ça te plairait ?

— Non. » Il ne pouvait pas les laisser lui retirer les hardes que lui avait fournies lord Ramsay. Il ne pouvait pas les laisser le voir.

« Préfères-tu t’habiller de soie et de velours ? Il fut un temps où tu en avais le goût, me souvient-il.

Non, insista-t-il d’une voix aiguë. Non, je ne veux pas d’autres vêtements que ceux-ci. Ceux de Schlingue. Je suis Schlingue, ça commence comme chemise. » Son cœur battait comme un tambour, et sa voix monta jusqu’à un piaillement craintif. « Je ne veux pas prendre de bain. De grâce, m’sire, ne me retirez pas mes vêtements.

— Nous les laisseras-tu laver, au moins ?

— Non. Non, m’sire. De grâce. » Il serra des deux mains sa tunique contre son torse, et se voûta sur la selle, craignant à demi que Roose Bolton ordonnât à ses gardes de lui arracher ses hardes sur-le-champ, en pleine rue.

« Comme tu voudras. » Les yeux pâles de Bolton paraissaient vides au clair de lune, comme s’il n’y avait absolument personne derrière eux. « Je ne te veux aucun mal, tu sais. Je te dois tant et plus.

— Vraiment ? » Une partie de lui hurlait : C’est un piège, il se joue de toi, le fils n’est que l’ombre du père. Lord Ramsay jouait tout le temps avec ses attentes. « Que… que me devez-vous, m’sire ?

— Le Nord. Les Stark ont été perdus et condamnés la nuit où tu as pris Winterfell. » Il agita une main pâle, un geste négligent. « Tout ceci n’est que chamailleries autour du butin. »

Leur bref trajet toucha à sa fin aux remparts de bois de la Tertrée. Des bannières volaient à ses tours carrées, claquant au vent : l’écorché de Fort-Terreur, la hache de bataille de Cerwyn, les pins de Tallhart, le triton de Manderly, les clés entrecroisées du vieux lord Locke, le géant des Omble et la main de pierre des Flint, l’orignac des Corbois. Pour les Stout, l’or et la rouille en chevron, pour Ardoise un champ gris dans un double-trescheur blanc. Quatre têtes de cheval proclamaient les quatre Ryswell des Rus – une grise, une noire, une or, une brune. La plaisanterie voulait que les Ryswell ne fussent pas même capables de s’accorder sur la couleur de leurs armes. Au-dessus d’elles se déployaient le cerf et le lion de l’enfant assis sur le Trône de Fer, à mille lieues de là.

Schlingue écouta tourner les ailes du vieux moulin tandis qu’ils passaient sous la porte de guet pour déboucher dans une baile herbue où les garçons d’écurie accoururent pour se charger de leurs chevaux. « Par ici, s’il te plaît. » Lord Bolton le conduisit vers le donjon, où les bannières étaient celles de feu lord Dustin et de sa veuve. Celle du lord montrait une couronne à pointes au-dessus de longues haches croisées ; celle de son épouse quartait ces mêmes armes avec la tête de cheval dorée de Rodrik Ryswell.

Alors qu’il grimpait une large volée de degrés en bois jusqu’à la grande salle, Schlingue sentit ses jambes se mettre à trembler. Il dut s’arrêter pour les maîtriser, levant les yeux vers les pentes herbues du Grand Tertre. Selon certains, c’était la tombe du Premier Roi, qui avait mené les Premiers Hommes à Westeros. D’autres soutenaient que ce devait être un roi des Géants qu’on avait enseveli ici, afin d’en expliquer la taille. On avait même entendu d’aucuns prétendre qu’il ne s’agissait pas d’un tertre, mais d’une simple colline ; en ce cas, toutefois, c’était une colline bien isolée, car, dans son ensemble, le territoire des Tertres était plat et balayé par les vents.

Dans les appartements privés, une femme se tenait devant l’âtre, réchauffant des mains fines au-dessus des braises d’un feu mourant. Elle était tout de noir vêtue, de pied en cap, et n’arborait ni or ni joyaux, mais sa haute naissance apparaissait clairement. Bien qu’il y eût des rides aux coins de sa bouche et plus encore autour de ses yeux, elle se tenait toujours droite, inflexible, séduisante. Elle avait des cheveux bruns et gris à parts égales, qu’elle portait noués derrière la tête en un chignon de veuve.

« Qui m’amenez-vous ? demanda-t-elle. Où est le jeune homme ? Votre bâtard aurait-il refusé de le céder ? Ce vieillard est-il son… Oh, miséricorde des dieux, d’où vient donc cette odeur ? Cette créature se serait-elle oubliée ?

— Il a vécu auprès de Ramsay. Lady Barbrey, permettez-moi de vous présenter le suzerain légitime des îles de Fer, Theon de la maison Greyjoy. »

Non, pensa-t-il, non, n’employez pas ce nom, Ramsay va vous entendre, il le saura, il le saura, il me fera du mal.

Elle plissa la bouche en cul de poule. « Il n’est pas ce que j’espérais.

— Il est ce que nous avons.

— Que lui a fait votre bâtard ?

— Retiré de la peau, j’imagine. Quelques petits morceaux. Rien de trop essentiel.

— Est-ce qu’il est fou ?

— Cela se peut. Est-ce important ? »

Schlingue ne put en écouter davantage. « De grâce, m’sire, m’dame, il y a eu malentendu. » Il tomba à genoux, tremblant comme une feuille prise dans un orage d’hiver, les larmes ruisselant sur ses joues ravagées. « Je ne suis pas lui, je ne suis pas le tourne-casaque, il a péri à Winterfell. Mon nom est Schlingue. » Il fallait qu’il garde son nom en mémoire. « Ça commence comme chien. »

Загрузка...