La chandelle était presque consumée. Il en restait moins d’un pouce, émergeant d’une flaque tiède de cire fondue pour jeter sa lumière sur le lit de la reine. La flamme commençait à mourir.
Elle s’éteindra avant très longtemps, constata Daenerys, et lorsqu’elle s’éteindra, une nouvelle nuit aura passé.
L’aube venait toujours trop vite.
Elle n’avait pas dormi, ne pouvait pas dormir, ne voulait pas dormir. Elle n’avait même pas osé clore ses yeux, de crainte de trouver le matin en les rouvrant. Si elle en avait eu le pouvoir, elle aurait fait durer leurs nuits une éternité. Mais elle ne pouvait, au mieux, que rester éveillée pour savourer chacun de ces instants de délice, avant que l’aurore ne les réduisît à des souvenirs qui s’effaçaient.
À côté d’elle, Daario Naharis dormait aussi paisiblement qu’un nouveau-né. Il avait un talent pour le sommeil, se vantait-il, souriant à sa manière arrogante. En campagne, il prétendait dormir le plus souvent en selle, afin d’être dispos s’il devait affronter une bataille. Soleil ou pluie battante, peu importait. « Un guerrier incapable de dormir n’a bientôt plus la force de se battre », disait-il. Jamais les cauchemars ne le troublaient, non plus. Quand Daenerys lui avait raconté comment Serwyn au Bouclier-Miroir était hanté par les fantômes de tous les chevaliers qu’il avait tués, Daario s’était borné à rire. « Si ceux que j’ai tués revenaient m’ennuyer, je les tuerais de nouveau. » Il a une conscience d’épée-louée, comprit-elle alors. C’est-à-dire aucune.
Daario dormait sur le ventre, les légères couvertures de drap emmêlées autour de ses longues jambes, son visage à demi enfoui dans les oreillers.
Daenerys laissa courir sa main sur le dos de l’homme, suivant la ligne de sa colonne vertébrale. Il avait la peau douce au toucher, presque glabre. Une peau de soie et de satin. Elle aimait le sentir sous ses doigts. Elle aimait glisser les doigts dans ses cheveux, masser ses mollets pour en chasser la douleur après une longue journée en selle, soupeser sa queue et la sentir durcir contre sa paume.
Si elle avait été une femme ordinaire, elle aurait volontiers passé toute sa vie à toucher Daario, à tracer le dessin de ses cicatrices et à lui faire raconter comment il avait obtenu chacune. J’abandonnerais ma couronne s’il me le demandait, se dit Daenerys… Mais il ne le lui avait pas demandé, et ne le lui demanderait jamais. Daario pouvait chuchoter des mots d’amour quand ils ne faisaient qu’un, mais elle savait qu’il aimait la reine dragon. Si je renonçais à ma couronne, il ne voudrait plus de moi. D’ailleurs, les rois qui perdaient leur couronne perdaient souvent leur tête aussi, et elle ne voyait aucune raison pour qu’il en allât autrement avec une reine.
La chandelle vacilla une dernière fois et mourut, noyée dans sa propre cire. Les ténèbres avalèrent le lit de plume et ses deux occupants, pour envahir chaque recoin de la chambre. Daenerys enveloppa de ses bras son capitaine et se pressa contre son dos. Elle buvait son odeur, savourait la chaleur de sa chair, la sensation de sa peau contre la sienne. Souviens-toi, s’enjoignit-elle. Souviens-toi de son contact. Elle l’embrassa sur l’épaule.
Daario roula vers elle, les yeux ouverts. « Daenerys. » Il eut un sourire paresseux. C’était un autre de ses talents ; il s’éveillait d’un coup, comme un chat. « C’est l’aube ?
— Pas encore. Il nous reste un moment.
— Menteuse. Je vois tes yeux. Le pourrais-je si la nuit était noire ? » D’un coup de pied Daario se dégagea des couvertures et s’assit. « La pénombre. Le jour sera bientôt ici.
— Je ne veux pas que cette nuit finisse.
— Non ? Et pourquoi ça, ma reine ?
— Tu sais bien.
— Le mariage ? » Il rit. « Épouse-moi, à la place.
— Tu sais que je ne le peux pas.
— Tu es une reine. Tu peux faire ce que tu veux. » Il glissa une main le long de la jambe de la reine. « Combien de nuits nous reste-t-il ?
Deux. Rien que deux. « Tu connais la réponse. Cette nuit et la suivante, et nous devrons arrêter tout ceci.
— Épouse-moi, et nous aurons toutes les nuits à jamais. »
Si je le pouvais, je le ferais. Le khal Drogo avait été son soleil et ses étoiles, mais il était mort depuis si longtemps que Daenerys avait presque oublié à quoi cela ressemblait, d’aimer et d’être aimée. Daario l’avait aidée à se souvenir. J’étais morte, et il m’a ramenée à la vie. Je dormais, et il m’a réveillée. Mon brave capitaine. Néanmoins, sa hardiesse prenait de trop grandes proportions, dernièrement. Au retour de sa dernière sortie, il avait jeté aux pieds de Daenerys la tête d’un seigneur yunkaïi et avait embrassé la reine dans la salle devant tout le monde, jusqu’à ce que Barristan Selmy les séparât tous les deux. Ser Grand-Père avait été tellement courroucé que Daenerys eut peur que le sang coulât. « Nous ne pouvons nous marier, mon amour. Tu sais pourquoi. »
Il descendit du lit de la reine. « Épouse donc Hizdahr. Je le gratifierai d’une belle paire de cornes en cadeau de noces. Les Ghiscaris aiment bien se pavaner avec des cornes. Ils en sculptent avec leurs propres cheveux, des peignes, de la cire et des fers. » Daario trouva ses chausses et les enfila. Il ne s’embarrassait pas de petit linge.
« Une fois que je serai mariée, me désirer sera de la haute trahison. » Daenerys remonta la couverture sur ses seins.
« En ce cas, je devrai être un traître. » Il enfila par-dessus sa tête une tunique en soie bleue et redressa avec les doigts les pointes de sa barbe. Il l’avait fraîchement teinte pour Daenerys, faisant passer cet ornement pileux du mauve au bleu, tel qu’il avait été à sa première rencontre avec elle. « Je porte ton odeur », dit-il en reniflant ses doigts et en grimaçant un sourire.
Daenerys aimait la façon dont sa dent en or brillait quand il souriait. Elle aimait les poils fins de son torse. Elle aimait la vigueur de ses bras, le son de son rire, cette façon qu’il avait de toujours la regarder dans les yeux quand il glissait sa queue en elle. « Tu es beau », laissa-t-elle échapper tandis qu’elle le regardait chausser ses bottes de monte et les lacer. Certains jours, il la laissait s’en charger pour lui, mais pas aujourd’hui, apparemment. Cela aussi, c’est terminé.
« Pas assez beau pour qu’on m’épouse. » Daario décrocha son baudrier du crochet où il l’avait suspendu.
« Où vas-tu ?
— Je sors dans ta ville, dit-il, boire un tonnelet ou deux et chercher une bagarre. Voilà trop longtemps que j’ai pas tué un homme. Je devrais peut-être aller trouver ton promis. »
Daenerys lui jeta un oreiller. « Tu vas laisser Hizdahr en paix !
— Comme ma reine l’ordonne. Donnes-tu audience, aujourd’hui ?
— Non. Demain, je serai une femme mariée, et Hizdahr sera roi. Qu’il donne audience, lui. C’est son peuple.
— Certains, oui ; d’autres sont le tien. Ceux que tu as libérés.
— Me ferais-tu la leçon ?
— Ceux que tu appelles tes enfants. Ils réclament leur mère.
— Mais oui. Tu me fais la leçon.
— À peine, mon cœur de lumière. Tu viendras donner audience ?
— Après mon mariage, peut-être. Après la paix.
— Cet après dont tu parles ne vient jamais. Tu devrais donner audience. Mes nouveaux hommes croient pas en ton existence. Ces Erre-au-Vent qui se sont ralliés. Nés et élevés à Westeros, pour la plupart, bourrés d’histoires sur les Targaryen. Ils veulent en voir un de leurs propres yeux. La Guernouille a un présent pour toi.
— La “Guernouille” ? demanda-t-elle en pouffant. Et qui est-ce ? »
Il haussa les épaules. « Un petit Dornien. Il est écuyer du grand chevalier qu’on appelle Vertes-tripes. Je lui ai dit qu’il pouvait me confier son présent et que je le transmettrais, mais il a refusé.
— Oh, voilà une grenouille fort sage. “Donne-moi le cadeau.” » Elle lui jeta l’autre oreiller. « L’aurais-je vu un jour ? »
Daario caressa sa moustache dorée. « Volerais-je ma douce reine ? Si c’était un présent digne de toi, je l’aurais moi-même déposé entre tes douces mains.
— En gage de ton amour ?
— Sur ce point, je dirai rien, mais je lui ai assuré qu’il pourrait te le remettre. Tu ferais pas passer Daario Naharis pour un menteur ? »
Daenerys était incapable de refuser. « Comme tu voudras. Amène ta grenouille à l’audience demain. Les autres aussi. Tes Ouestriens. » Il serait agréable d’entendre la Langue Commune parlée par d’autres que ser Barristan.
« Aux ordres de ma reine. » Daario s’inclina très bas avec un grand sourire et prit congé, sa cape volant derrière lui.
Daenerys s’assit dans le désordre des draps, les bras serrés autour des genoux, si mélancolique qu’elle n’entendit pas Missandei entrer discrètement avec du pain, du lait et des figues. « Votre Grâce ? Êtes-vous souffrante ? Dans le noir de la nuit, ma personne vous a entendue crier. »
Daenerys prit une figue. Elle était noire et rebondie, encore humide de rosée. Hizdahr me fera-t-il jamais crier ? « C’est le vent que tu as entendu. » Elle mordit dans le fruit, mais il avait perdu toute saveur, maintenant que Daario s’en était allé. Avec un soupir, elle se leva, appela Irri pour qu’elle lui apportât une robe, puis, d’un pas distrait, sortit sur sa terrasse.
Ses ennemis la cernaient. Il n’y avait jamais moins d’une douzaine de navires halés sur la côte. Certains jours, il pouvait y en avoir jusqu’à une centaine, lorsque les soldats débarquaient. Les Yunkaïis apportaient même du bois par la mer. Derrière leurs tranchées, ils construisaient des catapultes, des scorpions, de hauts trébuchets. Par les nuits calmes, elle entendait les marteaux résonner dans l’air chaud et sec. Mais pas de tours de siège. Pas de bélier. Ils ne tenteraient pas de prendre Meereen d’assaut. Ils attendraient derrière leurs lignes de siège, en lui jetant des pierres jusqu’à ce que la famine et la maladie aient mis son peuple à genoux.
Hizdahr m’apportera la paix. Il le doit.
Ce soir-là, ses cuisiniers lui rôtirent un cabri avec des dattes et des carottes, mais Daenerys ne put en manger qu’une seule bouchée. La perspective d’affronter Meereen une fois de plus l’épuisait. Le sommeil lui vint difficilement, même lorsque Daario revint, tellement ivre qu’il tenait à peine sur ses jambes. Sous ses couvertures, elle se tourna et se retourna, rêvant qu’Hizdahr l’embrassait… mais il avait les lèvres bleues et tuméfiées et, quand il s’enfonça en elle, sa virilité avait la froideur de la glace. Elle se redressa dans un désordre de cheveux et de draps. Son capitaine dormait auprès d’elle, pourtant elle était seule. Elle voulait le secouer, le réveiller, lui demander de la tenir, de la baiser, de l’aider à oublier, mais elle savait que, si elle le faisait, il se bornerait à sourire, à bâiller et à lui dire : « Ce n’était qu’un rêve, ma reine. Rendors-toi. »
Elle choisit d’enfiler une robe à capuchon et de sortir sur sa terrasse. Elle alla jusqu’au parapet et s’y tint, contemplant d’en haut la cité, comme elle l’avait fait cent fois déjà. Ce ne sera jamais ma cité. Je n’y serai jamais chez moi.
La pâle lueur rosée de l’aurore la surprit toujours sur sa terrasse, endormie sur l’herbe sous une fine couverture de rosée. « J’ai promis à Daario de tenir audience aujourd’hui, annonça Daenerys à ses caméristes quand elles la réveillèrent. Aidez-moi à trouver ma couronne. Oh, et des vêtements à me mettre, quelque chose de léger et de frais. »
Elle descendit une heure plus tard. « Que tous s’agenouillent devant Daenerys Typhon-Née, l’Imbrûlée, Reine de Meereen, Reine des Andals, des Rhoynars et des Premiers Hommes, Khaleesi de la Grande Mer d’Herbe, Briseuse des fers et Mère des Dragons », clama Missandei.
Reznak mo Reznak s’inclina avec un radieux sourire. « Votre Magnificence, vous embellissez chaque jour. Je crois que la perspective de ce mariage vous rend rayonnante. Ô, ma lumineuse reine ! »
Daenerys poussa un soupir. « Faites venir le premier pétitionnaire. »
Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas donné audience que la charge d’affaires était presque écrasante. Le fond de la salle était une dense masse de gens, et quelques altercations éclatèrent sur des questions de préséance. Inévitablement, ce fut Galazza Galare qui s’avança, la tête haute, le visage dissimulé derrière un voile vert scintillant. « Votre Splendeur, peut-être vaudrait-il mieux que nous parlions en privé.
— J’aimerais en avoir le temps, répondit Daenerys avec douceur. Je dois me marier demain. » Sa dernière rencontre avec la Grâce Verte ne s’était pas bien déroulée. « Que désirez-vous de moi ?
— Je voudrais vous parler de l’arrogance d’un certain capitaine de vos épées-louées. »
Elle ose dire cela dans une audience publique ? Daenerys sentit une bouffée de colère. Elle a du courage, je lui accorde ça, mais si elle croit que je vais tolérer une nouvelle leçon, elle ne pourrait pas se tromper davantage. « La trahison de Brun Ben Prünh nous a tous choqués, dit-elle, mais votre avertissement vient trop tard. Et à présent, je sais que vous voulez regagner votre temple afin d’y prier pour la paix. »
La Grâce Verte s’inclina. « Je prierai également pour vous. »
Un nouveau soufflet, nota Daenerys, la couleur lui montant au visage.
Suivit une fastidieuse procédure que la reine connaissait bien. Elle siégea sur ses coussins, en écoutant, balançant un pied avec impatience. Jhiqui lui apporta à midi un plateau de figues et de jambon. Il semblait ne pas y avoir de fin aux quémandeurs. Chaque fois qu’elle en renvoyait deux souriants, il en partait un avec des yeux rougis ou des grommellements.
Le couchant approchait quand Daario Naharis apparut avec ses nouveaux Corbeaux Tornade, les Ouestriens qui s’étaient ralliés à lui après avoir quitté les Erre-au-Vent. Daenerys se surprit à leur jeter des coups d’œil tandis qu’un requérant s’éternisait en discours. C’est mon peuple. Je suis leur reine légitime. Le groupe semblait peu reluisant, mais qu’attendre d’autre de mercenaires ? Le plus jeune ne devait pas avoir un an de plus qu’elle ; le plus âgé avait dû voir passer soixante fois la date de sa naissance. Quelques-uns arboraient des signes de richesse : des bandeaux en or sur le bras, des tuniques en soie, des baudriers cloutés d’argent. Du butin. Pour la plupart, leurs vêtements étaient de coupe banale, et témoignaient d’un usage soutenu.
Quand Daario les fit avancer, elle vit que l’un d’eux était une femme, grande, blonde, toute couverte de maille. « La belle Meris » l’appela son capitaine, bien que « belle » fût le dernier qualificatif qui serait venu à l’idée de Daenerys. Elle mesurait six pieds de haut et n’avait pas d’oreilles, son nez était fendu, ses deux joues portaient de profondes cicatrices et elle avait les yeux les plus froids que la reine ait vus. Quant au reste…
Hugues Sylvegué était mince et morose, long de jambes, long de visage, vêtu avec une élégance passée. Tyssier était court et musclé, avec des araignées tatouées sur son front, son torse et ses bras. Le rougeaud Orson Roche se prétendait chevalier, comme l’efflanqué Lucifer Long. Will des Forêts jeta à Daenerys un coup d’œil égrillard, alors même qu’il ployait le genou. Dick Chaume avait des yeux du bleu des myosotis, des cheveux d’une blancheur de filasse et un sourire troublant. Le visage de Jack le Rouquin était masqué derrière une buissonnante barbe orange, et un discours inintelligible. « Il s’est sectionné la moitié de la langue d’un coup de dents, à sa première bataille », lui expliqua Sylvegué.
Les Dorniens paraissaient différents. « N’en déplaise à Votre Grâce, annonça Daario, ces trois sont Vertes-tripes, Gerrold et Guernouille. »
Vertes-tripes était énorme, et chauve comme un caillou, avec des bras assez épais pour rivaliser même avec Belwas le Fort. Gerrold était un grand jeune homme svelte, aux mèches blondies par le soleil et aux yeux rieurs, bleu-vert. Ce sourire lui a gagné le cœur de plus d’une donzelle, je le gagerais. Sa cape était faite de laine douce et brune doublée de soie des sables, un vêtement de belle facture.
Guernouille, l’écuyer, était le plus jeune des trois, et le moins impressionnant, un jeune homme solennel et trapu, brun d’œil et de poil. Il avait le visage carré, un front haut, une mâchoire lourde et un nez large. Le chaume sur ses joues et son menton le faisait passer pour un gamin qui tente de laisser pousser sa première barbe. Daenerys n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle on l’appelait Guernouille. Peut-être sait-il sauter plus loin que les autres.
« Vous pouvez vous relever, dit-elle. Daario me dit que vous nous venez de Dorne. Les Dorniens seront toujours bienvenus à ma cour. Lancehélion est demeurée loyale à mon père lorsque l’Usurpateur lui a volé son trône. Vous avez dû affronter bien des périls pour venir jusqu’à moi.
— Bien trop », répondit le séduisant Gerrold, aux cheveux blondis par le soleil. « Nous sommes partis six de Dorne, Votre Grâce.
— Mes condoléances pour vos pertes. » La reine se tourna vers son massif compagnon. « Vertes-tripes, voilà une curieuse sorte de nom.
— Une plaisanterie, Votre Grâce. Qui me vient des navires. J’ai eu le vert-mal durant tout le trajet depuis Volantis. Des haut-le-cœur et… enfin, je ne devrais pas dire. »
Daenerys pouffa. « Je pense pouvoir deviner, ser. C’est bien ser, n’est-ce pas ? Daario me dit que vous êtes chevalier.
— Ne vous déplaise, Votre Grâce, nous sommes tous les trois chevaliers. »
Daenerys jeta un coup d’œil vers Daario et nota un éclair de colère sur son visage. Il ne savait pas. « J’ai besoin de chevaliers », dit-elle.
Les soupçons de ser Barristan étaient éveillés. « On s’arroge aisément le rang de chevalier, si loin de Westeros. Êtes-vous prêts à soutenir cette vantardise à l’épée ou à la lance ?
— S’il le faut, répondit Gerrold, bien que je ne prétende pas qu’aucun de nous soit l’égal de Barristan le Hardi. Votre Grâce, j’implore votre pardon, mais nous nous sommes présentés à vous sous de faux noms.
— J’ai connu quelqu’un d’autre qui a agi ainsi un jour, déclara Daenerys. Un certain Arstan Barbe-Blanche. Allons, dites-moi vos noms véritables.
— Volontiers… Mais si nous pouvons implorer l’indulgence de la reine, y a-t-il un endroit avec moins d’yeux et d’oreilles ? »
Un entrelacs de petits jeux. « Comme vous voulez. Skahaz, fais évacuer ma cour. »
Le Crâne-ras rugit des ordres. Ses Bêtes d’airain firent le reste, guidant hors de la salle le reste des Ouestriens et les pétitionnaires du jour. Ses conseillers demeurèrent.
« À présent, décida Daenerys, vos noms. »
Le séduisant jeune Gerrold s’inclina : « Ser Gerris Boisleau, Votre Grâce. Mon épée vous appartient. »
Vertes-tripes croisa ses bras sur son torse. « Et ma masse d’armes. Je suis ser Archibald Ferboys.
— Et vous, ser ? demanda la reine au jeune Guernouille.
— N’en déplaise à Votre Grâce, puis-je d’abord offrir mon présent ?
— Si vous le souhaitez », répondit Daenerys avec curiosité.
Mais alors que Guernouille s’avançait, Daario vint s’interposer en tendant une main gantée. « Donne-moi ce présent. »
Avec un visage de marbre, le jeune homme trapu se pencha, délaça sa botte et retira un parchemin jauni d’un rabat caché à l’intérieur.
« Est-ce là votre présent ? Un bout d’écriture ? » Daario arracha le parchemin des mains du Dornien et le déroula, plissant les yeux pour scruter les sceaux et les paraphes. « Très joli, tout cet or et ces rubans, mais je ne sais pas lire vos pattes de mouche ouestriennes.
— Apportez-le à la reine, ordonna ser Barristan. Tout de suite. »
Daenerys sentit la colère monter dans la salle. « Je ne suis qu’une jeune fille, et il faut remettre leur présent aux jeunes filles, dit-elle sur un ton badin. Daario, je vous en prie, ne me taquinez pas. Donnez-le-moi. »
Le parchemin était rédigé en Langue Commune. La reine le déploya lentement, étudiant les sceaux et les paraphes. Quand elle vit le nom de ser Willem Darry, son cœur battit un peu plus vite. Elle le lut une fois complètement, puis une deuxième.
« Pouvons-nous savoir ce que cela dit, Votre Grâce ? demanda ser Barristan.
— C’est un pacte secret, répondit Daenerys, conclu à Braavos alors que j’étais encore petite fille. Ser Willem Darry a signé pour nous : l’homme qui nous a soustraits à Peyredragon, mon frère et moi, avant que les hommes de l’Usurpateur puissent nous prendre. Le prince Oberyn Martell a signé pour Dorne, avec le Seigneur de la Mer de Braavos pour témoin. » Elle tendit le parchemin à ser Barristan, afin qu’il pût le lire lui-même. « L’alliance doit se sceller par un mariage, y explique-t-on. En retour pour l’aide de Dorne afin de jeter à bas l’Usurpateur, mon frère Viserys devra prendre pour reine la fille du prince Doran, Arianne. »
Le vieil homme lut lentement le pacte. « Si Robert l’avait su, il aurait écrasé Lancehélion comme il a jadis écrasé Pyk et pris les têtes du prince Doran et de la Vipère Rouge… et très probablement celle de cette princesse de Dorne par la même occasion.
— Nul doute la raison pour laquelle le prince Doran a choisi de garder ce pacte secret, suggéra Daenerys. Si mon frère Viserys avait su qu’une princesse de Dorne l’attendait, il aurait fait la traversée vers Lancehélion dès qu’il aurait été en âge de se marier.
— Abattant par la même occasion la masse d’armes de Robert sur lui, et sur Dorne également, compléta Guernouille. Mon père se satisfaisait d’attendre le jour où le prince Viserys aurait trouvé son armée.
— Ton père ?
— Le prince Doran. » Il retomba un genou en terre. « Votre Grâce, j’ai l’honneur d’être Quentyn Martell, prince de Dorne et votre plus féal sujet. »
Daenerys éclata de rire.
Le prince dornien rougit, tandis que la cour de la reine et ses conseillers lui lançaient des regards intrigués. « Votre Splendeur ? dit Skahaz Crâne-ras en langue ghiscarie. Pourquoi riez-vous ?
— Ils l’appellent Guernouille, dit-elle, et nous venons tout juste de comprendre pourquoi. Dans les Sept Couronnes, les contes pour enfants parlent de grenouilles qui se changent en princes enchantés lorsqu’elles sont embrassées par l’élue de leur cœur. » Souriant aux chevaliers de Dorne, elle reprit en Langue Commune : « Dites-moi, prince Quentyn, êtes-vous enchanté ?
— Non, Votre Grâce.
— C’est bien ce que je craignais. » Ni enchanté ni enchanteur, hélas. Dommage que ce soit lui, le prince, et non celui aux larges épaules et aux cheveux blonds. « Cependant, vous êtes venu chercher un baiser. Vous avez l’intention de m’épouser. Est-ce bien là le principe ? Le cadeau que vous m’apportez est votre douce personne. Au lieu de Viserys et de votre sœur, vous et moi devons sceller ce pacte, si je veux Dorne.
— Mon père espérait que vous me trouveriez acceptable. »
Daario Naharis jeta un rire dédaigneux. « Je dis que tu es un chiot. À ses côtés, la reine a besoin d’un homme, pas d’un nourrisson qui braille. Tu n’es pas un mari digne d’une telle femme. Quand tu te lèches les lèvres, est-ce que tu y sens encore le goût du lait de ta mère ? »
Ser Gerris Boisleau se rembrunit à ces paroles. « Surveille ta langue, mercenaire. Tu parles à un prince de Dorne.
— Et à sa nourrice, j’imagine. » Daario frottait du pouce la poignée de son épée et souriait dangereusement.
Skahaz grimaça, comme lui seul savait le faire. « Pour Dorne, le petit pourrait convenir, mais Meereen a besoin d’un roi de sang ghiscari.
— Je connais ce Dorne, déclara Reznak mo Reznak. Dorne se résume à du sable et à des scorpions, et de sinistres montagnes rouges qui cuisent au soleil. »
Le prince Quentyn lui répondit : « Dorne représente cinquante mille piques et épées, jurées au service de notre reine.
— Cinquante mille ? se gaussa Daario. J’en compte trois.
— Cela suffit, intervint Daenerys. Le prince Quentyn a traversé la moitié du monde pour m’offrir ce présent, je ne veux pas le voir traité sans courtoisie. » Elle se tourna vers les Dorniens. « Si seulement vous étiez arrivés un an plus tôt. Je suis promise en mariage au noble Hizdahr zo Loraq.
— Il n’est pas encore trop tard… hasarda ser Gerris.
— C’est à moi d’en juger, assura Daenerys. Reznak, veille à ce que le prince et ses compagnons reçoivent des appartements appropriés à leur haute naissance, et que leurs désirs soient satisfaits.
— À vos ordres, Votre Splendeur. »
La reine se leva. « Bien, nous en avons terminé pour aujourd’hui. »
Daario et ser Barristan la suivirent jusqu’en haut de l’escalier menant à ses appartements. « Voilà qui change tout, déclara le vieux chevalier.
— Voilà qui ne change rien, répondit Daenerys tandis qu’Irri lui retirait sa couronne. À quoi servent trois hommes ?
— Trois chevaliers, corrigea Selmy.
— Trois menteurs, dit Daario d’un ton noir. Ils m’ont trompé.
— Et acheté, en plus, je n’en doute pas. » Il ne se donna pas la peine de le nier. Daenerys déroula le parchemin pour l’examiner de nouveau. Braavos. Ceci a été établi à Braavos, pendant que nous vivions dans la maison à la porte rouge. Pourquoi ressentait-elle une aussi curieuse impression ?
Elle se remémora son cauchemar. Il y a parfois du vrai dans les rêves. Hizdahr zo Loraq serait-il à la solde des conjurateurs, était-ce là le sens de son rêve ? Ce rêve aurait-il été un message ? Les dieux lui disaient-ils d’écarter Hizdahr et d’épouser plutôt ce prince de Dorne ? Quelque chose chatouilla sa mémoire. « Ser Barristan, quelles sont les armes de la maison Martell ?
— Un soleil en majesté, transpercé d’une lance. »
Le fils du soleil. Un frisson la traversa. « Des ombres et des chuchotements. » Que lui avait dit d’autre Quaithe ? La jument pâle et le fils du soleil. Il y avait un lion dans l’affaire, en sus, et un dragon. Ou bien serait-ce moi, ce dragon ? « Défie-toi du sénéchal parfumé. » Cela, elle s’en souvenait. « Des rêves et des prophéties. Pourquoi faut-il toujours qu’ils s’expriment par énigmes ? J’ai horreur de ça. Oh, laissez-moi, ser. C’est demain le jour de mes noces. »
Cette nuit-là, Daario la prit de toutes les façons dont un homme peut prendre une femme, et elle se donna à lui sans nulle réticence. La dernière fois, alors que le soleil se levait, elle usa de sa bouche pour le raidir à nouveau, comme Doreah le lui avait appris il y avait longtemps, puis elle le monta avec tant de fougue que la blessure du capitaine se remit à saigner et que, l’espace d’un délicieux battement de cœur, elle ne sut plus dire s’il était en elle, ou elle en lui.
Mais quand le soleil se leva sur le jour de ses noces, Daario l’imita, revêtant sa tenue et bouclant son baudrier avec ses catins d’or lustré. « Où vas-tu ? lui demanda Daenerys. Je t’interdis de faire une sortie aujourd’hui.
— Ma reine est cruelle, répliqua son capitaine. Si je ne peux pas tuer tes ennemis, comment vais-je me distraire pendant qu’on te marie ?
— À la tombée de la nuit, je n’aurai plus d’ennemis.
— C’est encore que l’aurore, douce reine. Le jour est long. Assez de temps pour une dernière sortie. Je te rapporterai la tête de Brun Ben Prünh en cadeau de noces.
— Pas de tête, insista Daenerys. Un jour, tu m’as apporté des fleurs.
— Qu’Hizdahr t’offre des fleurs. Certes, il n’est pas du genre à se pencher pour cueillir un pissenlit, mais il a des serviteurs qui seront heureux de le faire à sa place. Ai-je ta permission d’aller ?
— Non. » Elle voulait qu’il restât à la serrer dans ses bras. Un jour il partira et ne reviendra pas, se dit-elle. Un jour, un archer plantera une flèche dans son torse, ou dix hommes se jetteront sur lui avec des piques, des épées, des haches, dix hommes qui voudront devenir des héros. Cinq d’entre eux mourraient, mais cela ne rendrait pas le chagrin de Daenerys plus aisé à supporter. Un jour, je le perdrai comme j’ai perdu mon soleil et mes étoiles. Mais par pitié, dieux, pas aujourd’hui. « Reviens au lit et embrasse-moi. » Personne ne l’avait jamais embrassée comme Daario Naharis. « Je suis ta reine, et je t’ordonne de me baiser. »
Elle avait dit cela sur le ton de la plaisanterie, mais les yeux de Daario se firent durs à ces paroles. « Baiser une reine est un travail de roi. Ton noble Hizdahr pourra s’en charger, une fois que vous serez mariés. Et s’il se révèle de trop haute naissance pour une tâche qui donne si chaud, il a des serviteurs qui auront également plaisir à s’en charger à sa place. Ou tu pourrais faire venir le petit Dornien dans ton lit, et son ami au joli minois aussi, pourquoi pas ? » Il quitta la chambre à grands pas.
Il va effectuer une sortie, comprit Daenerys, et s’il prend la tête de Ben Prünh, il entrera durant le banquet de noces et la jettera à mes pieds. Que les Sept me préservent. Pourquoi ne pouvait-il pas être mieux né ?
Quand il fut parti, Missandei apporta à la reine un frugal repas, fromage de chèvre et olives, avec des raisins secs en dessert. « Votre Grâce a besoin de déjeuner d’autre chose que de vin. Vous êtes toute menue et, assurément, vous aurez besoin de toutes vos forces, aujourd’hui. »
La réflexion fit rire Daenerys, de la part d’une gamine si menue. Elle s’appuyait tant sur la petite scribe qu’elle l’oubliait souvent : Missandei venait tout juste d’avoir onze ans. Elles partagèrent la nourriture sur la terrasse. Tandis que Daenerys grignotait une olive, la Naathie la considéra avec des yeux d’or fondu et lui déclara : « Il n’est pas trop tard pour leur dire que vous avez décidé de ne pas vous marier. »
Et pourtant si, songea la reine avec tristesse. « Hizdahr est d’un sang noble et ancien. Notre union rassemblera mes affranchis et son peuple. Lorsque nous ne ferons plus qu’un, la cité nous imitera.
— Votre Grâce n’aime pas le noble Hizdahr. Ma personne estime que vous préféreriez avoir un autre pour mari. »
Je ne dois pas penser à Daario aujourd’hui. « Une reine aime où elle doit, non où elle veut. » Tout appétit l’avait quittée. « Emporte cette nourriture, dit-elle à Missandei. Il est temps que je prenne mon bain. »
Ensuite, alors que Jhiqui séchait Daenerys en la tamponnant, Irri approcha avec son tokar. Daenerys enviait aux caméristes dothrakies leurs pantalons lâches en soie des sables et leurs gilets peints. Elles seraient beaucoup plus au frais qu’elle dans son tokar, avec sa lourde frange de perles naines. « Aidez-moi à enrouler ça autour de moi, je vous prie. Je ne peux pas me dépêtrer seule de toutes ces perles. »
Elle aurait dû être dévorée d’anticipation en songeant à son mariage et à la nuit qui suivrait, elle le savait. Elle se rappela la nuit de ses premières noces, quand le khal Drogo l’avait déflorée sous les étoiles intruses. Elle se souvenait combien elle avait eu peur, et combien elle était excitée. En irait-il de même avec Hizdahr ? Non. Je ne suis plus la fille que j’étais, et il n’est pas mon soleil et mes étoiles.
Missandei réémergea de la pyramide. « Reznak et Skahaz sollicitent l’honneur d’escorter Votre Grâce jusqu’au Temple des Grâces. Reznak a ordonné de préparer votre palanquin. »
Les Meereenais allaient rarement à cheval, dans l’enceinte de la cité. Ils préféraient les palanquins, les litières et les chaises à porteurs, posées sur les épaules de leurs esclaves. « Les chevaux souillent les rues, lui avait expliqué un homme de Zahk. Pas les esclaves. » Daenerys avait affranchi les esclaves ; pourtant, palanquins, litières et chaises à porteurs encombraient les rues comme par le passé, et aucun d’entre eux ne flottait par magie dans les airs.
« La journée est trop chaude pour s’enfermer dans un palanquin, décida Daenerys. Faites seller mon argenté. Je ne voudrais point rejoindre le seigneur mon époux sur le dos de porteurs.
— Votre Grâce, insista Missandei, ma pauvre personne le déplore, mais vous ne pouvez pas chevaucher en tokar. »
La petite scribe avait raison, comme bien souvent. Le tokar n’était pas un vêtement conçu pour la monte. Daenerys fit une moue. « Tu as raison. Pas le palanquin, pourtant. Je suffoquerais, derrière ces tentures. Fais-leur préparer une chaise à porteurs. » Si elle devait arborer ses oreilles de lapin, que tous les lapins puissent la voir.
Quand Daenerys effectua sa descente, Reznak et Skahaz tombèrent à genoux. « Votre Excellence brille d’un tel éclat que vous aveuglerez tout homme qui osera vous regarder », déclara Reznak. Le sénéchal portait un tokar de samit bordeaux avec des franges dorées. « Hizdahr zo Loraq est très fortuné, de vous avoir… et vous, de l’avoir, lui, si je puis avoir la hardiesse de le dire. Cette union va sauver notre cité, vous verrez.
— Nous prions pour cela. Je veux planter mes oliviers et les voir fructifier. » Quelle importance si les baisers d’Hizdahr ne me contentent pas ? La paix me satisfera. Suis-je une reine ou une simple femme ?
« Les foules grouillent comme des nuées de mouches, aujourd’hui. » Le Crâne-ras était vêtu d’une jupe plissée noire et d’un plastron à la musculature moulée, et il avait sous son bras un casque d’airain conformé en tête de serpent.
« Ai-je à craindre les mouches ? Tes Bêtes d’airain me protégeront de tout mal. »
Le crépuscule régnait en permanence dans la base de la Grande Pyramide. Des murs de trente pieds d’épaisseur étouffaient le tumulte des rues et gardaient la chaleur au-dehors, si bien qu’il faisait frais et sombre à l’intérieur. L’escorte se constituait face aux portes. Les chevaux, les mules et les ânes étaient placés dans les stalles contre le mur de l’ouest, les éléphants contre le mur de l’est. En même temps que sa pyramide, Daenerys avait acquis trois de ces énormes animaux bizarres. Ils lui rappelaient des mammouths gris et chauves, malgré leurs défenses raccourcies et dorées ; et leurs yeux étaient tristes.
Elle trouva Belwas le Fort en train de manger des raisins, tandis que Barristan Selmy surveillait un garçon d’écurie qui assurait la sangle de son gris pommelé. Les trois Dorniens se trouvaient avec lui, en pleine discussion, mais ils s’interrompirent quand la reine apparut. Leur prince mit un genou en terre. « Votre Grâce, je me dois de vous implorer. Les forces de mon père déclinent, mais son dévouement à votre cause reste aussi fort que jamais. Si mes façons ou ma personne vous ont déplu, j’en ai de la peine, mais…
— Si vous voulez me plaire, ser, soyez heureux pour moi, lui répondit Daenerys. C’est aujourd’hui le jour de mes noces. On dansera dans la Cité Jaune, je n’en doute pas. » Elle poussa un soupir. « Levez-vous, mon prince, et souriez. Un jour, je reviendrai à Westeros pour faire valoir mes droits au trône de mon père, et je me tournerai vers Dorne pour son aide. Mais en ce jour, les Yunkaïis ont encerclé d’acier ma cité. Je peux mourir avant que de voir les Sept Couronnes. Hizdahr peut mourir. Westeros peut être engloutie sous les flots. » Daenerys lui embrassa la joue. « Venez. Il est temps que je me marie. »
Ser Barristan l’aida à monter dans sa chaise à porteurs. Quentyn rejoignit ses compatriotes. Belwas le Fort beugla pour faire ouvrir les portes, et Daenerys Targaryen fut portée dans le soleil. Selmy vint se placer à sa hauteur sur son gris pommelé.
« Dites-moi, demanda Daenerys tandis que la procession se dirigeait vers le Temple des Grâces, si mon père et ma mère avaient été libres de suivre leur cœur, qui auraient-ils épousé ?
— C’était il y a longtemps, Votre Grâce ne les connaîtrait pas.
— Mais vous le savez, vous. Dites-moi. »
Le vieux chevalier inclina la tête. « La reine votre mère avait toujours à l’esprit son devoir. » Il était beau dans son armure d’or et d’argent, sa grande cape blanche flottant à ses épaules, mais on aurait dit un homme qui souffrait, à l’entendre, comme si chaque mot était un calcul que son rein devait éliminer. « Petite fille, cependant… Elle s’était une fois entichée d’un jeune chevalier des terres de l’Orage qui avait porté sa faveur durant un tournoi et l’avait nommée reine d’amour et de beauté. Une brève chose.
— Qu’est devenu ce chevalier ?
— Il a rangé sa lance le jour où la dame votre mère a épousé votre père. Il est ensuite devenu fort pieux, et on l’entendit dire que seule la Jouvencelle pouvait remplacer la reine Rhaella dans son cœur. C’était une passion impossible, bien entendu. Un chevalier fieffé n’est point un consort digne d’une princesse de sang royal. »
Et Daario Naharis n’est qu’une épée-louée, indigne même de boucler les éperons d’or d’un chevalier fieffé. « Et mon père ? Y avait-il une femme qu’il aimait plus que sa reine ? »
Ser Barristan parut mal à l’aise sur sa selle. « Aimait… Aimait, non. Peut-être le mot voulait conviendrait-il mieux, mais… ce n’étaient que ragots de cuisine, des rumeurs de lavandières et de garçons d’écurie…
— Je veux savoir. Je n’ai jamais connu mon père. Je veux tout savoir de lui. Le bon et le… reste.
— Si vous l’ordonnez. » Le chevalier blanc choisit ses mots avec soin. « Le prince Aerys… Dans sa jeunesse, il s’était entiché d’une certaine dame de Castral Roc, cousine de Tywin Lannister. Lorsque Tywin et elle se sont mariés, votre père a abusé du vin au banquet de noces et on l’a entendu clamer que c’était grande pitié que le droit du seigneur à la première nuit ait été aboli. Plaisanterie d’après boire, rien de plus, mais Tywin Lannister n’était pas homme à oublier de telles paroles, ni les… les libertés prises par votre père au moment du coucher. » Son visage s’empourpra. « J’en ai trop dit, Votre Grâce. Je…
— Gracieuse reine, quelle heureuse rencontre ! » Une autre procession était venue accoster la sienne, et Hizdahr zo Loraq lui souriait depuis sa propre chaise à porteurs. Mon roi. Daenerys se demanda où se trouvait Daario Naharis, ce qu’il faisait. Si nous étions dans une histoire, il arriverait au galop juste au moment où nous atteindrions le temple, pour défier Hizdahr et remporter ma main.
Côte à côte, les processions de la reine et d’Hizdahr zo Loraq traversèrent lentement Meereen, jusqu’à ce qu’enfin le Temple des Grâces se dressât devant eux, ses dômes d’or clignotant au soleil. Comme c’est beau, essaya de se dire la reine, mais, en son for intérieur, une petite idiote ne pouvait s’empêcher de chercher Daario autour d’elle. S’il t’aimait, il viendrait t’enlever à la pointe de l’épée, comme Rhaegar a emporté sa Nordienne, insistait la gamine en elle, mais la reine savait que c’était pure sottise. Même si son capitaine avait la folie de s’y risquer, les Bêtes d’airain l’abattraient avant qu’il n’approchât à cent pas d’elle.
Galazza Galare les attendait devant les portes du temple, entourée par ses sœurs en blanc, rose et rouge, bleu, or et pourpre. Elles sont moins nombreuses que par le passé. Daenerys chercha des yeux Ezzara, et ne la trouva pas. La dysenterie l’aurait-elle emportée, elle aussi ? Bien que la reine ait laissé les Astaporis mourir de faim sous ses murs pour empêcher la propagation de l’épidémie, celle-ci se propageait quand même. Beaucoup avaient été frappés : des affranchis, des épées-louées, des Bêtes d’airain, et même des Dothrakis, bien que, jusqu’ici, aucun Immaculé n’ait été atteint. Elle pria pour que le pire fût passé.
Les Grâces firent avancer un fauteuil d’ivoire et une coupe d’or. Retenant délicatement son tokar afin de ne pas marcher sur ses franges, Daenerys Targaryen s’installa sur le siège de velours du fauteuil, et Hizdahr zo Loraq se mit à genoux, lui délaça les sandales et lava ses pieds tandis que cinquante eunuques chantaient et que dix mille yeux contemplaient la scène. Il a les mains douces, songea-t-elle, tandis que des chrêmes parfumés coulaient entre ses doigts de pied. S’il a le cœur aussi doux, je pourrais m’attacher à lui, avec le temps.
Quand ses pieds furent lavés, Hizdahr les sécha avec une serviette moelleuse, lui relaça les sandales et l’aida à se relever. Main dans la main, ils suivirent la Grâce Verte à l’intérieur du temple, où l’air était chargé d’encens et où les dieux de Ghis se dressaient, revêtus d’ombre dans leurs alcôves.
Quatre heures plus tard, ils émergeaient à nouveau, comme mari et femme, liés ensemble par le poignet et la cheville avec des chaînes d’or jaune.